Les représentations qu`ont les usagers sourds de l`interprète et de

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Les représentations qu`ont les usagers sourds de l`interprète et de
Université Charles de Gaulle-Lille 3
UFR de Lettres Modernes
Année universitaire 2010-2011
Les représentations qu’ont les usagers sourds de l’interprète et de
son métier
Sous la direction d’Annie RISLER
Master 2 Sciences du langage
Interprétariat Langue des Signes Française / Français
Présenté par Céline FRULEUX
Septembre 2011
1
Sommaire
REMERCIEMENTS .................................................................................................................... 5
INTRODUCTION ........................................................................................................................ 6
1. Contextualisation de l’interprétariat LSF/français et représentations qui en
découlent................................................................................................................................... 8
1.1.
Apparition et évolution du métier ............................................................................ 8
1.1.1.
Histoire et vécu des sourds en lien avec l’apparition de l’interprétariat .............. 8
1.1.2.
Emergence de l’interprétariat LSF/français et évolution.................................... 10
1.2.
Qu’est-ce qu’un interprète en langue des signes, que fait-il ? .......................... 13
1.2.1.
Rôle et place de l’interprète en langue des signes ............................................ 13
1.2.2.
Qu’est-ce qu’interpréter ?................................................................................... 16
1.3.
Représentations de l’interprète qui découlent de ce contexte historique ....... 19
1.3.1.
Témoignages d’illustration ................................................................................. 19
1.3.2.
Représentations qu’ont les sourds de l’interprète et de son métier : constats et
hypothèses ........................................................................................................................ 23
2.
Analyse des témoignages.............................................................................................. 26
2.1.
Méthodologie............................................................................................................ 26
2.1.1.
Elaboration de l’entretien, public interrogé, terrain d’enquête ........................... 26
2.1.2.
Outils d’analyse utilisés ...................................................................................... 28
2.2.
Analyse des divers témoignages : confrontation des idées .............................. 30
2.2.1.
Confrontation des différents témoignages : profils établis................................. 30
2.2.2.
Contradictions et confusions dans certains propos tenus : lesquelles ?........... 34
2.3.
Quelles représentations ressortent de ces entretiens ? .................................... 40
2.3.1.
Qui est l’interprète ? ........................................................................................... 40
2.3.2.
L’interprétation : qu’est-ce que c’est ? ............................................................... 45
2
3.
Réflexions et incidences sur le métier ......................................................................... 49
3.1.
Décalage entre théorie et analyse ? ...................................................................... 49
3.1.1.
Décalage entre conception théorique de ce qu’est un interprète et celle des
sourds…………………………………………………………………………………………..49
3.1.2.
Conceptions du métier en lien avec la contextualisation de l’interprétariat
LSF/français ...................................................................................................................... 50
3.2.
Réflexions apportées pour une meilleure approche du métier ......................... 53
3.2.1.
Réflexions des usagers sourds et interprètes professionnels ........................... 53
3.2.2.
Sur quels points travailler pour une représentation plus juste de la profession et
une meilleure utilisation de l’interprète ............................................................................. 55
CONCLUSION ......................................................................................................................... 58
BIBLIOGRAPHIE ..................................................................................................................... 60
ANNEXES ................................................................................................................................ 62
3
RESUME
Ce mémoire a pour but de savoir quelles sont les représentations qu’ont les usagers
sourds de l’interprète et de son métier. Ce sujet permettra de savoir, par ces représentations,
les difficultés rencontrées par les interprètes sur le terrain et comment y remédier en ciblant
les points posant problème. Pour cela, il s’agit de confronter l’état des lieux et les
connaissances sur l’interprétariat LSF / français avec des analyses d’entretiens réalisés
durant cette année universitaire. Nous verrons que ces derniers sont en relation avec la
partie théorique que je développerai. En effet, dans un premier temps, mon mémoire s’axe
sur un petit point historique mettant en relation l’histoire des sourds avec l’émergence de
l’interprétariat. De celles-ci découlent des représentations qui sont toujours présentes dans
mes entretiens. En parallèle, nous verrons d’un point de vue théorique qui est l’interprète et
ce qu’est interpréter pour ensuite comparer ces notions du point de vue des usagers sourds.
De cette recherche ressortent plusieurs points démontrant que le rôle de l’interprète
reste confus. D’une part, la place sociale du sourd et le regard qu’il porte sur son propre
handicap influe sur la perception qu’il a de ce professionnel. Par ailleurs, beaucoup
d’usagers ne connaissent pas forcément la difficulté de traduire et ses enjeux. En faisant le
lien avec les exemples de la partie théorique, on peut remarquer que cela est dû à toute une
contextualisation de l’apparition du métier. Malgré le développement de cette profession, un
travail de sensibilisation reste encore à fournir.
Mots clés :
-
interprète
-
interpréter
-
handicap
-
différence linguistique
-
représentation
4
REMERCIEMENTS
Je tiens tout d’abord à remercier ma directrice de mémoire Annie Risler pour ses conseils
avisés et son apport dans l’élaboration de ce mémoire. Merci à Gérard Delelis qui m’a guidé
dans l’élaboration de mon terrain d’enquête et du guide d’entretien.
Mes remerciements s’adressent également à toutes les structures qui m’ont accueillie pour
que je puisse mener à bien mes entretiens et à tous les participants de mon enquête. Ces
structures ne seront pas toutes mentionnées ici car cela risquerait d’entraver l’anonymat des
témoins interrogés.
Je souhaite malgré tout exprimer ma profonde gratitude auprès de l’ASG (association des
sourds de Grenoble) et les pôles santé-surdité de Lille. Merci au Dr Drion et son équipe
d’avoir laissé une salle à disposition pour rencontrer les personnes sourdes et d’avoir
aménagé des plages horaires afin que l’élaboration de ce travail soit possible. Merci
également à tous mes tuteurs qui ont contribué à mes recherches par leur écoute et leur
aide.
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INTRODUCTION
L’interprétariat en langue des signes française / français est un métier qui est apparu
il y a peu de temps et le profil de ce dernier a évolué selon les besoins et les exigeances des
usagers. Cependant, malgré la professionnalisation et le développement de cette activité,
l’interprète doit encore se faire connaître et expliquer son rôle auprès de ses clients. Savoir
bien se présenter et se positionner en tant que professionnel n’est pas un travail a nodin. En
effet, cela permet d’exercer dans de bonnes conditions de travail et dans une situation qui
n’est pas habituelle puisqu’une personne en plus est en présence pour établir la
communication. Malgré le professionnalisme des interprètes, on peut constater que certains
usagers ne savent toujours pas les utiliser de par les représentations qu’ils se font du métier.
Ce manque de connaissances du rôle de l’interprète peut avoir des incidences sur ses
conditions de travail puisqu’il devra justifier son positionnement professionnel en plus
d’effectuer son travail de traduction.
J’ai choisi d’axer mon sujet sur les représentations que se font les usagers sourds de
l’interprète et de son métier car on a souvent tendance à croire que les entendants ne
connaissent pas cette profession, les difficultés qu’elle implique et le code déontologique
auquel elle se référe. Mais qu’en est-il des sourds ? Ces usagers, qui sont les premiers à
avoir ressenti le besoin d’interprètes professionnels, sont-ils pour autant au clair avec ce
métier ? Connaissent-ils le rôle précis de ce professionnel et de l’interprétariat ? La
perception qu’ils ont de lui est-elle en phase avec celle des interprètes professionnels ou
peut-on remarquer un décalage ? En effet, j’ai pu remarquer au cours de mes études que
certains sourds étaient très exigeants envers les interprètes, que d’autres ne savaient pas à
qui ils avaient affaire, ou encore qu’ils tenaient des propos contradictoires sur cette
profession. Il ne s’agit là que de simples constatations. Mon mémoire permettra justement de
confirmer ou non ces représentations mais aussi de connaître leur origine et où elles
peuvent mener. Nous essaierons de savoir ce que ce professionnel peut faire en tant
qu’interprète pour réajuster ces dernières afin d’améliorer ses conditions de travail.
Pour mener cette étude, je souhaite en premier lieu mettre en lien l’apparition de
l’interprétariat avec l’histoire des sourds pour ensuite expliquer d’un point de vue théorique le
rôle, la place et les limites de ce professionnel. D’une part, cela permettra de voir quelles
sont les représentations de l’interprète qui découlent de ce contexte historique selon divers
témoignages et débats sourds sur la question. D’autre part, cela favorisera la comparaison
6
de ces parties avec mes analyses d’entretiens menés, pour voir si oui ou non les
représentations des uns et des autres coïncident.
Il s’agit dans un deuxième temps d’examiner différents témoignages de sourds grâce à
l’élaboration d’un entretien semi-dirigé sur les représentations qu’ont ces derniers de la
profession. A l’aide d’outils d’analyse, la confrontation des réponses nous amènera pour
terminer à des pistes de réflexions. Nous pourrons observer quelles incidences ont ces
représentations sur le quotidien de ce professionnel. Cette recherche a pour but de cibler les
points à travailler pour une utilisation plus juste de ce dernier et ouvrira peut-être des portes
sur une possible évolution du métier.
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1. Contextualisation de l’interprétariat LSF/français et représentations qui
en découlent
Cette partie a pour but d’ancrer l’apparition de l’interprétariat LSF / français, de suivre
son évolution par rapport à l’avancée de la communauté sourde dans la société pour
connaître l’origine de certaines représentations du métier. Cela nous permettra également de
savoir plus exactement qui est ce professionnel. A partir de cette base, je redéfinirai ce
qu’est un interprète, son rôle et ce que signifie interpréter. Nous verrons grâce à différents
exemples d’illustrations que les usagers sourds ne sont pas tous en accord concernant le
rôle précis de l’interprète.
1.1.
Apparition et évolution du métier
1.1.1. Histoire et vécu des sourds en lien avec l’apparition de l’interprétariat
Afin de commencer la recherche sur les représentations qu’ont les sourds de
l’interprète et de son métier, il me paraît important d’aborder en premier lieu le contexte
historique des sourds. En effet, il ne s’agit pas ici de rentrer dans les détails de l’histoire de
ces derniers mais de cibler le lien entre leur vécu et l’émergence, l’évolution de la profession
d’interprétariat. De ces constatations ressortiront peut-être l’origine des représentations
qu’ont aujourd’hui les personnes sourdes de ce métier.
Trois grandes périodes de l’histoire des sourds sont à noter. Comme le soulève B.
Mottez (1990 : 346), « la première va de l’abbé de l’Epée à la fin du XIXe siècle. On dit
parfois l’âge d’or. (…) La langue des signes y était reine. (…) Puis vient la nuit, le gel, la
honte, un siècle d’oppression – de 1880 aux années 1970. Depuis une quinzaine d’années
souffle un vent nouveau. Le soleil enfin se lève. C’est le peuple sourd qui se lève. » D’après
ces trois moments de l’histoire des sourds, nous pourrons constater que l’émergence de
l’interprétariat provient principalement du réveil sourd. En effet, de par la répression du
congrès de Milan, beaucoup de sourds ont honte de leur langue. Comme le dit F. Bertin (
2010 : 108), « (…) de la fin du XIXe siècle au milieu du XXe, la répression de la langue des
signes les met « entre parenthèses », limite et conditionne leur participation au monde. » Les
8
sourds sont donc exclus et dominés par la majorité entendante. Cela a pour conséquence
aujourd’hui de soulever chez certaines personnes la honte de leur langue, B.Mottez (1979 :
253) le souligne d’ailleurs :
Le principal me paraît l’attitude différente qu’adoptent aujourd’hui de nombreux sourds vis-à-vis de
leur langue. Beaucoup de personnes sourdes en sont honteuses, pensent qu’elle est inférieure au
français et n’osent pas l’utiliser en public, de peur de se faire remarquer, voyant en elle la marque
visible de ce dont on leur a appris à ne pas être fier et à devoir se cacher ou se corriger : être sourd.
Il y a d’une part ce ressenti dans la communauté et d’autre part la mise en place d’un certain
militantisme. Dès 1870, « loin d’exprimer une volonté séparatiste et ghettoïsante – suivant un
reproche fréquemment avancé – elle (la microsociété sourde) relève en fait d’une tentative
d’affirmation identitaire et d’un désir de normalisation des relations avec la société
majoritaire » F. Bertin (2010 : 87). Les sourds ont le désir de s’élever pour intégrer la société
entendante. Cependant, même si la communauté sourde mène des actions pour se faire
reconnaître, le réveil sourd en France n’a véritablement lieu que vers la fin des années 1970.
F. Bertin (2010 : 125) en témoigne :
La visibilité de la langue des signes s’accroît à la télévision : en 1979, une première émission en
langue des signes est diffusée. (…) Cette émission a même suscité des vocations dans le public :
nombre d’interprètes en langue des signes française sont d’anciens spectateurs. Au seuil des années
1980, la langue des signes revient sur le devant de la scène, légitimée par des recherches en
sciences humaines, et auréolée d’une nouvelle dénomination qui met l’accent sur son nouveau statut
de langue : LSF. Est-ce à dire que la surdité est socialement acceptée ?
La place que prennent les sourds dans la société donne lieu à l’apparition de l’interprétariat.
La citation précédente le démontre : la visibilité que prend la langue des signes donne lieu à
une nouvelle profession. « Les sourds prennent de plus en plus conscience de leur statut
particulier (…). Ils commencent ainsi à redevenir très fiers de leur langue et souhaitent
pouvoir l’employer dans toutes les circonstances de la vie. Ils ont donc, et auront de plus en
plus, besoin d’interprètes (…). » B. Kremer (in fiche CPSAS 2010 : 2). Comme le dit J.
Dagron (2008 : 183), « La fonction d’interprète est liée à l’évolution de la place des sourds. »
S. Kerbouc’h (2006 : 152) le confirme :
Les sourds français possèdent en main les atouts pour produire eux-mêmes les nouvelles conditions
de leur existence et prendre la responsabilité de leurs affaires. Le Mouvement Sourd légitime leur
parole de Sujet (…). Il formalise le métier d’interprète et réclame la reconnaissance officielle de la
Langue-des-Signes-Française (…).
Les interprètes « sont plus présents et visibles » (F. Bertin, 2010 : 120). Parallèlement, ces
derniers rendent également la communauté sourde plus visible (B.Mottez, 1988 : 283) :
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Le développement récent de l’interprétariat pour l’enseignement supérieur – très rare encore -, pour la
formation continue – un peu moins rare – et pour les conférences de caractère culturel, social et
politique – devenu habituel – a commencé à transformer la vie des Sourds. Il démontre à quel point,
loin de les isoler, la reconnaissance de leur langue est la condition sine qua non de leur intégration
sociale.
Lors de son interview, Arlette Morel (1997 : 561) souligne également ce fait :
Par le truchement de l’interprétation, les sourds ont eu accès à un éventail de formations autrement
plus large que celui proposé par les institutions traditionnelles. (…) Ce faisant, ils ont évolué et, dans
le même temps qu’elle revendique son identité, la nouvelle génération souhaite être bilingue. Qui plus
est, les sourds, grâce à l’interprétation qui s’est développée, ont désormais accès à bon nombre de
manifestations culturelles.
Cette petite parenthèse historique, démontrant que l’émergence de la communauté sourde
est en lien avec celle de l’interprétariat, va nous permettre maintenant de nous pencher sur
l’apparition de ce métier et son évolution. Nous verrons par la suite si oui ou non ces
contextes historiques jouent sur les représentations que se font les sourds de cette
profession.
1.1.2. Emergence de l’interprétariat LSF / français et évolution
Comme nous l’avons vu dans la partie précédente, l’interprétariat s’affirme lorsque la
place des sourds avance au sein de la société. Ce métier évolue également puisque depuis
son apparition, les besoins et les exigences de chacun ont changé. Effectivement, cette
profession est passée par plusieurs phases pour devenir ce qu’elle est aujourd’hui. Bien sûr,
comme le souligne P. Guitteny (2009 : 133), « le métier d’interprète n’est pas nouveau :
selon les recherches de Francis Jeggli et Florence Encrevé, le travail d’interprétation en
langue des signes existe depuis que les sourds eux-mêmes existent. » Cependant, la
profession d’interprète devient vraiment officielle à partir de la fin de la seconde guerre
mondiale. Comme nous le fait remarquer S. Kerbouc’h (2006 : 155) :
Le développement de cette profession se répercute sur celui des interprètes en LS au moment de leur
création à la fin des années 1970. Le statut de ces derniers évolue à mesure que se transforment les
rapports entre entendants et sourds. Trois « générations » d’interprètes couvrent cette évolution
significative de profonds changements : de simples « interpréteurs » bénévoles, ils deviennent de
10
réels professionnels de l’interprétation ; puis d’interprètes pour « déficients auditifs », ils se légitiment
comme interprète en LS.
La génération d’interprètes bénévoles date des 18 et 19 ème siècles, F. Jeggli & al. (2007 : 25,
29) le relèvent :
Entre 1760 et 1880 à Paris, les personnes qui interprètent en langue des signes sont issues de
l’institution parisienne. Ce sont des entendants ou des sourds qui travaillent bénévolement. (…) A
partir de 1970, (…) les sourds prennent conscience que la langue des signes est une langue à part
entière. En ce qui concerne les interprètes, l’évolution est concomitante : ils prennent conscience que
le travail qu’ils effectuent de manière bénévole et isolée est une véritable profession, qui gagnerait à
être organisée. (…) A cette époque, les interprètes sont des personnes proches des sourds, par leur
travail (éducateurs, orthophonistes, professeurs, etc., (…)) ou par leur famille (frères, sœurs ou
enfants de parents sourds).
Ce profil d’interprètes fait débat et est fort critiqué : « Cette attitude pleine de bonne volonté
est louable tant que les relations entre sourds et entendants sont distantes et la LS
inconnue, sinon par quelques initiés. Cependant, c’est précisément sur ce rôle de médiateur,
sans statut social, que portent les débats, plus que sur la qualité d’interprétation. » (S.
Kerbouc’h, 2006 : 156). Lors du Symposium européen à Albi, Arlette Morel (ancienne
responsable sourde du Centre de promotion sociale des adultes sourds, CPSAS) le confirme
également :
Avant que ne se développe l’interprétation de conférence en LSF, c’étaient essentiellement les
enfants entendants de parents sourds qui faisaient office d’interprètes. Ils n’avaient reçu aucune
formation. (…) Leur seul critère d’évaluation (aux sourds) possible en la matière était le degré de
maîtrise de la LSF de l’interprète.
A partir de ces constats, la communauté sourde et le corps d’interprètes se mobilisent pour
professionnaliser ce statut. En 1978, la première association d’interprètes professionnels est
créée par Christiane Fournier et Joëlle Lelu-Laniepce : l’Association Nationale Française des
Interprètes pour Déficients Auditifs (ANFIDA). A partir de 1980, le désir de créer une
véritable formation se fait ressentir, les premiers interprètes de France sont diplômés. A cette
époque, ils ont déjà pour objectif « d’informer les usagers sourds comme entendants de leur
rôle et la liste de ceux qui exercent » (S. Kerbouc’h, 2006 : 160). Qu’en est-il aujourd’hui de
l’avancée de cette démarche ? S. Kerbouc’h (2006 : 161) nous fait part d’une troisième
génération d’interprètes : les interprètes « en Langue-Des-Signes » :
De cette césure, l’A.N.F.I.D.A. se transforme. Elle affirme la nature de la pr ofession en se définissant
comme étant davantage en rapport à la langue de ses usagers qu’au service de « déficients auditifs ».
D’ailleurs, son nom en perd la marque et devient en 1988 l’A.N.I.L.S. sous l’influence du Mouvement
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Sourd et de ses actions. Pour la première fois, celui qui assume le rôle d’interprète met explicitement
« une distance entre son action et toute œuvre caritative ». Cette attitude caractérise la
professionnalisation de cette troisième génération d’interprètes. Dès le départ et pour rompre
définitivement avec l’attitude des premiers « interpréteurs », il ne s’agit plus d’aider les « déficients
auditifs mais d’assurer la performance d’une communication entre deux locuteurs de langues
différentes (…) ».
Aujourd’hui, comme le souligne J. Dagron (2008 : 183), « le métier se banalise », le niveau
est plus élevé et demande un diplôme pour pouvoir être exercé. Le discours d’Arlette Morel a
contribué à cet objectif. Lors du Symposium européen à Albi, elle « prononce une allocution
dans laquelle elle reproche aux interprètes (…) leur manque de déontologie dans l’exercice
de leur métier : leur influence, leur manque de neutralité et leur faible formation. » (F. Jeggli
& al. 2007 : 31). Ainsi, une formation diplômante est créée avec un code déontologique qui
s’y rattache. Des cartes professionnelles sont distribuées. En effet, comme le souligne S.
Kerbouc’h, il manquait à l’époque d’interprètes professionnels. Les usagers avaient tendance
à faire appel à des personnes non diplômées. Cela date de 1988, qu’en est-il aujourd’hui ?
Néanmoins, le statut d’interprète L.S.F. / français est actuellement reconnu par la loi.
L’auteur du livre de P. Guitteny (2009 : 80) le confirme : « il (l’interprète) est mentionné
notamment dans la loi 2005-102 du 11 février 2005 (…). Il est également régulièrement mis
en avant par la Communauté européenne. »
Par ce parcours de l’évolution du statut de l’interprète, nous pouvons constater que l’histoire
des sourds et celle de la profession sont liées. Christine Quipourt (in mémoire d’I. Guicherd,
2002 : 86) le constate :
Dans tout pays, le développement de l’interprétation en langue des signes est étroitement lié au
dynamisme de la communauté sourde nationale. Du niveau de reconnaissance de la communauté
sourde et de sa langue des signes découle une conception du métier d’interprète. En France, cela est
clairement illustré par l’évolution de l’association des interprètes. D’interprètes pour déficients auditifs,
nous sommes passés à interprètes pour sourds puis à interprètes en langue des signes, terminologie
actuellement en vigueur.
Ainsi, l’avancée de la communauté sourde au sein de la société est en lien avec l’émergence
et l’évolution de la profession. Nous verrons que les représentations que se font les usagers
sourds de l’interprète vont de paire avec cette évolution. Cependant, malgré tous ces
changements, qu’en est-il aujourd’hui des perceptions qu’ont les sourds du métier et du
professionnel qui le représente ? Avant d’aller plus en avant dans cette recherche et après
avoir vu succinctement qui est l’interprète, il convient de redéfinir son rôle et sa place, que
fait-il ? Cela permettra, par la suite, l’analyse des entretiens effectués grâce à la
12
comparaison entre les perceptions des usagers et la fonction de l’interprète d’un point de vue
théorique explicitée ci-après.
1.2.
Qu’est-ce qu’un interprète en langue des signes, que fait-il ?
1.2.1. Rôle et place de l’interprète en langue des signes
Le rôle exact de l’interprète a été source de conflits et n’est pas si év ident à faire
entendre mais surtout à faire comprendre. L’origine de cette confusion provient du long
cheminement amenant à la reconnaissance de cette profession. B. Kremer (in fiche CPSAS
2010 : 2) le souligne :
Il n’est pas superflu de commencer par définir le rôle de l’interprète. La présence dans le monde des
sourds de nombreux travailleurs sociaux ayant jusqu’ici rempli des fonctions de liaison entre
entendants et sourds empêche souvent une délimitation claire entre leurs rôles respectifs. L’interprète
agit comme un intermédiaire entre deux groupes qui, de part leur langue et leur culture, ne peuvent,
se comprendre sans lui. Son rôle est donc de permettre des échanges de pensées, en transmettant
dans une langue un message prononcé dans une autre. Rien de moins. C’est là qu’il diffère de
« l’âme charitable » qui prête son concours à une situation où les intervenants se comprennent mal.
Rien de plus. C’est là qu’il se distingue du travailleur social, qui doit personnellement intervenir dans
les problèmes des sourds, tenter d’y remédier, entreprendre des démarches, donc agir à leur place,
tandis que l’interprète n’agit que sur la forme des relations, laissant aux personnes concernées le soin
de régler les problèmes.
Ici, B. Kremer soulève plusieurs notions : le besoin d’une définition du rôle de ce
professionnel claire et précise, sa fonction culturelle et ce que traduire veut dire. Le
comportement des premiers interprètes est à l’origine de ces débats. Arlette Morel le fait
savoir lors du Symposium européen d’Albi :
Je commencerai par parler de l’attitude de certains interprètes, de ceux qui ont des parents sourds.
(…) dans leur grande majorité, les problèmes qui découlent de cette attitude sont les suivants :
impossibilité d’être neutres, tendance à prendre les problèmes de sourds trop à cœur et à en faire les
leurs, impossibilité pour eux de se retenir de donner leur avis alors que nous ne le leur demandons
pas, tendance à influer le débat, la discussion, partialité flagrante. (…) Ces interprètes estimant avoir
une solide expérience de l’interprétation sur le plan pratique, ce qui est souvent vrai, n’éprouvent pas
le besoin d’aborder l’interprétation comme un vrai métier, c'est-à-dire une formation, car reconnaître la
13
L.S.F. ne suffit pas. Une formation théorique avec une approche de déontologie de la fonction est
aussi nécessaire que la maîtrise de la L.S.F.. Dommage, car ils auraient ainsi appris à être neutres, à
ne pas penser à la place du sourd, en résumé à ne pas être plus sourds que le sourd.
Ces propos quelque peu mouvementés ont permis de recentrer le rôle de l’interprète et de
professionnaliser le métier. Le parcours de cette professionnalisation, que nous avons vu
précédemment, peut jouer sur les perceptions qu’ont les sourds de ce métier. C’est pourquoi
je vais maintenant définir quel est le rôle, la place de l’interprète et ce qu’il fait à partir de ces
deux témoignages.
En s’appuyant sur le Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française
de Paul Robert, selon F. Jeggli & al. (2007 : 2), l’interprète est une « « personne qui donne
oralement l’équivalent en une autre langue de ce qui est dit. » Rien de plus, rien de moins,
quelles que soient les langues en présence. Les interprètes ne sont ni des professeurs, ni
des assistants sociaux, ni des conférenciers, ni des médecins… ni aucun autre des
professionnels qu’ils traduisent. » Selon les auteurs, l’interprète est un « pont » permettant la
communication. « Dans le cas d’absence de communication entre les interlocuteurs (…),
l’interprète ne joue aucun rôle en dehors d’interpréter avec fidélité et neutralité les propos de
chacun. Un interprète n’est ni un accompagnateur ni un médiateur. » Le CPSAS (2010 : 1)
soutient ce point de vue en précisant et rajoutant que l’interprète n’est pas un conseiller, il ne
prend pas la place du sourd, il est neutre et lié par le secret professionnel. Selon L. Es-Safi
(2001 : 29), l’interprète doit acquérir ces compétences : « des connaissances linguistiques
accomplies, des connaissances socio-linguistiques approfondies et des connaissances
culturelles. » Cependant, la place de l’interprète est parfois mise à mal et il est difficile dans
certaines situations de savoir s’imposer. L’auteur du livre de P. Guitteny (2009 : 124) le
relève : « (…) nos conditions de travail ne sont pas encore partout reconnues, que ce soient
par les usagers entendants ou sourds. » Les interprètes doivent se positionner, expliquer
leur rôle et le faire valoir, ce qui n’est pas évident. Pour respecter sa place et la faire
respecter, l’interprète est soumis à un code déontologique proposé par l’AFILS (association
française des interprètes et traducteurs en langue des signes) que C. Gutman explique dans
son mémoire :
Les interprètes ont pour rôle de transmettre un message d’une langue A vers une langue B, et
traduisent un discours en l’occurrence du français vers la langue des signes et vice-versa. Ils sont liés,
comme les interprètes en langue vocale, au respect d’un code déontologique fondé sur trois règles
principales : neutralité, fidélité et secret professionnel. Neutralité : L’interprète ne peut intervenir dans
les échanges et ne peut être pris à partie dans la discussion. Ses opinions ne doivent pas
transparaître dans son interprétation. Fidélité : L’interprète est tenu de restituer le message le plus
14
fidèlement possible dans ce qu’il estime être l’intention du locuteur original. Secret professionnel :
L’interprète est tenu au secret professionnel total et absolu comme défini par les articles 226-13 et
226-14 du nouveau code pénal dans l’exercice de sa profession à l’occasion d’entretiens, de réunions
ou de conférences non publiques.
Ce code permet également « aux interlocuteurs d’octroyer leur confiance à l’interprète et, par
conséquent, de se parler entre eux sans crainte de malentendu. » (F. Jeggli & al., 2007 : 3).
Par ailleurs, ce professionnel détient une fonction culturelle et permet l’autonomie :
« L’intervention de l’interprète permet à la relation de se dégager du ghetto ethnique et
contribue à la prise en charge de la personne par elle-même, à son accession à une
autonomie nouvelle. » (L. Es-Safi, 2001 : 32, 39). B. Goguikian Ratcliff & al. le soulignent
également :
La nécessité de faire appel à un interprète répond à deux sortes de motivations, d’une part pour des
questions de compréhension, et d’autre part pour accéder aux représentations culturelles, c'est-à-dire
à l’univers référentiel du
patient.
(…)
L’interprète peut alors être tenté,
pour
faciliter
l’intercompréhension, d’avoir recours à une stratégie cognitive que les auteur s proposent d’appeler
« traduction acculturante », consistant à minimiser ou à évacuer la différence culturelle, ou encore à
tenter une mise en équivalence des deux cultures.
L’interprète est « défini au sein d’une relation interculturelle », il permet donc au sourd de
« s’inscrire progressivement comme un interlocuteur potentiel face à l’autre. » (C. Gaucher,
2008 : 363). Par ailleurs, l’interprète se doit de préparer ses interventions. F. Jeggli & al.
(2007 : 77) le font remarquer : « Lorsqu’un interprète accepte d’interpréter une situation de
liaison (entretien), de réunion, de formation ou de conférence, il doit s’informer auparavant
de son contenu, ainsi que de ses objectifs. » D’un point de vue statutaire, l’interprète « doit
être rémunéré et vous (usagers) laisser un justificatif de sa prestation. » (CPSAS, 2010 : 1).
De plus, « les interprètes interviennent le plus souvent dans les hôpitaux, commissariats,
tribunaux, cabinets de notaires, réunions publiques ou syndicales, réunions de parents
d’élèves, de copropriétaires, dans diverses conférences ainsi que dans tous les endroits
mettant en présence Sourds et Entendants. » (CPSAS, 2010 : 1).
Ainsi, après de longues réflexions et un long cheminement, le rôle et la place de
l’interprète sont aujourd’hui bien délimités au sein de la profession. Il reste à savoir si ces
derniers sont bien clairs auprès des usagers sourds malgré le travail de la communauté et
des professionnels sur ce point. Par ailleurs, si l’on parle beaucoup du positionnement de
l’interprète et des représentations que peuvent en avoir les sourds, on parle beaucoup moins
de ce que veut dire interpréter. Je vais maintenant aborder cet axe de façon très générale
afin de voir ultérieurement quelles perceptions en ont les usagers sourds.
15
1.2.2. Qu’est-ce qu’interpréter ?
Selon le CPSAS (2010 : 1), « l’interprétation désigne l’action de transmettre le sens
d’un discours d’une langue A dans une langue B. Quelles que soient les langues en
présence les mécanismes d’interprétation sont les mêmes. Ains i l’interprétation françaisL.S.F. obéit aux mêmes lois que l’interprétation des langues orales étrangères. » Pour L. EsSafi (2001 : 28), « les différences culturelles sont très souvent (non exclusivement) au
premier abord des différences linguistiques. Mais l’interprétariat ne se limite pas à la
traduction linguistique. Il s’agit aussi de l’interprétation des univers culturels de chaque
individu. « Il s’agit de saisir le sens hors langue d’un discours et de le réexprimer dans une
autre langue. » » Comme le constatent F. Jeggli & al. (2007 : 4) , pour réussir à interpréter il
ne suffit pas de maîtriser des langues. Il faut aussi acquérir des techniques d’interprétation
permettant de jongler d’une langue à une autre pour restituer le message de base de
manière fidèle. « L’interprétation n’est pas un acte inné. » Pour cela, plusieurs compétences
sont demandées dont une connaissance approfondie et un perfectionnement permanent des
deux langues que les interprètes ont à traduire, il s’agit de leur outil de travail. F. Jeggli & al.
(2007 : 9, 17, 18) l’expliquent ainsi :
Il est demandé aux étudiants en formation d’interprètes une bonne maîtrise de français et de la culture
française. Etant amenés à traduire dans tous les domaines de la vie sociale et professionnel le, les
interprètes se doivent d’être en mesure de comprendre tous types de discours de tous niveaux :
médical, social, éducatif, scientifique, technique, informatique, universitaire, politique, etc. Les champs
lexicaux spécifiques doivent également être bien maîtrisés. (…) Inversement, lorsqu’il traduit de la
langue des signes vers le français, l’interprète doit utiliser un niveau de français correspondant
fidèlement au niveau de langue du locuteur originel. (…) Cette nécessaire bonne maîtrise du français
et de tous ses emplois est appelée à être perfectionnée tout au long de l’exercice du métier
d’interprète.(p.9) (…) De même qu’une bonne maîtrise du français est demandée aux étudiants en
formation d’interprètes, un niveau identique est requis en langue des signes. (…) Les interprètes
doivent pouvoir traduire fidèlement tous les niveaux de la langue des signes, les interprètes doivent
pouvoir saisir et retransmettre toutes les nuances et toute la richesse de la langue. Ainsi, la
connaissance des structures de grande iconicité ainsi que celle du vocabulaire spécialisé et des
différentes acceptions des termes est indispensable pour assurer des prestations de qualité (pp.17,
18).
Après une maîtrise solide des langues, il faut aussi savoir les traduire, ce qui n’est pas chose
aisée. F. Jeggli & al. (2007 : 34) le rappellent :
16
(…) l’interprétation ne se limite pas au simple remplacement d’un mot par un autre. Une langue,
parlée ou signée, est comme un filtre par lequel l’être humain exprime sa vision du monde qui
l’entoure. L’interprétation est l’art de véhiculer toute la complexité d’un discours sans jamais le
déformer ou en amoindrir le sens.
Ici l’acte d’interpréter rejoint le rôle de l’interprète. En effet, comme nous l’avons vu ci-dessus
dans le code déontologique, l’interprète se doit d’être fidèle. Ce point est une volonté
personnelle (tout comme la neutralité) dans la traduction mais est aussi une technique qu’il
faut apprendre pour réussir à faire passer le sens du discours. Ce sens est d’ailleurs central,
il s’agit de la théorie interprétative que F. Jeggli & al. (2007 : 121) résument ainsi :
La théorie interprétative, ou théorie du sens, que l’on appelle aussi parfois théorie de l’Ecole de Paris,
repose sur un principe essentiel : la traduction n’est pas un travail sur la langue, sur les mots, mais sur
le message, sur le sens. Qu’il s’agisse de traduction orale ou écrite, littéraire ou technique, l’acte de
traduire comporte toujours au minimum deux étapes : comprendre et dire. Il s’agit de déverbaliser,
après avoir compris, puis de reformuler ou ré-exprimer. Danica Seleskovitch et Marianne Lederer ont
démontré dans leurs travaux que ce processus est naturel. Elles ont également insisté sur la
nécessité de prendre en compte le « vouloir-dire », l’intention de l’orateur, afin de traduire le sens au
plus juste.
L’interprète doit également acquérir des « capacités de concentration, d’analyse et de
compréhension » (F. Jeggli & al., 2007 : 71) pour savoir interpréter correctement. A cela
s’ajoute la théorie des efforts que ces auteurs (2007 : 86, 87) récapitulent. Du français vers
la langue des signes française, il faut pendant l’acte d’interprétation « écouter/entendre,
comprendre et analyser le sens, retenir le sens, visualiser des images mentales, ébaucher
une première interprétation mentale, interpréter vers la langue des signes, contrôler
mentalement la bonne qualité de la traduction ». Et de la langue des signes française vers le
français, il faut « voir / regarder, comprendre et analyser le sens, retenir le sens, visualiser
des images mentales, ébaucher une première interprétation mentale, interpréter vers le
français, contrôler mentalement la bonne qualité de la traduction. » Selon Daniel Gile (1985 :
44), trois efforts sont donc mobilisés. L’effort d’écoute et d’analyse qui « est défini ici comme
l’ensemble des activités mentales consacrées à la perception du discours et à sa
compréhension. » L’effort de production qui « est l’effort que fait l’interprète pour donner une
forme linguistique aux informations à restituer. » Et enfin l’effort de mémoire qui « intervient
quand un élément d’information n’est restitué qu’après un délai plus ou moins long après sa
réception (…). »
Tous ces points permettent de définir très brièvement ce qu’est interpréter, le but
n’étant pas de rentrer dans des détails plus techniques étant donné mon sujet de recherche.
17
Néanmoins, cet acte fait partie intégrante de la fonction de l’interprète. Il s’agira plus tard de
savoir si les sourds en ont conscience et si cela leur paraît important. Au-delà de la
perception du professionnel qu’ils ont en face d’eux (c'est-à-dire qui il est), ont-ils une
représentation de ce qu’est l’interprétariat dans son ensemble et donc de l’acte
d’interpréter ? Le cas échéant, nous verrons si cela influe sur la méconnaissance du métier
et l’utilisation de ce professionnel.
Malgré la présence de ce cadre bien défini, étant l’aboutissement de longues années
de réflexion et de combats, l’utillisation de l’interprète pose tout de même problème à
certains sourds. Différents exemples illustrent cette idée.
18
1.3.
Représentations de l’interprète qui découlent de ce contexte
historique
Comme nous l’avons observé dans les parties précédentes, le statut de l’interprète,
qui il est et ce qu’il fait précisément sont loin d’être évident. En effet, le vécu des sourds et
leur histoire sont en lien avec l’émergence de cette profession. Cependant, la fonction de
l’interprète a beaucoup évolué.
Nous allons par différents exemples et propos tenus
démontrer que certains usagers sourds ne savent pas utiliser un interprète de par la
méconnaissance de son rôle. Cela a des conséquences sur les conditions de travail de ce
dernier. Nous pourrons ensuite émettre des hypothèses concernant l’origine de ces
représentations et faire un lien avec l’apparition de la profession et le vécu des sourds.
1.3.1. Témoignages d’illustration
Cette sous-partie va nous permettre d’illustrer certaines représentations que se font
les sourds de l’interprète à partir de différents témoignages provenant pour la plupart
d’interprètes professionnels (ces derniers ayant pour but de démontrer les difficultés
rencontrées sur le terrain) et certains de sourds. Ils favoriseront ensuite l’élaboration de
constats concernant l’origine de ces perceptions du métier.
Tout d’abord, nous allons voir que les représentations qu’ont les personnes de
l’interprète naissent d’une mauvaise reconnaissance du métier. Ainsi, des préjugés se
forgent et s’installent, engendrant une mauvaise utilisation de ce professionnel. Dans
l’émission L’œil et la main intitulée « Interprètes, transparents mais pas trop » (2009), Alain
Bacci le souligne :
Un interprète est constamment sollicité pour aller plus loin que ce pourquoi il a été mandaté. La
représentation du métier d’interprète n’existe pas pour le commun des mortels qui n’en a jamais vu.
Du coup, on essaie de se raccrocher à ce qu’on a comme représentation. On essaie de penser que
l’interprète peut être éducateur, assistante sociale, psychologue… Mais on n’arrive pas clairement à
l’identifier en tant qu’interprète, ce qui fait qu’en permanence on nous sollicite pour des choses n’ayant
rien à voir avec l’interprétation. (…) La reconnaissance de la LSF va forcément de pair avec la
reconnaissance du métier d’interprète en LSF et réciproquement. De façon évidente, quand on parle
19
de reconnaissance de la LSF, on reconnaît surtout le fait que cette langue peut être une langue
d’intégration. C’est une langue appartenant à une communauté mais qui lui permet de s’intégrer à la
communauté des entendants. Une des possibilités d’intégration est représentée par les interprètes.
Ainsi, l’interprète est vu comme l’intermédiaire pouvant « aider » le sourd à s’intégrer auprès
des entendants. Cette représentation provient d’une part d’une mauvaise reconnaissance du
métier et d’autre part d’une mauvaise habitude installée depuis des années. Arlette Morel le
fait remarquer durant le Symposium d’Albi en 1987 :
Je vais maintenant vous parler de l’attitude de certains sourds face à l’interprète. Pour ces sourds le
rôle de l’interprète n’est pas bien défini. Ils ont tendance à les prendre pour des assistantes sociales,
leur demandant leur avis sur ce qu’ils doivent dire, faire, ne pas dire, ne pas faire, sollicitant leur aide
dans telle ou telle situation. S’ils tombent sur un interprète qualifié, formé, neutre et impartial, ils lui
reprochent de ne pas les avoir aidés. Ceci maintient, perpétue et encourage la dépendance du sourd
vis-à-vis de l’entendant, alors que, paradoxalement, le sourd dénonce, nie et même re nie cette
dépendance. Nous, sourds, manquons d’informations, ayant pendant des décennies, eu affaire aux
interprètes issus de parents sourds. Nous attendons que les interprètes nous prennent en charge, par
atavisme, nous nous mettons nous-mêmes en position d’assistés, ne facilitant pas la tâche de
l’interprète.
Nous pouvons constater ici une contradiction entre la volonté d’une réelle autonomie et celle
de vouloir être « assisté ». Ainsi, de l’histoire des sourds et de celle du métier de
l’interprétariat émergent des représentations qui jouent sur la pratique de ce professionnel au
quotidien. Cette représentation de l’interprète faisant de lui quelqu’un qui aide, quelqu’un
étant du côté des sourds engendre des situations problématiques. P. Guitteny (2009 : 125)
nous en donne un exemple :
Certains ayant toujours vécu dans un système d’assistanat, il peut leur être difficile de comprendre le
rôle exact de l’interprète. Ainsi, un interprète a été appelé par un policier pour traduire un
interrogatoire. Lorsque le policier s’est absenté cinq minutes pour aller chercher un document, le
sourd a dit à l’interprète en aparté : « C’est bien moi le coupable, mais tu ne le dis pas ».
Une interprète expérimentée travaillant au sein d’un hôpital m’a donné un exemple
semblable. Il arrive souvent que le sourd ne sait pas où et avec qui il a rendez-vous. Il se
tourne donc immédiatement vers l’interprète pour avoir ces informations. L’interprète a confié
être parfois obligée d’accompagner le sourd en dehors des consultations. Cette
responsabilité ne devrait pas être celle de l’interprète, le médecin devrait s’assurer de la
bonne compréhension du patient mais ne le fait pas. Dans ce cas, que doit faire l’interprète ?
Le rôle de ce dernier n’est pas comme il devrait l’être d’une part parce-que certains sourds
20
ne le connaissent pas, ont un problème d’autonomie et d’autre part parce-que les entendants
alimentent cette dépendance à l’interprète.
Nous pouvons remarquer un autre fait : les sourds ont tendance à voir l’interprète comme
quelqu’un de très cultivé et expérimenté. Ils le mettent sur un « piédestal » car il représente
d’une part la majorité entendante et d’autre part le pont entre les deux cultures. Ainsi, le
sourd a tendance à s’accaparer l’interprète ou à le voir comme quelqu’un de supérieur à lui.
Moez Beddai (« Interprètes : transparent mais pas trop », 2009) le fait remarquer :
Il y a deux points de vue : pour ma part, je considère que l’interprète est là pour les deux personnes.
C’est un pont qui permet un échange fluide. C’est le premier point de vue. Un autre point de vue
fréquent chez les sourds, qui n’est pas celui des entendants, consiste à dire : « En tant que sourd je
suis opprimé face à une majorité parlante et comme je suis minoritaire, l’interprète est là avant tout
pour moi. »
Une anecdote d’Arlette Morel (2011 : 15) renforce cette idée :
Un interprète enfant de parents sourds, un de ceux qui « aidaient » les sourds, traduisait une réunion
ministérielle que nous étions très heureux de pouvoir suivre en langue des signes. A nos yeux, cet
interprète semblait forcément très cultivé… A un moment, cependant, je remarquais qu’il avait traduit
l’expression française « vacance d’emploi », par le signe utilisé pour désigner [les vacances], associé
au signe qui, selon le contexte, peut signifier [emploi] ou [prendre] ! Et lorsque je demandais à mon
voisin s’il avait compris de quoi il s’agissait, il me répondit qu’il avait parfaitement compris et qu’il était
ravi de bientôt pouvoir partir en vacances… Devant ma tentative d’e xplication de l’erreur commise par
l’interprète, il ne voulut rien savoir, persuadé que ce dernier était trop cultivé pour se tromper…
Au-delà du fait qu’il s’agit ici d’un interprète n’ayant pas reçu de formation puisqu’il fait partie
de la génération des « interpréteurs », selon le terme de S. Kerbouc’h, le sourd le surestime
ici. Par ailleurs, certains sourds pensent que parce-que l’interprète connaît la langue des
signes ou la maîtrise suffisamment bien, il est un bon interprète. Plusieurs exemples le
démontrent dont encore une fois l’un d’Arlette Morel dans l’interview de D. Seleskovitch
(1997, 561) :
Les sourds faisaient appel à eux (enfants entendants issus de parents sourds faisant office
d’interprètes) pour rencontrer, par exemple, un notaire ou un avocat, les échanges se déroulaient à
huis clos et les sourds étaient satisfaits lorsqu’ils avaient bien compris l’interprète. Leur seul critère
d’évaluation possible en la matière était le degré de maîtrise de la LSF de l’interprète.
P. Guitteny émet également cette problématique :
L’interprète est aussi parfois confronté à des réactions exagérées. Il peut arriver, par exemple, qu’à la
fin d’une interprétation d’une conférence, des gens aillent trouver l’interprète pour le féliciter
chaudement, sans savoir si sa traduction était de bonne qualité ou non. A l’inverse, il peut arriver que
21
l’interprète soit critiqué, même s’il a très bien traduit, parce-que la personne sourde n’a pas réussi à
obtenir ce qu’elle demandait.
Nous pouvons constater ici que les sourds confondent une bonne maîtrise des langues et
une bonne interprétation. Plusieurs interprètes à qui j’ai posé la question m’ont dit y avoir été
confrontés. Au contraire, il arrive parfois que les sourds disent ne pas comprendre
l’interprète non parce-qu’il a une mauvaise langue des signes mais parce-que selon ces
derniers, il n’est pas assez investi dans la communauté sourde (C. Gaucher, 2008 : 169) :
Pour un entendant, être compétent en LSQ, tel qu’il a été possible de l’observer (…) signifie bien plus
que la maîtrise de la langue en tant que telle. Elle implique une nécessaire sympathie pour les
revendications sourdes ainsi qu’une reconnaissance de leur monde en général (…) Etre compétent en
LSQ signifie donc davantage qu’être habile ou articulé dans cette langue ; cela implique aussi d’être
attaché à cette langue et aux personnes qui l’utilisent comme mode premier de communication. A ce
titre, il est aussi important de remarquer que certains interprètes (…), même s’ils maîtrisent bien la
LSQ, sont ainsi considérés comme « incompétents » par certains sourds. (…) Etre reconnu compétent
en langue des signes, c’est d’abord reconnaître la spécifité linguistique sourde.
Il arrive également que les sourds n’ont aucune considération pour l’interprète. S’agit-il d’une
réelle ignorance des difficultés du métier ou d’un niveau d’exigence élevé concernant la
prestation de ce professionnel ? P. Guitteny (2009 : 29) nous le fait savoir :
Je me rends dans une entreprise où travaillent deux sourds. L’un est très sympathique, calme, et a
une langue des signes claire. L’autre, par contre, une jeune femme, est souvent énervée. Elle est très
revendicative, s’emporte, et produit alors une langue des signes très rapide, comprenant beaucoup
d’allusions, d’apartés, de raccourcis… Et il est alors très difficile de la traduire. Dans ces moments-là,
elle n’a aucune considération ni pour l’interprète, ni pour les difficultés que l’on peut rencontrer pour
l’interpréter.
Dans tous les cas, si le sourd ne connaît pas le rôle de l’inter prète, ce dernier doit le lui
expliquer (P. Guitteny, 2009 : 102) :
Parfois, lorsque le sourd lui-même ne connaît pas bien le travail de l’interprète, ou qu’il ne sait pas
l’expliquer, l’interprète peut être obligé d’intervenir, si possible avant ou après la traduction, pour
expliquer brièvement son rôle aux interlocuteurs.
Ces différents exemples illustrent les difficultés que peuvent rencontrer ces
professionnels au quotidien à cause de représentations approximatives, confuses du métier
et de ce qu’il implique. Nous allons pouvoir émettre des hypothèses et des constats
concernant l’origine de ces perceptions. Cela nous amènera à se poser plusieurs questions
concernant l’analyse des entretiens.
22
1.3.2. Représentations qu’ont les sourds de l’interprète et de son métier :
constats et hypothèses
La première chose que l’on peut constater en mettant en lien les différents exemples
d’illustration ci-dessus et les parties théoriques historiques, c’est que les représentations que
se font les sourds de l’interprète découlent de toute une contextualisation de l’apparition du
métier. Effectivement, les sourds ont longtemps subi une répression les poussant à vouloir
s’émanciper et à accéder à une totale autonomie. La reconnaissance de leur langue et par
conséquent celle de l’interprétariat y ont contribué. Cependant, la professionnalisation de ce
métier, comme je l’ai déjà notifié, a été un long cheminement. Ce parcours a engendré
différentes représentations de l’interprète. Certains sourds se mettent en position d’assistés
et le surestiment. Ainsi, ils ne savent pas comment utiliser ce professionnel. Nous pouvons
émettre l’hypothèse que cette perception provient de la répression qu’ils ont subi par la
majorité entendante et de l’attitude des premiers interprètes dit « interpréteurs ». Soit « leur
sentiment d’infériorité à l’égard des entendants se révèle à travers la toute puissance
accordée à l’entendant : capable de tout savoir, sachant tout et pouvant tout expliquer » (S.
Kerbouc’h, 2006 : 156) soit « il peut arriver que certains sourds, notamment âgés et ayant
souffert de l’interdiction de la langue des signes, soient méfiants vis-à-vis des interprètes qui
représentent pour eux les entendants et donc le pouvoir linguistique dominant. » (F. Jeggli &
al., 2007 : 18). Quoi qu’il en soit, « les interprètes en langue des signes sont aussi confrontés
à des questions de langue minoritaire, d’image du handicap dans la société, de personnes
qui ne sont pas toujours au clair avec leur identité et avec leur langue (…). » (P. Guitteny,
2009 : 128). Les sourds ne peuvent donc pas être au clair avec la fonction de l’interprète
puisque ce dernier est « véhiculeur » de cette langue et un pont entre deux identités. Par
ailleurs, les personnes connaissant la langue des signes sont tellement rares à l’époque que
les sourds ont tendance à croire que les interprètes ne sont présents que pour eux. P.
Guitteny (2009 : 116) le confirme : « Il est vrai que pendant longtemps, les sourds ont
considéré les interprètes comme étant de leur côté, faisant partie quelque peu de leur
communauté ». Ce constat est-il toujours d’actualité ? De plus, le comportement des
premiers interprètes alimente cette confusion : « Les interprètes prétendent aider les sourds.
Alors ils ajoutent leur avis. Cela peut être dangereux. Il faudrait, poursuit cette jeune femme
sourde, des interprètes professionnels, qui travaillent, empochent leur paye, et hop, s’en
vont ! » (C. Gaucher, 2008 : 262). Certains usagers sourds confondent maîtrise de la langue
des signes et bonne interprétation. Cela provient aussi sûrement du fait qu’il n’y avait que
23
très peu de personnes sachant signer à l’époque. Si l’interprète était compréhensible, cela
restait satisfaisant. La plupart des sourds ne remettaient jamais en cause leurs
compétences. Isabelle Guicherd (2002 : 85) constate que la perception de l’interprète qu’ont
les usagers varie suivant « leur connaissance et leur approche de la surdité ». Le fait qu’ils
voient leur surdité plutôt comme une déficience ou plutôt comme une différence linguistique
joue t-il sur les représentations qu’ils ont de l’interprète, sont-elles différentes ? Selon I.
Guicherd (2002 : 85), ce serait le cas : « l’interprète, au cœur des relations sourdsentendants, est perçu très différemment selon la position des uns ou des autres dans ce
débat idéologique sur la surdité. » Ainsi, certains sourds seront fiers de faire appel à un
interprète, revendiqueront leur autonomie et leur langue tandis que d’autres en auront honte.
C. Gaucher (2008 : 360) le soulève :
(…) il y a aussi des sourds qui ne veulent pas utiliser un interprète parce-que ça les gène, on risque
de les regarder, donc ils essaient de se faire passer pour des oralistes. Enfin c’est vrai que l’utilisation
de la langue des signes, c’est une preuve d’acceptation d’une surdité.
Au contraire, certains sourds sont devenus exigeants quant à la qualité des prestations de
l’interprète. En effet, ce dernier est en quelque sorte pour eux un « tremplin social », comme
nous le fait comprendre le témoignage de Guy Boucheveau dans la thèse de S. Kerbouc’h
(2006 : 155) :
Avec les premiers interprètes, nous avons pu assister à des conférences organisées par les
associations, comprendre la linguistique, la pédagogie. (…) Nous avons commencé à construire notre
défense, nos revendications, à pouvoir dialoguer sur un plan d’égalité avec les entendants. Assister à
des conférences nous a permis de comprendre le monde des entendants et, peu à peu, de faire nousmêmes des conférences. Sans interprète, c’était impossible. Les interprètes é taient de véritables
pionners à cette époque ; ils n’étaient pas formés et travaillaient sans que nous nous rendions compte
des effets que cela représentait.
Par conséquent, comme le dit Arlette Morel dans son interview faite par D. Seleskovitch
(1997 : 562) :
Le fait que les sourds prennent leur destin en main de plus en plus activement a entraîné chez eux
une attitude radicalement différente s’agissant de l’interprétation. Ils veulent désormais des interprètes
de haut niveau très qualifiés qui doivent être à même de fournir des prestations équivalentes à celles
des interprètes de conférence. Cela est capital pour qu’ils puissent assister à toutes les conférences,
s’y exprimer, participer pleinement à toutes les réunions de travail, suivre les stages de f ormation, les
cours, y compris à l’université.
Ces constats et hypothèses permettent de faire le lien entre l’histoire des sourds, l’apparition
du métier et les représentations qu’ils ont de ce dernier. Il s’agit maintenant de savoir si ces
24
représentations se confirment ou non par l’analyse de plusieurs entretiens que j’ai réalisés
au cours de cette année universitaire. Les sourds interrogés ont-ils une autre vision de
l’interprète et de ce qu’il fait ? Peut-être que d’autres perceptions et réflexions sur ce
professionnel sont nées afin que la fonction de ce dernier évolue une fois de plus ? Si
certains usagers sourds ont une image confuse de l’interprète, sur quels points pouvonsnous travailler pour remédier à cette méconnaissance ? Ce sont les questions auxquelles je
vais tenter de répondre grâce à l’examen des entretiens.
25
2. Analyse des témoignages
Afin de savoir quelles représentations se font les sourds de l’interprète, j’ai choisi de
mener des entretiens semi-dirigés. Je vais vous expliquer ci-dessous la méthode que j’ai
adoptée, qu’il s’agisse de l’élaboration de ce travail ou de l’analyse de contenu.
2.1.
Méthodologie
2.1.1. Elaboration de l’entretien, public interrogé, terrain d’enquête
Pour mener à bien mes recherches et avoir une représentativité optimale concernant
ce sujet, je voulais à l’origine interroger des personnes sourdes venant de tous milieux
sociaux, de tous lieux géographiques (ville ou province pour savoir si les représentations
qu’ils se faisaient étaient différentes selon la présence d’un service d’interprètes ou non) et
de tous âges. Cependant, il a été compliqué de le mettre en œuvre sur le terrain.
Premièrement, mon enquête ne prétend pas représenter toute la population sourde,
loin de là. Il s’agit seulement de récolter le plus d’informations possibles sur le sujet pour
pouvoir élaborer des constats et en discuter. En effet, il s’agit d’un minime échantillon de
personnes sourdes sur toute la France. L’objectif de mon travail est une analyse de contenu
qualitative et non quantitative. Comme le dit I. Guicherd, qui a mené un mémoire du même
ordre (2002 : 51), « loin de vouloir apporter des réponses généralisables à l’ensemble des
usagers d’interprètes, mon souhait est de découvrir comment les personnes interrogées
perçoivent le travail de l’interprète français – L.S.F. ». Il s’agira dans un deuxième temps de
savoir si leurs représentations se recoupent avec ce qui a été constaté dans la partie
théorique.
Sous les conseils d’un enseignant en psychologie, expert dans l’élaboration
d’enquêtes sur le terrain, j’ai donc choisi de mener des entretiens semi-dirigés permettant
d’atteindre cet objectif. Lorsque ce travail a commencé, je ne me suis pas basée sur un
nombre limités d’entretiens. J’ai souhaité interroger toutes les personnes rencontrées
26
susceptibles d’entrer dans le cadre de mon enquête en décidant ensuite de l’exploitabilité
des contenus. L’approche du public interrogé s’est effectuée lors de mes stages ou grâce
aux contacts sourds que je connaissais. Je me suis vite confrontée à cette difficulté :
rencontrer d’une part des sourds n’utilisant pas d’interprète et d’autre part certains profils de
personnes. Vous pourrez remarquer qu’il n’y a que très peu de jeunes sourds interrogés. Par
ailleurs, je pensais qu’il ne serait pas forcément intéressant de mener l’entretien auprès de
plusieurs sourds ayant un niveau d’études plus élevé ou étant plus ancré dans la
communauté sourde, pensant récolter les mêmes informations. Et pourtant, vous verrez qu’il
s’agit de la majorité des personnes interrogées. Effectivement, il était plus facile de les
rencontrer. De plus, en avançant dans mes recherches, je me suis rendue compte que leurs
réflexions étant plus abouties, elles pouvaient prendre des orientations différentes
concernant le métier. J’ai donc finalement décidé d’en mener plus que prévu dans cette
catégorie afin de faire des constats intéressants. Ainsi, les résultats de mes entretiens
dépendent également des opportunités offertes sur le terrain. Ne pouvant pas répondre à
une représentativité voulue au départ à cause de certaines contraintes rencontrées, je me
suis alors dirigée vers une analyse de contenu se voulant la plus variée possible , permettant
également des pistes de réflexion concernant cette problématique. C’est à travers ce
cheminement que j’ai recensé 22 témoignages.
Concernant les lieux où interroger ces personnes, je pensais qu’il serait plus aisé de
le faire lors des stages avec l’accord des tuteurs. Finalement, ce n’est pas le cas de figure le
plus évident. En effet, lors des stages, nous sommes attendus sur un lieu de rendez-vous, il
faut se dépêcher et ne pas entraver la vie de chacun. J’ai donc dû prévoir des plages
horaires spécifiques pour rencontrer des personnes sourdes en dehors de mes temps de
stage, en prenant rendez-vous avec des associations grâce à l’appui de mes tuteurs. Je me
suis également réservée une semaine pour planifier des demi-journées au sein des pôles
santé-surdité. C’est dans ce cadre que j’ai pu rencontrer des personnes sourdes
« lambdas ». Une autre difficulté s’est ajoutée pour la réalisation de ces entretiens : afin de
pouvoir les exploiter par la suite, j’ai décidé de filmer les personnes interrogées. Pour cela, il
fallait à chaque fois trouver un endroit où je puisse le réaliser. Certains usagers émettaient
des réticences. Dans ce cas, je faisais une traduction à vue avec leur accord. Pour la
majorité, la présence d’une caméra n’a pas posé de difficulté. J’ai donc pu reprendre un par
un les entretiens et les retranscrire. Je n’ai traduit que les éléments pertinents pour l’analyse
permettant d’éclairer la problématique.
En ce qui concerne l’élaboration de mon entretien, j’ai conçu un guide en m’inspirant
de celui d’I. Guicherd permettant de savoir comment les usagers sourds définissent
27
l’interprète LSF / français (cf annexe 1). Ce guide n’était qu’un fil conducteur respectant
l’expression libre de chaque personne. Les questions ont pu être posées différemment et de
façon aléatoire selon les situations et les personnes interrogées. A plusieurs reprises, j’ai dû
m’adapter. Ces questions permettaient de recentrer les propos si l’usager ne répondait pas
directement à ce que je lui demandais. Par ailleurs, il est arrivé certaines fois qu’il ne me
réponde pas ou soit hors-sujet. Pour certaines personnes, j’ai également mené les entretiens
avec la présence d’un intermédiateur afin que l’on se comprenne. Le guide d’entretien n’est
donc pas un support fixe mais une base ayant pour objectif de récolter les informations
voulues.
2.1.2. Outils d’analyse utilisés
Pour analyser le contenu de mes entretiens, j’ai procédé en discernant deux études :
l’une concerne ce qui permet de dégager les grands thèmes résultant des entretiens, l’autre
établit, sous forme de grille d’analyse, des profils et met en avant les contrastes qui peuvent
en rejaillir. J’ai choisi de faire ces deux types de recherche pour permettre leur
complémentarité. En effet, la grille d’analyse présente, selon les personnes, des réponses
lacunaires puisqu’il s’agissait d’entretiens semi-dirigés. Parfois les témoins ne répondaient
pas à ma question, répondaient hors-sujet ou un point abordé par une personne ne l’était
pas forcément par une autre. Le but étant qu’ils s’expriment le plus librement possible sur la
question. Certaines données sont donc absentes. Il ne s’agit pas d’avoir des informations
précises concernant telle ou telle question mais de brosser la représentation générale que se
font les sourds de l’interprète. Nous pourrons ainsi catégoriser les analyses selon le type de
personnes interrogées, faire des rapprochements ou récolter des avis contradictoires. La
grille d’analyse me permettra de savoir si oui ou non les critères sociaux ou les prestations
de l’interprète proposées sur la région jouent sur les représentations qu’ont les sourds de ce
professionnel. L’analyse de contenu servira à savoir quelles sont ces dernières, s’il existe
des contradictions dans leurs propos et sur quels points il faut travailler pour les améliorer si
besoin. Il ne s’agit ici que d’outils pour pouvoir comparer ensuite les différentes données et
en faire ressortir une réflexion sur la problématique abordée.
Concernant la grille d’analyse (cf annexe 2), j’ai choisi des propositions qui ont pour
but de savoir quelle est la représentation globale qu’ont les sourds de l’interprète, comment
28
pourraient-ils le définir à partir de ces réponses. Les cases vides signifient que le témoin n’a
pas répondu à la proposition durant l’entretien ou qu’il n’était pas à même de pouvoir le faire.
Dans la partie « code déontologique connu ? », la présence de croix dans chaque point,
c’est-à-dire neutralité, fidélité et secret professionnel veut dire que la personne interrogée
connaît cette notion.
Pour ce qui est des grands thèmes qui se dégagent (cf annexe 3), je me suis basée
sur la distinction entre « qui est l’interprète » et « ce qu’il fait ». J’ai ensuite catégorisé selon
les idées soulevées. Dans chaque idée, je fais ressortir les mots clés utilisés par les
personnes sourdes interrogées. Encore une fois, il s’agit ici d’un déblayage qui m’a permis
d’approfondir la confrontation des différentes réponses.
Par ailleurs, afin de conserver l’anonymat des personnes interrogées, des prénoms
fictifs ont été attribués et les lieux où elles travaillent ne seront pas mentionnés. Dans un
souci de fidélité, les compte-rendus des réponses seront « bruts », retranscrits dans un style
oral (la ponctuation y aidant) afin de faire passer l’intention du locuteur. En effet, ces
entretiens se sont déroulés de façon orale, avec des échanges spontanés, il me semble
important de le faire apparaître.
29
2.2.
Analyse des divers témoignages : confrontation des idées
Quel que soit le type de personne interrogée, tous les usagers sourds s’accordent
pour dire que l’interprète permet la communication, l’accessibilité et une bonne
compréhension. Pour chacun, il s’agit du rôle premier de ce professionnel. Cependant, nous
allons voir que sous ces termes se cachent des représentations différentes de la profession.
La première sous-partie favorisera la catégorisation par profils selon l’idée que les usagers
se font de l’interprète. La deuxième servira à faire ressortir les contradictions retrouvées
dans les propos, signe d’une confusion concernant la fonction de ce professionnel. Cela
nous amènera à savoir ensuite quelles sont les représentations qu’ont les usagers de ce
métier.
2.2.1. Confrontation des différents témoignages : profils établis
Grâce à ma grille d’analyse, j’ai pu catégoriser les différentes personnes selon
différents profils. En effet, j’ai au départ fait la supposition que la situation professionnelle et
le lieu d’habitation pouvaient jouer sur les représentations qu’ont les sourds de l’interprète et
de son métier. Cependant, une seule des deux propositions se vérifie. Vous verrez que j’ai
choisi de faire apparaître dans ma grille le développement de l’activité d’interprétariat selon
l’endroit où habite la personne interrogée. Il s’agissait de voir si cela jouait sur leurs
représentations. Je me suis dit qu’effectivement, le fait qu’il y ait plus d’interprètes dans telle
région ou moins dans une autre pouvait changer la perception de ce professionnel. Sur
l’échantillon des personnes interrogées, cela ne semble pas pertinent puisque la situation
professionnelle influe davantage sur les représentations qu’elles ont de l’interprète. Par
ailleurs, l’âge ne semble pas avoir d’incidence sur ces dernières. Ainsi, nous pouvons
regrouper ces personnes par catégorie sociale.
Classe A
Pour la catégorie des personnes ayant fait ou faisant un métier plutôt manuel (appelée
classe A et au nombre de 4), un point ressort du profil : le code déontologique de l’interprète
n’est pas connu. Exception faite pour une personne qui s’est investie dans une association
pour sourds. Ils utilisent l’interprète pour traduire les échanges et lui font confiance. Pour ce
qui est du diplôme, deux personnes sur quatre acceptent les non diplômés, l’une par
30
confiance aveugle et méconnaissance du rôle précis de la profession (également à cause du
coût élevé, il s’agit ici de Fabrice). L’autre connaît ce qu’est un interprète, ne fait pas
confiance en n’importe qui mais accepte quand même des non diplômés par manque
d’interprète ayant suivi une formation (ce dernier étant Michel, qui a participé à la vie
associative sourde). Cette personne a une conception de l’interprète se rapprochant des
personnes faisant partie de la classe D. Pour les autres, même s’ils ne connaissent pas
précisément ce à quoi est régi ce professionnel, ils exigent d’avoir un interprète diplômé. Ils
souhaitent donc une certaine qualité de service. Par conséquent, cette catégorie est mitigée.
La moitié des sourds y appartenant ne connaissent pas le rôle précis de ce métier, ne se
posent pas beaucoup de questions sur cette profession mais exigent un interprète diplômé.
Ils ont donc conscience de l’importance de la professionnalisation de ce métier même s’ils ne
savent pas exactement pourquoi.
Classe B
Pour les personnes inactives (au nombre de 2), appelées classe B, le point qui ressort est
encore une fois la méconnaissance du code déontologique. L’un fait totalement confiance en
l’interprète (diplômé ou non), l’autre se méfie davantage mais se trouve plus dans une notion
d’assistanat tout comme le premier. Nous pouvons le remarquer grâce aux propos suivants :
Marie : « La présence d’un interprète me gène un peu. C’est bien, c’est un professionnel, j’en
ai besoin oui, mais ça me gêne. (…) J’ai peur que les entendants profitent de moi parce-que
je suis sourde. Je ne connais pas les lois etc… Imaginons que je di se oui à tout mais que
c’est une erreur. L’interprète pourrait m’aider quand même. Parce-qu’il comprend tout et moi
non. J’aurais besoin d’un peu d’aide. »
Didier : « Je fais appel à une association pour qu’on m’aide : pour les papiers, le notaire…
mais je ne sais pas qui m’aide. (…) ils m’envoient quelqu’un et je fais confiance. »
Nous pouvons constater que cette catégorie de personnes a besoin d’être assistée.
Classe C
Pour les personnes travaillant dans un ESAT (au nombre de 2 et interrogées à l’aide de la
présence d’un intermédiateur), appelées classe C, la représentation de l’interprète reste plus
qu’approximative, tout comme celle de Didier, qui ne connaît pas du tout son rôle ni qui il est.
Ici, la représentation des trois personnes se recoupe. Les seuls propos de Fabien sont ceuxci :
31
« Je fais toujours appel à un interprète, pour le médecin, le travail… L’interprète est là parceque je ne peux pas parler et je n’entends pas, il me redit tout en langue des signes. Je
comprends mieux, c’est plus clair. Je ne sais pas si l’interprète a un diplôme. Je ne sais pas
non plus s’il doit respecter le secret professionnel je ne sais pas. »
Catherine : « J’utilise des interprètes pour aller chez l’ophtalmo, le gynéco, pour les réunions
de travail. Parce-que les entendants ne connaissent pas la langue des signes. A l’hôpital, il y
a aussi un intermédiateur. C’est mieux quand il y a un interprète, je comprends mieux. Je ne
peux pas parler alors c’est mieux quand on est trois avec l’interprète. Je ne sais pas si un
interprète a un diplôme ou pas, on ne me l’a jamais dit. (…) L’interprète doit respecter le
secret professionnel après je ne sais pas. Je fais toujours confiance aux interprètes, même si
c’est un nouveau. (…) Je ne sais pas la différence entre un interprète, un intermédiateur ou
un interface. J’ai oublié, je ne sais pas. »
La classe C se rapproche fortement de la classe B. En effet, ces personnes ont toutes
besoin d’un accompagnement spécifique. Les inactifs le stipulent clairement dans leurs
propos tandis que les personnes travaillant à l’esat le laissent deviner : des intermédiateurs
sont présents en plus des interprètes lors de la plupart des rendez-vous (j’ai pu le constater
également lorsque je les ai rencontrées). Elles ne décident pas du professionnel présent
pour établir la communication. Une association évalue leurs besoins. Par ailleurs, toutes ces
personnes ne connaissent pas le rôle précis de ce professionnel. Elles souhaitent surtout la
présence de quelqu’un pour pouvoir comprendre et parfois si possible avoir de l’aide.
Classe D
La classe D est composée de personnes travaillant au sein de la communauté sourde et/ou
ayant une profession qui requiert un niveau d’études plus élevé (14 personnes en font
partie). La moitié des personnes connaissent le code déontologique complètement, cinq en
connaissent un ou deux points et deux savent qu’il existe mais confondent certains points.
Pour tous le diplôme est important, sauf pour une personne qui a également l’habitude
d’utiliser des interfaces (il s’agit de Charlotte). Cependant, huit personnes interrogées sur
quatorze acceptent des interprètes non diplômés. Cela est souvent dû au manque
d’interprètes et à leur coût trop onéreux. Par ailleurs, pour neuf d’entre eux, l’interprète est
présent pour le sourd comme pour l’entendant. Alors que pour les autres, l’interprète est là
« pour eux » ou « pour le sourd ». De ce type de profil se dégage une connaissance globale
de la profession mais pas forcément de son rôle précis. Cependant, il y a davantage de
notions connues par ce public. Même s’ils ne connaissent pas le code déontologique dans
32
son ensemble, les personnes travaillant dans cette branche ou participant à une association
sourde (cf Michel, exception de la classe A) revendiquent l’importance de ce code. De plus,
le secret professionnel semble fondamental pour cette catégorie. Cette nécessité ne ressort
que très peu dans les autres témoignages. Au premier abord, les sourds de la classe D ne
voient pas ce professionnel comme quelqu’un qui les aide. En revanche, beaucoup de
contradictions et parfois de confusions sont présentes dans cette catégorie. Nous pourrons
le constater dans la partie suivante, grâce à la seconde analyse sur les propos tenus de
chacun.
Pour la plupart des usagers (quelle que soit sa classe ou son âge), le rôle de l’interprète ne
leur a jamais été expliqué. Certaines personnes faisant partie de la classe D disent ne pas
en avoir eu besoin. Nous vérifierons ensuite dans les propos tenus s’ils n’ont pas eu besoin
de ces explications de par leur connaissance exacte du rôle de l’interprète et de ce qu’il fait
ou s’ils estiment ne pas en avoir besoin de par leur place dans la communauté sourde.
Exceptés deux témoins de la classe A, la plupart sont d’accord pour dire que la maîtrise des
langues ne suffit pas pour interpréter. D’autre part, quatorze personnes avouent ne pas
toujours comprendre l’interprète et huit le comprendre totalement. Pour
le type
d’interventions, les usagers font appel majoritairement à l’interprète pour leur vie privée et
professionnelle. Certains ne se cantonnent qu’à la vie privée et d’autres qu’à la vie
professionnelle. Ici, la confiance est peut être une des raisons de ces choix d’interventions
de l’interprète. Nous l’observerons plus loin grâce à l’analyse des propos tenus par les
différents locuteurs.
Grâce à cette grille d’analyse, plusieurs profils sont établis. Cependant, certains avis de
différentes catégories se recoupent alors que d’autres d’une même catégorie se contredisent
ou sont assez confus. Afin de voir où se situent ces contradictions et confusions, nous allons
analyser chaque propos dans le but de les faire ressortir.
33
2.2.2. Contradictions
et
confusions
dans
certains
propos
tenus :
lesquelles ?
Sur la plupart des témoignages, seulement cinq d’entre eux sont cohérents dans le
sens où ils ne comportent pas de contradictions concernant la fonction de l’interprète et de
son métier. Parfois, ces derniers comportent tout de même certaines confusions. Par
exemple, pour Béatrice, le rôle de l’interprète est clair ainsi que le code déontologique
auquel il est soumis. Elle n’acceptera jamais des interprètes non diplômés. Pour Annie, il en
est de même. Cependant, elle confond certaines notions du code déontologique. En voici un
exemple :
« La neutralité ça veut dire que ce que je dis, l’interprète doit le traduire précisément. Par
exemple, si je suis en colère, que je signe de façon virulente et que j’insulte la personne en
face de moi, l’interprète doit aussi avoir une voix énervée et traduire ce que je dis. Si je suis
en colère et que l’interprète est gêné, ne traduit pas dans mon sens, ça ne va pas. Il n’est
pas neutre. »
Ici, elle confond neutralité et fidélité de l’intention du locuteur. Elle a une vision très
approximative du code déontologique. Néanmoins, elle connaît l’existence de certaines
règles faisant partie du code éthique, comme par exemple où doit se placer l’interprète, la
durée de travail limitée (il s’agit ici du code de conduite professionnelle). Il en est de même
pour beaucoup de sourds interrogés appartenant à la classe D. Voici un autre exemple
ressortant des propos de Brigitte :
« Neutre ? ça veut dire que l’interprète se tait, garde les choses pour lui. Par exemple, j’ai
une histoire drôle à vous raconter. L’interprète en question était très neutre. Ce jour-là, mon
mari était à l’hôpital. L’interprète est allé traduire le rendez-vous médical. Le jour même, il
devait traduire pour moi. Je voulais savoir comment se portait mon mari mais il fallait que
j’attende le soir, le temps que je me rende à l’hôpital… Je me suis donc dit que je pouvais
directement demander à l’interprète. Alors je lui ai dit : « Alors tu as vu mon mari ce
matin ? » Il m’a dit : « Heu non je sais pas… ». J’ai insisté : « allez, c’est bon, je suis au
courant… il va bien ? ». Il a continué de me répondre « je sais pas je sais pas » malgré
toutes mes questions. Même à la femme de son client sourd, il n’a rien voulu dire. Il était
vraiment neutre. »
Ici, il y a confusion entre neutralité et secret professionnel. Ou encore : « Pour moi la fidélité,
ce serait de toujours faire appel au même interprète, mais ce n’est pas possible. C’est ça la
fidélité ? » Concernant le code éthique, seule la classe D reconnaît sa nécessité. Selon eux,
c’est signe de sécurité. D’ailleurs, selon Mathilde, la « sécurité » est un des points du code.
34
Le diplôme est preuve du respect de toutes les règles au xquelles il se réfère. Certains
sourds connaîtront au moins les trois règles de base (secret professionnel, fidélité,
neutralité), tandis que d’autres connaîtront les règles faisant respecter les conditions de
travail (besoin de binôme, temps limité, placement de l’interprète). D’autres encore
connaissent les termes du code mais ne savent pas réellement ce qu’ils veulent dire. Ainsi,
la plupart des usagers de la classe D ont une vision globale du code, cela les rassure quant
au professionnalisme de l’interprète grâce à la présence du diplôme. La plupart des usagers
n’ont pas besoin de savoir ce que signifient précisément ces règles. Le plus important pour
eux est la communication. Pour le reste, ils découvrent petit à petit comment fonctionne un
interprète et à quel rôle il est tenu. Par ailleurs, peut-être y a-t-il confusion entre tous ces
termes de par leur côté abstrait pour une personne venant de l’extérieur de la profession ? Si
le rôle de l’interprète n’a jamais été explicité clairement aux usagers, ces notions deviennent
rapidement confuses.
Passons dès à présent aux contradictions retrouvées dans certains propos. La plus
évidente est celle de l’importance du diplôme, mais des interprètes non diplômés sont quand
même utilisés. Brigitte :
«- C’est important que les interprètes soient diplômés car ils respectent la déontologie, ils
sont neutres… ça rassure.
- Refuseriez-vous un interprète non diplômé ?
- Heu… par exemple, pour traduire au tribunal, il faut un interprète professionnel, pour la
banque aussi, c’est important le secret professionnel dans ces situations. Mais si un jour je
suis vraiment bloquée, j’accepterai oui. »
Henry : « Il est bien sûr important que les interprètes soient diplômés. Ca prouve qu’ils sont
des professionnels.
- Accepteriez-vous des interprètes non diplômés ?
- C’est difficile à dire. Par exemple, pour les rendez-vous à l’hôpital, il y a plein d’interprètes.
Pour les autres choses, il y en a moins, et donc moins de communication. C’est un risque,
alors je prends ma fille, j’ai confiance en elle. Je ne fais pas appel à n’importe qui. (…)Après
si c’est pour des choses simples, par exemple pour acheter quelque cho se… je prends des
interprètes bénévoles. »
Il en est de même pour Pascal, Jean, Christine, Charlotte, Michel et Mathilde. Certains
d'entre eux font appel à un non diplômé en qui ils ont confiance. C’est le cas de Charlotte qui
refuse un interprète non diplômé en qui elle n’a plus confiance à cause d’un manque de
fluidité dans la communication :
35
« Le diplôme est important, ça prouve que l’interprète est professionnel. (…) Bon après le
diplôme… S’il y a des malentendus, que l’interprète (non diplômé) ne comprend pas tout,
que la communication n’est pas fluide, je n’accepte pas. Ca dépend. »
Christine préfère faire appel à des personnes qui « signent bien ». Mais une bonne langue
des signes et une bonne traduction vont-elles de paire ? Par ailleurs, cette dernière dit
remarquer lorsque les interprètes non diplômés (ici des étudiants) font des erreurs, elle peut
ainsi rectifier. Plus bas, voici ce qu’elle dit : « Je ne peux pas contrôler ce que dit
l’entendant. Je ne sais pas, je ne peux pas juger. C’est difficile. » Cela prouve qu’elle ne peut
pas contrôler tous les échanges et donc la traduction de l’interprète (qu’il soit diplômé ou
non). Pourquoi ferait-elle appel à lui dans ce cas ? D’autres sourds disent faire appel à des
interprètes non diplômés pour des interventions « simples ». Cependant, chacun n’a pas la
même conception d’une situation simple et pour laquelle les enjeux ne sont pas importants.
Par exemple, Pascal fait appel à des étudiants interprètes pour traduire des réunions
parents-professeurs : « Je fais appel à des étudiants pour des rendez-vous simples, par
exemple les rendez-vous administratifs ou privés, par exemple pour une réunion parentsprofs. (…) Si je sens qu’une situation est trop lourde, je ne ferai pas appel à eux. » Tandis
que selon Jean, les réunions parents-professeurs ont des enjeux importants : « Si je vois
que ça devient compliqué, je fais appel à un interprète. Par exemple, pour les réunions
parents-profs de mon fils, je fais venir un interprète. C’est important. » On peut aussi faire
remarquer que pour certains sourds, il n’y a pas forcément besoin de longues études pour
traduire dans certaines situations. Voici un exemple venant des propos de Christine :
« Mais par exemple pour des rendez-vous à l’école, l’achat d’un ordinateur… il ne faut pas
forcément un niveau très élevé. Il suffit d’avoir un bac ou un peu plus… On peut faire appel à
des étudiants… ou à des personnes qui connaissent bien la langue des signes (…). »
Cet avis provient d’une confusion entre « bonne langue des signes » et « bonne traduction ».
Il ne suffit pas d’avoir un bon niveau de LSF pour être un bon interprète. Fabrice fait la même
confusion. Par ailleurs, selon lui, un interprète professionnel est quelqu’un ayant des
diplômes en LSF : « Il m’arrive de faire appel à une association où l’interprète vient dans ce
cas. Mais il n’a pas de diplôme, c’est un interface. Je choisis une personne professionnelle,
qui a un bon niveau en langue des signes, c’est important. Celles qui n’ont pas un bon
niveau, je n’en veux pas, je ne veux pas d’erreurs. (…) ce sont des professionnels ayant des
diplômes en lsf. » Plus loin il dit ceci : « Professionnel ? ça veut dire un interprète qui
respecte le secret professionnel, qui est neutre et fidèle. Après je sais pas. » Ce sourd
confond donc tout : la différence entre interprète / interface et ce que veut dire interprète
professionnel. Sur les mêmes notions il se contredit lui-même. Preuve que la fonction de
l’interprète n’est pas du tout claire pour lui.
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La plupart des sourds, émettant cette contradiction entre importance du diplôme et utilisation
d’un interprète non diplômé, ont pour argument le manque d’interprètes diplômés et donc le
manque d’interprètes disponibles. Cependant, nous pouvons remarquer que dans certains
propos, faire appel à des interprètes non diplômés ne pose pas problème puisqu’ils peuvent
avoir les compétences pour traduire.
Une autre contradiction flagrante est soulevée dans tous ces témoignages : celle de
la confiance. En effet, beaucoup de sourds disent faire confiance à l’interprète mais ils ne
font pas appel à eux pour leur vie privée ou en sont gênés. C’est le cas pour Sébastien,
Pascal, Christine et Jean.
Sébastien : « Je fais 100% confiance aux interprètes. Ce sont des professionnels, ils font
leur travail. Ils sont neutres, respectent le secret professionnel… donc je ne les juge pas, ne
les évalue pas. Je rencontre parfois des interprètes à l’extérieur pendant des fêtes ou à des
moments plus informels… Je sais qu’ils sont tenus au secret professionnel, je le sais mais je
n’ai pas envie que quand ils me voient ils pensent à ce qu’ils ont traduit pour moi. Mais pour
ce qui est de leur diplôme, du respect des règles de travail, je leur fais totalement
confiance. »
Pascal : « Je n’ai pas forcément envie qu’on sache ce qu’il se passe chez moi. Dans ce cas
je fais appel à un interprète qui vient de loin, il est plus neutre. Je me sens plus libre de
m’exprimer sans sentir un regard familier sur moi. L’interprète est soumis au secret
professionnel, oui. Mais, mais, mais… Il suffit qu’il dise quelque chose et ce quelque chose
se répète. On peut ensuite juger de ma situation. C’est pour ça, je préfère que ce soit
quelqu’un qui vienne d’autre part. J’ai jamais vécu ce genre de situation, mais je préfère
quand même.
- Faites-vous confiance facilement à un nouvel interprète ?
- Du moment que l’interprète est diplômé, je ne vois pas le problème. »
Christine préfèrera aller à certains rendez-vous privés où on peut l’accueillir en langue des
signes, lira sur les lèvres, ou passera par écrit plutôt que de faire appel à un interprète. Elle a
également comme solution de faire appel à des interprètes à distance par le biais de la visiointerprétation. Jean émet les mêmes réserves :
« Par exemple, imaginons, j’ai affaire à un interprète que je connais, c’est normal j’ai souvent
été leur professeur. Il s’agit d’une situation grave et il vient interpréter pour moi… c’est pas
facile parce-que je le connais. Il faut essayer de faire la part des choses et de le voir juste en
tant que professionnel. Mais malgré ça, on garde cette idée. Ca peut poser problème. Ca
dépend des situations. S’il s’agit d’une situation grave concernant ma vie privée, c’est
comme une intrusion. C’est pas facile… parce-que le monde sourd est petit. Les entendants
37
ça va, mais les sourds… C’est vrai qu’il faut faire abstraction de ce qu’on sait et voir la
personne en face de nous comme un interprète. » Pourtant, selon lui, l’usage d’un interprète
requiert plus du besoin que de la confiance : « Il ne s’agit pas de confiance. C’est un pont, un
besoin de communication, c’est ça le plus important : la communication. Si une personne sait
signer, c’est pas que je lui fais confiance, c’est que j’en ai besoin pour communiquer. »
Ainsi, il s’agit ici davantage de la peur d’un jugement que d’un manque de confiance.
Cependant, l’un entraîne l’autre. Même si ces usagers savent que l’interprète est soumis au
secret professionnel, ils ne peuvent s’empêcher d’avoir des doutes, de se sentir gênés.
L’aspect humain est donc à prendre en compte : l’interprète est également une personne qui
peut juger. Quoi qu’en disent les sourds, l’interprète n’est pas seulement un besoin mais
aussi un humain avec ses propres convictions. Elles peuvent entrer en jeu au moment de
l’interprétation, surtout si l’interprète connaît le sourd. Ces usagers ont donc besoin d’une
certaine confiance envers lui ou de quelqu’un qu’ils ne connaissent pas pour se sentir
tranquillisés.
D’autres contradictions plus minimes résultent des réponses données. Certains
sourds disent que l’interprète est un « pont » de communication entre l’entendant et le sourd.
Néanmoins, selon eux, l’interprète n’est présent que pour le sourd, c’est lui qui en a besoin.
Par exemple Jérémy fait ressortir cette idée : « A mon avis, l’interprète est présent pour moi,
il me sert à moi. Il est là pour le sourd. » Et plus loin dans l’échange : « Concernant le rôle de
l’interprète, il s’agit d’être neutre, d’être un pont entre sourd et entendant, de permettre une
communication fluide, de tout traduire.» S’agit-il ici d’une confusion inconsciente provenant
de l’habitude de dire que c’est le sourd qui est handicapé, qui fait partie d’une minorité
linguistique et donc que c’est lui qui a besoin de l’interprète pour communiquer ? Cela
provient-il du fait que c’est majoritairement lui qui fait appel à l’interprète et qu’il est donc
présent pour ce dernier ? Brigitte nous le confirme par ses propos : « Pour moi l’interprète
est présent pour le sourd. Ce sont toujours les sourds qui se battent pour avoir un interprète.
Aujourd’hui il y a encore beaucoup d’entendants qui ne sont pas prêts à recevoir les
interprètes. » Inversement, certains sourds ont comme représentation de l’interprète
quelqu’un qui est là pour les aider, pour les conseiller si jamais les entendants essaient de
les manipuler. Cependant, l’interprète est présent autant pour le sourd que pour l’entendant.
C’est le cas de Marie :
« L’interprète est présent pour le sourd comme pour
l’entendant. (…) J’ai peur que les entendants profitent de moi parce-que je suis sourde. Je
ne connais pas les lois etc… Imaginons que je dise oui à tout mais que c’est une erreur.
L’interprète pourrait m’aider quand même. » On peut constater une confusion due à l’image
que les sourds véhiculent : ils ont longtemps été considérés (et le sont toujours) comme des
38
handicapés et comme faisant partie d’une minorité. L’interprète véhicule donc aussi cette
idée : une aide ou un besoin en premier lieu pour le sourd car ce sont eux la minorité.
Grâce aux profils établis, aux contradictions et confusions relevées, plusieurs
représentations de qui est l’interprète et de ce qu’il fait se dégagent. Nous avons déjà pu en
apercevoir quelques unes ci-dessus. Grâce à mon deuxième outil d’analyse qui fait rejaillir
les grands thèmes abordés par les participants de mon enquête, nous allons pouvoir
observer quelles sont les représentations de l’interprète et de son métier quel que soit
l’usager.
39
2.3.
Quelles représentations ressortent de ces entretiens ?
Dans l’objectif de connaître quelles représentations ont les sourds de l’interprète et
de son métier, j’ai choisi de les classifier selon les principaux thèmes qui ressortent de
chaque témoignage. Afin de savoir s’il existe un décalage entre la conception théorique
qu’ont les interprètes professionnels de leur métier et celle des sourds, je vais comme dans
la première partie séparer « qui est l’interprète » de « ce qu’est interpréter » selon ces
derniers. Ainsi nous pourrons voir si les deux parties (interprète et usagers sourds) ont la
même vision de cette profession. Compte-tenu de la densité de chaque témoignage, je ne
mettrai qu’un exemple ou deux permettant d’illustrer chaque idée.
2.3.1. Qui est l’interprète ?
Profil
Un des premiers aspects mis en valeur par mon analyse est le profil de l’interprète.
En effet, il semble que les usagers sourds accordent une importance à la personne qu’ils ont
en face d’eux. Nous pouvons donc remarquer grâce à leur témoignage une évolution du
développement de la profession et donc de la personne qui traduit. Il peut arriver que les
sourds aient par le passé fait appel à un membre de leur famille connaissant la langue des
signes ou à tout autre interprète non diplômé.
Sébastien : « Quand il n’y avait pas encore beaucoup d’interprètes, je faisais souvent appel
à mon père pour traduire. »
Christophe : « Le problème c’est qu’ici, dans la région, il n’y avait pas beaucoup d’interprètes
diplômés. C’était plus des aides à la communication qui n’avaient aucun diplôme. C’est pour
ça qu’aujourd’hui, c’est un peu confus dans l’esprit des sourds cette différence entre
interprètes, interfaces, aides à la communication… Ils ne savent pas le rôle précis de
chacun. »
Comme vous pouvez le voir dans la grille d’analyse, les sourds exigent maintenant
davantage la présence d’un diplôme et revendique l’importance de la formation pour la
plupart. Cependant, cela n’empêche pas certains sourds de faire appel à des non diplômés.
Les profils des interprètes ont aujourd’hui changé :
40
Michel : « Il y a 20 ans, les interprètes étaient plus des entendants qui connaissaient la
langue des signes, des enfants de parents sourds par exemple. Maintenant, les interprètes
professionnels ont suivi une formation. Ils apprennent tout ce qui est stratégies… C’est une
génération plus avancée. (…) Maintenant, les jeunes qui veulent devenir interprètes suivent
des études à l’université, le niveau est beaucoup plus élevé. (…) Autrefois, ce n’était pas
comme ça. C’étaient des personnes gentilles, bénévoles, qui aidaient. »
Pour d’autres usagers, l’interprète est une personne ayant « un bon niveau en langue des
signe », étant « cultivé », « intelligent », « expérimenté ». Annie fait cette remarque :
« Parfois, les interprètes ont un style différent. Certains signent rapidement… d’autres un
peu plus lentement, il y en a qui ont l’air gentils, d’autres sont plus froids… » Ici, la personne
et non le professionnel entre en jeu. Mathilde nous le confirme : « Les sourds ont toujours
besoin de savoir à qui ils ont affaire. Par exemple, l’interprète est-il un homme, une femme ?
Savoir aussi quel est son caractère, s’il se vexe vite ou pas… quel est son âge, s’il est
expérimenté… ». Certains sourds, comme Brigitte, aimeront également appeler un interprète
selon ses compétences : « (…) si un interprète a plus de compétences en art, je ferai appel
à lui pour ce domaine. Pour ce qui est de ma situation familiale, pour l’école etc… Je fais
appel à un autre interprète (…) J’adapte mes choix selon les domaines dans lesquels il faut
intervenir. »
Le profil de l’interprète en tant que professionnel mais aussi en tant que personne
sont donc corrélés. Cela devient parfois confus dans l’esprit de certains sourds et ils ne font
pas la distinction entre professionnalisme et caractéristiques personnelles. Cependant, ce
métier reste un métier relationnel. L’aspect humain est donc très important pour les sourds.
Nous pouvons également le remarquer par l’importance de la confiance que la plupart des
usagers accordent à l’interprète. Il s’agit du deuxième point le plus flagrant apparu dans mes
entretiens.
Confiance
Beaucoup de sourds préfèrent dissocier vie privée et vie professionnelle. Béatrice
nous le fait savoir : « C’est rare que je fasse appel à un interprète pour ma vie privée. Mais si
ça arrive, je préfère que ce soit un interprète qui n’ait rien à voir avec ma vie professionnelle.
Il est important de dissocier les deux. Ma vie privée, c’est à part, c’est personnel. » Par
ailleurs, pour certains, la connaissance de l’interprète peut être gênante. Cela est dû à la
crainte d’être jugés. Christine : « Pour ma vie privée, je préfère faire appel à quelqu’un
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d’extérieur. Je connais les interprètes d’ici. (…) Et je ne suis pas la seule, il y a beaucoup de
sourds qui le pensent. » A l’inverse, d’autres préféreront quelqu’un qu’ils connaissent car une
relation de confiance est installée. C’est le cas de Mathilde : « Pour ce qui est de la
confiance, je ne peux pas l’accorder en un jour. J’ai besoin d’avoir rencontré l’interprète
plusieurs fois.(…) Souvent, les sourds aiment avoir le même interprète car ils le connaissent,
ils ont confiance parce-que ça se passe bien. » Le diplôme est également gage de garantie.
Pour certains sourds, ce dernier suffit pour que la confiance soit accordée : « Etre interprète,
ce n’est pas n’importe quoi. Je préfère faire appel à des services d’interprètes diplômés, j’ai
plus confiance. » Cependant, si l’interprète ne respecte pas certaines règles (comme par
exemple le secret professionnel) ou qu’il a une mauvaise attitude, alors la confiance
baissera. Annie : « Par exemple, une fois c’était pour un rendez-vous médical. Le médecin
employait des mots très compliqués difficiles à traduire. L’interprète était bloqué. J’ai senti
que ça l’a mis un peu en colère. Et moi ça m’a gêné. (…) Je suis sortie de là, j’avais moins
confiance mais c’était plus au niveau du comportement. » Pour d’autres, une totale confiance
est installée dès le départ. Catherine : « Je fais toujours confiance aux interprètes, même si
c’est un nouveau. »
Concernant ce point, on peut constater grâce à ces propos et à la grille d’analyse que
paradoxalement, les sourds ne sachant pas du tout qui est l’interprète ni son rôle feront une
totale confiance en l’interprète ou l’appelleront davantage pour leur vie privée (cf classe BC). En revanche, pour ceux qui ont une connaissance ou une réflexion plus poussée
concernant ce professionnel, nous remarquons des réserves quant à son usage dans la vie
privée. Les usagers sourds de la classe D sont plus méfiants alors qu’ils savent au moins
que l’interprète est tenu à un certain professionnalisme. Pourtant, ils n’hésitent pas à faire
appel à des non diplômés pour certaines interventions. Pour ce qui est de la classe A, la
moitié des usagers ont confiance si l’interprète est diplômé. De cette confiance découle donc
forcément des exigences de la part des usagers.
Exigeances concernant l’interprète
Pour certains sourds, le manque de certaines compétences fait du professionnel un
mauvais interprète. Pour Béatrice, le code déontologique et la maîtrise des langues sont
deux aspects tout aussi importants. Si l’un manque, « ce n’est pas un bon interprète. »
Selon Mathilde, un bon interprète doit avoir une bonne culture générale et doit bien préparer
ses interventions : « Si l’interprète a une bonne culture générale, il y a moins de problèmes.
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Ca arrive que certains interprètes soient bloqués à cause de méconnaissances du monde, et
ça se voit oui. Et bien sûr, nous les sourds ça ne nous plaît pas. On les paie pour quoi faire ?
On a besoin d’un travail de qualité.(…) C’est comme les enseignants, il y en a des bons
comme des mauvais. Les interprètes c’est la même chose. Il y a des interprètes qui font
moins d’efforts, qui sont moins engagés. Les sourds peuvent vite être déçus. » Par ailleurs,
l’interruption trop fréquente du discours peut-être signe de manque de compétences.
D’autres points importants sont exigés de la part des sourds :
Hugo : « Si j’ai des problèmes administratifs, de santé… que je vais à l’hôpital, il est très
important que l’interprète traduise précisément ce que je dis. Il ne doit pas se tromper. »
Pour Michel, c’est le secret professionnel qui est plus que nécessaire : « Le non respect du
secret professionnel, c’est quelque chose que je n’accepte pas. »
Les sourds émettent également quelques réserves concernant les interprètes débutants. La
plupart encourage leur pratique. Cependant, ils préfèrent avoir des interprètes expérimentés
pour certaines interventions :
Pascal : « Par contre, pour des réunions, je demande s’il a de l’expérience. S’il n’en a pas, je
me méfie. Je préfère dans ce cas que ce soit un interprète expérimenté. »
Sébastien : « En général, s’il y a des difficultés, c’est parce-qu’il s’agit d’un interprète
débutant. Il a besoin de travailler pour progresser, c’est normal. »
D’ailleurs, Jérémy avoue ne pas aimer les débutants qui s’installent trop vite en libéral. Selon
lui, ils manquent d’expérience pour entreprendre une telle démarche.
Ainsi, un manque de compétences peut entraîner un refus de la part du sourd ou parfois
l’arrêt d’une traduction. Mathilde : « Ca m’est déjà arrivé de refuser certains interprètes. »
Sébastien : « S’il s’agit d’un rendez-vous important (…) et qu’il y a trop d’erreurs, ça peut
arriver que certains sourds aient envie de stopper l’interprète. » Cependant, certains sourds
comme Brigitte sont plus tolérants : « Il y a beaucoup de sourds qui sont sur le dos des
interprètes. Moi je ne suis pas d’accord avec ça. Les interprètes s’investissent énormément,
il faut les encourager. Au lieu de ça, certains sourds les refusent. (…) Il faut quand même
être souple avec les interprètes. »
Un autre thème, plus minime, concernant qui est l’interprète ressort de mes
entretiens. Cependant, certains sourds y accordent une certaine importance. Il s’agit du lien
communautaire des interprètes.
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Lien communautaire
L’interprète reste présent dans la vie communautaire des sourds. En effet, comme le
fait remarquer Sébastien, il arrive qu’il « rencontre parfois des interprètes à l’extérieur
pendant des fêtes ou des moments plus informels (que le travail). » Selon Mathilde, il est
important que l’interprète côtoie la communauté sourde : « C’est important que les
interprètes rencontrent des sourds, sinon ils perdent en richesse au niveau de la langue des
signes. Quand ils se retrouvent en face de différents sourds, c’est plus difficile après. (…)
c’est important qu’un jeune diplômé participe au monde sourd (…) Ca le fait progresser. »
Ainsi, l’interprète se doit de connaître à égalité deux cultures et deux langues. Il ne suffit pas
d’avoir le diplôme pour prétendre maîtriser parfaitement ces connaissances. Cela fait partie
du perfectionnement de son travail. Cependant, il doit savoir trouver un juste équilibre entre
participation à la vie sourde et ancrage dans la communauté sourde. En effet, comme
Fabrice le fait remarquer : « (…) c’est aux sourds de créer des signes, de les utiliser et
ensuite de les transmettre aux interprètes, pas l’inverse. Je ne suis pas d’accord avec ça. »
L’interprète ne doit donc pas prendre la place du sourd. Par conséquent, il n’est pas évident
pour ce professionnel de trouver sa juste place dans le monde sourd selon les exigences de
chacun.
Les sourds accordent une grande importance à « qui est l’interprète ». Comme nous
avons pu le voir, les caractéristiques personnelles entrent autant en jeu que le
professionnalisme. Par ailleurs, la plupart des sourds interrogés reprochent à l’interprète
d’être indisponible et trop cher. Ce détail matériel paraît important. Les usagers sourds se
cantonnent beaucoup à l’apparence de l’interprète et par conséquent à son attitude
professionnelle. Cela fait partie de son rôle. Nous allons voir maintenant quelles
représentations ils en ont.
44
2.3.2. L’interprétation : qu’est-ce que c’est ?
Attitude professionnelle, rôle et place de l’interprète
Le premier point semblant le plus important pour les sourds est le suivant : l’attitude
professionnelle et le rôle de l’interprète. Selon ces derniers, une « attitude professionnelle
est à acquérir ». Il s’agit d’un « savoir-être » et d’un « savoir-faire » selon Sébastien. Pour
permettre une relation de confiance, l’interprète doit savoir montrer ces derniers atouts par
son comportement général. Pour les détails, les sourds s’en remettent complètement à lui
puisqu’il l’a appris en formation. Du moment qu’il se conduit en tant que professionnel, la
plupart des sourds n’ont pas besoin de connaître plus en amont son rôle et ce qu’il fait
précisément.
Sébastien : « La première fois que tu vois un interprète, ça soulage, tu comprends tout ce qui
se dit. Après tu ne cherches pas à savoir précisément quel est son métier, qui il est etc…
(…) L’interprète n’est pas un copain. C’est un professionnel. »
Béatrice : « Après je sais qu’il y a d’autres choses mais ce sont les interprètes qui voient ça
en formation, c’est leur travail. »
Le premier atout est donc la confiance. De ce dernière découle le respect de la fidélité, de la
neutralité et du secret professionnel.
Mathilde : « Un interprète doit donner confiance, on doit être sûr qu’il traduise tout. »
Annie : « Pour ce qui est de l’attitude, ça veut dire heu… comment expliquer… l’interprète
doit être sûr de lui, il doit inspirer confiance. » A l’inverse, pour Jérémy, la maîtrise des
langues est plus importante que le respect du code déontologique : « La déontologie est
aussi importante oui, mais parfois, des interprètes ne savent pas comment réagir dans
certaines situations à cause de ça. Les règles de la déontologie sont parfois exagérées. Le
plus important est la maîtrise des langues. »
Malgré l’importance de l’attitude professionnelle pour certains sourds, beaucoup de
représentations concernant le rôle de l’interprète existent, dont certaines restant floues. Suite
à mes entretiens, j’ai relevé une liste de représentations précisant quelle place ce
professionnel détient :
-
Droit de s’exprimer (ici donner son avis)
-
Réexpliquer
-
Conseiller
45
-
Assister
-
Juger
-
Aider
-
S’assurer que le sourd ait bien compris
-
Rassurer
-
Rendre autonome
-
Traduire
-
Ne pas juger
-
Savoir se comporter/ se positionner
-
Interpréter = reflet de l’image de l’interprète
-
Interpréter = reflet de l’image du sourd
-
Ne pas expliquer
-
Ne pas intervenir
-
Adapter
-
L’interprète véhicule la vision qu’ont les sourds de leur propre langue : honte ou
fierté
Ainsi, beaucoup de représentations concernant le rôle de l’interprète sont présentes. No us
verrons en troisième partie en quoi elles se rattachent ou sont en décalage avec la partie
théorique.
Techniques d’interprétation et maîtrise des langues
Du point de vue des techniques d’interprétation et de la maîtrise des langues, les
sourds s’expriment beaucoup moins sur le sujet. Beaucoup ont certaines exigences envers
l’interprète, se font une idée de lui en premier lieu par son apparence et qui il est.
Cependant, la majorité ne connaissent pas les difficultés que représente l’acte d’interpréter.
Ce que j’ai le plus relevé concernant les techniques d’interprétation est le fait de
pouvoir traduire d’une langue à une autre. Pascal : « Il est important qu’il (l’interprète)
comprenne le sourd et qu’il arrive à traduire en même temps. Ca va dans les deux sens, vers
le français pour l’entendant et vers la LSF pour le sourd. » Mathilde connaît la difficulté de
traduire vers le français et pense que cela est dû à une mauvaise compréhension : « Ils (les
interprètes) traduisent très bien vers la LSF, mais dès qu’il s’agit de comprendre pour
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traduire vers le français, ça devient plus compliqué. » Pour Jérémy, le discours peut être
simplifié ou se complexifier selon les techniques de l’interprète mais aussi selon les
spécificités de chaque langue : « Il peut arriver que l’entendant donne une explication simple
par exemple et que l’interprète ait besoin de réfléchir, et traduit en compliquant les choses.
Ou à l’inverse, le discours de l’entendant sera compliqué et l’interprète sera très clair, très
visuel et ce sera simple à comprendre. Ca dépend des discours et des interprètes. (…) Et
puis en LSF, beaucoup de réponses courtes sont possibles. A l’inverse, en français, il faut
toujours broder, les phrases sont longues… ». Par ailleurs, il nous parle de l’analyse de
contenu et de faire passer le sens du discours : « On sait tous qu’un interprète, même un
interprète diplômé, ne peut pas tout traduire à 100%. C’est impossible. C’est inévitable qu’il y
ait des petites omissions. Le plus important, c’est que la communication entre les deux
personnes se passe bien, qu’on comprenne le plus essentiel. »
Béatrice relève également l’importance de la présence du même interprète pour des
réunions régulières au sein d’une même structure. En effet, cela peut faciliter les techniques
de traduction : « En revanche, je trouve gênant que pour les réunions de travail, les
interprètes changent régulièrement. Un nouvel interprète manque de contexte, la traduction
est plus difficile, il y a besoin de réadaptation à chaque fois. » Seules ces idées concernant
les techniques d’interprétation ressortent et restent très approximatives. Par ailleurs, la
plupart des sourds interrogés confondent maîtrise des langues et bonne interprétation.
Comme je l’ai souligné dans la partie précédente, pour la majorité des sourds, un bon
interprète est un interprète ayant une bonne langue des signes. Mais qu’en est-il de la
maîtrise du français et de la qualité de la traduction ? Ceci n’est que très peu relevé. C’est
pourquoi, dans la partie maîtrise des langues, je ne relève que les témoignages permettant
de faire la nuance entre « bonnes langues » (surtout bonne langue des signes) et « maîtrise
des langues favorisant une bonne interprétation ».
Concernant
la
maîtrise
des
langues
permettant
de
bonnes
techniques
d’interprétation, voici ce que j’ai pu soulever : importance de maîtriser la LSF, qu’il s’agisse
de l’expression ou de la compréhension, maîtrise du français requise, savoir bien s’exprimer.
Jérémy : « Ce qui est important pour un interprète, c’est bien sûr de maîtriser la LSF et de
savoir bien traduire. Mais il ne faut pas oublier aussi la traduction de la LSF vers le français.
L’interprète se doit d’être compétent dans les deux sens. » Selon Pascal, la bonne
expression de l’interprète vers le français véhicule sa propre image et prouve son
professionnalisme auprès de l’entendant. Au contraire pour Mathilde, l’interprète véhicule
davantage celle du sourd plutôt que la sienne : « Ca peut arriver que l’interprète ne fasse
47
pas une traduction de qualité (…) beaucoup d’entendants ont un très bon niveau, mais c’est
important aussi de montrer la valeur des sourds. Si je prends un interprète très moyen,
comment peut-on faire évoluer cette image ? Ce serait dommage que les entendants aient
un préjugé sur les sourds à cause de l’interprète. » Ainsi, c’est l’interprète lui-même qui
poserait problème. Cependant, sa maîtrise des langues et donc ses techniques
d’interprétation entrent ici en jeu. En effet, il peut arriver que la traduction ne soit pas
satisfaisante à cause de lacunes concernant ces points. Pour permettre une bonne
interprétation dans certains domaines pointus, l’interprète se doit de maîtriser du vocabulaire
spécifique. Michel : « Si par exemple ils doivent aller à un rendez-vous à l’hôpital, la
formation leur apprend (aux interprètes) à s’adapter aux mots utilisés dans ce domaine. Ils
connaissent tous les mots que le médecin utilise et ils peuvent les traduire. »
Nous pouvons remarquer que les sourds n’ont qu’une très petite connaissance
concernant la maîtrise des langues et donc des techniques de traduction qui en découlent.
Cependant, ils accordent beaucoup d’importance au profil de l’interprète, à son apparence et
à son attitude professionnelle. Il semble que ces points soient les plus importants pour eux.
Après avoir catégorisé les représentations qu’ont les usagers de l’interprète, nous allons
pouvoir les comparer à l’aspect théorique concernant le rôle de l’interprète et de ce qu’il fait.
Nous pouvons constater un énorme décalage entre les deux. Il y a pratiquement ici autant de
représentations différentes de la profession que de personnes interrogées. Certains avis se
recoupent, d’autres se contredisent et beaucoup restent confus quel que soit le profil des
usagers. Nous allons voir si cela a un lien avec les remarques que j’ai faites en première
partie concernant l’histoire des sourds et l’évolution de la profession. Nous observerons ainsi
quelles incidences ont ces représentations sur le métier. Nous ciblerons ensuite les points
sur lesquels il faut travailler pour une représentation plus juste de l’interprète et de sa
fonction.
48
3. Réflexions et incidences sur le métier
3.1.
Décalage entre théorie et analyse ?
3.1.1. Décalage entre conception théorique de ce qu’est un interprète et
celle des sourds
Comme nous l’avons vu en première partie, les interprètes ont mis du temps à
imposer leur professionnalisation et à définir clairement leur rôle. Cependant, aujourd’hui
bien des efforts sont encore à fournir pour une meilleure connaissance de ce métier. Mes
entretiens le prouvent : beaucoup de confusions persistent encore.
Bien que certains points soient en accord avec la partie théorique concernant la
fonction de l’interprète, il ne s’agit que d’une partie infime des sourds interrogés. Pourtant,
certains estiment ne pas avoir besoin qu’on leur explique le rôle de ce professionnel et les
compétences qu’il doit acquérir. Beaucoup d’usagers ne voient pas en quoi le diplôme est
important ou sous-estiment son existence en faisant tout de même appel à des interprèt es
non diplômés. Dans la partie théorique, nous avons vu que les interprètes professionnels
revendiquent la nécessité d’une formation et le perfectionnement continu de leur travail. Un
niveau d’études solide et l’acquisition des compétences que demande l’interprétation sont
les points qu’ils défendent. Beaucoup de sourds méconnaissent cet aspect de la profession
tout comme le code éthique auquel elle se réfère. Comparativement à ce que nous avons vu
dans la partie théorique, les usagers n’en ont qu’une vision très approximative. Par
conséquent, le rôle de l’interprète reste confus. Arlette Morel le souligne (2011 : 15) : « (…)
pour la grande majorité des sourds, l’interprétariat pose des problèmes. Ces sourds ne
savent pas ce que signifie réellement interpréter (…). Autant ils connaissent parfaitement le
travail d’un éducateur, d’un professeur, voire d’un patron, autant leur représentation des
interprètes est très approximative. » Nous pouvons le voir grâce à la liste de mots relevée
lors des entretiens. Cette dernière est en contradiction avec ce que les interprètes essaient
de véhiculer au quotidien dans leur travail : « droit de s’exprimer », « réexpliquer »,
« conseiller », « assister », « juger », « aider », « s’assurer que le sourd ait bien compris »,
« rassurer ». Même si d’autres sourds ont une représentation plus juste de la profession, il
reste encore à clarifier qui est réellement l’interprète et ce qu’il fait exactement, quelle que
49
soit leur place sociale. Comme je l’ai déjà fait remarquer, les sourds accordent énormément
d’importance à la personne en elle-même plus qu’au professionnel qu’ils ont en face d’eux.
Cependant, ils ont des exigences sans connaître véritablement quelles sont les difficultés
pour interpréter. En effet, nous avons vu que très peu de remarques sont faites dans les
témoignages concernant les techniques d’interprétation en elles-mêmes alors que les
interprètes y accordent une grande importance. Il est normal que les sourds aient certaines
réclamations quant à la prestation des interprètes puisqu’il s’agit surtout d’une relation de
confiance et d’une qualité de service. Néanmoins, s’ils connaissaient mieux les véritables
enjeux de l’acte d’interpréter et de sa complexité, peut-être auraient-ils une autre
représentation de ce métier, peut-être une représentation plus professionnelle de l’interprète
pour certains.
Ainsi, la majorité des sourds ont aujourd’hui une vision approximative et confuse du
métier si on la compare à celle plus théorique expliquée en première partie. Nous allons voir
si ces représentations se recoupent avec la contextualisation de l’interprétariat LSF / français
vue en p.6.
3.1.2. Conceptions du métier en lien avec la contextualisation de
l’interprétariat LSF/français
En comparant les données théoriques sur la contextualisation et l’émergence du
métier et celles des entretiens, nous pouvons observer un lien entre les différentes
représentations. En effet, les propos tenus par les différents usagers confirment ces
dernières.
En premier lieu, l’évolution du profil des interprètes se dégage dans les différents
témoignages. Les usagers ont remarqué une différence entre les premiers interprètes et
ceux d’aujourd’hui. Même si leurs propos ne sont pas aussi détaillés que ceux des
chercheurs sur ce point, ils permettent de distinguer différents profils d’interprètes : des
membres de la famille ou des bénévoles « faisant office de », des aides à la communication
puis des interprètes formés, diplômés. Cependant, malgré la professionnalisation de ce
métier, beaucoup de sourds interrogés font encore appel à des interprètes non diplômés. Le
problème soulevé par Arlette Morel en 1987, concernant le manque de formation et la
pratique d’enfants entendants de parents sourds, semble toujours être d’actualité.
50
Sébastien : « Un enfant entendant qui a grandi avec des parents sourds ne peut pas être
interprète comme ça, il ne suffit pas de connaître la langue des signes. Il faut aussi savoir le
rôle exact de cette profession. C’est comme si tous les sourds pouvaient devenir professeurs
de LSF sous prétexte qu’ils sont sourds. » Par ailleurs, pour beaucoup d’usagers interrogés,
l’interprète est présent pour le sourd. Il y a deux raisons à cela : soit ce professionnel est là
pour l’aider, soit il est là pour lui car il se sent en minorité. Ce sont les sourds qui ont besoin
de l’interprète. Nous avons vu que ces représentations étaient également présentes dans les
témoignages d’Arlette Morel et de Moez Beddai (cf pp.19, 20). Il s’agit ici d’un problème
d’identité rendant l’utilisation de l’interprète confuse. I. Guicherd (2002 : 81) le fait
remarquer : « S’il (l’interprète) est considéré comme « interprète pour sourds », c’est que les
sourds ne sont pas perçus comme des interlocuteurs à part entière et que lui-même n’est
pas perçu comme un professionnel travaillant entre deux langues, mais comme une
assistance pour les déficients auditifs. » Si les sourds pensent la même chose, cela est lié à
un problème d’identité provenant de leur histoire. L’image qu’ils ont de l’interprète est
confuse car pour certains, leur identité l’est aussi. De plus, dans les entretiens, l’interprète
est par moment vu comme quelqu’un de cultivé ou d’intelligent. Ces propos sont également
mis en valeur dans les témoignages d’illustration. Les sourds surestiment parfois l’interprète
et se l’accaparent encore aujourd’hui. Un autre point que l’on peut retrouver : les usagers
confondent la bonne maîtrise des langues avec une bonne traduction. Ces exemples ont
aussi été cités dans la première partie (dont un d’Arlette Morel et un de P. Guitteny, cf p.20,
21). Il semble que cette confusion existe toujours aujourd’hui. Si l’interprète (diplômé ou non)
signe bien, que le sourd le comprend, il est satisfait. Cela est dû encore une fois à la
méconnaissance de ce qu’est l’acte d’interpréter. Par ailleurs, d’autres représentations de
l’interprète présentes dans les témoignages sont en lien avec celles présentes dans la partie
théorique. Effectivement, comme je l’ai fait remarquer dans la sous-partie intitulée « Histoire
et vécu des sourds en lien avec l’apparition de l’interprétariat », certains sourds ont honte de
leur langue tandis que d’autres en sont fiers. Cela a des répercussions sur l’utilisation de
l’interprète. Ce dernier véhicule la langue des sourds et donc leur image. Pour certains
sourds, faire appel à lui peut être problématique comme revalorisant. Béatrice : « Pour ma
vie privée, c’est plus compliqué (de faire appel à un interprète). Par exemple, les enfants
n’aiment pas qu’on voit que leurs parents sont sourds par la présenc e d’un interprète. » Ou
encore Marie : « Si je vais à une réunion d’école pour ma fille, ça me dérange qu’un
interprète soit présent pour une seule personne. Je me sens regardée. » Au contraire,
Brigitte est fière d’utiliser les interprètes : « La présence d’un interprète ne me dérange pas,
jamais. Au contraire, je suis fière qu’il soit là, on me regarde. » L’interprète peut-il alors nier
le lien évident qui existe entre la perception de la surdité et celle de son métier ?
51
Ainsi, nous remarquons que le vécu des sourds et l’émergence de la profession aujourd’hui
encore influent sur les représentations qu’ont les usagers de l’interprète. Certaines
représentations
persistent,
cela
est
dû
à
un
long
chemin
parcouru
pour
la
professionnalisation de ce métier. Malgré son développement, encore beaucoup d’usagers
sourds n’ont pas une idée précise du rôle de l’interprète et de ce qu’il fait véritablement. Il
convient ainsi de mener une réflexion pour savoir, grâce à l’éclairement du passé, ce que
l’on peut faire aujourd’hui pour améliorer les représentations qu’ont les sourds du métier, afin
que ce professionnel puisse exercer dans de meilleures conditions.
52
3.2.
Réflexions apportées pour une meilleure approche du métier
3.2.1. Réflexions des usagers sourds et interprètes professionnels
En 1987, lors du Symposium européen d’Albi, Arlette Morel avait déjà formulé
quelques réflexions concernant le rôle de l’interprète. Selon cette dernière, les sourds ont
trop attendu « que les interprètes les prennent en charge », ils se mettent en position
« d’assistés ». Comme nous l’avons vu précédemment, cela est toujours le cas pour certains
sourds. Par conséquent, elle propose que « dès l’école, on (les sourds) nous apprenne ce
qu’est un interprète, quel est son rôle, quelles sont ses limites. Ayant pris l’habitude jeune de
l’utiliser en pleine connaissance de cause, il y aura une meilleure entente entre interprètes et
sourds. » Selon elle, l’interprète doit nécessairement suivre une formation. Par ailleurs,
l’interprétation a ses limites. Elle reproche la « banalisation de l’interprétation » et son usage
inadapté pour certains publics :
Est-il nécessaire d’avoir des interprètes dans les écoles de sourds, écoles dites spécialisées ? (…) Un
interprète est nécessaire aux réunions et discussions pédagogiques, c’est vrai, mais là se limite sa
compétence. Par quelle aberration l’utilise-t-on systématiquement ? (…) L’utilisation d’un interprète a
ses limites, l’interprétariat a été fait primordialement pour donner plus de liberté et d’autonomie aux
sourds, il ne doit en aucun cas devenir un assujettissement, une contrainte qui restreint la liberté tant
recherchée.
En 2009, lors des actes du colloque organisé à l’université Paris 8, Arlette Morel donne un
autre point de vue concernant la place de l’interprète auprès des sourds. Elle revendique
toujours la nécessité d’une formation et l’explication du rôle de ce professionnel dès le plus
jeune âge. Cependant, les sourds ayant besoin d’un interprète ne seraient qu’une minorité :
Parmi les sourds présents, j’aperçois essentiellement des personnes avec des postes à
responsabilité : directeurs, gérants, responsables, enseignants, etc, qui disposent tous des
connaissances nécessaires de la vie en société. Mais je ne vois pas ici de sourds qu’ on appelle « de
base » et dont je suis persuadée qu’ils sont bien plus nombreux. Or les interprètes d’aujourd’hui ne
correspondent finalement très bien qu’à vous, les sourds qui êtes présents aujourd’hui et qui formez
une minorité. (…) pour la majorité, l’interprétariat pose des problèmes. (…) Et je suis navrée de dire
aux interprètes qu’ils ne travaillent que pour une minorité de sourds (…).
Ainsi, elle propose que ces sourds « de base » soient aidés par d’autres professionnels alors
qu’en 1987 elle reprochait la dépendance des sourds à un professionnel entendant :
53
(…) je pense que ces sourds « de base » ont besoin de services d’interfaces et non d’interprètes. A
l’hôpital, dans des mairies, pour toutes les situations simples de la vie quotidienne, ils ont besoin de
conseils, d’explications, d’éclaircissements (…). J’aimerais donc que les interprètes professionnels et
reconnus se rapprochent des interfaces pour être au service de tous les sourds.
Certains sourds rejoignent ces propos polémiques. En effet, Sébastien (usager sourd
interrogé) parle de former ce qu’il appelerait des « interprètes pédagogiques » pour le
scolaire mais aussi pour des adultes rencontrant des difficultés d’autonomie : « Pour les
enfants, c’est ce que j’appelerais un interprète pédagogique. Il pourrait intervenir dans les
écoles mais pas seulement. Il pourrait aussi intervenir auprès des adultes qui ont besoin
d’adaptation. Il traduirait mais pourrait apporter des explications en plus. Ce serait
intéressant. » Pour Carole Gutman (2006 : 22), un intermédiateur serait l’idéal dans le cadre
hospitalier : « La présence du médiateur permet à l’interprète de retrouver son rôle
premier. » Cependant, le fait de faire appel à un autre professionnel peut rendre encore plus
confuse la fonction de l’interprète. Nous avons pu le remarquer par les divers témoignages
analysés ci-dessus. Guylaine Paris l’a également relevé lors d’un cours sur l’interprétation
scolaire : « L’apprentissage du rôle de l’interprète peut-être rapide. Mais cela reste flou pour
ceux qui ont déjà utilisé un interface. » Beaucoup d’interprètes parlent alors de
spécialisations du métier. Carole Gutman le notifie dans son mémoire (2006 : 47) : « (…)
selon Catherine Quérel, l’interprète reste le professionnel le plus compétent pour un travail
en binôme… à condition qu’il assouplisse sa position, voire qu’il se spécialise (…) Une
formation des interprètes en santé mentale s’impose ». Il s’agit ici d’un domaine bien
particulier bien sûr, mais la place de l’interprète dans beaucoup de secteurs est remise en
question.
Ainsi, plusieurs questions sont amorcées quant à l’évolution de ce métier et son rôle :
besoin de spécialisation de l’interprète, présence d’un autre professionnel nécessaire ? Ces
dernières proviennent du problème de la place de l’interprète selon les domaines et les
usagers. Les représentations qu’ont les sourds de l’interprète contribuent à ces réflexions.
Après tous ces constats, nous allons maintenant relever les différents points sur lesquels il
faudrait travailler pour une meilleure utilisation de l’interprète.
54
3.2.2. Sur quels points travailler pour une représentation plus juste de la
profession et une meilleure utilisation de l’interprète
Suite à toutes ces recherches, il semble que la problématique des représentations
qu’ont les usagers sourds de l’interprète est bien plus profonde qu’un simple remaniement
par l’explication du métier auprès des usagers. En effet, énormément de confusions sont
encore présentes de par le vécu des sourds et l’émergence, l’évolution de cette profession.
Par ailleurs, beaucoup de sourds manquent encore d’autonomie. Plusieurs professionnels de
la surdité le font remarquer dont des interprètes. Lors d’un cours sur l’interprétation en
hôpital et en milieu psychiatrique, Carole Gutman l’a observé : la surdité n’est pas seulement
un problème de communication mais aussi de contexte. D’une part, les sourds rencontrent
des problèmes d’ordre linguistique, l’interprète est présent pour pallier ces derniers. D’autre
part, ils rencontrent une difficulté bien plus profonde, celle de la « compréhension du
contexte » de par leur vécu et les habitudes prises. Un intermédiateur sourd le souligne
également : « Souvent les sourds disent qu’ils ne comprennent pas parce-que l’interprète va
trop vite. Mais ce n’est pas ça le problème. C’est un problème de contexte, de
compréhension de la situation, il leur manque des éléments pour comprendre les
situations. » Dans ce cas, le rôle de l’interprète est inapproprié. Comme l’a fait remarquer F.
Poivre lors de la conférence sur l’interprétation en milieu médical, les sujets communiquants
sont le sourd et l’entendant. Selon ce dernier, s’ils ne savent pas communiquer ou font
preuve de mauvaise volonté, ce n’est pas la présence d’un interprète qui arrangera la
situation. Si le sourd ne comprend pas, ce n’est pas forcément dû à une défaillance de la
traduction. Ainsi, certaines représentations qu’ont les usagers sourds de l’interprète
proviennent de ce manque d’autonomie. Il faudrait également travailler sur ce point avec les
entendants. En effet, ces derniers alimentent eux aussi la dépendance des sourds envers
l’interprète. L’exemple donné par Carole Gutman en est la preuve : certains médecins
laissent le soin à l’interprète de s’occuper du patient en pensant que l’interprète est aussi
présent pour cela. Ils partent du principe que parce-que l’interprète est présent, le sourd
comprendra
tout
puisqu’il
s’agit
essentiellement
d’un
problème
de
langue.
Les
représentations qu’ont les usagers entendants de l’interprète est un autre point à analyser
fortement lié à celui des usagers sourds. En effet, la vision de l’un sur le métier entretient la
vision de l’autre. Par ailleurs, si comme le proposent Arlette Morel, certains usagers et
interprètes, il faudrait faire appel à d’autres professionnels dans certains cas, il convient de
distinguer le rôle et la place de chacun. En effet, selon les témoignages récoltés, beaucoup
de confusions ressortent concernant la différence entre intermédiateurs, interfaces et
55
interprètes. Pour les sourds ayant des problèmes d’autonomie, peut-être serait-il plus juste
d’axer leurs réels besoins comme le soulignait Arlette Morel et de faire appel à un autre
professionnel. Michel (usager sourd interrogé) le pense lui aussi :
Après les interprètes sont parfois en face d’un sourd qui n’a pas un très bon niveau. Il ne faut pas faire
son boulot et le laisser tomber. Il faut le lui signaler, lui dire qu’il ne comprend pas tout et qu’il vaut
mieux qu’il se redirige vers un autre professionnel, comme un intermédiateur par exemple.
Cependant, contrairement à ce que stipule Arlette Morel, nous pouvons remarquer que
même certains sourds n’ayant pas de problèmes d’autonomie et faisant partie de ceux ayant
« des postes à responsabilités » font encore beaucoup de confusions concernant le rôle de
l’interprète et son métier. Cela prouve donc que la fonction de ce professionnel n’est pas
encore assez clarifiée et expliquée également auprès de ce public. Comme le proposent
plusieurs professionnels, il serait utile d’expliquer son rôle dès le plus jeune âge. Dans les
témoignages, plusieurs usagers déclarent qu’ils auraient préféré qu’on le leur explique plutôt
que de le découvrir par eux-mêmes ou que certains sourds en auraient besoin. L’interprète
se doit donc de bien clarifier son rôle auprès des usagers sourds. Par ailleurs, parfois malgré
eux, ils attachent énormément d’importance à la confiance qu’ils accordent à l’interprète.
Pour cette raison, les domaines d’intervention de l’interprète seront restreints. Effectivement,
certains d’entre eux ne feront pas appel à ces professionnels pour leur vie privée alors qu’ils
sont formés pour le faire. D’autres le feront mais en seront gênés, se méfieront ou pourront
vite être déçus. Les sourds confirment donc que l’interprétariat est un métier basé sur la
confiance. Ce point doit être ciblé pour leur expliquer l’importance de sa professionnalisation.
P. Guitteny (2009 : 12, 133) propose plusieurs actions concrètes afin de mieux connaître
cette profession, notamment concernant la difficulté de traduire :
Utiliser un interprète s’apprend. L’orateur doit notamment avoir conscience que l’interprète ne peut
pas deviner ce à quoi il pense et qu’il doit expliciter, exprimer clairement sa pensée pour être compris
et traduit. Cette formation à l’utilisation d’un interprète devrait faire partie de la formation des jeunes
sourds. (…) l’A.F.I.L.S. a imaginé, lors de rencontres entre sourds et interprètes, des ateliers
d’exercice de traduction (…) les sourds qui ont participé à ces exercices ont pu constater la difficulté
et la pénibilité de ce travail.
Ainsi, loin de vouloir faire apprendre parfaitement aux sourds ce que sont le code
déontologique ou les techniques d’interprétation, une simple sensibilisation pourrait suffire
pour leur faire prendre conscience des réels enjeux du métier et de la nécessité de sa
professionnalisation. En effet, encore beaucoup confondent bonne langue des signes et
bonne traduction. Par conséquent, il serait utile de travailler sur cette distinction avec les
56
sourds. Leurs attentes et leurs demandes contribuent également à une meilleure place de
l’interprète. P. Guitteny (2009 : 39) :
Or, le lien entre sourds et interprètes, ou entre associations de sourds et services interprètes est
important : c’est parce-que beaucoup de sourds se sont battus pour réclamer des interprètes
professionnels que ce métier a pu se développer, et à l’inverse, c’est parce-que des interprètes
compétents interviennent que beaucoup de sourds ont pu accéder, notamment, à des formations de
tous niveaux. Nous sommes donc attentifs aux réactions des personnes sourdes, et à l’expression de
leurs félicitations ou de leurs mécontentements, que ceux-ci concernent l’organisation du service, les
prix pratiqués ou autres problèmes. D’ailleurs, lors de ces réunions, nous avons pu recueillir des idées
intéressantes quant à l’amélioration de l’organisation d’actions à mener.
Il semble donc important que cet effort soit poursuivi grâce aux partages et aux échanges
entre interprètes, sourds et entendants.
Pour une utilisation plus adéquate de l’interprète, un énorme travail reste à faire
puisque cela provient de représentations ancrées depuis de longues années. Cela est-il un
des points qui mènera à la spécialisation du métier selon le domaine dans lequel l’interprète
intervient et les usagers côtoyés ? Dans tous les cas, une reconnaissance plus accrue de ce
métier aiderait sûrement à une meilleure connaissance de son rôle. L’interprète y contribue
malgré lui au quotidien en intervenant sur le terrain et en se rendant plus visible. Ainsi,
comme le fait remarquer I. Guicherd (2002 : 86) :
(…) les interprètes travaillent en France entre deux langues et deux populations qui ne bénéficient pas
du même statut socio-politique. Par conséquent, leur propre statut n’est pas valorisé. Finalement, estil possible d’être interprète sans être militant ?
57
CONCLUSION
Ce mémoire avait pour but de savoir quelles sont les représentations que se font les
sourds de l’interprète et de son métier. Loin de vouloir relever la totalité de ces dernières ou
de parler pour l’ensemble de la population sourde, il s’agissait surtout de confronter divers
témoignages permettant d’amorcer une réflexion sur cette problématique. En effet, les
représentations qu’ont les usagers de ce professionnel jouent sur sa pratique quotidienne
mais pourquoi ? Quels éléments faut-il prendre en compte pour réussir à mieux faire
connaître cette profession ?
Cette recherche permet d’observer que les perceptions que se font les usagers
sourds de l’interprète proviennent d’un long cheminement de sa professionnalisation mais
également d’un vécu rendant confuse l’image de leur propre ident ité et donc de celle de
l’interprète. Ce métier desservant une minorité reste encore à l’ombre et son manque de
reconnaissance influe sur certaines représentations. Ainsi, l’interprète est encore vu comme
quelqu’un étant présent exclusivement pour le sourd, quelqu’un l’aidant ou encore comme
quelqu’un n’ayant pas toujours besoin de diplôme. Les sourds accordent énormément
d’importance à son apparence, à sa personnalité et à son attitude professionnelle. La
confiance semble également être un point crucial jouant sur les do maines d’intervention de
ce professionnel. Cependant, très peu savent ce qu’est réellement interpréter et les enjeu x
que cela implique. Nous avons pu remarquer que la place sociale du sourd est également
facteur de certaines représentations. Ces dernières seront différentes si les usagers ont un
travail manuel, s’ils sont au chômage, s’ils manquent d’autonomie ou s’ils ont un métier
demandant un niveau d’études plus élevé. De même, ils auront une conception différente de
l’interprète selon le regard qu’ils portent sur leur propre handicap. Grâce aux différents
témoignages, nous pouvons presque dire qu’autant de représentations existent que
d’usagers. Dans l’idéal, il conviendrait donc de cibler le profil de chaque personne pour
mieux la sensibiliser à cette profession. Néanmoins, cela paraît être irréalisable. Par ailleurs,
il ne faut pas oublier que chacun a le droit de défendre sa propre conception du métier, dont
le débat semble loin d’être fini. De plus, il serait également nécessaire de mener une
démarche de sensibilisation auprès des entendants. Un véritable travail de fond est donc
encore à fournir. En effet, depuis l’apparition de l’interprétariat en LSF / français, la
communauté sourde et les interprètes professionnels ne cessent de se battre pour une place
plus juste de ce métier mais aussi pour sa reconnaissance, que ce soit auprès des sourds ou
des entendants. Il semble aujourd’hui que cette tâche ne soit pas terminée. En dernier lieu,
58
nous avons vu que ce professionnel n’est pas adapté à toutes les situations ou encore que
ce métier tendrait à se spécialiser pour une utilisation plus adéquate. De 1987 à 2009,
beaucoup de changements ont été effectués concernant l’interprétariat en LSF et les sourds.
Il semblerait que d’autres soient encore en marche,
Arlette Morel (2011 : 14) :
« Heureusement, les temps ont bien changé ! Dans trente ans peut-être, la situation aura
encore progressé. » Les écrits récents concernant ce métier (je pense notamment aux livres
L’interprétation en langue des signes et Entre sourds et entendants : un mois avec un
interprète en langue des signes) et le documentaire réalisé mettant en scène la profession
(Signer la vie réalisé par Céline Thiou, 2011) prouvent cette volonté de mieux faire connaître
ce métier. F. Jeggli & al. (2007 : 3) le disent eux-mêmes :
Avec ce manuel, nous souhaitons apporter notre pierre à l’édifice de la reconnaissa nce de cette
profession, de plus en plus nécessaire à l’heure de l’accroissement des échanges commerciaux,
culturels et intellectuels.
59
BIBLIOGRAPHIE
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signes, Paris, Presses Universitaires de France
-
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organisée par l’association AEIFLSF à Lille
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communication entre les patients d’origine étrangère et le personnel soignant »,
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GAUCHER C.(2008), thèse : « Ma culture c’est les mains » Aborder l’expérience de
la différence : anthropologie de l’identité sourde au Québec, discipline anthropologie,
université Laval
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thérapeutique : conceptions de son rôle et difficultés éprouvées », Psychothérapies
vol. 26, pp. 37-49
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GUICHERD I. (2002), mémoire : Quelle perception les différents usagers ont-ils de
l’interprète français/LSF ?, Master 2 interprétariat LSF/français université Paris 8
-
GUITTENY P. (2009), Entre sourds et entendants : un mois avec un interprète en
langue des signes, Paris, Monica Companys
-
GUTMAN C. (2006), mémoire : Réflexions sur l’interprétation dans le cadre de la
santé mentale, Master 2 interprétariat LSF/français université Lille 3
60
-
KERBOUC’H S. (2006), thèse : Le Réveil Sourd, D’hier à aujourd’hui (1971-2006) :
de l’action collective d’un mouvement culturel pour la réhabilitation de la Langue-desSignes-Française, à l’affirmation d’une identité collective pour la participation sociale
des sourds, Tome 1 discipline sociologie, université Paris
-
MOREL A. (2011), « L’interprétariat en LSF et les sourds », Le journal AFILS horssérie n°1, Actes du colloque organisé à l’université Paris 8 Vincennes-Saint Denis les
29 et 30 octobre 2009, pp. 14-15.
-
MOREL A. (1987), Symposium Européen des Interprètes les 30 et 31 janvier à Albi
-
MOTTEZ B. (2006), Les Sourds existent-ils ?, Paris, L’Harmattan
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SELESKOVITCH D. (1997), « Interview de Mme Arlette Morel, présidente de la
Fédération nationale des sourds de France », Erudit vol.42 n°3, pp. 560-563
-
L’œil et la main, (2009), « Interprètes : transparents mais pas trop »
-
CPSAS informations (2010), « Interprétation Français-LSF », LSF fiche n°1-012,
www.injs-paris.fr/accompagnement/cpsas/documents-cpsas/1.../file
61
ANNEXES
62
ANNEXE 1
GUIDE D’ENTRETIEN
-
Age, métier ?
-
Avez-vous souvent recours à un interprète professionnel ?
Si oui : depuis combien de temps ? Dans quel cadre ? A l’initiative de qui ? La façon
dont ils travaillent vous convient-elle ? Voyez-vous une différence entre les i.l.s.
d’avant et ceux d’aujourd’hui ?
Si non : date de la 1ère fois ? dans quel cadre ? à l’initiative de qui ? qu’en avez-vous
pensé ?
-
Selon vous, quel est le rôle de l’interprète, pourquoi est-il présent ? (point sur la
déontologie abordé par cette question différemment selon la personne interrogée)
-
Selon vous, l’interprète est présent pour qui ? l’entendant, le sourd ou les deux ?
-
Vous arrive t-il de ne pas comprendre ce que traduit l’interprète ?
-
Avantages et inconvénients liés au fait d’avoir recours à l’ils ?
. Utilisation contraignante ?
. Relation entre interlocuteurs s’en trouve t-elle changée ?
. Quelles vous semblent être les limites de l’interprétation ?
-
Selon vous, l’interprète est-il diplômé ?
-
Si oui : le diplôme est-il important ? Accepteriez-vous de faire appel à un interprète
non diplômé et pourquoi ?
-
Si non : la présence d’un diplôme serait-elle mieux selon vous ?
63
-
Vérifiez-vous si les interprètes que vous ne connaissez pas et qui se présentent en
tant que tel sont diplômés ?
-
Faites-vous facilement confiance à l’interprète ?
-
Faites-vous facilement confiance à un interprète non diplômé ?
-
Faites-vous appel à un interprète différent pour votre vie privée ?
64
ANNEXE 3
Thèmes ressortant de l’analyse de mes entretiens en faisant la distinction entre qui
est l’interprète et que fait-il ?
L’interprète : qui est-il ?
-
Profil : cf évolution du développement de la profession et donc de qui traduit
(diplômés ou non ?), formation suivie ?, i.l.s. plus jeunes, niveau plus élevé,
expérience, culture générale, homme/femme ?, caractère ?, styles différents,
froids, gentils, profil qui a changé, apprentissage des stratégies comparé à avant.
N’est pas un copain, ami ou membre de la famille. Interprète = intelligent,
expérimenté (lien avec le niveau de formation). Contraste avec personnes non
diplômées : personnes gentilles, bénévoles, qui aident. Confusion entre
interprètes, interfaces et intermédiateurs. L’interprète connaît bien la langue des
signes, il signe bien, bon niveau. Bon niveau de français.
-
Côté pratique et organisationnel : planning chargé, indisponibilité agaçante,
prestations chères, manque d’i.l.s. diplômés donc sollicitations auprès de
personnes non diplômées.
-
Exigeances concernant l’interprète : respect du code déontologique et bonne
maîtrise des langues, bonne culture générale, bonne préparation, réserves
lorsque i.l.s. débutant, parfois mauvais interprète, interruption trop fréquentes,
manque de compétences
-
Confiance : connaissance de l’interprète =
confiance.
Connaissance
de
l’interprète = gêne. Peur du jugement de l’ils. Présence d’une tierce personne =
gêne ou non. Diplôme = sécurité. Tierce personne présente, n’importe laquelle =
confiance.
65
-
Lien communautaire : rencontre entre sourds et i.l.s. à l’extérieur. L’interprète doit
continuer de rencontrer des sourds une fois diplômé (fréquentation de la culture
sourde + perfectionnement linguistique).
L’interprétation : qu’est-ce que c’est ?
-
Attitude professionnelle : respect, secret professionnel, neutralité, fidélité,
professionnalisme, savoir-faire, savoir-être, confiance en soi, préparation des
interventions. Professionnalisme : interprète qui doit être digne de confiance,
personne compétente, sécurié.
-
Techniques : l’interprétation = traduction d’une langue à une autre, du français
vers la LSF et inversement. L’interprète doit savoir traduire vers le français.
Compréhension de la LSF importante. Traduction de ce qu’il se dit entre
l’entendant et le sourd. Simplification ou complication du discours selon les
techniques de l’interprète.
-
Maîtrise des langues : interprétation = maîtriser la LSF + compréhension
importante. Maitrîse du français, savoir bien s’exprimer.
Représentations du rôle et de la place de l’interprète
-
Droit de s’exprimer (ici : donner son avis)
-
Réexpliquer
-
Conseiller
-
Assister
-
Juger
-
Ne pas juger
-
Rassurer
-
Rendre autonome
-
Traduire
-
Savoir se comporter/ se positionner
-
Interpréter = reflet de l’image de l’ils
-
Interpréter = reflet de l’image du sourd
-
Aider
66
-
S’assurer que le sourd ait bien compris
-
Ne pas expliquer
-
Ne pas intervenir
-
Adapter
-
L’i.l.s. véhicule la vision qu’ont les sourds de leur propre langue : honte ou fierté
Champs d’intervention
L’interprète est censé intervenir dans tous les domaines. Vie privée, vie
professionnelle.
Interprétation = besoin, accessibilité, bonne compréhension, bonne LSF,
communication, communication fluide, autonomie.
67
Grille d'analyse
Age
Michel
58 ans
Georges
71 ans
Hugo
34 ans
Fabrice
36 ans
Marie
49 ans
Didier
57 ans
Catherine
28 ans
Fabien
29 ans
Sébastien
36 ans
Henry
60 ans
Pascal
48 ans
Jean
47 ans
Christophe
64 ans
Christine
47 ans
Charlotte
37 ans
Mathilde
36 ans
Jérémy
26 ans
Annie
35 ans
Brigitte
57 ans
Frédéric
62 ans
Béatrice
45 ans
Joséphine
34 ans
classe
Habitude
d'utiliser
l'interprète ?
Ils :
formation ?
Diplôme
important ?
Vérification
du diplôme?
retraité chauffagiste
A
oui
oui
préférable
oui
oui
dessinateur industriel
A
oui
oui
oui
non
non
nettoyeur de caravanes
A
rarement
oui
oui
non
non
tourneur
A
oui
oui
non
non
oui
inactive
B
oui
oui
oui
inactif
B
oui
non
non
travailleuse à l'esat
C
oui
ne sait pas
non
travailleur à l'esat
C
oui
ne sait pas
non
prof lsf + intermédiateur
D
oui
oui
oui
oui
chargé de communication
dans association
D
oui
oui
oui
oui
prof lsf + coordinateur
D
oui
oui
oui
professeur de lsf
D
oui
oui
oui
retraité gestionnaire
d'association
D
oui
oui
animatrice sociale ds asso
D
oui
D
Développement
des services
région avec
plusieurs services
un service
en province
un service
en province
un service
en province
région avec
plusieurs services
région avec
plusieurs services
région avec
plusieurs services
région avec
plusieurs services
région avec
plusieurs services
région avec
plusieurs services
région avec
plusieurs services
région avec
plusieurs services
région avec
plusieurs services
région avec
plusieurs services
région avec
plusieurs services
région avec
plusieurs services
région avec
plusieurs services
région avec
plusieurs services
région avec
plusieurs services
région avec
plusieurs services
lieu où activité
peu développée
région avec
plusieurs services
ANNEXE 2
Métier
Interprète
Interprète
non diplômé débutant accepté
Accepté ?
?
Confiance
en l'ils
Confiance si personne
non diplômée?
oui
oui
(s'il la connaît)
oui
non
oui
oui
non
oui
oui
oui
gêne
non
oui
oui
oui
mal accepté
oui
oui
non
oui
oui mais gêne
non
oui
oui
oui
pour des
interventions de base
oui
oui
oui
non
oui
oui
oui
gêne pour
vie privée
besoin et non
confiance
oui
oui
non
oui
oui
non
oui
oui
oui
oui
oui mais
réticence
oui mais gêne
oui
oui
oui
non
oui
oui
oui
oui
oui
D
oui
oui
oui
oui
oui
oui mais
selon situations
oui mais
besoin de temps
besoin et non
confiance
professeur de lsf
D
oui
oui
oui
oui
non
oui
oui
non
responsable pédagogique
de formation
D
oui
oui
oui
non
non
oui
ça dépend
non
retraitée enseignante
D
oui
oui
oui
non
oui
oui
oui avec réserve
non
retraité dentiste,
architecte et prof lsf
D
oui
oui
oui
non
non
oui
oui
non
éducatrice spécialisée
D
oui
oui
oui
ça dépend
non
oui
oui avec réserve
non
intermédiatrice
D
oui
oui
oui
oui
non
oui mais
réticence
si elle le connaît
non
prof lsf + présidente
d'une association
chargée de cours
à l'université
Grille d'analyse
Domaines
d'intervention
Code déonto
connu ?
Fidélité ?
Neutralité?
Secret pro ?
Le plus important ?
Interprète habituel
selon
type de demande ?
oui
x
x
x
secret
professionnel
non
ANNEXE 2
I.l.s. vous a-t-il
déjà expliqué
son rôle ?
Maitrise
des langues
suffisante ?
Interprète
présent
pour qui?
privé +
professionnel
privé +
professionnel
privé +
professionnel
non
non
non
non
oui
sourds et
entendants
privé
non
x
non
oui
sourds
privé
non
x
non
non
sourds et
entendants
privé
non
non
non
pour lui
privé
non
non
non
privé
non
non
non
non
non
pas besoin
non
non
non
non
non
non
non
non
non
non
privé +
professionnel
privé +
professionnel
privé +
professionnel
x
x
oui
x
x
x
oui
x
x
x
non
x
professionnel
oui
x
x
x
professionnel
oui
x
x
x
privé
non
x
x
non
x
x
x
x
x
x
privé +
professionnel
privé +
professionnel
privé +
professionnel
privé
privé +
professionnel
privé +
professionnel
oui
x
non
non
non : confusion
x
le code
dans son ensemble
le code
dans son ensemble
secret
professionnel
le code
dans son ensemble
la fidélité
le code
dans son ensemble
le code
dans son ensemble
le code
dans son ensemble
le code
dans son ensemble
attitude
professionnelle
secret
professionnel
non
non
oui
x
x
x
privé +
professionnel
oui
x
x
x
secret
professionnel
secret
professionnel
non
oui
non
oui
sourds et
entendants
sourds et
entendants
sourds et
entendants
sourds et
entendants
sourds et
entendants
ça arrive
que non
ça arrive
que non
ça arrive
que non
ça arrive
que non
ça arrive
que non
oui
oui
oui
non
pas besoin
non
sourds
non
pas besoin
non
sourds et
entendants
ça arrive
que non
ça arrive
que non
oui sauf
une fois
ça arrive
que non
ça arrive
que non
non
non
non
sourds
oui
non
non
non
sourds et
entendants
oui
oui mais pas
la première fois
non
sourds
ça arrive
que non
ça arrive
que non
non
sourds
oui
sourds et
entendants
sourds et
Entendants
ça arrive
que non
ça arrive
que non
non
non
professionnel
Compréhension
de la
traduction?
non
pour elle
oui
non
non
non
oui
non