Extrait - Librinova
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Saga Ballero Délivrance Prologue © Saga Ballero, 2017 ISBN numérique : 979-10-262-0821-1 Courriel : [email protected] Internet : www.librinova.com Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles L335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. Prologue “Once I was a soldier And I fought on foreign sands for you Once I was a hunter And I brought home fresh meat for you Once I was a lover And I searched behind your eyes for you And soon there’ll be another To tell you I was just a lie” Tim Buckley - Once I was 1 La route du ciel Début d'automne. Pendant tout le mois, Tom Kazanski passa en revue la gamme de voitures que vendaient les concessionnaires du coin : de longues décapotables, des coupés sports, des 4x4, rien ne lui plaisait. Avant de quitter le Nouveau-Mexique, il avait l’idée obsessionnelle de racheter la même Ford mustang qui était la sienne avant son accident. C’était il y a deux semaines. Son crash contre un pilier de béton face à l’aéroport d’Albuquerque ne l’avait pas tué mais laissé longtemps incertain avant l’arrivée des secours. Depuis, il était toujours forcé de s’en rappeler car chaque fois qu’il regardait sa main, ou plutôt qu’il la sentait, il voyait une proéminence de gazes et de bandelettes à la place de son annulaire. Ce jour là, un pompier avait sorti Tom de l’habitacle dans un cliquetis étrange de pièces de monnaie, « un bruit de glace pilée » précisa-t-il. En explosant, la vitre du pare-brise avait recouvert les sièges de fines mosaïques et donné à Kazanski l'aspect d’un gisant découpé dans un vitrail, éclaboussé par des confettis de sang et de soleil. Après une fouille minutieuse des débris, son doigt fut retrouvé sous la pédale d’accélérateur, coupé net sans que Tom ne sut jamais par quoi. Et il se moquait de le savoir. Il se souvenait surtout avoir été bien, reposé, ses pensées aériennes en lien direct avec une aube grande ouverte au-dessus de lui. Ce jour là n’était pas vécu comme un simple souvenir, il en retirait la sensation merveilleuse d’avoir tué quelqu’un, un de ces passagers indésirables qui faisait du stop depuis des années dans sa vie : voix de la raison, figure omnisciente du passé… Il « l’ »avait tué en se jetant sur la pile de béton et contemplé ensuite comme on regarde un corps exposé dans un cercueil ouvert. Même sur le brancard, tandis qu'on l'harnachait de tuyaux de survie, il continua à sourire. En dehors de son doigt échoué, on ne trouva aucune trace de personne à bord. Evidemment... Seul Kazanski savait ce qu’il venait de faire et pourquoi. Il garda cette information pour lui, y compris devant les médecins de l’hôpital venus à son chevet lui proposer toute sorte d’aides: soutien post-traumatique destinés aux accidentés de la route, soutien psychologique et préventif au comportement suicidaire... Tom riait à tout cela jusqu’au jour où on lui parla de « suivi de greffe » e t « rééducation pour son doigt », alors il découvrit que l’accident n’avait pas eu que des avantages. Le soulagement d’avoir perdu quelque chose, ou quelqu’un, disparut quand il réalisa qu’à l’une des extrémités de son corps intact, un élément inattendu était revenu. Dès lors, prenant conscience qu’on l’avait rafistolé, il commença à ressentir des gênes au-dessus de sa première phalange et depuis, le doigt ne cessa d’être un raccord ajusté sans le moindre sens. Tom signa ses papiers de sortie au plus vite. Il récupéra ses vêtements tachés de sang et de graisse qu’on avait jetés en boule au fond d’un sac et se dit qu’il pouvait ressortir dignement avec, dans l’indifférence générale. L’infirmière de l’accueil l'avait suivi des yeux à travers tout le hall, s'interrogeant à propos de son identité et de l'histoire qui l'avait conduit ici. Elle n’était pas la première à le trouver beau malgré son apparence singulière, elle n’était pas non plus la première dont Tom ignorait jusqu’à l’existence alors même qu’elle respirait à un mètre de lui. Il l'écarta d’un seul regard sans y prêter attention ni en retirer de satisfaction particulière. Depuis le temps qu’il avait habitué son entourage à ce genre de traitement, il ne se souciait plus de l’effet qu’il produisait. Par son regard mais aussi par sa présence, Tom laissait les gens sur place, bons à mesurer leur solitude. Lorsqu'il quitta l'hôpital après une semaine, l'euphorie de l’accident s’était envolée et quelque chose de détestable prenait le relais. Il avait l’idée obsessionnelle de racheter la même mustang qui était la sienne avant son accident et il quitta le Nouveau-Mexique seulement quand il la trouva. Avec sa nouvelle voiture, Tom parcourut d’innombrables kilomètres sans s’arrêter, traversa un tas de villes sans nom et la nuit sans fin qu’était devenue son existence. Tant que durerait la route, il se fia à elle. Pas celle du ciel, qu’il avait définitivement perdue, mais peut-être trouva-t-il dans le champ de vision étroit et en perpétuel mouvement de ses phares, la promesse d’un ailleurs possible. Quand il lut « Welcome in Ohio » audessus de la route, Tom se dit pour une raison étrange qu’il était arrivé. La ville de Redwood ressemblait à ces bourgades de provinces profondes, ni belles ni laides, répondant à un compromis d’Amérique aussitôt que l’on s’éloignait de la mer, du désert ou de New York. Un passé minier plutôt prospère avait laissé en souvenir deux sinistres ponts couleur rail qui enjambaient la rivière Ohio comme d'énormes cages suspendues. Les marcheurs et la faune des environs remplaçaient désormais les convois de charbon. Tom ne choisit pas cet endroit parce qu’on y vantait la pêche sportive et la qualité de vie, il ne voyait rien d’autre en Redwood que l’anonymat rêvé de quelques maisons défraîchies, idéal pour sa... Retraite ? Son ermitage ? Son enfouissement ? Il n’y avait aucun terme approprié pour qualifier son étape dans cet endroit du hasard. Son mental lui permettait de vivre seul dans une cellule, privé de tout ce que les autres ne supporteraient pas de se voir retirer alors dans l’immédiat, n’importe quelle cabane ferait l’affaire. Tom était pressé de changer d’air pourvu que ça n’ait rien eu à voir avec la poussière du Nouveau-Mexique ou l’échec qu’il avait vécu à Baltimore. Il traversa l’artère principale qui ouvrait la ville en deux comme si la rue, que l’on voulait toujours démesurément large, repoussait loin de chaque côté les maisons et les petits immeubles, effaçant tout relief. Ce qui défilait sous ses yeux était conforme à l’idée qu’il avait de tout: c’était absolument sans surprise. De même que la vie terrestre ne se résumait, selon lui, qu’à une succession d’habitudes à suivre, il n’attachait aucune importance au paysage qui allait avec. Tom resta donc à Redwood. Il loua un petit appartement à la sortie de la ville, au premier étage d’une maison bardée de bois gris qui n’attirait pas le regard. Mademoiselle Dolorès Vaughn, sa logeuse, l’accueillit sans poser de questions alors que tout en elle était motivé par la curiosité. Cette attention omniprésente était caractérisée par une petite lueur qui brillait au fond de ses yeux bruns comme au fond de deux terriers. Tom se lassa vite de son sourire obséquieux et un défaut en appellant un autre, il découvrit qu'elle était infatigable dès qu'il s'agissait de parler de choses inutiles. — Soyez le bienvenu ! claironna-t-elle, toute excitée par la nouveauté comme si elle saluait à pleine gorge l’approche d’un défilé. A moins qu’elle l’ait reconnu. Pourtant il jugea que cette femme entre deux âges qui portait minerve, permanente et lunettes carrées en acier, avait davantage la tête de quelqu’un qui s’abreuvait de jeux télévisés que de talks shows nocturnes. Pourquoi irait-elle s’intéresser aux conflits récents et à la géopolitique ? Tom grinça des dents à l’idée qu’elle ait pu faire partie du public ce soir là. La perspective d’un séjour à Redwood risquait de devenir intenable s’ils s’avéraient être plusieurs comme elle. Miss Vaughn énuméra gaiement toutes les raisons qui étaient supposées donner envie à Tom de rester, elle parla de sa vie heureuse à Redwood depuis vingt ans et des liens indéfectibles qui soudaient leur communauté. Tom avait sa propre idée de l’harmonie qui ne serait plus jamais celle-là. Qui n’avait même jamais dû être celle-là. Quand Dolorès lui remit les clés de l’appartement, il se demanda si elle n’avait pas gardé une dernière révélation pour la fin. — Si vous avez besoin de quoi que ce soit, rappelez-vous… Elle l’incita à regarder la maison voisine au-delà d’une palissade ripolinée. — Je ne serai jamais loin ! « Me voilà rassuré… » faillit ironiser Tom mais il s’abstint afin de ne pas encourager la conversation. Tout ce qui comptait fut que cette femme ne l’ait pas vu se faire crucifier à vingt trois heures sur CBS News un mois auparavant. Son premier réflexe, une fois installé, fut d’arpenter l’appartement à la recherche de micros cachés et de locataires aux aguets. Depuis plusieurs mois maintenant, ses humeurs louvoyaient entre la paranoïa aigüe et un état catatonique ; un délire encensait l’autre, toujours plus calme ou ironique. Il rangea son sac en cuir - le seul bagage qu’il possédait - au fond de la penderie et s’enferma pour prendre une douche. Vingt minutes d’eau chaude et trois aspirines le remirent presque dans la peau d’un être convenable. Après quelques allées et venues entre la salle de bain et la cuisine, il s’effondra sur un fauteuil et attendit que son corps fut moins lourd à porter. D’ordinaire, le silence lui procurait des sensations agréables bien que relativement courtes mais le véritable repos, lui, passait par des chemins compliqués avant d’arriver à s’installer. Les souvenirs les plus récents dont il n’avait pas pu se débarrasser l'assaillaient encore fréquemment. Ces souvenirs se déclinaient comme autant de fragments d’échecs pénibles, reflets rassemblés en un, celui de sa propre personne dans la glace murale. Ainsi, se revoyait-il assis dans l’atrium du hall d’accueil des studios CBS, à partager un café avec les deux provinciaux endimanchés qu’étaient ses parents, invités surprise par la chaîne. Ils avaient avalés des kilomètres depuis leur Tennessee congelé suite à un coup de fil surréaliste et plein de promesses qui leur expliquait: « Votre fils sera présent dans notre grande émission du mardi soir, blablabla… ». Et au lieu de dire qu’il n’avait aucune envie de les voir ici et maintenant, Tom leur proposa d’aller se restaurer à la cafétéria «… car vous devez être fatigués… » Intérieurement, il vomissait de haine, il n’en revenait pas de s’être fait avoir ainsi. Aux yeux de tous, il encaissa l’idée de réunion familiale orchestrée par Burt Aldman, ancien producteur de talk-show pour ménagères et grand ordonnateur du débat « politique » de divertissement depuis les coulisses. La honte et le ressentiment tournèrent en rond dans la cage qu'il était devenu, firent quelques dégâts sournois, et s'estompèrent une fois que le train ramena ses parents vers un Tennessee rocheux où Tom n’aimait pas se rappeler qu’il était né, il y a trente huit ans. « On s’oubliera vite » se rassura-t-il. Il était possible qu’ils n’aient rien compris à ce qui venait de se passer sinon qu’il s’agissait d’un voyage bien au-dessus de leurs moyens. Avec un peu de chance, ils n’auront pas remarqué que l’émission capotait complètement, que leur fils perdait ses derniers galons de crédibilité face aux assauts d'un journaliste déterminé à lui faire dire qu’il n’était pas un héros mais un malheureux instrument de mise en scène de guerre. — Sale con, mugit Tom à son reflet. Il avança le plus près possible du miroir et y planta un regard où la part de dégoût ne faisait aucun doute. — Sale con… On ignorait s’il s’infligeait ça à lui même ou s’il s’adressait encore au spectre tenace du présentateur. Il fit un tour à la fenêtre, vérifia l'état du ciel puis, plus bas, que sa voiture était en place. D'un regard circulaire, il venait de redéfinir son univers, le reste demeurant une vague forme tour à tour végétale et humaine, aussi instable dans son oeil qu’un insecte collé sur un pare-brise. Au-delà de la route qui passait devant la maison, un écran de sycomores se dressait entre lui et le bouillonnement noir de la rivière. Quelque chose de triste et désespéré semblait appeler derrière. Tom tira le rideau puis il s’allongea sur un lit froid, la tête mouillée. Un regain d’optimisme inhabituel lui fit dire que, peut-être, dans l’air tout neuf de cette ville, les mauvais restes de ce qu’il appelait « sa convalescence spectacle » s’évanouiraient pour de bon.