La télévision, reflet de la civilisation ? DOSSIER
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La télévision, reflet de la civilisation ? DOSSIER
DOSSIER Par Paule Lebrun La télévision, reflet de la civilisation ? L es médias de masse, particulièrement la télévision, dominent la conscience et les perceptions de la société moderne. Aux États-Unis, c’est 99 % des foyers qui ont la télé, faisant du petit écran l’appareil électronique le plus utilisé par les Américains. On dit, qu’en moyenne, une personne regarde quatre heures de télé par jour, et que la majorité des Américains reçoivent des nouvelles du reste du monde, principalement par la télé. Autrement dit, le petit écran est devenu un tel cadre de référence commun qu’on peut pratiquement dire que si quelque chose n’apparaît pas à la télé, ça n’existe pas dans la conscience collective. La télévision est devenue en quelque sorte un des principaux témoins de nos sociétés, une sorte d’ultime miroir de nos préoccupations, de nos priorités et de nos rêves comme civilisation, une fenêtre par laquelle presque tous les humains de la planète regardent et reçoivent ce que nous savons du reste monde. C’est du moins le propos de Duane Elgin, chercheur, activiste, auteur de Voluntary Simplicity, (Quill, 1981; éd. révisée, William Morrow & Co., 1993) un classique des années 80 qui a entraîné tout un mouvement social, et qui vient de publier récemment Awakening Earth, (William Morrow & Co., 1993) un livre louangé par plusieurs chercheurs universitaires. Les propos de Elgin sur la télévision, qui ne vont pas sans rappeler ceux de Jerry Mander dans Quatre arguments pour éliminer la télévision, (Morrow Quill, New-York, 1978) représentent bien la pensée de tout un nouveau courant d’intellectuels américains. Ces derniers, après une période de retrait suite aux événements de septembre 2001, opposent à nouveau aux médias une parole citoyenne et proposent des actions pour contrer ce qui est maintenant nommé couramment la « propagande ». Un océan électronique Quand on zappe d’un canal à l’autre, dit Elgin dans sa chronique du magazine WIE (mai-juin 2004), on voyage littéralement dans le courant de conscience de la civilisation. On baigne constamment dans ces eaux, on nage plusieurs heures par jour dans cet océan électronique et on en est profondément affecté dans nos valeurs et nos modes d’être. Ce reflet de nous-mêmes est, d’après lui, bien sûr, restreint et distordu. Télé commerciale et désastre écologique La télé, miroir de ce que nous sommes socialement ? Brrr ! L’écoute d’un film à la télé de Radio-Canada le dimanche soir nous donne droit en trois heures à presque une centaine de publicités. On ne connaît pas l’impact sur le cerveau d’une telle quantité d’information constante et de plus en plus morcelée. En 1990, déjà, le Département de Commerce américain avait noté qu’un ado moyen recevait 25 000 messages publicitaires par année juste par la télévision. Vingt-cinq mille messages qui répètent 25 000 fois une seule et même chose, qu’il s’agisse de médicaments ou d’autos : « Achète ! » C’est ce qu’on appelle une hypnose collective ! Elgin croit qu’en programmant la télé pour un succès commercial, l’industrie médiatique contribue grandement à proRÉSEAU / AUTOMNE 2004 OPINION Le problème environnemental le plus critique auquel nous faisons face actuellement n’est pas un problème avec notre environnement physique immédiat, mais bien un problème d’environnement électronique généré par nos médias. grammer un désastre écologique, puisque la surconsommation est le problème numéro un de la planète. Les liens que le professeur établit entre le terrorisme international, le désastre écologique et la télé commerciale sont audacieux, fort intéressants et typiques d’une certaine intelligentsia californienne. Son hypothèse est que le problème environnemental le plus critique auquel nous faisons face actuellement, n’est pas un problème avec notre environnement physique immédiat, mais bien un problème d’environnement électronique généré par nos médias. Pour bâtir un futur viable, on doit, d’après lui, briser cette hypnose. Mais comment ? Dysfonctionnelle, mais terriblement efficace Oui, comment une nation de plusieurs millions de personnes, voire une planète de quelques milliards, peut-elle devenir en peu de temps une masse qui réfléchit et qui développe une capacité d’attention réelle aux enjeux auxquels nous faisons face ? Comment une technologie si dysfonctionnelle peutelle arriver à transformer notre futur en quelque chose de viable et nos sociétés en quelque chose de plus équilibré ? Elgin va dans le sens de Leslie Brown, auteur de la série State of the world, qui avance l’idée que, même à l’heure de l’Internet, le seul instrument qui a la capacité d’éduquer l’ensemble de la collectivité, avec le peu de temps qui nous reste, est la télévision. Car c’est par elle que la majorité des gens apprennent ce qu’ils savent du monde et c’est par elle que, dans nos sociétés modernes, nous réfléchissons tous ensemble quotidiennement à ce qui nous arrive. À son avis, notre futur comme espèce peut dépendre de la façon dont une nouvelle politique médiatique est établie. Cet appel à la maturité des médias peut sembler utopiste dans le contexte, mais la prise de position est courageuse, et les propos de Elgin sont non seulement originaux, mais bien articulés. Voici en tous cas une façon renouvelée de questionner le but de la télévision et de reposer l’éternel dilemme entre télévision commerciale et télévision éducative. Source : WIE mai juin 2004-09-10 Sites à consulter: www.ourmedia.org et www.awakeningearth.org RÉSEAU / AUTOMNE 2004 La création d’une identité nationale MICHEL FILION, professeur d’histoire à l’Université du Québec en Outaouais (UQO) « La télévision est un prodige humain et technique, fruit de nombreux efforts, et nous acceptons qu’elle serve la facilité. Il est clair pour moi que les médias traditionnels trahissent leur mandat social. Le déséquilibre est en faveur du divertissement et du commerce. On a les moyens d’un grand génie et on produit des niaiseries. Sachons toutefois, qu’au Québec, cette concentration participe à la création d’une identité nationale. Par exemple, un résident de l’Outaouais et un résidant du Lac-Saint-Jean pourront jaser ensemble de l’épisode de La P’tite Vie diffusée la veille sur l’ensemble du territoire. Cette forme d’unification est nécessaire à la construction de la collectivité au même titre, et peut-être davantage, que l’affirmation des identités régionales. » L’immunisation face aux medias JEAN-PIERRE BOYER, professeur en communications de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et directeur du Centre de recherche en imagerie populaire (www.crip.uqam.ca). « À l’opposé de ce phénomène de subjugation, il y a celui de l’immunisation face aux médias. Je crois qu’il existe un nombre important de gens qui font de l’écoute active, qui sélectionnent les programmes offerts et qui se construisent un menu loin d’être bébête ! Oui, l’espace public est accaparé par les gros sous et leur vision sociale et culturelle du monde, oui il y a un pouvoir omniprésent qui fait alliance avec le pouvoir politique. Oui, des gens sont naïfs face à l’industrie publicitaire qui valorise la consommation basée sur le gaspillage des ressources, sans aucune consistance logique. C’est ainsi que l’on a assisté à un reportage à la télévision relatant le drame de la tuerie de la Polytechnique, suivi d’un message publicitaire vendant les poupées Barbie. Ou encore, on a vu à un journal télévisé un reportage portant sur la faim au Sahel, en Afrique, suivi d’une pause publicitaire de restaurants McDonald. Mais devant ces aberrations, des gens ont développé un sens critique et savent départir le pour du contre. D’autres sont d’accord avec ce système de représentation culturelle et militent en faveur du statu quo. » La télé qui gère l’agenda social NORMAND BOURGAULT, professeur de marketing à l’Université du Québec en Abitibi-Témiscamingue (UQAT). « Savez-vous que les produits et services sont maintenant inclus dans les émissions, de manière suffisamment subtiles pour que les consommateurs ne soient pas en mesure de distinguer ce qui est de la publicité, de l’information ou du divertissement ? Par exemple, dans les téléromans, la décoration dernier cri est faite à partir des produits annonceurs. C’est l’inconscient qui fait le lien. Finalement c’est la télévision qui gère l’agenda de la société. » 23