Mai 2010 - vol. 22, no 2
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CONDITIONS DE PUBLICATION Toute personne intéressée à soumettre un article au Comité de rédaction doit en faire parvenir la version définitive, sur support papier ou électronique, avec ses coordonnées, au rédacteur en chef, au moins 60 jours avant la date de parution, à l’adresse suivante : Cahiers de propriété intellectuelle Rédacteur en chef Centre CDP Capital 1001, Square-Victoria – Bloc E – 8e étage Montréal (Québec) H2Z 2B7 Courriel: [email protected] L’article doit porter sur un sujet intéressant les droits de propriété intellectuelle ou une question de droit s’appliquant à de tels droits. Les articles de doctrine ne doivent pas dépasser 50 pages dactylographiées, sans les notes ; les textes relatifs à des commentaires d’arrêts, à de l’information et à de la législation ne doivent pas être de plus de 20 pages dactylographiées. Les textes doivent être en langue française, dactylographiés à double interline sur format 21 cm x 28 cm (81 2" x 11"). Le texte sur le support électronique ne doit être justifié à droite et il doit être aligné à gauche ; aucun code ne doit être employé et l’auteur doit indiquer le type d’appareil et le programme utilisés. Les notes doivent être consécutives et reportées en bas de page. Les articles de doctrine doivent être accompagnés d’un résumé en langue française, libre à l’auteur de joindre une version anglaise. Les titres de volumes et de revues, les décisions des tribunaux, ainsi que les mots et expressions en langue autre que le français doivent être en italiques ; les articles de revues doivent être cités entre guillemets. Enfin, il est inutile d’apposer les guillemets pour les citations en retrait du texte. L’auteur conserve son droit d’auteur mais accorde une licence de première publication en langue française, pour l’Amérique du Nord, accorde à la revue et à l’éditeur de même qu’une licence non exclusive de diffusion sur le site Internet des C.P.I. L’auteur est seul responsable de l’exactitude des notes et références ainsi que des opinions exprimées. Les Cahiers de propriété intellectuelle, propriété de la corporation Les Cahiers de propriété intellectuelle inc., sont édités par cette dernière. Ils sont publiés et distribués par Les Éditions Yvon Blais inc. Les Cahiers peuvent être cités comme suit : (volume) C.P.I. (page). Toute reproduction, par quelque procédé que ce soit, est interdite sans l’autorisation du titulaire des droits. Une telle autorisation peut être obtenue en communiquant avec COPIBEC, 1290 rue Saint-Denis, 7 e étage, Montréal (Québec) H2X 3J7 (Tél. : (514) 288-1664 ; Fax : (514) 288-1669). © Les Éditions Yvon Blais, 2010 C.P. 180 Cowansville (Québec) Canada Tél. : 1-800-363-3047 Fax : (450) 263-9256 Site Internet : www.editionsyvonblais.com ISSN : 0840-7266 Publié trois fois l’an au coût de 199,95 $. Pour tout renseignement, veuillez communiquer avec Les Éditions Yvon Blais, 430, rue Saint-Pierre, Montréal (Québec) H2Y 2M5, tél. : (514) 842-3937. Pour abonnements : 1-800-363-3047. CAHIERS DE PROPRIÉTÉ INTELLECTUELLE INC. CONSEIL D’ADMINISTRATION Georges AZZARIA, professeur Faculté de droit Université Laval, Ste-Foy Louise BERNIER, professeur Responsable du Programme Droit et Biotechnologies Faculté de droit Université de Sherbrooke Laurent CARRIÈRE, avocat Léger Robic Richard, Montréal Benoît CLERMONT, avocat Productions J, Montréal Vivianne DE KINDER, avocate Montréal Jean-Nicolas DELAGE, avocat secrétaire trésorier Fasken Martineau, Montréal Mistrale GOUDREAU, professeure vice-présidente Faculté de droit, droit civil, Université d’Ottawa, Ottawa Denis LÉVESQUE, avocat conseil Cain Lamarre Casgrain Wells Montréal Ejan MACKAAY, professeur retraité Faculté de droit, Université de Montréal, Montréal Stefan MARTIN, avocat Fraser Milner Casgrain, Montréal Hélène MESSIER, directrice générale COPIBEC Montréal Pierre-Emmanuel MOYSE, professeur Faculté de droit Université McGill, Montréal Marek NITOSLAWSKI, avocat Fasken Martineau, Montréal Ghislain ROUSSEL, président avocat conseil Montréal Daniel URBAS, avocat Borden Ladner Gervais, Montréal Rédacteur en chef Laurent CARRIÈRE Rédacteur en chef adjoint Stefan MARTIN Comité de rédaction et comité de lecture Georges AZZARIA, professeur Faculté de droit Université Laval, Ste-Foy Louise BERNIER, professeur Responsable du Programme Droit et Biotechnologies Faculté de droit Université de Sherbrooke Laurent CARRIÈRE, avocat Léger Robic Richard, Montréal Benoît CLERMONT, avocat Productions J, Montréal Vivianne DE KINDER, avocate Montréal Jean-Nicolas DELAGE, avocat secrétaire trésorier Fasken Martineau, Montréal Mistrale GOUDREAU, professeure vice-présidente Faculté de droit, droit civil, Université d’Ottawa, Ottawa Denis LÉVESQUE, avocat conseil Cain Lamarre Casgrain Wells Montréal Ejan MACKAAY, professeur retraité Faculté de droit, Université de Montréal, Montréal Stefan MARTIN, avocat Fraser Milner Casgrain, Montréal Hélène MESSIER, directrice générale COPIBEC Montréal Pierre-Emmanuel MOYSE, professeur Faculté de droit Université McGill, Montréal Marek NITOSLAWSKI, avocat Fasken Martineau, Montréal Ghislain ROUSSEL, président avocat conseil Montréal Daniel URBAS, avocat Borden Ladner Gervais, Montréal Comité exécutif de rédaction Laurent CARRIÈRE Mistrale GOUDREAU Stefan MARTIN Ghislain ROUSSEL Comité éditorial international Valérie Laure BENABOU, professeure agrégée Directrice du Laboratoire DANTE Université de Versailles en Saint-Quentin-en-Yvelines France Néfissa CHAKROUN Directrice de la propriété intellectuelle Ministère de l’enseignement supérieur, de la recherche scientifique et de la technologie Tunis, Tunisie Jacques DE WERRA, professeur Faculté de droit, Université de Genève Genève, Suisse Paul Edward GELLER Attorney at law Los Angeles, USA Jane C. GINSBURG Professeure Columbia University School of Law New York, USA André LUCAS Professeur de droit Université de Nantes France Victor NABHAN, Président de l’ALAI Internationale, professeur étranger OMPI Paris GianLuca POJAGHI, avocat Studio Legale Pojaghi Milan, Italie Antoon A. QUAEDVLIEG, avocat et professeur Faculté de droit Université catholique de Nimègue Nijmegem, Pays-Bas Alain STROWEL Avocat et professeur de droit Facultés universitaires Saint-Louis Avocat Covington & Burling LLP Bruxelles, Belgique Teresa GRZESZAK, professeure Faculté de droit Université de Varsovie, Pologne Paul Leo Carl TORREMANS, professeur, School of Law, University of Nottingham Nottingham, Grande Bretagne Lucie GUIBAULT, avocate Assistant professeure en propriété intellectuelle Instituut voor Informatierecht, Amsterdam, Pays-Bas Silke von LEWINSKI, chercheure Chef de département Max-Planck Institute for Intellectual Property Münich, Allemagne Jacques LABRUNIE, avocat Gusmao Labrunie Sao Paulo, Brésil Dr Fransumo LEE Conseil en propriété intellectuelle Cabinet ORIGIN Séoul, Corée du Sud Ghislain ROUSSEL Secrétaire du Comité Avocat conseil Montréal TABLE DES MATIÈRES Rapport du président des Cahiers de propriété intellectuelle inc. Ghislain Roussel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161 Articles Pour en finir avec la marque de service Cindy Bélanger . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165 Revue de la jurisprudence canadienne 2009 en matière de droits d’auteur David R. Collier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201 Les pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique : la pertinence d’une utilisation ciblée Jean-Nicolas Delage, Lucie Dufour et Joanie Lapalme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219 Décisions d’intérêt rendues en 2009 en droit de la diffamation La liberté d’expression a un prix Francois Demers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 245 La preuve des documents technologiques Vincent Gautrais et Patrick Gingras. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 267 De quelques développements récents en droit de la concurrence Mistrale Goudreau et Jennifer Quaid. . . . . . . . . . . . . . . . . . 317 159 160 Les Cahiers de propriété intellectuelle La décision Robinson c. Cinar : quelle protection pour les personnages fictifs ? Caroline Jonnaert . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 335 Un portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes sinon « divertissantes » Rémy Khouzam . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 369 Cinq décisions importantes de l’année 2009 en droit des marques de commerce Jean-Philippe Mikus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 403 Pentacles et Pentiums Cinq décisions ayant marqué le droit des technologies de l’information en 2009 Nicolas Vermeys . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 421 Capsules L’« exception de miniature » ou quand les principes généraux du droit des marques limitent la protection conférée par celles-ci Nicolas Pelèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 447 Têtu et « Les jeux olympiques du sexe » Chloé Pham Van Hoa . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 457 Rapport du président des Cahiers de propriété intellectuelle inc. Assemblée générale annuelle du 26 janvier 2010, à Montréal Aux membres du conseil d’administration, Aux membres du comités national de rédaction, Aux membres du comité éditorial international, Chères et chers collègues, À titre de président de la société Les Cahiers de propriété intellectuelle inc., comme à chaque année lors de l’assemblée générale annuelle des membres de la société et conformément aux lettres patentes de la société, voici mon rapport. Tout d’abord, merci à vous toutes et tous pour votre collaboration soutenue apportée tout au long de l’année 2009 à la planification et à la réalisation des trois numéros réguliers de la revue Les Cahiers de propriété intellectuelle et, tout particulièrement, au secrétaire-trésorier Me Jean-Nicolas Delage du cabinet Fasken Martineau et à son adjointe Line Plouffe et au persévérant rédacteur en chef gardien du fort, Me Laurent Carrière du cabinet ROBIC. Je désire aussi remercier toutes les personnes qui ont quitté le comité national de la rédaction au cours de l’année, à savoir Me Danielle Bouvet de Justice Canada (Patrimoine Canada), Me Hélène D’Iorio de Gowlings et Me Ian Rose de Lavery De Billy, et également les collègues qui se sont joints au comité de rédaction de la revue à l’automne 2009, soit le professeur Pierre-Emmanuel Moyse de l’Université McGill, et en janvier 2010, à savoir Me Hélène Messier de la société de gestion du droit de reproduction COPIBEC et le professeur Louise Bernier de l’Université de Sherbrooke. 161 162 Les Cahiers de propriété intellectuelle Mes remerciements en outre aux divers collaborateurs ou conseillers externes à la rédaction des Cahiers de propriété intellectuelle dans la planification de numéros de la revue, dont le professeur Vincent Gautrais de l’Université de Montréal et Mmes Sylvie Fournier et Mireille Laforce de Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BAnQ). Mes remerciements vont également aux membres du comité éditorial international qui ont soit quitté le comité, dont le professeur Paolo Spada d’Italie, soit été accueillis au sein de ce comité, à savoir le professeur Valérie Laure Benabou de France, Mme Nefissa Chakroun de Tunisie, le professeur Jacques De Werra de Suisse (Genève), Jacques Labrunie du Brésil, avocat chez Gusmao Labrunie à São Paulo, Fransumo Lee de la Corée du Sud, avocat au cabinet Origin de Séoul, et le professeur Paul L. Carl Torremans de la Grande-Bretagne (Nottingham). Je remercie le rédacteur en chef Laurent Carrière d’avoir profité de ses séjours à l’étranger en 2009 pour ses rencontres ou visites amicales à divers membres du comité éditorial international, dont MM. Jacques De Werra (Genève), Lucie Guibault (Amsterdam), Jacques Labrunie (São Paulo) et Gianluca Pojaghi (Milan). J’ai fait de même en octobre 2009 auprès des collègues Lucie Guibault, à Amsterdam, et Silke von Lewinski, à Munich. Des démarches plus soutenues ont de plus été entreprises depuis décembre dernier par le soussigné auprès des membres du comité éditorial international afin d’informer de manière plus régulière et soutenue lesdits membres sur les travaux présents et futurs du comité de la rédaction de la revue et de les impliquer davantage dans le contenu des numéros à venir des Cahiers de propriété intellectuelle. Je m’en voudrais de ne pas remercier l’éditeur Les Éditions Yvon Blais inc. du groupe Thomson Reuters et sa déléguée au sein de la rédaction, Me Johanne Forget, pour sa collaboration, sa compréhension et sa patience. Au cours de ses trois habituelles réunions annuelles de janvier, de mai et d’octobre, le comité de rédaction a procédé à la conception et à la production des numéros de janvier, de mai et d’octobre 2009, tout en planifiant les numéros de 2010 à venir. Ces derniers traiteront notamment des rapports entre le droit civil et les technologies, et peut-être du web 2.0, du dépôt légal et des questions de droit d’auteur afférentes, selon diverses législations et pratiques internationales Rapport du président des Cahiers de propriété intellectuelle 163 émanant de systèmes juridiques différents. Un numéro sur les divers aspects du droit moral est même envisagé. Je tiens à souligner à ce chapitre le travail imaginatif ou créatif assidu de mes collègues Me Laurent Carrière de ROBIC et Me Stefan Martin du cabinet Fraser Milner Casgrain. Je formule aussi mes remerciements aux membres bénévoles rédacteurs, réviseurs ou solliciteurs de textes, dont le professeur Mistrale Goudreau de l’Université d’Ottawa. Par ailleurs, le numéro spécial, réalisé lors du vingtième anniversaire des Cahiers, portait sur une réflexion de plusieurs collaborateurs d’horizons différents concernant la pratique d’hier et d’aujourd’hui de la propriété intellectuelle au Canada. Le numéro était illustré de caricatures de Pascal Élie, une première. La revue comptait dès lors soixante numéros et près de quatorze mille (14 000) pages imprimées depuis la naissance des Cahiers. Ce numéro comportait également un index consolidé des Index Auteurs, Index Titres et Index Sujets des vingt premiers volumes de la revue. Je souligne de plus que le numéro de mai 2009 des Cahiers faisait paraître pour la première fois la nouvelle série annuelle sur les décisions-clés canadiennes rendues l’année précédente (ici en 2008) dans les divers champs de la propriété intellectuelle. L’édition 2008-2009 du Prix des Cahiers de propriété intellectuelle a récompensé en octobre 2009 Mme Adriane Porcin, alors étudiante à l’Université de Montréal, pour son texte intitulé Le Droit botté. Ce dernier est publié dans le numéro de janvier 2010 des Cahiers de propriété intellectuelle. Je désire remercier de nouveau les membres réguliers du jury, à savoir les professeurs Mistrale Goudreau de l’Université d’Ottawa et Ejan Mackaay de l’Université de Montréal et Me Denis Lévesque du cabinet Cain, Lamarre, Casgrain, Wells, de même que les membres substituts du jury, Me Vivianne de Kinder et le professeur Georges Azzaria de l’Université Laval. Les Cahiers de propriété intellectuelle inc. rendent un tribut à l’ALAI Canada et à sa présidente, le professeur Ysolde Gendreau de l’Université de Montréal, pour le soutien financier triennal de 500 $ de l’ALAI Canada au Prix des Cahiers de propriété intellectuelle, et ce, à titre de bourse remise au lauréat du Prix. 164 Les Cahiers de propriété intellectuelle À propos de ce prix, le soussigné a réalisé au début de janvier 2010, avec la rentrée universitaire, une campagne d’information et de promotion du prix auprès des facultés de droit civil, des écoles de formation professionnelle, des secrétariats universitaires des études des 1er, 2e et 3e cycles et de diverses associations universitaires d’étudiants en droit au Québec et à Ottawa. J’ai de plus, avec l’appui assidu du rédacteur en chef, Me Laurent Carrière, entrepris la révision et la mise à jour du site des Cahiers de propriété intellectuelle hébergé par le cabinet montréalais ROBIC (http://cpi.robic.ca). Je ne pourrais terminer ce rapport sans remercier les cabinets montréalais d’avocats (BCF, Borden Ladner Gervais et ROBIC) qui permettent au comité de rédaction de se réunir dans leurs bureaux et à leurs frais, ainsi que le cabinet ROBIC qui a gracieusement révisé ou traduit pour publication divers textes et BAnQ pour la traduction du texte de Paul Edward Geller de Los Angeles, membre du comité éditorial international. Un témoignage particulier de reconnaissance aux très fidèles abonnés de la revue et à ses lecteurs et lectrices. Enfin, je réitère mes plus sincères remerciements à mes collègues pour la confiance qu’ils me témoignent à titre de président. Ils peuvent dorénavant compter sur davantage de disponibilité de ma part en 2010. Un vif succès aux Cahiers de propriété intellectuelle. Le président, Ghislain Roussel Montréal le 26 janvier 2010 Vol. 22, nº 2 Pour en finir avec la marque de service Cindy Bélanger* Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167 1. Origines de la marque de service . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 168 1.1 Bref survol historique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 168 2. Qu’est-ce qu’un service ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169 2.1 Doit être interprété largement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169 2.2 Peut être accessoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 170 2.3 Doit excéder les attentes des consommateurs . . . . . . . . . 173 2.4 Doit bénéficier à quelqu’un . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 173 2.5 La notion de bénéfice révisée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 176 2.6 Aspect commercial des services . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177 3. Territorialité et marque de service . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179 3.1 Règles générales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179 3.2 Activités transfrontalières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 182 3.3 Magasiner sans quitter le confort de son foyer. . . . . . . . . 184 3.4 Où se trouve votre chambre d’hôtel ? . . . . . . . . . . . . . . . . 186 © Cindy Bélanger, 2010. * Associée et agente de marques de commerce, Heenan Blaikie. 165 166 Les Cahiers de propriété intellectuelle 3.5 Quelle partie d’un service doit être exécutée au Canada ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 188 3.6 Deux conceptions différentes du terme « service » . . . . . . 190 4. L’Internet : un cas d’espèce . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199 INTRODUCTION Les définitions incorporées à une législation constituent toujours un bon point de départ permettant aux tribunaux de développer plus amplement les principes s’y retrouvant. Or, la Loi sur les marques de commerce1 ne contient aucune définition de ce qu’on appelle les marques de services. En raison de cette lacune, les tribunaux n’eurent d’autre choix que d’élaborer eux-mêmes certains critères. Malheureusement, les critères développés sont souvent dénués de rationalité et difficiles à concilier entre eux. La notion de service sera discutée dans le cadre de cet article. Il sera suggéré que si le terme « service » doit être interprété largement, l’exigence que ce service doive bénéficier à quelqu’un devrait également être interprétée largement. Résultat, une très vaste multitude d’activités se qualifient à titre de « service » au sens de la Loi. Nous étudierons également l’exigence territoriale pour qu’une marque de service puisse être considérée comme étant employée au Canada en vertu du paragraphe 4(2) de la Loi. Cet article vise à démontrer que, bien que le concept de service doive être interprété largement, appliquer une telle interprétation lorsqu’il s’agit de déterminer si un service a été exécuté au Canada produirait des résultats illogiques. Nous argumenterons que les consommateurs doivent pouvoir profiter de l’« essentiel » d’un service sur le territoire canadien pour qu’il y ait « emploi » conformément au paragraphe 4(2) de la Loi. Dans la dernière partie de cet article, nous démontrerons que les critères développés par la jurisprudence ne sont pas bien adaptés à l’univers en ligne. En vertu du droit actuel, quiconque, partout dans le monde, peut obtenir des droits reliés à une marque de commerce au Canada sans en avoir le moindre désir. La facilité avec laquelle il est possible d’acquérir des droits inhérents aux marques de commerce met en péril la stabilité du régime au Canada et augmente de façon significative les risques pour ceux qui désirent acquérir et développer une renommée au Canada pour une marque utilisée en ligne. 1. Loi sur les marques de commerce, (L.R.C., 1985, c. T-13, aux présentes la « Loi »). 167 168 Les Cahiers de propriété intellectuelle 1. ORIGINES DE LA MARQUE DE SERVICE 1.1 Bref survol historique L’introduction de la notion d’une marque de service au droit canadien s’est déroulée sans heurt ni débat. Durant la réévaluation de la Loi sur la concurrence déloyale de 1932, le Comité de révision des marques de commerce a questionné des membres de l’Association des manufacturiers canadiens. Deux cents membres ont reçu un questionnaire détaillé traitant de la nécessité d’amender la définition de marques de commerce afin d’inclure les marques de services. Le questionnaire posait d’ailleurs la question suivante : « Quelle devrait être la distinction ou relation entre de telles marques et toute autre marque de commerce traditionnellement appliquée à des biens ? »2 [La traduction est nôtre.] Tel que mentionné par le Comité dans son rapport de 1953 : La grande majorité des répondants au questionnaire circulé par notre comité sur ce sujet était favorable à cette extension. Dans la vie commerciale actuelle, plusieurs sont engagés dans la prestation de services non seulement en regard de biens, mais également concernant de plus larges domaines d’affaires d’entreprises généralement non liées à la manufacture ou à la distribution de biens.3 [La traduction est nôtre.] La réponse massive de l’Association des manufacturiers canadiens a constitué l’élément clé pour le Comité si bien qu’il a suggéré que le Canada suive la trace des États-Unis4 dans la protection des marques de services. Cette recommandation a été incorporée sans aucune modification à l’article 2 de la Loi sur les marques de commerce de 1953 : « marque de commerce » signifie a) marque employée par une personne pour distinguer, ou de façon à distinguer, les marchandises fabriquées, vendues, données à bail ou louées ou les services loués ou exécutés, par elle, des marchandises fabriquées, vendues, données à bail ou louées ou des services loués ou exécutés, par d’autres ; 2. Rapport de la Commission de révision de la Loi sur les marques de commerce, 20 janvier 1953, p. 4 (Questionnaire à l’annexe A). 3. Rapport de la Commission de révision de la Loi sur les marques de commerce, p. 15. 4. Les États-Unis ont étendu cette protection législative aux marques de services lorsqu’ils ont adopté le Trademarks Act en 1946 (Lanham Act). Pour en finir avec la marque de service 169 Cet élargissement de la protection législative a donc été conçu pour que la Loi s’adapte au commerce tel qu’il existait à l’époque et à l’évolution des activités commerciales, comme par exemple le nettoyage à sec de vêtements, les textiles prélavés et transformés ou les médias de divertissement tels la radio, les orchestres, la télévision et les performances scéniques5. Il est surprenant de constater que le Comité n’a proposé ni définition de ce que constitue un service, ni guide pour nous aider à mieux comprendre cette notion. En effet, la Loi de 1953 a été adoptée sans contenir de définition relative à la marque de service. À ce jour, la Loi ne contient toujours pas de définition et les tribunaux n’ont malheureusement pas été très utiles à l’élaboration de celle-ci. 2. QU’EST-CE QU’UN SERVICE ? L’absence de définition législative de la notion de service n’a laissé nul autre choix aux tribunaux que de tenter de définir ce concept : pour le meilleur, et pour le pire… 2.1 Doit être interprété largement La première décision traitant du problème créé par l’absence de définition de service dans la législation est Kraft Ltd. c. Canada (Registraire des marques de commerce)6. Comme nous le verrons sous peu, cette décision constitue la pierre angulaire de la discussion concernant les marques de services. Les faits précurseurs à cette décision sont simples et s’inscrivent dans le cadre d’une demande d’enregistrement par Kraft Ltd. pour la marque de commerce BREADWINNERS. Ni la description initiale des services, c’est-à-dire « marketing services pertaining to a line of food program involving coupon programs », ni sa version modifiée, « providing coupon programs pertaining to a line of food products », n’ont été acceptées par l’examinateur de l’Office de la propriété intellectuelle du Canada (« OPIC ») pour le motif qu’elles ne cadraient pas avec le concept de « service » prévu par la Loi. Le juge Strayer a souligné l’absence totale d’autorités canadiennes sur la définition des « marques de services » et a ressenti le besoin de citer la Cour américaine des appels des douanes et des brevets dans la décision American International Reinsurance Co., Inc. c. Airco, Inc., croyant qu’une conclusion similaire s’appliquait au cas sous étude : 5. Rapport de la Commission de révision de la Loi sur les marques de commerce, p. 15. 6. Kraft Ltd. c. Canada (Registraire des marques de commerce) (1984), 1 C.P.R. (3d) 457 (C.F.P.I.), aux présentes « Kraft ». 170 Les Cahiers de propriété intellectuelle Il apparaît évident qu’on n’a jamais tenté de définir « services » simplement en raison du nombre incalculable de services que l’esprit de l’homme est capable d’inventer. Il faudrait par le fait même que ce terme soit interprété de façon libérale. Vu ce qui précède, chaque cas doit être tranché en regard de ses faits propres, en tenant compte comme il convient des précédents.7 [La traduction est nôtre.] Se basant sur cette prémisse, le juge Strayer a adopté la conclusion suivante : […] lorsqu’il n’y a pas de définition dans la Loi et en l’absence de jurisprudence applicable, je ne vois pas pourquoi le registraire devrait imposer une interprétation restrictive au terme « service » qui a été ajouté à la Loi sur les marques de commerce en 1953.8 L’analyse du juge Strayer dans Kraft a été suivie presque unanimement et l’interprétation large conférée au mot « service » a marqué la jurisprudence des vingt-cinq dernières années. Parmi plusieurs autres, on note la décision du juge Dubé dans Hartco Entreprises Inc.9, où ce dernier a décidé que le terme « service » devait recevoir une interprétation large et libérale. De façon similaire, le juge Tremblay-Lamer dans Cointreau10 s’est appuyé sur Kraft et a noté qu’aucune interprétation restrictive ne devrait être appliquée au terme « service » puisque la Loi n’en prévoit aucune définition. 2.2 Peut être accessoire La décision Kraft est au cœur de la prétention généralement acceptée selon laquelle les services accessoires à la vente de biens méritent également la protection de la Loi. Le juge Strayer devait étudier cette question puisque, à l’audience, le procureur du registraire des marques de commerce a soutenu que le programme de bons de réduction était un service subordonné ou accessoire à la vente des produits de Kraft et ne pouvait ainsi être enregistré : 7. American International Reinsurance Co., Inc. c. Airco, Inc., (1978), 197 USPQ 69, p. 71, bref de certiorari refusé (1978), 200 U.S.P.Q. 64. 8. Kraft, précité, note 6, p. 461. 9. Hartco Enterprises Inc. c. Bectrem, (1989), 24 C.P.R. (3d) 223 (C.F.P.I.). 10. Renaud Cointreau & Cie c. Cordon Bleu International Ltd., 2000 CanLII 15741 (C.F.P.I.) – appel rejeté 2002 FCA 11. Voir également : Home Hardware Stores Ltd. c. Canadian Tire Corp., Ltd., (2006), 51 C.P.R. (4th) 23 (Comm. opp.) [programme de bonis en argent aux consommateurs de vente au détail à travers l’émission et le rachat de coupons boni en argent]. Pour en finir avec la marque de service 171 À mon avis, rien dans cette définition ne suppose que les “services” à l’égard desquels est établie une marque de commerce se limitent à ceux qui ne sont pas “accessoires” à la vente de biens. Kraft a fait valoir qu’elle offre un service en ce qu’elle distribue en grande quantité et au hasard des bons de réduction à des consommateurs qui, grâce à ces bons, peuvent se procurer ses produits à un prix réduit. Je ne vois pas de raison de dire qu’il ne s’agit pas d’un service et je ne trouve rien dans la loi qui oblige le registraire à rejeter la définition que donne Kraft de ses services : “offrir des programmes de bons de réduction relativement à une gamme de produits alimentaires”.11 La Cour fédérale dans Renaud Cointreau & Cie c. Cordon Bleu International Ltd.12 a conclu que la description suivante, bien que peu commune, pouvait être protégée en tant que service compte tenu de l’absence de restriction que devait recevoir cette notion : « recipes, suggestions and other instructive matter printed on the food product labels, said printed matter being applicable to the preparation, the cooking and/or improvement of said food products ». Tout en rappelant que la procédure de radiation prévue à l’article 45 n’est pas le forum approprié pour soulever une question relative à la validité d’une déclaration de services, la Cour fédérale a tenu les propos suivants : De plus, dans l’affaire Kraft Ltd. c. Canada (Registraire des marques de commerce), le juge Strayer mentionnait que rien dans la définition de « marque de commerce » ne suggère que les services à l’égard desquels est établie une marque de commerce se limitent à ceux qui ne sont pas « accessoires » à la vente de biens. Il s’ensuit donc que les services peuvent être ancillaires à la vente de produits, tel que dans le présent dossier.13 Compte tenu du silence de la Loi, certains se seraient attendus à ce que la Cour fédérale nous fournisse un guide sur la question des marques de service. Malheureusement, l’apport de la Cour fédérale dans cette affaire est limité à affirmer le bien-fondé de l’interprétation du juge Strayer dans Kraft. Dans Sim & Mcburney c. Gesco Industries, Inc.14, la Cour fédérale d’appel est intervenue pour corriger ce qu’elle considérait comme 11. Kraft, précité, note 6, p. 461. 12. Renaud Cointreau & Cie c. Cordon Bleu International Ltd., (2000), 11 C.P.R. (4th) 95 (C.F.P.I.), par. 8, confirmé par (2002), 18 C.P.R. (4th) 415 (C.A.F.). 13. Ibid., par. 27. 14. Sim & McBurney c. Gesco Industries, Inc., 2000 CanLII 16369 (C.A.F.), aux présentes « Gesco Industries ». 172 Les Cahiers de propriété intellectuelle étant une erreur fondamentale d’interprétation législative de la part du registraire. Une mise en contexte factuelle s’impose. Dans cette affaire, la marque de commerce STAINSHIELD était enregistrée en liaison avec des « services de traitement résistant aux taches pour application sur tapis et carpettes » [notre traduction]. Suite à une requête, un avis conformément à l’article 45 de la Loi a été émis. La question était alors de déterminer si Gesco Industries Inc. (« Gesco ») avait fait usage de la marque. La preuve a démontré que Gesco avait commercialisé STAINSHIELD comme un procédé d’application d’une solution résistante aux taches à certains de ses tapis et carpettes. Par cela, il faut comprendre que certains tapis vendus par Gesco avaient été traités préalablement à la vente et ce, non pas à la demande des consommateurs. En radiant la marque de commerce, le registraire avait implicitement décrété que les services doivent être rendus directement au public et non à un produit avant que sa vente ait lieu. La Cour fédérale d’appel craignait que la décision du registraire puisse avoir des répercussions au-delà de l’affaire en cause et a ainsi opté pour une interprétation large du terme « services » : Nous ne voyons rien à l’article 4 qui limite ainsi les services auxquels une marque de commerce peut être liée. À notre avis, la question de savoir si les services sont appliqués à un produit avant qu’il soit vendu ou s’ils peuvent être obtenus directement au choix du consommateur ne constitue pas un critère d’application du paragraphe 4(2).15 Bien que Gesco Industries élimine certainement tout doute concernant la possibilité pour des services d’être accessoires à la vente de biens16, la Cour a raté une excellente opportunité d’enseigner quels sont les critères qui gouvernent la marque de service. La Cour s’est limitée à définir la marque de service par la négative en indiquant que le caractère accessoire d’un service à la vente d’un bien n’est pas un critère à considérer. 15. Ibid., par. 8. 16. Des services « accessoires » à la vente de biens ont aussi été reconnus comme des services à plusieurs occasions : Pro Image Sportswear Inc., c. Pro Image Inc., (1992), 42 C.P.R. (3d) 566 (Comm. opp.) pour le service de magasins de vente au détail d’articles de sport ; Société nationale des Chemins de Fer Français Sncf c. Venice Simplon-Orient-Express, (2000), 9 C.P.R. (4th) 443 (C.F.P.I.) pour la réservation et la vente de billets de transport par train (aux présentes « Société nationale des chemins de fer Français ») ; Coopérative Fédérée de Québec (Re), (2006), 53 C.P.R. (4th) 87 (Comm. opp.) pour des services d’agronomie relatifs aux production, élevage et engraissage du porc et management d’entreprises de porc ainsi que de services informatiques reliés. Voir également Hartco Enterprises Inc., (1989), 24 C.P.R. (3d) 223 (C.F.P.I.), où il a été décidé que la distribution de programmes et de matériel informatique se qualifiait à titre de service. Pour en finir avec la marque de service 2.3 173 Doit excéder les attentes des consommateurs La prévisibilité d’un service a aussi été reconnue comme un facteur important pour déterminer si un service entre dans le spectre d’application de la Loi. Effectivement, en rendant la décision dans l’affaire Kraft, le juge Strayer a déclaré avoir été fortement influencé par le fait que le service de bons de réduction de Kraft n’était pas une exigence contractuelle normale à laquelle un consommateur peut s’attendre lorsqu’il achète des biens : Je crois qu’on ne peut proposer de règles ou de critères généraux pour décider quels services la Loi vise ; mais j’ai accordé beaucoup d’importance au fait que le programme de bons de réduction en l’espèce n’est pas une condition usuelle d’un contrat et n’est pas une chose que l’acheteur peut normalement s’attendre de recevoir avec l’achat de biens. Si c’était le cas, on pourrait bien le considérer comme faisant partie de la vente de « marchandises » de la requérante [appelante].17 Avec déférence, il est difficile de comprendre comment la prévisibilité d’un service puisse être un critère pour déterminer ce qui peut ou ne peut pas être considéré comme un service. Les pratiques commerciales évoluent constamment. Ce qui constitue une pratique commerciale normale un jour donné peut très bien ne plus l’être le jour suivant. Les attentes des consommateurs changent rapidement et diffèrent d’un groupe de consommateurs à un autre. Le régime des marques de commerce ne peut pas être basé sur des critères imprévisibles et constamment en mouvement. Le juge Strayer a été prudent en affirmant que son intention n’était pas d’élaborer des principes généraux guidant la qualification de certaines activités comme des services en vertu de la Loi. Toutefois, il aurait dû réaliser que, étant donné l’absence complète d’autorités sur le sujet, son opinion serait scrutée à la loupe. Il est suggéré qu’il n’est pas souhaitable de s’interroger sur les pratiques dites « normales » pour déterminer les activités que peut englober la marque de service. 2.4 Doit bénéficier à quelqu’un L’absence de définition de la notion de service a aussi soulevé la question de savoir si cela implique qu’une tierce partie doive bénéficier du service en question pour entrer sous le couvert de la Loi. La Commission des oppositions des marques de commerce (« Commission ») a considéré cette prémisse comme inhérente à la définition 17. Kraft, précité, note 6, p. 461. 174 Les Cahiers de propriété intellectuelle de service et a refusé d’enregistrer à titre de service la description suivante : « promoting the sale of the opponent’s [own] Carlsberg beer in Canada »18 : Afin qu’une activité soit considérée comme un service, il semble logique que des membres du public, soit des consommateurs ou des acheteurs, doivent bénéficier de l’existence de cette activité. En ce qui a trait à la promotion de vente de la bière Carlsberg menée par l’opposante, la seule personne qui pourrait raisonnablement avoir bénéficié de cette activité est l’opposante elle-même. L’opposante a soumis que compte tenu qu’elle fait la promotion de sa bière en présentant un groupe de chevaux (connu en tant que « Carlsberg Championship Team » ou « Carlsberg Team and Wagon »), un bénéfice est accordé au public. Ce genre de présentation pourrait conférer un bénéfice au public ; toutefois, même si tel est le cas, je suis d’opinion que cela ne servirait qu’à établir l’emploi de la marque de l’opposante en liaison avec les services de présentation de son groupe de chevaux, et non en association avec le service de promotion de sa bière Carlsberg.19 [La traduction est nôtre.] La Commission aurait pu être plus loquace dans sa tentative d’expliquer la logique sous-tendant son audacieuse déclaration selon laquelle un bénéfice doit être conféré à un membre du public pour qu’on conclut à l’existence d’un service. La Commission a comparé les faits avec ceux en cause dans Kraft et a conclu que cette dernière affaire était différente car un bénéfice était conféré aux consommateurs. Puisque la Commission était d’avis que la promotion de la bière ne conférait pas au public un certain bénéfice, elle a décidé que cette activité ne constituait pas un service au sens de la Loi. Aucune justification n’a été proposée par la Commission relativement à l’introduction de la notion de « bénéfice » dans la définition de service, et aucune définition du terme « bénéfice » n’a été offerte. Plusieurs années plus tard, la Commission, dans Ralston Purina Co. c. Effem Foods Ltd.20, a étudié la description suivante : « advertising, marketing and promotional services relating to the pet food products of the applicant ». Elle a jugé que ce libellé ne 18. Carling O’Keefe Breweries c. Anheuser-Busch, Inc., (1985), 4 C.P.R. (3d) 216 (Comm. opp.). Voir également Carling O’Keefe Breweries of Canada Ltd. c. Grande brasserie alsacienne d’Adelshoffen S.A., une société anonyme, (1985), 6 C.P.R. (3d) 210 (Comm. opp.). 19. Carling O’keefe Breweries c. Anheuser-Busch, Inc. précité, note 18, par. 5. 20. Ralston Purina Co. c. Effem Foods Ltd., (1997), 81 C.P.R. (3d) 528 (Comm. opp.), aux présentes « Purina ». Pour en finir avec la marque de service 175 remplissait pas les conditions puisqu’il n’y avait aucune tierce partie impliquée. La décision dans Purina n’est malheureusement pas très éclairante puisque, bien que la Commission ait souligné la nécessité que le service soit offert à une tierce partie, elle n’a fait aucune référence à la nécessité de conférer un avantage à un tiers : Bien qu’il n’y ait rien dans la Loi qui restreigne la notion de service à celui qui est accessoire à la vente de biens, il demeure nécessaire qu’un service soit offert à une tierce partie pour qu’une déclaration de services soit acceptée.21 [La traduction est nôtre.] Étrangement, l’OPIC s’appuie sur la décision Purina pour imposer qu’un « bénéfice » soit conféré au « public » pour qu’une marque de service puisse être enregistrée : Compte tenu de la décision Ralston Purina Co. c. Effem Foods Ltd., une objection relativement aux services sera soulevée lorsqu’on ne peut établir clairement qu’un véritable service sera offert au public. Le critère d’évaluation consiste à déterminer si le service profitera à un tiers. Par exemple, si les services de « publicité » et de « mise en marché » du requérant visent simplement à faire connaître les propres produits du requérant, on considère que les services n’offrent pas d’avantage au public. […] Si le public profite effectivement des services de promotion, malgré le fait qu’ils concernent exclusivement la promotion des propres marchandises et services du requérant, on considère qu’ils sont acceptables.22 [Emphase dans l’original.] Il semble clair que les services doivent impliquer une tierce partie. Après tout, le but d’une marque de commerce est de permettre au public de faire la distinction entre les services proposés par un et ceux qui sont proposés par d’autres. Conséquemment, les services offerts à l’interne dans une compagnie ne devraient pas mériter la protection d’une marque de commerce. 21. Ibid., par. 14. 22. Manuel des marchandises et des services : Guide de l’utilisateur, Office de la propriété intellectuelle du Canada, section 3.4.2 « Avantage pour le public », disponible à http://www.ic.gc.ca/eic/site/cipointernet-internetopic.nsf/fra/wr00064. html#n3.4.2. 176 2.5 Les Cahiers de propriété intellectuelle La notion de bénéfice révisée Selon l’état de la jurisprudence actuelle, il n’y a pas de définition positive de la notion de « bénéfice » et elle demeure ambiguë. Les seules tentatives de définir ce qu’est un bénéfice l’ont été en expliquant ce qui ne confère pas un bénéfice. Ainsi, les services de publicité ne sont pas considérés comme étant de « vrais » services puisqu’ils ne confèrent aucun bénéfice à une tierce partie. Il est intéressant de constater que dans la décision Purina, la Commission fait une distinction entre la mise en marché ou la promotion de services et les services promotionnels comme tels : Je ne crois pas que les termes « publicité » ou « mise en marché » décrivent un service offert au public dans ce cas-ci puisqu’ils semblent entrer dans la même catégorie que les services dans l’affaire Carling O’Keefe où la seule personne qui pouvait en bénéficier était le requérant (sic). Je ne crois pas qu’informer le public de l’existence de son produit constitue réellement la prestation d’un vrai service envers le public. En ce qui concerne les services « promotionnels », ils pourraient possiblement inclure un vrai service offert au public, tel le programme de coupons décrit dans la décision, mais le service n’est pas ici exposé avec suffisamment de précision pour que je puisse faire une détermination efficace.23 [Les traduction et italiques sont nôtres.] Il est difficile de comprendre comment toutes les activités de publicité et de mise en marché peuvent être catégorisées comme ne conférant aucun bénéfice, excepté si des coupons ou un programme de récompenses sont offerts. Le seul avantage d’un consommateur se prévalant d’un coupon promotionnel est l’économie qu’il fait lorsqu’il achète les biens en question. Si la possibilité d’acheter à un prix réduit constitue le bénéfice, alors tout ce qui informe les consommateurs potentiels de ces aubaines devrait également être reconnu comme accordant un bénéfice. En d’autres mots, il n’y a aucune différence conceptuelle ni pratique entre un programme de bons de réduction et la publicité sur des produits dont on a réduit les prix. Comment peut-on logiquement soutenir que les circulaires distribuées de façon hebdomadaire par les chaînes d’épiceries ne confèrent aucun bénéfice au public ? Nous connaissons tous des consommateurs soucieux des prix qui scrutent les circulaires pour décider où faire leurs achats hebdomadaires. Ils bénéficient sans aucun doute de ces aubaines car ils sont bien informés. En quoi cela est-il différent des bons décrits dans la décision Kraft ? 23. Purina, précité, note 20, par. 14. Pour en finir avec la marque de service 177 En ce sens, la dissémination de l’information sur les prix réduits et sur les rabais devrait conférer un bénéfice au public. En poussant l’analyse encore plus loin, certains pourraient soutenir que le public reçoit un bénéfice lorsqu’il obtient de l’information à propos des dangers de l’exposition au soleil, permettant ainsi au manufacturier de crèmes solaires d’enregistrer en tant que service les dépliants et / ou sites Internet qui contiennent de l’information utile, c’est-à-dire de l’information qui ne soit pas exclusivement reliée au produit vendu. Le but de cette argumentation n’est pas de démontrer que toutes les formes de publicité doivent être acceptées à titre de service, mais plutôt qu’il ne devrait pas y avoir de seuil quant au niveau de bénéfice requis. Après tout, le mot « bénéfice » ne devrait-il pas être interprété conformément à son sens commun, à savoir un avantage ou un bienfait24. Dans certains cas, la publicité elle-même peut conférer un bénéfice aux consommateurs potentiels et ne devrait donc pas être a priori exclue. Il n’existe aucune raison pour laquelle la notion de bénéfice ne pourrait être interprétée largement, comme c’est le cas pour la notion de service. 2.6 Aspect commercial des services Une simple lecture du paragraphe 4(2) de la Loi devrait être suffisante pour conclure qu’il n’est pas nécessaire qu’un service soit de nature commerciale pour tomber sous le spectre d’application de la Loi. Toutefois, même une disposition claire et compréhensible comme celle-ci a généré une certaine controverse. L’article 4 de la Loi doit être gardé en tête lorsqu’on considère cet aspect : 4. (1) Une marque de commerce est réputée employée en liaison avec des marchandises si, lors du transfert de la propriété ou de la possession de ces marchandises, dans la pratique normale du commerce, elle est apposée sur les marchandises mêmes ou sur les colis dans lesquels ces marchandises sont distribuées, ou si elle est, de toute autre manière, liée aux marchandises à tel point qu’avis de liaison est alors donné à la personne à qui la propriété ou possession est transférée. (2) Une marque de commerce est réputée employée en liaison avec des services si elle est employée ou montrée dans l’exécution ou l’annonce de ces services. 24. Voir Petit Larousse illustré (Paris : Larousse, 1999), sous l’entrée « bénéfice ». 178 Les Cahiers de propriété intellectuelle (3) Une marque de commerce mise au Canada sur des marchandises ou sur les colis qui les contiennent est réputée, quand ces marchandises sont exportées du Canada, être employée dans ce pays en liaison avec ces marchandises. Dans Cornerstone Securities Canada Inc. c. Canada (Registrar of Trade-Marks)25, le juge Weston n’a pas compris la distinction cruciale entre les paragraphes (1) et (2) et a statué que l’emploi en liaison avec des services doit être d’une nature commerciale normale, c’est-à-dire ayant eu lieu dans le cours normal des affaires. Il est inutile de dire que cette décision a été hautement critiquée et ce, avec raison. Quelques-unes des décisions rendues en contexte syndical se sont inspirées de la notion de publicité mentionnée au paragraphe 4(2) pour conclure que si la publicité ne vise pas à générer des revenus, cela ne peut constituer un « emploi » au sens du paragraphe 4(2) de la Loi. Dans Cie générale des établissements Michelin26 la Cour fédérale, en examinant les activités du syndicat dans le contexte d’une grève, a conclu que la distribution de pamphlets montrant la marque de commerce de Michelin ne pouvait être considérée comme de la publicité puisque la publicité doit avoir une connotation commerciale. Le juge a conclu que la distribution de pamphlets ne constituait pas un emploi au sens du paragraphe 4(2) puisque les pamphlets n’étaient pas destinés à générer des revenus. Dans une ligne de pensée similaire, la Cour suprême de la Colombie-Britannique a endossé le raisonnement de Michelin dans British Columbia Automobile Assn. et a conclu que : La fourniture d’informations non commerciales ne constitue pas en elle seule un service au sens de l’article 4 de la Loi. Si l’élément de commercialité est absent, je suis incapable de considérer que les activités aux sites du syndicat pourraient être décrites comme des services tels qu’envisagés par l’article.27 [La traduction est nôtre.] Dans Gesco Industries, la Cour fédérale d’appel a senti l’obligation d’expliquer la mécanique de l’article 4 au grand complet, 25. Cornerstone Securities Canada Inc. c. Canada (Registrar of Trade-Marks), (1994), 58 C.P.R. (3d) 417 (C.F.P.I.), aux présentes « Cornerstone ». 26. Cie générale des établissement Michelin – Michelin & Cie c. National Automobile, Aerospace, Transportation and General Workers Union of Canada (CAW – Canada), (1996), 71 C.P.R. (3d) 348 (C.F.P.I.), aux présentes « Michelin ». 27. British Columbia Automobile Assn. c. Office and Professional Employees’ International Union, Local 378, 10 C.P.R. (4th) 423 (B.C.S.C. ; 2001-01-26), par. 158. Pour en finir avec la marque de service 179 possiblement pour éviter que l’interprétation douteuse développée dans le contexte syndical s’applique à d’autres domaines : En revanche, aux termes du paragraphe 4(1), pour qu’une marque de commerce soit réputée employée en liaison avec des marchandises, un certain nombre de conditions doivent être remplies : au moment du transfert de la propriété ou de la possession des marchandises, la marque de commerce estelle employée ? Cet emploi se fait-il dans le cours normal des affaires et la marque est-elle apposée sur les marchandises ou les emballages ? Le législateur n’a pas imposé ces restrictions ou conditions à la présomption d’emploi d’une marque de commerce en liaison avec des services.28 Il est important de ne pas perdre de vue la distinction entre les paragraphes 4(1) et 4(2) de la Loi afin de ne pas exiger à tort que les services soient à saveur commerciale. Il n’est pas nécessaire pour que les services tombent sous l’application du paragraphe 4(2), qu’ils visent à générer des revenus ou soient offerts contre rémunération. 3. TERRITORIALITÉ ET MARQUE DE SERVICE 3.1 Règles générales Deux principes de base reviennent constamment quand vient le temps de déterminer quelles activités constituent de l’emploi d’une marque de commerce en liaison avec des services : i) le service doit être exécuté au Canada et ii) la simple promotion du service en lien avec l’exécution du service ailleurs n’est pas suffisante : Je dois ainsi statuer que l’« emploi au Canada » d’une marque de commerce en lien avec des services n’est pas établi par la simple publicité de la marque au Canada de pair avec l’exécution des services ailleurs, mais requiert plutôt que les services 28. Gesco Industries, précité, note 28, au par. 9. Un raisonnement similaire a été adopté par la Cour fédérale dans Molson Co. c. Moosehead Ltd., (1990), 32 C.P.R. (3d) 363 (C.F.P.I.) lorsqu’elle a comparé la formulation des paragraphes 4(1) et 4(3). De plus, dans Fireman’s Fund Insurance Co. (Re), (1994), 54 C.P.R. (3d) 566 (Comm. opp.), la Commission a confirmé l’absence de l’exigence pour les services d’être « dans le cours normal des affaires ». La Commission a affirmé dans plusieurs instances que des activités caritatives pourraient se qualifier à titre de services puisqu’il n’y a aucune disposition dans la Loi qui stipule qu’un service doive être rémunéré pour qu’il puisse être exécuté et que le public reçoive un bénéfice des différents programmes caritatifs. Voir War Amputations of Canada c. Faber-Castell Canada Inc., (1992), 41 C.P.R. (3d) 557 (Comm. opp.) et Heritage Canada Foundation c. Tempo Two Native Indian Arts & Crafts Ltd., (1992), 44 C.P.R. (3d) 533 (Comm. opp.). 180 Les Cahiers de propriété intellectuelle soient exécutés au Canada et que la marque de commerce soit utilisée ou montrée dans le cours de l’exécution ou de la publicité de ces services au Canada.29 [La traduction est nôtre.] Suivant cette prémisse, le juge Thurlow a conclu dans Beachcomber que le propriétaire n’avait pas exécuté les « services de nourriture et de restauration » [notre traduction] malgré qu’il ait effectué de la publicité au Canada, puisqu’il n’opérait aucun restaurant au pays. Le registraire des marques de commerce a plus tard nuancé son interprétation de l’« exécution de services au Canada » dans Wenward (Canada) Ltd. c. Dynaturf Co.30. Ce cas concerne des « services de construction et de réfection de revêtements de terrains de tennis et autres surfaces récréatives » [notre traduction]. Le requérant n’opérait aucune installation au Canada. Le registraire a statué que : Le présent requérant a fait la promotion de sa marque de commerce au Canada en liaison avec des services de construction et de réfection de revêtements de terrains de tennis depuis au moins aussi tôt que le 1er décembre 1969. Le requérant a soumis en preuve des copies de lettres de demandes provenant de plusieurs endroits au Canada pour la construction et la réfection de revêtements de terrains de tennis. Ces lettres indiquent clairement que le requérant était disposé à envoyer ses équipes pour construire et procéder au revêtement de terrains de tennis et autres surfaces récréatives à plusieurs endroits à travers le Canada si des contrats lui étaient attribués. Dans ce cas, le requérant était prêt et était capable de fournir les services au Canada lorsque requis, tandis que dans l’affaire Beachcomber mentionnée ci-haut, le requérant offrait ses services en rapport avec ses propres installations seulement, et seulement celles situées aux États-Unis.31 [La traduction est nôtre.] Deux leçons essentielles sont à tirer de l’affaire Dynaturf. Premièrement, même si la promotion d’un service au Canada n’équivaut pas à la performance du service au Canada, rien n’exige que le service ait déjà été exécuté. Si le requérant offre ses services par le biais de la publicité et est prêt à les rendre, cela est suffisant32. Ensuite, la 29. Porter c. Don the Beachcomber, (1966), 48 C.P.R. 280 (C. d’É.), par. 17, aux présentes « Beachcomber ». 30. Wenward (Canada) Ltd. c. Dynaturf Co., (1976), 28 C.P.R. (2d) 20 (Comm. opp.), aux présentes « Dynaturf ». 31. Ibid., par. 9. 32. Voir, par exemple, Vertag Investments Ltd (Re), (2000), 7 C.P.R. (4th) 557, (Comm. opp.), par. 40 et 43. Voir aussi Bereskin & Parr c. Gold Prospectors Assn. of America, 2008 CarswellNat 1171 (Comm. opp.) ; Pascal Information Technology Ltd. (Re), Pour en finir avec la marque de service 181 décision Dynaturf souligne l’importance de la nature des services eu égard à l’endroit où les activités peuvent être effectuées. Ce ne sont pas tous les types de services qui nécessitent des installations au Canada pour que ces mêmes services puissent être exécutés au Canada : Dans ce cas-ci, la nature même des services fournis par le requérant qui consiste en la construction et la réfection de revêtements de terrains de tennis et autres surfaces récréatives requiert que les services soient exécutés à l’endroit où la personne qui demande les services mène ses activités. En vertu de la nature même des services que propose le requérant, il ne peut pas exécuter ses services à ses propres installations, tandis que dans le cas de Don the Beachcomber, le requérant ne pouvait exécuter ses services qu’à ses propres installations.33 [La traduction est nôtre.] Plusieurs jugements, principalement dans le contexte de procédures sommaires de radiation, ont réaffirmé les principes décrits dans Beachcomber et précisés dans Dynaturf 34. Si seulement les choses étaient aussi simples… (2005), 47 C.P.R. (4th) 314 (Comm. opp.) ; Bedwell Management Systems Inc. c. Mayflower Transit Inc., 1999 CarswellNat 3480 (Comm. opp.) ; 88766 Canada Inc. c. Central Air Freight Inc., 1999 CarswellNat 3544, (Comm. opp.) ; United Distillers Glenmore Inc. c. El Toro Restaurant & Pizzeria Ltd., (1996), 70 C.P.R. (3d) 346 (Comm. opp.). 33. Dynaturf, précité, note 30, par. 9. 34. Smart & Biggar c. Curb, 2008 CarswellNat (Comm. opp.) ; Odutola Professional Corp. c. Cara Operations Ltd., 2008 CarswellNat 1177 (Comm. opp.) ; Brouillette Kosie Prince c. Great Harvest Franchising Inc., 2008 CarswellNat 362 (Comm. opp.), confirmé par 2009 CarswellNat 364 (C.F.) ; Pascal Information Technology Ltd. (Re), (2005), 47 C.P.R. (4th) 314 (Comm. opp.) ; Express File Inc. c. HRB Royalty Inc., (2001), 21 C.P.R. (4th) 274 (Comm. opp.) et HRB Royalty Inc. c. Express File Inc., (2002), 25 C.P.R. (4th) 94 (Comm. opp.), tous deux confirmés ; Express File Inc. c. HRB Royalty Inc., (2005), 39 C.P.R. (4th) 59 (C.F.) ; Flowers Direct Inc. c. Florists on Fourth Inc., (1997), 83 C.P.R. (3d) 543 (Comm. opp.) ; Clark O’Neil Inc. c. PharmaCommunications Group Inc., (2004), 30 C.P.R. (4th) 499 (C.F.) ; AGF Management (Re), (2003), 29 C.P.R. (4th) 411 (Comm. opp.) ; Osler, Hoskins & Harcourt LLP c. Canada Post Corp., 2003 CarswellNat 5144 (Comm. opp.) ; Logan & Co. c. Dig This Garden Retailers Ltd., (2002), 24 C.P.R. (4th) 281 (Comm. opp.) ; Smith c. Brink, Hudson & Lefever Ltd., (2002), 24 C.P.R. (4th) 405 (Comm. opp.) ; Kelly c. Alexander, (2001), 14 C.P.R. (4th) 567 (Comm. opp.) ; Anheuser-Busch, Inc. c. Racquet Sports Ltd., 2000 T.M.O.B. 156 ; Vertag Investments Ltd (Re), (2000), 7 C.P.R. (4th) 557, (Comm. opp.) ; Ridout & Maybe c. Trattoria Spago, (2001), 19 C.P.R. (4 th) 557 (Comm. opp.) ; Gowling, Strathy & Henderson c. Star Data Systems Inc., 2000 CarswellNat 4005 (Comm. opp.) ; Bedwell Management Systems Inc. c. Mayflower Transit Inc., 1999 CarswellNat 3480 (Comm. opp.) ; 88766 Canada Inc. c. Central Air Freight Inc., 1999 CarswellNat 3544 (Comm. opp.) ; Tuffy Associates Corp. (Re), 1998 TMOB. 218 ; Canadian Kennel Club c. Continental Kennel Club, (1997), 182 3.2 Les Cahiers de propriété intellectuelle Activités transfrontalières La Cour fédérale a traité d’un de ses premiers cas d’activités transfrontalières dans Marineland Inc. c. Marine Wonderland & Animal Park Ltd35. Ce cas opposait une compagnie américaine fournissant des services de présentation de vie marine en Floride à une compagnie canadienne fournissant des services similaires en Ontario. La compagnie américaine effectuait énormément de publicité dans des publications circulant au Canada et une agence de voyage canadienne vendait même des billets pour ses spectacles. La Cour n’a pas considéré que les services étaient exécutés au Canada puisque leur exécution ne pouvait être complète sans que le consommateur ait lui-même quitté le Canada : Dans le cas présent, l’exécution des services offerts par l’appelante ne peut être complétée que par la présence du participant au voyage organisé sur les terrains de l’appelante pour assister au spectacle. Pour ces motifs, je conclus que l’activité commerciale consistant à vendre des billets d’admission relevait de l’agence de voyage plutôt que de l’appelante et que, de toute manière, l’appelante ne fournissait pas ses services au Canada.36 [La traduction est nôtre.] Lorsqu’un consommateur peut bénéficier d’un service sans quitter le confort de son foyer, il y a de grandes chances que le service soit considéré comme ayant été exécuté au Canada. Par exemple, dans Riches, McKenzie & Herbert LLP. c. Travel Network Ltd., le registraire a souligné l’importance de la nature des services : Dans Porter, les services étaient des services de restauration. Les services de restauration sont bien différents des services 77 C.P.R. (3d) 470 (C.F.P.I.) ; Leads Corp. (Re), 1998 T.M.O.B. 197 ; Clean Duds, Inc. c. Suds, (1996), 72 C.P.R. (3d) 266 (Comm. opp.) ; Tower Conference Management Co. c. Canadian Exhibition Management Inc., (1989), 28 C.P.R. (3d) 428 (Comm. opp.) ; United Distillers Glenmore Inc. c. El Toro Restaurant & Pizzeria Ltd., (1996), 70 C.P.R. (3d) 346 (Comm. opp.) ; Cornerstone, précité, note 25 ; Canaglobe International Inc. (Re), (1992), 47 C.P.R. (3d) 122 (Comm. opp.) ; DeCaria Hair Studio Ltd. c. De Berardinis, (1984), 2 C.P.R. (3d) 309 (Comm. opp.) ; Delta Hotels Ltd. c. Samurai Investments Inc., (1983), 79 C.P.R. (2d) 254 (Comm. opp.) ; Motel 6 Inc. c. No 6 Motel Ltd., (1981), 56 C.P.R. (2d) 44 (C.F.P.I.) ; Marineland Inc. c. Marine Wonderland & Animal Park Ltd., (1974), 16 C.P.R. (2d) 97 (C.F.P.I.), (aux présentes « Marineland ») ; Denman Place Investments Ltd. c. Hefru Food Services Ltd., (1972), 8 C.P.R. (2d) 199 (Comm. opp.). 35. Précité, note 34. 36. Marineland, précité, note 34. Voir également Walt Disney Productions c. 468108 Ontario Ltd., (1984), 2 C.P.R. (3d) 472 (Comm. opp.) (exploitation d’installations animées destinées aux musées, par exemple pour afficher des expositions et des performances) ; Le Lido (Re), (1992), 44 C.P.R. (3d) 393 (Comm. opp.). Pour en finir avec la marque de service 183 offerts par une agence de voyage car les services de restauration (excluant les commandes pour emporter) ne peuvent généralement qu’être exécutés sur le site. Ainsi, les Canadiens voulant utiliser ce type de services doivent se déplacer sur le lieu de travail de l’opérateur. Toutefois, les services d’une agence de voyage peuvent facilement être rendus pour une personne au Canada par une personne dans un autre pays, sans que l’acheteur ait à quitter le Canada.37 [La traduction est nôtre.] Récemment, dans un cas impliquant la marque de commerce très connue THE OUTDOOR CHANNEL, la Commission a revu les principes concernant l’exécution des services au Canada : Il est bien établi que l’interprétation de « exécution des services au Canada » aux fins du paragraphe 4(2) est très large. Tant que les services « sont exécutés sans que le consommateur canadien ait à quitter le Canada », et que la marque de commerce est utilisée en liaison avec les services, cela est suffisant pour démontrer l’« emploi ». […] Toutefois, il faut une exécution des services au Canada ; à tout le moins, les services doivent être disponibles pour être exécutés au Canada ; la publicité au Canada seule n’était pas suffisante pour démontrer qu’il y a emploi. L’emploi d’une marque de commerce dans la publicité au Canada de services seulement disponibles aux États-Unis ne satisfait pas le libellé du paragraphe 4(2). […] Lorsqu’un propriétaire d’une marque de commerce offre des services au Canada et est prêt à les rendre au Canada, l’emploi de la marque de commerce dans la publicité de ces services rencontre les exigences du paragraphe 4(2).38 [La traduction est nôtre.] Comme il sera discuté ci-après, les tribunaux ont eu beaucoup de difficultés au cours des dernières décennies (et même encore aujourd’hui) à appliquer l’exigence selon laquelle les services doivent être exécutés au Canada. 37. Riches, McKenzie & Herbert LLP. c. Travel Network Ltd., 2005 CarswellNat 4745 (Comm. opp.), par. 9. Voir également Bedwell Management Systems Inc. c. Mayflower Transit Inc., 1999 CarswellNat 3480 (Comm. opp.), par. 11. 38. Bereskin & Parr c. Gold Prospectors Assn. of America, 2008 CarswellNat 1171 (Comm. opp.) ; la Cour fédérale a infirmé cette décision suite à l’examen de la nouvelle preuve produite, The Outdoor Channel, Inc. c. Bereskin & Parr, T-1022-08 (C.F.) (C.F. ; 2009-09-03). 184 3.3 Les Cahiers de propriété intellectuelle Magasiner sans quitter le confort de son foyer Les magasins de détail ont généré une jurisprudence (et des critères) bien à eux : Saks & Co c. Canada (Registraire des marques de commerce)39 est le cas le plus important en la matière et son raisonnement s’est même étendu à d’autres domaines40. La décision Saks a été rendue dans le contexte d’une procédure sommaire en radiation et impliquait la marque de commerce SAKS FIFTH AVENUE enregistrée en liaison avec des services de grands magasins de vente au détail. Bien que le requérant ne disposait d’aucun magasin au Canada, le juge Addy a conclu qu’il existait une preuve d’emploi de la marque au Canada suffisante pour maintenir l’enregistrement. Selon lui, la compagnie « exécutait » ses services au Canada puisqu’elle répondait aux commandes par courrier et par téléphone en provenance du Canada, fournissait un numéro de téléphone sans frais, livrait des marchandises au Canada, allouait du crédit à des consommateurs canadiens et distribuait des catalogues et autres publicités au Canada : La Société rend ses services sans que le client canadien ne soit tenu de quitter le Canada et emploie la marque SAKS FIFTH AVENUE dans le cadre de tous ses services en l’apposant sur tous les documents qu’elle prépare à leur égard.41 Même si Saks constitue sans contredit l’autorité pour ce qui est de définir les lignes directrices de l’exécution des services de vente au détail au Canada, la Commission a refusé de suivre Saks dans l’affaire de Imco Trading42, bien que les services enregistrés aient été sensiblement identiques à ceux en cause dans Saks, c’est-à-dire « exploitation d’un magasin au détail œuvrant dans la vente de vêtements pour hommes et femmes, d’accessoires, de bijoux et de cadeaux » [notre traduction]. La Commission a conclu que « exploitation » ne signifie rien d’autre que l’exploitation d’un magasin au Canada et sur ce fondement, elle a radié l’enregistrement pour la marque THE TWENTY FOUR COLLECTION. Il est important de noter que même si la Commission a conclu que la preuve ne permettait pas de savoir si les commandes faites auprès du magasin aux États-Unis provenaient 39. Saks & Co. c. Canada (Registraire des marques de commerce), (1989), 24 C.P.R. (3d) 49 (C.F.P.I.), aux présentes « Saks ». 40. Voir également Compusa Inc. c. Multitech Electronics Inc., (1999), 4 C.P.R. (4th) 562 (Comm. opp.) ; Mendelson, Rosentzveig & Schacter c. Giorgio Beverly Hills Inc., (1994), 56 C.P.R. (3d) 399 (Comm. opp.). 41. Saks, précité, note 39, par. 31. 42. C.R.A.C. Centre de recherche et d’analyses sur les corp. c. Imco Trading Co., (1993), 52 C.P.R. (3d) 122 (Comm. opp.), aux présentes « Imco Trading ». Pour en finir avec la marque de service 185 du Canada ou avaient été faites par des clients canadiens visitant la boutique en Floride, elle a choisi de s’appuyer seulement sur la signification du mot « exploitation » : Bien que dans Saks […] le juge ait décidé que certaines activités commerciales conduites au Canada équivalent à un emploi au Canada en liaison avec des services enregistrés comme des « services de grands magasins de vente au détail » même si le propriétaire n’opérait pas de grand magasin au Canada en soi, dans le cas présent, les services enregistrés incluent clairement l’opération au Canada d’un magasin. Conséquemment, je conclus que pour qu’un propriétaire exécute ses services au Canada, il doit avoir un établissement physique au Canada, ce qui veut dire avoir un endroit au Canada où il est possible pour les consommateurs d’acheter des vêtements, des accessoires, des bijoux et des cadeaux.43 [La traduction est nôtre.] Il est difficile de comprendre qu’une distinction si mince en théorie puisse changer complètement le résultat en pratique. L’« exploitation de » n’est-elle pas souvent implicite lorsqu’on réfère à des services de vente au détail ? Il est improbable que la Commission en serait venue à une conclusion différente si la preuve avait établi que la compagnie recevait des commandes par courriel et expédiait ensuite les marchandises au Canada puisque la Commission ne s’est basée que sur la phraséologie de l’état déclaratif des services. L’incompatibilité apparente entre Saks et Imco Trading a été notée par le juge Joyal dans Boutique Limité Inc. c. Limco Investments, Inc.44. Sans commenter le bien-fondé du raisonnement dans Imco Trading, le juge Joyal s’est rallié à la position développée dans Saks45. En appel, le juge Desjardins a conclu que la décision Saks établissait la chose suivante : pour démontrer l’emploi d’une marque en liaison avec des services de vente au détail en l’absence de magasins 43. Ibid. 44. Boutique Limité Inc. c. Limco Investments, Inc., (1994), 52 C.P.R. (3d) 548 (Comm. opp.) ; confirmé par (1996), 68 C.P.R. (3d) 500 (C.F.P.I. ; 1996-06-13), au par. 24 ; modifié par (1998), 84 C.P.R. (3d) 164 (C.A.F. : 1998-09-18). 45. Voir également Cassels, Brock c. Sharp Image Corp., (1990), 33 C.P.R. (3d) 198 (Comm. opp.) ; COMPUSA Inc. c. Multitech Electronics Inc., (1999), 4 C.P.R. (4th) 561 (Comm. opp.). Il est aussi intéressant de noter que, un an après avoir décidé dans Imco Trading que la vente de biens par des services de commande en ligne ne se qualifiait pas à titre d’exécution d’un service d’ « opération de magasin de vente au détail » (notre traduction), l’agente d’audience D. Savard a reconnu dans Mendelson, Rosentzwing & Schacter c. Giorgio Beverly Hills Inc., (1994), 56 C.P.R. (3d) 399 (Comm. opp.), par. 25, que Saks constitue l’autorité sur la prétention que fournir des biens par le biais de la commande en ligne pour la livraison au Canada se qualifie comme fournir un service pour le Canada. 186 Les Cahiers de propriété intellectuelle au Canada, la preuve doit être suffisamment détaillée pour qu’un tribunal soit capable de décider si les services ont véritablement été rendus. Toutefois, la Cour fédérale d’appel a refusé de commenter le raisonnement offert dans l’affaire Saks. Si un doute subsistait sur le fait que la commande de marchandises par le biais d’une correspondance courriel suivie de la livraison au Canada constitue l’exécution d’un service de vente au détail au Canada, l’agente d’audience D. Savard l’a dissipé dans Face Stockholm, Ltd. (Re)46. Ce cas impliquait une marque de service enregistrée en liaison avec des « magasins de vente au détail de cosmétiques et de produits de beauté » [notre traduction]. Les consommateurs canadiens pouvaient demander un catalogue et le parcourir pour acheter les marchandises sur le site web du propriétaire de la marque. Sans mentionner la décision dans Imco Trading, l’agente d’audience D. Savard a considéré que « le propriétaire exécute des services de vente au détail de cosmétiques et de produits de beauté via son site web, ce qui est comparable dans l’économie actuelle à un véritable magasin. »47. [Les traduction et italiques sont nôtres.] 3.4 Où se trouve votre chambre d’hôtel ? Une revue des autorités nous apprend qu’il existe deux courants jurisprudentiels concernant la notion d’exécution des services au Canada. Ils seront mieux expliqués en comparant deux décisions traitant de services d’hébergement. La décision Motel 648 a été rendue dans le contexte d’une requête en annulation d’enregistrement ainsi qu’en dommages et intérêts. Dans cette affaire, le demandeur était une compagnie américaine qui opérait une grande chaîne de motels aux États-Unis sous le nom de MOTEL 6, mais n’avait aucun établissement au Canada. Le défendeur, une compagnie canadienne, avait obtenu un enregistrement pour la marque figurative MOTEL 6 en liaison avec des services de motels et opérait trois motels au Canada sous ce nom. Le demandeur alléguait que sa chaîne de motels était bien connue au Canada en raison de la publicité massive effectuée au pays et parce que le nom avait été employé au Canada en liaison avec les réservations effectuées pour ses motels. La preuve soumise par le demandeur a démontré que sa marque MOTEL 6 n’avait jamais été 46. Face Stockholm, Ltd. (Re), (2001), 16 C.P.R. (4th) 105 (Comm. opp.), aux présentes « Face Stockholm ». 47. Ibid., par. 6. 48. Motel 6, Inc. c. No. 6 Motel Ltd., (1981), 56 C.P.R. (2d) 44 (C.F.P.I.), aux présentes « Motel 6 ». Pour en finir avec la marque de service 187 utilisée au Canada en liaison avec des services de motels en soi, mais avec des réservations de chambres, ce qui a été jugé insuffisant pour contrer avec succès l’enregistrement canadien fondé sur un emploi préexistant. Le juge Addy a décidé que : La correspondance ou la communication téléphonique avec les clients, les clients éventuels ou leurs agents au Canada, dans le seul dessein de recevoir et de confirmer des réservations de chambres de motel aux États-Unis ne constituent pas un emploi de cette marque au Canada en liaison avec des services de motels ; et à plus forte raison lorsque l’initiative du contact n’était pas prise par la personne ou l’entreprise fournissant les services de motels. Dans de tels cas, il doit y avoir à tout le moins quelque installation commerciale au Canada.49 Le contexte dans WestCoast Hotels50 était quelque peu différent en ce que, suivant la délivrance d’un avis conformément à l’article 45 de la Loi, le propriétaire enregistré de la marque WESTCOAST devait démontrer l’emploi de sa marque en liaison avec des services hôteliers afin de maintenir son enregistrement. Comme dans l’affaire Motel 6, le propriétaire enregistré de la marque n’opérait aucun hôtel au Canada51 mais acceptait des réservations en provenance du Canada. La Commission a distingué le raisonnement offert par le juge Addy dans l’affaire Motel 6 non seulement en raison de la nature des procédures relatives à l’article 45 mais également sur le fait qu’il était possible de faire des réservations par le biais d’un agent des hôtels WESTCOAST qui était situé au Canada. La Commission a également considéré le fait que les propriétaires des hôtels WESTCOAST effectuaient de la publicité destinée aux Canadiens et fournissaient un programme de loyauté. Selon la Commission, les consommateurs pouvaient bénéficier des services et ce, sans quitter le Canada. Il est difficile de comprendre pourquoi la localisation géographique de la personne qui prend une réservation devrait avoir un impact sur l’endroit où l’exécution du service a lieu. Si c’était le cas, aucune compagnie qui externalise son service d’assistance aux consommateurs vers d’autres pays ne pourrait profiter de la protection des marques de commerce pour ce service même si, incontestablement, les consommateurs en profitent au Canada. La décision dans 49. Ibid. p. 277-278. 50. WestCoast Hotels, Inc. (Re), (2006), 53 C.P.R. (4th) 361 (Comm. opp.), aux présentes « WestCoast Hotels ». 51. Bien que le registraire ait accepté que, vers la fin de la période matérielle, la marque WESTCOAST était utilisée comme marque secondaire pour un hôtel situé au Canada, il ne s’est pas basé uniquement sur cet élément : Ibid., par. 17. 188 Les Cahiers de propriété intellectuelle WestCoast Hotels se réconcilie difficilement avec Motel 6. Dans cette dernière décision, le juge Addy a requis « à tout le moins quelque installation commerciale au Canada » puisque, selon lui, les communications par téléphone pour recevoir et confirmer des réservations n’équivalaient pas à un emploi pour des services de motels. Nous doutons qu’un centre d’appels au Canada satisfasse cette exigence. La Commission a adopté une interprétation très large des services hôteliers dans sa décision WestCoast Hotels puisqu’elle a accepté « […] que l’exécution des services de réservation et des services relatifs au programme de loyauté équivalent tous deux à des services hôteliers » [notre traduction]52. Cette interprétation contredit Motel 6 et ne s’explique pas par la différence entre les services relatifs à un hôtel ou à un motel. Avec égards, dans les deux cas, la seule chose que les consommateurs pouvaient faire à partir de leur demeure était de réserver une chambre dans un hôtel situé aux États-Unis, sans plus. Aucun Canadien ne considérerait qu’il a profité de services d’hôtellerie simplement en décrochant le téléphone. Le fait que l’entreprise ait distribué des bulletins d’information constitue sans contredit de la publicité, mais il n’en demeure pas moins que les services doivent être « exécutés » au Canada. Pour que des services hôteliers soient exécutés au Canada, il doit nécessairement y avoir plus qu’un centre d’appels et un programme de loyauté : on doit pouvoir reposer sa tête sur un oreiller situé sur le territoire canadien. 3.5 Quelle partie d’un service doit être exécutée au Canada ? L’exécution au Canada d’une activité accessoire à un service est-elle suffisante pour constituer une exécution du service lui-même ou faut-il que l’essence du service soit également exécutée au Canada ? Il existe un courant jurisprudentiel tenace selon lequel toute activité ou élément nécessaire pour parvenir au résultat final du service est suffisant pour considérer que le service a été effectué au Canada. Cette idée que la performance au Canada d’un service accessoire englobe l’essentiel du service a donné lieu à des situations particulières. Le raisonnement offert dans Société Nationale des Chemins de Fer Français53 est à l’effet que la vente de billets au Canada pour l’utilisation de chemins de fer en Europe est suffisant pour conclure 52. Précité, note 50, par. 17. 53. Précité, note 16. Pour en finir avec la marque de service 189 que des « services de voyage, nommément un service de transport de passagers par train » ont été exécutés au Canada. Le juge McKeown de la Cour fédérale, division de première instance, a opté pour une interprétation large des services enregistrés, soit « tous services ou activités accessoires accomplis pour le transport de passagers par train et dont l’exploitation d’un train ne représente qu’une dimension. »54. Pour ce faire, le juge McKeown s’appuie sur les décisions Kraft55 et Saks56. Ce raisonnement semble erroné pour deux raisons. Premièrement, la décision Kraft concerne la définition de ce qui peut, en théorie, être inclus dans la définition de services au sens de la Loi. Elle ne s’étend pas à l’interprétation qui doit être conférée à un état déclaratif de services quand vient le temps de déterminer si une marque a été employée ou non. Deuxièmement, tel qu’il sera plus amplement expliqué sous peu, lorsqu’il est question de déterminer s’il y a eu emploi d’une marque en liaison avec des services, on doit se référer au sens ordinaire des termes. L’exécution d’un service accessoire ne devrait pas être suffisante pour que le service en son entier soit considéré comme exécuté au Canada. La décision dans Schick Laboratories (Re)57 est un autre exemple d’une interprétation libérale d’« exécution de services au Canada » et du résultat qu’elle produit. Dans ce cas, les marques de commerce SCHIK et SCHICK CENTER étaient enregistrées en lien avec « conducting clinics and treatment programs for the control of weight and alcohol addiction. » La présence de la clinique au Canada se limitait à maintenir une ligne téléphonique, à tenir des sessions et programmes d’information et à distribuer des dépliants. La Commission justifie la décision de maintenir l’enregistrement dans les termes suivants : Tel que je le comprends, un client futur peut obtenir toute l’information nécessaire à propos de la clinique et des programmes de traitement à partir du Canada et peut également organiser ses sessions de traitement et de suivi sans quitter le pays. Évidemment, la thérapie elle-même est dispensée aux États-Unis. Toutefois, avec respect, je suis d’avis qu’au moins une partie des services enregistrés ou au moins certains services accessoires doivent être exécutés au Canada.58 [La traduction est nôtre.] Il n’est pas clair dans cette décision si certains traitements ou suivis pouvaient être faits au Canada ou si les clients de la clinique 54. 55. 56. 57. 58. Ibid., par. 8. Précité, note 6. Précité, note 39. Schick Laboratories (Re), (1989), 28 C.P.R. (3d) 511 (Comm. opp.). Ibid., par. 12. 190 Les Cahiers de propriété intellectuelle ne pouvaient qu’organiser leurs rendez-vous. Espérons que la preuve démontrait que certains des traitements s’effectuaient au Canada, sinon, la décision Schick Laboratories reviendrait à dire que la publicité seule est suffisante pour qu’un service soit exécuté. La Commission en est venue à une surprenante conclusion dans l’affaire Montana (Re)59. En effet, la Commission devait décider si les services de « design d’articles de vêtements et d’habillement ainsi que d’accessoires de vêtements et d’habillement » [notre traduction] avaient été exécutés au Canada même si le designer, Claude Montana, n’avait pas quitté Paris pour les concevoir. En s’appuyant sur les décisions dans Saks60 et Dynaturf 61, la Commission a conclu que les services étaient exécutés au Canada dès lors que les vêtements étaient achetés au Canada. Selon la Commission, puisque les consommateurs achetaient des vêtements au Canada conçus par Claude Montana, les services de design étaient nécessairement offerts au Canada. Si suivi, ce raisonnement impliquerait que n’importe quelle étape de la fabrication d’un produit vendu au Canada pourrait être protégée en tant que service. Les décisions dans Saks et Dynaturf ne soutiennent certainement pas une telle prétention. 3.6 Deux conceptions différentes du terme « service » Le manque d’harmonie qui règne parmi les décisions traitant des marques de services semble être causé par une application erronée du principe d’interprétation libérale à la notion d’« emploi » en matière de services. Évidemment, lorsqu’il faut déterminer si une activité entre dans le spectre d’application de la Loi, la notion de service doit recevoir une interprétation large : tout ce qui confère un bénéfice à une tierce partie est susceptible d’être considéré comme un service. Ceci constitue l’enseignement de la décision Kraft62. Trop souvent, les tribunaux ont appliqué à tort l’enseignement de Kraft à des situations où ils avaient de la difficulté à évaluer si un service avait été exécuté au Canada. Avec respect, ceci a pour effet de conférer une interprétation large à la définition d’« emploi » au sens du paragraphe 4(2) de la Loi, ce qui a mené à des résultats maladroits. On pourrait être tenté de soutenir qu’il n’existe pas deux visions opposées au sein de la jurisprudence concernant la notion de service et que l’explication repose sur le fardeau de preuve plus 59. 60. 61. 62. Montana (Re), (1991), 38 C.P.R. (3d) 88 (Comm. opp.). Précité, note 39. Précité, note 30. Précité, note 6. Pour en finir avec la marque de service 191 léger relatif aux procédures en vertu de l’article 45. Cette prétention est toutefois inexacte. Alors qu’il est vrai que le fardeau est moindre dans le cadre de procédures sommaires en radiation, il faut se rappeler que le fardeau concerne la quantité de preuve requise, et non la qualité. Il semble inexact de soutenir que puisque les procédures sont rapides et expéditives, toute preuve de services accessoires devrait être suffisante pour prouver l’emploi de l’essentiel de ces mêmes services. Il est difficile de comprendre pourquoi le paragraphe 4(2) de la Loi devrait recevoir une interprétation large et libérale alors que le paragraphe 4(1) est plutôt interprété restrictivement. Sans aucun doute, la preuve d’emploi pour des essuie-glaces ne serait pas suffisante pour maintenir l’enregistrement d’une marque associée avec des voitures. Pourquoi les propriétaires de marques de services pourraient-ils sauver leurs enregistrements en limitant la preuve de l’emploi à des services accessoires ? Une approche plus logique au concept d’exécution d’un service au Canada serait d’interpréter la déclaration de services conformément au sens ordinaire des termes. Autrement dit, une personne doit être capable de bénéficier de l’élément essentiel du service sans quitter le pays pour que le service soit « exécuté au Canada ». Cet avis a été adopté par les tribunaux dans Marineland63, Motel 664 et dans Tower Conference Management Co. c. Canadian Exhibition Management Inc.65. Dans cette dernière affaire, une demande avait été soumise pour enregistrer une marque de commerce en liaison avec la description suivante : « providing promotional and educational opportunities in the field of hazardous waste management by organizing and producing trade shows ». La Commission a énoncé que : L’élément critique des services de l’opposant est l’organisation et la production de foires. Bien que l’opposant ait organisé et produit de telles foires aux États-Unis, il ne l’a pas fait au Canada […]. Il peut y avoir eu de la publicité pour ces foires au Canada et il peut également y avoir eu des exposants et des participants canadiens lors des foires aux États-Unis, mais cela n’est pas considéré comme un emploi de la marque de commerce au Canada pour les services décrits plus haut : voir la décision dans Porter c. Don the Beachcomber 63. Précité, note 34. 64. Précité, note 48. 65. Tower Conference Management Co. c. Canadian Exhibition Management Inc., (1989), 28 C.P.R. (3d) 428 (Comm. opp.). 192 Les Cahiers de propriété intellectuelle (1966), 48 C.P.R. 280 (C. d’É.), à 285-6.66 [La traduction est nôtre.] Cette décision est intéressante puisque la Commission s’est demandée si la « composante critique » des services enregistrés avait été exécutée au Canada et a interprété la description des services selon son sens ordinaire. Selon la Commission, ceci a pour conséquence que les foires devaient avoir lieu au Canada plutôt qu’organisées au Canada et produites aux États-Unis. Si la Commission avait décidé d’interpréter la description des services de façon libérale, elle aurait sûrement conclu que de rechercher des exposants au Canada était suffisant puisque ceci constitue une activité accessoire à la production de foires. Une approche complémentaire pourrait être ce que G.W. Partington, alors président de la Commission, a proposé dans Sentinel Aluminum Products Col. Ltd. c. Sentinel Pacific Equities Ltd.67. Il a fait le commentaire suivant dans un obiter dictum concernant le degré de spécificité requis dans une déclaration de services : Par conséquent, bien qu’une déclaration de services puisse être plus difficile à définir en terme de services spécifiques comparativement à une déclaration relative à des biens, l’alinéa 29 a) [maintenant 30 a)] de la Loi sur les marques de commerce requiert une mesure de spécificité en association avec les services où, selon moi, il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une déclaration plus précise des services en des termes commerciaux ordinaires puisse être fournie par un requérant, comme c’est le cas dans la présente instance.68 [La traduction est nôtre.] Selon lui, les « services immobiliers » incluaient une gamme de services qui était trop large. Il a considéré qu’on pourrait raisonnablement s’attendre à ce que des services spécifiques tels que des évaluations immobilières, des services de courtage immobilier, des services de gérance immobilière, ou des services de location immobilière soient déclarés comme services spécifiques. Les tribunaux doivent interpréter l’état déclaratif des services conformément à son sens ordinaire et évaluer si les clients ont pu bénéficier de l’« essentiel » du service offert par le requérant tout en 66. Précité, note 65, par. 13. 67. Sentinel Aluminum Products Col. Ltd. c. Sentinel Pacific Equities Ltd., (1983), 80 C.P.R. (2d) 201 (Comm. opp.). 68. Précité, note 67, par. 15. Pour en finir avec la marque de service 193 demeurant au Canada. Lorsque les clients ne peuvent profiter de l’élément « essentiel » du service au Canada, l’exécution au Canada de composantes accessoires au service ne devrait pas équivaloir à l’exécution du service. 4. L’INTERNET : UN CAS D’ESPÈCE Tel qu’illustré par les décisions Motel 669 et Westcoast Hotels70, les tribunaux ont rendu des jugements contradictoires concernant les activités transfrontalières. Le problème avec la « territorialité » des marques de services est amplifié dans le monde virtuel en raison de l’absence complète de frontières. Cette absence de barrière risque d’avoir un impact important sur la protection des marques canadiennes et en ce sens, une réévaluation des principes jurisprudentiels s’impose. L’une des premières décisions en ce qui concerne l’emploi d’une marque de commerce sur Internet est Pro-C Limited c. Computer City Inc.71. Ce cas impliquait Computer City, une compagnie américaine, qui avait lancé une gamme d’ordinateurs en association avec la marque de commerce WINGEN. Ces ordinateurs étaient seulement vendus dans les magasins Computer City situés aux États-Unis, mais ils étaient toutefois annoncés sur le site web de Computer City, accessible aux résidents canadiens. Un numéro de téléphone 1-800 était affiché sur ce site web, mais aucun achat d’ordinateurs ne pouvait être fait en ligne. Le plaignant, Pro-C Limited, était le propriétaire enregistré au Canada de la marque de commerce WINGEN en liaison avec des programmes informatiques. Le lancement du site web « wingen.com » par Computer City eut des répercussions catastrophiques sur le site de Pro-C qui a été submergé de demandes concernant les ordinateurs WINGEN au point où le système informatique de Pro-C s’est effondré. Pro-C a intenté une action judiciaire contre Computer City et a réclamé compensation pour contrefaçon de marque de commerce. La Cour supérieure de l’Ontario devait donc décider si un site web passif, c’est-à-dire non transactionnel, pouvait constituer un « emploi » de la marque de commerce WINGEN au Canada. Le juge Whitten a reconnu que la définition traditionnelle d’« emploi » requiert un transfert de propriété, mais il a néanmoins décidé d’adopter une approche holistique : 69. Précité, note 48. 70. Précité, note 50. 71. Pro-C Limited c. Computer City Inc., (2000), 7 C.P.R. (4th) 193 (O.J. ; 2000-06-30) ; infirmé par (2001), 14 C.P.R. (4th) 441 (C.A. d’Ont.), aux présentes « Pro-C Limited ». 194 Les Cahiers de propriété intellectuelle Une approche holistique requiert que l’évaluation du cours normal des affaires commerciales soit considérée dans le contexte de l’expérience canado-américaine. Les Canadiens ne vivent pas dans un vide médiatique. Les Canadiens ont facilement accès à la télévision américaine et ce, quotidiennement. Les Canadiens sont exposés à la publicité américaine sur les canaux télévisés qu’ils regardent et lorsqu’ils voyagent de l’autre côté de la frontière. Le magasinage transfrontalier est une réalité. La conscience des consommateurs canadiens ne s’arrête pas au 49e parallèle.72 [La traduction est nôtre.] L’approche du juge Whitten a été complètement rejetée par la Cour d’appel de l’Ontario, mais elle demeure pertinente lorsqu’il s’agit des marques de services. La Cour a affirmé que : « dans un langage familier le mot ‘emploi’ est très large et pourrait inclure la publicité sur le site web de Computer City. Selon la Loi, ceci est le cas pour les services, mais non pour les biens »73 [notre traduction]. L’Internet permet aux consommateurs de se procurer des biens et services à l’échelle planétaire. Dans ce cadre, il est important d’examiner les conséquences que les principes développés par la jurisprudence dans le monde traditionnel risquent d’engendrer. Tel que nous l’avons vu auparavant, ce qui peut constituer un service doit être interprété largement. Tant qu’une activité confère un bénéfice à un consommateur actuel ou éventuel, elle a le potentiel d’être considérée comme un « service » en vertu de la Loi. Ceci implique que toute compagnie qui développe un site web pourrait potentiellement acquérir des droits en lien avec des marques de commerce au Canada si elle est en mesure d’exécuter les services au Canada. Un bon exemple serait le cas des services de revêtement de terrains de tennis en cause dans l’affaire Dynaturf 74. Tant que la compagnie qui annonce ses services en ligne peut démontrer qu’elle était prête à envoyer ses employés au Canada pour effectuer le travail, la marque serait réputée « employée » au Canada. En ce sens, il n’existe pas de différence entre les bonnes vieilles annonces dans les journaux qui circulent au Canada et Internet. Inversement, un traiteur n’aurait pas droit à la protection de ses marques de commerce au Canada s’il n’offre pas de services au Canada, et ce même si des millions de Canadiens consultaient son site web. 72. Ibid., par. 127-136. 73. Ibid., par. 12. 74. Précité, note 30. Pour en finir avec la marque de service 195 La décision Source Telecomputing Corp (Re)75 reconnaît clairement qu’une marque de commerce associée avec des services peut être « employée » lorsque affichée sur un site web : Selon moi, la preuve déposée démontre clairement l’emploi de la marque de commerce en liaison avec des services d’accès à de la téléphonie en ligne puisque la marque de commerce THE SOURCE est montrée dans l’exécution des services, tel qu’illustré sur la copie de l’écran en ligne déposée en tant que pièce B. La marque est montrée dans l’introduction aux services et apparaît également dans trois des choix du menu […].76 [La traduction est nôtre.] Un des principaux défis de la publicité sur Internet est de démontrer que les consommateurs canadiens ou les consommateurs potentiels ont véritablement accédé au site web. Dans 88766 Canada Inc.77, la présence de la marque sur le site web a été considérée comme étant un « emploi » de la marque dans la publicité des services. Il est intéressant de constater que la Commission a trouvé qu’il était raisonnable de conclure que les extraits produits en preuve en 2006 étaient représentatifs du site web tel qu’il existait en 2005 et n’a pas exigé la preuve que des Canadiens avaient effectivement consulté le site web. Il semble risqué de s’appuyer sur cette décision pour argumenter que, lorsqu’on parle de publicité sur un site web, il n’y a pas lieu de prouver la provenance des internautes afin de démontrer l’exécution des services au Canada. Faire de la publicité sur un site web n’est pas différent de la publicité par le biais de médiums écrits, et les informations concernant les visiteurs du site web devraient être rendues disponibles afin de maximiser le poids de la preuve. À cet égard, même si un site web indique clairement quelle est la clientèle visée, cela risque d’être insuffisant pour démontrer l’exécution d’un service si aucune preuve ne vient démontrer qu’on a accédé au site à partir du Canada78. Comme nous le savons tous, Internet a fait de la planète un marché accessible à toutes les compagnies ayant une présence sur le web, spécialement les entreprises qui offrent leurs services en ligne, comme par exemple le service de partage de photos FLICKR. 75. Source Telecomputing Corp (Re), (1992), 46 C.P.R. (3d) 563 (Comm. opp.). 76. Ibid., par. 5. 77. 88766 Canada Inc. c. R.H. Lea & Associates Ltd., 2008 CarswellNat 4513 (Comm. opp.). 78. Cette situation n’est pas différente de celle dans Cornerstone Securities, précité à la note 25, où le requérant avait démontré que certaines publicités avaient été préparées, mais n’était pas capable de prouver que la publicité était distribuée à des consommateurs éventuels. 196 Les Cahiers de propriété intellectuelle L’échange entre Yahoo ! Inc. et ses clients est minimal et se limite bien souvent à un échange d’informations lors de l’ouverture d’un compte. Une fois l’enregistrement complété, on obtient automatiquement un accès aux services peu importe l’endroit où l’on se trouve. Le populaire réseau FACEBOOK opère selon le même modus operandi. Présentement, toute personne ou compagnie peut potentiellement acquérir des droits dans des marques de commerce au Canada si elle offre des services en ligne accessibles aux Canadiens, sous réserve des deux conditions suivantes : i) la marque doit être présente sur le site web (ce qui constituerait probablement de la publicité conformément au paragraphe 4(2) de la Loi) ; et ii) les services doivent pouvoir être exécutés au Canada. À notre connaissance, il n’y a pas de nombre minimal requis de Canadiens qui doivent avoir consulté un site web pour qu’une marque soit considérée comme ayant été annoncée conformément au paragraphe 4(2). Ainsi, une seule personne assise devant son ordinateur au Canada pourrait, en théorie, être suffisante. Internet a également instauré la possibilité pour quelqu’un d’acquérir les droits dans une marque de commerce au Canada sans même le vouloir. Prenons par exemple un site web dédié à des informations météorologiques à propos de régions éloignées en Russie. Si au moins un Canadien a accédé au site web parce qu’il prévoyait un voyage en Russie, il serait possible de prétendre que l’entreprise russe a ainsi « employé » sa marque au Canada. Il en va de même pour une station de radio Internet qui est située à Amsterdam et qui diffuse des émissions via l’Internet. Il serait difficile de nier que ces deux entreprises ne visent pas, par l’emploi de leurs marques respectives, à distinguer leurs services de ceux des autres et ce, même si elles n’avaient pas initialement l’intention d’offrir leurs services au Canada79. Cet emploi peut ne pas être suffisant pour que la chaîne de météo russe ou la station de radio puissent avoir gain de cause dans une action en délit de commercialisation trompeuse au Canada, mais pourrait être suffisant pour justifier le dépôt de demandes d’enregistrement fondées sur un emploi au Canada. Qu’en est-il du dépôt de procédures d’opposition fondées sur un emploi antérieur ? Un seul client canadien ne serait vraisemblablement pas suffisant pour établir la réputation nécessaire de 79. L’article 4 de la Loi doit être lu de concert avec l’article 2 qui stipule qu’une marque de commerce est une marque qui est utilisée par une personne pour distinguer ou de façon à distinguer les marchandises fabriquées, vendues, données à bail ou louées ou les services loués ou exécutés, par elle, des marchandises fabriquées, vendues, données à bail ou louées ou des services loués ou exécutés, par d’autres. Voir également Clairol Int. Corp. c. Thomas Supply & Equipment Co., (1968), 55 C.P.R. 176 (C. d’É.). Pour en finir avec la marque de service 197 l’opposant. Mais est-ce que dix clients potentiels seraient suffisants ? Cent ? Il n’y a malheureusement aucun seuil défini pour atteindre la réputation nécessaire afin d’opposer une demande d’enregistrement d’une marque de commerce en se basant sur un emploi préalable conformément à l’article 16 de la Loi. La simplicité avec laquelle on peut acquérir une marque de commerce au Canada remet en question la stabilité du régime canadien des marques de commerce et redéfinit la notion des droits dits « territoriaux ». En conséquence, il est de plus en plus difficile pour les compagnies et les individus qui tentent de percer le marché canadien d’avoir un certain confort quant à la disponibilité de leur marque au Canada. Effectivement, lorsqu’on traite de services en ligne, les frontières canadiennes ont de moins en moins d’importance, si elles en ont encore. Il est suggéré, afin de préserver l’élément fondamental qu’est la territorialité des droits reliés aux marques de commerce, que les standards présentement en place soient révisés. Dans le contexte d’Internet, il serait nécessaire de repenser certaines parties du système actuel, et peut-être même d’exiger une « intention » d’acquérir des droits liés aux marques de commerce au Canada. Il ne s’agit pas d’imposer un seuil très haut, mais simplement de démontrer que des efforts ont été déployés pour viser les consommateurs canadiens avant de pouvoir acquérir des droits. Ces efforts pourraient être aussi minimes que d’offrir un numéro de téléphone sans frais ou de présenter les prix en dollars canadiens80. Ceci est particulièrement important en contexte d’opposition puisqu’il serait étrange de permettre à quelqu’un de s’opposer sur la base d’un emploi antérieur si cet emploi est survenu sans réelle intention. Une approche similaire a été utilisée par la Commission dans la décision Osmose81 de 1986. Cette décision a été rendue dans le contexte d’une opposition à une demande d’enregistrement où 80. Une solution similaire a été retenue par la Cour d’appel anglaise dans 800 Flowers, [2000] F.S.R. 697 (Eng. Ch. D.), jugement confirmé par Flowers Inc. c. Phonenames Ltd., (2001), [2002] FSR 12 EWCA Civ. 721. Dans cette affaire, le requérant menait des opérations de fleuriste à New York et avait un site Internet. Le requérant soutenait que, lors de la réception d’un appel en provenance de n’importe où dans le monde, il organiserait la livraison de fleurs dans la plupart des pays. Il a été soumis que, puisqu’on pouvait accéder au site web de partout dans le monde, incluant le Royaume-Uni, il y avait emploi de la marque. Le juge Jacob a noté avec raison que ce n’était pas tous les sites web qui étaient destinés à être accessibles par le monde entier. Selon lui, « tout dépend des circonstances, tout particulièrement de l’intention du propriétaire du site web et si le destinataire comprendra s’il accède au site » (notre traduction). 81. Osmose Wood Preserving Co. of America, Inc. c. Osmose-Pentox Inc., (1986), 10 C.P.R. 383. 198 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’opposant contestait la date de premier emploi. La Commission a reconnu que, selon la jurisprudence, l’exécution des services n’est pas essentielle en autant que les services soient offerts au Canada. En appliquant le droit aux faits en l’espèce, la Commission a refusé de considérer que la marque était employée puisque le requérant ne s’attendait pas vraiment à recevoir de commandes pour ses services ni n’avait aucun plan réel pour rencontrer la demande canadienne. Sans toutefois exiger que tous les futurs propriétaires de marques de commerce au Canada fassent la preuve de leurs plans d’affaires, il pourrait être pertinent de rechercher une preuve concrète de leur intention réelle quant à leurs marques au Canada. L’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle a suggéré en 2001 que l’emploi d’un signe sur Internet ne devrait constituer un emploi que si cet emploi a un impact commercial82. L’OPIC propose à cet effet une liste de facteurs qui pourraient être intéressants lorsqu’on veut déterminer si une marque de service est réputée avoir été employée au Canada. Ceux-ci incluent : a) les éléments indiquant que l’utilisateur du signe mène – ou a entrepris des préparatifs sérieux en vue de mener au Canada des activités commerciales portant sur des produits ou des services qui sont identiques ou semblables à ceux pour lesquels le signe est utilisé sur l’Internet ; b) si l’utilisateur assure effectivement un service à des consommateurs se trouvant au Canada ou entretient des relations à caractère commercial avec des personnes se trouvant au Canada ; c) si l’utilisateur propose des activités après-vente au Canada, telles que garantie ou service ; d) si la fourniture et livraison des produits ou services proposés est licite au Canada ; e) si les prix sont indiqués en dollars canadiens ; f) si l’utilisateur a indiqué des coordonnées au Canada ; et 82. Comité permanent du droit des marques, des dessins et modèles industriels et des indications géographiques, Recommandation commune concernant la protection des marques, et autres droits de propriété industrielle relatifs à des signes, sur l’Internet, OPIC, 3 octobre 2001, disponible en ligne http://www.wipo.int/meetings/ fr/doc_details.jsp?doc_id=1922. L’Assemblée de l’Union de Paris et l’Assemblée Générale de l’OPIC ont adopté la proposition commune du Comité Permanent sans aucune modification. Pour en finir avec la marque de service 199 g) si le texte associé au signe est rédigé dans une langue d’usage courant au Canada. Il n’est pas suggéré qu’un effet commercial est absolument nécessaire pour permettre à une marque d’être enregistrée en association avec un service83, mais ces facteurs peuvent constituer des guides utiles dans l’évaluation de l’intention d’acquérir des droits reliés à une marque au Canada. CONCLUSION Il y a cinquante-cinq ans, les marques de services étaient intégrées dans la législation canadienne pour répondre au besoin des manufacturiers de protéger leurs activités, telles que des services de nettoyage à sec. Depuis lors, aucune modification substantielle à la Loi sur les marques de commerce n’a été apportée. Tel qu’illustré dans cet article, la jurisprudence ne s’est pas développée de façon constante ; bien au contraire. Il est maintenant temps de revoir la Loi et de fournir une définition claire de la notion de service et de ses composantes. Il serait opportun pour le législateur d’aborder la question des activités transfrontalières et d’établir clairement que l’essentiel du service doit être exécuté au Canada pour qu’il y ait emploi d’une marque de commerce. Il est également temps de considérer les résultats produits par l’application de la Loi sur les marques de commerce au monde en ligne et finalement décider, en tant que société, comment nous voulons protéger les propriétaires de marques et ce que nous jugeons nécessaire pour acquérir des droits de marques de commerce au Canada. 83. La notion d’« effet commercial », par exemple, semble irréconciliable avec la possibilité d’avoir des marques de services pour des fins philanthropiques. Vol. 22, nº 2 Revue de la jurisprudence canadienne 2009 en matière de droits d’auteur David R. Collier* Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203 1. Neugebauer c. Labieniec, 2009 C.F. 666 . . . . . . . . . . . . . . . . . . 204 2. Drolet c. Stiftung Gralsbotschaft, 2009 C.F. 17 . . . . . . . . . . . . 206 3. La décision de la Commission du droit d’auteur visant les services de radio satellitaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 209 4. La décision de la Commission du droit d’auteur visant les établissements d’enseignement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213 © Ogilvy Renault, 2010. * Avocat, David R. Collier est un associé du cabinet Ogilvy Renault ; l’auteur remercie l’étudiante Geneviève Béchard de sa collaboration à cet article. 201 INTRODUCTION Nous avons repéré quatre décisions en droit d’auteur rendues en 2009 – hormis évidemment celle de l’affaire Robinson qui sera traitée ailleurs dans ce numéro – qui méritent notre attention. Puisque trois de ces quatre décisions sont portées devant la Cour d’appel fédérale, il faudra attendre encore plusieurs mois avant d’avoir des réponses définitives aux questions suivantes : 1. Les coauteurs doivent-ils avoir formulé l’intention de créer une œuvre unique dès le début de leur collaboration ? (affaire Neugebauer c. Labieniec) ; 2. La loi canadienne s’applique-t-elle à l’acte de reproduire, à partir du Canada, une œuvre musicale sur un serveur situé aux États-Unis ? (affaire de la radio satellite) ; 3. La loi canadienne s’applique-t-elle à l’autorisation donnée au Canada de reproduire une œuvre musicale aux États-Unis ? (affaire de la radio satellite) ; 4. La reproduction de 4 à 6 secondes, ou de 10 secondes, d’une œuvre musicale constitue-t-elle la reproduction d’une partie importante de l’œuvre aux termes de la Loi sur le droit d’auteur ? (affaire de la radio satellite) ; 5. Les copies faites par un enseignant pour utilisation en classe par ses étudiants peuvent-elles servir à des fins de recherche, d’étude privée ou de critique ? La reproduction d’extraits de manuels scolaires par les enseignants constitue-t-elle, dans les faits, une utilisation équitable de ces œuvres ? (affaire Access Copyright). Enfin, la décision dans Drolet c. Stiftung Gralsbotschaft n’a pas été portée en appel. Cette décision de la Cour fédérale retient notre attention puisque la Cour a conclu qu’on ne saurait étendre la portée de la protection conférée par le droit d’auteur sur le titre d’une œuvre en enregistrant le titre comme marque de commerce1. 1. Pour une excellente analyse de cet aspect de la décision, voir PIGEON (Sébastien), « Droit d’auteur, marque de commerce et titre d’une œuvre — État de la protection juridique accordée au titre d’une œuvre à la suite de la décision Drolet c. Stiftung », 203 204 1. Les Cahiers de propriété intellectuelle NEUGEBAUER C. LABIENIEC, 2009 C.F. 666 Il est question d’une demande visant à faire radier l’inscription d’un certificat d’enregistrement de droit d’auteur sur une œuvre littéraire intitulée Gesi Puch, conformément au paragraphe 57(4) de la Loi sur le droit d’auteur. Ce certificat, enregistré le 12 juillet 2006 par la défenderesse, l’identifie avec le demandeur comme coauteur et propriétaire du livre en question. Le demandeur, Henry Neugebauer, est né en Pologne. Le livre, écrit en polonais, est basé sur sa vie et sur son expérience comme survivant de l’Holocauste. C’est en 2005 que Neugebauer a communiqué avec la défenderesse, Anna Labieniec, une écrivaine et journaliste. Selon Neugebauer, ils ont conclu une entente écrite en vue de la création d’un livre dont le demandeur serait l’auteur et la défenderesse, l’éditrice. Pour sa part, Labieniec maintient que cette entente ne faisait nullement référence à l’écriture d’un livre, mais plutôt à la préparation d’une transcription révisée des mémoires du demandeur enregistrés sur bande magnétique, mémoires se référant à son expérience de l’Holocauste. Elle allègue qu’une seconde entente, orale cette fois-ci, serait intervenue entre les parties, où celles-ci auraient convenu de l’écriture d’un livre, comme coauteurs, à partir de la transcription approuvée par Neugebauer. Selon la Cour, la première entente écrite entre les parties identifie le demandeur comme auteur et la défenderesse comme éditrice. L’entente ne fait pas référence à la création d’un livre, mais réfère plutôt à l’œuvre comme une « édition » ou des « mémoires ». La Cour conclut, en raison de la faible compensation monétaire, du délai de deux mois accordé pour terminer le travail et de l’absence de dispositions dans l’entente concernant le droit d’auteur ou des redevances, qu’il s’agit d’un contrat à portée limitée, soit uniquement pour la transcription, le remaniement et la mise en forme du matériel audio du demandeur en un résultat écrit organisé en langue polonaise. Toujours selon la Cour, la seconde entente orale vise la création en collaboration du livre, publié en 2006 à Toronto. La couverture du livre indique les noms des deux parties, le nom du demandeur étant au-dessus et en caractères plus larges que celui de la défenderesse. L’information concernant la publication sur la deuxième page du livre mentionne que Neugebauer et Labieniec sont titulaires du droit d’auteur. La Cour rejette la prétention de Neugebauer selon laquelle il n’était pas au courant au moment de l’impression du livre qu’on faisait référence à Labieniec comme auteure, citant la preuve dans Développements récents en droit du divertissement 2009 (Cowansville : Blais, 2009), page 113. Revue de la jurisprudence canadienne 2009 205 démontrant que Neugebauer avait apporté chez lui une ébauche du livre, n’avait jamais contesté son contenu et avait fait la promotion du livre au Canada et en Pologne conjointement avec la défenderesse. Quant à la participation de Labieniec à l’œuvre, la Cour rejette la prétention de Neugebauer voulant qu’elle n’ait que repris la transcription de ses propos en apportant des améliorations mineures. Au contraire, la Cour croit que le demandeur n’a pas procuré à la défenderesse suffisamment de souvenirs personnels pour lui permettre d’en tirer un livre. Elle a dû puiser dans son imagination pour compléter le tout. Son récit est plus que la simple transcription des mémoires du demandeur ; elle a fait preuve de la créativité et de l’originalité nécessaires pour lui permettre d’être considérée comme une auteure. La Cour examine ensuite les critères pour déterminer s’il y a présence de coauteurs, soit l’existence d’une collaboration entre les parties et le fait que les contributions de chacun ne sont pas distinctes2. Étant donné le comportement de Neugebauer lors des événements promotionnels qui ont suivi la publication du livre, où il s’est lui-même identifié comme coauteur, la Cour conclut qu’il y a eu lors de la création du livre une collaboration menant à la réalisation d’une œuvre unitaire. Par conséquent, la Cour conclut que le certificat d’enregistrement décrit correctement les deux parties comme étant propriétaires et coauteurs du livre, et la demande en radiation est rejetée. Cette décision est digne d’intérêt parce que la Cour examine la contribution d’un éditeur par opposition à celle d’un auteur, dans le cadre d’un récit autobiographique. La décision est également notable parce que la Cour en vient à la conclusion qu’il n’est pas nécessaire d’établir que deux parties avaient formulé l’intention d’être coauteurs au moment où elles ont amorcé leur collaboration. En ce sens, la Cour a choisi de ne pas suivre la décision de la Cour suprême de la Colombie-Britannique dans l’affaire Neudorf ainsi que d’autres décisions des cours provinciales3, mais de suivre plutôt la décision anglaise de 1871 dans Levy c. Rutley4. Cette conclusion du juge étant portée en appel, il faut attendre de voir quelle sera la position définitive en droit canadien. 2. Article 2 de la Loi sur le droit d’auteur, « œuvre créée en collaboration ». 3. Neudorf c. Nettwerk Productions Ltd., (1999), 3 C.P.R. (4th) 129 (B.C.S.C.) ; Drapeau c. Carbone 14, 2000 J.Q. 1171 (C. sup. Qué.) ; confirmé à [2003] R.J.Q. 2532 (C.A. Qué.) ; Saxon c. Communications Mont-Royal inc., 2000 J.Q. 5634 (C. sup. Qué.) ; Dolmage c. Erskine, (2003), 23 C.P.R. (4th) 495 (C.J. d’Ont. - Petites Créances) ; Wall c. Horn Abbot Ltd., 2007 NSSC 197 (NSSC). 4. Levy c. Rutley, (1871), 6 L.R. 976 (CP). 206 2. Les Cahiers de propriété intellectuelle DROLET C. STIFTUNG GRALSBOTSCHAFT, 2009 C.F. 17 Le demandeur, Yvon Drolet, est un adepte du Message du Graal, qui se veut une réponse aux questions existentielles auxquelles s’intéressent toutes les religions. Le Message du Graal est l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt, auteur allemand décédé en 1941. Drolet découvre en 2000 l’existence de ce qu’il estime être l’œuvre originale de Bernhardt, dans son édition de 1931. Il en vient alors à la conclusion que l’édition qu’il connaissait, publiée en 1949-1950 par Stiftung Gralsbotchaft, une société allemande fondée par la veuve de Bernhardt, diffère de l’édition originale. Il entreprend de publier en mai 2001 cent exemplaires de ce qu’il considère être la véritable version française du Message du Graal, telle que publiée du vivant de l’auteur. Pour ce faire, il s’inspire grandement de certaines traductions, notamment de celle de Paul Kaufman. Ce dernier a fait la traduction française de la version que distribue la Fondation du Mouvement du Graal, une corporation à but non lucratif qui collabore avec Stiftung afin de publier au Canada des ouvrages portant sur l’œuvre de l’auteur. En mars 2002, la Fondation met Drolet en demeure de cesser immédiatement toute diffusion, distribution ou communication, sous quelque forme que ce soit, de tout livre, ouvrage ou publication contenant les marques de commerce enregistrées par Stiftung sous le nom de plume de Bernhardt ainsi que les titres des œuvres et le symbole employés par les adhérents au message de Graal. Drolet réplique en intentant une action visant à faire radier lesdites marques. Trois ans plus tard, les défenderesses déposent une demande reconventionnelle pour demander à la Cour de déclarer que le texte distribué par Drolet constitue une violation de leurs droits d’auteur, sous prétexte que l’ouvrage de celui-ci est une copie substantielle de la traduction de l’œuvre originale effectuée par Kaufman pour Stiftung et la Fondation. La Cour traite d’abord la demande de radiation des marques de commerce. Elle conclut que le nom de plume de Bernhardt, soit « Abd-Ru-Shin » n’est pas le prénom ou le nom de famille d’une personne vivante ou récemment décédée (selon le juge, « il ne s’agit clairement pas d’un nom susceptible de se retrouver dans un annuaire téléphonique au Canada5 ») et est donc enregistrable. 5. Drolet c. Stiftung Gralsbotschaft, 2009 CF 17, par. 160. Revue de la jurisprudence canadienne 2009 207 De même, le sigle associé à Abd-Ru-Shin est enregistrable, car il ne jouit pas d’une reconnaissance universelle et historique comme emblème officiel, de sorte qu’il ne saurait être approprié par l’enregistrement d’une marque de commerce. Par contre, la Cour en vient à la conclusion que le titre de l’œuvre Dans la Lumière de la Vérité ne peut être validement enregistré comme marque de commerce au motif que le titre d’un livre est intrinsèquement distinctif, car il s’agit de la seule façon d’identifier le livre en question. La Cour étaye sa décision à cet égard en concluant que permettre l’usage exclusif d’un titre d’œuvre comme marque de commerce viendrait contrer l’intention du législateur qui est de mettre une œuvre à la disposition du public à l’échéance du terme de la protection conférée par le droit d’auteur. La Cour écrit : Le législateur n’a pas pu vouloir étendre indirectement la portée du droit d’auteur en permettant que l’on s’approprie le titre d’une œuvre. Comment pourrait-on en effet commercialiser un livre sans y référer par son titre ? Un tel résultat m’apparaît absurde.6 Puisque Drolet a employé le sigle enregistré par les défenderesses, et ce, en association avec les mêmes produits que les défenderesses, la Cour conclut que Drolet a violé les droits des défenderesses. Toutefois, puisque le nom de plume qu’employait Drolet avait une épellation différente du nom employé par les défenderesses, et puisque ces dernières n’ont pas pu prouver la confusion, l’action des défenderesses en contrefaçon de cette marque a été rejetée. La Cour considère ensuite si les droits d’auteur des défenderesses ont été violés. La Cour devait décider en premier lieu si la traduction de Kaufman constituait une œuvre originale. D’après la preuve, Kaufman aurait travaillé pendant 40 ans afin de perfectionner la traduction française du Message du Graal et, même s’il a pu s’inspirer des traductions antérieures, la Cour conclut qu’il a substantiellement modifié les traductions antérieures et qu’il a donc créé une nouvelle traduction originale. La Cour en vient également à la conclusion que Kaufman avait reçu l’autorisation des ayants droit de Bernhardt pour faire la traduction de l’œuvre de ce dernier. Par contre, Kaufman a-t-il traduit l’œuvre de Bernhardt, ou bien une autre œuvre qui résulte du remaniement de la parole de Bernhardt suite à son décès ? C’est la question qui déchire les adhérents du Message du Graal et qui a poussé Drolet à publier ce qu’il considérait 6. Drolet c. Stiftung Gralsbotschaft, supra, note 5, par. 188. 208 Les Cahiers de propriété intellectuelle comme la véritable version française du Message du Graal. Drolet soutient que les défenderesses ne sont pas les titulaires des droits sur la traduction de Kaufman, car il ne s’agit pas d’une traduction de l’œuvre de Bernhardt. Bien que la Cour désire éviter ce débat théologique, elle conclut néanmoins que les modifications apportées à l’œuvre traduite par Kaufman ne la transformaient pas au point d’en faire une œuvre distincte de celle écrite par Bernhardt avant son décès. La traduction de Kaufman portait donc sur l’œuvre sur laquelle Stiftung prétendait détenir des droits d’auteur. De plus, la Cour conclut que Stiftung est propriétaire des droits d’auteur sur la traduction de Kaufman, même si elle ne peut tirer aucun bénéfice des certificats d’enregistrement de droit d’auteur enregistrés par Stiftung immédiatement après que cette dernière eut obtenu l’autorisation de se porter demanderesse reconventionnelle. La décision contient une mise en garde contre ceux qui déposent des certificats d’enregistrement dans le seul but de bénéficier des présomptions qui en découlent dans le cadre d’une action pour violation de droit d’auteur. La Cour conclut en ces termes : « Cette présomption me paraît cependant bien faible dans les circonstances, les défenderesses ayant enregistré bien tardivement leur certificat de droit d’auteur »7. La Cour conclut également que Drolet a violé les droits d’auteur de Stiftung sur la traduction de Kaufman. Bien que Drolet prétende avoir été inspiré par des traductions antérieures, avoir modifié la présentation des exposés et avoir ajouté du texte, la Cour conclut que le texte de Drolet est essentiellement identique à celui de Kaufman. Par ailleurs, la Cour rejette l’argument de Drolet voulant qu’il ait pu involontairement utiliser une phraséologie similaire à celle que l’on retrouve dans la traduction de Kaufman. La Cour conclut que même une reproduction « inconsciente doit être considérée comme une copie »8. L’affaire Drolet offre une belle illustration de l’application aux faits des principes du droit d’auteur, telles l’originalité, l’identification d’œuvres distinctes et la violation, même inconsciente, des droits d’auteur. Or, après s’être livrée à une longue analyse de ces questions, la Cour en vient finalement à la conclusion que l’action pour violation du droit d’auteur de Stiftung est prescrite. Les conclusions de la Cour n’ont donc pas valeur de précédent judiciaire. 7. Drolet c. Stiftung Gralsbotschaft, supra, note 5, par. 243. 8. Drolet c. Stiftung Gralsbotschaft, supra, note 5, par. 257. Revue de la jurisprudence canadienne 2009 3. 209 LA DÉCISION DE LA COMMISSION DU DROIT D’AUTEUR VISANT LES SERVICES DE RADIO SATELLITAIRE9 Il s’agit d’une décision homologuant le tarif des redevances à percevoir par la SOCAN, la SCGDV et CSI10 à l’égard des services de radio satellitaire à canaux multiples par abonnement. En juin 2005, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (« CRTC ») a délivré à Sirius Radio Satellite (« Sirius Canada ») et à Canadian Satellite Radio Inc. (« CSR Canada ») des licences de radiodiffusion pour offrir des services de radio par satellite au Canada. Les deux services canadiens se servent des satellites mis en orbite par leur coentreprise américaine ainsi que d’un réseau d’émetteurs terrestres qui permettent d’éviter les interruptions de signal. Avec cette infrastructure, les services sont en mesure de livrer leur programmation à leurs abonnés peu importe où ils se trouvent en Amérique du Nord. Selon les termes des licences accordées par le CRTC, les deux services canadiens doivent offrir à leurs abonnés un minimum de contenu produit au Canada. En conséquence, des cent trente (130) canaux offerts par CSR Canada, treize (13) sont produits au Canada, alors que des cent dix (110) canaux offerts par Sirius Canada, onze (11) le sont. La programmation des canaux canadiens est créée au Canada avant d’être transmise aux serveurs situés aux États-Unis. De là, la programmation canadienne est ajoutée à celle produite aux États-Unis et transmise aux satellites par liaison ascendante pour être livrée aux récepteurs des abonnés canadiens. Pour les fins de sa programmation canadienne, CSR Canada maintient un lien de communication numérique reliant ses bureaux canadiens à l’infrastructure américaine, ce qui permet aux stations de travail de transmettre des instructions directement du Canada aux serveurs situés à Washington. 9. Décision de la Commission du droit d’auteur, Canada, homologuant le tarif des redevances à percevoir par la SOCAN (2005-2009), la SCGDV (2007-2010) et CSI (2006-2009) à l’égard des services de radio satellitaire à canaux multiples par abonnement, le 8 avril 2009, http://www.cb-cda.gc.ca/decisions/2009/20090408-m-b. pdf. 10. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SOCAN), Société canadienne de gestion des droits voisins (SCGDV) et CMRRA/SODRAC inc. (CSI). 210 Les Cahiers de propriété intellectuelle Pour faire sa programmation, CSR Canada reçoit le contenu audio sous forme de CD ou par l’intermédiaire d’un service Internet (« DMDS-Musicrypt ») fourni par l’industrie de l’enregistrement sonore. Lorsqu’elle reçoit un nouveau CD, l’équipe de production en fait une copie directement sur le serveur aux États-Unis au moyen d’un lien numérique, sans en faire de copies au Canada, alors que si une copie encodée provient au programmeur par Internet, ce dernier crée un fichier audionumérique dans une station de travail située au Canada avant de le transférer au serveur principal aux États-Unis. Sirius Canada acquiert son contenu canadien de tiers fournisseurs situés au Canada. Ces fournisseurs transmettent la programmation canadienne directement aux installations américaines à partir de leurs serveurs canadiens afin que les programmations canadienne et américaine puissent être transmises aux satellites par liaison ascendante. Ces techniques de production soulèvent la question de savoir si les services canadiens font des reproductions au Canada à l’égard desquelles ils sont redevables envers les titulaires de droits. Sirius Canada reconnaît sa responsabilité en ce qui concerne les reproductions faites au Canada par ses tiers fournisseurs. CSR Canada reconnaît également sa responsabilité à l’égard des reproductions qu’elle crée temporairement sur ses serveurs canadiens lorsqu’elle reçoit des fichiers musicaux par Internet (« DMDS-Musicrypt »). Toutefois, elle nie être responsable des reproductions qui sont « entreprises » au Canada lorsque CSR Canada transfère un fichier musical de sa station de travail située au Canada au serveur américain. Par ailleurs, d’autres reproductions découlent des activités des services canadiens. CSR Canada et Sirius Canada vendent aux abonnés canadiens des récepteurs portables ou les font installer dans des automobiles neuves. Chaque récepteur stocke en tout temps dans sa mémoire vive de 4 à 6 secondes des signaux reçus des satellites. Cette mémoire « tampon » sert à éviter des problèmes de réception. De plus, lorsqu’ils sont activés, plusieurs modèles de récepteurs enregistrent automatiquement jusqu’à 40 minutes des signaux transmis afin de permettre à l’abonné de faire une pause et de reprendre l’écoute ou de réentendre une émission, etc. Finalement, certains récepteurs permettent aux abonnés d’enregistrer plusieurs heures de leur programmation préférée. Pour les fins tarifaires, puisqu’il n’y aucun doute que les services de radio satellitaire communiquent au public par télécommunication des œuvres musicales, des prestations et des enregistrements Revue de la jurisprudence canadienne 2009 211 sonores, la Commission établit à 4,26 % et à 1,18 % des revenus totaux des services de radio satellitaire les redevances payables à la SOCAN et à la SCGDV, respectivement. Toutefois, l’établissement des tarifs est beaucoup plus compliqué en ce qui a trait au droit de reproduction administré par CSI. La Commission doit décider : 1. si les services canadiens sont responsables des reproductions faites par les services de radio satellitaire américains, sur les serveurs situés aux États-Unis, à des fins de diffusion aux États-Unis et au Canada ; 2. si CSR Canada est responsable des reproductions « entreprises » au Canada mais stockées sur les serveurs aux États-Unis ; 3. si les services canadiens sont responsables des reproductions d’une durée de 4 à 6 secondes stockées dans la mémoire vive de chaque récepteur ou des reproductions d’une durée de 10 secondes stockées dans la mémoire d’un ordinateur lors de la transmission Internet (streaming) ; 4. si les services canadiens sont responsables des reproductions d’une durée de 40 minutes ou plus stockées automatiquement sur les récepteurs ou par suite de l’intervention des abonnés. En ce qui concerne les copies faites aux États-Unis par les services américains, la Commission en vient à la conclusion que, puisque tous les gestes associés à la réalisation des copies sont survenus aux États-Unis, ces copies sont régies par le droit américain. Selon la Commission, l’acte d’autoriser ces reproductions américaines, même s’il a lieu au Canada, est régi également par la loi américaine. La Commission conclut en ces termes : « L’acte autorisant la contrefaçon à l’étranger est assujetti à la loi régissant cette contrefaçon »11. Par conséquent, la Commission conclut qu’elle n’a pas compétence pour homologuer un tarif relativement à ces reproductions. La Commission en vient à la même conclusion relativement aux copies faites sur les serveurs américains par des programmeurs de CSR Canada situés au Canada. Selon la Commission, puisque la copie est créée aux États-Unis, le fait que celle-ci soit « entreprise » au Canada n’a pas d’importance. Elle écrit : À notre avis, le fait que le lieu de sortie des données soit différent de celui de la personne qui a appuyé sur le bouton pour créer la copie n’a aucune importance.12 11. Décision de la Commission, supra, note 9, par. 79. 12. Décision de la Commission, supra, note 9, par. 72. 212 Les Cahiers de propriété intellectuelle Par conséquent, selon le principe de la territorialité, la Commission conclut qu’elle n’a pas compétence pour homologuer un tarif relativement aux reproductions faites sur les serveurs américains à partir du Canada. Qu’en est-il des 4 à 6 secondes de signaux stockées dans la mémoire vive des récepteurs ? Il s’agit d’un tampon en défilement (rolling buffer) par lequel une œuvre musicale se déroule en tranches de 4 à 6 secondes selon le principe « premier entré, premier sorti », de sorte que même si l’œuvre musicale se trouve à être enregistrée dans sa totalité, il n’existe jamais plus de 4 à 6 secondes de celle-ci dans la mémoire du receveur à un moment donné. Sur cette question, la Commission conclut que, bien qu’il s’agisse d’une reproduction au sens de la Loi, sous une forme matérielle, il ne s’agit pas pour autant de la reproduction d’une partie substantielle de l’œuvre. Voici son raisonnement : Le déroulement par tranches de 4 à 6 secondes d’une œuvre musicale n’offre jamais l’œuvre dans son ensemble. Un abonné ne dispose en aucun temps d’une série de clips qui, réunis ensemble, constitueraient une partie importante de l’œuvre. Il importe peu qu’au bout du compte la totalité des œuvres transmises soit reproduite. Il s’agit d’un tampon en défilement et en aucun temps pouvons-nous accoler toutes les portions de copies pour en arriver à une copie complète d’une œuvre musicale.13 De la même façon, la Commission est d’avis que les 10 secondes d’une œuvre musicale enregistrées dans la mémoire tampon d’un ordinateur ne constituent pas une partie substantielle de l’œuvre en question. Par contre, en ce qui concerne les reproductions créées sur les récepteurs, la Commission en vient à la conclusion que les services de radio satellitaire autorisent les reproductions en question et qu’ils doivent donc payer des redevances à CSI pour ces reproductions. Toutes les conclusions de la Commission relatives aux reproductions sont portées en contrôle judiciaire devant la Cour d’appel fédérale, soit par CSI soit par CSR Canada et Sirius Canada. CSI fait valoir que le fait d’autoriser, au Canada, une reproduction à l’étranger constitue un acte réservé au titulaire du droit d’auteur qui est assujetti à la loi canadienne. CSI prétend également que le fait « d’entreprendre » une reproduction au Canada, même si la copie qui en résulte réside sur un serveur américain, constitue une reproduction 13. Décision de la Commission, supra, note 9, par. 97. Revue de la jurisprudence canadienne 2009 213 au Canada qui est protégée par la loi canadienne. À cet égard, CSI soutient que la Commission a confondu « l’acte de reproduction », qui est réservé au titulaire en vertu de l’alinéa 3(1)a) de la Loi sur le droit d’auteur, et qui a lieu au Canada, avec la reproduction elle-même, (c’est-à-dire, la copie additionnelle) qui, elle, existe aux États-Unis. De plus, CSI conteste la conclusion de la Commission selon laquelle la totalité d’une œuvre musicale n’est pas reproduite dans la mémoire vive d’un récepteur ou d’un ordinateur dans le cadre de la réception des signaux par satellite. CSI soutient à cet égard que la totalité de l’œuvre est nécessairement reproduite et que les segments de 4, 6 ou 10 secondes constituent donc une partie importante des œuvres en question. Lors du contrôle judiciaire, les services de radio satellitaire soutiennent pour leur part qu’ils n’exercent pas suffisamment de contrôle sur les activités de leurs abonnés pour qu’on puisse conclure qu’ils autorisent les copies faites sur les récepteurs. Cette prétention forcera le tribunal à examiner de nouveau ce qui constitue une autorisation selon les critères de la Cour suprême dans l’affaire CCH14. 4. LA DÉCISION DE LA COMMISSION DU DROIT D’AUTEUR VISANT LES ÉTABLISSEMENTS D’ENSEIGNEMENT Access Copyright est une société qui administre les droits des auteurs et des éditeurs de livres, magazines, revues et journaux. En 2004, Access Copyright demande le paiement de redevances pour la reprographie d’œuvres littéraires dans les écoles primaires et secondaires à l’extérieur du Québec. La Commission a rendu sa décision en juin 2009, en établissant une redevance de 5,16 $ par élève (équivalent temps plein) pour le droit de photocopier des œuvres figurant dans le répertoire d’Access Copyright. Le tarif a été établi par la Commission en fonction du nombre estimatif de photocopies faites dans les écoles, les commissions scolaires et les bureaux du ministère de l’Éducation pendant une année scolaire, multiplié par la valeur attribuée à chacune des pages photocopiées. Pour estimer le nombre de pages photocopiées, la Commission s’est fiée aux résultats d’une étude qui a eu lieu dans un échantillonnage de 894 écoles, 31 commissions scolaires et 17 bureaux du ministère de l’Éducation entre 2005 et 2006. À chacun de ces endroits, un représentant d’Access Copyright s’est installé pendant 14. CCH Canadienne Ltée. c. Barreau du Haut-Canada, [2004] 1 R.C.S. 339. 214 Les Cahiers de propriété intellectuelle dix jours pour recueillir des informations sur chacun des documents photocopiés par des membres du personnel. Avec ces informations, Access Copyright a procédé à une analyse bibliographique afin de déterminer la nature de l’œuvre copiée et d’identifier le titulaire des droits. Selon l’étude d’Access Copyright, quelque 10,3 milliards de pages ont étés photocopiées par ces institutions pendant l’année 20052006. De ce nombre, 3,1 milliards de pages photocopiées provenaient de documents publiés, dont 265,1 millions de pages donnaient droit à une rémunération à Access Copyright. Toutefois, afin d’arriver au calcul final de la rémunération, la Commission devait décider combien de reproductions devaient être exclues du volume au motif qu’elles bénéficiaient de l’exception relative à l’utilisation équitable (articles 29, 29.1 et 29.2 de la Loi sur le droit d’auteur). En d’autres mots, il s’agissait de savoir le nombre de photocopies qui étaient faites par les institutions éducatrices à des fins d’étude privée ou de recherche, de critique et de compte rendu ou de communications des nouvelles et ne donnaient pas droit à une rémunération. Les parties ne s’entendaient pas sur la portée à donner à ces exceptions ni sur l’interprétation de la preuve devant la Commission. L’intérêt de la décision de la Commission repose essentiellement dans son application aux faits des principes portant sur l’utilisation équitable énoncés par la Cour suprême dans l’affaire CCH15. Dans sa décision, la Commission note que, depuis l’affaire CCH, les exceptions prévues à la Loi sur le droit d’auteur sont dorénavant des droits de l’utilisateur qui doivent être interprétés de façon libérale afin de maintenir un équilibre entre les droits des titulaires de droits d’auteur et les intérêts des utilisateurs. La Commission reconnaît également que l’exception relative à l’utilisation équitable ne s’applique qu’à certaines fins énumérées dans la Loi. De surcroît, pour déterminer si une utilisation est équitable, une deuxième analyse s’impose et consiste à examiner une liste de facteurs établis dans l’affaire CCH, dont le but de l’utilisation, la nature et l’ampleur de l’utilisation, les solutions de rechange, la nature de l’œuvre et l’effet de l’utilisation sur l’œuvre. Avant de commencer son analyse des faits, la Commission a reconnu qu’une pratique ou un système pouvait constituer la preuve qu’une utilisation est équitable, tout aussi bien que la preuve d’un 15. CCH Canadienne Ltée. c. Barreau du Haut-Canada, [2004] 1 R.C.S. 339. Revue de la jurisprudence canadienne 2009 215 geste individuel. Dans l’affaire CCH, la politique mise en place par la Grande Bibliothèque pour encadrer les activités des utilisateurs de ses services offrait, selon le tribunal, une garantie que l’utilisation faite des œuvres était généralement équitable. Or, la Commission a conclu qu’aucune politique équivalente n’existait dans les écoles, les commissions scolaires et les ministères, de sorte qu’il fallait examiner les circonstances cas par cas. Toutefois, la grande quantité d’informations obtenues dans le cadre de l’étude d’Access Copyright permettait à la Commission de faire une analyse plus générale. La Commission examine premièrement la question de savoir si les utilisations servaient à une fin énumérée dans la Loi. Pour répondre à cette question, la Commission accepte d’emblée les déclarations faites par des copistes. Par conséquent, si le copiste a déclaré que les copies ont été faites à des fins d’étude privée, la Commission accepte cette déclaration, même s’il existe d’autres faits qui tendent à démontrer que les copies avaient été faites pour une autre fin (par exemple, la distribution aux élèves en classe). Après avoir accepté pour avérées les fins de l’utilisation telle que déclarée, la Commission examine les faits à la lumière des six critères énumérés par la Cour suprême dans l’affaire CCH. C’est en examinant le premier critère, soit le but de l’utilisation, que la Commission procède à une évaluation objective du but ou du motif réel de l’utilisation. La Commission a donc examiné non seulement la fin de l’utilisation telle que déclarée par les copistes, mais aussi d’autres facteurs tels le nombre de copies faites, et si les copies avaient été faites à l’initiative de l’enseignant ou à la demande d’un ou des étudiants. Selon la Commission, si de multiples copies ont été faites par un enseignant à la demande d’un étudiant et que l’enseignant déclare que les copies ont été faites à des fins d’étude privée, la Commission accepte qu’il s’agisse du véritable motif, car il s’agit du véritable but de l’étudiant ayant demandé des copies. Par contre, si de multiples copies ont été faites à l’initiative du professeur pour distribution en classe à ses étudiants, la Commission refuse d’accepter qu’elles ont été faites à des fins d’étude privée car, selon la Commission, il s’agit dans ce cas d’une étude « non privée », ce qui tend à être une utilisation inéquitable dans les faits. La Commission applique le même raisonnement au deuxième critère pour déterminer si l’utilisation est équitable, soit la nature de l’utilisation. La Commission conclut ce qui suit : Ici encore, pour ce qui est de la copie unique faite pour l’usage du copiste et de la copie unique ou multiple faite pour un tiers à 216 Les Cahiers de propriété intellectuelle sa demande, il nous semble que l’application de ce critère tend à indiquer que l’utilisation est équitable. Règle générale, une seule copie est faite ; s’il y en a plusieurs, on devrait, tout comme on l’a fait précédemment, tenir pour acquis que la personne qui demande les copies agit pour le compte d’autres personnes qui poursuivent la même fin qu’elle. Pour ce qui est des copies faites à l’initiative de l’enseignant pour ses élèves, nous en venons à la conclusion opposée. On parle ici de copies multiples distribuées à l’ensemble de la classe à l’initiative de l’enseignant. De plus, la preuve révèle que l’élève conserve la plupart du temps la photocopie dans un cartable aussi longtemps qu’il conserverait l’original : jusqu’à la fin de l’année scolaire.16 En ce qui concerne le troisième critère, soit l’ampleur de l’utilisation, la Commission conclut que, bien que rien n’indique que les enseignants faisaient plus de copies que le nombre autorisé par la licence autrefois accordée par Access Copyright, le fait que l’enseignant fasse de nombreuses copies des mêmes recueils pour l’utilisation en classe tend à rendre inéquitable l’ampleur de l’utilisation dans son ensemble. La Commission est aussi d’avis que des établissements d’enseignement ont le choix d’acheter l’original du livre au lieu de le photocopier, de sorte qu’il existe une solution de rechange (le quatrième critère énoncé dans la décision CCH). Par conséquent, les photocopies faites des manuels scolaires sont inéquitables selon ce critère, ainsi que selon le cinquième critère de l’affaire CCH (la nature de l’œuvre). Enfin, la Commission conclut ce qui suit, puisque les écoles copient plus d’un quart de milliard de pages de manuels scolaires chaque année : « Nous sommes portés à conclure que l’utilisation de la photocopie dans le cadre de ces pratiques a un impact suffisamment important, sans pouvoir le mesurer, pour faire concurrence à l’original au point de ne pas être équitable »17. Devant la Cour d’appel fédérale, les institutions éducatrices soutiennent que la Commission a erré en donnant une interprétation restrictive aux exceptions pour la recherche, l’étude privée, la critique et le commentaire. En effet, elles demandent à la Cour d’appel d’admettre que toutes les photocopies faites dans des écoles primaires et secondaires constituent des utilisations équitables, de sorte que les auteurs et les éditeurs de manuels scolaires n’auront aucun droit lorsque ces œuvres seront photocopiées. Access Copyright répond que la 16. Décision de la Commission, supra, note 9, par. 100. 17. Décision de la Commission, supra, note 9, par. 111. Revue de la jurisprudence canadienne 2009 217 Commission a correctement décidé que, bien que les fins de recherche, d’étude privée, de critique et de commentaire doivent être interprétées de façon libérale, il est impossible d’étendre l’exception de l’article 29 de la Loi à des photocopies faites pour les fins de l’instruction en classe. Des interventions ont été permises par la Cour d’appel. Au soutien des institutions éducatrices, l’ACPU18 fait valoir que la Cour doit suivre la loi américaine et reconnaît que les copies faites dans les écoles constituent une utilisation équitable des œuvres copiées. Pour leur part, les intervenants CPC/ACP/CERC19 répliquent que le droit des pays du Commonwealth, y compris le Canada, n’assimile pas l’enseignement à la recherche ou à l’étude privée, et que le fait d’étendre l’exception de l’utilisation équitable au secteur éducatif causerait un préjudice considérable aux éditeurs de livres et manuels scolaires, au détriment des élèves. La Cour d’appel sera appelée à trancher ces questions vers la fin de l’année 2010. 18. Association canadienne des professeures et professeurs d’université. 19. Canadian Publishers’ Council, Association of Canadian Publishers et Canadian Educational Resources Council. Vol. 22, nº 2 Les pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique : la pertinence d’une utilisation ciblée Jean-Nicolas Delage*, Lucie Dufour** et Joanie Lapalme*** Dans cet article, les auteurs étudient la question de l’utilisation des pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique. Ils se penchent sur les raisons de leur non-utilisation actuelle et proposent certaines utilisations ciblées. Les auteurs traitent également des éléments importants à considérer lors de l’élaboration de la structure d’un pool de brevets et ils étudient le droit de la concurrence et les limites que ce dernier impose aux pools. Finalement, les auteurs proposent dans ce texte un bref guide sur les précautions qu’une entreprise doit prendre avant de joindre un pool de brevets. 1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221 2. Les raisons principales de l’actuelle non-utilisation des pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique. . . . . . . 224 2.1 L’absence générale de normes dans l’industrie biopharmaceutique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225 © * Fasken Martineau Dumoulin, 2010. Jean-Nicolas Delage est associé chez Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L., s.r.l. ** Lucie Dufour est associée chez Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L., s.r.l. *** Joanie Lapalme est étudiante et sera stagiaire chez Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L., s.r.l. en 2011. 219 220 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.2 Le nombre restreint de brevets généralement contenus dans les produits finaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 226 2.3 L’existence d’alternatives plus simples . . . . . . . . . . . . . . . 226 3. L’utilisation ciblée des pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 227 3.1 Un pool pour les outils de recherche pertinents à une maladie ou à un sujet de recherche précis . . . . . . . . . . . . 227 3.2 Un domaine prometteur : la biologie synthétique . . . . . . 230 3.3 Les pools de brevets et la responsabilité sociale des entreprises . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 231 4. Les éléments principaux à considérer lors de l’élaboration de la structure d’un pool de brevets . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 233 5. Les limites légales aux pools de brevets imposées par le droit de la concurrence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 236 5.1 Le droit de la concurrence canadien et les pools de brevets . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 237 5.2 Bref aperçu du droit américain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 238 5.3 Conseils généraux relatifs aux pools de brevets et à la conformité au droit de la concurrence . . . . . . . . . . . . 240 6. Les précautions principales à prendre avant de créer ou de joindre un pool de brevets en tant que titulaire de brevets . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 240 7. Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243 1. INTRODUCTION Alors que le nombre de brevets émis est en constante augmentation1 et que l’importance accordée à ce type de propriété intellectuelle ne cesse de croître2, la commercialisation de nouveaux produits dans le domaine des biotechnologies s’avère critique tant pour la santé publique que pour l’essor économique de nos sociétés. Il est en effet impératif de trouver des remèdes efficaces aux nouvelles maladies qui affectent nos populations, tout comme il s’avère nécessaire d’assurer la pérennité de nos industries biotechnologiques et biopharmaceutiques par la commercialisation de nouveaux produits économiquement viables. Cette commercialisation peut toutefois être ralentie – ou bloquée – par la présence de nombreux brevets portant sur les différents gènes, molécules, outils ou méthodes de recherche nécessaires à l’élaboration de nouveaux produits biopharmaceutiques ainsi que par la fragmentation de ces droits de propriété entre plusieurs titulaires. Cette situation, qui fut nommée « la tragédie de l’anti-commun » par Heller et Eisenberg3, est causée par la présence de nombreux « patent tickets » dans le domaine des 1. World Intellectual Property Organization (WIPO), World Patent Report – A Statistical Review 2008, en ligne : WIPO http://www.wipo.int/export/sites/www/ipstats/ en/statistics/patents/pdf/wipo_pub_931.pdf. 2. Cette importance accordée aux brevets se retrouve dans plusieurs industries, mais tout particulièrement dans l’industrie biotechnologique où la capacité d’obtenir des brevets est souvent directement liée à la survie de la compagnie. Comme le rapporte Mireles : « patenting is a very important part of commercializing biotechnology. The biotechnology industry requires considerable capital expenditure […] That capital is essential and the ability to get that capital is very much dependent upon the capacity to get patent protection for a prospective product », MIRELES (Michael), « An Examination of Patents, Licensing, Research Tools, and the Tragedy of the Anticommons in Biotechnology Innovation » (2004) 38 University of Michigan Journal of Law Reform 141, à la p. 144. 3. La tragédie de l’anti-commun se résume brièvement à une situation où des agents économiques rationnels gaspillent une ressource en la sous-utilisant. Cette situation se produit lorsque plusieurs individus possèdent un droit de propriété exclusif sur une ressource et que, par conséquent, le coût d’utilisation de cette dernière est trop élevé par rapport aux bénéfices qui résulteraient de l’utilisation. Voir HELLER (Michael A.) et al., « Can Patents Deter Innovation? The Anticommons in Biomedical Research » (1998), 280 Science 698 pour l’application de cette théorie au domaine de la recherche biomédicale. 221 222 Les Cahiers de propriété intellectuelle biotechnologies4, plus spécifiquement en amont lors des recherches devant éventuellement mener à une commercialisation de produits. Carl Shapiro définit les patent tickets ainsi :« dense web[s] of overlapping intellectual property rights that a company must hack its way through in order to actually commercialize new technology »5. Ces toiles sont généralement composées de brevets complémentaires [complementary patents ou stacking patents] ou de brevets bloquants [blocking patents]. Des brevets complémentaires sont des brevets qui couvrent différents éléments d’une même technologie qui doivent être utilisés de façon complémentaire pour réaliser la technologie. Généralement, dans une telle situation, les différentes composantes d’un produit final sont brevetées par différentes personnes ; plusieurs brevets détenus par différents titulaires sont donc nécessaires pour produire et commercialiser le produit final. Si les différents titulaires ne coopèrent pas ensemble, la commercialisation du produit final ne pourra se faire6. Aussi, même si les différents titulaires décidaient de coopérer ou si une tierce personne tentait de regrouper tous les brevets nécessaires à la commercialisation d’un produit, les coûts de transactions liés à l’obtention de toutes les licences nécessaires pour ce faire pourraient s’avérer si élevés que la commercialisation du produit ne se révélerait probablement pas rentable7. On entend généralement par « brevets bloquants » des brevets qui se bloquent mutuellement. Ce type de brevets résulte de la nature progressive de l’innovation. Un premier brevet est délivré sur une technologie (le brevet dominant) et, par la suite, un deuxième brevet est délivré sur une amélioration de cette technologie (le brevet subordonné). Le problème survient lorsque les deux brevets sont détenus par des titulaires différents. La technologie couverte par le brevet subordonné ne peut être produite et commercialisée sans contrefaire le brevet dominant et la technologie couverte par le brevet dominant peut être produite et commercialisée, mais puisque l’amélioration couverte par le brevet subordonné ne peut y être incorporée sans 4. SHAPIRO (Carl), « Navigating the Patent Thicket: Cross Licenses, Patent Pools, and Standard Setting » dans JAFFE (Adam B.) et al. dir., Innovation Policy and the Economy 1, (Cambridge : MIT Press, 2000), à la p. 119. 5. Ibid., à la p. 120. 6. CARLSON (Steven C.), « Patent Pools and the Antitrust Dilemma » (1999), 16 Yale Journal on Regulation. 359, à la p. 364 et Mireles, supra, note 2, à la p. 168. 7. DELAGE (Jean-Nicolas) et al., « Normes internationales et “pools” de brevets : terrain miné ou mine d’or ? », dans Développements récents en droit la propriété intellectuelle 2008, Service de la formation continue du Barreau du Québec (Cowansville : Blais, 2008), à la p. 55. Les pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique 223 contrefaire le brevet subordonné, il s’agit d’un produit plus ou moins intéressant à commercialiser puisque potentiellement désuet. Sans coopération des titulaires, la commercialisation du produit contenant l’amélioration ne pourra se faire. L’évaluation de la valeur respective de chacun des brevets et les négociations entourant le montant des redevances à verser peuvent toutefois rendre cette coopération difficile8. Dans ces deux cas, la commercialisation d’un produit peut être mise en péril par l’absence de coopération entre les différents titulaires de brevets. Pratiquement, ce sont toutefois les coûts de transaction élevés reliés à cette coopération ainsi que le montant trop élevé de redevances à payer causé par le phénomène de l’addition des redevances [royalty stacking] qui freinent la commercialisation de nouveaux produits9. Les pools de brevets [patent pools] sont utilisés avec succès pour pallier ces problèmes et permettre la commercialisation rentable de nouveaux produits dans l’industrie des technologies de l’information et des communications ainsi que dans l’industrie des produits électroniques (MPEG-2 et MPEG-4, DVD-1 et DVD-2, Bluetooth, etc.)10. On définit généralement les pools de brevets comme des : [private contractual] agreements among patent owners through which patent owners combine their patents [into a single entity], waiving their exclusive rights to the patent so that they or others can obtain rights to license the pooled patents.11 Les avantages de la mise en commun de brevets dans un pool varient en fonction de la structure élaborée et des objectifs poursuivis par ce dernier. Toutefois, les pools de brevets sont des mécanismes qui 8. Voir MERGES (Robert), « Intellectual Property Rights and Bargaining Breakdown: The Case of Blocking Patents » (1994), 62 Tennessee Law Review 75 et MIRELES, supra, note 2, à la p. 168. 9. Comme le mentionne Joffre Baker, ancien vice-président Recherche et développement de Genentech Inc. : « [t]here are more patents than ever out there around processes, methods, various tricks. The royalties just keep on stacking up and up… », cité dans LEVANG (Bradley J.), « Evaluating the Use of Patent Pools For Biotechnology: A Refutation to the USPTO White Paper Concerning Biotechnology Patent Pools » (2002), 19 Santa Clara Computer & High Technology Law Journal 229, à la p. 235. 10. LAYNE-FARRAR (Anne) et al., « To Join or not to Join: Examining Patent Pools Participation and Rent Sharing Rules » (7 janvier 2008), en ligne : http://papers. ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=945189, à la p. 6 et Shapiro, supra, note 4. 11. NELSON (Philip B.), « Patent Pools: An Economic Assessment of Current Law and Policy » (2007), 38 Rutgers Law Journal 539, à la p. 539 et CARLSON, supra, note 6, à la p. 367. Les pools de brevets sont également connus sous les termes de « mise en commun de brevets ». 224 Les Cahiers de propriété intellectuelle offrent généralement les avantages suivants : ils réduisent le coût des transactions lié à l’obtention des licences (un guichet unique implique considérablement moins de coûts que la négociation de nombreuses licences individuelles) ; ils permettent d’écarter les brevets faisant obstacle ; ils facilitent l’implantation d’une norme et ils réduisent l’incertitude et les dépenses liées aux litiges en matière de contrefaçon12. À cause des nombreux avantages qu’ils procurent ainsi qu’à la nature particulière de l’innovation dans le domaine des biotechnologies, les pools de brevets furent maintes fois suggérés comme solutions potentielles aux problèmes des patent thickets dans ce domaine13. Toutefois, contrairement aux industries des technologies de l’information, des communications et de l’électronique (ci-après les « Technologies de l’Information »), les pools de brevets ne sont pas utilisés dans l’industrie biopharmaceutique. Cet article se penchera sur l’utilisation ciblée et rentable des pools de brevets dans cette industrie. Dans un premier temps, nous nous pencherons brièvement sur les raisons de la non-utilisation des pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique. Dans la deuxième partie de cet article, nous proposerons certaines utilisations ciblées des pools de brevets dans cette industrie. Dans la troisième partie, nous traiterons des éléments importants à considérer lors de l’élaboration de la structure d’un pool de brevets, alors que dans la quatrième partie nous étudierons le droit de la concurrence et les limites que ce dernier impose aux pools de brevets. Finalement, la cinquième partie servira de bref guide sur les précautions à prendre avant de joindre un pool de brevets. 2. LES RAISONS PRINCIPALES DE L’ACTUELLE NON-UTILISATION DES POOLS DE BREVETS DANS L’INDUSTRIE BIOPHARMACEUTIQUE Comme nous venons de le mentionner, les pools de brevets sont utilisés avec succès dans les industries des Technologies de l’Information et ce, pour maintes raisons que l’on ne retrouve pas dans l’industrie biopharmaceutique. 12. Voir notamment DELAGE, supra, note 7, à la p. 56. 13. Voir notamment United States Patent & Trademark Office, « Patent Pools: A Solution to the Problem of Access in Biotechnology Patents » (5 décembre 2000), en ligne : USPTO http://www.uspto.gov/web/offices/pac/dapp/opla/patentpool.pdf ; GRASSLER (Frank) et al., « Patent Pooling: Uncorking a technology transfer bottlenexk and creating value in the biomedical research field » (janvier 2003), 9:2 Journal of Commercial Biotechnology 111 et MIRELES, supra, note 2. Les pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique 2.1 225 L’absence générale de normes dans l’industrie biopharmaceutique Les industries des Technologies de l’Information constituent des marchés de réseaux [network markets] dans lesquels il s’avère nécessaire d’assurer l’interopérabilité entre les différents produits de différentes « générations », provenant de différents manufacturiers et de différents pays puisque la valeur d’un produit pour un consommateur dépend de la quantité de consommateurs utilisant le même produit (exemple : un téléphone cellulaire). Afin d’atteindre cette interopérabilité entre les produits, l’établissement de normes [standards] devient nécessaire14. On entend généralement par « norme » une manière de faire les choses sur laquelle on s’est entendu15. Plus précisément, une norme peut être définie comme étant « any set of technical specifications that either provides or is intended to provide a common design for a product or process »16. Une norme peut généralement émerger de trois façons : elle peut naître naturellement, elle peut être créée par une force externe ou elle peut être le résultat d’un effort de coordination volontaire entre différents joueurs du marché, regroupés à l’intérieur d’un organisme d’établissement de normes [ci-après « OEN »], lequel a pour but de développer de manière consensuelle des normes appropriées pour une industrie donnée17. Une fois la norme adoptée par l’OEN, il faut la mettre en place et c’est à ce niveau que les pools de brevets ont un rôle important à jouer. En effet, les pools de brevets sont principalement utilisés dans les industries des Technologies de l’Information comme des mécanismes servant à faciliter l’implantation d’une norme. L’industrie biopharmaceutique ne donne généralement pas naissance à des marchés de réseaux et l’interopérabilité des produits n’y est habituellement pas importante ; c’est pourquoi on n’y retrouve que très peu de normes et donc très peu de pools de brevets18. 14. DELAGE, supra, note 7, à la p. 35. 15. HURTWITZ (Justin Gus), « The Value of Patents in Industry Standards: Avoiding License Arbitrage with Voluntary Rules » (2008), 36 A.I.P.L.A. Quarterly Journal 1, à la p. 6 tel que cité dans DELAGE, Ibid. 16. LEMLEY (Mark A.), « Intellectual Property and Standard Setting » (2002), 90 California Law Review 1889, à la p. 1896. 17. DELAGE, supra, note 7, à la p. 37. 18. VERBEURE (Birgit) et al. « Patent pools and diagnostic testing » (mars 2006), 24:3 Trends in Biotechnology 115, à la p. 117. 226 2.2 Les Cahiers de propriété intellectuelle Le nombre restreint de brevets généralement contenus dans les produits finaux Les produits finaux commercialisés issus des industries des Technologies de l’Information contiennent généralement plusieurs technologies protégées par un nombre élevé de brevets. Les normes de ces industries peuvent en effet être couvertes par plusieurs centaines de brevets19. Cette réalité peut rendre la mise en marché d’un produit normalisé très dispendieuse si on tente d’obtenir des licences de tous les titulaires individuellement. C’est la principale raison pour laquelle on opte souvent pour les pools de brevets dans le secteur des Technologies de l’Information20. Les produits finaux commercialisés issus de l’industrie biopharmaceutique sont généralement couverts par un nombre plus restreint de brevets. En effet, un médicament est habituellement couvert par peu de brevets lorsque comparé à un téléphone de type BlackBerry. Il n’y a donc généralement pas d’incitatif à créer un pool de brevets puisque le pool ne rencontrerait pas l’un de ses objectifs fondamentaux qui est de faciliter la mise en marché de produits. 2.3 L’existence d’alternatives plus simples Une autre des raisons pour lesquelles les pools de brevets ne sont pas utilisés dans l’industrie biopharmaceutique est l’existence d’alternatives plus simples. L’agrégation de tous les droits couvrant une technologie à travers des contrats de licences par l’entité qui manufacture et vend cette technologie est l’une de ces alternatives21. Comme nous l’avons mentionné, les produits issus de l’industrie biopharmaceutique sont généralement couverts par un nombre plus restreint de brevets que dans les industries des Technologies de l’information. Aussi, plusieurs de ces brevets sont détenus par des universités, des instituts de recherche ou des firmes spécialisées en recherche qui ne possèdent pas de capacité de production. Ces institutions sont donc enclines 19. Voir LAYNE-FARRAR, supra, note 10, à la p. 26. 20. DELAGE, supra, note 7, à la p. 55. 21. Cette alternative n’est pas réellement disponible dans l’industrie des Technologies de l’Information puisque les titulaires de brevets sont généralement de grandes entreprises ayant une capacité de production et puisque l’agrégation de l’ensemble des droits portant sur une technologie à travers des contrats de licence entre compagnies concurrentes y est pratiquement impossible. Voir à ce sujet GAULÉ (Patrick), « Towards Patent Pools in Biotechnology? » (avril 2006) Chaire en Économie et Management de l’Innovation – CEMI CDM Working Papers Serie, en ligne : http://cdm.epfl.ch/repec/cmi-wpaper/cemi-report-2006-010.pdf, à la p. 10. Les pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique 227 à accorder des licences en échange de redevances. Il peut donc être possible pour une entité voulant commercialiser un produit d’agréger la plupart – ou même la totalité – des droits qui s’y rapportent à travers des contrats de licences. Les contrats de licences mutuelles [cross-licensing agreements], que l’on définit généralement comme des ententes entre deux titulaires de brevets dans lesquelles ils s’accordent le droit mutuel d’utiliser les brevets déterminés dans l’entente, peuvent également s’avérer une alternative rentable, plus particulièrement lorsqu’on est en présence de brevets bloquants, un type de brevets que l’on rencontre fréquemment dans le domaine des biotechnologies. Les pools de brevets sont actuellement principalement utilisés par les industries des Technologies de l’Information. Par conséquent, ils sont adaptés pour répondre à la réalité et aux besoins de ces industries. La réalité et les besoins de l’industrie biopharmaceutique sont différents, mais on aurait tort de conclure que le pool de brevets est un mécanisme qui ne peut être adapté à certains aspects de cette industrie22. 3. L’UTILISATION CIBLÉE DES POOLS DE BREVETS DANS L’INDUSTRIE BIOPHARMACEUTIQUE Bien que le pool de brevets ne soit pas un mécanisme utile et rentable pour l’ensemble des situations présentes dans l’industrie biopharmaceutique, il s’agit d’un mécanisme qui peut s’avérer profitable pour certaines utilisations ciblées. 3.1 Un pool pour les outils de recherche pertinents à une maladie ou à un sujet de recherche précis Comme le mentionnent Grassler et Capria : there is no economic motivation for any patent rights holder to out-license any rights that are used to protect its revenue stream and profit margins. Thus, patents with claims directed to the actual diagnostics product or therapeutic product are not likely to be in a patent pool. However, many technologies that are needed to evaluate and develop the final diagnostic and/ or therapy may be more appropriate for a patent pool23. [Les italiques sont nôtres] 22. GAULÉ, supra, note 21. 23. GRASSLER, supra, note 13, à la p. 114. Gaulé soutient également la même idée : « for patents that cover components of downstream pharmaceuticals products, pooling is not attractive for patent holders. It is clear, however, that many life 228 Les Cahiers de propriété intellectuelle Dans la conception des médicaments, les chercheurs utilisent toute l’information qui est à leur disposition au sujet du « comment », du « quand » et du « où » dans le corps un composé particulier réagira. Par exemple, lorsque les chercheurs s’engagent dans un criblage à haut débit24 pour évaluer la réactivité ou l’interaction d’un composé particulier, leur objectif est d’obtenir le plus de résultats [data points] possible. Dans un criblage à haut débit, toute la « bibliothèque de molécules » la « chimiothèque » de la compagnie, sera passée au crible à la recherche de signes d’interaction entre une molécule et un récepteur biologique d’intérêt. Si une interaction positive est observée, la molécule est étudiée plus en détail dans l’optique d’un développement éventuel en médicament. Il pourrait être utile à une compagnie, à ce stade de ses recherches, de savoir comment cette molécule particulière réagit en présence d’une batterie de récepteurs biologiques connus ainsi que face à certaines familles de récepteurs précises (les récepteurs à activité tyrosine kinase par exemple). Les chercheurs pourraient alors se faire une bien meilleure idée des propriétés et des utilisations potentielles de cette molécule. Un chercheur ayant accès à l’ensemble des brevets portant sur la famille de récepteurs à l’étude obtiendrait de meilleurs résultats et économiserait temps et énergie, et ce pour les raisons expliquées ci-après. Puisque les brevets portant sur les récepteurs d’une même famille sont fragmentés entre plusieurs titulaires, le chercheur voulant avoir accès à l’ensemble de ces brevets doit négocier des licences individuelles avec chaque titulaire, ce qui entraîne pour lui et pour les titulaires des coûts de transactions élevés ainsi qu’une perte d’efficacité. Plus encore, il arrive que les chercheurs décident de ne pas obtenir l’ensemble des licences et de se priver ainsi des informations qu’ils auraient obtenues, puisque le coût devient trop élevé par rapport aux bénéfices recherchés25. science patents are not directed to the actual therapeutic products but instead cover research tools that can be used to develop and test pharmaceutical products. It is in the aggregation of such research tools that patent pools may be helpful [nos italiques]. Voir GAULÉ, Ibid., à la p. 11. 24. Le criblage à haut débit (high-throughput screening (HTS)) est une méthode d’expérimentation scientifique largement utilisée dans le domaine de la biochimie, de la génomique et de la protéomique pour l’étude et l’identification de molécules biologiquement actives aux propriétés nouvelles. Le criblage à haut débit s’effectue dans des « bibliothèques » composées de molécules chimiques, « les chimiothèques », ou de cibles biochimiques, « les ciblothèques ». Pour plus d’informations sur le criblage à haut débit, consulter le site http://www.htscreening.org/. 25. Comme le mentionne à ce sujet Grassler : « [w]hile any given patentee could license the receptor separately and hold out for a very high royalty, there is also an increased risk that the licensee would simply walk away and be happy with 60 data points instead of 62 data points that they might have had if they had continued to negotiate with the hold-out patentee ». GRASSLER, supra, note 13, à la p. 115. Les pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique 229 Dans cette situation, la formation d’un pool de brevets portant sur l’ensemble des récepteurs d’une même famille serait une situation profitable pour les différentes parties impliquées. En effet, le chercheur obtiendrait des résultats de recherche plus exhaustifs, plus rapidement et à un coût moindre et les différents titulaires de brevets obtiendraient des redevances pour des brevets qui ne rapportent individuellement pas nécessairement beaucoup de redevances26. La même logique peut s’appliquer aux brevets portant sur les gènes liés à une certaine maladie ou condition génétique. Les maladies génétiques impliquent souvent plusieurs gènes ou fragments de gènes qui sont généralement brevetés par différents titulaires ; créer un pool de brevets portant sur les gènes liés à une maladie précise serait avantageux dans plusieurs cas27. En plus de réduire le coût des transactions lié à la négociation des multiples licences nécessaires et de permettre un plus grand accès et un partage accru des connaissances liées à une maladie, un tel pool permettrait la distribution des risques associés à la recherche sur la maladie28. Certains auteurs ont même proposé la création de normes pour certaines maladies ou conditions génétiques. Ces normes fonctionneraient principalement comme les normes existant actuellement dans les industries des Technologies de l’Information : un OEN serait créé et il déterminerait les gènes et les fragments de gènes (et par conséquent les brevets qui les couvrent) à inclure dans la norme29. Il serait utile de s’inspirer du projet international HapMap [SNP Consortium]30 lors de la création des pools de brevets adaptés aux situations ci-haut décrites. Ce projet, bien que n’étant pas un pool de brevets, est un bon exemple d’un regroupement de droits de propriété intellectuelle et d’efforts techniques par plus d’une douzaine 26. 27. 28. 29. 30. Pour les fins de la présente discussion, nous présumons que les activités discutées ci-dessus ne sont pas couvertes par les exceptions à la recherche prévues aux dispositions des paragraphes 55.2(1) (qui vise la préparation et la production d’un dossier d’information qu’oblige à fournir une loi fédérale ou autre) et 55.2(6) (qui vise l’expérimentation) de la Loi sur le brevets, L.R.C. 1985, c. P-4. Ibid., à la p. 115. VERBEURE, supra, note 18. Des pools de brevets pourraient également être formés pour combattre des virus précis, tel qu’il fut proposé de faire pour combattre le virus du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS). Voir à ce sujet SIMON (J.) et al. « Managing severe acute syndrome (SARS) intellectuel property rights: the possible role of patent pooling » (2005), 83 Bulletin of the World Health Organization 707. USPTO, supra, note 13, à la p. 9. EBERSOLE (Ted J.) et al., « Patent pools and standard setting in diagnostic genetics » (août 2008), 23:8 Nature Biotechnology 937. Pour davantage d’information sur ce projet, consulter le site Internet officiel : http://snp.cshl.org/. 230 Les Cahiers de propriété intellectuelle de compagnies pharmaceutiques et d’instituts de recherche ayant permis d’atteindre un objectif d’une manière rentable et compétitive31. En résumé, les pools de brevets peuvent généralement être utiles et rentables dans l’industrie biopharmaceutique lorsqu’ils portent sur des outils de recherche propres à une maladie ou à un sujet de recherche précis [upstream] et non lorsqu’ils portent sur des produits finaux [downstream]. 3.2 Un domaine prometteur : la biologie synthétique Un autre secteur de l’industrie biopharmaceutique dans lequel il pourrait s’avérer pertinent d’utiliser les pools de brevets est celui de la biologie synthétique. On définit ce domaine émergent des sciences biotechnologiques ainsi que ses objectifs en ces termes : [s]ynthetic biology takes as its mission the constructions and the “reconstruction” of life at the genetic level. The scale and ambition of synthetic biology efforts go well beyond traditional recombinant DNA technology. Rather than simply transferring a preexisting gene from on especies to another, synthetic biologists aim to make biology a true engineering discipline. In the same way that electrical engineers rely on standard circuit components […] synthetic biologists wish to create an array of standard, modular gene “switches” or “parts” that can be readily synthesized and mixed together in different combinations.32 L’objectif à plus long terme de la biologie synthétique est de créer des génomes programmables entièrement artificiels à partir de parties normalisées33. À plus court terme, les systèmes issus de la biologie synthétique – les organismes créés à partir de voies métaboliques artificielles et composés d’un certain nombre de parties normalisées – produisent déjà des résultats concrets, notamment la possibilité de produire des réserves illimitées de médicaments contre la malaria34. 31. Voir GRASSLER, supra, note 13, à la p. 113. 32. KUMAR (Sapna) et al., « Synthetic Biology: The Intellectual Property Puzzle » (2006-2007), 85 Texas Law Review 1745, à la p. 1745. 33. Selon certains, cet objectif serait déjà atteint alors qu’une demande de brevet portant sur le premier génome créé « entièrement » artificiellement et déposée par le biologiste très médiatisé Craig Venter et son équipe du J. Craig Venter Institute fut rendue publique le 31 mai 2007. Voir la demande américaine « Minimal bacterial genome », É.-U. Demande de brevet nº 20070122826, (31 Mai 2007) et la demande PCT « PCT Patent Application No. WO2007047148 ». 34. KUMAR, supra, note 32, citant MARTIN (Vincent J.J.) et al., « Engineering a Mavalonate Pathway in Escherichia Coli for Production of Terpoids » (2003), 21 Nature Biotechnology 796, à la p. 800. Les pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique 231 Bien que ce domaine soit des plus récents, on remarque déjà des problèmes liés aux brevets portant sur des technologies essentielles au développement de cette nouvelle science. En effet, la prolifération des brevets portant sur les parties de gènes, de cellules ou de systèmes et sur les dispositifs essentiels de cette technologie augmente le coût des transactions liées aux recherches et pourrait possiblement créer un patent thicket et ainsi empêcher ou ralentir la recherche dans le domaine. Plus encore, la nature même de la biologie synthétique nécessite l’adoption de normes. En effet, contrairement à la majorité des autres domaines de l’industrie biopharmaceutique, ici l’interopérabilité des produits est très importante35. La création d’un OEN formé des entités possédant les brevets essentiels au développement de cette nouvelle science36, l’établissement des normes de base par cet organisme et l’implantation de ces normes à travers un pool de brevets seraient profitables à l’industrie naissante entourant cette science ainsi qu’au public en général. 3.3 Les pools de brevets et la responsabilité sociale des entreprises En février 2009, GlaxoSmithKline [ci-après « GSK »] – la deuxième plus grosse compagnie pharmaceutique au monde – annonça la création d’un pool de brevets ayant comme objectif de trouver une solution aux maladies orphelines [neglected tropical diseases]37 dans les pays les plus défavorisés [least developed countries]38. Le but officiel du pool est formulé en ces termes selon Andrew Witty, le President Directeur Général de GSK : « to make it easier for researchers across the world to access intellectual property that may be useful in the search for new medicines to treat neglected diseases »39. En 35. Consulter à ce sujet CHANNON (Kevin) et al., « Synthetic biology through biomolecular design and engineering » (2008), 18 Current Opinion in Structural Biology 1 et BROMLEY (Elizabeth H.C.) et al., « Peptide and Protein Building Blocks for Synthetic Biology: From Programming Biomolecules to Self-Organized Biomolecular Systems » (2007), 3:1 ACS Chemical Biology 38. 36. À ce sujet, consulter KUMAR, supra, note 32, aux p. 1751 et s. 37. On entend généralement par « maladie orpheline » une maladie dont l’incidence est telle qu’elle touche une population trop restreinte (ou une population trop pauvre) pour que le développement et la commercialisation de son traitement dégagent des bénéfices. Les maladies visées par le pool de GSK sont les 16 maladies orphelines identifiées par la Food and Drug Administration des États-Unis. Pour en obtenir la liste, consulter le site Internet de GSK : http://www.gsk.com/ collaborations/contribution.htm. 38. Cette liste des pays les plus défavorisés est déterminée par les Nations Unies, pour obtenir cette liste consulter le site Internet de GSK, Ibid. 39. Propos rapportés dans l’article produit par Alnylam Pharmaceuticals « Alnylam Joins GSK In Donating Intellectual Property To Patent Pool For Neglected Tropical 232 Les Cahiers de propriété intellectuelle mars 2008, GSK contribua au pool en y déposant plus de 800 brevets et demandes de brevets qui se rapportent à des molécules qui peuvent s’avérer utiles à la recherche de solutions pour ces maladies40. Le 8 juillet dernier, Alnylam Pharmaceuticals Inc. décida de se joindre au pool et y contribua en y versant plus de 1500 brevets ou demandes de brevets portant sur la technologie des ARN interférents (ARNi), une technologie très utile à la recherche sur les maladies. Le président-directeur général d’Alnylam affirma qu’Alnylam était très fière de se joindre à GSK dans cette « unique and bold vision of social responsibility »41. La création de ce pool sur les maladies orphelines s’inscrit effectivement dans le cadre du nouveau mouvement de responsabilité sociale des entreprises [ci-après « RSE »]. La RSE est un concept par lequel les entreprises intègrent les préoccupations sociales, environnementales et économiques dans leurs activités et dans leurs interactions avec les membres du public et la société en général. Les dix dernières années témoignent de l’importance croissante accordée à la RSE tant dans l’élaboration des politiques publiques que chez les entreprises privées. Ce concept devient en effet une préoccupation de plus en plus importante pour les entreprises privées alors que le public et le gouvernement exigent de plus en plus de faire affaires avec des entreprises « responsables socialement ». Que ce soit à travers l’investissement dans des fonds socialement responsables ou par l’évaluation de la RSE d’une entreprise soumissionnaire dans un processus d’appel d’offres, la RSE devient de plus en plus une réalité liée à la capacité de faire progresser les affaires d’une compagnie42. Dans ce contexte, une compagnie a tout intérêt à contribuer à un pool de brevets ayant pour objet de rendre les outils nécessaires à la recherche de solutions pour des maladies orphelines dans certains pays précis accessibles à des tierces personnes. Le coût de Diseases » publié en ligne sur le site Internet de Medical News Today : http://www. medicalnewstoday.com/articles/157017.php. 40. La liste des éléments de cette contribution est disponible en ligne : GSK http:// www.gsk.com/collaborations/downloads/patent-list.pdf. 41. Alnylam Pharmaceuticals, supra, note 39. 42. Bien qu’au Canada la RSE n’impose actuellement aucune obligation légale aux entreprises, ce n’est pas le cas partout. En effet, en Europe, la RSE est un principe qui devient de plus en plus important et qui donne naissance, dans certains États comme la France, à certaines obligations légales de divulgation pour un certain type d’entités corporatives. Consulter à ce sujet l’article L225-102-1 du Code du Commerce disponible en ligne : Legifrance http://www.legifrance. gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000005634379&idArticle= LEGIARTI000006224812&dateTexte=20091109, qui stipule que le rapport fourni par la compagnie doit mentionner les informations sur la manière dont la société prend en compte les conséquences sociales et environnementales de son activité. Les pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique 233 participation est faible, aucune part de marché n’est perdue, les coûts de recherche sont encourus par les institutions voulant obtenir une licence du pool et l’image de la compagnie est de beaucoup rehaussée auprès du public43. Que ce soit pour les outils de recherche se rapportant à une maladie précise, dans le domaine de la biologie synthétique ou pour la RSE, l’utilisation ciblée des pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique peut s’avérer profitable pour les entreprises. 4. LES ÉLÉMENTS PRINCIPAUX À CONSIDÉRER LORS DE L’ÉLABORATION DE LA STRUCTURE D’UN POOL DE BREVETS Comme nous venons de le voir, les pools de brevets pourraient être utilisés pour atteindre plusieurs objectifs différents et dans divers contextes par les entreprises œuvrant dans l’industrie biopharmaceutique. La structure d’un pool varie en fonction des objectifs recherchés, du contexte dans lequel il s’insère, des entités impliquées et de la présence d’une norme. C’est pourquoi il est impossible d’établir une structure précise pour l’ensemble des pools qui pourraient exister dans l’industrie biopharmaceutique ; chaque pool nécessitera une structure adaptée à la poursuite de ses objectifs et à la réalité des entités qui le forment. Il y a toutefois trois éléments principaux et essentiels à l’élaboration de la structure de la majorité des pools de brevets : i) la consolidation des droits de propriété, ii) l’établissement d’un mécanisme d’évaluation des brevets essentiels au pool et iii) l’établissement d’un mécanisme de partage des redevances44. Dans un premier temps, il faut élaborer une manière de consolider l’ensemble des brevets essentiels dans un même endroit. Il y a généralement deux façons de ce faire : la conclusion d’une entente de gestion de pool entre les titulaires des brevets ou la création d’une 43. Les licences accordées étant strictement limitées aux maladies déterminées et aux pays listés, les compagnies participantes au pool ne perdent pas un marché qu’elles auraient pu exploiter. Elles ne font que permettre à des institutions – généralement des ONGs (MSF, UNITAID, etc.) – d’avoir accès aux technologies pouvant permettre de trouver une solution aux maladies orphelines. Plus encore, cette façon de procéder rend moins probable l’usage par certains gouvernements du mécanisme de licences obligatoires pour des raisons de sécurité publique. 44. MERGES (Robert P.), « Institutions for Intellectual Property Transactions: The Case of Patent Pools » dans DREYFUSS (Rochelle Cooper) et al. (dir.), Expanding the Boundaries of Intellectual Property – Innovation for the Knowledge Society, (Oxford : Oxford University Press, 2001), 123, à la p. 140. 234 Les Cahiers de propriété intellectuelle entité distincte. Lorsque l’on procède par la conclusion d’une entente de gestion, les titulaires de brevets nomment un administrateur du pool et lui accordent les pouvoirs de négocier des licences avec les futurs concessionnaires selon des paramètres prédéfinis. Il n’y a pas de « transfert » des brevets vers une entité distincte par voie de licences, il y a plutôt la création d’une relation mandant-mandataire entre les titulaires de brevets et l’administrateur. Il est également possible de procéder à la création d’une entité distincte chargée de l’administration du pool. Cette entité, indépendante des titulaires des brevets, est habituellement une société à responsabilité limitée45. La consolidation des droits de propriété intellectuelle est effectuée par des contrats de licence entre les titulaires des brevets et cette entité distincte qui offrira par la suite des sous-licences sur le marché. Dans un deuxième temps, il faut que les membres du pool déterminent les brevets à y inclure. Le point de départ de cette détermination est constitué des revendications des brevets jugées essentielles à la mise en œuvre de la technologie, objet du pool (dans l’industrie biopharmaceutique, il s’agira souvent d’une maladie). Lorsque le pool se veut un mécanisme d’implantation et de dissémination d’une norme, cette dernière est souvent le point de départ utilisé pour déterminer ce que sont les revendications essentielles des brevets. En l’absence de norme, il peut s’avérer plus difficile de déterminer les revendications qui sont essentielles à la mise en œuvre d’une technologie particulière. La création d’un groupe indépendant d’experts dans le domaine à l’étude qui a comme objectif la détermination des revendications essentielles à l’exploitation de la technologie s’avère une solution intéressante et souvent nécessaire46. Il est en effet primordial de ne pas inclure des brevets non essentiels dans le pool puisque ces derniers affecteront le partage des redevances et créeront probablement des problèmes avec le droit de la concurrence, le tout sans apporter de plus-value au pool. Dans un troisième temps, il faut déterminer le mécanisme de partage des redevances entre les membres du pool. Ce mécanisme peut fonctionner selon différentes formules, tout dépend encore des 45. Voir CARLSON, supra, note 6, à la p. 368. 46. Dans un contexte hors norme, il peut être très utile de s’inspirer de la manière de procéder utilisée par les OEN dans la détermination des normes et dans l’élaboration d’un mécanisme d’établissement des brevets essentiels d’un pool. À ce sujet, voir DELAGE, supra, note 7, aux p. 40 et s. ; LAYNE-FARRAR, supra, note 10, à la p. 9 ainsi que FARRELL (Joseph) et al., « Standard Setting, Patents, and Hold-Up » (2007), 74:3 Antitrust Law Journal. 603. Les pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique 235 objectifs poursuivis par le pool. L’une de ces formules se base sur l’apport en nombre de brevets de chaque titulaire par rapport au nombre total de brevets inclus dans le pool. Les redevances y sont calculées selon la formule « B / N x R », où « B » représente le nombre de brevets appartenant à un membre, « N » le nombre total de brevets du pool et « R » le montant total des redevances collectées par le pool47. Il est également possible de partager les redevances en fonction de la valeur de chaque brevet. Les membres étant les titulaires des brevets jugés les plus importants pour le pool reçoivent une plus grande part des redevances. L’importance relative des brevets peut être déterminée par le groupe d’experts indépendants48. Enfin, le pool peut accorder des licences libres de redevances. D’autres éléments relatifs à la structure d’un pool peuvent être très importants à considérer et le contrat constitutif du pool ainsi que les contrats de licence devraient aborder ces éléments49. L’un de ces éléments est la nécessité pour les membres de toujours pouvoir concéder des licences de façon indépendante du pool, et ce pour des raisons liées au droit de la concurrence50. Il faut également déterminer si le pool sera « ouvert » ou « fermé ». Un pool ouvert accordera des licences à des entités tierces non membres du pool, alors qu’un pool fermé n’accordera des licences qu’aux membres du pool51. Un pool « fermé » est plus sujet à contrevenir aux lois sur la concurrence, un domaine du droit que l’on doit considérer lorsque l’on veut mettre sur pied et gérer un pool de brevets. 47. 48. 49. 50. Ibid., à la p. 11. Le pool MPEG-2 distribue ses redevances selon cette formule. Ibid., à la p. 12. Ibid. Voir à ce sujet le texte du U.S. Department of Justice & Federal Trade Commission, Antitrust Enforcement and Intellectual Property Rights: Promoting Innovation and Competition (avril 2007), disponible en ligne : http://www.justice.gov/atr/public/ hearings/ip/chapter_3.htm [ci-après « Antitrust Enforcement and IPR guidelines »] qui mentionne à la p. 66 que la possibilité pour un titulaire de garder un droit d’accorder des licences indépendamment du pool est un élément qui sera interprété par les autorités du droit de la concurrence comme favorisant la concurrence. 51. LERNER (Josh) et al., « Cooperative Marketing Agreements Between Competitors: Evidence from Patent Pools » (27 avril 2003) Negociation, Organizations and Markets Research Papers – Harvard NOM Research paper No. 03-25, en ligne : http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=399260. Bien que les pools fermés soient beaucoup plus suspects aux yeux des autorités de la concurrence, il est possible de penser à certaines situations où il serait concurrentiel de créer un pool fermé. 236 5. Les Cahiers de propriété intellectuelle LES LIMITES LÉGALES AUX POOLS DE BREVETS IMPOSÉES PAR LE DROIT DE LA CONCURRENCE Outre le domaine du droit contractuel, très important lors de la négociation et de la rédaction des contrats menant à la création du pool, le droit de la concurrence s’avère le domaine du droit le plus important à considérer lorsque l’on planifie la création d’un pool de brevets. En effet, les pools de brevets étant une entente entre entreprises généralement concurrentes portant sur le regroupement de droits protégés par des monopoles (les brevets), ils peuvent soulever la suspicion des autorités du droit de la concurrence52. Aussi, bien que le droit de la concurrence et le droit de la propriété intellectuelle visent tous les deux à promouvoir l’efficience, les mécanismes différents auxquels chacun a recours pour atteindre ce but ont parfois été perçus comme une source de tension53. Aussi, bien que plusieurs aspects des pools de brevets favorisent la concurrence (ils facilitent généralement un accès égal aux brevets pour tous les concessionnaires de licences potentiels, ils accélèrent l’accès à certaines technologies, ils permettent l’intégration de certaines technologies complémentaires, ils réduisent les coûts de transaction, ils constituent une solution aux brevets bloquants), ces derniers peuvent également avoir des aspects anticoncurrentiels. Certains des aspects anticoncurrentiels sont, entre autres, l’utilisation du pool comme mécanisme de fixation des prix, la diminution de la concurrence entre les membres du pool, la diminution de la recherche et du développement chez les membres ou chez les concessionnaires de licences, la discrimination dans la délivrance de licences à des tiers, l’inclusion de brevets substituts dans le pool, etc. À cause de ces aspects, les autorités en matière de droit de la concurrence surveillent généralement les activités des pools de brevets de près. Il est donc très important que les pratiques et les activités des entreprises voulant élaborer un pool se conforment au droit de la concurrence. C’est pourquoi nous exposerons l’état actuel des règles applicables en la matière ainsi que certains conseils pour s’y conformer. 52. DELAGE, supra, note 7, à la p. 62. 53. CORLEY (Richard F.D.) et al., « Les relations entre le droit de la concurrence et le droit de la propriété intellectuelle : Préoccupations actuelles et défis à venir pour Industrie Canada » (mars 2006), disponible en ligne : Bureau de la concurrence http://www.bureaudelaconcurrence.gc.ca/eic/site/cb-bc.nsf/fra/02285.html. Les pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique 5.1 237 Le droit de la concurrence canadien et les pools de brevets Les règles canadiennes en matière de droit de la concurrence applicables aux pools de brevets se retrouvent principalement dans deux documents : la Loi sur la concurrence [ci-après « LC »]54 et les lignes directrices publiées par le Bureau de la concurrence Propriété intellectuelle – Lignes directrices pour l’application de la loi [ci-après « LDAL »]55. La LC moderne fut édictée en 1986 pour favoriser la concurrence, l’efficience et l’innovation au sein de l’économie canadienne56. En 2000, le Bureau de la concurrence publiait les LDAL, qui expliquent comment le Bureau traite les relations entre les politiques de la concurrence et les droits de propriété intellectuelle57. Les LDAL indiquent clairement que la LC s’applique essentiellement de la même manière tant aux transactions portant sur des droits de propriété intellectuelle qu’aux transactions sur d’autres types de biens. Les LDAL abordent spécifiquement deux types de comportements : les « comportement qui supposent le “simple exercice” d’un droit de propriété intellectuelle » et les « comportements qui supposent “plus que le simple exercice” d’un droit de propriété intellectuelle »58. Les pools de brevets sont considérés comme des « comportements qui supposent “plus que le simple exercice” d’un droit de propriété intellectuelle ». Plus précisément, c’est le risque d’accumulation indue du pouvoir de marché qui est présent dans le contexte de la formation d’un pool de brevets. La LDAL indique que, face à ce type de comportements, le Bureau interviendra pour contester les accords de licences seulement « s’ils réduisent sensiblement ou indûment la concurrence relativement à ce qui aurait probablement existé en l’absence de telles licences ». Si l’accord résulte toutefois en « un rendement concurrentiel supérieur » ou si « la mise en œuvre de l’accord entraînera vraisemblablement des gains en efficience qui surpasseront et neutraliseront les effets […] de toute diminution de la concurrence qui résulteront ou résulteront vraisemblablement de l’accord et que ces gains en efficience ne seraient vraisemblablement pas réalisés si l’accord n’était pas mis en œuvre »59, on ne jugera pas qu’il y a eu une réduction indue de la concurrence. 54. L.R.C. 1985, c. C-34, notamment aux articles 32, 45, 77, 79 et 86. 55. Bureau de la Concurrence du Canada, « Propriété Intellectuelle : Lignes Directrices pour l’Application de la Loi » (2000), disponible en ligne : http://strategis. ic.gc.ca/pics/ctf/ipegf.pdf. 56. LC, supra, note 54, à l’art. 1.1. 57. LDAL, supra, note 55. 58. Ibid., aux p. 6 et s. 59. Ibid., aux p. 11 et s. 238 Les Cahiers de propriété intellectuelle En résumé, bien que les LDAL reconnaissent que les pools de brevets puissent être bénéfiques pour la concurrence, ils laissent entendre que, lorsqu’un pool n’a pas pour objet d’écarter des situations d’impasse (la présence de brevets bloquants entre autres), il pourrait être contesté en tant que complot visant à prévenir la concurrence des prix en violation de l’article 45 de la LC ou en tant qu’entente restreignant indûment le commerce en violation du même article. Jusqu’à présent, les tribunaux canadiens et le Tribunal de la concurrence n’ont pas eu à interpréter la LC moderne dans le contexte d’un pool de brevets60. La situation est toutefois différente aux États-Unis, alors qu’un certain nombre de décisions y traitent de la question du droit de la concurrence et des pools de brevets. 5.2 Bref aperçu du droit américain En matière de pools de brevets, il n’y a pas que la jurisprudence qui soit plus abondante aux États-Unis. On y retrouve effectivement plus de textes de doctrine ainsi que des directives plus claires de la part des autorités en matière de droit de la concurrence. Ces directives se retrouvent dans les Antitrust Guidelines for the Licensing of Intellectual Property (1995)61 et dans les Antitrust Enforcement and Intellectual Property Rights: Promoting Innovation and Competition (2007), toutes deux émises par le Department of Justice [ci-après « DOJ »] et par la Federal Trade Commission [ci-après « FTC »]62. Ces lignes directrices précisent notamment comment les autorités américaines traiteront des principales dispositions du droit de la concurrence63 dans le contexte d’un pool de brevets. Un chapitre complet64 porte sur l’application du droit de la concurrence aux pools de brevets dans le rapport de 2007 (ce qui constitue beaucoup plus d’information que ce qui est contenu dans les LDAL). On y mentionne que les pools incluant des brevets « substituts » ou « compétitifs » [competing patents] sont généralement considérés anticoncurrentiels65. On entend par « brevets substituts » 60. CORLEY, supra, note 53, à la p. 15. 61. U.S. Department of Justice & Federal Trade Commission, Antitrust Guidelines for the Licensing of Intellectual Property (6 avril 1995), disponible en ligne : http:// www.justice.gov/atr/public/guidelines/0558.htm. 62. Antitrust Enforcement and IPR guidelines, supra, note 50. 63. La disposition principale concernant les pools de brevets est l’article 1 du Sherman Act, 15 U.S.C., qui rend illégales les ententes restreignant le commerce. Cet article est l’équivalent de l’article 45 de la LC. 64. Le chapitre III, Antitrust Enforcement and IPR guidelines, supra, note 50. 65. Ibid. Les pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique 239 des brevets portant sur des technologies qui sont en compétition dans le marché66. Un pool ne contenant que des brevets bloquants ou des brevets complémentaires sera généralement considéré comme concurrentiel67. À ce sujet, on mentionne qu’un brevet qui n’est pas valide ou qui est expiré ne peut être considéré comme complémentaire ou comme bloquant et qu’il ne faut donc pas en retrouver dans le pool68. On y mentionne également que les questions relatives à l’exclusivité des licences entre le pool et ses membres, celles portant sur les clauses grantback (i.e., l’obligation des concessionnaires de licence d’octroyer des licences sur les revendications essentielles de leurs brevets complémentaires ou bloquants sur une base raisonnable et non-discriminatoire) ainsi que celles traitant du montant des redevances exigées doivent être étudiées au cas par cas pour en déterminer le caractère concurrentiel69. Chose importante à noter, il est possible pour les fondateurs d’un pool de demander une lettre de révision [business review letter] du DOJ ou une opinion de la FTC quant à la conformité au droit de la concurrence du pool projeté70. Bref, aux États-Unis comme au Canada, les pools de brevets soulèvent des questions en droit de la concurrence. Chaque situation sera évaluée individuellement dans ces deux pays, alors que les effets proconcurrentiels ainsi que les effets anticoncurrentiels du pool seront soupesés. Il s’avère donc pertinent d’analyser brièvement des manières de rendre un pool plus concurrentiel. 66. CARLSON, supra, note 6, à la p. 365. Un exemple qui illustre bien les notions de « brevets substituts » et de « brevets complémentaires » est le suivant : si on considère une trappe à souris, on entend par « brevet substituts » des brevets décrivant différentes façons de faire une trappe alors que l’on entend par « brevets complémentaires » les brevets couvrant les différentes composantes de la même trappe. 67. Antitrust Enforcement and IPR guidelines, supra, note 50. 68. Ibid. 69. Ibid. 70. En effet, le Antitrust Guidelines for the Licensing of Intellectual Property, supra, note 61 prévoit que : « parties who wish to know the Agencies’ specific enforcement intentions with respect to any particular transactions should consider seeking a Department of Justice review letter pursuant to 28 C.F.R. §50.6 or a Trade Commission Advisory Opinion pursuant to 16 C.F.R. §§1.1-1.4 ». 240 5.3 Les Cahiers de propriété intellectuelle Conseils généraux relatifs aux pools de brevets et à la conformité au droit de la concurrence Voici quelques conseils généraux portant sur des mécanismes qui peuvent rendre un pool de brevets davantage concurrentiel aux yeux des autorités du droit de la concurrence. Premièrement, il est préférable de n’inclure que les brevets essentiels dans le pool. Par définition, les brevets essentiels n’ont pas de substitut, alors on s’assure de cette façon de n’avoir que des brevets complémentaires, ou du moins on s’assure de ne pas avoir de brevets substituts ou compétitifs dans le pool71. Deuxièmement, il est important de s’assurer que tous les brevets inclus dans le pool ne sont valides et qu’ils ne sont pas expirés. Pour ce faire, il est suggéré d’instaurer une procédure qui retire du pool les brevets expirés ou ceux qui sont déclarés invalides par un tribunal72. Troisièmement, il est préférable de créer un pool « ouvert »73 et il est nécessaire de s’assurer que le pool octroiera des licences selon les mêmes termes et conditions à tout tiers souhaitant devenir concessionnaire d’une licence du pool et qu’il n’y a aucune discrimination à ce niveau74. Il est également important de s’assurer que la portée de la clause de type grantback ne soit pas trop large et qu’elle soit proportionnelle aux droits concédés dans la licence du pool. Enfin, et manifestement, le pool de brevets ne doit pas servir à la poursuite d’activités anticoncurrentielles telles que la fixation de prix ou la création d’un cartel entre les joueurs les plus importants d’un marché. 6. LES PRÉCAUTIONS PRINCIPALES À PRENDRE AVANT DE CRÉER OU DE JOINDRE UN POOL DE BREVETS EN TANT QUE TITULAIRE DE BREVETS La dernière partie de cet article se penchera sur les précautions principales qu’une entreprise doit prendre lorsqu’elle considère créer ou se joindre à un pool de brevets. Nous allons aborder ces précautions dans l’ordre dans lequel elles doivent se prendre : i) lors du moment 71. BEKKERS (Rudi) et al., « Patent pools and non-assertion agreements: coordination mechanisms for multi-party IPR holders in standardization » (août 2006) Paper for the EASST 2006 Conference, Lausanne, Suisse, disponible en ligne : http:// www2.unil.ch/easst2006/Papers/B/Bekkers%20Iversen%20Blind.pdf. 72. Ibid. 73. Voir au titre 4 du présent texte la définition du terme « pool ouvert ». 74. BEKKERS, supra, note 71. Les pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique 241 de l’évaluation de la pertinence de la création ou de la participation à un pool de brevets pour l’entreprise, ii) lors des négociations entourant l’élaboration du pool et iii) après la création du pool. La première précaution à prendre est celle d’évaluer si un pool de brevets est un mécanisme pertinent pour l’entreprise. Nous l’avons vu aux titres 2 et 3 de ce texte, les pools de brevets peuvent être pertinents dans certaines situations présentes dans l’industrie biopharmaceutique, mais ils peuvent également ne pas l’être. En effet, comme nous l’avons mentionné et tel que le mentionne Gaulé : « for patents that cover components of downstream pharmaceuticals products, pooling is not attractive for patent holders »75. Lors de l’évaluation de la pertinence de la création d’un pool de brevets, l’entreprise doit tenir compte de ses besoins, du nombre de licences qu’il lui faudrait négocier pour obtenir le droit d’utiliser les technologies qui lui manquent ou pour accorder des licences sur les technologies qu’elles possèdent de la manière la plus rentable. Elle doit également analyser son portefeuille de brevets et de demandes de brevets en lien avec le marché dans lequel il s’inscrit. Elle doit aussi évaluer l’impact que la création d’un pool aurait sur ses licences bilatérales actuelles et à venir, notamment quant aux conditions et au montant des redevances qu’elle exige ou pourrait exiger dans l’avenir. Enfin, elle doit se demander si d’autres entreprises auraient intérêt à créer ou à joindre ce pool de brevets. Dans l’éventualité où un pool est déjà établi et qu’une entreprise pense s’y joindre, les précautions ci-haut mentionnées s’appliquent en plus de celles de l’identification, de la compréhension et de l’évaluation de la rentabilité des obligations liées à la participation. En effet, l’entreprise doit bien pouvoir identifier et comprendre les obligations qui sont liées à la participation à un pool pour pouvoir être en mesure de bien évaluer la rentabilité d’une telle participation76. Une fois la décision prise quant à la pertinence de la création ou de la participation à un pool, il faut entamer des négociations avec d’autres membres potentiels ou avec les membres fondateurs du pool déjà créé. Plusieurs précautions sont à prendre avant d’entamer ces négociations. L’une d’elles est la signature d’une entente de confidentialité. Une autre précaution à prendre dans un contexte hors norme est la signature d’une entente de divulgation précise et claire77 de 75. GAULÉ, supra, note 21, à la p. 11. 76. Ce processus d’évaluation et d’identification des obligations est très semblable à celui poursuivi lors de l’évaluation d’une participation à un OEN. Voir à ce sujet DELAGE, supra, note 7, aux p. 61-62. 77. Il faut que la clause de divulgation soit précise et claire pour qu’elle puisse lier les parties. Voir à ce sujet la décision de la United States Court of Appeals for 242 Les Cahiers de propriété intellectuelle toutes les informations pertinentes se rapportant aux brevets qui sont pressentis comme essentiels au pool. Ces informations comprennent notamment tous les brevets et demandes de brevets se rapportant à la technologie qui est le sujet du pool. Comme le mentionnent Delage et Levasseur en traitant de la question de la divulgation dans le contexte de l’élaboration de normes (un contexte qui est semblable à celui de l’élaboration d’un pool de brevets dans un contexte hors norme) : [e]n obligeant les membres à divulguer leurs droits de propriété intellectuelle au moment de l’élaboration de la norme, l’OEN peut prendre une décision éclairée quant à la norme qu’elle désire mettre en place, et on réduit ainsi les risques de mauvaises surprises suite à l’adoption de la norme. En l’absence d’une telle obligation, les membres pourront librement tendre des embuscades sans faire face à aucunes représailles.78 Nous l’avons mentionné, les normes ne caractérisent pas l’industrie biopharmaceutique. Il serait alors pertinent de faire porter l’obligation de divulgation sur les brevets et demandes de brevets en lien avec la maladie ou la condition qui est l’objet du pool. De plus, pour compléter cette obligation de divulgation, il sera important que les membres du futur pool s’engagent à octroyer, via le pool, des licences sur une base raisonnable et non discriminatoire (RAND ou FRAND)79. Ces obligations sont importantes puisque, si un membre du pool ne dévoile pas ses droits dans des brevets ou demandes de brevets couvrant une technologie essentielle au pool (par exemple sur une demande de brevet portant sur un gène jouant un rôle important dans la maladie sur laquelle porte le pool) et ne s’engage pas à octroyer des licences sur une base FRAND, le pool sera formé et accordera des licences ne comprenant pas des brevets couvrant cette technologie. Donc, si l’on revient à notre exemple du gène, du temps et de l’argent seront investis par d’autres membres du groupe ou par des tierces personnes en recherche sur ce gène et, lorsque le membre obtiendra son brevet sur le gène, il pourra décider de ne pas l’insérer dans le pool et d’octroyer des licences bilatérales à un prix qu’il déterminera unilatéralement, ce qui contreviendrait aux objectifs mêmes du pool. the District of Columbia Circuit dans Rambus Incorporated c. Federal Trade Commission, U.S. Court of Appeals for the District of Columbia Circuit, Lexis 8662 (2008), à la p. 34. Pour davantage d’information sur la clause de divulgation, consulter DELAGE, supra, note 7, aux p. 47-51. 78. Ibid., à la p. 47. 79. Ce qui constitue une licence raisonnable et non discriminatoire, une licence RAND ou FRAND – selon l’endroit où l’on se trouve – dépasse le cadre de cet article. Nous référons le lecteur à l’article de DELAGE, Ibid., aux p. 51-55 pour une étude de la jurisprudence et de la doctrine pertinentes en la matière. Les pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique 243 Une fois ces précautions prises, il faut se pencher sur l’élaboration des conditions de participation au pool. Ces conditions, qui seront insérées dans le contrat de gestion du pool, varieront en fonction des objectifs du pool et des membres, mais devront comprendre la possibilité pour les membres d’accorder des licences indépendamment du pool sur les brevets qui y sont inclus et le mécanisme de partage des redevances perçues par le pool. Il est également très important de s’assurer de la présence d’experts neutres et qualifiés lors du choix des brevets essentiels à inclure dans le pool ainsi que de la présence d’experts qualifiés en droit de la concurrence avant la création du pool et pendant que celui-ci est actif afin de s’assurer de sa conformité avec le droit de la concurrence. Nous rappelons également que, avant de créer le pool, il peut être utile de demander l’opinion des autorités du droit de la concurrence sur la conformité du pool avec ce domaine du droit80. 7. CONCLUSION Les pools de brevets ne sont actuellement pas utilisés dans l’industrie biopharmaceutique pour les raisons mentionnées dans le présent article. Par contre, les sociétés actives dans cette industrie devraient se pencher sur la pertinence des pools de brevets dans certaines situations ou dans certains domaines émergents de l’industrie biopharmaceutique. Les outils de recherche, la biologie synthétique, les maladies orphelines ainsi que certaines maladies génétiques constituent des exemples de situations où l’utilisation de pools de brevets peut s’avérer pertinente et utile. Il faut toutefois rappeler qu’un pool de brevets est un mécanisme de coordination entre concurrents qui peut se montrer complexe, qui fait naître des obligations chez ses membres et chez les concessionnaires de licences du pool et qui peut facilement éveiller la suspicion des autorités de la concurrence. Il faut donc se montrer très diligent lorsque l’on pense créer ou se joindre à un pool. Cette diligence est de mise tant au niveau de l’analyse de la pertinence d’un pool pour une entreprise, qu’au niveau de l’élaboration de la structure du pool et de la conformité de ce dernier aux lois ainsi qu’aux objectifs poursuivis. Le succès d’un pool dans l’industrie biopharmaceutique dépendra largement de cette diligence. 80. Comme mentionné à la note infrapaginale 70, il est possible de ce faire aux ÉtatsUnis. Vol. 22, nº 2 Décisions d’intérêt rendues en 2009 en droit de la diffamation La liberté d’expression a un prix Francois Demers* Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 247 1. Quan c. Cusson 2009 CSC 62 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 248 2. Grant c. Torstar Corp. 2009 CSC 61 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 249 3. Genex Communications inc. c. Association québécoise de l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo 2009 QCCA 2201 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251 4. Genex c. Jobin (2009) QCCS 1679 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 255 5. Vallières c. Pelletier 2009 QCCS 1211 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 259 6. GIFRIC c. Corporation SunMedia (2009) QCCS 4148 . . . . . . 262 © François Demers, 2010. * Avocat chez Spiegel Sohmer Inc. 245 INTRODUCTION Trouver des décisions importantes en matière de diffamation n’est pas chose facile, le choix est trop vaste ! Les Québécois ont, semble-t-il, l’épiderme fragile. Plusieurs accusent l’un ou l’autre d’avoir porté atteinte à leur réputation et cela donne parfois des jugements distrayants, faute d’être toujours juridiquement significatifs. En faisant notre sélection, nous avons au moins rencontré des jugements qui font sourire. Ainsi, il est étonnant de voir que le fils du président du Sénégal poursuit à Montréal un expatrié sénégalais qui publie sur un « blogue » des commentaires musclés sur son père et lui. Et il a gagné ! (Le jugement est présentement en appel). Les hommes politiques n’ont-ils plus la couenne dure ? Une poursuite civile est-elle un outil efficace pour faire taire ces critiques outre-mer ? (Wade c. Diop 2009 QCCS 350). Même concept, mais plus local, dans Lavigne c. Chenail 2009 QCCS 2578, (en appel). Un ex-député libéral a été condamné à payer des dommages à une ex-mairesse d’un village à la suite d’une lettre publiée dans un journal local. La juge Anne-Marie Trahan semble croire qu’il est important de protéger la réputation des politiciens pour éviter que des citoyens ne soient découragés de s’engager dans la vie politique. Bien qu’il s’agisse d’un noble objectif, ne va-t-il pas à l’encontre du principe voulant que les personnalités publiques prêtent le flanc à la critique, même à la critique qui ne va pas dans la dentelle ? Puis, il y a le franchement comique. On peut référer à la décision dans laquelle un homme de 50 ans se plaignait d’avoir été agressé par une dame de 70 ans dans le cadre d’une assemblée municipale. En plus de coups de cartable (on aurait préféré de « sacoche »), le demandeur se plaint du fait qu’on lui aurait crié des noms. Depuis, il serait un homme détruit. On se surprendra que son action ait été rejetée… (Côté c. Milot 2009 QCCS 5598). Nous notons que l’année 2009 a été foisonnante au niveau de la Cour supérieure du Québec et plusieurs jugements ont été portés 247 248 Les Cahiers de propriété intellectuelle en appel. Espérons que ces décisions donneront lieu à des arrêts éclairants au cours des prochaines années. Abordons maintenant six décisions signifiantes de 2009. Nous débuterons par une paire d’arrêts rendus le même jour par la Cour suprême du Canada dans des dossiers qui soulevaient la même question juridique. Bien que ces litiges n’émanent pas du Québec et que les concepts juridiques examinés ne trouvent pas une application directe, il s’agit d’une bonne démonstration du dynamisme juridique et de la capacité d’adaptation du droit de la diffamation. 1. QUAN C. CUSSON 2009 CSC 62 Dans cette affaire, Danno Cusson (ci-après : « Cusson »), un policier canadien, s’était rendu à New York au lendemain des attentats de septembre 2001 afin de prêter main-forte aux autorités. Il soutenait être spécialiste en recherche et sauvetage à l’aide de son chien. Un journal de sa localité a publié des articles soutenant que Cusson aurait menti aux autorités new-yorkaises et qu’il avait nui aux opérations de sauvetage. Lors du procès, le jury avait considéré que le journal n’avait pas prouvé la véracité de toutes les allégations et a accordé des dommages substantiels et ce, bien que plusieurs des faits contenus dans les articles avaient été prouvés. On se souviendra que la common law accorde une grande importance à la preuve de la véracité des faits plutôt qu’à l’examen de la conduite du journaliste. En effet, dans la common law traditionnelle, une fois le caractère diffamatoire de la communication établi, le défendeur doit prouver, pour se soustraire à l’obligation de payer des dommages, que les faits contenus dans sa communication étaient substantiellement vrais. Lorsque la véracité des faits ne peut être établie, ce qui est souvent le cas, le défendeur doit se prévaloir d’une immunité absolue ou relative dont la liste est plutôt limitée et remonte à des centaines d’années. Or, la common law évolue plus rapidement à l’extérieur du Canada, du moins dans certains domaines. En effet, dès 1999, la Chambre des Lords avait reconnu, dans l’arrêt Reynolds (Reynolds c. Times Newspapers Ltd. [1999] 4 All E.R. 609), que les défenses de common law étaient trop restrictives pour favoriser un débat public. Afin de favoriser la liberté d’expression et le débat sur les questions politiques essentielles au fonctionnement de la démocratie, la Chambre des Lords a formulé une nouvelle norme permettant de repousser l’action en diffamation, soit celle du « journalisme responsable ». Ainsi, lorsque la véracité des propos est impossible à démon- Décisions d’intérêt rendues en 2009 en droit de la diffamation 249 trer, un journaliste peut se voir exonéré s’il démontre qu’il a pris des mesures raisonnables pour s’assurer de la justesse de ses propos. Ce changement représentait une véritable révolution dans le droit de la diffamation britannique. Depuis, cette défense dite de « journalisme responsable » a été reprise dans d’autres pays du Commonwealth, mais le Canada ne l’avait pas adoptée. Examinant l’appel de Cusson, la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que cette nouvelle défense du « journalisme responsable » devait être reconnue en droit ontarien. Cependant, puisque celle-ci n’avait pas été invoquée spécifiquement en première instance, elle a refusé d’ordonner la tenue d’un nouveau procès et a rejeté l’appel du journal. 2. GRANT C. TORSTAR CORP. 2009 CSC 61 Dans ce cas, il s’agissait d’un homme d’affaires, Peter Grant (ci-après : « Grant »), qui se plaignait de la parution d’un article traitant d’un projet d’aménagement d’un terrain de golf privé. L’article mettait en valeur la position de résidents du secteur qui se plaignaient des conséquences environnementales négatives du projet et qui soupçonnaient Grant d’avoir exercé des pressions politiques pour obtenir les permis requis. Avant la publication, le journaliste avait demandé à Grant de lui faire part de sa position, mais celui-ci ne s’était pas prévalu de cette offre. Dans ce dossier, on avait plaidé la défense de véracité et de commentaire loyal, ce qui a été rejetée par le jury. La Cour d’appel de l’Ontario a dans ce cas confirmé la reconnaissance qu’elle avait faite dans l’arrêt Cusson, soit la défense de « journalisme responsable », et a ordonné la tenue d’un nouveau procès. Voilà donc l’état du droit quand la Cour suprême entreprend son analyse de la question. La Cour suprême se montre réceptive à l’argument que le droit de la diffamation traditionnel est incompatible avec la liberté d’expression garantie par la Charte des droits et libertés. La Cour indique : [39] (…). les règles classiques, appliquées à l’ère moderne, produisent un effet paralysant qui limite indûment la couverture de faits et qui fait trop pencher la balance au profit de la protection de la réputation. Bien que le droit doive pourvoir à la réparation d’atteintes non fondées à la réputation, il faut éviter que les poursuites ou menaces de poursuite en diffamation servent d’arme permettant aux riches et aux puissants d’entraver la diffusion de l’information et le débat essentiels à une société libre. 250 Les Cahiers de propriété intellectuelle La Cour constate aussi qu’il y a une différence fondamentale entre la recherche de la vérité factuelle par un journaliste et celle conduite dans le cadre d’un débat judiciaire. En effet, il est évident qu’un journaliste ne peut déployer les moyens d’un procès pour tenter d’en arriver à une certitude factuelle. La Cour ajoute donc : [53] (…). Dans leur état actuel, les règles de common law font en sorte qu’une information ne peut être communiquée que si le diffuseur est certain de pouvoir en prouver la véracité devant le tribunal en cas de poursuite. Le diffuseur qui vérifie les faits et la fiabilité des sources peut parvenir à une certitude raisonnable quant à leur véracité, sans pour autant être assuré de pouvoir, peut-être des années plus tard, établir cette véracité en cour. Cette situation peut avoir un effet paralysant sur ce qui sera communiqué, et il est possible que des renseignements fiables et d’intérêt public ne soient ainsi jamais révélés. La conclusion de la Cour est que la common law n’accorde pas un poids suffisant à la valeur constitutionnelle à la liberté d’expression. Elle choisit donc d’intégrer en droit canadien, dix ans après la Grande-Bretagne, la défense dite de « communication responsable ». En passant, il est intéressant de noter que la Cour suprême du Canada semble adopter une position plus libérale que la Chambre des Lords en ce qu’elle traite de « communications responsables » plutôt que de « journalisme responsable ». Ainsi, cette défense serait disponible non seulement à la presse traditionnelle, mais à l’ensemble des communicateurs. Ayant reconnu l’existence de cette défense en droit canadien, la Cour ordonne donc la tenue de nouveaux procès. Il est extrêmement intéressant de noter que cette défense de « communication responsable » introduit en droit canadien un raisonnement juridique qui s’apparente beaucoup à celui dicté par le droit civil. En effet, les civilistes sont accoutumés à démontrer que la conduite d’un défendeur, dans le cadre d’une action en diffamation, a été raisonnable dans les circonstances. On peut même se demander si la jurisprudence québécoise n’ira pas orienter la common law naissante en matière de « communication responsable ». Décisions d’intérêt rendues en 2009 en droit de la diffamation 3. 251 GENEX COMMUNICATIONS INC. C. ASSOCIATION QUÉBÉCOISE DE L’INDUSTRIE DU DISQUE, DU SPECTACLE ET DE LA VIDÉO 2009 QCCA 2201 Si le Québec est une société distincte, la ville de Québec a, quant à elle, un appétit particulier pour ce qui a été décrit comme étant de la « radio-poubelle ». La grossièreté, les accusations personnelles et l’inflation verbale semblent être particulièrement appréciées dans la vieille capitale. Le contexte factuel de cette décision est intimement lié à la place que CHOI FM essayait de se tailler dans le marché de la ville de Québec. Voulant défendre un format original et n’aimant pas se plier aux règles imposées par qui que ce soit, la station s’est retrouvée mêlée à de nombreux conflits. L’ADISQ, qui voulait lui imposer certains quotas de musique francophone et qui faisait des représentations au CRTC en ce sens, s’est retrouvée dans le collimateur de l’animateur vedette Jean-François Fillion (ci-après : « Fillion »). Dans une série d’interventions en ondes, Fillion décrit l’ADISQ de « maudite gang d’hypocrites », de « maudite gang de crottés », de « maudite gang de chiens ». Il décrit l’organisation comme un club fermé qu’il qualifie de « crime organisé légal » et de « mafia légale ». Mais Fillion ne s’en prend pas qu’à l’organisation, il attaque aussi certains de ses membres en les traitant d’« écœurants » et d’« enfants de chienne ». Fillion décrit le président de l’ADISQ de « prétentieux » et attaque son intégrité : [61] Je me suis réveillé cette nuit pour penser à Jacques Primeau, c’est un croche. (…) À partir d’aujourd’hui je mets des gens à la recherche de pots de vin, de toutes les choses croches qui se passent à l’ADISQ, de tous ceux qui bénéficient de subventions, qui cachent des choses. À partir d’aujourd’hui, je suis un enquêteur à temps plein sur le dossier culturel qui est relié directement à l’ADISQ. La directrice générale de l’ADISQ goûte aussi à la médecine de Fillion. Après avoir cité un passage d’une entrevue de la directrice générale dans laquelle elle mentionnait que le son des radios commerciales était sensiblement similaire d’une station à l’autre, Fillion crache les mots suivants : [51] maudite pelote, de maudite pelote de marde à qui je veux parler de ça depuis des mois et des mois, si c’est pas des années. (…) Maudite pelote ! C’est la première à mettre tout le monde dans le même paquet. Maudite chienne ! Solange Drouin direc- 252 Les Cahiers de propriété intellectuelle trice générale de l’ADISQ est directrice générale du palmarès qui publie les deux reportages de radio et qui veut en avoir seulement que deux. Maudite folle, maudite conne ! Elle peut bien ressembler à Nicole Martin. Vache ! La transcription de l’émission en question continue sur le même ton pendant quelques pages. En première instance, le juge a considéré les propos de Fillion comme illégaux et dégradants. Il indique : [24] l’on ne peut, sous prétexte de vouloir défendre un poste de radio, se permettre de salir la réputation de quiconque. » (…). La responsabilité civile de M. Fillion et de son employeur Genex est retenue, de même que celle de M. Demers [le propriétaire de la station] au motif qu’il a préféré profiter de la situation plutôt que de restreindre M. Fillion. Il ajoute aussi que Genex et Fillion auraient dû faire valoir leurs critiques de l’ADISQ devant le CRTC dans le cadre des audiences sur le renouvellement de la licence de CHOI. Cela est un commentaire un peu inhabituel puisque, si Fillion et Genex voulaient faire des commentaires non diffamatoires, ils ne sauraient être limités à une seule tribune. Quoi qu’il en soit, en première instance, le juge accorde un total de 600 000 $ de dommages et intérêts, incluant des dommages moraux, punitifs et des honoraires judiciaires. Cette décision est portée en appel et le juge Dalphond, qui rend l’opinion de la majorité, considère que la vaste majorité des propos tenus par Fillion relève plus de l’injure que de la diffamation. Il fait la distinction en ces mots : [34] (…) la diffamation « consiste dans la communication de propos ou d’écrits qui font perdre l’estime ou la considération de quelqu’un ou qui, encore, suscitent à son égard des sentiments défavorables ou désagréables ». (…) Le préjudice tient compte de la gravité des conséquences dans l’esprit des gens qui ont entendu les propos diffamatoires. [35] Parce que le caractère diffamatoire des propos s’évalue en fonction des autres et de l’image qu’ils se font désormais de la victime des propos, on applique une norme objective plutôt que subjective (point de vue de la victime) pour déterminer s’il y a eu diffamation. Décisions d’intérêt rendues en 2009 en droit de la diffamation 253 [36] Par contre, les propos injurieux sont plutôt ceux qui font mal à la victime, lui cause un préjudice qu’elle ressent dans son for intérieur sans par ailleurs que soit nécessairement diminuée l’estime dont elle jouit auprès de son entourage ou du public. Il est vrai que la Cour d’appel avait, contrairement au juge de première instance, le bénéfice de l’opinion de la Cour suprême rendue dans l’arrêt WIC Radio Ltd. c. Simpson [2008] 2 R.C.S. 420 dans lequel la Cour avait décidé qu’on peut accorder une marge de manœuvre beaucoup plus grande aux commentateurs satiriques lorsqu’il est évident que la personne qui prononce les propos ne sera pas prise au sérieux. La Cour suprême indique d’ailleurs : [48] Le droit doit bien sûr tenir compte de commentateurs comme le satiriste ou le caricaturiste, qui sautent sur un point de vue, lequel peut être seulement accessoire au débat public, et le gonflent hors de toute proportion dans une caricature outrancière pour informer ou faire rire le public. Leur fonction n’est pas tant de faire progresser le débat public que d’exercer le droit démocratique de se moquer des gens qui protestent dans l’arène publique. La population comprend parfaitement que c’est là leur fonction. Le tout ne donne cependant pas carte blanche au plus virulent communicateur. D’ailleurs, quelques mois avant cette décision, la Cour d’appel avait eu l’occasion de le mentionner dans le cas de l’arrêt Diffusion Métromédia CMR inc. c. Bou Malhab, 2008 QCCA 1938 dans lequel la juge Bich précisait : [109] Je tiens cependant à préciser que cette conclusion, qui est particulière et propre aux faits de l’espèce, n’octroie pas aux radio-provocateurs, pamphlétaires et autres polémistes de métier ou d’occasion la licence de dire n’importe quoi et de profiter de leur positionnement médiatique pour tenir des propos qui, dans la bouche de toute autre personne, seraient diffamatoires. Le juge Dalphond essaye de tracer la ligne entre l’acceptable et l’inacceptable selon le type d’émission et d’animateur qui prononce des paroles très crues et désagréables. Il indique : [47] Pour un auditeur correspondant à un citoyen ordinaire, il ressort de ces commentaires que M. Fillion et son groupe ne sont pas d’accord avec l’approche mise de l’avant par l’ADISQ, qu’ils trouvent l’ADISQ fermée au dialogue sur d’autres options 254 Les Cahiers de propriété intellectuelle (plus facile, selon lui, de traiter avec les Hells), monopolistique et contrôlée par un petit groupe motivé par des intérêts économiques (références au style de vie de Michel Bélanger) et non par la promotion de la culture québécoise malgré leur mission avouée (absence de crédibilité, hypocrisie). Il s’agit là de commentaires permis dans une société démocratique à l’égard d’une organisation qui jouit d’une grande visibilité publique et qui est un acteur de premier plan auprès des gouvernements, du CRTC, des stations de radio, du milieu de la production musicale, etc. [48] (…) Dire du président de l’ADSIQ qu’il est prétentieux, ce n’est pas vraiment tenir des propos injurieux ; une personnalité publique ne peut plaire à tous et si elle est perçue par certains comme prétentieuse, il ne peut s’agir que d’une impression. [49] Reste les qualificatifs « maudite (sic) gang de crottés » et « maudite (sic) gang de chiens », qui visent les dirigeants de l’ADISQ. Ils constituent des excès de langage sur les ondes d’une station radiophonique et tiennent de l’injure comme l’indique le passage précité de l’ouvrage de Me Vallières. Bien que le juge ne s’offusque pas de certaines qualifications musclées utilisées par Fillion, sa limite est toutefois dépassée lorsque l’animateur passe aux animaux. Ainsi, le juge Dalphond écrit : [53] Quant aux commentaires à l’égard de Mme Drouin (« pelote, maudite pelote, maudite pelote de marde, vache, maudite vache, cochonne, chienne, maudite chienne »), je crois que M. Fillion décrit correctement la situation lorsqu’il clame en ondes : « Je perds le nord bien raide quand je vois des gens hypocrites de même ». C’est effectivement ce qui est arrivé lorsqu’il s’est lancé sur les ondes dans une diatribe injurieuse, vulgaire, malsaine et misogyne contre Mme Drouin. Les qualificatifs accolés à Mme Drouin ne tenaient plus des commentaires, mais de l’attaque vicieuse, de la malveillance, de l’affront. Il a plus que franchi le seuil de l’intolérable. Selon la Cour d’appel, le rôle de polémiste et de commentateur n’autorise pas l’utilisation de tous les procédés : [63] À la fin du segment, M. Fillion infère cependant des faits : il y a des pots-de-vin et d’autres choses croches au sein de l’ADISQ, et ajoute qu’il va enquêter à temps plein là-dessus pour les mettre à jour. En ce faisant, il diffame l’ADISQ et Décisions d’intérêt rendues en 2009 en droit de la diffamation 255 M. Primeau, son président, qu’il identifie clairement. M. Fillion ne parle plus de favoritisme, de copinage, de retour d’ascenseur, mais laisse entendre qu’il existe des actes illégaux sur lesquels il va enquêter. Pour l’auditeur moyen, l’impression qui s’en dégage est que l’ADISQ constitue une organisation corrompue, de même que ses deux principaux dirigeants nommés dans le segment, M. Primeau et Mme Drouin. Dans cette mesure, les propos du 21 février 2002 sont diffamatoires et générateurs de responsabilité civile envers l’ADISQ, M. Primeau et Mme Drouin. Bref, si les commentaires peuvent aller très loin, l’injure constitue une limite à ne jamais franchir. Faute de preuve de dommages pécuniaires, la Cour d’appel accorde environ 125 000 $ à titre de dommages moraux, soit beaucoup moins que le juge de première instance. Voulant s’assurer que la décision ait un effet dissuasif, la Cour d’appel ajoute : [102] (…) Si ces dommages moraux étaient payables par les parties appelantes, on pourrait se demander si cela serait suffisant pour les dissuader de recommencer sans l’ajout de dommages punitifs. On peut cependant en douter en l’espèce, le premier juge ayant retenu qu’on faisait beaucoup d’argent et qu’on se foutait du reste. De toute façon, puisque la preuve indique que les dommages compensatoires (paiement réparateur) sont assumés (sous réserve d’une franchise de 25 000 $ par réclamation, payable par Genex) par un assureur jusqu’au 31 août 2002 (donc tous les dommages compensatoires en l’instance), il y a lieu d’ajouter des dommages punitifs, comme le premier juge en a décidé. En bout de piste, une condamnation solidaire à 60 000 $ au niveau des dommages exemplaires. 4. GENEX C. JOBIN (2009) QCCS 1679 Étonnamment, Genex Communications inc. n’est pas seulement défenderesse en matière de diffamation. Dans ce dossier, Genex poursuit le Groupe TVA inc. et certains de ses employés, alléguant avoir été victime de propos diffamatoires, malicieux et blessants diffusés dans le cadre de plusieurs reportages à partir de février 2003. Essentiellement, les demandeurs reprochent aux défendeurs une série 256 Les Cahiers de propriété intellectuelle de reportages portant sur un tournoi de golf dans le cadre duquel certains événements à connotation sexuelle auraient eu lieu. Servant aux défendeurs la médecine qui leur est habituellement réservée, Genex et ses représentants affirment que TVA a fait preuve d’une attitude abusive, malveillante et opprimante qui constitue à leur avis de l’acharnement. Le juge Denis Jacques ne retient aucune responsabilité à l’encontre du lecteur de nouvelles Pierre Jobin. En effet, la preuve a démontré que sa participation aux reportages allégués est extrêmement limitée, celui-ci se contentant seulement d’en adapter quelques mots. Quant aux journalistes de la station, le juge examine la méthode suivie ainsi que les vérifications faites. Il rappelle que le tout a commencé lorsque dans le cadre de ce qui a été appelé par la suite le « scandale de la prostitution juvénile » à Québec. Le journaliste de TVA reçoit d’abord des informations relativement à un tournoi de golf s’étant déroulé un an et demi auparavant. Il rencontre deux informatrices qui travaillaient lors du tournoi et qui mentionnent que : [94] (…) ce tournoi de la restauration « tournoi de la restauration », fut tenu en présence de femmes en bikini, talons aiguilles, prêtes à rendre divers services à la clientèle. Elles ajoutent qu’il y avait sur les lieux des isoloirs comme dans les bars de danseuses et que certaines des jeunes filles semblaient d’âge mineur. Ces informatrices désiraient alerter le journaliste de la place de CHOI FM, la station de la demanderesse, à propos de ce qu’elles qualifiaient d’une « orgie à ciel ouvert ». Le journaliste commence ensuite son enquête en tentant de rejoindre le propriétaire du terrain de golf, mais sans succès. Il identifie ensuite les organisateurs du tournoi dont l’un faisait l’objet d’accusations déposées dans le cadre du scandale de la prostitution juvénile. Le journaliste va même jusqu’à contacter le service de police de la ville de Québec et met en contact ses informatrices avec les policiers. La preuve démontre que le journaliste a contacté plusieurs sources. Il réussit même à procéder à une entrevue à distance avec l’organisateur du tournoi et celui-ci confirme l’embauche de danseuses pour « agrémenter » le terrain de golf. L’enquête du journaliste confirme que CHOI FM était présente lors du tournoi et que ses logos étaient arborés sur les isoloirs. Décisions d’intérêt rendues en 2009 en droit de la diffamation 257 Le journaliste finit par contacter Patrice Demers, le président de Genex, et lui fait part des informations révélées par son enquête. Monsieur Demers accepte de se prêter à une entrevue et confirme que l’animateur Jean-François Fillion et lui-même ont participé au tournoi de golf en question. Lorsqu’on lui demande si les logos de CHOI étaient affichés sur les isoloirs monsieur Demers répond : [136] d’aucune façon, CHOI n’était associé directement ou indirectement à qu’est-ce qui a pu se passer là. Ça reste un tournoi de golf conventionnel. Je trouve ça déplorable. Vous me l’apprenez là que nos posters, notre affichage étaient directement reliés à ces événements là. Ça n’était pas du tout volontaire puis c’était sûrement une erreur. Durant la même période, des reportages relativement à ce tournoi de golf ont été publiés dans des journaux locaux. Par exemple, un article du Soleil décrivait les activités ayant lieu lors du tournoi de la façon suivante : [145] Des exemples ? Au trou numéro trois, deux danseuses offraient un spectacle érotique pour 20 $. Au six, les golfeurs payeurs avaient droit à un strip-tease s’ils gagnaient à la roulette. Au huit, ils devaient aller chercher, avec la bouche, le billet de 20 $ inséré entre les seins de la danseuse. Au 15, spectacle de « cunnilingus ». Les golfeurs devaient regarder le show des deux filles avant de jouer. Toujours au 15, une roulotte. Les prix : 40 $ pour une masturbation, 60 $ pour une fellation, 100 $ pour une fellation sans condom. Au 16, partie de black jack pour 20 $. Le golfeur gagnant avait là aussi droit à un strip-tease. Voilà pour le parcours. Le juge Jacques souligne qu’aucune poursuite n’a cependant été déposée contre le Soleil ou ses journalistes, ni contre les autres médias qui ont fait des reportages similaires. Il rappelle que le grief principal des demandeurs est de les avoir associés à la prostitution juvénile. Il en vient toutefois à la conclusion que cette prétention est mal fondée et il indique : [160] Il ne fait aucun doute, à la suite de l’enquête sérieuse menée par le journaliste Therriault, qu’une trentaine de danseuses étaient présentes sur le terrain à l’occasion du tournoi de golf et que des isoloirs ont été installés dans le bâtiment principal pour la soirée. 258 Les Cahiers de propriété intellectuelle [161] Il était certainement d’intérêt public de faire un reportage sur ce tournoi de golf à saveur érotique et de se questionner, en raison des informations reçues, sur la présence possible de mineures à ce tournoi. Selon le juge, le journaliste a effectué un reportage de façon professionnelle à l’aide de sources vérifiées. De plus : [174] Or, l’examen le moindrement attentif des reportages laisse clairement voir qu’il n’y a aucun lien établi entre Genex, Patrice Demers, Jean-François Fillion et la prostitution juvénile. Afin de démontrer la mauvaise foi des défendeurs, les demandeurs leur reprochent d’avoir voilé le visage d’une des informatrices et d’avoir filmé l’autre de dos. Or, les journalistes ont expliqué qu’ils voulaient protéger leurs sources car les deux femmes étaient au début de leur carrière professionnelle et elles détenaient des emplois précaires. De plus, dans le contexte de l’enquête sur le scandale de prostitution juvénile, certains gangs de rue étaient impliqués, ce qui pouvait poser des craintes objectives de la part de ces informatrices. D’ailleurs, après la diffusion du reportage, l’animateur de Genex, Jeff Fillion, a lancé une campagne sur les ondes afin de tenter d’identifier les deux jeunes femmes et de les retracer ; ce qui fut d’ailleurs fait. Les deux jeunes femmes ayant refusé de parler avec Fillion en ondes, celui-ci a publié leur adresse courriel à une heure de forte écoute. Le juge Jacques écrit : [201] Ce que les défendeurs désiraient éviter, arriva. Les jeunes femmes furent inondées de courriels d’auditeurs et harcelées pendant des semaines en raison de leur participation aux reportages. Compte tenu de ce qui précède, il n’est pas étonnant de voir que le juge Jacques conclut de la façon suivante : [205] Les reportages visés, préparés par les défendeurs Therriault et Langelier, sont le fruit d’une enquête sérieuse, sur un sujet manifestement d’intérêt public et furent livrés de façon tout à fait objective, impartiale et professionnelle. Quant aux autres reportages invoqués par les demandeurs, le juge Jacques ne leur trouve pas non plus de caractère fautif. Décisions d’intérêt rendues en 2009 en droit de la diffamation 259 Bref, TVA et ses journalistes ont suivi la démarche journalistique conforme à la conduite d’un journaliste prudent placé dans les mêmes circonstances. Le recours est donc entièrement rejeté. 5. VALLIÈRES C. PELLETIER 2009 QCCS 1211 Cette décision porte sur l’une des techniques utilisées en matière de journalisme d’enquête, à savoir les caméras cachées. La majorité des personnes filmées à leur insu considère qu’on a violé leurs droits. Cependant, sans l’utilisation de ce procédé, plusieurs escroqueries ou autres injustices pourraient ne jamais être mises au jour. Vallières, le demandeur, un arpenteur-géomètre de plusieurs années d’expérience, a été l’objet d’un reportage de l’émission « La facture ». L’un de ses anciens clients a contacté les journalistes pour leur faire part du fait qu’il y avait une différence significative entre l’estimation produite par l’arpenteur-géomètre et sa facture finale. En fait, le montant qui était réclamé au client était presque trois fois plus élevé que le montant de l’estimation. « La facture » décide d’aller faire enquête sur cette situation. Son journaliste contacte plusieurs clients de l’arpenteur et consulte le plumitif pour constater que Vallières est demandeur dans plus de 50 causes de la Cour du Québec. Une équipe de tournage se rend au bureau du demandeur et l’accoste dans le stationnement. Le journaliste s’identifie et demande à Vallières s’il veut bien lui accorder une entrevue. Vallières refuse mais sans toutefois arrêter de répondre à certaines questions du journaliste. L’entretien se termine brusquement lorsque Vallières réalise qu’il est filmé. Quelques jours plus tard, Vallières contacte le journaliste et lui offre de participer à une entrevue. Quelque temps avant la date prévue de l’entrevue, le journaliste assiste à une audition qui oppose Vallières à l’un de ses clients devant la Cour du Québec, division des petites créances. Vallières, constatant la présence du journaliste, demande par la suite que l’entrevue soit reportée en invoquant que celle-ci pourrait provoquer la récusation du juge. Après cinq semaines d’enquêtes, le journaliste est prêt à faire son reportage malgré qu’il n’ait toujours pas obtenu d’entrevue du 260 Les Cahiers de propriété intellectuelle demandeur. Puisqu’il était difficile de faire valoir la position de Vallières sans une entrevue formelle, le journaliste suit les formalités internes de Radio-Canada pour obtenir la permission de diffuser les images captées grâce aux caméras cachées. Ses patrons acceptent et un reportage assez négatif est diffusé. Parallèlement, Pelletier, la source initiale du reportage, entreprend une véritable campagne pour aviser le plus de gens possible de la diffusion du reportage. Il adresse une lettre au journal local, pose des affiches dans les supermarchés et les poteaux de la municipalité. Il va même jusqu’à distribuer un enregistrement de l’émission aux agents immobiliers du coin. Vallières institue par la suite un recours en diffamation contre Pelletier, Hardy et Radio-Canada alléguant qu’on avait porté atteinte à sa réputation et sa dignité. La décision de la juge Suzanne Mireault contient une analyse classique des faits en fonction de droit de la responsabilité extracontractuelle. Elle fait référence aux arrêts classiques Prud’homme c. Prud’homme 2002 CSC 85, Radio-Canada c. Radio Sept-Iles et Gilles E. Néron Communication Marketing inc. c. Chambre des notaires du Québec, 2004 CSC 53. Quant à la norme de conduite qui doit guider l’analyse de la démarche journalistique, le demandeur soutenait que le code interne de Radio-Canada (normes et pratiques journalistiques) était un cadre rigoureux auquel devait se plier l’ensemble des journalistes de cette institution. Ainsi, tout manquement à ce code entraînerait la responsabilité du journaliste et de son employeur. La juge Mireault ne partage cependant pas ce point de vue. Selon elle, ces normes adoptées de façon volontaire par Radio-Canada ne servent qu’à orienter les employés et doivent être interprétées de façon souple. Vallières soutenait que l’utilisation des caméras cachées avait été faite sans suivre scrupuleusement les normes et pratiques de Radio-Canada. Pourtant la juge Mireault conclut : [178] Dans le cas sous étude, la soussignée considère que l’utilisation d’une caméra et d’un micro cachés n’a pas contrevenu au Code civil du Québec et n’a pas constitué une atteinte à la vie privée de J. Vallières car elle était justifiée par l’information légitime du public, la nécessité d’accorder à cet arpenteurgéomètre la possibilité, même sommairement, d’exprimer son point de vue et l’intérêt public. Décisions d’intérêt rendues en 2009 en droit de la diffamation 261 Fait à noter, la juge Mireault considère que l’utilisation de caméras cachées était encore plus justifiée en l’espèce puisque Vallières avait refusé de participer à une entrevue formelle. La juge Mireault rappelle le rôle du tribunal en semblable matière : [188] Par conséquent, la question n’est pas de décider si l’information véhiculée ou les propos tenus dans le reportage sont de nature à jeter de l’ombre sur la réputation de (…) [J. Vallières] : ils le sont. La question est plutôt de décider si (…) [Radio-Canada et Y. Lamontagne peuvent] (…) invoquer l’intérêt public ou l’utilité sociale pour justifier la préparation et la diffusion de ce reportage et ainsi éviter que le tribunal ne conclue à une faute civile en raison d’un voyeurisme médiatique injustifié. Elle en arrive à la conclusion qu’il y a absence de faute puisque l’enquête journalistique avait été faite en prenant des précautions habituelles. Et ce, malgré qu’il y ait eu quelques erreurs factuelles dans le reportage car elles n’ont eu que peu d’incidence sur la portée ou la substance du reportage. Bien que le reportage diffusé ait été très dur envers Vallières, cela ne suffit pas à entraîner la responsabilité des défendeurs. En effet, selon la Cour : [208] (…) l’intérêt public a été servi par ce reportage car, entre autres : – il y a été établi qu’il était essentiel pour le client d’un arpenteur-géomètre de s’informer des implications des services requis ; – il y a été démontré l’importance pour ce client d’obtenir par écrit, avant de retenir lesdits services, une estimation simple et compréhensible des honoraires à lui être facturés ; – il y a été mentionné que, quand ce professionnel faisait face à des difficultés inattendues sur le terrain, il devait en aviser son client au plus tôt afin d’éviter tout malentendu relativement à la facturation ; -et- 262 Les Cahiers de propriété intellectuelle – si jamais il y avait un différend sur le montant à payer en honoraires, l’arpenteur-géomètre devait informer son client que son Ordre offrait un service de conciliation et d’arbitrage. La Cour rejette donc le recours contre Radio-Canada et Hardy. Pelletier quant à lui ne peut bénéficier de la même clémence. La Cour juge sévèrement son excès de zèle dans la promotion du reportage : « son acharnement a été tel qu’il peut être qualifié de malicieux et démontre chez lui une volonté de nuire à J. Vallières. » (paragraphe [219] du jugement). Elle le condamne donc à payer 5 000 $. Ce jugement se démarque par l’importance relative qu’il accorde à l’intérêt public dans l’analyse de la faute. Même si les gens consentent rarement à l’usage de leur nom, de leur image ou de leur voix par les journalistes, cette décision confirme que l’absence de consentement ne représente pas nécessairement un obstacle à la diffusion d’informations que la personne visée peut considérer choquante, humiliante, plaisante ou insultante (voir paragraphe 187 de la décision). Ainsi, l’information légitime du public à l’égard d’un sujet qui dépasse le simple voyeurisme peut justifier l’utilisation de caméras cachées. 6. GIFRIC C. CORPORATION SUNMEDIA (2009) QCCS 4148 Cette dernière décision provient elle aussi de la ville de Québec et elle porte sur un éditorial du Journal de Québec rédigé par un vieux routier, J. Jacques Samson. Le journalisme d’opinion est par sa nature susceptible de soulever des passions et de frustrer ceux qui en font l’objet. Cependant, il s’agit d’un élément important de la liberté d’expression. Tant en common law qu’en droit civil on a tenté de délimiter les contours de ce qui était acceptable en la matière. Ainsi, comme mentionné plus haut, en 2008, la Cour suprême du Canada s’est penchée sur l’arrêt WIC Radio c. Simpson 2008 CSC 40. Dans le cadre d’une émission de radio bien connue et au contenu souvent controversé, l’animateur avait pour cible une activiste sociale très connue qui s’élevait contre toute présentation de position sur l’homosexualité. L’animateur entretenait quant à lui une position diamétralement opposée quant à l’utilisation dans les écoles publiques Décisions d’intérêt rendues en 2009 en droit de la diffamation 263 de documents traitant de l’homosexualité et visant à prêcher la tolérance à l’égard des homosexuels. Dans son éditorial, l’animateur comparait Kari Simpson à Hitler, au Ku Klux Klan et aux Skin Head. La Cour suprême a modifié le contenu de la défense d’un commentaire loyal de façon à ce qu’il contienne les éléments suivants : – le commentaire doit porter sur une question d’intérêt public ; – le commentaire doit être fondé sur des faits ; – le commentaire peut comprendre des conclusions de faits, mais doit être reconnaissable en tant que commentaire ; – le commentaire doit répondre aux critères objectifs suivants : pouvait-on exprimer honnêtement cette opinion vu les faits prouvés. C’est à la lumière de cet arrêt qui témoigne d’une relative tolérance à l’égard des opinions véhiculées que la Cour supérieure aborde, dans la présente affaire, la responsabilité d’un éditorialiste. Bien que la décision de la Cour suprême n’a pas d’application directe en droit civil, les valeurs qui la sous-tendent semblent influencer la Cour supérieure. Fondée en 1977, le Groupe Interdisciplinaire Freudien de recherches et d’interventions cliniques et culturelles (GIFRIC) est un organisme sans but lucratif regroupant une quarantaine de professionnels de diverses disciplines dont l’objectif était la promotion et les développements d’approches novatrices en santé mentale. Le centre qui accueillait des adultes atteints de maladies mentales graves offrait un traitement dans leur communauté en vertu d’une entente intervenue avec le centre hospitalier Robert-Giffard. Les relations entre GIFRIC, le centre hospitalier et ses employés ont toujours été tumultueuses. En 2001, on avait même annoncé la fermeture du centre pour des motifs budgétaires. En 2006, le comité des usagers du centre faisait un signalement à la protectrice du citoyen, qui recommandait une conciliation qui a débuté en juillet 2007. Quelques jours plus tard, le relationniste et le directeur général adjoint du centre hospitalier Rober-Giffard ont rencontré le défendeur Samson et, le 14 juillet, le Journal de Québec publiait un article désignant le centre comme un « partenariat public privé payant » qui faisait preuve d’un manque de transparence et d’imputabilité dans la disposition des fonds publics. 264 Les Cahiers de propriété intellectuelle L’article publié était relativement court mais se terminait par un paragraphe coup de poing : Le « 388 » n’a pas été seulement un ppp ; il a été un pppp, un partenariat public privé payant pour ses administrateurs depuis 1990 ; mais la formule en place concentre tout ce qui inquiète dans la délégation de services au privé : manque de transparence et d’imputabilité à la fois dans la disposition de fonds publics et pour les services dispensés et règlements politiques des conflits au-dessus de la tête des administrateurs du réseau. À la suite de la publication de l’article, le journal a été mis en demeure dans le cadre d’une lettre très détaillée qui soulevait des inexactitudes factuelles importantes. Le journal a choisi de faire un correctif très court dans lequel seulement quelques précisions étaient apportées. Par leur action, les demandeurs (le GIFRIC et certains de ses administrateurs, dont les noms n’étaient d’ailleurs pas mentionnés dans l’article) soutiennent que l’éditorialiste a commis une faute en ne respectant pas les normes journalistiques applicables. Ainsi, il aurait basé son article uniquement sur une seule source manifestement hostile aux demandeurs sans faire d’autres vérifications qui auraient dû s’imposer dans les circonstances. Le juge Denis Jacques fait une étude exhaustive des faits et de l’histoire du GIFRIC à la lumière d’une preuve apparemment très détaillée. Il souligne ensuite avec justesse que les journalistes ne sont pas tenus à un critère de perfection absolue, mais qu’ils ont une simple obligation de moyen. Le juge Jacques s’appuie d’ailleurs fortement sur le guide de déontologie des journalistes du Québec. Bien que ce guide n’a aucune force cœrcitive, la Fédération professionnelle des journalistes du Québec l’a adopté et il reflète les valeurs fondamentales du journalisme, à savoir l’esprit critique, l’impartialité, l’équité, l’indépendance, le respect du public, l’honnêteté et l’ouverture d’esprit. Le juge s’appuie aussi sur le conseil de presse. Il indique : [188] Le Conseil de presse affirme que la liberté d’expression ne saurait permettre au chroniqueur de se soustraire aux exigences de rigueur et d’exactitude : Les auteurs de chroniques, de billets et de critiques ne sauraient se soustraire aux exigences de rigueur et d’exactitude. Ils doivent éviter, tant par le ton que par le Décisions d’intérêt rendues en 2009 en droit de la diffamation 265 vocabulaire qu’ils emploient, de donner aux événements une signification qu’ils n’ont pas ou de laisser planer des malentendus qui risquent de discréditer les personnes ou les groupes. S’ils peuvent dénoncer avec vigueur les idées et les actions qu’ils réprouvent, porter des jugements en toute liberté, rien ne les autorise cependant à cacher ou à altérer des faits pour justifier l’interprétation qu’ils en tirent. Il importe, par ailleurs, qu’ils rappellent les faits relatifs aux événements, situations et questions qu’ils décident de traiter avant de présenter leurs points de vue, critiques et lectures personnelles de l’actualité, afin que le public puisse se former une opinion en toute connaissance de cause quant aux sujets sur lesquels ils se prononcent. Fort d’une enquête judiciaire ayant duré plusieurs jours, le juge Jacques en vient à la conclusion que le journaliste avait formulé son opinion à la suite d’une trop courte enquête. Il indique : [196] Sans même rencontrer l’autre partie à la conciliation pour obtenir sa version des faits, il se forge une opinion qu’il reproduit dans sa chronique, laquelle est inexacte, abusive et diffamatoire à l’égard des demandeurs. [197] Le défendeur Samson a été imprudent dans la préparation de sa chronique. (…) [201] S’il avait eu la prudence de faire les vérifications minimales, monsieur Samson n’aurait pu arriver à la conclusion « punch » où il attaque sans raisons le GIFRIC et ses administrateurs. [202] En l’espèce, les demandeurs ont prouvé à l’audience les faits allégués dans la mise en demeure signifiée aux défendeurs le 17 juillet 2007 exigeant rétractation. [203] Tous ces faits auraient été dévoilés au journaliste Samson s’il avait consulté les demandeurs avant de se commettre dans sa chronique. Le juge Jacques reproche principalement à Samson non pas d’être contre les PPP et de l’écrire, mais plutôt d’avoir élaboré son 266 Les Cahiers de propriété intellectuelle argumentation sans procéder aux vérifications appropriées. Il précise : [241] Il ne pouvait se contenter de s’appuyer sur les faits rapportés par une source ni indépendante, ni impartiale ou objective pour émettre une opinion aussi défavorable et injuste envers les demandeurs. [242] Journaliste d’expérience, il aurait dû procéder aux vérifications des informations facilement disponibles lesquelles, manifestement, ne pouvaient l’amener à la conclusion qu’il véhicule dans sa chronique. [243] En l’espèce, l’opinion exprimée dans sa chronique ne peut être qualifiée de raisonnable. Le juge constate ensuite que l’article a eu des conséquences dévastatrices tant pour le GIFRIC que pour les individus qui y étaient associés. Il souligne que les dommages sont d’autant plus importants que le journal a été vendu à plus de 100 000 exemplaires et que l’article a été accessible partout dans le monde au moyen de l’Internet. Le tribunal accorde donc 25 000 $ de dommages au GIFRIC et 120 000 $ à six individus qui y étaient associés. En l’absence d’intention manifeste de nuire, les dommages punitifs ne sont pas accordés. Cette décision rappelle que, malgré la grande latitude qui est laissée aux éditorialistes, ceux-ci n’ont pas carte blanche. L’opinion qu’ils expriment doit être solidement ancrée dans des faits révélés par une enquête raisonnable. Il faut toutefois faire attention de verser dans la tentation de comparer les faits démontrés dans le cadre d’une enquête judiciaire de plusieurs jours et ceux qui peuvent être rassemblés par un journaliste. Les moyens de l’un sont sans commune mesure avec ceux de l’autre. Ceci dit, ne pas chercher à connaître la version de ceux qui sont le sujet d’un article demeurera presque toujours un élément déclencheur de responsabilité. Vol. 22, nº 2 La preuve des documents technologiques Vincent Gautrais* et Patrick Gingras** Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 269 Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 269 1. Document technologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 270 2. Équivalence fonctionnelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 277 3. Neutralité technologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 279 1. Règle de la meilleure preuve et notions sous-jacentes . . . . . . 281 1.1 Original . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 282 1.2 Distinction de copie et de transfert . . . . . . . . . . . . . . . . . . 285 1.3 Copie certifiée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 292 2. Moyens de preuve et documents technologiques . . . . . . . . . . 294 2.1 Acte sous seing privé technologique . . . . . . . . . . . . . . . . . 294 2.1.1 Admissibilité en preuve . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 294 2.1.1.1 Intégrité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 296 © Vincent Gautrais et Patrick Gingras, 2010. * Professeur agrégé, avocat, Faculté de droit de l’Université de Montréal. Titulaire de la Chaire de l’Université de Montréal en droit de la sécurité et des affaires électroniques. ** Avocat et agent de marques de commerce, ministère de la Justice du Québec. Les opinions exprimées dans le présent article n’engagent que son auteur et ne représentent pas nécessairement celles du ministère de la Justice du Québec. 267 268 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.1.1.2 Présomptions d’intégrité . . . . . . . . . . . . . . . 302 2.1.1.3 Signature . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 303 2.1.2 Contestation d’un écrit technologique selon l’article 89 C.p.c. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 306 2.2 Autre écrit technologique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 307 2.2.1 Autre écrit technologique constatant un acte . . . . . 308 2.2.2 Autre écrit technologique constatant un fait . . . . . 308 2.3 Élément matériel technologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 310 2.4 Témoignage technologique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 313 INTRODUCTION La preuve des documents technologiques*** commence petit à petit à donner lieu au Québec à une jurisprudence variée1 et à une doctrine qui s’affirme2. Néanmoins, il est malheureusement possible de constater quelques variations dans l’interprétation à donner à la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information3, ci-après désignée la « Loi », et ce, au niveau de ces deux sources du droit. Au-delà des principes directeurs de cette Loi, nous voudrions proposer un éclairage sur les principaux changements que les technologies de l’information occasionnent en matière de preuve. Aussi, et au-delà d’une présentation des modifications sous-jacentes à la notion de la règle de la meilleure preuve, il importera de présenter certains moyens de preuve qui peuvent se « matérialiser » technologiquement. AVANT-PROPOS Les personnes morales et physiques sont de plus en plus confrontées à des preuves technologiques dont il n’est pas toujours *** Les auteurs tiennent à remercier Gilles De Saint-Exupéry, étudiant à la maîtrise en droit des technologies de l’information (Université de Montréal), pour son aide dans la relecture du présent article. 1. Voir tout au long de cet article la vingtaine de décisions citant la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information (L.R.Q. c. C-1.1). Le recensement des décisions est à jour au 18 juin 2010. 2. Voir notamment FABIEN (Claude), « La preuve par document technologique », (2004) 38 Revue juridique Thémis 533 – 611 ; GAGNÉ (Michel), « La preuve dans un contexte électronique », dans Développements récents en droit de la preuve, Service de la formation permanente, Barreau du Québec, (Cowansville : Blais, 2001), p. 93 ; MARSEILLE (Claude), « Règle de la nécessité de l’original », dans Preuve et prescription, JurisClasseur Québec, (Montréal : LexisNexis, 2008) ; ROYER (Jean-Claude) et al., « Les documents technologiques », La preuve civile, 4e édition, (Cowansville : Blais, 2008) ; DE RICO (Jean-François) et al., « Le cadre juridique des technologies de l’information », dans Développements récents en droit criminel 2008, Service de la formation continue du Barreau du Québec, (Cowansville : Blais, 2008) ; LACHANCE (Martine), « Le document technologique » (2005) 107 Revue du Notariat 351 ; LAFONTAINE (M.), « Technologies de l’information au Québec : une technique législative inappropriée », dans BEAULNE (Jacques) (Dir.), Mélanges Ernest Caparros, (Montréal : Wilson & Lafleur, 2002), p. 105 ; TESSIER (Pierre) et al., « La preuve devant le tribunal », dans Preuve et procédure, Collection de droit 2008-2009, École du Barreau du Québec, vol. 2, 2008. 3. L.R.Q. c. C-1.1. 269 270 Les Cahiers de propriété intellectuelle facile de connaître tant l’admissibilité que la force probante. Un courrier électronique, une photographie numérique, un fichier en format PDF, une page Internet, une vidéo, etc., peuvent-ils être utilisés en preuve par une partie ? Comment cette preuve se doit-elle d’être gérée ? Par qui ? Ces éléments de preuve doivent-ils être considérés comme des écrits, des éléments matériels, des témoignages ? Une chose est sûre, la Loi est venue modifier le droit en la matière – notamment et principalement le Code civil du Québec et le Code de procédure civile – et oblige en bien des cas les personnes à documenter leurs façons de faire. Elle a aussi apporté des précisions sur les notions d’« écrit », de « signature », d’« original » et de « copie et transfert » qui sont régulièrement utilisées par les juges. Mais au-delà de règles somme toute assez détaillées et bien souvent nouvelles en matière de preuve, il y a des principes fondateurs sur lesquels il importe de s’arrêter préalablement. 1. Document technologique À la différence des législations du reste du Canada4 et des autres pays5, la Loi a choisi d’utiliser le terme de document « technologique » plutôt qu’« électronique », faisant ainsi référence aux « technologies de l’information », les documents « électroniques » étant associés, techniquement, à une « technologie » en particulier, la première incluant la seconde6. Soit. Mais au-delà de cette précision 4. En effet, il y a des lois en Alberta, Electronic Transaction Act, http://www.iijcan. org/ab/laws/sta/e-5.5/20060115/whole.html ; en Colombie-Britannique, Electronic Transaction Act, http://www.qp.gov.bc.ca/statreg/stat/E/01010_01.htm ; à l’Île-du-Prince-Édouard, Electronic Commerce Act, http://www.iijcan.org/pe/laws/ sta/e-4.1/20060115/whole.html ; au Manitoba, Loi sur le commerce et l’information électroniques, http://www.iijcan.org/mb/legis/loi/e-55/20060115/tout.html ; au Nouveau-Brunswick, Loi sur les opérations électroniques, http://www.canlii.org/nb/legis/ loi/e- 5.5/20050801/tout.html ; en Nouvelle-Écosse, Electronic Commerce Act, http:// www.canlii.org/ns/laws/sta/2000c.26/20060115/whole.html ; en Ontario, Loi de 2000 sur le commerce électronique, http://www.canlii.org/on/legis/loi/2000c.17/20050801/ tout.html ; en Saskatchewan, Electronic Information and Document Act, http:// www.iijcan.org/sk/laws/sta/e-7.22/20060115/whole.html ; à Terre-Neuve, Electronic Commerce Act, http://www.iijcan.org/nl/laws/sta/e-5.2/20051121/whole.html et au Yukon, Electronic Commerce Act, http://www.canlii.org/yk/legis/loi/66/20041124/ tout.html. 5. Voir notamment la Loi nº 2000-230 du 13 mars 2000 portant adaptation du droit de la preuve aux technologies de l’information et relative à la signature électronique, J.O. du 14 mars 2000 (France). 6. Comme d’ailleurs cela apparaît à l’article 1 al. 2 de la Loi : « La présente loi a pour objet d’assurer (…) 2) la cohérence des règles de droit et leur application aux communications effectuées au moyen de documents qui sont sur des supports faisant appel aux technologies de l’information, qu’elles soient électronique, magnétique, La preuve des documents technologiques 271 terminologique, il est possible de définir cette notion à travers trois questions qui sont souvent posées sur cette notion. Question 1 : De quoi est composé un document ? La notion de document est au cœur de la Loi. L’article 3 al. 1 définit cette notion en lui attribuant deux qualités inhérentes, soit l’information même et le support sur lequel cette information est portée : Un document est constitué d’information portée par un support. L’information y est délimitée et structurée, de façon tangible ou logique selon le support qui la porte, et elle est intelligible sous forme de mots, de sons ou d’images. L’information peut être rendue au moyen de tout mode d’écriture, y compris d’un système de symboles transcriptibles sous l’une de ces formes ou en un autre système de symboles. [Les italiques sont nôtres.] L’information constitue le contenu même du document, sa substance. Celle-ci n’est pas restreinte par l’emploi d’un mode d’écriture en particulier. Toutefois, elle doit être délimitée et structurée et se doit d’être intelligible. L’information est la raison d’être du document. Ainsi, à titre d’illustration, l’image d’une photographie, le texte d’un document ou l’échange verbal d’un enregistrement sonore constituent tous une information au sens de la Loi. Le support quant à lui est l’élément « matériel »7, et ce, avec toute la polysémie associée à ce terme. Il est donc la base « concrète » qui porte l’information8. Que ce soit une feuille de papier, une clé USB, un disque dur d’ordinateur, un cédérom ou un ruban magnétique, le support porte l’information selon ses spécifications propres. Ainsi, un texte et une photographie imprimés sur une feuille de papier pourraient être reproduits sur une clé USB respectivement dans un format TXT et un format BMP ou JPEG par exemple. Dans ces deux cas, l’information serait la même, mais délimitée et structurée d’une façon logique qui serait différente de celle utilisée pour son support précédent, et ce, compte tenu des exigences du nouveau support qui porte le texte et la photographie. optique, sans fil ou autres ou faisant appel à une combinaison de technologies ; (…) ». Par ailleurs, voir aussi : MINISTÈRE DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX, Glossaire, disponible à http://www.msg.gouv.qc.ca/gel/loi_ti/glossaire/g051.asp. 7. Ou composante matérielle. 8. MINISTÈRE DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX, Glossaire, disponible à http://www.msg.gouv.qc.ca/gel/loi_ti/glossaire/g152.asp. 272 Les Cahiers de propriété intellectuelle En matière de preuve, l’information et le support constituent un tout symbiotique, c’est-à-dire un document, et ce tout, cette association des deux composantes, va permettre de qualifier le moyen de preuve. En revanche, c’est le support qui va déterminer si le document est technologique ou non9. Aussi, et en toute déférence, nous croyons qu’une erreur de terminologie doit être relevée dans la décision Solmax-Texel Géosynthétiques c. Solution Optimum10, où l’on s’interrogeait sur la qualification de deux écrits sur support électronique pour lesquels les défendeurs n’avaient pas conservé de copie sur support papier, à savoir le support original des documents. En effet, nous sommes d’avis que l’on ne pourrait, aux fins de la qualification d’un moyen de preuve, différencier l’information du support. Dans cette décision, le juge en est venu à la conclusion que ces écrits étaient des documents technologiques, ce qui est bien entendu le cas11, mais que « [p]ar contre, le support sur lequel se trouve [les écrits] peut être [quant à lui] qualifié d’élément matériel de preuve »12. Une telle apparence de scission entre l’information et le support nous semble dommageable dans un contexte où une même information, selon le support qui la porte, pourrait être assujettie à un régime de preuve différent. En d’autres mots, si l’on prend l’illustration d’un écrit, ce dernier va rester un écrit, et ce, quelle que soit la nature de son support (papier ou technologique). À titre d’exemple, un texte reçu par courrier électronique, qu’il ait été imprimé sur une feuille de papier ou qu’il soit uniquement disponible via la boîte de réception d’un logiciel de courriers électroniques, devrait toujours être qualifié d’écrit, et ce, peu importe son support. Le même courrier électronique qui afficherait uniquement des photographies, qu’il soit imprimé sur une feuille de papier ou qu’il soit simplement disponible via la boîte de réception dudit logiciel de courriers électroniques devra quant à lui être qua9. Par. 3(4) de la Loi. Par ailleurs, malgré ce qu’énonce le tribunal dans la décision Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Compagnie d’arrimage de Québec ltée, 2010 QCCQ 942, ce n’est pas les données contenues aux documents provenant du système informatique qui constituent des documents technologiques, mais bien les données portées par un support technologique qui forment ensemble un document technologique. 10. Solmax-Texel Géosynthétiques c. Solution Optimum, 2007 CanLII 4677 (C. sup. Qué.). 11. Infra, question 2 de la présente section. 12. Solmax-Texel Géosynthétiques c. Solution Optimum, préc., note 10, par. 17. L’intérêt de la partie demanderesse dans cette décision était de faire reconnaître l’élément de preuve, soit l’écrit sur support électronique, comme élément matériel afin de pouvoir obtenir une expertise en vertu de l’article 402 al. 2 C.p.c. Toutefois, bien que le juge reconnaisse la preuve comme étant un élément matériel, il refuse d’accorder l’expertise pour d’autres motifs. La preuve des documents technologiques 273 lifié d’élément matériel du fait de la nature de l’information que l’on y trouve, soit des photographies. C’est ce même raisonnement qui devrait s’appliquer à une vidéo enregistrée sur un DVD, un disque dur ou une cassette VHS. Le support qui porte l’information ne devrait donc pas à lui seul avoir d’incidence sur la qualification du moyen de preuve. Toutefois, s’il est de nature technologique, il aura un impact sur la détermination des règles de preuve qui pourront être différentes de celles du papier13. Question 2 : Qu’est-ce qu’un document technologique ? Que l’on soit face à un contrat en format PDF, une déclaration enregistrée sur un ruban magnétique, un courrier électronique disponible via la boîte de réception d’un logiciel de courriers électroniques ou une page Internet, ces moyens de preuve ont tous une chose en commun : ils peuvent tous être qualifiés comme étant des documents technologiques au sens de la Loi. C’est donc à juste titre que le tribunal convient : [qu’]une copie de sauvegarde ou une copie miroir d’un disque dur est un ensemble de documents technologiques au sens de la [Loi].14 Si la notion de document s’avère être la pierre angulaire de la Loi, la notion de document technologique quant à elle en constitue un sous-ensemble important. À la différence du document, le document technologique ne bénéficie pas d’une définition aussi précise15. Mais pour le définir, et sans que cela ne soit formellement écrit nulle part, nous croyons que le document technologique pourrait être opposé au document « non technologique », c’est-à-dire à celui faisant appel au support papier ou à tout autre support physique de même nature16. À plusieurs reprises, nous pouvons constater dans la Loi des régimes distincts pour les documents technologiques, ce qui soustend que des règles de preuve distinctes s’appliquent pour le « non technologique »17. Le document technologique peut donc être défini 13. C’est par exemple le cas, comme nous le verrons, du paragraphe 5(3) de la Loi et des articles 89 al. 4 C.p.c. et 2874 et 2855 C.c.Q. qui prévoient des régimes distincts pour les documents sur support papier et ceux sur support technologique. 14. Bouchard c. Société industrielle de décolletage et d’outillage (SIDO) ltée, 2007 CanLII 2272 (C. sup. Qué.). 15. Voir par. 3(4) de la Loi. 16. Comme nous le constaterons ultérieurement, la Loi établit certaines distinctions à l’égard des documents sur support technologique de ceux sur support papier. 17. Voir par exemple les art. 2855 et 2874 C.c.Q. 274 Les Cahiers de propriété intellectuelle par rapport à ce qu’il n’est pas. Toutefois, il importe de se rappeler qu’un document technologique est un sous-ensemble faisant partie de la notion de document au sens de la Loi. Le document technologique peut aussi être défini de manière plus positive. Ainsi, un document est qualifié de document technologique lorsque le support qui porte l’information fait appel aux technologies de l’information : que celles-ci soient électronique, magnétique, optique, sans fil ou autres ou faisant appel à une combinaison de technologies.18 Évidemment, les deux composantes du document se retrouvent aussi dans le document technologique. Néanmoins, à l’égard de ce dernier, la notion de support réfère à deux sous-notions, soit le support physique lui-même et la technologie qu’il emploie. Comme nous l’avons constaté précédemment19, le support physique est la composante matérielle qui porte l’information. Dans un contexte technologique, ce support fait appel aux technologies de l’information afin de porter l’information. À titre d’exemple, nous croyons que peuvent être considérés comme des supports faisant appel aux technologies de l’information les éléments suivants : – une disquette ; – un cédérom ; – un DVD ; – une carte mémoire ; – une clé USB ; – un disque dur ; – etc.20 Ils permettent tous de sauvegarder des documents faisant appel à différentes technologies de l’information comme par exemple : – des textes ou des fichiers en format PDF ou HTML ; 18. Voir par. 1(2) et art. 3 al. 4 de la Loi. Par ailleurs, malgré ce qu’énonce le tribunal dans la décision Stadacona, s.e.c./Papier White Birch c. KSH Solutions, 2010 QCCS 2054, un fichier informatique doit être considéré comme un document, de surcroît, technologique. 19. Supra, question 1 de la présente section. 20. Pour une plus grande liste d’exemples, voir : WIKIPEDIA, http://fr.wikipedia.org/ wiki/Cat%C3%A9gorie:Stockage_informatique. La preuve des documents technologiques 275 – des photographies en format BMP ou GIF ; – des documents en format DOC (Word) ou XLS (Excel) ; – des vidéos en format AVI ou MOV ; – etc.21 Un contrat conclu sur une feuille de papier ne pourrait donc pas, considérant qu’aucune technologie de l’information n’est employée pour délimiter et structurer l’information, être qualifié de document technologique. De ce fait, la technologie réfère donc : aux savoirs théoriques et pratiques de nature scientifique dans le domaine de la préparation, de la circulation et de la conservation de l’information.22 Au meilleur de notre compréhension, il nous apparaît que la notion de « technologie », telle qu’utilisée dans la Loi, ne devrait pas être opposée à celle de « format » que l’on y trouve aussi23. Si cette dernière nous paraît devoir être vue comme un sous-ensemble de la première, dans le cadre de l’analyse qui est faite par après, les deux notions semblent pouvoir être utilisées indifféremment. En effet, le format peut se définir comme une : structure définie de données contenues sur un support magnétique ou autre, établie selon des règles qui régissent le stockage, l’affichage, la manipulation, l’impression ou la transmission de ces données.24 La technologie et le format réfèrent donc tous les deux aux éléments structurants qui assurent l’intelligibilité de l’information portée par un support technologique25. À ce jour, la jurisprudence a été confrontée à divers documents technologiques, bien que ces documents n’étaient généralement plus, au moment de leur dépôt en preuve, considérés comme des documents 21. Pour davantage d’exemples, voir WIKIPEDIA http://fr.wikipedia.org/wiki/Liste _d%27extensions_de_fichiers. 22. MINISTÈRE DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX, Glossaire, disponible à http://www.msg.gouv.qc.ca/fr/enligne/loi_ti/glossaire/g157.asp. 23. Voir les art. 10, 17 et 65 de la Loi. 24. GRAND DICTIONNAIRE TERMINOLOGIQUE, http://www.granddictionnaire. com/BTML/FRA/r_Motclef/index1024_1.asp. 25. MINISTÈRE DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX, Glossaire, disponible à http://www.msg.gouv.qc.ca/gel/loi_ti/glossaire/g065.asp. 276 Les Cahiers de propriété intellectuelle technologiques26, mais plutôt comme des documents puisqu’ils avaient été transférés sur un support papier. Un courrier électronique27, un agenda électronique28 et une page Internet29, lorsqu’ils sont portés par un support faisant appel aux technologies de l’information, sont considérés comme des documents technologiques. Toutefois, lorsqu’un tel document technologique aura fait l’objet d’un transfert vers un support ne faisant pas appel aux technologies de l’information, et que le document résultant du transfert sera déposé en preuve, celui-ci devra plutôt être considéré comme un document, et non comme un document technologique. Ainsi, bien que le tribunal ait reconnu que les pages Internet du site Web du ministère des Transports du Québec constituent des documents technologiques au sens de la Loi30, nous sommes d’avis que les transcriptions de celles-ci sur des feuilles de papier qui ont été déposées en preuve auraient plutôt dû être considérées comme des documents résultant du transfert de documents technologiques. Question 3 : La Loi s’applique-t-elle aussi au document sur support papier (télécopie, photocopie, etc.) ? La réponse n’est pas simple, car si certaines dispositions sont applicables à tous les types de support, qu’ils fassent appel ou non aux technologies de l’information, d’autres sont propres aux documents technologiques. Par exemple, les articles 2855 et 2874 C.c.Q., portant respectivement sur la preuve par un élément matériel et la déclaration extrajudiciaire31, établissent un régime distinct entre un document en général, peu importe son support, et le document technologique. Le premier exige systématiquement une preuve d’authenticité alors que le second, non. La Loi a donc prévu certaines règles distinctes selon les supports ; plus exactement, si un régime général a été construit, des exceptions existent aussi, et ce, sans que cela ne soit ni rare (le droit étant toujours régulé par des principes donnant lieu à des exceptions) ni contraire au principe de neutralité technologique, que nous verrons plus tard. 26. Citadelle, Cie d’assurance générale c. Montréal (Ville), 2005 CanLII 24709 (C. sup. Qué.). 27. Vandal c. Salvas, 2005 CanLII 40771 (C. Qué.) et Intercontinental Corporate Technology Services Ltd. c. Bombardier inc., 2008 CanLII 5086 (C. sup. Qué.). 28. Lefebvre Frères ltée c. Giraldeau, 2009 CAnLII 404 (C. sup. Qué.). 29. Bérubé c. Doncar Dionne Soter Mécanique., 2008 CanLII 2743 (Commission des lésions corporelles du Québec). 30. Cintech Agroalimentaire, division inspection inc. c. Thibaudeau, 2008 CanLII 6196 (C. Qué.). 31. Infra, partie 2. La preuve des documents technologiques 277 À titre d’exemple, une télécopie est donc susceptible d’être traitée au regard d’un régime distinct selon que celle-ci ait donné lieu à une transmission du document se retrouvant sur un support papier ou plutôt qu’elle demeure sur l’ordinateur de son destinataire à la suite de sa réception (document technologique). De la même manière, une photographie numérique, en dépit de la synonymie du terme, sera aussi traitée différemment au niveau de la preuve de celle qui apparaît sur un support « classique » papier. 2. Équivalence fonctionnelle L’équivalence fonctionnelle est l’un des principaux concepts de la Loi32. À l’égard d’un document, elle s’entend comme étant la possibilité pour un individu d’utiliser un même document faisant appel à son libre choix d’employer des supports différents pourvu qu’ils portent la même information, que leur intégrité soit assurée et qu’ils « respectent tous deux les règles de droit qui les régissent »33 : Afin d’atteindre les objectifs de cette nouvelle loi, il faut interpréter la volonté du législateur de manière à innover dans le choix des moyens à prendre pour se conformer à la règle de droit. (…) [Elle] montre bien l’intention du législateur de permettre le recours aux technologies de l’information dans la mesure où une technologie n’est pas strictement interdite par la loi.34 (Les italiques sont nôtres.] À titre d’exemple, qu’une carte d’embarquement pour un vol en avion soit transmise par courrier électronique sur le téléphone intelligent d’un passager, tel un Blackberry, ou qu’elle soit accessible sur le site Internet de la compagnie aérienne pour impression sur une feuille de papier, puisque l’information communiquée est la même, mais qu’elle est portée par un support différent, ces deux documents auront la même « valeur juridique », la même portée juridique, dès lors qu’ils remplissent tous deux les mêmes fonctions que le document est censé avoir. En pratique, dans cet exemple, ils peuvent en 32. Art. 1 de la Loi ; voir aussi : Loi type de la CNUDCI sur le commerce électronique, http://www.uncitral.org/uncitral/fr/uncitral_texts/electronic_commerce/ 1996Model.html 33. Art. 9 de la Loi. 34. Entreprises Robert Mazeroll c. Expertech - Batisseur de réseaux Inc., 2005 CanLII 131 (C. Qué.). 278 Les Cahiers de propriété intellectuelle effet être utilisés pour la même finalité, soit accéder à l’avion. Peu importe que le passager arrive à la porte d’embarquement avec sa carte d’embarquement imprimée sur une feuille de papier ou avec son Blackberry affichant sa carte d’embarquement, dans ces deux situations, ladite carte permettra d’accéder à l’avion et d’attendre le décollage en tout confort. Ce principe fut notamment employé par la Cour suprême du Canada dans la décision Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs35 pour interpréter la notion de clause externe au sens de l’article 1435 C.c.Q. dans le cadre d’un contrat sur support électronique : […] L’accès à la clause sur support électronique ne doit pas être plus difficile que l’accès à son équivalent sur support papier. Cet énoncé découle tant de l’interprétation de l’art. 1435 C.c.Q. que du principe d’équivalence fonctionnelle qui sous-tend la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information. Il ressort de la preuve au dossier que le consommateur peut accéder directement à la page du site Internet de Dell où figure la clause d’arbitrage en cliquant sur l’hyperlien en surbrillance intitulé « Conditions de vente » (ou « Terms and Conditions of Sale » dans la version anglaise de ce site). Ce lien est reproduit à chaque page à laquelle le consommateur accède. Dès que le consommateur active le lien, la page contenant les conditions de vente, dont la clause d’arbitrage, apparaît sur son écran. En ce sens, cette clause n’est pas plus difficile d’accès pour le consommateur que si on lui avait remis une copie papier de l’ensemble du contrat comportant des conditions de vente inscrites à l’endos de la première page du document.36 (Les italiques sont nôtres.] La notion d’équivalence fonctionnelle permet ainsi l’interchangeabilité des supports et des technologies qui les portent, et ce, en leur offrant de conserver la « même valeur juridique »37. Il en résulte donc que tout individu dispose d’une liberté de choix quant au support du document qu’il souhaite utiliser, sous réserve des règles de droit applicables. Par ailleurs, il importe de rappeler qu’en vertu de l’article 29 al. 1 de la Loi, l’on ne peut exiger de quelqu’un qu’il se procure un support ou une technologie spécifique pour transmettre ou recevoir un document, et ce, à moins que la loi ou une convention 35. Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs, [2007] 2 R.C.S. 801. 36. Id., voir le par. 5. 37. MINISTÈRE DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX, Glossaire, disponible à http://www.msg.gouv.qc.ca/gel/loi_ti/glossaire/g129.asp. La preuve des documents technologiques 279 le prévoit expressément. De même, nul n’est tenu d’accepter, conformément à l’article 29 al. 2 de la Loi, de recevoir un document sur un autre support que le papier ou au moyen d’une technologie dont il ne dispose pas. Sans que cela ne soit expressément noté dans la décision Mont-Royal (Ville) c. Saleh38, le juge en est venu à la conclusion que le témoin ne pouvait pas utiliser son ordinateur et, le cas échéant, le « print-out » du contenu de ses notes afin de rafraîchir sa mémoire, en comparant les fonctions d’une technologie par rapport à une autre ; en appliquant une approche fonctionnelle. En effet, que l’une des parties ne puisse prendre connaissance de ses notes en utilisant directement un logiciel de traitement de texte disponible sur son ordinateur ou qu’il ne puisse le faire en utilisant plutôt une copie de celles-ci imprimées sur une feuille de papier, dans les deux cas, ces documents ont été considérés comme des équivalents fonctionnels où l’on considère que le témoin ne pourrait, par leur utilisation, produire un témoignage contemporain et intègre dans le cadre du procès39. 3. Neutralité technologique Bien que la neutralité technologique ne soit pas explicitement prévue dans la Loi, elle constitue aussi l’un des fondements importants des nouvelles dispositions sur la preuve. En premier lieu, il y est fait une référence expresse dans le titre même de la Section 6 du Code civil du Québec qui traite des documents technologiques : « Des supports de l’écrit et de la neutralité technologique ». En second lieu, la neutralité technologique constitue un principe que l’on ne peut dissocier de l’équivalence fonctionnelle des documents que nous venons de présenter. 38. Mont-Royal (Ville) c. Saleh, 2009 CanLII 2914 (Tribunal administratif du Québec). 39. À ce sujet, le juge écrit aux par. 45 et 46 : « […] la transcription de l’enregistrement de l’audience du 20 novembre 2008 correspondant au témoignage de monsieur Saleh, confirme la non-contemporanéité et non-intégrité des notes que ce dernier a compilées dans son ordinateur, plus particulièrement aux pages 213 à 215 lorsqu’il répond à des questions spécifiques sur le sujet de la part du procureur de la partie expropriante. Il confirme, en effet, avoir ajouté, touché, ajusté, amendé et complété ses notes en fonction de documents consultés et des témoignages entendus lors de l’audience. Quelle est la valeur probante de ces notes … tout en précisant ici que l’intégrité du témoin lui-même n’est aucunement en cause. Le Tribunal est donc d’avis que le témoin Saleh, pour les raisons précisées ci-devant conformément à la loi s’appliquant ainsi qu’à la doctrine et la jurisprudence sur le sujet, ne peut utiliser ni son ordinateur ni le « print-out » ou contenu de ce dernier en regard des notes compilées aux fins de la présente cause. ». 280 Les Cahiers de propriété intellectuelle En dépit de quelques critiques notamment quant à l’imprécision qui est associée à cette notion40, il est possible d’identifier deux grandes tendances dans la manière de percevoir ce concept41. Une première est de croire que les technologies de l’information et le papier se valent et disposent des mêmes attributs. Cette croyance n’est d’ailleurs peut-être pas étrangère aux propos tenus par la Cour suprême dans la décision Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs qui affirme l’élément suivant : Certains aspects des documents informatiques sont régis par la loi. En effet, devant le nombre croissant d’actes juridiques conclus par Internet, le législateur québécois est intervenu et a énoncé des règles relatives à ce nouvel environnement. Ainsi, la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information, L.R.Q. c. C- 1.1., prévoit qu’un document a la même valeur juridique, qu’il soit sur support papier ou technologique (art. 5). Un contrat peut donc être conclu aussi bien en utilisant un support électronique qu’un support papier, par exemple en remplissant un formulaire sur une page Internet […]42 [Les italiques sont nôtres.] En toute déférence, l’esprit de la Loi, tout comme sa lettre à l’article 5, semble davantage considérer qu’un document sur support papier ou sur un support technologique dispose d’une même « valeur juridique » dès lors qu’il « respecte par ailleurs les mêmes règles de droit »43. Une règle de droit qui en matière de preuve semble directement associée à la notion d’intégrité44. Aussi, il nous semble plus juste de définir la neutralité technologique conformément à une seconde vision, moins ambitieuse, selon laquelle ce principe correspond davantage à un désintéressement du cadre technologique par le législateur45 ; il s’agirait donc d’un 40. GAUTRAIS (Vincent), « La couleur du consentement électronique », (2003), 16-1 Cahiers de propriété intellectuelle 61-130. ; REED (Chris), « Taking Sides on Technology Neutrality », (2007) 4:3 SCRIPTed 263, 269, disponible à http://www. law.ed.ac.uk/ahrc/script-ed/vol4-3/reed.asp ; KOOPS (Bert-Jaap), « Should ICT Regulation be Technology-Neutral » in KOOPS (Bert-Jaap) (Dir.), Starting Points for ICT Regulation: deconstructing prevalent policy one-liners, (The Hague: TMC Asser Press, 2006), p. 77 ; BENNETT-MOSES (Lyria), « Recurring Dilemmas: The Law’s Race to Keep Up With Technological Change », (2007) UNSW Law Research Paper No. 2007-21, p. 4, disponible à l’adresse http://ssrn.com/abstract=979861. 41. Voir GAUTRAIS, préc., note 40. 42. Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs, préc., note 35. 43. Art. 5 al. 2 de la Loi. 44. Art. 5 in fine de la Loi. 45. MINISTÈRE DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX, Glossaire, disponible à http://www.msg.gouv.qc.ca/gel/loi_ti/glossaire/g109.asp. Le glossaire prévoit en La preuve des documents technologiques 281 principe de rédaction législative. En d’autres mots, sous réserve que la loi n’exige l’emploi exclusif d’un support46 ou d’une technologie spécifique, et dans la mesure où ce choix respecte les règles de droit, toute personne peut utiliser le support ou la technologie de son choix pour créer un document et en assurer son intégrité47. Cette neutralité encourage donc l’utilisation de tout support ou toute technologie qui respecte les règles de droit. Un document pourrait ainsi faire autant appel à un support papier qu’à un support technologique. De plus, un même support pourrait faire appel à plusieurs technologies. À titre d’exemple et en l’absence de dispositions plus précises, un formulaire pourrait remplir les mêmes fonctions quel que soit le support de l’information utilisé, une feuille de papier, un cédérom ou une clé USB, dans un format PDF ou TXT par exemple. 1. RÈGLE DE LA MEILLEURE PREUVE ET NOTIONS SOUS-JACENTES D’inspiration de Common Law48, ce principe est peu à peu devenu une « règle de prudence pour les juges et les plaideurs »49. Une souplesse qui fut reprise dans le Code civil du Québec où, même si le principe est énoncé à l’article 2860, les exceptions sont nombreuses, 46. 47. 48. 49. effet : « Caractéristique d’une loi qui énonce les droits et les obligations des personnes de façon générique, sans égard aux moyens technologiques par lesquels s’accomplissent les activités visées. La loi est désintéressée du cadre technologique spécifique mis en place. La loi ne spécifie pas la technologie qui doit être installée pour la réalisation et le maintien de l’intégrité des documents et l’établissement d’un lien avec un document. De plus, elle n’avantage pas l’utilisation d’une technologie au détriment d’une autre ». Pour le papier : Loi sur la protection du consommateur (L.R.Q. c. P-40.1) aux art. 25, 54.4, 54.7, 54.8 et Loi sur les sociétés par actions, projet de loi nº 63 (sanctionné – 4 décembre 2009), 1ère sess., 39e légis. (Qc), art. 61, 467, 475, 479, 485. Art. 2 de la Loi. La doctrine s’accorde en effet sur l’idée que ce principe provient majoritairement de l’ordonnance de Carleton du 25 février 1777 qui substitua, en matières commerciales, les règles de preuve anglaises aux règles françaises en vigueur jusqu’alors. D’après l’article 7 de cette ordonnance : « Pour établir la preuve des faits, en matières commerciales, l’on aura recours, dans toutes les cours de juridiction civile dans la province du Québec, aux règles régissant la preuve prescrites par les lois anglaises ». Cité dans Arthur Georges DOUGHTY, Documents concernant l’histoire constitutionnelle du Canada (1759-1791), t. 1, (Ottawa : Archives canadiennes, 1911), p. 447. NADEAU (André) et al., La preuve en matières civiles et commerciales, (Montréal : Wilson & Lafleur, 1965), nº 349, p. 103. 282 Les Cahiers de propriété intellectuelle notamment pour les documents technologiques avec l’article 89 par. 4 du Code de procédure civile50. Néanmoins, il importe d’examiner comment ce principe né et directement inspiré par un support technologique précis51, le papier, va se concevoir sous un autre. Il s’agit donc bien d’un travail de « raccommodage »52 : s’assurer que l’original puisse désormais devenir technologique. C’est ce que nous verrons en premier lieu avec ce concept clé, soit l’original, tel qu’énoncé aux articles 12 et 16 de la Loi. En deuxième lieu, il s’agira de proposer un éclairage sur la distinction qui est proposée entre les notions de copie et celle de transfert, respectivement aux articles 15 et 17 de la Loi (et repris à l’article 2841 C.c.Q.). Enfin, nous examinerons l’hypothèse prévue dans la Loi où il est possible de certifier une copie afin de densifier son utilisation en preuve. 1.1 Original Si l’original « origine » du support papier, le développement du commerce électronique se devait de permettre que cette exigence formelle puisse également être réalisée dans un environnement technologique. L’approche utilisée dans la Loi répond à la même méthode d’équivalence fonctionnelle53 utilisée pour l’écrit et la signature. L’article 12 opère une distinction précise des fonctions pour lesquelles l’original est exigé. Il est en effet prévu que l’original est susceptible de remplir trois fonctions distinctes : Un document technologique peut remplir les fonctions d’un original. À cette fin, son intégrité doit être assurée et, lorsque l’une de ces fonctions est d’établir que le document : 1º est la source première d’une reproduction, les composantes du document source doivent être conservées de sorte qu’elles puissent servir de référence ultérieurement ; 2º présente un caractère unique, les composantes du document ou de son support sont structurées au moyen d’un procédé de traitement qui permet d’affirmer le caractère unique du document, notamment par l’inclusion d’une composante exclusive 50. Cette disposition, avant la Loi, a clairement établi un régime dérogatoire aux « Inscriptions informatisées ». Cette mesure a été, avec l’entrée en vigueur de la Loi, répétée aux documents technologiques. 51. Mais qui ne fait pas appel aux technologies de l’information. 52. GAUTRAIS (Vincent), Le contrat électronique international, (Bruxelles : Bruylant, 2002), p. 110. 53. Supra, section sur l’équivalence fonctionnelle de l’avant-propos. La preuve des documents technologiques 283 ou distinctive ou par l’exclusion de toute forme de reproduction du document ; 3º est la forme première d’un document relié à une personne, les composantes du document ou de son support sont structurées au moyen d’un procédé de traitement qui permet à la fois d’affirmer le caractère unique du document, d’identifier la personne auquel le document est relié et de maintenir ce lien au cours de tout le cycle de vie du document. » [Les italiques sont nôtres.] Un juge qui doit évaluer le respect de la condition d’un original doit donc au préalable tenter d’identifier pourquoi, pour quelle fonction, cette condition formelle est exigée. La première hypothèse, sans doute la plus fréquente, est celle où l’original est la « source première d’un document ». C’est assurément la finalité que l’on retrouve sous l’article 2860 C.c.Q. qui est à la base de la règle de la meilleure preuve. En effet, si l’on considère qu’un original doit être produit, c’est qu’il y a des a priori négatifs quant à l’altération rendue possible lors d’une reproduction. La « source première » est donc valorisée et préférée, sous réserve des multiples exceptions. Dans un tel cas, il existe donc une double condition pour satisfaire cette exigence formelle : le document, pour valoir original doit être intègre et doit être conservé de manière à « servir de référence ultérieurement ». De ce fait, nous croyons qu’une « liste de transactions quotidiennement envoyée à une banque, qui vient en fait d’un registre informatique auquel le témoin ne peut accéder par le terminal de la banque »54, constitue un document technologique pouvant remplir les fonctions d’un original au sens du 1er paragraphe de l’article 12 de la Loi. De même, dans Stefanovic c. ING Assurances55, les entrées informatiques apparaissant aux pages 4 à 14 du fichier informatique d’ING56 pourraient aussi constituer un document technologique remplissant les fonctions d’un original. Toutefois, dans ces deux cas, ce n’est pas un document technologique qui fut déposé en preuve, mais plutôt des documents sur support papier résultant du transfert de ces documents technologiques. La deuxième fonction qu’un original est susceptible de remplir est celle de l’unicité prévue au 2e paragraphe de l’article 12 de la Loi. Il est possible de donner à cette fonction, moins commune que 54. R. c. Ladouceur, 2003 CanLII 14163 (C. Qué.). 55. Stefanovic c. ING Assurances, 2007 CanLII 10363 (C. Qué.). 56. Id., par. 53 à 63. 284 Les Cahiers de propriété intellectuelle la première, l’exemple du connaissement maritime qui autorise son détenteur à prendre possession des marchandises dans le port d’arrivée57. Il est également possible de donner l’exemple du chèque. En pareils cas, la Loi dispose qu’outre le caractère intègre du document, ce dernier doit disposer d’une composante technologique permettant d’assurer cette condition d’unicité. La Loi n’en dit pas plus, neutralité technologique oblige. Toutefois, cette composante servant à réaliser ces documents pourra s’appuyer sur des standards ou normes techniques approuvés par un organisme reconnu visé à l’article 68 de la Loi. À charge entre autres pour le Comité pour l’harmonisation des systèmes et des normes58 de proposer des technologies qui pourraient satisfaire cette exigence59. Enfin, la dernière fonction qui a été identifiée au 3e paragraphe de l’article 12 de la Loi est celle où l’original cumule les deux fonctions précédentes (source première et unicité) en plus de faire un lien avec une personne. Là encore, nous pouvons illustrer ce dernier alinéa par un contrat signé ou un testament qui peut devoir être fait par un écrit original et signé60. L’article 12 a tenté d’appliquer rigoureusement le principe d’équivalence fonctionnelle61. Une application passablement plus précise des autres textes de loi équivalents qui ne s’arrêtent généra- 57. LE BAYON (Alain), Dictionnaire de droit maritime, (Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2004). 58. Art. 63 et suiv. de la Loi. Voir aussi : MINISTÈRE DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX, Foire aux questions, disponible à http://www.msg.gouv.qc.ca/gel/ loi_ti/faq/normes.asp#83. 59. Id. 60. Voir les articles 716 et suivants, 726 et 727 C.c.Q pour les trois formes possibles de testament. Le testament notarié ne peut être fait technologiquement, faute de règlement d’application de la Loi du notariat. Pour le testament olographe, la condition de l’original, bien que non expressément requise, semble nécessaire dans la mesure où l’on mentionne la nécessité d’un document « entièrement » écrit et signé par le testateur. En revanche, là encore, il ne peut se faire technologiquement dans la mesure où l’on ne peut utiliser un « moyen technique ». Enfin, pour le testament devant témoins, il peut quant à lui être rédigé par un « moyen technique », mais le testateur et les témoins doivent parapher chaque page (article 728 al. 1 C.c.Q.). Cela dit, les deux dernières formes de testament pourraient néanmoins être reconnues même si elles utilisent un support technologique sur la base de l’article 714 C.c.Q. qui dispose : « Le testament olographe ou devant témoins qui ne satisfait pas pleinement aux conditions requises par sa forme vaut néanmoins s’il y satisfait pour l’essentiel et s’il contient de façon certaine et non équivoque les dernières volontés du défunt. ». 61. Par ailleurs, en vertu de l’article 14 de la Loi, il importe de préciser qu’au plan de la forme, un ou plusieurs procédés peuvent être utilisés pour remplir les fonctions prévues à l’article 12. Ceux-ci doivent toutefois faire appel aux caractéristiques du support qui porte l’information. La preuve des documents technologiques 285 lement qu’à la seule première fonction que l’original est susceptible d’avoir62. 1.2 Distinction de copie et de transfert La copie se définit par l’original dont elle provient et, comme lui, est une notion directement inspirée du support papier. Il est possible et désormais utile de la circonscrire comme la : [r]eproduction d’un document source qui en conserve l’information et la forme.63 Ainsi, outre la reproduction du contenu informationnel que toute reproduction se doit d’avoir, en ce qui concerne la copie, la forme, soit l’agencement de l’information, semble également devoir être identique au document source. Mais cette situation doit être mise en perspective avec une autre opération de « reproduction » différente, nommée transfert. Cette dernière, selon notre compréhension, consiste à confectionner un document qui en fin de compte pourra remplacer le document source. D’une part, la copie implique la multiplication de l’information sur un même support ou avec une même technologie (document source et document(s) copié(s)), alors que le transfert vise à remplacer le document source qui pourra alors être détruit, soit de déplacer l’information d’un support à un autre en faisant appel à une technologie différente64. D’autre part, alors que la copie entend être fidèle quant à l’information et à la forme, le transfert est beaucoup plus attaché à l’information, et semble autoriser des modifications de forme65. Nous y reviendrons. Dans la décision Lefebvre Frères c. Giraldeau66, il s’agissait de savoir si l’on pouvait recevoir en preuve un agenda électronique, rédigé plus de 10 ans auparavant et qui avait donné lieu à une impression (transfert) sur un support papier. Il ne fait aucun doute que le document en cause implique un écrit technologique au sens du Code civil du Québec et de la Loi. Ce qui est plus problématique, 62. Voir par exemple l’article 9 al. 4 de la Convention des Nations Unies sur l’utilisation de communications électroniques dans les contrats internationaux de 2005. http:// www.uncitral.org/uncitral/fr/uncitral_texts/electronic_commerce/2005Convention. htm. 63. MINISTÈRE DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX, Glossaire, disponible à http://www.msg.gouv.qc.ca/gel/loi_ti/glossaire/g035.asp. 64. Id., http://www.msg.gouv.qc.ca/gel/loi_ti/glossaire/g161.asp. 65. Id., http://www.msg.gouv.qc.ca/gel/loi_ti/glossaire/g161.asp. 66. Lefebvre Frères ltée c. Giraldeau¸ 2009 QCCS 404 (C. sup. Qué.). 286 Les Cahiers de propriété intellectuelle et sur quoi le juge ne donne pas de réponse franche, est de savoir si cet écrit doit être traité comme une copie ou comme un document résultant du transfert au regard des articles 17 et suivants de la Loi. Dans le premier cas, il s’agit de vérifier que, conformément à l’article 15 de la Loi : (…) le procédé employé (pour réaliser la copie) doit présenter des garanties suffisamment sérieuses pour établir le fait qu’elle comporte la même information que le document source. (…) [Les italiques sont nôtres.] Dans le second cas, il faut s’assurer que le document résultant du transfert comporte la même information que le document source et que son intégrité est assurée. Pour ce faire, le transfert pourrait être documenté conformément à l’article 17 al. 2 de la Loi. La documentation du transfert s’avère importante, car à défaut de la détenir, le document résultant du transfert n’aura pas la même force probante que le document source. Dans ce cas, et sous réserve des règles de preuve applicables, une partie pourrait s’objecter au dépôt en preuve d’un tel document transféré. Dans Lefebvre Frères c. Giraldeau, sur ce point, il est sûr, au regard des faits, qu’aucune documentation n’a été élaborée. Pourtant, le juge admet de facto en preuve l’impression sur support papier de l’agenda électronique, sans aucune preuve, ni mention de la documentation. Bien que le juge cite l’article 17 de la Loi dans la liste des articles applicables, nous ne pouvons déterminer au regard de cette décision quel régime s’applique dans cette hypothèse. Par conséquent, nous croyons qu’il importe de chercher des éléments de distinction entre les deux, ce à quoi ce jugement, en associant les deux concepts, n’est pas parvenu67. D’où l’intérêt de les examiner. La copie est le corollaire de l’original. Ces notions sont techniquement reliées au support papier pour lequel la Loi a fort justement apporté un statut par le biais d’une fiction. Si la notion d’original bénéficie d’une description assez précise, celle de copie est passablement plus vague, car principalement associée au seul critère de « garanties suffisamment sérieuses »68, ce qui a donné lieu à peu d’interprétation jurisprudentielle69. Néanmoins, l’article 2841 al. 1 C.c.Q. considère 67. Id., note 66, par. 83 : « De la preuve examinée et entendue, le Tribunal est satisfait que les copies de relevés d’agendas électroniques produits sous la pièce D-27 sont complètes et reflètent fidèlement le contenu desdits agendas sur support électronique. Leur transfert sur papier reflète de façon adéquate les informations qui y ont été insérées. ». [Nos italiques]. 68. Art. 15 de la Loi. 69. Di Marco c. Bradford, 2003 CanLII 7414 (C. Qué.), voir notamment le par. 19. La preuve des documents technologiques 287 qu’une copie implique une duplication de l’information sur un même support, ou sur un support qui fait appel à une même technologie en affirmant : La reproduction d’un document peut être faite soit par l’obtention d’une copie sur un même support ou sur un support qui ne fait pas appel à une technologie différente, soit par le transfert de l’information que porte le document vers un support faisant appel à une technologie différente. [Les italiques sont nôtres.] Pour être plus précis, nous distinguerons donc deux hypothèses concernant la notion de copie. En premier lieu, une copie peut impliquer qu’aucun changement de support ne soit constitué. En d’autres mots, la nature du support restera la même. Concrètement, il s’agit par exemple de la situation où un écrit original sur support papier est photocopié sur une autre feuille de papier, la reproduction étant comme son nom l’indique une « copie » au regard de l’article 2841 C.c.Q. Cette hypothèse est assez simple encore une fois dans la mesure où la copie est initialement une notion directement liée au support papier. Mais cette disposition permet aussi de transposer la copie à un environnement uniquement technologique et il est possible d’envisager une situation courante même en jurisprudence70, où un fichier par exemple en format PDF ou XLS (Excel) serait reproduit sur un même support, tel le même disque dur d’un ordinateur ou une autre clé USB semblable. Par ailleurs, la sauvegarde d’une photographie en format JPEG dans un autre répertoire d’un cédérom constitue elle aussi une copie. Implicitement, cette première hypothèse nécessite donc une technologie qui n’est pas différente de celle du document source. Ainsi, voici des exemples qui peuvent être considérés comme des copies selon la première hypothèse de l’article 2841 C.c.Q. : – le texte d’une feuille de papier est photocopié sur une autre feuille de papier ; – un fichier en format PDF enregistré sur le disque dur d’un ordinateur est reproduit et enregistré sur le même disque dur de l’ordinateur ; – un fichier en format XLS (Excel) enregistré sur une clé USB est reproduit et enregistré sur une autre clé USB semblable ; 70. Par exemple Bouchard c. Société industrielle de décolletage et d’outillage (SIDO) ltée, préc., note 14. 288 Les Cahiers de propriété intellectuelle – un fichier en format JPEG enregistré sur un cédérom est reproduit et enregistré sur le même cédérom. En second lieu, la copie peut être faite sur un « autre » support qui « ne fait pas appel à une technologie différente ». Cette seconde hypothèse constitue assurément la situation la plus courante en pratique. Cette précision réfère au fait qu’une distinction existe entre le « support » qui supporte l’information et la « technologie » qui permet notamment de la lire (logiciel, langage, etc.)71. Prenons l’exemple d’un fichier en format PDF qui, plutôt que d’être copié sur un même support, tel que par exemple un même disque dur, l’est sur un autre support comme une clé USB. Le document en cause garde intacte sa technologie (le format PDF) et par conséquent sa forme ainsi que son apparence, mais est passé sur un support distinct de celui du document source. Bien que le support soit différent, puisque celui-ci ne fait pas appel à une technologie différente, il en résulte une copie au sens de l’article 2841 C.c.Q. Par ailleurs, la transmission par courrier électronique d’une photographie en format JPG vers une boîte de courriers électroniques, GMail ou Hotmail par exemple, constitue elle aussi une copie. Implicitement, cette seconde hypothèse nécessite la même technologie, mais un nouveau support. Voici des exemples qui peuvent être considérés comme des copies selon la seconde hypothèse de l’article 2841 C.c.Q. : – un fichier en format PDF enregistré sur le disque dur d’un ordinateur portable est reproduit et enregistré sur une clé USB ; – un fichier en format JPEG enregistré sur le disque dur d’un ordinateur est reproduit et transmis en pièce jointe d’un courrier électronique vers une boîte de courriers électroniques Gmail. Enfin, rappelons que dans les situations où il y aura lieu d’établir que le document constitue une copie, celle-ci devra, sur le plan de la forme, respecter les exigences de l’article 15 al. 3 de la Loi. Le transfert, quant à lui, est une opération qui permet d’associer une « valeur juridique » à un document lors du passage d’un support à un autre ou d’une technologie à une autre, dès lors que cette opération est documentée. Cette opération se distingue donc bien de celle de copie que nous venons de voir. Tout comme pour la copie, il existe donc deux hypothèses qu’il importe de distinguer au sein de la notion de transfert. 71. Supra, avant-propos. La preuve des documents technologiques 289 En premier lieu, un transfert peut impliquer qu’aucun changement de support ne soit constitué, mais que la technologie diffère. À titre d’exemple, il s’agit de la situation où une personne désire « transformer » un document de format DOC (Word) en format PDF afin de le conserver sur le disque dur de son ordinateur ou de « transformer » une vidéo de format AVI en format MPEG afin de la conserver sur une clé USB. Implicitement, cette première hypothèse nécessite donc une technologie différente de celle du document source tout en conservant le support original. C’est notamment un tel transfert qui est à l’origine de la décision Stadacona, s.e.c./Papier White Birch c. KSH Solutions. En second lieu, le transfert peut impliquer un nouveau support de même qu’une nouvelle technologie. C’est par exemple l’hypothèse de notre fichier en format DOC (Word) qui, plutôt que d’être copié sur un même support, tel le disque dur d’un autre ordinateur, est « transformé » en format PDF et enregistré sur une clé USB. De même, l’enregistrement sur une clé USB en format PDF d’une page Internet constitue un transfert, tout comme l’impression d’un courrier électronique sur une feuille de papier. Voici des exemples qui peuvent être considérés comme des transferts selon l’article 2841 C.c.Q. : – un fichier en format DOC (Word) est imprimé sur une feuille de papier ; – le texte d’une feuille de papier est numérisé et sauvegardé dans un fichier en format PDF sur le disque dur d’un ordinateur ; – un fichier en format DOC (Word) enregistré sur le disque dur d’un ordinateur est transformé en format PDF et enregistré sur le même disque dur de l’ordinateur ; – un fichier en format DOC (Word) enregistré sur le disque dur d’un ordinateur est transformé en format PDF et enregistré sur une clé USB ; – un fichier en format HTML (Page Internet)72 disponible via le fureteur d’un ordinateur est sauvegardé en format PDF et enregistré sur une clé USB ; – un courrier électronique73 reçu via une boîte de courriers électroniques Hotmail est imprimé sur une feuille de papier. 72. Cintech Agroalimentaire, division inspection inc. c. Thibaudeau, préc., note 30. 73. Vandal c. Salvas, préc., note 27. 290 Les Cahiers de propriété intellectuelle À l’égard du transfert, l’article 17 al. 2 de la Loi énonce que : (…) réserve de l’article 20, pour que le document source puisse être détruit et remplacé par le document qui résulte du transfert tout en conservant sa valeur juridique, le transfert doit être documenté de sorte qu’il puisse être démontré, au besoin, que le document résultant du transfert comporte la même information que le document source et que son intégrité est assurée. [Les italiques sont nôtres.] À la lecture de cet alinéa, il appert que la documentation afférente au transfert ne devrait être créée que dans les cas où il est dans l’objectif de détruire le document source. Dans un tel contexte, la documentation afférente au transfert devrait être conforme aux exigences de l’article 17 de la Loi. Tout particulièrement, elle pourra être jointe, directement ou par référence, soit au document résultant du transfert, soit à ses éléments structurants ou à son support, et devra comprendre au minimum conformément à l’article 17 al. 3 de la Loi : (…) la mention du format d’origine du document dont l’information fait l’objet du transfert, du procédé de transfert utilisé ainsi que des garanties qu’il est censé offrir, selon les indications fournies avec le produit, quant à la préservation de l’intégrité, tant du document devant être transféré, s’il n’est pas détruit, que du document résultant du transfert. Ainsi, une telle documentation, bien que fortement à conseiller, ne semble toutefois pas être obligatoire. Dans cette situation, la documentation permettra de démontrer aisément la « valeur juridique » du document résultant du transfert et légalement en tenir lieu74. En effet, dans les cas où il n’est pas prévu de détruire le document source75, s’il n’existe aucune documentation afférente au transfert, il sera toujours possible, advenant une contestation portant sur l’intégrité du document résultant du transfert, qu’une partie requière le dépôt en preuve du document source. Dans un tel cas, étant donné que ce document sera l’original ou une copie certifiée de celui-ci, la documentation ne s’avérera plus nécessaire. Toutefois, dans les situations où le document source aura été détruit et qu’il n’existera aucune documentation eu égard au transfert de celui-ci, nous croyons que le tribunal disposera toujours d’une certaine latitude pour juger 74. Art. 2841 C.c.Q. 75. Un tel constat est soutenu par l’article 2841 al. 2 C.c.Q. qui précise que « le document résultant du transfert de l’information, s’il est documenté, peu[t] légalement tenir lieu du document reproduit. » [Nos italiques]. La preuve des documents technologiques 291 de la pertinence et de l’intégrité d’une preuve. Cela fut notamment le cas dans la décision Lefebvre Frères c. Giraldeau76. En résumé et à titre d’exemple, prenons le cas où un contrat sur support papier aurait été conclu entre deux parties. L’une d’elles, la personne « A », numérise le document en format PDF (ce qui constitue un transfert au regard de l’article 2841 C.c.Q.) et le communique par courrier électronique, en pièce jointe, à la personne « B ». Le document reçu en format PDF par cette dernière constitue alors une copie de celui envoyé par la personne « A ». Si la personne « B » désire de nouveau reproduire le document, la qualification risque alors d’être différente selon la manière employée. D’une part, la reproduction peut être envisagée comme une copie si, par exemple, le document numérique est archivé dans le même format dans l’ordinateur de la personne « B » ou même sur un autre support (autre ordinateur, disque dur externe, clé USB, etc.). D’autre part, la reproduction peut être considérée comme un transfert si le document est, par exemple, conservé avec une technologie distincte (comme par exemple si le fichier en format PDF est transformé en format JPEG (image) ou HTML (texte)). Au-delà de la présente tentative d’expliquer plus avant, et concrètement, les éléments de distinction qui sont proposés dans la Loi, il importe aussi de rechercher la justification d’une telle opposition entre les notions de « copie » et « transfert ». En d’autres mots, quelle est la « rationalité » qui justifie une distinction entre ces deux concepts ? Selon nous, la raison d’être de cette distinction est que la reproduction d’un document technologique présente plus de variétés que celle des documents sur support papier. Généralement, la reproduction d’un support papier sera une copie où l’information et la forme seront forcément les mêmes pour que la copie puisse valoir en preuve (respect du critère de l’intégrité). La photocopie par exemple, même quand elle est de piètre qualité, représente identiquement l’information, mais aussi la forme du document source. Or, c’est différent pour les documents technologiques. En effet, il est possible de reproduire technologiquement une copie avec une information et une forme identiques, mais il est possible aussi de « transférer » l’information dans une forme distincte. Aussi, du fait de cette perte quant au format, il semble opportun qu’il faille la compenser par l’obligation de documentation. En effet, à la perte d’« [e]ncrage » avec la matière physique que le support papier présente, il importait d’associer un 76. Lefebvre Frères ltée c. Giraldeau, préc., note 66, par. 83. 292 Les Cahiers de propriété intellectuelle élément extérieur qui puisse faire état du caractère en bien des cas processuel que le document technologique présente77. « Paper contract is an act; electronic contract is a process »78. 1.3 Copie certifiée À cet égard, et au-delà de la distinction entre les notions de copie et transfert, il importe de souligner que les deux notions ne s’opposent pas. En effet, il est notamment prévu aux articles 2841 al. 2 et 3 et 2842 al. 2 C.c.Q. qu’une copie puisse être certifiée, processus qui à certains égards n’est pas si différent de la notion de documentation : Art. 2841 al. 2 : (…) Lorsqu’ils reproduisent un document original ou un document technologique qui remplit cette fonction aux termes de l’article 12 de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information, la copie, si elle est certifiée, et le document résultant du transfert de l’information, s’il est documenté, peuvent légalement tenir lieu du document reproduit. La certification est faite, dans le cas d’un document en la possession de l’État, d’une personne morale, d’une société ou d’une association, par une personne en autorité ou responsable de la conservation du document. Art. 2842 : La copie certifiée est appuyée, au besoin, d’une déclaration établissant les circonstances et la date de la reproduction, le fait que la copie porte la même information que le document reproduit et l’indication des moyens utilisés pour assurer l’intégrité de la copie. Cette déclaration est faite par la personne responsable de la reproduction ou qui l’a effectuée. (…). En effet, qu’est-ce que cette procédure de certification si ce n’est une certaine forme de documentation ? On peut ainsi imaginer qu’une copie sera certifiée par le seul fait de voir une personne en autorité, identifiée comme telle dans une entreprise ou à l’intérieur d’un ministère ou organisme, et ce, au regard d’un processus qui semble dégager une certaine crédibilité. Sur la base de la neutralité technologique, la Loi ne pouvait aller plus loin dans la précision. 77. GAUTRAIS, préc., note 52, p. 96. 78. KATSH (Ethan), Law in a digital world, (New York: Oxford University Press, 1995), p. 129. La preuve des documents technologiques 293 Au-delà de cette exigence relative à la personne responsable de la certification, il est également prévu certains critères qui viennent préciser la manière dont celle-ci doit s’opérer. Deux articles sont en l’occurrence applicables. En premier lieu, l’article 2842 al. 2 C.c.Q. précité réfère à une possible déclaration, que l’on peut imaginer venir de la personne responsable, qui viendrait étayer la qualité de la copie quant aux « circonstances » et à la « date » de ladite copie. Ce premier critère attaché à cette exigence de déclaration est surtout « organisationnel ». En second lieu, l’on doit envisager la certification de la copie au regard de l’article 2860 al. 3 C.c.Q. qui mentionne explicitement l’article 16 de la Loi79. Un article qui réfère davantage ici à une solution technologique de « procédé de comparaison ». Sans être impératifs, ces deux critères de satisfaction de la certification de la copie semblent être présentés dans la lettre de la Loi et du Code civil du Québec comme des solutions possibles pour s’assurer de la qualité de la copie. Il importe aussi d’ajouter que, contrairement à ce qui a déjà été vu dans certaines jurisprudences80 et selon une analyse littérale de l’article 2841 al. 2 C.c.Q., si la certification d’une copie n’est pas faite selon une procédure précisément et impérativement prescrite par la Loi, le fait même de certifier une copie pourrait ne pas être considéré comme étant obligatoire. Ceci est d’autant plus vrai que le Code civil du Québec dispose de la souplesse requise, et notamment dans l’hypothèse courante de l’application de la règle de la meilleure preuve de l’article 2860 al. 2 C.c.Q., où la preuve de la copie peut se faire par tous moyens. Enfin, dernière précision, le terme de certification ne doit pas être compris comme faisant référence aux articles 47 et suivants de la Loi qui traitent davantage de certification numérique81. La copie certifiée est plutôt considérée comme un synonyme de la copie vidimée (copie certifiée conforme) qui renforce la preuve tant de l’intégrité que de l’auteur du document en cause82. 79. Art. 16 de la Loi : « Lorsque la copie d’un document doit être certifiée, cette exigence peut être satisfaite à l’égard d’un document technologique au moyen d’un procédé de comparaison permettant de reconnaître que l’information de la copie est identique à celle du document source. ». 80. Voir par exemple Intercontinental Corporate Technology Services Ltd. c. Bombardier inc., préc., note 27. Dans cette décision, le juge énonce clairement que la certification est obligatoire. 81. MINISTÈRE DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX, Loi annotée par sujets, disponible à http://www.msg.gouv.qc.ca/gel/loi_ti/sujets/certification.asp et MINISTÈRE DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX, Glossaire, disponible à http:// www.msg.gouv.qc.ca/gel/loi_ti/glossaire/g020.asp. 82. Id., http://www.msg.gouv.qc.ca/gel/loi_ti/glossaire/g034.asp. 294 2. Les Cahiers de propriété intellectuelle MOYENS DE PREUVE ET DOCUMENTS TECHNOLOGIQUES Le Code civil du Québec prévoit cinq différentes formes de moyens de preuve à l’article 2811. Nous nous permettons de faire un choix en traitant seulement de l’acte sous seing privé et des autres écrits83 en ce qui a trait aux écrits. Ensuite, et toujours sur la base des quelques interprétations jurisprudentielles eu égard aux documents technologiques, nous discuterons de l’élément matériel et du témoignage. 2.1 Acte sous seing privé technologique L’acte sous seing privé est celui qui constate un acte juridique et porte la signature des parties84. Aucune autre formalité n’est exigée à l’égard de cet acte. On pourra donc le qualifier de document technologique au sens de la Loi lorsqu’il sera porté par un support faisant appel aux technologies de l’information. L’admissibilité en preuve d’un acte sous seing privé porté par un support technologique ou résultant d’un transfert s’est vu modifier par la Loi. Bien qu’aucune décision concernant l’admissibilité en preuve d’un tel acte n’ait été, à notre connaissance, répertoriée depuis l’entrée en vigueur de la Loi, il importe d’analyser la façon de procéder pour admettre en preuve un tel acte. Cette question, quoique importante, ne doit pas dans le cadre de l’admissibilité en preuve laisser de côté la notion d’intégrité sur laquelle la Loi se fonde et celle de signature. Également, il importera de discuter des modalités de contestation qui sont désormais offertes. 2.1.1 Admissibilité en preuve Qu’il soit technologique ou non, tout acte sous seing privé déposé en preuve se doit de respecter les règles de droit applicables. De ce fait, la partie qui entend invoquer un tel acte doit en faire la preuve puisqu’elle incombe en effet à celui qui prétend (actor incumbit probatio)85. 83. Ce choix éditorial est grandement motivé par la jurisprudence qui au Québec n’a donné lieu, au meilleur de notre connaissance, à aucun cas relatif aux copies des lois et aux actes semi-authentiques. Également, les actes authentiques requièrent une intervention réglementaire telle que prévue selon la Loi sur le notariat (L.R.Q. c. N-3). 84. Art. 2826 C.c.Q. 85. Art. 2811 et 2828 C.c.Q. La preuve des documents technologiques 295 Une fois prouvé, l’acte sous seing privé fera preuve de l’acte juridique qu’il renferme et des déclarations des parties qui s’y rapportent directement. Ainsi, à l’égard d’un contrat intervenu entre deux personnes, soit A et B, si la personne « A » oppose à la personne « B » le contrat qu’elles ont signé, celui-ci fera preuve, sous réserve d’être contesté de la manière prévue au Code de procédure civile, de l’acte juridique qu’il renferme et des déclarations des parties qui s’y rapportent directement86. L’article 2860 C.c.Q. énonce la règle de la production d’un acte juridique constaté dans un écrit ou du contenu d’un écrit. Il se lit comme suit : L’acte juridique constaté dans un écrit ou le contenu d’un écrit doit être prouvé par la production de l’original ou d’une copie qui légalement en tient lieu. Toutefois, lorsqu’une partie ne peut, malgré sa bonne foi et sa diligence, produire l’original de l’écrit ou la copie qui légalement en tient lieu, la preuve peut être faite par tous moyens. À l’égard d’un document technologique, la fonction d’original est remplie par un document qui répond aux exigences de l’article 12 de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information et celle de copie qui en tient lieu, par la copie d’un document certifié qui satisfait aux exigences de l’article 16 de cette loi. [Les italiques sont nôtres.] Conformément à l’article 2860 al. 1 C.c.Q., un acte sous seing privé se doit d’être prouvé par la production de l’original ou d’une copie qui légalement en tient lieu. En pratique, une partie pourrait ainsi produire : – un document technologique remplissant l’une des trois fonctions qu’un original peut avoir en vertu de l’article 12 de la Loi ; – un document technologique qui constitue une copie certifiée87 de l’acte sous seing privé technologique ; – un document technologique ou non résultant du transfert de l’acte sous seing privé. En analysant la jurisprudence portant sur la Loi, il nous a été possible de constater qu’il y a, à notre connaissance, peu de décisions 86. Art. 2829 C.c.Q. 87. Art. 2841, 2842 et 2860 C.c.Q. 296 Les Cahiers de propriété intellectuelle portant sur l’admissibilité en preuve d’un écrit technologique. Dans les faits, force est d’admettre que les décisions qui étudient cette question portent non pas sur des écrits technologiques, mais plutôt sur des écrits technologiques ayant fait l’objet d’un transfert sur un support papier, et ce, que l’écrit technologique (document source) soit détruit ou non88. Par conséquent, ce n’est non pas l’écrit technologique qui est généralement déposé en preuve, mais plutôt un document sur support papier résultant du transfert d’un document source qualifié d’écrit technologique. Dans un tel cas, nous ne sommes donc plus confrontés à un document technologique, mais plutôt à un document89. Soulignons enfin que l’article 2860 al. 2 C.c.Q. prévoit que lorsqu’une partie ne pourra, malgré sa bonne foi et sa diligence, produire l’original de l’écrit ou la copie qui légalement en tient lieu, que celle-ci soit un document technologique ou non, la preuve pourra ainsi être faite par tous moyens. Il va sans dire, tout comme pour la latitude dont le tribunal dispose pour juger de la pertinence et de l’intégrité d’une preuve90, cette exception pourra sûrement être utile pour une partie dans les situations où, à l’égard d’un document technologique, elle ne serait pas en mesure de satisfaire aux exigences afférentes à la production en preuve d’un acte sous seing privé technologique. 2.1.1.1 Intégrité La partie qui souhaite déposer un acte sous seing privé afin que celui-ci soit reconnu comme un original ou une copie certifiée doit démontrer, outre le fait que le document émane réellement de son auteur, c’est-à-dire de la personne qui y a apposé sa signature, que son intégrité est assurée91. En pratique, et c’est souvent le cas, une telle démonstration peut se faire par la reconnaissance du document par le témoignage du signataire de l’acte. 88. Cintech Agroalimentaire, division inspection inc. c. Thibaudeau, préc., note 30. 89. Supra, questions 1 et 2 de la section sur le document technologique de l’avantpropos. 90. Supra, section sur le document technologique de l’avant-propos et Lefebvre Frères ltée c. Giraldeau, préc., note 66. 91. Art. 2838 C.c.Q. ; GAUTRAIS (Vincent), « Le contrat électronique au regard de la Loi relative à l’encadrement des technologies de l’information », dans GAUTRAIS (Vincent) (Dir.), Le droit du commerce électronique, (Montréal : Thémis, 2002), p. 3-56 ; DUCHARME (Léo), Précis de la preuve, 6e éd., Coll. Bleue, (Montréal : Wilson et Lafleur, 2005). La preuve des documents technologiques 297 Bien que les articles 2839 al. 1 C.c.Q.92 et 6 de la Loi93 définissent l’intégrité d’un document, nous croyons qu’une telle preuve de l’intégrité d’un document, bien qu’obligatoire à détenir, n’aurait pas à être présentée au tribunal lorsqu’un témoin peut confirmer que c’est bel et bien le document qu’il a signé. Toutefois, une telle preuve pourrait néanmoins être utilisée advenant l’impossibilité, pour une quelconque raison, d’obtenir une reconnaissance du document par un témoin. L’intégrité est l’état d’une chose qui est demeurée intacte94. Ainsi, un document, technologique ou non, sera intègre si l’information qu’il contient n’a pas été modifiée depuis sa création95, qu’elle est maintenue dans son intégralité et que son support lui procure la stabilité et la pérennité voulue96. Il en est de même pour l’acte sous seing privé établi sur un support faisant appel aux technologies de l’information97, tel un contrat signé par les parties et sauvegardé en format PDF sur un disque dur. Dès lors, un contrat conclu en format PDF ou sur une feuille de papier ne serait plus intègre si l’une des parties avait, à l’insu de l’autre, et dans le but d’en changer le sens, modifié certaines clauses une fois le contrat signé98. L’intégrité, lorsqu’elle est maintenue pendant tout son cycle de vie, et sous réserve que le document respecte les règles de droit qui lui sont applicables99, permet à un document d’acquérir une « valeur juridique ». Cette notion de « valeur juridique » n’est pas un 92. 93. 94. 95. 96. 97. 98. 99. Art. 2839 al. 1 C.c.Q. : « L’intégrité d’un document est assurée, lorsqu’il est possible de vérifier que l’information n’en est pas altérée et qu’elle est maintenue dans son intégralité, et que le support qui porte cette information lui procure la stabilité et la pérennité voulue. ». Supra, note 3, art. 6 : « L’intégrité du document est assurée, lorsqu’il est possible de vérifier que l’information n’en est pas altérée et qu’elle est maintenue dans son intégralité, et que le support qui porte cette information lui procure la stabilité et la pérennité voulue. L’intégrité du document doit être maintenue au cours de son cycle de vie, soit depuis sa création, en passant par son transfert, sa consultation et sa transmission, jusqu’à sa conservation, y compris son archivage ou sa destruction. Dans l’appréciation de l’intégrité, il est tenu compte, notamment des mesures de sécurité prises pour protéger le document au cours de son cycle de vie. ». MINISTÈRE DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX, Glossaire, disponible à http://www.msg.gouv.qc.ca/gel/loi_ti/glossaire/g084.asp. De même que maintenue durant le cycle de vie du document. Art. 6 de la Loi. Art. 2838 C.c.Q. ROYER (Jean-Claude), La preuve civile, 4e édition, (Cowansville : Blais, 2008), p. 231. MINISTÈRE DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX, Loi annotée par sujets, disponible à http://www.msg.gouv.qc.ca/gel/loi_ti/sujets/cycle.asp. 298 Les Cahiers de propriété intellectuelle terme usuel dans le Code civil du Québec et est précisée en vertu de l’article 5 al. 1 de la Loi comme suit : La valeur juridique d’un document, notamment le fait qu’il puisse produire des effets juridiques et être admis en preuve, n’est ni augmentée ni diminuée pour la seule raison qu’un support ou une technologie spécifique a été choisi.100 Le document technologique pourra ainsi servir aux mêmes fins et produire les mêmes effets juridiques que le document sur support papier, et ce, dans les situations où il respecte les règles de droit qui lui sont applicables101. Dans les faits, le respect de la condition d’intégrité est le constat que le document auquel nous sommes confrontés porte la même information depuis sa création. À cet égard, lorsque nécessaire, une telle preuve d’intégrité pourra notamment se faire par le témoignage de la personne tenue de conserver intègre ledit document ou la démonstration des mesures de sécurité mises en place pour protéger le document au cours de son cycle de vie102. Il va sans dire qu’il s’avère complexe d’exposer des exemples pratiques à cet égard puisque jusqu’à maintenant, nous n’avons répertorié aucune jurisprudence démontrant une telle preuve d’intégrité. Par ailleurs, nous croyons que, dépendamment du support utilisé et de la technologie employée, de même que des règles de sécurité applicables, l’intégrité pourra ainsi être protégée par des moyens ou procédés appropriés au support du document. De ce fait, chaque situation pourrait être considérée comme un cas unique103. Notons à titre de comparaison, comme vu précédemment, que l’intégrité est aussi précisée pour les notions de copie et de transfert. Ainsi, à l’égard des copies certifiées et des documents résultant du transfert, l’intégrité pourra notamment être démontrée par une comparaison de ceux-ci, c’est-à-dire du document source avec, selon le cas, la copie ou le document résultant du transfert. Également, en ce qui a trait aux « simples » copies, c’est-à-dire celles non certifiées, leur intégrité sera sujette au procédé employé 100. 101. 102. 103. MINISTÈRE DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX, Glossaire, disponible à http://www.msg.gouv.qc.ca/gel/loi_ti/glossaire/g165.asp. Art. 9 de la Loi. Par. 6(3) de la Loi. Il convient de souligner que le comité pour l’harmonisation des systèmes et des normes pourra élaborer des guides de pratiques sur les mesures de sécurité et les mesures de gestion adéquates pour assurer l’intégrité d’un document technologique au cours de tout son cycle de vie. Voir art. 64 et s. de la Loi. La preuve des documents technologiques 299 afin de réaliser ladite copie et, conformément à l’article 15 de la Loi, devra présenter des garanties suffisamment sérieuses pour établir le fait qu’elle comporte la même information que le document source. Enfin, et contrairement à certaines décisions104 et à certains auteurs105 qui laissent croire que l’article 7 de la Loi106 crée une présomption d’intégrité d’un document technologique, nous sommes plutôt d’avis que cet article exempte seulement la partie désireuse de déposer en preuve un document technologique de démontrer que le support du document employé ou que la technologie utilisée assure l’intégrité de l’information portée par le support technologique107 : Il n’y a pas lieu de prouver que le support du document ou que les procédés, systèmes ou technologies utilisés pour communiquer au moyen d’un document permettent d’assurer son intégrité, à moins que celui qui conteste l’admission du document n’établisse, par prépondérance de preuve, qu’il y a eu atteinte à l’intégrité du document. [Les italiques sont nôtres.] En d’autres mots, l’admissibilité en preuve d’un acte sous seing privé technologique sera sujette à la démonstration de l’intégrité de l’information qu’il porte et non pas, à ce stade-ci, à la démonstration que le support utilisé et les technologies employées permettent d’assurer l’intégrité du document. Une telle preuve sera toutefois nécessaire si la partie adverse démontre une atteinte à l’intégrité du document, et ce, afin de justifier que l’information est intègre compte tenu de son support utilisé et de la technologie employée. L’article 7 de la Loi constitue donc une exemption de preuve visant à faciliter l’usage des technologies de l’information lors de la présentation d’un document technologique en preuve. En aucun cas l’article 7 ne saurait constituer une présomption d’intégrité à l’égard d’un document technologique. Il incombe donc à la partie qui souhaite 104. 105. 106. 107. Voir notamment Montréal (Ville) c. Bolduc, 2009 CanLII 30774 (Cour municipale de Montréal) ; Vandal c. Salvas, préc., note 27 ; Stefanovic c. ING Assurances, préc., note 55 ; Citadelle, Cie d’assurance générale c. Montréal (Ville), préc., note 26. La toute récente décision Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Compagnie d’arrimage de Québec ltée, 2010 QCCQ 942 (C. Qué.) prévoit en effet, ce qui ne nous apparaît pas, en toute déférence, juste : « 120] Les inscriptions informatisées et les factures sont donc recevables en preuve, sans avoir à prouver leur intégrité (art. 2840 C.c.Q.) à moins que la partie adverse n’établisse qu’il y aurait eu atteinte à leur intégrité ». FABIEN, préc., note 2. Voir aussi l’article 2840 C.c.Q. qui énonce le même principe. GAUTRAIS, préc., note 91. 300 Les Cahiers de propriété intellectuelle déposer un document en preuve de démontrer l’intégrité du document, sous réserve de l’article 89 par. 4 du C.p.c.108. En pratique, une telle justification de l’intégrité devra se faire au moment du dépôt en preuve du document technologique. Ainsi, une requête déposée au stade préliminaire visant à accéder à tous les ordinateurs d’une tierce partie (afin de valider l’intégrité des copies des fichiers électroniques) nous semble inopportune dans un contexte où le Code de procédure civile prévoit un tel mécanisme de contestation. À cet égard, la décision 2414-9098 Québec c. Pasargad Development109 souligne : S’il s’avère un jour que la preuve révèle qu’il y a eu dissimulation ou modification illégitime des fichiers fournis, il y aurait alors lieu de sanctionner le comportement de celui qui en serait responsable. Pour l’instant, demander que Pasargad paie ces frais est totalement injustifié, d’autant plus qu’elle ne peut nécessairement dicter à Bélec sa conduite. [Les italiques sont nôtres.] Dans cette décision, le fait que l’expert des demandeurs n’a pas été en mesure d’ouvrir lui-même l’ordinateur de la tierce partie et, de ce fait, de valider les fichiers reçus et leur intégrité, n’a pas été jugé comme problématique. Enfin, et considérant les diverses possibilités qu’offrent les technologies de l’information, notamment dans le cadre de la réalisation de copies ou de transferts de l’information portée par un support à un autre, il importe de noter que la Loi prévoit à l’article 10110 certaines hypothèses où des modifications, notamment de forme, ou que le seul fait qu’un document comporte de façon apparente ou 108. 109. 110. Infra, sous-section sur la contestation d’un écrit technologique selon l’article 89 C.p.c. de la section sur l’acte sous seing privé technologique de la présente partie. 2414-9098 Québec c. Pasargad Development Corporation, 2009 QCCS 3351 (C. sup. Qué.). Art. 10 de la Loi : « Le seul fait que des documents porteurs de la même information, mais sur des supports différents, présentent des différences en ce qui a trait à l’emmagasinage ou à la présentation de l’information ou le seul fait de comporter de façon apparente ou sous-jacente de l’information différente relativement au support ou à la sécurité de chacun des documents n’est pas considéré comme portant atteinte à l’intégrité du document. De même, ne sont pas considérées comme des atteintes à l’intégrité du document, les différences quant à la pagination du document, au caractère tangible ou intangible des pages, à leur format, à leur présentation recto ou verso, à leur accessibilité en tout ou en partie ou aux possibilités de repérage séquentiel ou thématique de l’information. ». La preuve des documents technologiques 301 sous-jacente de l’information différente relativement au support ou à sa sécurité, ne porteraient pas forcément atteinte à l’intégrité d’une copie ou d’un document résultant d’un transfert. De tels changements, dont par exemple la perte de certaines métadonnées111 lorsqu’elles concernent la sécurité d’un document, ne devraient donc pas, conformément à la Loi, constituer des atteintes à l’intégrité du document112. Par ailleurs, quant à tout autre changement apporté qui pourrait avoir une incidence sur l’intégrité, ils devront être effectués par la personne habilitée et selon les modalités de la Loi, soit l’article 21. C’est notamment de tels changements qui, à notre avis, ont été apportés aux documents technologiques déposés en preuve dans la décision Stadacona, s.e.c./Papier White Birch c. KSH Solutions. Bien qu’aucune documentation ne fut produite et que les documents sources à l’origine du transfert n’ont, selon notre compréhension, pas été détruits, nous croyons qu’en communiquant à la partie demanderesse les documents technologiques dans un format PDF, soit un format différent de celui d’origine, celle-ci ne pouvait examiner les effets qu’une modification à l’échéancier des travaux pouvait induire sur les autres éléments de l’échéancier. Dans le présent cas, où la partie défenderesse poursuivait la partie demanderesse en dommages résultant d’un retard dans l’exécution des travaux de modernisation, les modifications apportées à l’échéancier étaient un élément important de la preuve et l’accès aux documents technologiques dans leur format d’origine aurait dû, à notre avis, être autorisé par le tribunal113. En terminant, précisons que tout document dont le support ou la technologie ne permettent ni d’affirmer, ni de dénier que l’intégrité en est assurée, pourra, selon les circonstances, être admis à titre de témoignage ou d’élément matériel de preuve et servir de commencement de preuve comme prévu à l’article 2865 C.c.Q. Nous y reviendrons114. 111. 112. 113. 114. MINISTÈRE DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX, Glossaire, disponible à http://granddictionnaire.com/btml/fra/r_motclef/index1024_1.asp. Par ailleurs, l’article 11 de la Loi prévoit qu’en cas de divergence entre l’information de documents portée par des supports différents ou faisant appel à des technologies différentes et qui sont censés porter la même information, le document dont il est possible de vérifier que l’information n’a pas été altérée et qu’elle a été maintenue dans son intégralité a préséance sous réserve d’une preuve contraire. Stadacona, s.e.c./Papier White Birch c. KSH Solutions inc., préc., note 18. Par. 5(3) de la Loi. 302 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.1.1.2 Présomptions d’intégrité L’alinéa 4 de l’article 15 de la Loi crée une présomption d’intégrité à l’égard de toute copie effectuée par une entreprise115 ou l’État. Une telle présomption exempte donc un tiers de démontrer l’intégrité de la copie qu’il souhaite déposer en preuve à l’égard de l’entreprise ou de l’État. Une telle présomption est toutefois seulement applicable à la copie et non au document résultant du transfert. La Loi offre une seconde présomption à son article 33. Ainsi, toute personne jouit d’une présomption d’intégrité à l’égard de tout exemplaire ou copie d’un document d’une entreprise116 ou de l’État qu’elle génère à partir d’un système, y compris un logiciel, mis à sa disposition par l’un d’eux. Une telle présomption en faveur de la personne qui génère le document empêche donc une entreprise ou un État d’exiger qu’elle démontre l’intégrité de l’exemplaire ou de la copie. Dans les faits, une telle présomption s’avère intéressante puisqu’il peut être parfois difficile et complexe pour une personne de présenter une telle preuve. Dans de telles situations, le document devient admissible par son simple dépôt, sous réserve des règles applicables, et ce, sans la nécessité d’en démontrer l’intégrité. L’entreprise ou l’État pourrait toutefois toujours contester cette dernière. À titre d’exemple, nous sommes d’avis qu’une confirmation d’achat d’un produit générée à même le site Web du magasin Archambault ou des Rôtisseries St-Hubert, ou reçue par courrier électronique bénéficie d’une telle présomption, et ce, tout comme pour un avis généré par le site Web d’un ministère ou d’une municipalité confirmant l’accomplissement de certains actes dont le paiement d’une somme d’argent. Une telle présomption aurait aussi existé en faveur de Mme Thibaudeau si son employeur avait été le ministère des Transports du Québec. Dans la décision Cintech Agroalimentaire, division inspection inc. c. Thibaudeau117, cette dernière déposa en preuve les distances entre certaines villes du Québec, lesquelles provenaient du site Web du ministère des Transports, afin de justifier ses frais de déplacement. 115. 116. 117. Au sens de l’article 1525 al. 3 C.c.Q. Au sens de l’article 1525 al. 3 C.c.Q. Cintech Agroalimentaire, division inspection inc. c. Thibaudeau, préc., note 30. La preuve des documents technologiques 303 2.1.1.3 Signature Selon l’article 2827 C.c.Q., la signature : (…) consiste dans l’apposition qu’une personne fait à un acte de son nom ou d’une marque qui lui est personnelle et qu’elle utilise de façon courante, pour manifester son consentement. À l’égard d’un document technologique, la signature répond entre autres à deux fonctions fondamentales, soit l’identité du signataire et la manifestation de son consentement. Deux fonctions propres à la notion d’équivalence fonctionnelle que l’on retrouve d’ailleurs uniformément tant dans les autres droits nationaux118 que dans les documents internationaux119. Dans la décision Montréal (Ville) c. Bolduc120 de la Cour municipale de la Ville de Montréal, le tribunal devait déterminer si un constat d’infraction est valide par la seule apposition, par procédé électronique, des nom, prénom, numéro de matricule et numéro d’unité de l’agent de la paix en lettres moulées, alors qu’une signature est requise au regard du Règlement sur la forme des constats d’infraction121. Sans que l’on puisse en déduire une argumentation parfaitement claire, le tribunal répond par l’affirmative, admettant en preuve ledit constat dûment signé. Portée en appel devant la Cour supérieure122, le tribunal en vient de nouveau à la même conclusion, soit que l’apposition des nom, prénom, numéro matricule et numéro d’unité de l’agent de la paix constitue une signature, mais non pas sur la base de l’article 2827 C.c.Q., mais plutôt à la lumière de diverses définitions de la notion de « signature » provenant de nombreux dictionnaires consultés123. 118. 119. 120. 121. 122. 123. Notamment la Loi nº 2000-230 du 13 mars 2000 portant adaptation du droit de la preuve aux technologies de l’information et relative à la signature électronique, article 4 intégrant l’article 1316-4 du Code civil français. Ceci vaut aussi pour la plupart des lois provinciales du reste du Canada. Voir par exemple l’article 9 al. 3 de la Convention des Nations Unies sur l’utilisation de communications électroniques dans les contrats internationaux, préc., note 62. Montréal (Ville) c. Bolduc, préc., note 104. Règlement sur la forme des constats d’infraction (L.R.Q., c. C-25.1, r. 0.1.1). Montréal (Ville) c. Bolduc, 500-36-005161-099 (C. sup. Qué.) (08 février 2010). Par ailleurs, il importe de souligner qu’une requête pour permission d’appeler du jugement de la Cour supérieure a été accueillie le 19 avril 2010. Bolduc c. Montréal (Ville de), 2010 QCCA 755 (CanLII). Comme l’ont d’ailleurs déjà fait les juges de la Cour d’appel de l’Alberta dans la décision Leoppky c. Meston, 2008 ABQB 45. 304 Les Cahiers de propriété intellectuelle Indirectement, en énonçant que l’agent de la paix n’avait pas seulement apposé son nom au constat d’infraction, mais qu’il était « allé plus loin [en y] ajout[ant] des éléments qui font que sa signature est unique », dont l’ajout de son numéro de matricule et de son numéro d’unité, le tribunal a ainsi reconnu l’une des deux fonctions fondamentales, soit l’identité du signataire. Ces éléments ont ainsi permis de rendre distinctive la signature : (…) en ce qu’elle permet au défendeur d’individualiser, sans doute possible, l’agent qui a attesté les faits mentionnés au constat d’infraction. L’ajout du matricule et du numéro d’unité constitue le « code de validation » de sa signature. En effet, il n’y a qu’une personne qui peut, au SPVM, signer un document, Gagnon Pascal, matricule 1676, unité 429. [Les italiques sont nôtres.] Comme le souligne le tribunal, il importe de garder à l’esprit l’objet de la loi. Ainsi, la signature apposée au constat d’infraction est requise « afin de permettre au défendeur de s’assurer de l’identité de la personne qui lui décerne le constat d’infraction et qui a constaté les faits qui y sont relatés ». Elle démontre de ce fait la volonté (le consentement) de l’agent de la paix à délivrer ledit constat à la lumière des faits qu’il a constatés. Une telle signature respecte donc, d’après nous, l’article 39 al. 1 de la Loi. Cette décision contraste toutefois avec la décision Québec (Ville) c. Lortie124 de la Cour municipale de la Ville de Québec où, à l’égard de faits semblables, le tribunal est en venu à la conclusion que l’attestation prévue au constat ne comporte pas de signature puisque seulement le nom en lettres moulées et le matricule du policier apparaissent. Encore une fois, la réponse à donner à cette controverse jurisprudentielle pourrait être traitée au regard de l’équivalence fonctionnelle. En effet, une signature sert à identifier le signataire125 et à manifester son consentement comme l’indique l’article 2827 C.c.Q. Deux fonctions qui semblent dans ces deux décisions ne pas véritablement poser de problème, l’identité du policier et sa volonté de sanctionner le contrevenant étant pour le moins caractérisées. D’une part, quant à l’identité, elle n’est nullement contestée par l’automobiliste ; et si cette première fonction est forcément associée à un certain niveau de confiance, l’on peut dans un cas comme celui-ci 124. 125. Québec (Ville) c. Lortie, 2008 CanLII 26333 (Cour municipale de Montréal). Art. 39 al. 2 de la Loi. La preuve des documents technologiques 305 tenir compte du contexte général pour considérer que la simple apposition du nom dactylographié de l’agent de police suffise en pareilles circonstances. D’ailleurs, l’identité pourrait aisément être prouvée en faisant venir à la cour ce dernier. D’autre part, relativement à la manifestation de volonté, elle ne fait ici aucun doute non plus, la remise du document étant pour le moins non équivoque. Aussi, si la manifestation de volonté est souvent associée à un certain degré de formalisme – comme par exemple dans les hypothèses de contrats de consommation électroniques126 –, le degré de formalisme va dépendre du niveau de vulnérabilité du signataire qui s’engage. Or ici, ce dernier est un policier qu’il n’est nul besoin de protéger par une telle mesure. Au-delà de cette définition « fonctionnelle » que le Code civil du Québec propose, il est donc important d’interpréter le niveau de formalisme requis en se basant sur les circonstances et le contexte de l’exigence légale : Étant donné ma conclusion au sujet des exigences établies par le par. 742.6 (4), il n’est pas nécessaire de décider si le nom dactylographié du policier constitue une signature au sens de cette disposition. Je soulignerais tout simplement que, lorsque cette question se pose, il convient d’y répondre, d’une part, en tenant compte du contexte, et notamment de l’importance de l’attestation personnelle, et, d’autre part, en faisant preuve de la souplesse nécessaire pour permettre le recours à la technologie en constante évolution.127 Ce même constat fut sensiblement repris par la Cour supérieure dans la décision Montréal (Ville) c. Bolduc alors que le Tribunal énonce : Il ne faut également pas perdre de vue que le motif invoqué par l’appelant relève de la forme et que celle-ci doit s’incliner devant le fond comme le rappellent si bien les auteurs Lebel et Roy : « À l’instar du Code de procédure civile, le Code de procédure pénale fait l’objet d’une interprétation généreuse. Les tribunaux y font prévaloir la substance sur la forme, écartant ainsi le formalisme d’autrefois. » Accueillir l’appel ferait triompher la forme sur la substance alors que l’appelant n’a pas démontré que ce prétendu vice de forme lui cause un quelconque préjudice. Le Tribunal est d’avis 126. 127. Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs, préc., note 35. Montréal (Ville) c. Bolduc, préc., note 104. 306 Les Cahiers de propriété intellectuelle que le constat d’infraction émis à l’appelant est conforme à la lettre et à l’esprit de la Loi et du Règlement et que rappel doit être rejeté.128 [Les italiques sont nôtres.] 2.1.2 Contestation d’un écrit technologique selon l’article 89 C.p.c. Conformément aux articles 89 par. 1 et 4 C.p.c., toute contestation de la signature ou d’une partie importante d’un écrit sous seing privé, qu’il soit sur support technologique ou non, de même que toute contestation d’un document technologique fondée sur une atteinte à son intégrité doivent être expressément alléguées et appuyées d’un affidavit : 89. Doivent être expressément alléguées et appuyées d’un affidavit : 1º la contestation de la signature ou d’une partie importante d’un écrit sous seing privé, ou celle de l’accomplissement des formalités requises pour la validité d’un écrit ; (…) 4º la contestation d’un document technologique fondée sur une atteinte à son intégrité. Dans ce cas, l’affidavit doit énoncer de façon précise les faits et les motifs qui rendent probable l’atteinte à l’intégrité du document. À défaut de cet affidavit, les écrits sont tenus pour reconnus ou les formalités pour accomplies, selon le cas. [Les italiques sont nôtres.] Ainsi, comme le souligne le dernier paragraphe de l’article 89 C.p.c., le fait de ne pas produire un tel affidavit équivaut à une reconnaissance de l’écrit sous seing privé, incluant sa signature, ou de l’intégrité d’un document technologique. À l’égard de ce dernier, il va sans dire qu’ayant fait l’objet d’un transfert vers un support ne faisant pas appel aux technologies de l’information, telle une feuille de papier par exemple, il ne serait pas sujet à l’obligation d’avoir un tel affidavit afin de contester l’intégrité du document résultant du transfert. Toutefois, cet affidavit serait nécessaire si la contestation concerne la signature ou une partie importante d’un écrit sous seing privé conformément au 1er paragraphe. 128. Montréal (Ville) c. Bolduc, préc., note 122. La preuve des documents technologiques 307 L’omission de la part des parties en cause d’évoquer cette formalité procédurale est une cause constante d’admission des documents technologiques sans qu’aucune analyse ne soit faite à l’égard de l’intégrité de ces derniers, et ce, en faisant fi du principe général prévu à l’article 2860 al. 1 C.c.Q. selon lequel la preuve incombe à la partie qui prétend129. Jusqu’à maintenant, nous n’avons répertorié aucune décision traitant de la contestation d’une atteinte à l’intégrité d’un document technologique en vertu de l’article 89 par. 4 C.p.c.130. Toutefois, un tel affidavit aurait pu être nécessaire dans les décisions mettant en cause l’intégrité d’un document, si les documents que l’on souhaitait faire admettre en preuve avaient été qualifiés de documents technologiques131. Toutefois, malgré l’absence de décision à ce sujet, nous sommes d’avis qu’une fois un tel affidavit soumis, énonçant de façon précise les faits et motifs qui rendent probable l’atteinte à l’intégrité du document, la partie qui souhaite mettre en preuve un tel document technologique devrait, conformément à l’article 7 de la Loi132, prouver que le support du document ou que les procédés, systèmes ou technologies utilisés pour communiquer au moyen d’un document permettent d’assurer son intégrité. Une fois cette preuve établie, preuve qui, à notre avis, pourrait nécessiter un témoin expert à l’égard du support, des procédés, des systèmes ou des technologies utilisés, il reviendra au tribunal de juger de l’admission de la preuve quant à son intégrité selon la balance des probabilités. 2.2 Autre écrit technologique Cet écrit pour le moins courant dans la pratique des affaires, et introduit dans le Code civil du Québec sous les articles 2831 et suivants, l’est peut-être encore plus dans les nouveaux réseaux, l’information y circulant davantage, l’interaction étant passablement augmentée. 129. 130. 131. 132. Vandal c. Salvas, préc., note 27 et Intercontinental Corporate Technology Services c. Bombardier, préc., note 27. Dans les faits, les documents contestés étaient plutôt des documents sur support papier résultant d’un transfert à partir des documents technologiques (document source). Voir par exemple Vandal c. Salvas, préc., note 27. Art. 2840 C.c.Q. 308 Les Cahiers de propriété intellectuelle Ces articles réfèrent plus précisément à un écrit rapportant un acte et à celui faisant état d’un fait, respectivement aux articles 2831 et 2832 C.c.Q. 2.2.1 Autre écrit technologique constatant un acte Dans ce cas, au-delà des trois conditions constitutives, soit i) dans le cours des activités, ii) d’une entreprise, et iii) constatant un acte), il est à noter que l’article 2838 C.c.Q. ne requiert pas formellement le respect du critère de l’intégrité que l’on trouve ailleurs. En effet, la liste des écrits cités à cet article prend le soin de ne pas référer à ces seuls « autres écrits ». Cette omission se justifie sans doute par le fait que l’article 2835 C.c.Q. évoque un régime de liberté probatoire, celui qui l’invoque n’ayant qu’à faire la preuve de la seule origine, et ce, même si certains auteurs considèrent que cette condition est implicite en dépit du silence de l’article 2838 C.c.Q.133. Cela dit, ce régime à part que l’on consacre aux autres écrits ne veut évidemment pas dire qu’un document technologique ne puisse être un écrit instrumentaire134. 2.2.2 Autre écrit technologique constatant un fait Cette seconde catégorie d’autres écrits, également décrite comme « écrit non instrumentaire », est de la nature du témoignage135 même si elle entre aussi sous la juridiction de l’article 2832 C.c.Q. Il est souvent constaté que des documents technologiques constituent ce moyen de preuve, comme on peut le voir dans la jurisprudence136. La preuve des faits, à la différence des actes, fait l’objet d’une liberté probatoire comme énoncée à l’article 2857 C.c.Q. La rationalité derrière cette permissivité s’entend bien et laisse légitimement le soin au juge de décider de la pertinence de la preuve invoquée. Cette liberté est d’ailleurs souvent remarquée par la jurisprudence. C’est notamment le cas dans les décisions Vandal c. Salvas137 et Intercontinental Corporate Technology Services c. Bombardier138. Soit. En 133. 134. 135. 136. 137. 138. ROYER, préc., note 2, p. 285 et particulièrement la note 687. FABIEN, préc., note 2, p. 555. DUCHARME, préc., note 91. GMAC Location c. Cie mutuelle d’assurance Wawanesa, 2003 CanLII 39453 (C. Qué.) et Cintech Agroalimentaire, division inspection inc. c. Thibaudeau, préc., note 30. Vandal c. Salvas, préc., note 27. Intercontinental Corporate Technology Services c. Bombardier, préc., note 27, par. 44 et s. Notons que le juge reconnaît qu’un courrier électronique n’est pas ici un original, ce qui n’est pas systématique, mais qu’en l’espèce, cette exigence n’est La preuve des documents technologiques 309 revanche, « liberté de preuve ne veut pas dire absence de preuve »139. Aussi, importe-t-il d’avoir à l’esprit que certains supports technologiques sont d’une malléabilité telle que l’on doit parfois éveiller une suspicion tant sur leur intégrité (relative au contenu) que sur leur authenticité (relative à l’auteur). En la matière, un exemple jurisprudentiel qu’il nous paraît important de souligner est la décision Vandal c. Salvas140, où est en cause la preuve de quatre courriers électroniques prétendument adressés par l’une des parties à l’autre et qui montre bien la complexité de gérer juridiquement de tels documents. Si le fait que le juge ait rejeté à juste titre l’objection relative au fait que les courriers électroniques ne sont pas des originaux, ceux-ci ne retranscrivant pas des actes juridiques, mais des faits141, il n’en demeure pas moins que les courriers électroniques sont d’une « fragilité » probatoire qui ne peut qu’avoir une incidence directe sur leur force probante. Et toute personne connaissant un peu les ordinateurs sait combien il est simple d’adresser un courrier électronique à quelqu’un au nom de quelqu’un d’autre que soi. Cela dit, mentionnons que le juge justifie son point de vue au regard de différents moyens de preuve admissibles en l’espèce qui tournent autour de témoignages, de transferts de fonds et de quatre courriers électroniques. L’argument central est lié aux transferts d’argent répétés qui, bien qu’étant des actes juridiques, seraient couverts en terme d’admissibilité par le fait qu’ils soient corroborés par un commencement de preuve142. Au regard de l’article 2865 C.c.Q., il est d’abord établi que l’obligation de la preuve écrite peut être levée par « un écrit émanant de la partie adverse ». Mais, on se trouve ici dans une situation quelque peu circulaire où la preuve de l’intégrité des courriers électroniques semble être apportée par les courriers électroniques eux-mêmes, et ce, sans qu’aucune analyse de leur intégrité ne soit faite. Plus exactement, on peut se demander si la preuve de l’intégrité est requise, celle-ci semblant de mise uniquement dans une liste d’écrits prévue à 139. 140. 141. 142. pas requise puisque l’on est face à la preuve de faits. Lire plus particulièrement le par. 46. LECLERCQ (Pierre), « Évolutions et constantes du droit civil ou commercial de la preuve », dans Rapport de la Cour de cassation, La documentation française, 1991, p. 183. Vandal c. Salvas, préc., note 27. Id., par. 13. Id., par. 18. 310 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’article 2838 C.c.Q. et n’incluant pas les simples écrits143. Il faudrait minimalement être en mesure d’apporter un argument externe en faveur ou défaveur de leur admission. Ensuite, il est possible de procurer le commencement de preuve nécessaire à l’exemption de l’acte en utilisant, toujours selon l’article 2865 C.c.Q., le « témoignage de la partie adverse ». À ce sujet, il y a là encore une certaine circularité des preuves qui nous apparaît quelque peu troublante, le juge ayant considéré que les témoignages de la demanderesse (et de son père) constituaient des commencements de preuve, car ayant permis de montrer que les courriers électroniques avaient été adressés par M. Salvas144. Enfin, l’article 2865 C.c.Q. permet aussi la présentation d’un « élément matériel » à titre de commencement de preuve dans la mesure où la partie adverse n’a pas fait la preuve de l’occurrence de l’article 5 al. 3 de la Loi, c’est-à-dire de l’hypothèse où le support des quatre courriers électroniques ne permettait ni d’affirmer ni de dénier leur intégrité, ce qui manifestement était le cas en l’espèce. Ainsi, les courriers électroniques ont été considérés comme des éléments matériels, admissibles à titre de commencement de preuve145 ; une allégation qui ne nous apparaît pas totalement évidente. Relativement à la force probante, donc, le juge se limite à dire qu’elle n’a pas été contestée et qu’il n’y a donc pas lieu de la remettre en question146. 2.3 Élément matériel technologique De manière similaire au traitement du témoignage tel que prévu à l’article 2874 C.c.Q.147, la preuve d’un élément matériel utilisant un support technologique a donné lieu à l’article 2855 C.c.Q. à un changement législatif suite à l’adoption de la Loi : 143. 144. 145. 146. 147. Si effectivement les simples écrits ne sont pas dans la liste des documents qui requiert l’intégrité, il n’est pas facile de croire que cette exigence ne leur soit pas imposable. D’ailleurs, l’article 5 de la Loi considère l’intégrité comme nécessaire de manière générale. Vandal c. Salvas, préc., note 27, par. 18 : « [l]e Tribunal est d’avis qu’il apparaît clair que les quatre documents reçus en preuve (P-3) constituent un commencement de preuve au sens de l’article 2865 précité, puisque les témoignages de la demanderesse et de son père ont établi que ces messages électroniques avaient bel et bien été expédiés par le défendeur ». Id., par. 19 et 20. Vandal c. Salvas, préc., note 27, par. 23. Infra, section sur le témoignage technologique de la présente partie. La preuve des documents technologiques 311 La présentation d’un élément matériel, pour avoir force probante, doit au préalable faire l’objet d’une preuve distincte qui en établisse l’authenticité. Cependant, lorsque l’élément matériel est un document technologique au sens de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information, cette preuve d’authenticité n’est requise que dans le cas visé au troisième alinéa de l’article 5 de cette loi. [Les italiques sont nôtres.] Ainsi, il semble exister deux régimes différents selon la nature du support. Plus exactement, on considère que, dans l’hypothèse d’un document technologique, il n’est pas nécessaire d’apporter la preuve de son authenticité dès lors qu’une preuve quant à la qualité du support aura été présentée, soit le considérant comme permettant l’intégrité du document ou, au contraire, soit déterminant que celui-ci ne dispose pas de la qualité requise pour ce faire148. Dès lors, la preuve quant à la qualité du support n’est pas formellement requise, comme on a pu le voir à l’article 2840 C.c.Q. (reproduisant l’article 7 de la Loi)149. Mais si elle existe, elle permettra néanmoins de s’exonérer de celle de l’authenticité prévue aux articles 2855 et 2874 C.c.Q. La rationalité derrière cette disposition nous apparaît basée sur le fait qu’une partie qui apporterait des éclaircissements quant au support (élément indissociable sans lequel un document n’existe pas 150) justifierait en soi l’authenticité dudit document. Il n’en demeure pas moins que dans les décisions que nous avons pu analyser relativement à l’élément matériel, la plupart de celles-ci ne semblent pas considérer le tout de cette manière. Par exemple, cela ne semble pas avoir été compris de la sorte dans la décision Vandal c. Salvas151, où il est plutôt mentionné que la preuve de l’authenticité des courriers électroniques n’était pas requise152 dans la mesure où la preuve n’avait pas été faite que l’on était dans l’hypothèse prévue à l’article 5 al. 3 de la Loi. Pourtant, à la lecture des faits, le support 148. 149. 150. 151. 152. Voir l’article 5 al. 3 qui énonce que « Le document dont le support ou la technologie ne permettent ni d’affirmer, ni de dénier que l’intégrité en est assurée peut, selon les circonstances, être admis à titre de témoignage ou d’élément matériel de preuve et servir de commencement de preuve, comme prévu à l’article 2865 du Code civil. ». Supra, sous-section sur l’admissibilité en preuve de la section sur l’acte sous seing privé technologique de la présente partie. Comme cela apparaît dans la définition même du document à l’article 3 de la Loi. Vandal c. Salvas, préc., note 27. Id., par. 19 « En l’espèce, la preuve de l’authenticité des quatre documents technologiques n’est pas requise, puisque la preuve offerte n’a pas établi qu’il s’agissait d’un cas prévu au troisième alinéa de l’article 5 ». 312 Les Cahiers de propriété intellectuelle des courriers électroniques n’est aucunement traité ; l’authenticité aurait donc dû être requise. Les deux « régimes » basés sur des supports différents, papier versus technologique, technologiquement non neutres153, ne sont donc en fin de compte pas si différents que cela : dans les deux cas, la preuve de l’authenticité est requise. Nous considérons seulement avec cette disposition que si une preuve associée à la qualité du support est présentée par une partie, alors l’exigence de l’authenticité n’est plus requise. Par exemple, si pour prouver un élément matériel associé à un courrier électronique, nous parvenons à produire une documentation faisant état d’une gestion documentaire diligente, alors il ne nous est plus nécessaire de prouver en plus cette condition. Et pour cause, la documentation en question l’assurera déjà. Autre illustration, dans l’hypothèse où une partie utilise une infrastructure à clés publiques pour communiquer un document, la sécurité généralement associée à un tel procédé la dispense à juste titre de prouver l’authenticité prévue traditionnellement à l’article 2855 C.c.Q. L’article 5 al. 3 de la Loi a donné lieu à plusieurs citations par les tribunaux154 ; il fut en toute déférence passablement incompris. En fait, il importe de limiter sa portée et de bien montrer que, là encore, l’article en cause ne traite que du support et non du document dans son ensemble, conformément à l’article 2840 C.c.Q. (ou 7 de la Loi). D’ailleurs, et pour bien montrer que ces deux régimes ne sont pas si distincts l’un de l’autre, il peut être intéressant de citer la décision Bérubé c. Doncar Dionne Soter Mécanique155 rendue en 2008 par la Commission des lésions professionnelles. Certes, ce tribunal 153. 154. 155. Cette disposition est justement un exemple selon lequel si la neutralité technologique est un principe général, elle peut bien évidemment donner lieu à des exceptions législatives dès lors qu’une loi considère qu’il importe de faire une différence. Bastonnais c. Lemelin, 2007 CanLII 3283 (C. Qué.) ; Bérubé c. Doncar Dionne Soter Mécanique inc., préc., note 29 ; Bouchard c. Société industrielle de décolletage et d’outillage (SIDO) ltée, préc., note 14 ; Citadelle, Cie d’assurance générale c. Montréal (Ville), préc., note 26 ; Collège des médecins c. Feldman, 2008 CanLII 19576 (Comité de discipline du Collège des médecins du Québec) ; Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs, préc., note 35 ; Guilbault c. Pelletier, 2006 CanLII (C. sup. Qué.) ; Sabourin c. SSQ Société d’assurance-vie Inc., 2003 CanLII 35802 (C. Qué.) ; Tanguay c. Ordre des ingénieurs du Québec, 2006 CanLII 5296 (C. sup. Qué.), par. 26 : « L’admissibilité en preuve de même que la valeur probante d’inscriptions informatisées sont régies par certaines dispositions du Code civil du Québec, dont l’article 2874. En vertu de cette disposition, la preuve par le moyen d’un document technologique est autorisée et l’authenticité n’est requise que dans certains cas énoncés à l’article 5 de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information. » ; Vandal c. Salvas, préc., note 27. Bérubé c. Doncar Dionne Soter Mécanique, préc., note 29. La preuve des documents technologiques 313 administratif dispose d’un régime probatoire distinct156 de celui du Code civil du Québec qui lui permet de s’en dissocier même s’il s’en inspire très souvent. Cependant, il est rapidement fait référence à l’article 2855 C.c.Q. sans qu’une analyse véritable ne fut faite quant à l’application ou non de l’article 5 al. 3 de la Loi. Au regard des faits en cause, à savoir si la copie d’une vidéo pouvait être admissible en preuve relativement à un prétendu accident du travail, il nous semble que l’élément matériel était assurément un document technologique. Cette analyse peut sembler importante à faire du fait des deux régimes précités ; le juge ne le fait pas, mais propose plutôt un « combo » d’éléments qui, si la preuve n’était pas un document technologique, aurait sans aucun doute permis de respecter le critère de l’authenticité. En effet, il est fait mention de l’identité du technicien en informatique qui a fait la copie, de sa compétence et de sa crédibilité, des modalités et circonstances relatives à la confection du document, des raisons pour lesquelles l’enregistrement fut scindé en plusieurs fichiers157, etc., soit autant d’éléments généraux extérieurs au document à proprement parler. La rationalité de l’article 5 al. 3 se vérifie dans cette jurisprudence. 2.4 Témoignage technologique Tout comme les autres éléments de preuve (différents écrits, élément matériel), la question de la recevabilité en preuve d’un document technologique s’analyse surtout à travers le traitement des objections par les parties en cause. Plus souvent qu’autrement, le traitement de celles-ci par les juges est d’abord assez sommaire et en faveur de l’admissibilité en preuve. Parmi les exemples que l’on peut tirer de la jurisprudence, il y a en premier lieu la décision GMAC Location c. Cie mutuelle d’assurance Wawanesa158, où la recevabilité d’un questionnaire électronique retranscrivant des déclarations téléphoniques du plaignant a été très sommairement traitée. Le juge admet en preuve le document, sans argumentation aucune159 et sans 156. 157. 158. 159. Selon l’article 2 du Règlement sur la preuve et la procédure de la Commission des lésions professionnelles, 2000 G.O.Q. 2, 1627. Ce qui n’est aucunement un empêchement au respect du critère de l’intégrité au regard de l’article 4 de la Loi. GMAC Location c. Cie. mutuelle d’assurance Wawanesa, préc., note 136. Id., par. 9 : « Le Tribunal a permis cette preuve sous réserve et rejette l’objection. La pièce D-5 n’est pas partie du contrat mais bien un document technologique tel que défini aux articles 2837 et suivants du Code civil utilisé maintenant de façon courante dans toutes les activités économiques non seulement des assureurs mais des commerçants en général. ». 314 Les Cahiers de propriété intellectuelle même qualifier le document d’« écrit non instrumentaire »160. Une qualification d’écrit non instrumentaire a en revanche été clairement identifiée dans la décision Cintech Agroalimentaire, division inspection inc. c. Thibaudeau161, où le juge devait considérer la recevabilité en preuve d’une page Internet d’un site gouvernemental faisant état des distances entre différentes villes du Québec. L’article 2874 C.c.Q. est l’un des articles qui méritent attention. Aussi, importe-t-il de le citer : Art. 2874 C.c.Q. : « La déclaration qui a été enregistrée sur ruban magnétique ou par une autre technique d’enregistrement à laquelle on peut se fier, peut être prouvée par ce moyen, à la condition qu’une preuve distincte en établisse l’authenticité. Cependant, lorsque l’enregistrement est un document technologique au sens de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information, cette preuve d’authenticité n’est requise que dans le cas visé au troisième alinéa de l’article 5 de cette loi. Parfois critiqué par la doctrine162, l’article est composé de deux propositions qui pourraient laisser croire à un risque de chevauchements entre support magnétique et « autre » d’un côté et support technologique de l’autre. Ceci est d’autant plus vrai que d’abord l’article 1 al. 2 de la Loi évoque clairement le support magnétique dans une énumération non exhaustive de supports qui semblent tous être technologiques163, comme d’ailleurs la Loi prend le soin de l’expliciter164. Le support magnétique se retrouve donc dans les deux cas. En fait, la distinction entre ces deux cas nous apparaît pouvoir être explicitée ainsi : la première est de l’ancien droit datant de 1994 ; 160. 161. 162. 163. 164. FABIEN, préc., note 2, p. 559 : « Le Tribunal a permis cette preuve sous réserve et rejette l’objection. La pièce D-5 n’est pas partie du contrat mais bien un document technologique tel que défini aux articles 2837 et suivants du Code civil utilisé maintenant de façon courante dans toutes les activités économiques non seulement des assureurs mais des commerçants en général. ». Cintech Agroalimentaire, division inspection inc. c. Thibaudeau, préc., note 30. C. FABIEN, préc., note 2, p. 557 ; LAFONTAINE, préc., note 2. Art. 1 al. 2 de la Loi : « La présente loi a pour objet d’assurer : la cohérence des règles de droit et leur application aux communications effectuées au moyen de documents qui sont sur des supports faisant appel aux technologies de l’information, qu’elles soient électronique, magnétique, optique, sans fil ou autres ou faisant appel à une combinaison de technologies ». Voir l’article 3 al. 3 de la Loi qui est sans équivoque à cet égard : « Les documents sur des supports faisant appel aux technologies de l’information visées au paragraphe 2º de l’article 1 sont qualifiés dans la présente loi de documents technologiques. ». La preuve des documents technologiques 315 la seconde a été introduite en 2001 avec la Loi. La première réfère à une volonté législative permissive selon laquelle la preuve d’un témoignage implique une preuve de l’authenticité, le support magnétique servant d’illustration. La seconde omettant de corriger cette erreur, se situe davantage dans la dichotomie précédente entre document « physique » d’un côté et « technologique » de l’autre. Cela dit, et parce qu’il faut bien donner une réponse, il nous apparaît néanmoins que le témoignage sur un support magnétique devrait être traité sous la seconde proposition dans la mesure où, d’une part, la disposition de la Loi est plus récente et, d’autre part, plus précise en terme de gestion des technologies, cette dernière étant précisément dédiée à la cohérence du traitement des différents supports. Mais au-delà de ce doute introduit par la Loi, et tout comme relativement au traitement préalable de l’article 2855 C.c.Q., il ne faut pas non plus voir cette ambivalence de traitement comme deux régimes fondamentalement différents. Et dans la grande majorité des cas, tous les témoignages apportés sur un support quel qu’il soit ne seront recevables qu’avec l’appui d’une preuve de l’authenticité liée à l’auteur. Car en effet, l’hypothèse de l’article 5 al. 3 de la Loi est celle où une personne affirmerait (celui qui invoque la preuve) ou infirmerait (celui qui la conteste) que le support permet l’intégrité du document. Il a donc été considéré que si la preuve de la qualité du support était présente – ce qui n’est aucunement une exigence requise conformément à ce qu’affirme l’article 2840 C.c.Q. –, il n’était alors pas nécessaire d’ajouter la preuve de l’authenticité. Ainsi, que le document soit technologique ou non, pour qu’il puisse être utilisé en preuve d’un témoignage au regard de l’article 2874 C.c.Q., il est nécessaire d’avoir une preuve accessoire à la seule preuve de l’intégrité. À cet égard, et comme vu pour l’élément matériel, notons que l’article 5 al. 3 de la Loi est souvent cité par la jurisprudence, et ce, même s’il n’apparaît pas toujours avoir clairement la portée que la jurisprudence tend à lui donner165. 165. Tanguay c. Ordre des ingénieurs du Québec, préc., note 154, par. 26 : « L’admissibilité en preuve de même que la valeur probante d’inscriptions informatisées sont régies par certaines dispositions du Code civil du Québec, dont l’article 2874. En vertu de cette disposition, la preuve par le moyen d’un document technologique est autorisée et l’authenticité n’est requise que dans certains cas énoncés à l’article 5 de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information. » Vol. 22, nº 2 Quelques développements récents en droit de la concurrence De quelques développements récents en droit de la concurrence Mistrale Goudreau et Jennifer Quaid* Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 319 Modifications législatives à la Loi sur la concurrence . . . . . . . . . 319 1. La collaboration entre concurrents . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 320 1.1 L’article 45 – le complot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 320 1.2 La nouvelle disposition 90.1 – pratique révisable – entente ou arrangement anticoncurrentiel. . . . . . . . . . . . 323 2. Les peines applicables aux infractions pénales . . . . . . . . . . . 325 3. Les pratiques commerciales trompeuses . . . . . . . . . . . . . . . . . 326 4. Les dispositions sur la détermination des prix . . . . . . . . . . . . 328 5. Le maintien des prix. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 329 6. L’abus de position dominante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 329 7. La procédure d’examen des fusions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 330 De quelques développements jurisprudentiels . . . . . . . . . . . . . . . 331 © Mistrale Goudreau et Jennifer Quaid, 2010. * Mistrale Goudreau est vice-doyenne aux études et professeure titulaire, Faculté de droit – section de droit civil, Université d’Ottawa. Jennifer Quaid est doyenne adjointe, Études supérieures, Faculté de droit – section de droit civil, Université d’Ottawa. 317 INTRODUCTION Ce bref commentaire a pour objet de passer en revue les importantes modifications législatives qui ont été apportées à la Loi sur la concurrence1 en 2009 et d’attirer l’attention sur deux décisions rendues au cours de l’année, qui ont semblé dignes d’intérêt. MODIFICATIONS LÉGISLATIVES À LA LOI SUR LA CONCURRENCE La Loi d’exécution du budget de 20092, sanctionnée le 12 mars 2009, a apporté des modifications importantes à la Loi sur la concurrence. Les modifications touchent à de nombreux aspects du droit de la concurrence, notamment à la collaboration entre concurrents, aux peines applicables à plusieurs infractions pénales prévues à la Partie VI de la Loi, aux pratiques commerciales trompeuses, aux dispositions sur la détermination des prix, au maintien de prix, à l’abus de position dominante et à la procédure d’examen des fusions. La Loi d’exécution, étant principalement une loi budgétaire, fut adoptée de façon expéditive sans être débattue en détail en chambre. Bien que cette méthode d’adoption de modifications à la Loi ait été l’objet d’assez nombreuses critiques, il faut souligner que la grande majorité des modifications avaient déjà été proposées et analysées au fil des dernières années3. Suite à l’adoption de la Loi d’exécution, le Bureau de la concurrence a publié des nouvelles lignes directrices concernant deux aspects de la Loi ayant fait l’objet de changements significatifs, soit la collaboration entre concurrents4 et la procédure 1. L.R.C. 1985, ch. C-34, aux présentes, la Loi. 2. L.C. 2009, ch. 2, aux présentes, la Loi d’exécution. 3. Les modifications suivent de très près les recommandations du Groupe d’étude sur les politiques en matière de concurrence, publiées dans le rapport Foncer pour gagner – Rapport final, juin 2008, disponible en ligne au http://www.ic.gc.ca/eic/ site/cprp-gepmc.nsf/fra/h_00040.html. De plus, une partie des recommandations du Groupe reprennent les modifications à la Loi proposées dans le Projet de loi C-19 (Loi modifiant la Loi sur la concurrence et d’autres lois en conséquence, 1ère lecture le 2 nov. 2004) qui est mort au feuilleton au stade du renvoi en comité à cause des élections fédérales déclenchées en 2005. 4. Lignes directrices sur la collaboration entre concurrents, Gatineau : Bureau de la concurrence, le 18 décembre 2009. Disponible en ligne au : http://competitionbureau. 319 320 Les Cahiers de propriété intellectuelle d’examen des fusions5. La Loi d’exécution a également entraîné des modifications au Règlement sur les transactions devant faire l’objet d’un avis6, dont la version finale a été enregistrée le 2 février 20107. Toutes les modifications à la Loi sont entrées en vigueur à la date de la sanction royale, soit le 12 mars 2009, à l’exception des modifications aux dispositions traitant de la collaboration entre concurrents (l’article 45 et le nouvel article 90.1), qui entrent en vigueur le 12 mars 2010. Ce délai a donné l’occasion à toute partie à un accord ou un arrangement existant de demander au commissaire de la concurrence (en vertu de l’article 124.1 de la Loi) son avis sur l’applicabilité des articles 45 ou 90.1 à l’accord ou à l’arrangement en question8. 1. LA COLLABORATION ENTRE CONCURRENTS Il ne fait pas de doute que la modification la plus importante à la Loi a été la transformation de l’ancien article 45 (complot pour réduire sensiblement la concurrence) en deux dispositions séparées, dont la première est une infraction per se de complot (l’article 45, tel que modifié) et la deuxième, une nouvelle matière sujette à examen – « les accords ou arrangements empêchant ou diminuant sensiblement la concurrence » (le nouvel article 90.1). 1.1 L’article 45 – le complot La reconceptualisation de l’infraction du complot est significative tant au niveau de la forme que du fond. En ce qui concerne la rédaction de l’article de loi, le langage tordu, ambigu et compliqué de l’ancien article 45 est largement disparu. À sa place se trouve une disposition mieux organisée et rédigée dans un style plus convivial pour le lecteur. Ceci est particulièrement évident au premier paragraphe, où les éléments de l’infraction sont décrits en termes généraux – il n’y a pas de tentative de faire une liste exhaustive des diverses variantes de comportements qui pourraient y être visés. 5. 6. 7. 8. gc.ca/eic/site/cb-bc.nsf/fra/03178.html. Un projet pour consultations publiques de ces mêmes Lignes directrices fut publié le 8 mai 2009 et est disponible en ligne au : http://competitionbureau.gc.ca/eic/site/cb-bc.nsf/fra/02987.html. Lignes directrices concernant le processus d’examen des fusions, Gatineau : Bureau de la concurrence, le 18 septembre 2009. Disponible en ligne au : http://competitionbureau. gc.ca/eic/site/cb-bc.nsf/fra/03128.html. Règlement sur les transactions devant faire l’objet d’un avis, DORS/87-348. Règlement modifiant le Règlement sur les transactions devant faire l’objet d’un avis, DORS/2010-22. Loi d’exécution, supra, note 2, art. 440. Quelques développements récents en droit de la concurrence 321 Quant au fond, au cœur des modifications à l’article 45, se trouve une distinction entre d’une part, les comportements considérés comme des atteintes en soi à la concurrence, c’est-à-dire la fixation de prix, l’allocation de marchés et la réduction de l’offre d’un produit, et d’autre part, toutes les autres formes de collaboration entre concurrents. Dorénavant, seulement les premiers seront visés par l’infraction de l’article 459. Faire une telle distinction a plusieurs conséquences importantes. D’abord, en limitant l’application de l’infraction du complot, l’art. 45 s’accorde maintenant avec l’opinion générale de ce qui constitue les atteintes les plus graves à la concurrence10. Sans que ce soit expressément mentionné, le nouvel article 45 a un champ d’application qui se rapproche de celui de l’article 1 du Sherman Act11 américain (même si la formulation des dispositions demeure différente12). Le nouvel article 45 importe également le concept d’infraction per se – c’est-à-dire une infraction qui vise un comportement qu’on considère tellement répréhensible qu’on en présume l’effet anticoncurrentiel. Réserver l’article 45 à des comportements per se anticoncurrentiels élimine de l’infraction l’élément le plus complexe et difficile à prouver sous l’ancien article 45 : démontrer que le complot implique des comportements restreignant indûment la concurrence. Vu le peu de poursuites réussies en vertu de l’ancien article 45, on peut souhaiter que cette modification aura pour effet de faciliter la mise 9. Voir les alinéas a), b) et c) du par. 45(1) de la Loi. 10. Le Bureau de la concurrence fait mention expresse de la Recommandation du Conseil de l’OCDE concernant une action efficace contre les ententes injustifiables (1998) (disponible en ligne au : http://www.oecd.org/dataoecd/39/4/2350130.pdf) dans la Préface de ses Lignes directrices sur la collaboration en concurrents, supra, note 4. Depuis 1998, trois Rapports du Comité de la concurrence sur la Mise en œuvre de la recommandation du Conseil concernant une action efficace contre les ententes injustifiables (2000, 2003 et 2005) ont été publiés par l’OCDE. Ceci reflète l’émergence d’un consensus international voulant que les comportements anticoncurrentiels les plus flagrants soient sanctionnés vigoureusement vu leurs effets néfastes sur le fonctionnement des marchés et l’activité économique. 11. 15 U.S.C. § 1. 12. L’art. 1 du Sherman Act est rédigé de façon très générale, mais a fait l’objet de plusieurs interprétations jurisprudentielles qui ont donné lieu au concept de comportements per se criminels. Le texte de l’art. 1 se lit comme suit : Every contract, combination in the form of trust or otherwise, or conspiracy, in restraint of trade or commerce among the several States, or with foreign nations, is declared to be illegal. Every person who shall make any contract or engage in any combination or conspiracy hereby declared to be illegal shall be deemed guilty of a felony, and, on conviction thereof, shall be punished by fine not exceeding $100,000,000 if a corporation, or, if any other person, $1,000,000, or by imprisonment not exceeding 10 years, or by both said punishments, in the discretion of the court. 322 Les Cahiers de propriété intellectuelle en application de l’article 45 dans les circonstances plus restreintes où il s’applique. Ensuite, le nouvel article 45 se limite à des accords et arrangements entre concurrents. L’ancien article 45 s’appliquait à toute entente avec une autre personne. La définition d’un concurrent (prévue au par. (8) de l’art. 45), bien que relativement simple, est néanmoins large13. Il n’est donc pas surprenant que dans les Lignes directrices sur la collaboration entre concurrents, le Bureau de la concurrence énonce certaines nuances à la définition qu’il entend employer dans l’évaluation de cas de collaboration en vertu de l’article 4514. Le plus important est que le Bureau considère que la définition englobe tant des concurrents actuels que des concurrents potentiels. En revanche, le Bureau estime que la définition ne vise, à défaut de preuve contraire dans un cas particulier, que les accords horizontaux. Un autre point à signaler est que le Bureau est d’avis que dans le cas d’un accord où toutes les parties ne sont pas concurrentes, rien n’empêcherait l’application de l’article 45 aux parties qui sont des concurrentes ; par ailleurs, les parties qui ne sont pas concurrentes pourraient être poursuivies en vertu de l’article 21 du Code criminel (aide et encouragement). Enfin, il n’est pas surprenant que la restructuration de l’infraction de complot, visant les comportements en soi anticoncurrentiels, prévoit une nouvelle défense (au par. 45(4)) qui permet à l’accusé de présenter une preuve selon laquelle un accord qui semble autrement contrevenir aux interdictions du paragraphe 45(1) n’est, en réalité, qu’une restriction de la concurrence accessoire à un accord plus large ou distinct dont le but est légitime. Cette défense est assujettie à la preuve de deux éléments dont le fardeau (sur une prépondérance des probabilités) repose sur l’accusé. L’accusé doit 13. La définition se lit comme suit : (8) … “competitor” includes a person who it is reasonable to believe would be likely to compete with respect to a product in the absence of a conspiracy, agreement or arrangement to do anything referred to in paragraphs (1)(a) to (c). (8) … « concurrent » S’entend notamment de toute personne qui, en toute raison, ferait vraisemblablement concurrence à une autre personne à l’égard d’un produit en l’absence d’un complot, d’un accord ou d’un arrangement visant à faire l’une des choses prévues aux alinéas (1)a) à c). 14. Supra, note 4, aux pages 8 à 10. Il est entendu que des lignes directrices n’ont pas la valeur d’une interprétation juridique et ne lient ni les tribunaux, ni le Commissaire de la concurrence, ni le Directeur des poursuites pénales (DPP), mais elles donnent une indication de la mise en application probable que le Bureau emploiera (sous réserve, bien sûr, de l’exercice du pouvoir discrétionnaire des procureurs du DPP). Quelques développements récents en droit de la concurrence 323 démontrer que : 1) l’accord est accessoire à un accord plus large (et que ce dernier accord inclut les parties à l’accord qui enfreint l’art. 45) et 2) l’accord autrement contraire au pararagraphe 45(1) est directement lié, ainsi que raisonnablement nécessaire à la réalisation de l’objectif de l’accord plus large ou distinct. L’alinéa b) du paragraphe 45(4) précise que l’accord plus large, considéré individuellement, ne peut pas contrevenir au paragraphe 45(1). Malgré toutes les modifications, l’article 45 retient certains éléments de son prédécesseur, notamment, la défense pour les accords ou arrangements se rattachant exclusivement à l’exportation15, et les exceptions pour les accords et arrangements intervenus : 1) exclusivement entre des personnes morales qui sont affiliées16 ou 2) entre institutions financières fédérales visées au paragraphe 49(1) de la Loi17. De plus, le paragraphe 45(7) indique que la théorie de l’activité réglementée, telle qu’élaborée dans la jurisprudence, continuera à s’appliquer à l’article 45 modifié de la même manière qu’elle s’appliquait avant les modifications de 2009. 1.2 La nouvelle disposition 90.1 – pratique révisable – entente ou arrangement anticoncurrentiel Les modifications à l’article 45, restreignant de façon importante le champ d’application de l’infraction de complot, pourraient donner l’impression que les autres collaborations entre concurrents seront dorénavant permises. Or, l’article 90.1 crée une nouvelle opération que le Tribunal de la concurrence peut examiner, soit « les accords ou arrangements empêchant ou diminuant sensiblement la concurrence. » Il donne au commissaire de la concurrence le pouvoir de faire une demande d’examen au Tribunal de la concurrence dans tout cas où il conclut qu’une collaboration entre concurrents diminue sensiblement la concurrence. Comme dans le cas de l’article 45, la définition de « concurrent » à l’article 90.1 restreint l’application de l’article à des accords et arrangements horizontaux18. Il y a toutefois une nuance entre la définition de concurrent à l’article 45 et celle à l’article 90.1 – cette dernière n’exige pas que les parties à un accord sujet à examen soient des concurrents à l’égard du produit qui fait l’objet de l’accord. 15. 16. 17. 18. Par. 45(5) de la Loi. Al. 45(6) a) de la Loi. Al. 45(6) b) de la Loi. Voir par. 90.1(11) de la Loi qui se lit comme suit : « (11) Au paragraphe (1), “concurrent” s’entend notamment de toute personne qui, en toute raison, ferait vraisemblablement concurrence à une autre personne à l’égard d’un produit en l’absence de l’accord ou de l’arrangement. » 324 Les Cahiers de propriété intellectuelle Vu le champ d’application potentiellement très large de cette disposition, il importe de noter deux commentaires énoncés dans les Lignes directrices sur la collaboration entre concurrents à ce sujet. D’un côté, le commissaire considère qu’il va de soi que les accords qui ne sont pas visés par l’article 45 ou à l’égard desquels une défense d’accord accessoire peut être démontrée pourraient néanmoins être examinés en vertu de l’article 90.119. De l’autre côté, l’existence d’un parallélisme conscient entre concurrents, à elle seule, ne sera pas considérée par le commissaire comme étant suffisante pour constituer un accord visé par l’article 90.120. À ces précisions de nature générale, le commissaire ajoute des commentaires plus détaillés au sujet de la manière dont il fera l’examen de l’effet anticoncurrentiel de certains genres d’accord : la commercialisation et les ententes de ventes communes21, les ententes de partage d’information22, les ententes visant la recherche et développement23, les ententes de coproduction24, les ententes d’achats groupés et groupes d’achat25 et les clauses de nonconcurrence26. Sans discuter de chaque cas individuellement, selon les Lignes directrices sur la collaboration entre concurrents, dans la majorité des cas, l’examen du commissaire suivra des cadres d’analyse déjà appliqués à d’autres matières civiles de la Loi, telle la fusion. La ressemblance entre l’examen des accords en vertu de l’article 90.1 et l’examen des fusions s’étend à d’autres éléments : les critères pour évaluer l’effet anticoncurrentiel de l’accord sont les mêmes27, l’interdiction de fonder l’examen de l’effet anticoncurrentiel uniquement sur des constatations relatives à la concentration ou à la part de marché28 et la possibilité de soulever une défense fondée sur les gains en efficience découlant directement de l’accord qui surpasseront et neutraliseront tout effet anticoncurrentiel de ce dernier29. 19. 20. 21. 22. 23. 24. 25. 26. 27. 28. 29. Supra, note 4, à la page 20, note 1. Supra, note 4, à la page 20. Supra, note 4, aux pages 26 à 28. Supra, note 4, aux pages 28 à 30. Supra, note 4, aux pages 31 à 32. Supra, note 4, aux pages 33 à 35. Supra, note 4, aux pages 35 à 38. Supra, note 4, à la page 38. Voir le par. 90.1(2) aux alinéas a) à h) et l’art. 93 aux alinéas a) à h) de la Loi. Voir le par. 90.1(3) et le par. 92(2). Voir le par. 45(4) et le par. 96(1) de la Loi. Le cadre d’analyse qu’emploie le commissaire de la concurrence est décrit en détail dans le Bulletin Le traitement des gains en efficience dans le cadre de l’examen d’une fusion, (Gatineau : Bureau de la concurrence, mars 2009). Disponible sur l’Internet au : http://competitionbureau. gc.ca/eic/site/cb-bc.nsf/fra/02982.html ainsi que la publication Fusions : lignes directrices pour l’application de la Loi, Gatineau : Bureau de la concurrence, le Quelques développements récents en droit de la concurrence 325 Au niveau des sanctions en vertu de l’article 90.1, à la différence de certaines autres matières sujettes à révision, elles sont limitées à des ordonnances qui remédient à l’effet anticoncurrentiel de l’accord en question – il n’y a pas de sanctions monétaires ni de possibilité pour une partie privée d’intenter un recours en dommagesintérêts. Le pouvoir du Tribunal de rendre une ordonnance est prévu aux alinéas a) et b) du par. 90.1(1) : 90.1 (1) … le Tribunal peut rendre une ordonnance : a) interdisant à toute personne – qu’elle soit ou non partie à l’accord ou à l’arrangement – d’accomplir tout acte au titre de l’accord ou à l’arrangement ; b) enjoignant à toute personne – qu’elle soit ou non partie à l’accord ou à l’arrangement – de prendre toute autre mesure, si le commissaire et elle y consentent.30 2. LES PEINES APPLICABLES AUX INFRACTIONS PÉNALES Outre la modification de fond de l’infraction prévue à l’article 45, la Loi d’exécution renforce et alourdit les peines applicables à plusieurs infractions pénales prévues à la partie VI de la Loi ainsi que les dispositions relatives à l’entrave, la destruction de preuve et la conformité avec l’article 11 (ordonnance de faire une déposition orale ou une déclaration écrite), et les paragraphes 15(5) et 16(2) (obligation de se conformer à un mandat de perquisition délivré en vertu du paragraphe 15(1)) de la Loi. Au niveau des peines maximales, la modification la plus significative est l’augmentation de la peine maximale d’emprisonnement de cinq ans à quatorze ans pour les infractions suivantes : le complot, le truquage des offres31, les indications fausses ou trompeuses, le télémarketing trompeur et la documentation trompeuse quant à la possibilité de gagner un prix32. 1er septembre 2004. Disponible sur l’Internet au : http://competitionbureau.gc.ca/ eic/site/cb-bc.nsf/fra/01245.html. 30. Al. 90.1(1) a) et b) de la Loi. 31. Voir l’art. 47 de la Loi. Une autre modification à l’infraction de truquage des offres est l’ajout à la définition de « truquages des offres » du retrait d’une offre qui a déjà été présentée (l’alinéa 47(1) a)). 32. Pour les infractions sur les indications fausses ou trompeuses, le télémarketing trompeur et la documentation trompeuse quant à la possibilité de gagner un prix, la peine maximale d’emprisonnement de 14 ans s’applique alors qu’il y a 326 Les Cahiers de propriété intellectuelle En ce qui a trait aux amendes, il n’y a qu’une modification – l’amende maximale pour le complot est augmentée de 10 millions $ à 25 millions $33. Pour les autres infractions principales de la Partie VI, le montant maximal de l’amende (sur condamnation par mise en accusation) demeure à la discrétion du tribunal34. Dans le cas des infractions visant à assurer le respect d’ordonnances en vertu de l’article 11 et les mandats de perquisition, et à empêcher des comportements qui nuisent à l’application de la Loi, la Loi d’exécution prévoit des augmentations importantes des peines maximales. En ce qui concerne l’entrave (paragraphe 64(2)) et le défaut de se conformer à une ordonnance en vertu de l’art. 11 ou un mandat de perquisition (paragraphe 65(1)), les peines maximales augmentent, pour une condamnation par voie de mise en accusation, de deux ans à dix ans d’emprisonnement et d’une amende maximale de 5 000 $ à une amende à la discrétion du tribunal. Pour une condamnation par voie de poursuite sommaire, l’amende maximale va de 5 000 $ à 100 000 $ alors que la peine maximale d’emprisonnement de deux ans est inchangée. Les peines maximales pour la destruction de documents ou autre chose dont la production est exigée en vertu de l’article 11 ou qui est visée dans un mandat de perquisition atteignent des seuils semblables : pour une condamnation par voie de mise en accusation, l’amende maximale monte de 50 000 $ à un montant à la discrétion du tribunal et l’emprisonnement maximal de deux à dix ans ; pour une condamnation par voie de poursuite sommaire, l’amende maximale monte de 25 000 $ à 100 000 $ (la peine maximale d’emprisonnement de deux ans est inchangée). 3. LES PRATIQUES COMMERCIALES TROMPEUSES La Loi d’exécution a apporté des changements à la fois aux dispositions pénales et aux dispositions civiles applicables aux pratiques commerciales trompeuses. Outre les augmentations de peines maximales applicables aux infractions pénales d’indications fausses ou trompeuses, le télémarketing trompeur et la documentation trompeuse (voir l’énumération ci-dessus), la Loi d’exécution augmente également les sanctions administratives pécuniaires (SAP) maximales pouvant être ordonnées dans le cadre d’un recours administratif une condamnation par voie de mise en accusation. Pour les condamnations par voie de poursuite sommaire, la peine maximale d’un an est inchangée. 33. Par. 45(1) de la Loi. 34. Voir le par. 47(2) (truquage d’offres), le par. 52(5) (indications fausses ou trompeuses), l’al. 52.1(9) a) (télémarketing trompeur) et l’al. 53(6) a) (documentation trompeuse quant à la possibilité de gagner un prix). Quelques développements récents en droit de la concurrence 327 intenté par le commissaire de la concurrence à l’encontre d’une pratique d’indications trompeuses (article 74.01 et suivants). Pour les personnes physiques, la SAP maximale dans le cas d’une première ordonnance monte de 50 000 $ à 750 000 $ pour la première ordonnance et de 100 000 $ à 1 000 000 $ pour toute ordonnance subséquente. Pour les personnes morales, la SAP maximale dans le cas d’une première ordonnance monte de 100 000 $ à 10 000 000 $ pour la première ordonnance et de 200 000 $ à 15 000 000 $ pour toute ordonnance subséquente. De plus, la Loi d’exécution ajoute un pouvoir d’injonction temporaire (à l’art. 74.111 de la Loi) permettant au Tribunal de la concurrence d’empêcher la disposition d’actifs par la personne qui fait l’objet d’une demande d’examen d’une pratique commerciale trompeuse alors qu’une telle disposition pourrait nuire à l’exécution d’une ordonnance rendue pour remédier à la pratique en question. En ce qui concerne la preuve d’une indication trompeuse, que ce soit au pénal ou au civil, la Loi est modifiée afin de préciser qu’il n’est nécessaire ni de prouver « qu’une personne faisant partie du public à qui les indications ont été données se trouvait au Canada »35, ni que « les indications ont été données à un endroit auquel le public avait accès »36. Sans que cela soit indiqué expressément dans la publication du Bureau décrivant les modifications à la Loi37, ces ajouts aux paragraphes 52(1.1) (disposition pénale) et 74.03(4) (pratique révisable) semblent avoir été adoptés en réponse à certaines décisions ayant exigé de telles preuves38. Les dispositions civiles et pénales sont encore plus uniformisées par l’ajout d’un paragraphe (5) à l’article 74.03. Ce paragraphe reprend l’essentiel du paragraphe 52(4) en stipulant qu’il faut tenir compte de l’impression générale donnée par les indications ainsi que de leur sens littéral pour déterminer si les indications sont fausses ou trompeuses. 35. Voir les alinéas 52(1.1) b) et 74.03(4) b) de la Loi. 36. Voir les alinéas 52(1.1) c) et 74.03(4) c) de la Loi. 37. Voir Guide sur les modifications à la Loi sur la concurrence, (Gatineau : Bureau de la concurrence, 22 avril 2009). Disponible en ligne au : http://competitionbureau. gc.ca/eic/site/cb-bc.nsf/fra/03045.html. 38. Voir R. c. Stucky, (2006), 53 C.P.R. (4th) 369 (Ont. S.C.J.). Cette décision fut cependant infirmée par un jugement de la Cour d’appel de l’Ontario publié au début de 2009 : 240 C.C.C. (3d) 141. Une demande d’autorisation d’appel à la Cour suprême du Canada fut abandonnée le 2 septembre 2009 et le dossier fermé le 11 septembre 2009. Voir aussi Canada (Commissioner of Competition) v. Premier Career Management Group Corp., (2009) 78 C.P.R. (4th) 401 (F.C.A.) renversant une décision du Tribunal de la concurrence. 328 4. Les Cahiers de propriété intellectuelle LES DISPOSITIONS SUR LA DÉTERMINATION DES PRIX Une modification d’importance, qui était souhaitée depuis plusieurs années39, porte sur la dépénalisation des dispositions sur la détermination des prix, soit la discrimination par les prix, l’établissement de prix d’éviction, la discrimination géographique par les prix et les remises promotionnelles. Ces pratiques de détermination des prix seront dorénavant assujetties au régime civil de la Partie VIII de la Loi. Les articles 50, 51 et 61 sont donc abrogés. À part la discrimination par les prix qui fait l’objet d’une disposition particulière à la Partie VIII de la Loi, soit l’article 76, les autres pratiques relatives à la détermination des prix seront évaluées en fonction des pratiques révisables existantes, soit l’abus de position dominante (les articles 78-79), le refus de vendre (article 75) et l’exclusivité, les ventes liées et la limitation du marché (article 77). Ce changement a pour but de favoriser des pratiques innovatrices en matière de détermination des prix et de limiter l’examen de ces pratiques aux cas où il y a preuve d’une réduction sensible de concurrence. De plus, les réparations possibles sont alors limitées à des réparations civiles, soit des ordonnances de faire ou de cesser de faire ou l’octroi de dommages-intérêts. Il est à noter qu’en matière de prix d’éviction, l’abrogation de l’article 50 n’aura probablement que peu d’effet en pratique, puisque le Bureau de la concurrence avait déjà adopté une politique de mise en application qui restreignait de façon significative le recours à l’infraction pénale40. 39. Le Bureau de la concurrence avait déjà depuis un certain temps reconnu la nécessité de modifier la Loi en ce qui avait trait aux dispositions pénales sur la détermination des prix. En 1998, le commissaire de la concurrence avait demandé aux professeurs Anthony VanDuzer et Gilles Paquet de mener une étude indépendante sur le sujet. Leur rapport, “Pratiques anticoncurrentielles en matière de prix et la Loi sur la concurrence – Doctrine, droit et pratique”, publiée en octobre 1999 (disponible en ligne au : http://www.bureaudelaconcurrence.gc.ca/ eic/site/cb-bc.nsf/fra/00760.html), indiquait que dans la mise en application des dispositions sur la détermination des prix, il était très difficile de distinguer les pratiques pro-compétitives et les pratiques anti-compétitives. Les auteurs avaient donc recommandé la dépénalisation des dispositions et avaient proposé un certain nombre de modifications dans la révision civile de telles pratiques. Le projet de loi C-19 notamment (voir supra, note 3) a repris un bon nombre des recommandations faites dans ce rapport. 40. Voir Lignes directrices pour l’application des dispositions – prix d’éviction, Gatineau : Bureau de la concurrence, juillet 2008. Disponible en ligne au : http:// competitionbureau.gc.ca/eic/site/cb-bc.nsf/fra/02713.html. Quelques développements récents en droit de la concurrence 5. 329 LE MAINTIEN DES PRIX En ce qui concerne le maintien de prix, tel que mentionné plus haut, l’article 61 est abrogé. À sa place, il y a maintenant une nouvelle disposition civile – l’art. 76 – ajoutée à la Partie VIII de la Loi. Le texte de la disposition reprend, aux alinéas 76(1) a) et b), l’essentiel des comportements et des personnes41 que visait l’ancien article 61, sauf qu’on y ajoute l’exigence de démontrer que « le comportement a eu ou aura vraisemblablement pour effet de nuire à la concurrence dans un marché » (alinéa 76(1) b)). Une demande d’examen en vertu de l’article 76 peut être faite soit par le commissaire, soit par une personne à qui la permission de faire une telle demande en vertu de l’art. 103.1 est accordée. Une ordonnance rendue en vertu de l’article 76 se limite à interdire à la personne visée de se livrer au comportement visé à l’alinéa 76(1) a) ou à exiger qu’elle fasse affaires avec une autre personne aux conditions de commerce normales (paragraphe 76(2)). 6. L’ABUS DE POSITION DOMINANTE En ce qui concerne l’abus de position dominante, la modification la plus significative est au niveau des sanctions. Le paragraphe 3.1 de l’article 79 prévoit désormais la possibilité d’imposer une sanction administrative pécuniaire (SAP) à toute personne visée par une ordonnance en vertu des paragraphes (1) ou (2) de l’article 79 (ordonnances dans le cas d’abus de position dominante) – l’ancien paragraphe 3.1 ne visait l’imposition de SAP que pour les lignes aériennes domestiques (l’ancien paragraphe 3.1 et toutes les dispositions, dites « Air Canada », sont abrogées). Les sanctions sont importantes – 10 000 000 $ pour une première ordonnance et 15 000 000 $ pour toute ordonnance subséquente. La détermination du montant d’une sanction en vertu du paragraphe 3.1 doit tenir compte des facteurs énumérés au paragraphe 3.2, dont l’impact de l’abus de position dominante sur la concurrence dans le marché pertinent et sur les revenus bruts provenant de ventes sur lesquelles l’abus a eu une incidence et la situation financière de la personne visée par l’ordonnance, ainsi que son comportement antérieur eu égard au respect de la Loi. Malgré l’importance des sanctions prévues, il faut noter que l’art. 79 retient l’essentiel de l’ancien paragraphe 3.3, qui précisait que le but de toute 41. Le par. (3) de l’art. 76, tout comme l’ancien par. 61(1), fait mention expresse des personnes suivantes pouvant faire l’objet d’une ordonnance : a) les fournisseurs, b) les personnes offrant du crédit et c) les détenteurs de divers droits de la propriété intellectuelle. 330 Les Cahiers de propriété intellectuelle ordonnance en vertu de l’article 79 est d’en encourager la conformité et non pas de punir42. 7. LA PROCÉDURE D’EXAMEN DES FUSIONS En matière de fusions, c’est au niveau de la procédure d’examen des fusions – et non pas au niveau de la substance des éléments retenus et du cadre d’analyse employé pour effectuer un tel examen – qu’il y a eu des changements. L’ancienne distinction entre la déclaration abrégée et détaillée est abandonnée en faveur d’une procédure en deux temps qui se rapproche de la procédure appliquée aux États-Unis en vertu du Hart-Scott-Rodino Act43. Selon cette nouvelle procédure, toute transaction excédant un des divers seuils de préavis prévus à la Partie IX de la Loi emporte l’obligation de fournir les renseignements exigés à la Partie IX (paragraphe 114(1)). Suite à la réception de ce préavis par le commissaire de la concurrence, les parties à une transaction sont assujetties à un délai d’attente de 30 jours (alinéa 123(1) a)). À l’intérieur de cette période d’attente, le commissaire peut envoyer un avis aux parties exigeant qu’elles fournissent des renseignements supplémentaires (paragraphe 114(2)). Si une telle demande est envoyée, le délai d’attente est prolongé jusqu’à l’expiration d’un délai de 30 jours suivant la réception des informations supplémentaires par le commissaire. D’après les Lignes directrices sur la procédure d’examen des fusions, le commissaire entend envoyer une demande de renseignements supplémentaires seulement dans le cas où la transaction proposée soulève un risque important de diminution sensible de la concurrence44. Il faut aussi faire mention de deux autres modifications. La première concerne l’augmentation du seuil de préavis applicable aux paragraphes (2) à (6) de l’article 110 de la Loi (le seuil relatif à la valeur de la transaction45) : d’abord, pour l’année au cours de laquelle la disposition entre en vigueur, le seuil passe de 50 millions $ à 70 millions $ (paragraphe (7)) et ensuite, dans les années subséquentes, à un montant déterminé par le mécanisme de calcul prévu au paragraphe (8). La deuxième modification vise à diminuer la période de prescription applicable aux demandes faites par le commissaire 42. Par. 79(3.3) de la Loi. 43. Les dispositions créant la procédure de préavis de fusions sont refondues à 15 USC §18a. 44. Supra, note 5, à la page 8. 45. Ceci se distingue du seuil applicable à la valeur des actifs et des revenus bruts des parties et de leurs affiliés – 400 millions $ – qui demeure inchangé (par. 109(1) de la Loi). Quelques développements récents en droit de la concurrence 331 en vertu de l’article 92 (contestation d’une fusion) de trois ans à un an (article 97). DE QUELQUES DÉVELOPPEMENTS JURISPRUDENTIELS En juin 2009, la Cour d’appel fédérale a eu à nouveau à se prononcer sur l’interface brevet et droit de la concurrence. Dans l’affaire Laboratoires Servier c. Apotex Inc.46, Apotex était poursuivi pour violation du brevet sur un composé, le périndopril, utilisé pour le traitement de l’hypertension et de l’insuffisance cardiaque. Le brevet avait été émis à ADIR suite à de longues procédures de conflits entre revendications concurrentes, procédures ayant pris fin par un règlement intervenu entre ADIR, Shering Corporation et Hoechst Aktiengesellschaft. Apotex, dans l’action intentée par ADIR, fait une demande reconventionnelle, alléguant que les actes d’ADIR et des autres parties à l’entente de règlement constituaient des agissements contraires à l’article 45 de la Loi sur la concurrence, ce qui lui donnerait droit de réclamer des dommages-intérêts en vertu de l’article 36. Selon Apotex, sans le règlement entre les compagnies novatrices, aucun brevet n’aurait été accordé sur le périndopril ou encore des revendications concurrentes auraient été octroyées à de multiples brevetés. Le règlement aurait donc restreint la concurrence dans le marché des inhibiteurs de l’ECA (enzyme de conversion de l’angiotensine). La Cour d’appel rejettera les arguments d’Apotex, les qualifiant de spéculatifs. Ne trouvant au dossier aucune preuve d’une puissance commerciale accrue en faveur d’ADIR suite au règlement, ni aucune suggestion que la Cour fédérale n’aurait pas pu allouer les revendications de la même manière que celle retenue dans le règlement des parties, elle estima les prétentions d’Apotex sans fondement. Au contraire, la Cour d’appel fera remarquer que le juge de première instance a bien indiqué que toutes les étapes du processus d’octroi du brevet, y compris le règlement entre les parties, avaient été suivies conformément à la Loi sur les brevets47 et aux Règles des Cours fédérales48. Elle prendra soin toutefois de préciser que le droit de la concurrence peut jouer un rôle en cas de règlement de conflits entre demandeurs de brevets, dès lors qu’il y aurait preuve que le breveté a fait plus que simplement exercer ses droits. La décision suit 46. Apotex Inc. c. ADIR, 2009 CAF 222 ; demande d’autorisation d’appel refusée, Bulletin des procédures de la Cour suprême du Canada, 26 mars 2010, p. 368. 47. L.R.C. 1985, ch. P-4. 48. DORS/98-106. 332 Les Cahiers de propriété intellectuelle donc le même schéma que celui élaboré dans les affaires Eli Lilly ; le droit de la concurrence s’applique aux conduites qui comportent quelque chose de plus que le simple exercice d’un droit de propriété intellectuelle49. Enfin, en 2009, les tribunaux provinciaux ont aussi rendu des décisions qui ont attiré l’attention. Dans l’affaire Pro-Sys Consultants Ltd c. Infineon Technologies AG50, la Cour d’appel de la ColombieBritannique a renversé la décision de première instance, qui avait refusé la certification d’un recours collectif contre des entreprises ayant présumément comploté pour fixer les prix d’une microplaquette de mémoire vive dynamique, utilisée dans les ordinateurs et appareils électroniques. Dans ces cas de complots, il peut être difficile de démontrer l’existence d’une perte ou d’un dommage commun aux membres du groupe, condition nécessaire à la certification. Le groupe proposé comprend les acheteurs directs du produit dont le prix a été fixé, ici la DRAM, et aussi les acheteurs indirects des produits, c’est-à-dire les acheteurs des nombreux produits dans lesquels la DRAM est incorporée. Les deux sous-groupes prétendent avoir subi des dommages, alors que le sous-groupe des acheteurs directs a pu décider, ou non, de transférer le prix plus élevé à ses clients, sans subir de préjudice. Lequel des sous-groupes devrait être admis à intenter le recours collectif reste une question difficile. La Cour d’appel de la ColombieBritannique, rompant avec une jurisprudence plus sévère51, a admis la certification sur la base d’une perte collective, n’exigeant qu’une méthodologie « plausible » ou « crédible » pour la calculer. Au Québec, en 2008, dans l’affaire Option Consommateurs c. Infineon Technologies AG52, la Cour supérieure a été moins réceptive53, mais surtout a jugé ne pas avoir compétence pour entendre le recours collectif portant sur un complot survenu aux États-Unis et non au 49. Molnlycke AB c. Kimberly-Clark of Canada Ltd. (1991), 36 C.P.R. (3d) 493 (F.C.A.) (Molnlycke) ; Eli Lilly and Co. c. Apotex Inc., 2004 FCA 232 (Eli Lilly 1) et Eli Lilly and Co. c. Apotex Inc., 2005 FCA 361 (Eli Lilly 2). 50. Pro-Sys Consultants ltd c. Infineon Technologies AG, 2009 BCCA 503 et 2010 BCCA 91 ; demande d’autorisation d’appel refusée, Bulletin des procédures de la Cour suprême du Canada, 4 juin 2010, p. 795. 51. Chadha c. Bayer Inc., (2003) 63 O.R. (3d) 22 (On C.A.). 52. Option Consommateurs c. Infineon Technologies AG, 2008 QCCS 2781, [2008] R.J.Q. 1694, inscription en appel 500-09-018872-085. 53. La Cour semble avoir eu dans le dossier peu d’éléments sur lesquels s’appuyer ; elle déclare : [178] … alléguer seulement que le cartel a eu une incidence sur les prix de la DRAM au Québec ne peut être considéré comme une description de faits appuyant l’exercice d’un recours. [179] Il y a une lacune évidente et déterminante dans la requête en autorisation. Le lien de causalité est en quelque sorte laissé à l’imagination et non pas allégué d’une façon satisfaisante. C’est une hypothèse qui ne s’appuie sur aucun fait. Quelques développements récents en droit de la concurrence 333 Canada. Par contre, en 2009, d’autres recours collectifs pour fixation de prix ont été autorisés54. Évidemment, il faut attendre les jugements au fond avant de se prononcer sur l’impact qu’auront ces recours collectifs sur le droit de la concurrence. Ce sont donc des affaires à suivre dans les prochaines années. 54. Voir notamment Jacques c. Petro-Canada, 2009 QCCS 5603 ; Irving Paper Limited c. Atofina Chemicals inc., [2009] O.J. 4021 (Ont. S.C.J.) ; demande d’autorisation d’appel refusée, 2010 ONSC 2705. Vol. 22, nº 2 Quelle protection pour les personnages fictifs ? La décision Robinson c. Cinar : quelle protection pour les personnages fictifs ? Caroline Jonnaert* 1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 337 2. Bref rappel des faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 338 3. Analyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 340 3.1 Titularité et originalité de l’œuvre . . . . . . . . . . . . . . . . . . 340 3.1.1 Œuvre originale au sens de la Loi . . . . . . . . . . . . . . 340 3.1.2 Titularité des droits d’auteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . 340 3.2 Accès à l’œuvre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 341 3.3 Similitudes substantielles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 341 3.3.1 Expertise des défendeurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 341 3.3.2 Expertise du demandeur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 343 3.3.2.1 Expert Frigon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 343 3.3.2.2 Expert Perraton . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 344 3.3.3 Similitude substantielle : la comparaison des œuvres. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 345 3.3.3.1 Personnages fictifs représentés graphiquement ou sous une forme sculpturale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 346 3.3.3.2 Personnages issus d’une œuvre littéraire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 346 © Caroline Jonnaert, 2010. * Avocate et agente de marques de commerce du cabinet Lussier & Khouzam. L’auteure souhaite remercier Me Zénaïde Lussier pour sa collaboration et ses précieux conseils dans la rédaction de cet article. 335 336 Les Cahiers de propriété intellectuelle 3.3.3.3 Application des principes aux faits . . . . . . . 347 3.3.3.4 Similitudes graphiques des personnages principaux . . . . . . . . . . . . . . . . 347 3.3.3.5 Similitudes des personnages secondaires : le cas de Paresseux et Dimanchemidi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 348 3.3.3.6 Similitudes des personnages secondaires : le cas de Boum Boum et Duresoirée alias Hildegarde Van Boum Boum . . . . . . . . . . . . 349 3.3.4 Similitudes à écarter . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 350 3.3.5 Différences. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 350 3.3.6 Conclusion sur les similitudes substantielles . . . . . 351 3.4 Création indépendante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 352 3.5 Conclusion de la Cour et mesures de réparation . . . . . . . 352 3.5.1 Ordonnance de remise . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 353 3.5.2 Reddition de comptes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 354 3.5.3 Dommages . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 355 3.5.3.1 Dommages pour préjudice moral . . . . . . . . 355 3.5.3.2 Dommages économiques en vertu de la Loi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 358 3.5.3.3 Dommages exemplaires . . . . . . . . . . . . . . . . 358 3.5.4 Frais extrajudiciaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 360 4. Et la suite ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 361 5. Quelles leçons tirer de cette décision quant à la protection des personnages fictifs ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 362 5.1 Première nuance : nivellement de la protection . . . . . . . . 363 5.1.1 Personnages représentés graphiquement . . . . . . . . 363 5.1.2 Personnages issus d’une œuvre littéraire . . . . . . . . 363 5.1.3 Personnages fictifs procédant d’œuvres dramatiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 364 5.2 Deuxième nuance : un cas d’espèce . . . . . . . . . . . . . . . . . . 366 5.3 Vers une nouvelle protection pour les personnages fictifs ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 366 1. INTRODUCTION – Le personnage principal : Robinson et, comme le héros de Defoe, il se retrouve seul, dans une aventure « étrange et surprenante ». – Les antagonistes : Cinar, Ronald Weinberg, feue Micheline Charest et quelques autres défendeurs1. – Le décor : « Une affaire qui aura duré 13 ans, nécessité les dépositions de plus de 40 témoins, 20 765 pages de documents divers, 23 interrogatoires au préalable déposés, 4 expertises, plus de 53 heures de visionnage d’épisodes divers et une commission rogatoire en France »2. – L’élément déclencheur : Une usurpation, mais pas n’importe laquelle, celle de l’œuvre de Claude Robinson, l’œuvre de sa vie. – Le dénouement : La décision Robinson c. Films Cinar Inc.3 rendue le 26 août 2009 par la Cour supérieure, sous la plume de l’Honorable juge Auclair. Grâce à ce volumineux jugement de 240 pages, l’auteur Claude Robinson récupère l’œuvre de sa vie et se voit octroyer un dédommagement de 5,2 millions de dollars (plus les intérêts depuis 1995). Certes, les chiffres sont impressionnants. Mais pourquoi cette affaire a-t-elle suscité tant de réactions de la part des journalistes, des juristes, de la communauté artistique et de la population en général ? Ce jugement se distingue-t-il des autres décisions rendues en la matière ? 1. Il s’agit des défendeurs suivants : Films Cinar inc. ; Corporation Cinar ; Ronald A. Weinberg ; France Animation S.A. ; Christian Davin ; Christophe Izard ; Ravensburger Film + TV gmbh ; RTV Family Entertainment AG ; Peter Hille ; BBC Worldwide Television ; Theresa Plummer-Andrews ; Hélène Charest ; MCRAW Holdings inc. et Ronald Weinberg, ès qualité d’unique liquidateur de la succession de feue Micheline Charest. 2. Robinson c. Films Cinar Inc., 2009 QCCS 3793, par. 5. 3. Id. 337 338 Les Cahiers de propriété intellectuelle Selon certains spécialistes en droit d’auteur4, le jugement de la Cour supérieure s’inscrit dans la lignée des décisions en la matière. Il se distingue cependant par l’importance du montant des dommages octroyés, ainsi que par le ton employé par le juge Auclair. Au delà de ces éléments toutefois, il est important de rappeler les grandes lignes de cette décision hautement médiatisée et d’en souligner les répercussions sur la protection accordée aux personnages fictifs en droit d’auteur canadien. 2. BREF RAPPEL DES FAITS En octobre 1983, Claude Robinson crée les personnages des Aventures de Robinson Curiosité, dont le fameux Robinson Curiosité (ci-après conjointement « Robinson Curiosité »). Par la suite, il entame de nombreuses démarches au Canada et aux États-Unis, afin d’intéresser un producteur à son projet. Il sollicite alors l’aide de CINAR et de ses deux dirigeants, Micheline Charest et Ronald Weinberg, en 1985. CINAR accepte d’agir comme consultant pour Robinson, pour la promotion et la vente de la série aux États-Unis. Cependant, malgré l’intérêt de certains diffuseurs américains, les démarches entreprises demeurent sans suite. Claude Robinson poursuit alors ses sollicitations auprès du marché européen cette fois-ci, lesquelles n’aboutiront pas plus. C’est en septembre 1995 que l’histoire se déclenche vraiment, alors que Claude Robinson voit avec effarement des personnages à la télévision, dans la série d’animation Robinson Sucroë, coproduite par CINAR et France Animation, qui lui apparaissent très similaires aux siens. L’auteur est présenté comme étant Christophe Izard, alors directeur artistique de France Animation. C’est alors que la saga judiciaire commence. Robinson et Productions Nilem inc.5 (ci-après conjointement le « demandeur » 4. Selon Normand Tamaro : « La décision rendue est classique. Dans le domaine du droit, le juge n’a pas fait d’innovations ». Voir « Robinson obtient 5,2 millions $ : jugement « sévère », mais « classique » », [2009-08-27], Le Soleil, disponible en ligne : http://www.cyberpresse.ca/le-soleil/actualites/justice-et-faits-divers/200908/26/ 01-896174-robinson-obtient-52-millions-jugement-severe-mais-classique.php. « La décision du juge Auclair ne fracasse rien. Elle est dans la foulée du droit actuel en matière de droit d’auteur » constate Claude Brunet. « Robinson c. Cinar : Y aura-t-il appel ? », 1er septembre 2009, disponible en ligne : http://www.droit-inc. com/tiki-read_article.php?articleId=2890 « Ce jugement n’est pas une révolution » selon Ysolde Gendreau, id. 5. « Productions Nilem inc. » est une compagnie privée dont Claude Robinson est administrateur et seul actionnaire. Quelle protection pour les personnages fictifs ? 339 ou « Robinson ») poursuivent Cinar et plusieurs autres défendeurs6 (ci-après conjointement les « défendeurs »), au Canada, pour la violation de droits d’auteur et moraux sur l’œuvre Robinson Curiosité, ainsi qu’en responsabilité civile (pour avoir agi déloyalement et de mauvaise foi). Il importe de préciser à ce sujet que, pour les fins de nos propos, nous concentrerons principalement notre analyse sur les recours intentés en droit d’auteur. Au soutien de ses prétentions, le demandeur soumet que les défendeurs ont eu accès à son œuvre et qu’il existe des similitudes substantielles entre les deux œuvres. Robinson admet toutefois qu’il n’y a pas de reprise de l’histoire, mais plutôt reprise des personnages principaux, de leurs caractères et de certains dessins. Les défendeurs, pour leur part, contestent l’ensemble de ces allégations : le statut d’auteur du demandeur, la titularité de son droit, la reconnaissance de l’œuvre de Robinson au sens de la Loi sur le droit d’auteur7 (ci-après la « Loi »), les similitudes, le plagiat et les dommages réclamés. Dans ces circonstances : qui croire ? Malgré un cadre analytique bien précis, l’affaire repose avant tout sur la preuve, et plus particulièrement sur les témoignages des parties et de leurs experts. Or, à la lecture du jugement, il ressort clairement que la crédibilité des défendeurs a été mise à dure épreuve, le juge Auclair qualifiant notamment leur conduite d’« outrageante, [de] préméditée et [de] délibérée »8. La preuve des défendeurs semble donc avoir été affaiblie. Malgré cet élément en sa faveur, Robinson doit toutefois prouver qu’on a violé ses droits d’auteur. Analysons son parcours. 6. Voir la note 1. 7. L.R.C. 1985, c. C-42 (ci-après la « L.D.A. »). 8. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 1065. Les propos suivants du juge Auclair méritent également d’être cités : – « […] sa théorie de la falsification de son écriture est quasi impossible, voire même loufoque » (par. 343) ; – « […] la cupidité lui a rendu un bien mauvais service » (par. 362) ; – « […] explications tordues » (par. 366) ; – « […] il a le culot de venir déclarer sous serment » (par. 358) ; – « […] le Tribunal croit que la pièce D-263D n’est déposée que pour l’induire en erreur » (par. 359) ; – « […] les défendeurs ont tenté de distraire le Tribunal » (par. 749) et – « Quand la tricherie est la règle, quand on se gargarise d’honneurs – Izard portant fièrement au revers de sa veste l’insigne de la Légion d’honneur à toutes ses présences en Cour – et que le mensonge et les versions contradictoires sont la règle, on ne peut reprocher au demandeur l’importance et l’amplitude de son enquête dans sa recherche de la vérité » (par. 1091). 340 3. Les Cahiers de propriété intellectuelle ANALYSE Pour gagner sa cause, Claude Robinson a le fardeau de prouver les éléments suivants : – sa titularité des droits d’auteur sur l’œuvre revendiquée et l’originalité de celle-ci ; – l’accès à l’œuvre par les défendeurs ; – les similitudes substantielles de son œuvre Robinson Curiosité avec celle de Robinson Sucroë. Si le demandeur franchit ces étapes, les défendeurs doivent, par prépondérance de la preuve, établir que Robinson Sucroë constitue une création indépendante. À défaut de prouver cet élément, la Cour établira alors qu’il y a contrefaçon et déterminera en conséquence les redressements appropriés. 3.1 Titularité et originalité de l’œuvre Pour invoquer la violation d’un droit, il faut d’abord établir qu’on en détient un. Robinson doit donc prouver i) qu’il a créé une œuvre originale au sens de la Loi et ii) qu’il possède toujours les droits sur celle-ci. 3.1.1 Œuvre originale au sens de la Loi Au sujet de l’originalité, la Cour rappelle les critères traditionnels à prendre en considération dans l’examen d’une œuvre, et notamment l’approche globale préconisée par les tribunaux. Ainsi, un tribunal doit « utiliser une approche globale pour déterminer si l’œuvre produite est nouvelle et originale et ne résulte pas d’un simple collage de morceaux épars »9. Après examen, le juge Auclair est d’avis que Robinson Curiosité est une œuvre littéraire composée de différentes œuvres : dramatique par les scénarios, artistique par les dessins et musicale par la chanson-thème. 3.1.2 Titularité des droits d’auteur D’accord, Robinson a créé une œuvre originale au sens de la Loi. Mais il doit encore prouver à la Cour qu’il est bel et bien le titulaire des droits d’auteur sur l’œuvre en cause. Chose facile direz-vous. 9. Production Avanti Ciné Vidéo inc. c. Favreau, [1999] R.J.Q. 1939 (C.A. Qué.), p. 8, cité dans Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 410. Quelle protection pour les personnages fictifs ? 341 Pas tout à fait. Il aura d’abord fallu démêler plusieurs transactions commerciales, conventions entre actionnaires10 et autres documents corporatifs, avant que le juge Auclair ne conclue que Robinson est bel et bien titulaire des droits sur l’œuvre Robinson Curiosité. Première étape franchie. 3.2 Accès à l’œuvre Deuxième étape : prouver que les défendeurs ont eu accès à l’œuvre de Robinson. En effet, selon la Cour, « [p]our réussir son action, le demandeur doit avant tout prouver que les personnes qu’il poursuit en justice ont eu accès à son œuvre ou aux œuvres originales »11. En ce sens, il est établi12 que la preuve de l’accès à une œuvre, sans établir la contrefaçon, fait toutefois présumer plus facilement que le contrefacteur s’est emparé de l’œuvre en cause. À la lumière des témoignages et des autres éléments mis en preuve, le juge Auclair conclut que les défendeurs Micheline Charest et Ronald Weinberg ont eu accès à l’œuvre de Claude Robinson. Il en va de même pour Christophe Izard, qui apparaît comme concepteur original de Robinson Sucroë et producteur exécutif de cette série chez France Animation, et Christian Davin, président directeur général de cette entreprise. 3.3 Similitudes substantielles Troisième étape : prouver l’existence de similitudes substantielles entre les œuvres respectives des parties. 3.3.1 Expertise des défendeurs Les faiblesses au niveau de la preuve des défendeurs ont sans doute permis à Robinson de franchir une étape supplémentaire dans son parcours avec plus de facilité. 10. À cet effet, il est surprenant de constater que le juge Auclair soit d’avis « que l’article 13(4) de la LDA n’exige pas une rétrocession écrite en l’espèce, compte tenu de la volonté clairement exprimée des signataires de la convention d’actionnaires, et ce, à l’égard des effets de l’annulation du contrat entre eux », l’exigence de l’écrit étant une règle de droit substantif. Voir Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 240. 11. Id., par. 226. 12. « In an action for infringement relating to the right to reproduce frequently direct evidence of copying is not available. In such cases the plaintiff must usually prove copying by circumstantial evidence. Evidence consisting of similarity and access to the plaintiff’s work raise an inference of copying. », MCKEOWN (John), Fox on Canadian Law of Copyright and Industrial Designs, 4e éd., (Toronto : Thomson Carswell, 2009, édition à feuilles mobiles), p. 24-54.5 et s. 342 Les Cahiers de propriété intellectuelle En effet, Cinar a notamment13 fait analyser les œuvres en cause par Louise Dansereau, qualifiée d’experte en analyse d’émissions pour enfants. Or, au terme du procès, le juge conclut qu’il ne peut se fier ni à son rapport, ni à son témoignage. La crédibilité de Mme Dansereau est en effet attaquée à deux niveaux précis, à savoir i) l’absence de méthodologie et de rigueur, et ii) une partialité que le juge estime évidente. D’abord, le juge Auclair relève plusieurs erreurs14 dans le rapport de Mme Dansereau et conclut que « la rigueur n’est pas au rendez-vous »15. De plus, il note que le rapport de Louise Danserau a été produit six mois après qu’elle ait visionné les épisodes de Robinson Sucroë, et que rien n’a été fait dans l’intervalle16. Le juge se demande également si Louise Dansereau a bien préparé seule une partie de son rapport. En effet, la Cour constate que plus de 50 % des heures facturées par Mme Dansereau ont été passées en compagnie de l’avocat des défendeurs, soit « presque trois fois plus de temps que ce que Louise Dansereau a facturé pour l’analyse et le visionnage de Sucroë »17. « Quelqu’un d’autre a-t-il préparé ce chapitre ? »18 se questionne le juge. En raison de ces éléments, le juge est d’avis que Mme Dansereau a pris son travail à la légère et ne lui accorde alors aucune crédibilité. Au surplus, la Cour estime que la crédibilité de Louise Dansereau est également entachée en raison de sa « partialité »19, celle-ci 13. La deuxième experte présentée par les défendeurs est Ruth Corbin, experte en « statistic survey evidence and content analysis », dont le témoignage n’a porté que sur la méthodologie utilisée par Monsieur Frigon, l’expert des demandeurs, tel que nous le verrons au point 3.3.2 du présent texte. 14. Parmi les erreurs soulevées par le juge Auclair, citons les suivantes : « a) À la page 3, elle parle de 26 épisodes de 30 minutes alors qu’il s’agit d’épisodes de 22 minutes ; b) Aux pages 5 et 21, quant à Robinson, elle oublie le qualificatif maladroit et colérique alors qu’elle le qualifie comme tel à la page 21, paragraphes 2 et 5 ; c) À la page 5, quant au personnage de Mercredi, elle omet d’écrire qu’il est éduqué alors qu’elle utilise ce qualificatif à la page 11 ; […]. », Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 479. 15. Id., par. 480. 16. « Le rapport Dansereau a été préparé plus de 6 mois après le visionnage des 26 épisodes de 22 minutes, auquel elle a consacré 11 heures, incluant la prise de notes et la manipulation des 26 vidéocassettes. Vraiment, elle travaille vite, Mme Dansereau ! Pourtant, lorsqu’elle révise le dossier à l’ouverture du procès, elle y consacre 13 heures. », id., par. 480. 17. Id., par. 483. 18. Id., par. 494. 19. Id., par. 481-482. Quelle protection pour les personnages fictifs ? 343 ayant connu personnellement le couple Charest-Weinberg20, en plus d’avoir travaillé pour Cinar de 1995 à 1996. Ainsi, la Cour conclut qu’elle ne peut se fier au témoignage de Mme Dansereau, pas plus qu’à son rapport. Mais qu’en est-il de la preuve avancée par le demandeur ? Celle-ci a-t-elle plus convaincu le juge Auclair ? 3.3.2 Expertise du demandeur Le demandeur a présenté deux experts, soit les docteurs i) Frigon et ii) Perraton. 3.3.2.1 Expert Frigon Au sujet de Monsieur Frigon, la Cour note d’abord que celui-ci a été mandaté par la Gendarmerie royale canadienne (ci-après la « G.R.C. »), afin de préparer un rapport d’expertise et d’établir, le cas échéant, des ressemblances entre les deux œuvres en cause. Le demandeur a ensuite retenu cet expert, pour les fins des procédures judiciaires. La méthodologie employée par l’expert Frigon est toutefois mise à rude épreuve, celui-ci ayant développé « une série d’unités d’analyses et de comparaison à partir de la bible originale de Curiosité et de la bible reconstituée de Sucroë, et ce, afin de préparer des grilles d’analyse servant de base aux analyses de comparaison »21. En effet, selon l’expert, il était impossible de comparer objectivement la bible originale à la bible reconstituée ou encore à la série télévisée, et ce, à cause de la grande quantité d’informations. Il a donc développé des condensés tirés de la bible originale qui constituent sa bible « A » pour Robinson Curiosité, et sa bible « B » pour Robinson Sucroë. Aussi, bien que la Cour ne mette pas en doute « la bonne foi et l’honnêteté du Dr Frigon »22, la fiabilité, la validité et la pertinence de sa méthodologie sont cependant remises en question. Le Tribunal retient que […] les résumés de la bible […] reconstruite par le Dr Frigon, et à partir desquels il a préparé ses unités d’analyses étaient d’une troisième génération de l’œuvre 20. « En effet, au début des années 90, elle a été l’une des 50 personnes invitées à une réception au chalet des Charest-Weinberg pour fêter le 40e anniversaire de naissance de ce dernier », Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 483. 21. Id., précitée, note 2, par. 439-440. 22. Id., par. 444. 344 Les Cahiers de propriété intellectuelle originale dont certaines questions et résumés orientaient les réponses, rendant ainsi le questionnaire partial. De ce fait, cela invalidait les réponses. La modification involontaire des éléments comparatifs a pour effet de contaminer les grilles d’analyse et, de ce fait, enlever toute fiabilité aux réponses données rendant le questionnaire partial. Il est impossible d’isoler de nouvelles réponses.23 En conséquence, la Cour décide de ne pas utiliser le rapport de l’expert Frigon. 3.3.2.2 Expert Perraton Le deuxième expert présenté par le demandeur est le Dr Perraton, dont le mandat consiste à répondre à la question suivante : « Existe-t-il entre l’œuvre de Robinson Curiosité et la série Robinson Sucroë des similitudes et des liens ? Et, si oui, de quelle nature sontils ? »24. À cette question, Monsieur Perron répond notamment que : – le personnage central a été repris ; – les autres personnages principaux ont été repris ; – les personnages ont été repris et redoublés ; – les relations entre les personnages ont été reprises ; – l’environnement a été repris ; – d’importants éléments scénaristiques ont été repris ; et – certaines apparences trompeuses ont rendu moins perceptibles les similitudes de la forme intelligible, tels que le changement d’époque, la construction des noms, les titres des épisodes et l’ajout de personnages. « On comprendra qu’avec une telle conclusion, les procureurs des défendeurs tirent à boulets rouges sur le Dr Perraton. »25. En effet, les défendeurs invoquent notamment la partialité de l’expert Perraton, ce que la Cour rejette d’emblée. Les défendeurs reprochent également à Monsieur Perraton de ne pas avoir analysé 23. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 450-452. 24. Id., précitée, note 2, par. 453. 25. Id., par. 458. Quelle protection pour les personnages fictifs ? 345 les différences entre les deux œuvres. À cet argument, la Cour, sous la plume du juge Auclair, rétorque que l’expert Perraton a été clair et précis sur cet aspect et qu’il a répondu dans les limites de son mandat : « [l]a stratégie des défendeurs est évidente : améliorer leur position en faisant faire le travail par l’expert du demandeur. Est-ce une reconnaissance de la faiblesse du rapport de leur propre expert, Mme Dansereau ? »26. Les défendeurs allèguent ensuite certaines inexactitudes qui se sont glissées dans le rapport de l’expert27, l’absence de priorisation entre les similitudes et de définition de l’œuvre du demandeur, ainsi que la déficience de la méthodologie employée par l’expert Perraton. La Cour considère toutefois que l’expertise de Monsieur Perraton constitue « une étude réfléchie, sérieuse quoique contenant certaines erreurs mineures »28. Au surplus, la Cour est d’avis que les reproches adressés par les défendeurs « sont des remarques adressées à son intention pour lui signaler les réserves dont il devra tenir compte dans l’appréciation du rapport »29. Par conséquent, le juge Auclair décide que le rapport en cause est suffisamment fiable et crédible pour être recevable en preuve. Ainsi, au soutien de son examen des similitudes substantielles entre les œuvres en cause, la Cour ne dispose que du rapport de l’expert Perraton, les autres expertises ayant été rejetées ou ne portant pas sur cet aspect. 3.3.3 Similitude substantielle : la comparaison des œuvres Le demandeur ayant admis que les défendeurs n’ont pas repris l’histoire, mais plutôt les personnages, leurs caractères et certains dessins, l’examen du juge porte sur ces éléments. Dans un premier temps, la Cour, citant Hélène Messier30, rappelle les principes juridiques applicables à la protection des personnages. Elle explique ainsi que la jurisprudence établit une distinction entre la protection accordée i) aux personnages fictifs 26. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 463. 27. À titre d’exemple, M. Perraton a utilisé l’illustration d’un parc thématique au lieu de prendre le dessin de l’Île Curieuse, ce qui l’a amené à comparer les deux îles erronément. 28. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 469. 29. Id., par. 468. 30. MESSIER (Hélène), « Jean-Paul, Rémi, Bella, Blanche… et une, une souris verte », (1994), 7 Cahiers de propriété intellectuelle 219, 220, citée dans id., par. 504. 346 Les Cahiers de propriété intellectuelle représentés graphiquement ou sous une forme sculpturale et ii) ceux issus d’une œuvre littéraire. 3.3.3.1 Personnages fictifs représentés graphiquement ou sous une forme sculpturale D’une part, la Cour rappelle que les personnages fictifs représentés graphiquement ou sous forme de sculptures se qualifient généralement d’« œuvres artistiques » au sens de la Loi et peuvent bénéficier de la protection législative. La Cour ajoute que, dans l’évaluation des similitudes substantielles entre de tels personnages fictifs, il suffit de « [c]omparer visuellement le modèle original avec la reproduction qui en a été faite […]. [Le Tribunal] s’attardera sur la ressemblance entre le produit dérivé et l’œuvre originale. « The test is purely visual. » ».31 3.3.3.2 Personnages issus d’une œuvre littéraire D’autre part, au sujet des personnages fictifs issus d’une œuvre littéraire, la Cour précise que ces derniers peuvent, sous réserve de certaines conditions, bénéficier de la protection de la Loi : « [o]n doit préalablement établir que le personnage reproduit est inclus dans une œuvre littéraire protégée par la Loi et qu’il constitue une partie importante de l’œuvre originale au sens de l’article 3 [de la Loi] »32. Ainsi, la Cour doit s’assurer que le personnage en cause occupe une place prépondérante dans l’œuvre littéraire. Reprenant les propos d’Hélène Messier, le juge Auclair précise ensuite que, pour établir une contrefaçon, le demandeur devra également démontrer que son personnage est particulièrement défini et qu’il existe une similitude substantielle entre celui-ci et sa reproduction : Pour qu’on puisse comparer l’original et le personnage qui en dérive, il faut que le premier soit suffisamment développé. Si seulement les caractéristiques générales du personnage ont été reprises, les juges auront tendance à rejeter l’action en s’appuyant sur la théorie de l’universalité des idées. Plus l’auteur aura défini ses personnages, plus il s’éloignera des stéréotypes généraux en introduisant de la nouveauté dans ses personnages, plus il lui sera facile de prouver la contrefaçon. […]. Le demandeur aura évidemment plus de facilité à établir 31. MESSIER, loc. cit., note 30. 32. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 505. Quelle protection pour les personnages fictifs ? 347 sa preuve si plusieurs éléments propres au personnage sont repris : ses expressions, ses manies, son apparence, son nom, ses caractéristiques psychologiques... On devra ultimement convaincre le juge qu’un individu « ordinaire », un profane, reconnaîtrait dans l’œuvre dérivée un sous-produit de l’œuvre originale. Il ne s’agit pas ici d’une vague ressemblance mais d’une similarité certaine. »33 [Les italiques sont nôtres.] 3.3.3.3 Application des principes aux faits Faisant référence aux principes applicables aux personnages issus d’œuvres littéraires, la Cour compare alors les similitudes existant entre les personnages présents dans Robinson Curiosité et Robinson Sucroë. Elle s’appuie alors sur divers témoignages confirmant la ressemblance graphique des deux personnages principaux et poursuit avec une comparaison de leurs caractères. La Cour entreprend une démarche similaire avec certains personnages secondaires. Au terme de son examen, le juge Auclair conclut que les personnages analysés ont été reproduits de façon substantielle dans Robinson Sucroë. Les exemples suivants illustrent les conclusions (parfois surprenantes) de la Cour : 3.3.3.4 Similitudes graphiques des personnages principaux En comparant les ressemblances graphiques de ces deux personnages, la Cour précise que : Sucroë et Curiosité sont de stature moyenne et ont le même âge. Sucroë porte des monocles alors que Curiosité porte des lunettes rondes. Leur nez est arrondi. Quant aux oreilles, celles de Curiosité sont plus grandes que celles de Sucroë. Ils portent tous deux un chapeau. Sucroë a une barbe hirsute alors que celle de Curiosité est taillée.34 33. MESSIER, loc. cit., note 30. 34. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 508. 348 Les Cahiers de propriété intellectuelle Quant aux traits de caractère, le juge Auclair énonce les similitudes suivantes entre les deux personnages. Entre autres, ils sont tous deux boudeurs, enfantins, lunatiques, maladroits, naïfs, polyvalents, désordonnés, curieux, tendres à leurs heures, parfois colériques et impatients envers les autres, ainsi que généreux. Sur la base de ces comparaisons, la Cour conclut à une similitude substantielle entre les deux personnages principaux. Le juge Auclair poursuit ensuite une analyse des similitudes substantielles entre les personnages secondaires, laquelle est essentiellement, voire exclusivement, basée sur les traits de caractère desdits personnages. Pourtant, il est reconnu que « si seulement les caractéristiques générales du personnage ont été reprises, les juges auront tendance à rejeter l’action en s’appuyant sur la théorie de l’universalité des idées »35. Certes, l’examen peut porter sur les traits de caractère d’un personnage, mais celui-ci doit alors occuper une place importante dans l’œuvre originale, en plus d’être suffisamment développé et distinctif36. Or, les personnages secondaires n’ont pas fait l’objet d’une telle qualification, en l’espèce. Nous croyons donc que c’est sur la base i) de sa conclusion relative aux similitudes substantielles entre les personnages principaux et ii) celle au sujet de l’accès aux œuvres, que le juge Auclair a conclu à l’existence de similitudes substantielles entre les personnages secondaires, et ce, en se basant principalement sur leurs traits de caractère. Les exemples suivants illustrent ces propos : 3.3.3.5 Similitudes des personnages secondaires : le cas de Paresseux et Dimanchemidi 35. MESSIER, loc. cit., note 30. 36. Id. Quelle protection pour les personnages fictifs ? 349 En se basant sur leurs caractères respectifs, la Cour conclut que, malgré leurs apparences différentes, les personnages ci-dessus ont des similitudes substantielles. Les deux personnages luttent en effet contre le sommeil, dorment fréquemment et sont tous deux paresseux. 3.3.3.6 Similitudes des personnages secondaires : le cas de Boum Boum et Duresoirée alias Hildegarde Van Boum Boum Quant à la comparaison des deux personnages suivants, le juge constate d’abord que, bien que les deux personnages soient physiquement gros, l’un est un animal, alors que l’autre est un être humain. Malgré cette évidence, il n’écarte pas pour autant la possibilité de similitudes substantielles entre ces deux personnages : Ainsi, poursuivant son analyse, le juge trouve étonnant qu’Hildegarde Van Boum Boum porte le même nom que celui de deux des personnages de Claude Robinson dans Robinson Curiosité, soit « Gertrude » et « Boum Boum ». Malgré quelques tentatives, les défendeurs n’arrivent toutefois pas à justifier cette étrange similitude. Le personnage Boum Boum est au cœur d’un autre élément de preuve particulier. En effet, dans la description de ce personnage, Claude Robinson traitait d’un « pachiderme ». Or, un personnage semblable de Robinson Sucroë est non seulement décrit en ces termes, mais le texte reprend également la faute d’orthographe de Claude Robinson (pachiderme au lieu de pachyderme). Nous croyons que la Cour s’est ici basée sur la décision Beauchemin c. Cadieux, dans laquelle il a été établi que la « reproduction of mistakes taken from the original work may constitute proof of copying »37. Il semble donc que cet élément, qui tend à confirmer l’accès à l’œuvre de Robinson, tend également à établir l’existence de similitudes substantielles entre les personnages étudiés. 37. Beauchemin c. Cadieux (1900), 10 B.R. 255, citée dans RICHARD (Hugues G.) et al., Canadian Copyright Act Annotated, (Toronto : Thomson Carswell, 2003, édition à feuilles mobiles), p. 27-8. 350 Les Cahiers de propriété intellectuelle Quoi qu’il en soit, la Cour conclut que les personnages en cause présentent des similitudes substantielles. 3.3.4 Similitudes à écarter S’appuyant sur l’auteur McKeow38, les défendeurs plaident alors que les similitudes fortuites suivantes doivent être écartées : – les similitudes qui résultent d’une source d’inspiration commune ; – les similitudes résultant de techniques artistiques ; – les similitudes propres aux émissions pour enfants ; – les similitudes communes avec les œuvres originales de Christophe Izard ; et – les similitudes entre les personnages résultant de traits de caractère généraux. La Cour rejette cependant cet argument, au motif que, dans le cas où le lien de causalité (l’accès aux œuvres) ou des similitudes objectives existent, la défense de coïncidence doit être écartée39. 3.3.5 Différences Les défendeurs plaident ensuite qu’il existe des différences importantes entre les deux œuvres, afin de conclure à l’absence de similitudes substantielles. La Cour cite alors notamment les auteurs Richard et Carrière, ainsi que le professeur français Gauthier, selon lesquels : In order to determine if a partial copy is an « infringing copy », one need not look at the percentage or quantity of an original work which has been copied, but rather examine the qualitative aspect when comparing the second work to the original one. This assessment must be made by examining the essential feature of the presumably copied work in order to determine if it is found in the second work […]. The question to be resolved 38. « Similarity between two works may be merely a matter of coincidence or may be due to both having been derived from a common source or sources. In the absence of an objective similarity and causal connection mere similarity between two works does not constitute infringement. », McKEOWN (John), Fox on Canadian Law of Copyright and Industrial Designs, 4e ed., (Toronto : Thomson Carswell, 2007), p. 21-36, cité dans Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 651. 39. Id., par. 652. Quelle protection pour les personnages fictifs ? 351 is not whether the copy constitutes a substantial part of the infringer’s work but rather whether the copy is a substantial part, in quantity or quality, of the copyright owner’s work. »40 [Les italiques sont nôtres.] Pour toutes ces œuvres [secteurs scientifique, artistiques, plastique], les défendeurs/prévenus font plaider leurs avocats sur les différences existant entre les deux œuvres. La réponse des juges est invariablement la suivante : la contrefaçon s’apprécie d’abord par le groupement et l’addition des points de ressemblance, après quoi, l’on passera aux différences. Si celles-ci ne détruisent pas l’impression d’ensemble de démarquage, la condamnation s’ensuivra. De ce point de vue, elles ont souvent pour but de masquer l’intention de fraude.41 [Les italiques sont nôtres.] S’appuyant sur ces références doctrinales, la Cour rejette alors les prétentions des défendeurs : « [q]ue le chapeau, la barbe ou les oreilles soient légèrement différents ne change rien, puisqu’il ne s’agit que de maquillage et de déguisement ayant pour objectif de confondre un observateur » (nos italiques)42. 3.3.6 Conclusion sur les similitudes substantielles Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que les personnages et le caractère de certains d’entre eux ont été reproduits de façon substantielle dans Robinson Sucroë. En effet, la Cour estime que : 1. La reproduction substantielle s’apprécie davantage sous un angle qualificatif que quantitatif ; 2. Les ressemblances entre les œuvres ne sont pas fortuites, mais découlent plutôt du fait que les défendeurs ont eu accès à l’œuvre de Robinson, ce qui autorise la Cour à prendre en considération des similitudes ayant pu autrement être qualifiées de coïncidences ; 3. Les différences présentées par les défendeurs constituent essentiellement une « imitation déguisée » de l’œuvre de 40. RICHARD (Hugues G.) et al., Canadian Copyright Act Annotated, (Toronto : Thomson Carswell, 1993, édition à feuilles mobiles), p. 2-322.3 et s., cité dans Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 666. 41. GAUTIER (Pierre Yves), Propriété littéraire et artistique, 6e édition, (Paris : Presses universitaires de France, 2007), par. 754, cité dans Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 669. 42. Id., par. 676. 352 Les Cahiers de propriété intellectuelle Robinson, acte sanctionné par la Loi et la jurisprudence canadienne43. 3.4 Création indépendante Cette conclusion de la Cour relative aux similitudes substantielles des deux œuvres crée une présomption de contrefaçon, les défendeurs devant désormais prouver de façon prépondérante que Robinson Sucroë résulte d’une création indépendante. À ce stade de son analyse, le juge remarque que les défendeurs n’ont fait témoigner aucun concepteur graphique ou dessinateur, à l’exception d’un seul qui n’a produit aucun dessin original. De même, aucun des défendeurs n’a conservé les dessins originaux de Robinson Sucroë et aucune description écrite des personnages n’a été déposée en preuve. La Cour conclut conséquemment que les défendeurs ne se sont pas déchargés de leur fardeau de preuve afin d’établir une création graphique indépendante : « Il n’y a pas de hasard en l’instance. Les défendeurs ont tenté par tous les moyens possibles de cacher la vérité. Les défendeurs ne se sont pas déchargés de leur fardeau de preuve quant à cet aspect majeur de la cause qu’est la création graphique indépendante. »44. 3.5 Conclusion de la Cour et mesures de réparation La Cour conclut conséquemment que les défendeurs Charest, Weinberg, CINAR, Izard, Davin et France Animation ont violé les droits d’auteur, mais non les droits moraux de Claude Robinson. Au sujet des droits moraux, le demandeur réclame la somme de 250 000 $ sous ce chef, en vertu de la Loi. D’abord, au sujet du droit de paternité, le juge Auclair estime que la reconnaissance que le demandeur désire obtenir par cette réclamation n’est pas judicieuse, 43. « Contrefaçon : À l’égard d’une œuvre sur laquelle existe un droit d’auteur, toute reproduction, y compris l’imitation déguisée, qui a été faite contrairement à la présente loi ou qui a fait l’objet d’un acte contraire à la présente loi. » (Les italiques sont nôtres), L.D.A, précitée, note 7, art. 2. Voir également : « […] It would still be a colourable imitation even though the copied work showed some differences from the original, once these differences, rather than constituting a new creation, indicate a preoccupation on the part of the copier with changing the original work in order to deceive the public and escape penal sanction. », Bouchet c. Kyriacopoulos, (1964), 45 C.P.R. 266 (C. d’É.), p. 279, cité dans GILKER (Stéphane), « Principes généraux du droit d’auteur », Congrès du Barreau (Cowansville : Blais, 2009), p. 89. 44. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 752. Quelle protection pour les personnages fictifs ? 353 « compte tenu qu’il est en désaccord avec l’œuvre produite et, deuxièmement, qu’il a obtenu une reconnaissance face au public des erreurs et des agissements des défendeurs. Il demeure toujours que Sucroë n’est pas le produit auquel il veut s’associer »45. Ensuite, quant au droit à l’intégrité de l’œuvre, la Cour est d’avis qu’aucune violation n’a été établie, car le demandeur n’a pas rempli son fardeau de preuve. La Cour retient ensuite que CINAR, Charest et Weinberg ont commis une faute grave entraînant leur responsabilité civile selon le Code civil du Québec46 pour avoir manqué à leur obligation de loyauté envers le demandeur, ce dernier leur ayant donné mandat d’entreprendre des démarches aux États-Unis pour produire sa série47 : CINAR avait l’obligation de remettre tout le matériel au demandeur sans en faire de copie. Elle ne pouvait pas l’utiliser ou le proposer à d’autres car elle n’était que le gardien de ces documents aux fins de promotion de Curiosité et de recommandations à ses propriétaires. Elle ne pouvait pas non plus l’utiliser pour servir de base à une copie éventuelle.48 Aussi, à ce stade de l’analyse, la Cour analyse les mesures de réparation appropriées à ce cas d’espèce. 3.5.1 Ordonnance de remise D’abord, le demandeur réclame la possession de l’œuvre Robinson Sucroë en s’appuyant sur l’article 38.1 de la Loi49. Pour leur part, les défendeurs répliquent à cet argument que la musique, les paroles des chansons, la trame dramatique de Robinson Sucroë sont différents de ceux de Robinson Curiosité et que, même si le demandeur récupérait les copies de son œuvre, plusieurs autres droits d’auteur subsisteraient. Par conséquent, les défendeurs proposent de remettre 45. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 948 et 949. 46. L.Q., 1991, c. 64. 47. Selon un contrat intervenu entre le demandeur et CINAR, cette dernière offrait de fournir les services suivants : – démarcher le projet de Curiosité auprès du marché américain ; – effectuer une analyse du projet et faire des recommandations ; – effectuer certains sondages auprès des gros joueurs aux États-Unis ; et – coordonner la production. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 871. 48. Id., par. 894. 49. « Le titulaire du droit d’auteur peut, comme s’il en était propriétaire, recouvrer la possession de tous les exemplaires contrefaits de l’œuvre ou de tous autres objets de ce droit d’auteur et de toutes les planches qui ont servi ou qui sont destinées à servir à la confection de ces exemplaires. », L.D.A., précitée, note 7, art. 38.1. 354 Les Cahiers de propriété intellectuelle au demandeur, sous serment, dans les trente jours suivant le jugement, tous les exemplaires de Robinson Sucroë, afin qu’il procède à leur destruction dans les quinze jours de la remise. La Cour accepte cette alternative à la reprise de possession des œuvres contrefaites, mais substitue un délai de soixante jours au délai suggéré : Cela permettra au demandeur, s’il le désire, d’organiser une fête privée pour leur destruction et ainsi mettre fin à son cauchemar. Il pourra saisir cette occasion pour tourner la page, retrouver la joie de vivre et rendre heureux ses proches, eux qui ont beaucoup souffert avec lui au cours des treize dernières années.50 3.5.2 Reddition de comptes Ensuite, le demandeur réclame, à la discrétion de la Cour, une proportion des profits réalisés par les défendeurs qui ont commis la violation et ce, en vertu du paragraphe 34(1) de la Loi51. De leur côté, les défendeurs sont d’avis que la Cour n’a pas à calculer les profits, mais qu’elle doit plutôt accorder une reddition de comptes conformément à l’article 532 du Code de procédure civile, selon lequel « [l]e jugement qui ordonne de rendre compte doit fixer le délai pour ce faire »52. Le juge Auclair est d’avis que les défendeurs recherchent en fait une scission de l’instance ou, à tout le moins, que la Cour accorde la reddition de comptes afin d’établir le montant exact des profits. La Cour note cependant que la procédure de reddition de comptes prévue au Code de procédure civile est un processus lent, « puisqu’elle ouvre la porte à un second procès, car à la suite du dépôt des comptes par les défendeurs, leur contestation se fait de la même manière que la contestation d’une action ordinaire »53. Or, le juge Auclair constate que les parties se sont affrontées âprement depuis presque quatorze ans. S’appuyant sur le principe de 50. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 916. 51. « En cas de violation d’un droit d’auteur, le titulaire du droit est admis, sous réserve des autres dispositions de la présente loi, à exercer tous les recours — en vue notamment d’une injonction, de dommages-intérêts, d’une reddition de compte ou d’une remise — que la loi accorde ou peut accorder pour la violation d’un droit », L.D.A., précitée, note 7, par. 34(1). 52. L.R.Q. c. C-25, art. 532. 53. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 930. Quelle protection pour les personnages fictifs ? 355 la proportionnalité énoncé aux articles 4.1 et 4.2 du Code de procédure civile, le juge estime alors qu’« il n’est pas dans l’intérêt de la justice ni des parties de les retourner dans un débat, la procédure prévue aux articles 532 et suivants C.p.c. étant lourde »54. La Cour rejette ainsi les prétentions des défendeurs55. 3.5.3 Dommages Finalement, la Cour condamne les défendeurs conjointement et solidairement au paiement de dommages s’élevant à plus de 4,6 millions de dollars. Cette somme est scindée en trois parties, soit i) les dommages pour préjudice moral, ii) les dommages économiques en vertu de la Loi et iii) les dommages exemplaires. 3.5.3.1 Dommages pour préjudice moral D’abord, le demandeur réclame la somme de 500 000 $ à titre de dommages moraux et s’appuie sur les propos suivants de l’auteur Tamaro : Sometimes there is non-financial harm suffered by the copyright owner which must be compensated. […]. The Act protects not only the exclusive rights in the work (s.3), but also rights regarding the author’s personality, notably his reputation. […]. Whether the remedy be of common law or civil law origin, it may be applied in matters of copyright. The wording of the section seems to leave the door open to the application of all remedies existing in provincial law which are not specifically prohibited in federal law.56 Ainsi, le demandeur se base sur le concept civiliste de dommages moraux. « Par dommages moraux, on entend généralement le préjudice subi par une personne suite à une atteinte à l’intégrité 54. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2. 55. « Bien sûr, le Tribunal pourrait ordonner une reddition de compte qui ferait bien l’affaire des défendeurs. Une telle décision entraînerait des délais additionnels injustifiés. Les défendeurs ont choisi de ne pas faire entendre de témoin sur ce point litigieux. Peut-être ont-ils craint d’avoir à révéler en contrepartie l’ensemble de tous les revenus ? Ils ont préféré se satisfaire des revenus déclarés et ajouter une contestation sur la portion des revenus dont nous discuterons plus loin. Le Tribunal, exerçant sa discrétion judiciaire, rejettera cette conclusion. », id., par. 932 et 933. 56. TAMARO (Normand), The 2009 Annotated Copyright Act, (Toronto : Thomson Carswell, 2009), p. 645, 581 et 583, cité dans Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 959. 356 Les Cahiers de propriété intellectuelle et à la dignité de la personne, à sa vie privée, à sa réputation, à son honneur et à son droit à l’anonymat. »57. Sur la base de ce principe, le demandeur allègue que la découverte du plagiat a eu un impact sévère sur sa capacité fonctionnelle, ainsi que sur ses activités intellectuelles et sociales. La preuve démontre d’ailleurs que, de nature créative et passionnée, Claude Robinson est devenu dépressif et a perdu confiance en lui. Face à ces prétentions, les défendeurs tentent de minimiser l’impact psychologique des événements sur le demandeur, alléguant « qu’il exagère puisqu’il a refusé de suivre le traitement approprié. Ils invoquent qu’il s’agit d’un refus de mitiger ses dommages »58. Pourtant, en appliquant la « théorie du crâne fragile » (ou la « règle de la vulnérabilité »)59, le juge Auclair estime que les dommages subis doivent être compensés entièrement, peu importe que la victime ait subi des dommages plus importants qu’une autre personne. Une fois ce principe établi, la Cour se penche sur le quantum des dommages moraux. S’appuyant sur des décisions en matière de diffamation60, la Cour accorde une indemnité de 400 000 $ à Claude 57. Société Radio-Canada c. Gilles E. Néron Communication Marketing inc., [2002] R.J.Q. 2639 (C.A. Qué.), par. 98. 58. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 974. 59. « [L]a règle de la vulnérabilité de la victime, qui repose sur le principe assez simple que l’auteur du délit est responsable des dommages subis par le demandeur, même s’ils sont d’une gravité imprévue en raison d’une prédisposition. L’auteur du délit doit prendre sa victime comme elle est, et il est donc responsable même si le préjudice subi par le demandeur est plus considérable que si la victime avait été une personne ordinaire. », Athey c. Leonati, [1996] 3 R.C.S. 458, citée dans Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 972. « Cette théorie est basée sur le concept de restitutio in integrum, dont nous avons déjà traité. Étant donné l’application claire du principe de réparation intégrale du préjudice en matière de dommages non pécuniaires, il va de soi que la théorie du crâne fragile s’applique autant à l’égard de ces dommages. » (les italiques sont nôtres), LEHOUX (Jean-François), Pour une approche plus méthodique des dommages psychologiques non pécuniaires dans Service de la formation continue du Barreau du Québec, 2006 EYB 2006DEV1213, cité dans D.S. c. Giguère, 2007 QCCQ 3847, par. 55. 60. Fillion c. Chiasson, [2007] R.J.Q. 867 (C.A. Qué.). Dans cette affaire, la Cour d’appel du Québec avait alloué une somme de 100 000 $ à titre de dommages moraux. Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130. Dans cet arrêt, la Cour suprême a accordé une somme de 300 000 $ à un substitut du Procureur général pour atteinte à sa réputation et diffamation par des allégations non fondées d’abus de confiance criminelles. Société Radio-Canada c. Gilles E. Néron Communication Marketing inc., précitée, note 57. Dans cette décision, la Cour d’appel du Québec avait attribué 300 000 $ à titre de dommages moraux, dans le cadre d’un recours en diffamation. Quelle protection pour les personnages fictifs ? 357 Robinson. Elle actualise61 ainsi le « seuil »62 de 300 000 $ établi par la Cour suprême, dans l’arrêt Hill63, du fait que 14 ans se sont écoulés depuis le début de la saga judiciaire et que « nous sommes dans un cas de viol »64. L’octroi même de ces dommages peut surprendre à première vue. En effet, bien que des dommages moraux soient occasionnellement octroyés en matière de droit d’auteur, ceux-ci sont généralement soulevés en matière d’atteinte à la réputation de l’auteur (et présumément de violation des droits moraux de ce dernier)65. Or, en l’espèce, la Cour a rejeté la requête des demandeurs en matière de violation de droits moraux. De plus, la preuve ne révèle pas une atteinte à la réputation de Robinson, mais plutôt une atteinte personnelle, décrite comme étant un « viol »66. Certes, l’arrêt Hill sur lequel s’est appuyé le juge en l’espèce « semble maintenant faire autorité en matière d’évaluation de préjudice moral dans les cas où il y a eu atteinte à la réputation « et à la vie privée » (les italiques sont nôtres)67. Toutefois, les décisions en matière de droit d’auteur ne semblent pas, à notre connaissance, avoir octroyé de tels dommages dans des circonstances autres que celles d’atteintes à la réputation de l’auteur (telles qu’une atteinte à la vie privée de l’auteur)68. 61. Ter Neuzen c. Korn, [1995] 3 R.C.S. 674. 62. Il ne s’agit pas d’un « plafond », puisque, dans un arrêt unanime de la Cour suprême, le plus haut tribunal du pays rejette catégoriquement la fixation d’un plafond en matière d’atteinte à la réputation : « [o]n ne devrait imposer aucun maximum aux dommages-intérêts accordés en matière de diffamation. », Hill c. Église de scientologie, précitée, note 60. 63. Id. 64. « En l’espèce, nous sommes devant un viol si on considère la relation très personnelle qui existe entre le personnage de Curiosité et le demandeur, son lien de paternité étant directement inspiré de sa vie, de sa famille et de ses proches et de l’intimité avec le personnage principal dans la mesure où celui-ci a été inspiré de sa propre personne, tant par son caractère que par ses attributs physiques et son patronyme. », Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 991. 65. Citant la décision Joubert c. Géracimo (1916), 26 B.R. 97, Tamaro explique que « [t]hus, the Quebec Superior Court, applying Quebec civil law notions to copyright, has held that two co-authors’ refusal to recognize another co-author’s contribution to the creation of a work constituted a “prejudice to his reputation” and accorded damages under this head ». Voir TAMARO (Normand), The 2010 Annotated Copyright Act (Toronto : Thomson Carswell, 2010), p. 600. 66. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 991. 67. Société Radio-Canada c. Gilles E. Néron Communication Marketing inc., précitée, note 57, par. 98. 68. À titre d’exemple, les décisions citées dans l’ouvrage The 2010 Annotated Copyright Act, traitent uniquement d’atteinte à la réputation de l’auteur. Voir TAMARO, op. cit., note 65, p. 600 et s. 358 Les Cahiers de propriété intellectuelle Les faits uniques en l’espèce pourraient cependant justifier l’octroi d’une telle somme sous ce chef. En pareilles circonstances, McKeown souligne que « [m]alovence or spite, or the manner of committing the wrong, may be as such as to injure the plaintiff ’s feelings of dignity and pride. These are matters which can be taken into account in assessing appropriate compensation »69. Les propos de l’auteur visent cependant les dommages exemplaires et non les dommages moraux, lesquels ont également été accordés, tel que nous le verrons plus loin. 3.5.3.2 Dommages économiques en vertu de la Loi Une somme de 607 000 $, soit l’équivalent de ce que les « créateurs » de Robinson Sucroë avaient reçu à titre de salaires, ainsi qu’une indemnité de 1 716 804 $ pour perte de profits ont également été accordées au demandeur. La Cour souligne à cet effet que la Loi reconnaît le droit à une telle double réclamation : « [n]on seulement, [le demandeur] a-t-il droit à compensation pour les dommages causés à son œuvre propre et à lui-même mais en plus, […] il a aussi droit aux profits […] réalisés par le contrefacteur suite à son exploitation illicite des œuvres contrefaites. »70. 3.5.3.3 Dommages exemplaires Le juge Auclair condamne par la suite les défendeurs à payer des dommages exemplaires d’un million de dollars, afin de sanctionner leur comportement. Pour justifier une telle indemnité, le juge Auclair indique que les circonstances sont exceptionnelles, les défendeurs ayant eu, selon lui, une conduite immorale et illégale : « leur conduite [étant] basée sur la tricherie, le mensonge et la malhonnêteté »71. Le juge considère également le fait que les défendeurs aient voulu tromper la Cour, qu’ils aient menti, fait de fausses déclarations et que leurs tentatives pour dissimuler leurs actes lors du procès sont outrageantes, préméditées et délibérées72. 69. McKEOWN (John), Fox on Canadian Law of Copyright and Industrial Designs, 3e ed., (Toronto : Thomson Carswell, 2000), p. 655. 70. Robinson c. Les films CINAR inc., C.S. Montréal, 500-05-021498-967, 26 novembre 1998, citée dans Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 607. 71. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 1061. 72. Id., par. 1065. Quelle protection pour les personnages fictifs ? 359 Aussi, pour fixer le montant des dommages exemplaires, le juge Auclair se fonde sur l’arrêt de principe Whiten c. Pilot Insurance Co.73, dans lequel le plus haut tribunal du pays avait accordé un million de dollars à titre de dommages exemplaires, afin de dissuader les défendeurs dont la conduite était « exceptionnellement répréhensible »74. Dans la même veine, le juge Auclair précise vouloir envoyer un message clair à ceux qu’il surnomme les « bandits à cravate ou à jupon » : « [l]’objectif de l’octroi de dommages punitifs […] est de prévenir des cas semblables et de punir ces bandits à cravate ou à jupon, afin de les décourager de répéter leur stratagème et de sanctionner leur conduite scandaleuse, infâme et immorale »75. Pour ces raisons, le juge Auclair condamne les défendeurs à payer la somme d’un million de dollars à Robinson, à titre de dommages exemplaires. 73. [2002] 1 R.C.S. 595. La Cour suprême du Canada avait établi les lignes directrices suivantes en matière de dommages exemplaires, dans cet arrêt de principe : « (1) Les dommages-intérêts punitifs sont vraiment l’exception et non la règle. (2) Ils sont accordés seulement si le défendeur a une conduite malveillante, arbitraire ou extrêmement répréhensible qui déroge nettement aux normes ordinaires de bonne conduite. (3) Lorsqu’ils sont accordés, leur quantum doit être raisonnablement proportionné, eu égard à des facteurs comme le préjudice causé, la gravité de la conduite répréhensible, la vulnérabilité relative du demandeur et les avantages ou bénéfices tirés par le défendeur, (4) ainsi qu’aux autres amendes ou sanctions infligées à ce dernier par suite de la conduite répréhensible en cause. (5) En règle générale, des dommages-intérêts punitifs sont accordés seulement lorsque la conduite répréhensible resterait autrement impunie ou lorsque les autres sanctions ne permettent pas ou ne permettraient probablement pas de réaliser les objectifs de châtiment, dissuasion et dénonciation. (6) L’objectif de ces dommages-intérêts n’est pas d’indemniser le demandeur, mais (7) de punir le défendeur comme il le mérite (châtiment), de le décourager – lui et autrui – d’agir ainsi à l’avenir (dissuasion) et d’exprimer la condamnation de l’ensemble de la collectivité à l’égard des évènements (dénonciation). (8) Ils sont accordés seulement lorsque les dommages-intérêts compensatoires, qui ont dans une certaine mesure un caractère punitif, ne permettent pas de réaliser ces objectifs. (9) Leur quantum ne doit pas dépasser la somme nécessaire pour réaliser rationnellement leur objectif. (10) Bien que l’État soit généralement le bénéficiaire des amendes ou sanctions infligées pour cause de conduite répréhensible, les dommages-intérêts punitifs constituent pour le demandeur un « profit inattendu » qui s’ajoute aux dommagesintérêts compensatoires. (11) Dans notre système de justice, les juges et les jurys estiment que les dommages-intérêts punitifs modérés sont généralement suffisants, puisqu’ils entraînent inévitablement une stigmatisation sociale », id., par. 94. 74. Id., par. 32, cité dans Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 1072. 75. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 1066. 360 Les Cahiers de propriété intellectuelle L’octroi de tels dommages constitue certainement l’un des aspects les plus intéressants de la décision du juge Auclair, compte tenu du fait que la jurisprudence (fédérale, canadienne et québécoise) accorde rarement des dommages, punitifs ou exemplaires, en la matière. Et il est d’autant plus surprenant au Québec, puisque : [s]’il reste de pratique de demander de tels dommages punitifs ou exemplaires dans les procédures, il faut seulement marquer d’une sérieuse réserve la juridiction des cours civiles du Québec pour l’attribution de dommages de ce type, puisqu’en droit civil les dommages exemplaires n’existent pas. Une analyse des quelques décisions québécoises où de tels dommages ont été octroyés donne à penser que ce qui a été qualifié d’exemplaire était, dans quelques cas, improprement nommé et se qualifiait plutôt comme dommages « nominaux » ou « moraux », car s’y apparentant.76 En l’espèce, la conduite des défendeurs semble justifier l’octroi de dommages exemplaires. Le montant de ces derniers, par contre, sera peut-être jugé excessif en appel (voir la section 4) et réduit à un montant jugé « proportionnel au préjudice, réel ou potentiel, souffert par le demandeur dans la situation particulière, ce qui veut dire qu’il faut éviter que le demandeur ne tire un avantage financier excessif en raison de la conduite répréhensible du défendeur »77. 3.5.4 Frais extrajudiciaires Finalement, le juge condamne solidairement les défendeurs au remboursement d’honoraires extrajudiciaires, précisant, de manière assez étonnante, qu’une telle indemnité est fondée sur le paragraphe 34(2) de la Loi. En effet, selon les termes du paragraphe 34(2) de la Loi : Le tribunal, saisi d’un recours en violation des droits moraux, peut accorder à l’auteur ou au titulaire des droits moraux visé au paragraphe 14.2(2) ou (3), selon le cas, les réparations qu’il pourrait accorder, par voie d’injonction, de dommages-intérêts, de reddition de compte, de remise ou autrement, et que la 76. CARRIÈRE (Laurent), « Recours civils en matière de violation de droits d’auteurs au Canada » (1996), 85 Revue de droit intellectuel - L’ingénieur conseil 218, disponible en ligne : http://www.robic.ca/publications/Pdf/272-LC.pdf. 77. BEAULAC (Stéphane), « Les dommages-intérêts punitifs depuis l’affaire Whiten et les leçons à en tirer pour le droit civil québécois », (2002), 36 Revue juridique Thémis 637, 653. Quelle protection pour les personnages fictifs ? 361 loi prévoit ou peut prévoir pour la violation d’un droit.78 [Les italiques sont nôtres.] Or, tel que discuté ci-avant, la Cour n’a retenu aucune violation de droits moraux, en l’espèce. Sans doute la Cour faisait-elle référence au paragraphe 34(3) de la Loi, selon lequel « [l]es frais de toutes les parties à des procédures relatives à la violation d’un droit prévu par la présente loi sont à la discrétion du tribunal »79. Malgré ce qui précède et au soutien de cette conclusion, le juge Auclair précise notamment que les défendeurs ont choisi de produire trois défenses séparées, qu’ils se sont opposés à 311 reprises au cours d’interrogatoires au préalable, qu’ils ont contesté tous les aspects de l’instance et ont persisté à le faire jusqu’à la fin, dans le but d’épuiser Robinson, dans un rapport de force économiquement inégal80 : Ne pas faire droit à la réclamation du demandeur quant aux honoraires avocat-client sanctionnerait le fait que les tricheurs et les menteurs puissent perpétuer leur conduite immorale et leurs manœuvres illégales en toute impunité, car aucun individu ne pourrait se permettre seul une telle dépense et de tels débours.81 Pour ces motifs, le juge fait donc droit à la demande de Robinson en lui octroyant la somme de 1,5 million de dollars à titre d’honoraires extrajudiciaires. 4. ET LA SUITE ? À la lumière de cette décision, on peut croire que le long combat de Claude Robinson est enfin terminé… vraiment ? Il semble pourtant que non, trois des adversaires français de Claude Robinson, soit Christophe Izard et les compagnies France Animation et Ravensburger, ayant décidé de porter leur cause en appel82. 78. L.D.A., précitée, note 7, par. 34(2). 79. Id., par. 34(3). 80. « [Les défendeurs] ont persisté dans leur tromperie et ont tout fait pour épuiser le demandeur, tant moralement que financièrement. », Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 1094. 81. Id., par. 1096. 82. FAUTEUX (Micheline), « Les fondements du jugement Robinson c. Films Cinar inc. », (2009), disponible en ligne à l’adresse http://soquij.qc.ca/fr/ressources-pourtous/articles/les-fondements-du-jugement-robinson-c-films-cinar-inc. Une des plus récentes décisions de la Cour d’appel dans le dossier a été rendue le 23 octobre 2009. Dans leur requête, les appelants demandaient uniquement la suspension du paragraphe [1117] du jugement de la Cour supérieure. Le para- 362 Les Cahiers de propriété intellectuelle Selon la requête déposée par ces derniers, le juge Auclair aurait erré dans ses conclusions relatives au rejet du rapport de leur expert, son approche globale et la condamnation solidaire au paiement de dommages moraux et exemplaires. Ils reprochent également au juge d’avoir manqué à son devoir de retenue dans ses commentaires83. 5. QUELLES LEÇONS TIRER DE CETTE DÉCISION QUANT À LA PROTECTION DES PERSONNAGES FICTIFS ? Quelle que soit la décision de la Cour d’appel, la décision de première instance demeure d’un grand intérêt. En effet, il semble désormais possible d’être en présence de contrefaçon et ce, malgré l’absence de similitudes substantielles graphiques entre deux personnages, les ressemblances substantielles des caractères de ces derniers étant apparemment suffisantes pour conclure à une violation des droits d’auteur. Cette avenue est pour le moins étonnante : les caractéristiques générales d’un personnage ne sont-elles pas assimilées à l’universalité des idées ? Il devient donc nécessaire de voir les nuances dans les propos de la Cour et de les ramener dans leur contexte particulier. graphe en question ordonnait aux défendeurs de remettre à Claude Robinson, dans les trente (30) jours suivant le jugement de première instance, tous les exemplaires de Robinson Sucroë, originaux, dessins, toutes bandes magnétiques ou autres et de les détruire dans les soixante (60) jours suivant leur remise. Selon une récente décision de la Cour d’appel, celle-ci a conclu que le dépôt de l’inscription en appel par les appelants suspendait l’exécution de l’ordonnance de remise du paragraphe [1117] du jugement de première instance. Or, l’ordonnance de remise étant ainsi suspendue, les intimés ne peuvent pas donner effet à l’ordonnance de destruction du jugement, parce que son exécution était conditionnelle à la remise des exemplaires de Robinson Sucroë y mentionnés. Par conséquent, il semble que, sur l’ensemble des ordonnances émises par le juge de première instance, seule l’exécution de celles mentionnées au paragraphe [1117] du jugement soit suspendue. Voir France Animation, s.a. c. Robinson, 2009 QCCA 1990. 83. Selon les appelants, « [l]e jugement de première instance est extrêmement virulent à l’égard des défendeurs. […]. À l’évidence, le jugement du juge de première instance va bien au-delà de la cause dont le tribunal était saisi et le juge de première instance outrepasse à plusieurs reprises le principe de la retenue judiciaire. Les Appelants-Requérants en sont gravement préjudiciés, d’autant plus qu’il s’agit d’une cause hautement médiatisée. […]. », France Animation, s.a. c. Robinson, 2009 QCCA 2101, par. 2. Quelle protection pour les personnages fictifs ? 5.1 363 Première nuance : nivellement de la protection Le droit d’auteur canadien accorde une protection différente aux personnages, selon qu’ils sont issus d’une œuvre littéraire ou représentés graphiquement : « [l]a jurisprudence […] canadienne est unanime sur un point : s’il est relativement facile pour un auteur de faire valoir ses droits sur un personnage représenté graphiquement, il en va tout autrement lorsqu’il appartient à une œuvre littéraire. »84. 5.1.1 Personnages représentés graphiquement Dans le cas des personnages représentés graphiquement, le juge Auclair rappelait que les personnages fictifs représentés graphiquement ou sous forme de sculptures et qui se qualifient d’« œuvre artistique » au sens de la Loi bénéficient de la protection de la Loi. Par conséquent, le test pour analyser l’existence ou non de contrefaçon est purement visuel, en ce sens qu’il s’agit de « [c]omparer visuellement le modèle original avec la reproduction qui en a été faite soit en deux ou en trois dimensions pour déterminer s’il s’agit d’une copie exacte de l’œuvre ou d’une partie importante de celle-ci ou encore d’une imitation déguisée »85. L’examen des caractères des personnages n’entre donc pas en ligne de compte. 5.1.2 Personnages issus d’une œuvre littéraire Par contre, dans le cas des personnages issus d’une œuvre littéraire, l’analyse dépasse la comparaison purement visuelle. D’ailleurs, le professeur Moyse précise qu’« [i]l faut comparer des compositions théâtrales, la manière dont le personnage est rendu, ses interventions dans le temps, etc. »86. Ces propos sont au même effet que ceux tenus par le juge Auclair, dans l’affaire Robinson : la protection d’un personnage issu d’une œuvre littéraire est conditionnelle à son importance dans l’œuvre en cause. Dans ces circonstances, la Cour examinera les éléments propres au personnage, tels que ses expressions, ses manies, son apparence, son nom et ses caractéristiques psychologiques87. 84. MESSIER, loc. cit., note 30. 85. Id. 86. MOYSE (Pierre-Emmanuel), « La parodie » (2008), disponible en ligne à l’adresse http://www.robic.ca/publications/Pdf/072PEM.pdf. 87. À titre d’exemple, dans l’affaire Anne of Green Gables, la Cour d’appel d’Ontario admet la protection de personnages issus d’une œuvre littéraire par droit d’auteur, car les personnages sont distinctifs et suffisamment décrits quant à leurs carac- 364 Les Cahiers de propriété intellectuelle 5.1.3 Personnages fictifs procédant d’œuvres dramatiques Mais qu’en est-il alors des personnages fictifs procédant d’œuvres dramatiques (par opposition à des personnages illustrés, c’est-à-dire une œuvre artistique)88 ? Dans ce cas bien précis, l’auteur Tamaro précise que l’analyse est similaire à celle prévalant dans le cadre des personnages fictifs issus d’une œuvre littéraire89. Ainsi, il est nécessaire d’évaluer la place qu’occupent les personnages en cause dans l’œuvre dans laquelle ils figurent pour vérifier s’ils bénéficient ou non de la protection de la Loi. Pour reprendre les termes de Normand Tamaro : À côté des personnages originaux, dont le seul nom fait surgir en nous des références directes aux œuvres dont ils forment une partie importante, et d’autres personnages plus circonstanciels, dont le seul objet est de « meubler » une œuvre, on trouve également des personnages qui, sans atteindre la renommée de personnages largement diffusés, n’en constituent pas moins des parties importantes d’une œuvre. Il importe donc de distinguer entre différents personnages ceux dont il est possible de dire qu’ils constituent une partie importante d’une œuvre. Encore une fois, c’est l’ensemble des circonstances qui permet de discriminer entre différents personnages, afin de voir quels sont ceux sur lesquels peut ou non porter un droit d’auteur. Dans leur tâche qui est d’apprécier si un personnage constitue une partie importante d’une œuvre, les tribunaux canadiens ont développé certains critères qui ne s’excluent pas les uns les autres. On peut les résumer ainsi : plus un personnage est particularisé, plus grandes sont les chances de le voir considéré partie importante d’une œuvre. Par exemple, on apprécie l’importance que le personnage prend dans l’intrigue de l’œuvre originale. On cherche à savoir si le personnage dépasse le stade de l’idée, donc s’il est doté de caractéristiques originales et distinctives qui permettent au public de l’attribuer spécifiquement à telle ou telle œuvre. Dans le même sens, on se demande si le fait de sortir le personnage de son environnement original empêche le public de le reconnaître. téristiques physiques et psychologiques. Voir Anne of Green Gables Licensing Authority Inc. c. Avonlea Traditions Inc., 2000 CanLII 5698 (C.A. Ont.). 88. TAMARO (Normand), Loi annotée sur le droit d’auteur, 7e édition, (Toronto : Thomson Carswell, 2006), p. 265. 89. Id., p. 267. Quelle protection pour les personnages fictifs ? 365 Il s’ensuit que plus un personnage est célèbre et largement popularisé, plus grande sera la propension à considérer qu’il forme une partie importante d’une œuvre. Un exemple précis a été donné par un tribunal canadien qui souligne que le personnage « Bécassine » est original et doté de caractéristiques le distinguant nettement des autres personnages. Le tribunal devait conclure en l’occurrence à une contrefaçon, puisque la personnification sonore de ce personnage à la radio ne pouvait tromper les auditeurs québécois qui le connaissaient bien.90 [Les italiques sont nôtres.] La décision clé en la matière est Productions Avanti Ciné Vidéo Inc. c. Favreau (qui n’a d’ailleurs été citée qu’une seule fois dans la décision Robinson c. Cinar, au chapitre de l’approche globale dans le cadre de l’évaluation des similitudes substantielles). Dans cette affaire, la Cour d’appel du Québec a conclu que les personnages particuliers et uniques en leur genre (les personnages avaient en effet un aspect visuel important, en plus de personnalités outrancièrement caricaturées) de la série télévisée La Petite Vie, bénéficient d’une protection en vertu de la Loi : Je retiens donc du dossier que Meunier a littéralement conçu des personnages autonomes, parfaitement caractérisés tant par leur allure extérieure que par leurs tics, leur conduite et leur langage et à qui il a confié un texte absurde et drôle. Ce qui définit l’œuvre, c’est à la fois l’individualité des composantes parfaitement identifiables et leur intégration dans un tout. Il est incontestable qu’au Québec, les personnages de La Petite Vie sont aussi singularisés que ceux de Tintin, d’Astérix le Gaulois ou de Garfield. […]. En effet, j’estime que l’œuvre de Meunier forme un tout original, cohérent et intégré. La mise en scène est essentielle au texte comme d’ailleurs les décors et les personnages. L’un ne va pas sans l’autre. Chacune des parties est une création en elle-même et le fruit de l’imagination de l’auteur. […].91 [Les italiques sont nôtres.] En somme, selon la Cour, afin d’appeler à la qualification d’« œuvre » au sens de la Loi, un personnage fictif procédant d’une œuvre dramatique devrait être « à la fois autonome et parfaitement 90. TAMARO (Normand), Le droit d’auteur : Fondements et principes, (Montréal : Les presses de l’Université de Montréal, 1994), p. 74, cité dans Productions Avanti Ciné Vidéo Inc. c. Favreau, précitée, note 9. 91. Productions Avanti Ciné Vidéo Inc. c. Favreau, précitée, note 9. 366 Les Cahiers de propriété intellectuelle intégré à une œuvre dramatique dont tous les éléments (scénarios, décors, costumes, musique, graphisme) sont essentiels et forment un tout cohérent et original »92. Par conséquent, il devient nécessaire d’analyser l’ensemble d’une œuvre dramatique ainsi que la place qu’occupe un personnage en particulier pour vérifier s’il bénéficie ou non de la protection de la Loi. Ainsi, un personnage incident dans une œuvre dramatique ne saurait bénéficier d’une protection au sens de la Loi, puisqu’il n’occuperait pas une place importante au sein de l’œuvre dramatique. De la même manière, la reprise de certains traits de caractère d’un personnage principal ne saurait constituer de la contrefaçon, à moins que ceux-ci ne soient tellement originaux et distinctifs que le public les associerait directement au personnage en cause. 5.2 Deuxième nuance : un cas d’espèce Or, dans la décision Robinson c. Cinar, le juge Auclair a, dans certains cas, conclu à la contrefaçon, sur la base de similitudes substantielles entre les caractères de certains personnages secondaires. Certes, les personnages examinés semblent avoir été classifiés sous la rubrique « personnages issus d’une œuvre littéraire », le juge Auclair ayant basé son analyse sur les critères propres à cette catégorie. Dans cette catégorie, rappelons-le, la protection d’un personnage issu d’une œuvre littéraire est tributaire de la place qu’il occupe dans l’œuvre en cause et de son caractère distinctif, ce qui autorise la Cour à examiner certains éléments propres au personnage, telles que ses expressions et ses caractéristiques psychologiques. Or, nous n’avons relevé aucune remarque quant à la place qu’occupaient les personnages secondaires de l’œuvre du demandeur. Le juge était-il donc justifié de fonder son examen des similitudes substantielles sur les traits de caractère de ces personnages ? Assistons-nous à la création d’une nouvelle catégorie de protection pour les personnages fictifs ? 5.3 Vers une nouvelle protection pour les personnages fictifs ? En fait, dans ce cas précis, il ressort de la preuve que les défendeurs avaient manifestement eu accès à l’œuvre de Robinson et leur conduite a été jugée à tout le moins « frauduleuse et répréhensible ». 92. TAMARO, op. cit., note 88, p. 267. Quelle protection pour les personnages fictifs ? 367 Ces éléments semblent donc avoir ouvert la porte à l’examen de similitudes qui, en temps normal, n’auraient pas fait l’objet d’une telle analyse. C’est donc sans doute l’ensemble des circonstances propres à cette affaire qui a conduit le juge à conclure à la contrefaçon. Une généralisation de la décision Robinson c. Cinar n’est donc pas de mise, tout comme il ne nous semble pas pertinent de parler d’une nouvelle catégorie de protection accordée aux personnages fictifs. En somme, des développements précédents, il ressort qu’un personnage fictif créé dans le cadre d’un roman, d’une télésérie, d’une bande dessinée, ou encore d’une pièce de théâtre, puisse être protégé par le droit d’auteur. Pourtant, la Loi ne le prévoit pas expressément et c’est donc la jurisprudence qui est venue préciser les contours de cette protection. En outre, elle est venue catégoriser la protection accordée aux personnages fictifs. Ainsi, un personnage fictif peut en théorie bénéficier à lui seul de la protection du droit d’auteur, indépendamment de l’histoire qui l’a fait naître ; la décision sous étude, ainsi que l’affaire Productions Avanti Ciné Vidéo c. Favreau93, en sont d’ailleurs des illustrations. Toutefois, si ces quelques exemples vont dans le sens de l’autonomie des personnages, la prudence reste de mise, puisque la protection ainsi reconnue à certains personnages dépend notamment de l’originalité, du caractère hautement distinctif du personnage, ainsi que de la place qu’il occupe dans l’œuvre dont il tire son origine. Les critères à satisfaire afin de bénéficier de la protection de la Loi sont donc élevés et ne sera pas admis à cette protection autonome tout personnage fictif. 93. Productions Avanti Ciné Vidéo Inc. c. Favreau, précitée, note 9. Vol. 22, nº 2 Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes Un portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes sinon « divertissantes » Rémy Khouzam* Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 373 1. La protection des personnages par droit d’auteur . . . . . . . . . 373 1.1 Bref rappel des faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 374 1.2 Analyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 374 1.2.1 Similarités entre les œuvres en cause . . . . . . . . . . . 375 1.2.1.1 Personnages fictifs représentés graphiquement ou sous une forme sculpturale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 375 1.2.1.2 Personnages fictifs issus d’une œuvre littéraire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 376 1.2.1.3 Application des principes aux faits . . . . . . . 376 1.2.1.4 Similitudes à écarter et différences entre les œuvres en cause . . . . . . . . . . . . . . 376 1.2.2 Création indépendante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 377 1.2.3 Conclusion de la Cour et mesures de réparation . . . . 377 1.3 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 378 © Rémy Khouzam, 2010. * Avocat et associé chez Lussier & Khouzam. Me Khouzam tient à remercier Me Caroline Jonnaert pour sa précieuse contribution à la recherche et à la rédaction de cet article. 369 370 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2. Le Doc Mailloux et André Arthur : des personnages hauts en couleurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 379 2.1 Bref rappel des faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 379 2.2 Analyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 380 2.2.1 Recours collectif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 380 2.2.1.1 Alinéa 1003 a) du C.p.c. . . . . . . . . . . . . . . . . 381 2.2.1.2 Alinéa 1003 b) du C.p.c. . . . . . . . . . . . . . . . . 381 2.2.1.3 Alinéa 1003 c) du C.p.c. . . . . . . . . . . . . . . . . 383 2.2.1.4 Alinéa 1003 d) du C.p.c. . . . . . . . . . . . . . . . . 383 2.2.2 Prescription . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 384 2.3 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 384 3. Les limites imposées à la lutte contre l’enregistrement non autorisé d’un film. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 386 3.1 Bref rappel des faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 386 3.2 Analyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 387 3.2.1 Caractère abusif et illégal de la fouille . . . . . . . . . . 387 3.2.2 Responsabilité de Cinéma Guzzo en tant que commettant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 388 3.2.3 Quantum des dommages . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 388 3.3 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 388 4. La première condamnation québécoise en vertu du Projet de loi C-59 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 389 4.1 Bref rappel des faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 389 4.2 Analyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 389 4.3 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 390 5. La saga suédoise : le cas de Pirate Bay . . . . . . . . . . . . . . . . . . 393 5.1 Bref rappel des faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 393 Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes 371 5.2 Analyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 394 5.3 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 394 6. Le cas de Google Books. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 396 6.1 Bref rappel des faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 396 6.2 Analyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 397 6.2.1 Poursuite en France . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 397 6.2.2 Poursuite aux États-Unis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 399 6.2.3 Réponse européenne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 400 6.3 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 401 Perspectives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 402 INTRODUCTION Dresser une revue de la jurisprudence en droit du divertissement n’est pas une mince affaire, compte tenu de la définition même de ce domaine du droit. La pratique nous le confirme : le droit du divertissement traite autant des droits liés à la personnalité que du droit d’auteur et des marques de commerce, en passant par le droit des contrats. Face à cette diversité, la sélection des décisions les plus percutantes en 2009 n’est pas des plus simples. Aussi, à la lecture de nombreux jugements, nous avons décidé de dépeindre le droit d’auteur dans tous ses états… ou presque. À l’exception d’une décision (Le Doc Mailloux et André Arthur : des personnages hauts en couleurs), nous traiterons donc de la portée du droit d’auteur, de la menace que représente Internet pour les œuvres, des efforts déployés pour assurer leur protection, ainsi que des répercussions de ces mesures. 1. LA PROTECTION DES PERSONNAGES PAR DROIT D’AUTEUR Comment même envisager une revue jurisprudentielle de l’année 2009 sans examiner l’affaire Robinson c. Cinar1 ? En effet, il semble difficile de passer sous silence cette décision hautement médiatisée. Pourtant, s’il a fait couler beaucoup d’encre, le jugement de la Cour supérieure semble s’inscrire dans la lignée des décisions en droit d’auteur, selon certains spécialistes2. Dès lors, une question se pose : si cette affaire ne se distingue pas des arrêts de principe en droit d’auteur, pourquoi a-t-elle suscité tant de réactions ? 1. Robinson. c. Films Cinar Inc., 2009 QCCS 3793. 2. Selon Normand Tamaro : « La décision rendue est classique. Dans le domaine du droit, le juge n’a pas fait d’innovations ». Voir « Robinson obtient 5,2 millions $ : jugement « sévère », mais « classique » », [2009-08-27] Le Soleil, disponible en ligne : http:// www.cyberpresse.ca/le-soleil/actualites/justice-et-faits-divers/200908/26/01-896174robinson-obtient-52-millions-jugement-severe-mais-classique.php ; « La décision du juge Auclair ne fracasse rien. Elle est dans la foulée du droit actuel en matière de droit d’auteur » constate Claude Brunet. Voir « Robinson c. Cinar : Y-aura-t-il appel ? », 1er septembre 2009, disponible en ligne : http://www.droit-inc.com/tiki-read_article.php?articleId=2890 ; « Ce jugement n’est pas une révolution » selon Ysolde Gendreau, id. 373 374 Les Cahiers de propriété intellectuelle Pour répondre à cette interrogation, il convient, dans un premier temps, de rappeler les grandes lignes de cette affaire. 1.1 Bref rappel des faits En 1983, Claude Robinson crée les personnages et l’univers d’un projet de série animée intitulé « Aventures de Robinson Curiosité » (ci-après désigné « Robinson Curiosité »). Il sollicite l’aide de plusieurs producteurs, au Canada et aux États-Unis, incluant CINAR et ses deux dirigeants, Micheline Charest et Ronald Weinberg. En 1985, ceux-ci acceptent d’agir comme consultant pour la promotion et la vente de la série aux États-Unis. Malgré l’intérêt manifesté par certains diffuseurs américains, les démarches entreprises ne portent cependant pas fruits. En septembre 1995, Claude Robinson voit des personnages à la télévision, dans la série d’animation « Robinson Sucroë », qui lui apparaissent très similaires aux siens. À la suite de cette découverte, Claude Robinson et Les Productions Nilem Inc.3 (ci-après conjointement désignés « Robinson ») entament une poursuite judiciaire à l’encontre de CINAR et plusieurs autres défendeurs4 (ci-après conjointement désignés les « Défendeurs »), au Canada, pour la violation du droit d’auteur et du droit moral de Robinson sur l’œuvre « Robinson Curiosité », ainsi qu’en responsabilité civile (pour avoir agi déloyalement et de mauvaise foi). Notons que, pour les fins de notre analyse, seules les violations de la Loi sur le droit d’auteur5 (ci-après désignée la « LDA ») seront examinées. 1.2 Analyse Robinson doit prouver les éléments suivants : i) sa titularité des droits d’auteur sur l’œuvre revendiquée et l’originalité de celle-ci, ii) l’accès à l’œuvre par les défendeurs et iii) l’existence de similitudes substantielles entre son œuvre et celle des défendeurs. 3. Les Productions Nilem inc. est une compagnie de production dont Claude Robinson est administrateur et actionnaire majoritaire. 4. Il s’agit des défendeurs suivants : Films Cinar inc. ; Corporation Cinar ; Ronald A. Weinberg ; France Animation S.A. ; Christian Davin ; Christophe Izard ; Ravensburger Film + TV gmbh ; RTV Family Entertainment AG ; Peter Hille ; BBC Worldwide Television ; Theresa Plummer-Andrews ; Hélène Charest ; MCRAW Holdings inc. et Ronald Weinberg, ès qualité d’unique liquidateur de la succession de feu Micheline Charest. 5. L.R.C. 1985, c. C-42. Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes 375 Pour les fins de cet article, nous nous pencherons principalement sur l’examen des similarités entre les œuvres en cause. Soulignons néanmoins les conclusions de la Cour relativement à l’originalité et la titularité de l’œuvre de Robinson, ainsi qu’à l’accès de celle-ci par les Défendeurs : 1. « Robinson Curiosité » est une œuvre littéraire originale composée de différentes œuvres (dramatique par les scénarios, artistique par les dessins et musicale par la chanson-thème) ; 2. Robinson est bel et bien le titulaire des droits d’auteur sur « Robinson Curiosité » ; et 3. Les Défendeurs ont eu accès à l’œuvre de Robinson. Ces éléments étant établis, attardons-nous maintenant à l’examen des ressemblances entre les œuvres en cause. 1.2.1 Similarités entre les œuvres en cause À ce titre, Robinson admet que les Défendeurs n’ont pas repris l’histoire, mais plutôt les personnages, leurs caractères et certains dessins. Dans ces circonstances, la Cour, citant Madame Hélène Messier6, rappelle les principes juridiques applicables à la protection des personnages. Elle explique ainsi que la jurisprudence établit une distinction entre la protection accordée i) aux personnages fictifs représentés graphiquement ou sous une forme sculpturale et ii) ceux issus d’une œuvre littéraire. 1.2.1.1 Personnages fictifs représentés graphiquement ou sous une forme sculpturale D’abord, quant aux personnages fictifs représentés graphiquement ou sous forme de sculptures, la Cour précise qu’ils se qualifient généralement d’« œuvres artistiques » au sens de la LDA. La Cour ajoute que, dans l’évaluation des similarités entre de tels personnages, le test est purement visuel : « [il suffit de] comparer visuellement le modèle original avec la reproduction qui en a été faite […]. [Le Tribunal] s’attardera sur la ressemblance entre le produit dérivé et l’œuvre originale. »7 6. MESSIER (Hélène), « Jean-Paul, Rémi, Bella, Blanche… et une, une souris verte », (1994), 7 Cahiers de propriété intellectuelle 219, 220, citée dans Robinson. c. Films Cinar Inc., précitée, note 1, par. 504. 7. MESSIER, loc. cit., note 6. 376 Les Cahiers de propriété intellectuelle 1.2.1.2 Personnages fictifs issus d’une œuvre littéraire Ensuite, la Cour précise que les personnages issus d’une œuvre littéraire peuvent, sous réserve de certaines conditions, bénéficier de la protection de la LDA : « [o]n doit préalablement établir que le personnage reproduit est inclus dans une œuvre littéraire protégée par la Loi et qu’il constitue une partie importante de l’œuvre originale au sens de l’article 3 [de la Loi] » (nos italiques)8. Le juge Auclair mentionne ensuite que, pour établir une contrefaçon, le demandeur doit également prouver que son personnage est particulièrement défini et qu’il existe une similitude substantielle entre celui-ci et sa reproduction. 1.2.1.3 Application des principes aux faits À la lumière des principes applicables aux personnages issus d’œuvres littéraires, la Cour compare les ressemblances entre les personnages des deux œuvres en cause. Le juge Auclair s’appuie notamment sur divers témoignages confirmant la ressemblance graphique des deux personnages principaux et poursuit avec une comparaison de leurs caractères. La Cour entreprend une démarche similaire avec certains personnages secondaires, mais cet examen repose essentiellement sur les traits de caractère des personnages et non sur leurs traits physiques9. Au terme de cette analyse, la Cour conclut que les personnages de Robinson ont été reproduits de façon substantielle dans « Robinson Sucroë ». 1.2.1.4 Similitudes à écarter et différences entre les œuvres en cause Face à cette conclusion, les Défendeurs plaident alors que les similitudes fortuites suivantes doivent être écartées : 1. Les similitudes qui résultent d’une source d’inspiration commune ; 2. Les similitudes résultant de techniques artistiques ; 3. Les similitudes propres aux émissions pour enfants ; 8. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 1, par. 505. 9. À titre d’exemple, la Cour conclut à l’existence de similitudes substantielles entre les personnages secondaires « Paresseux » et « Dimanchemidi », en se basant sur leurs caractères respectifs, les deux luttant en effet contre le sommeil, dormant fréquemment et étant deux paresseux et ce, malgré leurs apparences différentes (l’un étant un animal, l’autre un humain). Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes 377 4. Les similitudes communes avec les œuvres originales de Christophe Izard et 5. Les similitudes entre les personnages résultant de traits de caractère généraux. La Cour rejette cependant cet argument, au motif que, dans le cas où le lien de causalité (l’accès aux œuvres) ou des similitudes objectives existent, la défense de coïncidence doit être écartée10. Afin de conclure en l’absence de ressemblances substantielles, les Défendeurs plaident alors qu’il existe des différences importantes entre les deux œuvres. La Cour rejette cependant cet argument, au motif que les différences relevées constituent avant tout une imitation déguisée de l’œuvre de Robinson. Ainsi, au vu de ce qui précède, la Cour conclut que les personnages et le caractère de certains d’entre eux ont été reproduits de façon substantielle dans « Robinson Sucroë ». Cette conclusion crée une présomption de contrefaçon, les Défendeurs devant désormais prouver de façon prépondérante que « Robinson Sucroë » résulte d’une création indépendante. 1.2.2 Création indépendante À cet effet, le juge remarque que les Défendeurs n’ont fait témoigner aucun concepteur graphique ou dessinateur, à l’exception d’un seul qui n’a produit aucun dessin original, et qu’aucun des défendeurs n’a conservé les dessins originaux de « Robinson Sucroë ». Dès lors, la Cour conclut que les Défendeurs ne se sont pas déchargés de leur fardeau de preuve quant à la création graphique indépendante. 1.2.3 Conclusion de la Cour et mesures de réparation Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que les défendeurs Charest, Weinberg, CINAR, Izard, Davin et France Animation ont violé les droits d’auteur (mais non le droit moral11) que détient Robinson sur son œuvre. 10. « Similarity between two works may be merely a matter of coincidence or may be due to both having been derived from a common source or sources. In the absence of an objective similarity and causal connection mere similarity between two works does not constitute infringement » (nos italiques), McKEOWN (John S.), Fox on Canadian Law of Copyright and Industrial Designs, 4e éd., (Toronto : Thomson Carswell, 2009, édition à feuilles mobles), p. 21-36, cité dans Robinson. c. Films Cinar Inc., précitée, note 1, par. 651. 11. Au chapitre du droit moral, le demandeur réclame la somme de 250 000 $ à titre de dommages. D’abord, au sujet du droit de paternité, le juge Auclair estime que 378 Les Cahiers de propriété intellectuelle La Cour retient ensuite que CINAR, Charest et Weinberg ont commis une faute entraînant leur responsabilité civile en vertu du Code civil du Québec12 (ci-après le « C.c.Q. »), car ils ont failli à leur obligation de loyauté envers le demandeur, ce dernier leur ayant donné mandat d’entreprendre des démarches aux États-Unis pour vendre et produire sa série. Compte tenu de ces conclusions, la Cour se penche sur les mesures de réparation appropriées à ce cas d’espèce. Spécifiquement, la Cour ordonne aux Défendeurs de remettre à Robinson, dans les soixante jours suivant le jugement, tous les exemplaires de « Robinson Sucroë », afin que ce dernier procède à leur destruction. De plus, la Cour condamne les Défendeurs conjointement et solidairement au paiement de dommages s’élevant à plus de 4,6 millions de dollars. Cette somme est scindée en trois volets, soit i) les dommages pour préjudice moral, ii) les dommages économiques en vertu de la LDA et iii) les dommages exemplaires. 1.3 Conclusion Les conclusions du juge Auclair peuvent sembler surprenantes sous certains aspects, notamment celles relatives à l’existence de similarités substantielles entre des personnages secondaires et ce, en raison de l’examen de leurs traits de caractère. En ce sens, il est reconnu que « [s]i seulement les caractéristiques générales du personnage ont été reprises, les juges auront tendance à rejeter l’action en s’appuyant sur la théorie de l’universalité des idées »13. Cependant, il ressortait de la preuve que les Défendeurs avaient manifestement eu accès à l’œuvre de Robinson et leur conduite était jugée comme étant « frauduleuse et répréhensible ». Ces éléments semblent donc avoir ouvert la porte à l’examen de similitudes qui, en la reconnaissance que le demandeur désire obtenir par cette réclamation n’est pas judicieuse, « compte tenu qu’il est en désaccord avec l’œuvre produite et, deuxièmement, qu’il a obtenu une reconnaissance face au public des erreurs et des agissements des défendeurs. Il demeure toujours que Sucroë n’est pas le produit auquel il veut s’associer ». Ensuite, quant au droit à l’intégrité de l’œuvre, la Cour est d’avis qu’aucune violation n’a été établie, car Robinson n’a pas satisfait son fardeau de preuve. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 1, par. 948 et 949. 12. L.Q. 1991, c. 64. 13. MESSIER, loc. cit., note 6. Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes 379 temps normal, n’auraient peut-être pas fait l’objet d’une telle analyse. Notons que la décision est présentement en appel14. 2. LE DOC MAILLOUX ET ANDRÉ ARTHUR : DES PERSONNAGES HAUTS EN COULEURS La décision Gordon c. Société Radio-Canada15 met également en scène un personnage haut en couleurs, mais cette fois-ci son implication ne relève pas du droit d’auteur, mais plutôt du droit à la réputation et à la vie privée. Dans cette cause, la Cour supérieure du Québec a refusé la demande d’autorisation d’exercer un recours collectif introduite par un individu (ci-après le « Requérant »), au nom des personnes de la communauté de race noire du Québec. Spécifiquement, cette demande a pour objet la réclamation de dommages et intérêts subis suite aux propos tenus par le psychiatre Pierre Mailloux (également surnommé le « Doc Mailloux »), au sujet des personnes de race noire lors de l’émission « Tout le monde en parle » (ci-après l’« Émission »), diffusée le 25 septembre 2005. Pour quels motifs la Cour a-t-elle rejeté cette requête ? Ce jugement s’inscrit-il dans la lignée des décisions en la matière ? Mais avant tout : quels sont les faits ayant mené à cette cause ? 2.1 Bref rappel des faits Au cours de la diffusion de l’Émission, le Docteur Mailloux tente d’expliquer une de ses anciennes affirmations, selon laquelle « [l]es Noirs vivant en Amérique [sont] le résultat d’un processus de sélection artificielle et par conséquent ils ont un léger désavantage sur le plan intellectuel »16. 14. Trois des adversaires français de Claude Robinson, soit Christophe Izard et les compagnies France Animation et Ravensburger, ont récemment décidé de porter leur cause en appel. Selon la requête déposée par ces derniers, le juge Auclair aurait erré dans ses conclusions relatives au rejet du rapport de leur expert, son approche globale et la condamnation solidaire au paiement de dommages moraux et exemplaires. Ils reprochent également au juge d’avoir manqué à son devoir de retenue dans ses commentaires. Selon les appelants, « [l]e jugement de première instance est extrêmement virulent à l’égard des défendeurs. […]. À l’évidence, le jugement du juge de première instance va bien au-delà de la cause dont le tribunal était saisi et le juge de première instance outrepasse à plusieurs reprises le principe de la retenue judiciaire. Les Appelants-Requérants en sont gravement préjudiciés, d’autant plus qu’il s’agit d’une cause hautement médiatisée. […]. », France Animation, s.a. c. Robinson, 2009 QCCA 2101, par. 2. 15. Gordon c. Société Radio-Canada, 2009 QCCS 4149, par. 11. 16. Id., par. 11. 380 Les Cahiers de propriété intellectuelle Suite à la diffusion de l’Émission, le requérant, un homme de race noire, décide d’introduire un recours collectif au nom des personnes qui auraient été victimes de ces paroles jugées « offensant[e]s, à caractère discriminatoire, portant atteinte à la dignité humaine et au droit à l’égalité »17. Le groupe visé par la demande d’autorisation à exercer le recours collectif est le suivant : « [t]oute personne faisant partie de la communauté de race noire et domiciliée et résidant dans la Province de Québec, Canada, soit environ 175 000 personnes »18. 2.2 Analyse À ce stade des procédures, le juge doit vérifier si les conditions pour introduire un recours collectif sont remplies en l’espèce. Précisons qu’à cette étape de la requête, la Cour ne tranche pas le fond du litige ; le Requérant n’a qu’à démontrer une apparence sérieuse de droit19. En l’espèce, il s’agit donc d’examiner i) les exigences prescrites par le Code de procédure civile20 (ci-après désigné le « C.p.c. ») en matière de recours collectif et ii) les règles relatives à la prescription d’un recours civil. 2.2.1 Recours collectif La Cour, sous la plume de l’honorable juge De Wever, rappelle d’abord que l’article 1003 C.p.c. énonce les conditions applicables à l’autorisation d’un recours collectif : 1003. Le tribunal autorise l’exercice du recours collectif et attribue le statut de représentant au membre qu’il désigne s’il est d’avis que : a) les recours des membres soulèvent des questions de droit ou de fait identiques, similaires ou connexes ; b) les faits allégués paraissent justifier les conclusions recherchées ; c) la composition du groupe rend difficile ou peu pratique l’application des articles 59 ou 67 ; et que 17. Id., par. 1. 18. Id., par. 6. 19. Comité régional des usagers des transports en commun de Québec c. La Commission des transports de la Communauté urbaine de Québec, [1981] 1 R.C.S. 424, 429. 20. L.R.Q., c. C-25. Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes 381 d) le membre auquel il entend attribuer le statut de représentant est en mesure d’assurer une représentation adéquate des membres.21 La Cour analyse ensuite chacune de ces conditions, à la lumière des faits en l’espèce. 2.2.1.1 Alinéa 1003 a) du C.p.c. D’abord, elle note que les exigences de l’alinéa 1003 a) du C.p.c. ne sont pas remplies, puisque, de l’avis de la Cour, « il n’existe pas de questions importantes, suffisamment communes ou connexes »22. Le juge note en effet que la réclamation du Requérant pour atteinte à la dignité humaine mènerait à une multitude de procès, puisqu’une telle réclamation « ne pourra qu’être individuelle en fonction de la réaction de chacun à ces propos »23. 2.2.1.2 Alinéa 1003 b) du C.p.c. Ensuite, la Cour rappelle que l’alinéa 1003 b) du C.p.c. « exige […] de s’intéresser à la valeur juridique du recours du requérant et de chacun des membres dont on désire collectiviser le traitement judiciaire »24. Il s’agit donc d’écarter tout recours manifestement mal fondé. La Cour énumère alors chacune des conclusions recherchées par le Requérant25 et évalue leur nature juridique. En fait, le Requérant réclame une condamnation pour dommages matériels et moraux découlant des propos du Docteur Mailloux qu’il juge vexatoires et discriminatoires. Selon la Cour, il s’agit ici 21. 22. 23. 24. 25. C.p.c., art. 1003. Gordon c. Société Radio-Canada, précitée, note 15, par. 31. Id., par. 32. Id., par. 36. « Les conclusions que votre requérant recherche sont : ACCUEILLIR l’action en recours collectif du requérant et des membres du groupe contre les intimés ; CONDAMNER les défendeurs solidairement à payer un montant de vingtquatre millions cinq cent mille dollars (24 500 000 $) à être distribués aux 175 000 membres de la Communauté noire du Québec, ou, selon la décision du tribunal, à des œuvres de bienfaisance de la communauté noire du Québec ; CONDAMNER les défendeurs conjointement et solidairement à payer les dommages matériels ou moraux subis par certains membres du groupe, au cas où des membres feraient certaines réclamations particulières ; ORDONNER le recouvrement collectif de tous ces montants. », id., par. 38. 382 Les Cahiers de propriété intellectuelle d’une action en diffamation26 fondée sur l’article 1457 C.c.Q. En effet, le droit civil québécois ne prévoyant pas de recours particulier pour atteinte à la réputation, le fondement d’un recours en diffamation prend alors appui sur les règles générales applicables en matière de responsabilité civile. Ceci étant établi, la Cour se penche ensuite sur la nature diffamatoire des propos en cause, laquelle doit s’évaluer selon une norme objective27. Après examen des faits en cause, elle conclut en l’absence « de propos de nature à nuire et déconsidérer la réputation du Requérant »28. Malgré cette conclusion, la Cour se penche ensuite sur la nature de la diffamation alléguée, à savoir, la diffamation collective. Elle rappelle alors les trois catégories énoncées par la Cour d’appel du Québec : On peut donc dégager des enseignements de la Cour d’appel trois situations possibles lorsqu’on est en présence de diffamation d’une collectivité : 1) La diffamation collective vise un groupe large et elle se perd dans la foule. Les membres n’ont pas droit à compensation. 2) Il y a diffamation collective, mais certains membres sont désignés ou facilement identifiables. Dans ce cas, les membres visés ont droit à une compensation. 3) La diffamation collective vise un groupe assez restreint pour que tous les membres soient atteints personnellement. Les membres ont alors droit à des dommages.29 Le Requérant estime être visé et atteint personnellement, ce qui permet ainsi de situer son recours dans le troisième cas de figure. Sous cette catégorie, il est possible « par des propos qui visent 26. « De façon générale, on reconnaît que la diffamation consiste dans la communication de propos ou d’écrits qui font perdre l’estime ou la considération de quelqu’un ou qui, encore, suscitent à son égard des sentiments défavorables ou désagréables », Prud’homme c. Prud’homme, 2002 CSC 85, par. 20. 27. « La nature diffamatoire des propos s’analyse selon une norme objective. Il faut, en d’autres termes, se demander si un citoyen ordinaire estimerait que les propos tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation d’un tiers. À cet égard, il convient de préciser que des paroles peuvent être diffamatoires par l’idée qu’elles expriment explicitement ou encore par les insinuations qui s’en dégagent », Prud’homme c. Prud’homme, précitée, note 26, par. 34. 28. Gordon c. Société Radio-Canada, précitée, note 15, par. 62 29. Malhab c. Métromédia CMR Montréal Inc., 2003 CanLII 47948 (C.A. Qué.), par. 50. Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes 383 en apparence une collectivité très large, de s’attaquer à un groupe restreint, suffisamment repérable et identifiable, dont chacun des membres sera individuellement pris à partie et, de ce fait, sera atteint personnellement dans ses sentiments et dans ses biens »30. Or, selon la Cour, les allégations du Requérant « font état d’un sentiment d’humiliation, de vexation, de tristesse, en d’autres termes d’une affectivité particulière »31. Cette détermination du préjudice ne relève donc pas de la norme objective retenue par la jurisprudence, mais plutôt du sentiment purement subjectif du requérant. Pour ces raisons, la Cour conclut que les faits allégués ne paraissent pas justifier les conclusions recherchées, selon les termes de l’alinéa 1003 b) du C.p.c. 2.2.1.3 Alinéa 1003 c) du C.p.c. Quant à l’alinéa 1003 c) du C.p.c., la Cour estime que le présent recours rencontre les exigences qu’il édicte, la composition du groupe rendant difficile ou peu pratique l’application des articles 59 ou 67 du C.p.c.32. 2.2.1.4 Alinéa 1003 d) du C.p.c. Après examen de la preuve qui lui est soumise, la Cour estime que le Requérant peut se qualifier comme représentant en vertu de l’alinéa 1003 d) du C.p.c. 30. Gordon c. Société Radio-Canada, précitée, note 15, par. 87. 31. Id., par. 91. 32. « 59. Nul ne peut plaider sous le nom d’autrui, hormis l’État par des représentants autorisés. Toutefois, lorsque plusieurs personnes ont un intérêt commun dans un litige, l’une d’elles peut ester en justice, pour le compte de toutes, si elle en a reçu mandat. La procuration doit être produite au greffe avec le premier acte de procédure ; dès lors, le mandat ne peut être révoqué qu’avec l’autorisation du tribunal, et il n’est pas affecté par le changement d’état des mandants ni par leur décès. En ce cas, les mandants sont solidairement responsables des dépens avec leur mandataire. […] 67. Plusieurs personnes, dont les recours ont le même fondement juridique ou soulèvent les mêmes points de droit et de fait, peuvent se joindre dans une même demande en justice. Cette demande doit être portée devant la Cour du Québec, si cette cour est compétente à connaître de chacun des recours ; sinon, elle doit l’être devant la Cour supérieure. Le tribunal peut, en tout temps avant l’audition, ordonner que des recours joints en vertu du présent article soient poursuivis séparément, s’il est d’avis que les fins de la justice seront ainsi mieux servies. […] ». 384 Les Cahiers de propriété intellectuelle 2.2.2 Prescription En dernière analyse, la Cour examine la prescription du recours, laquelle est régie par l’article 2929 du C.c.Q. : « [l]’action fondée sur une atteinte à la réputation se prescrit par un an, à compter du jour où la connaissance en fut acquise par la personne diffamée. »33. En l’espèce, la Cour conclut à la prescription du recours présenté par le Requérant, puisque la diffusion de l’émission en cause, ainsi que la connaissance du Requérant ont pris place le 25 septembre 2005. Or, la signification de la requête en autorisation a été présentée les 15 et 16 février 2007, soit plus d’un an après. 2.3 Conclusion Pour l’ensemble de ces raisons, la Cour rejette la requête du Requérant, ce dernier n’ayant ni satisfait aux critères des aliénas a) et b) de l’article 1003 du C.p.c., ni introduit sa requête dans le délai prescrit par le C.c.Q. Les conclusions dans cette affaire se distinguent de celles de la Cour d’appel du Québec, dans la décision Malhab c. Métromédia CMR Montréal Inc.34. Dans cette affaire, une action est intentée suite aux propos tenus par André Arthur lors d’une émission de radio au sujet de certains chauffeurs de taxi de Montréal35. Le requérant, estimant les commentaires diffamatoires envers les chauffeurs de taxi dont la langue maternelle est l’arabe ou le créole, demande alors l’autorisation de la Cour supérieure du Québec, pour intenter un recours collectif en dommages moraux et punitifs au nom d’un groupe d’environ 1 100 chauffeurs de taxi. La permission d’entreprendre ce recours collectif est d’abord refusée par la Cour supérieure du Québec en 2001, car les conditions des alinéas 1003 b) et c) du C.p.c. ne sont pas remplies selon elle, mais accordée par la Cour d’appel du Québec en 2003. Suite à ce jugement, la cause est alors présentée à la Cour supérieure, laquelle a à juger son bien-fondé. 33. C.c.Q., art. 2129. 34. Malhab c. Métromédia CMR Montréal Inc., précitée, note 29. 35. Entre autres choses, l’animateur de radio qualifie les Arabes de « fakirs » et les Haïtiens de « ti-nègres ». Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes 385 Aussi, lors du procès au fond, la Cour supérieure du Québec condamne les appelants à payer la somme de 220 000 $ en dommages moraux punitifs. Cependant, en 2008, la Cour d’appel du Québec infirme le jugement de première instance et rejette le recours collectif 36. En outre, la majorité de la Cour d’appel du Québec note que la question soulevée devant elle consiste à déterminer si chaque membre du groupe a été personnellement visé par les commentaires en question. Or, selon l’état du droit québécois, la diffamation doit être évaluée selon une norme objective. Suivant cette norme, la Cour décide alors qu’un citoyen ordinaire ne conclurait pas que la réputation individuelle, ainsi que la dignité personnelle de chaque membre du groupe sont compromises. La Cour se prononce également sur la notion de « diffamation collective », puisque les commentaires en cause ne nomment pas, directement ou indirectement, des individus en particulier, mais sont plutôt dirigés vers un groupe. Selon la Cour, pour réussir dans une telle action, un individu faisant partie d’un groupe cible, doit établir qu’il est visé spécifiquement par les commentaires émis et qu’il a souffert un préjudice direct et personnel, indépendant du préjudice commun subi par le groupe. Or, puisque ces conditions ne sont pas remplies en l’espèce, la Cour rejette la demande du requérant. Mais que retenir des développements précédents ? Pouvonsnous dégager une certaine ligne de conduite ? En fait, si la décision sous étude se distingue de celle de la Cour d’appel du Québec, au stade de l’autorisation du recours collectif, elle rejoint les conclusions du tribunal de deuxième instance, relativement au bien-fondé de l’action en diffamation collective. Dès lors, nous pouvons retenir qu’en matière de diffamation collective, pour que chaque membre d’une collectivité puisse réclamer un dommage pour atteinte à sa réputation, il faut que la diffamation ait provoqué dans l’esprit du public une diminution de l’estime qu’il porte aux membres de cette collectivité. Ce critère soulève des avis partagés, certains le trouvant justifié par la liberté d’expression, d’autres estimant qu’il mine le droit des citoyens à la dignité et à la vie privée37. 36. Diffusion Métromédia CMR inc. c. Bou Malhab, 2008 QCCA 1938. 37. Pour plus d’informations sur cette position des tribunaux québécois, voir notamment les articles suivants : SIMARD (Marc), « Recours collectif, diffamation et 386 Les Cahiers de propriété intellectuelle Malgré ce qui précède, un arrêt de la Cour suprême pourrait renverser ce courant jurisprudentiel, la décision Malhab c. Métromédia CMR Montréal Inc.38 étant en effet actuellement révisée par le plus haut tribunal du pays. 3. LES LIMITES IMPOSÉES À LA LUTTE CONTRE L’ENREGISTREMENT NON AUTORISÉ D’UN FILM Le jugement Berthiaume c. Cinéma Guzzo inc. (Cinéma Mégaplex Marché central 18)39 en est un qui a également été rendu en matière d’atteinte aux droits et libertés fondamentales. Mais cette fois-ci, l’action prend place dans un cinéma et oppose le droit à la vie privée à la lutte contre le piratage de films. 3.1 Bref rappel des faits En fait, il s’agit ici d’un recours en dommages pour, entre autres choses, atteinte aux droits à la dignité et à la vie privée, résultant d’une fouille illégale et abusive, réalisée par la défenderesse, laquelle opère plusieurs salles de cinéma à Montréal. En effet, en juin 2007, la demanderesse et ses deux filles se présentent au cinéma de la défenderesse pour y visionner un film. Après avoir acheté leurs billets, la demanderesse et ses filles sont interpellées par une agente de sécurité. Celle-ci les avise que le sac à main de la demanderesse doit être fouillé. La demanderesse proteste cependant et refuse de faire fouiller son sac à main. Elle exige de voir la gérante du cinéma. Mais la gérante tarde à arriver et, dans l’intervalle, un autre gardien de sécurité arrive, informant la demanderesse que la fouille est obligatoire. Se sentant mal à l’aise, la demanderesse s’approche d’une table pour y déposer son sac et l’ouvrir elle-même, mais l’agente de sécurité l’en empêche, procédant elle-même à la fouille, sous le regard terrorisé de ses filles. liberté d’expression » dans Développements récents en recours collectifs 2009, Service de la formation continue (Cowansville : Blais, 2009) et TREMBLAY (Christian M.), « Recours collectifs visant le propos discriminatoire comme atteinte à la dignité et au droit à l’égalité » dans Développements récents en recours collectifs 2009, Service de la formation continue (Cowansville : Blais, 2009). 38. Malhab c. Métromédia CMR Montréal Inc., précitée, note 36. 39. Berthiaume c. Cinéma Guzzo inc. (Cinéma Méga-plex Marché central 18), 2009 QCCQ 4419. Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes 387 Finalement, lorsque la gérante arrive, une quinzaine de minutes suivant cette scène, celle-ci remet à la demanderesse les coordonnées d’une personne à qui adresser sa plainte. La demanderesse affirme entre autres que la sortie au cinéma avait un but thérapeutique pour l’une des filles. Il s’agissait en effet de sa première sortie en public, suite à une réclusion due à des agressions physiques l’ayant marquée au visage. Elle affirme aussi que l’incident l’a traumatisée. 3.2 Analyse 3.2.1 Caractère abusif et illégal de la fouille À la suite de ces évènements, la demanderesse introduit alors un recours à l’encontre de la défenderesse, au motif que la fouille exercée à son endroit est illégale et abusive. D’abord, la Cour précise que le droit de la défenderesse d’adopter certaines mesures pour contrer le piratage de films dans ses salles de cinéma est balisé par les droits et libertés protégés notamment par la Charte des droits et libertés de la personne40 et par le C.c.Q.41. La Cour précise à ce sujet que « le choix des moyens pour atteindre son objectif de dissuasion du piratage des films dans ses salles de cinéma appartient au Cinema Guzzo, à condition que l’atteinte aux droits et libertés des usagers ne soit pas affectée au-delà des limites permises par la loi »42. Or, dans ce contexte précis, la Cour constate que les fouilles sont effectuées de façon systématique et sont appliquées à tous les clients portant un sac. De plus, le juge Dortélus expose que la demanderesse n’a pas donné un consentement libre et éclairé pour autoriser l’agente de sécurité à procéder à la fouille de son sac à main. 40. « 24.1 Nul ne peut faire l’objet de saisies, perquisitions ou fouilles abusives. », Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C-12, art. 24.1. 41. « 3. Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le droit à la vie, à l’inviolabilité et à l’intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa réputation et de sa vie privée. Ces droits sont incessibles. […]. 7. Aucun droit ne peut être exercé en vue de nuire à autrui ou d’une manière excessive et déraisonnable, allant ainsi à l’encontre des exigences de la bonne foi. », C.c.Q., art. 3 et 7. 42. Berthiaume c. Cinéma Guzzo inc. (Cinéma Méga-plex Marché central 18), précitée, note 39, par. 75. 388 Les Cahiers de propriété intellectuelle Dès lors, elle estime que la solution adoptée par la défenderesse n’est pas proportionnelle au problème du piratage de films dans ses salles de cinéma43. 3.2.2 Responsabilité de Cinéma Guzzo en tant que commettant Au terme de cette conclusion relative au caractère abusif de la fouille, la Cour examine la responsabilité de la défenderesse à titre de commettant et conclut que l’agente de sécurité a agi à titre de préposée de la défenderesse dans l’exécution de ses fonctions. Or, l’agente de sécurité ayant causé préjudice à la demanderesse en portant atteinte à ses droits, celle-ci a engagé la responsabilité de la défenderesse, en application du premier alinéa de l’article 49 de la Charte des droits et libertés de la personne44 et de l’article 1463 du C.c.Q.45. 3.2.3 Quantum des dommages À titre de réparation, la Cour octroie 4 000 $ à la demanderesse, ainsi que 3 000 $ à chacune de ses filles, à titre de dommages moraux pour violation de leurs droits fondamentaux. La Cour ne fait cependant pas droit à la réclamation de la demanderesse en matière de droits punitifs, en raison de l’absence d’atteinte illicite et intentionnelle. 3.3 Conclusion Cette décision expose la réaction des distributeurs de films face au piratage dans les salles de cinéma (« camcording »). En effet, depuis plusieurs années, Montréal a porté le titre de « Capitale mondiale du piratage de films »46. 43. « Cette politique qui depuis a été abandonnée avait une portée trop large, n’était pas raisonnable, en ce qu’elle comportait un déséquilibre marqué entre le droit de l’entreprise prestataire de service de se protéger contre les pirates de films et les droits fondamentaux des cinéfilms. Ce manquement à lui seul suffit pour donner ouverture à la responsabilité de la Défenderesse, vu les atteintes aux droits fondamentaux qu’il occasionne. », id., par. 79. 44. « Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte confère à la victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation du préjudice moral ou matériel qui en résulte », Charte des droits et libertés de la personne, précitée, note 39, art. 49. 45. « Le commettant est tenu de réparer le préjudice causé par la faute de ses préposés dans l’exécution de leurs fonctions ; il conserve, néanmoins, ses recours contre eux », C.c.Q., art. 1463. 46. Selon les chiffres de l’industrie cinématographique mentionnés par le gouvernement devant le Comité sénatorial permanent des transports et des communica- Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes 389 Face à cette situation, les salles de cinéma ont adopté certaines mesures afin de contrôler cette situation et le Parlement canadien a adopté le Projet de loi C-59 : Loi modifiant le Code criminel (enregistrement non autorisé d’un film)47 (ci-après désigné le « Projet de loi »), en 2007, afin de contrer ce type de piratage. Essentiellement, le Projet de loi s’attaque à l’enregistrement illégal de films dans les salles de cinéma, en créant deux nouvelles infractions au Code criminel48. Mais quelles sont les conséquences de ce nouveau cadre législatif ? La lutte contre le piratage de films dans les salles de cinéma gagne-t-elle du terrain au Québec ? 4. LA PREMIÈRE CONDAMNATION QUÉBÉCOISE EN VERTU DU PROJET DE LOI C-59 Dans une décision non rapportée49, une personne ayant enregistré illégalement un film dans un cinéma a été déclarée coupable pour l’enregistrement illégal d’une œuvre cinématographique, en application de ces nouvelles dispositions. 4.1 Bref rappel des faits Le 26 octobre 2007, l’inculpé est arrêté dans un cinéma Guzzo montréalais, lors de l’une des dernières projections en soirée du film « Dan in Real Life ». En fait, étant l’un des rares spectateurs lors de cette projection, le jeune homme a installé un trépied sur lequel il a posé son caméscope pour enregistrer le film. Il s’est cependant fait prendre par le dispositif de sécurité mis en place par le cinéma pour détecter le piratage. 4.2 Analyse Cette décision est fondée sur la Loi modifiant le Code criminel (enregistrement non autorisé d’un film), lequel est entré en vigueur le tions, 70 pour cent des films téléchargés illégalement proviennent des cinémas montréalais. Voir : Sénat, Comité permanent des transports et des communications, Témoignages, 1re session, 39e législature, 20 juin 2007. 47. Projet de loi C-59 : Loi modifiant le Code criminel (enregistrement non autorisé d’un film), Première session, trente-neuvième législature, 55-56 Elizabeth II, 2006-2007, adopté le 13 juin 2007. 48. Code criminel, L.R. 1985, c. C-46. 49. L’information rapportée dans le présent article est tirée de la presse canadienne et de certains sites traitant, entre autres choses, du droit d’auteur canadien. Voir notamment le site Web de Michael Geist : http://www.michaelgeist.ca/content/ view/3694/275/ 390 Les Cahiers de propriété intellectuelle 22 juin 2007. Le Projet de loi a pour but de contrer l’enregistrement illégal de films et la distribution de ces copies piratées, problème ayant pris de l’ampleur au cours des dernières années. Pour ce faire, le Projet de loi s’attaque à l’enregistrement illégal de films dans les salles de cinéma en créant deux infractions à l’article 432 du Code criminel. Avant l’entrée en vigueur du Projet de loi, l’enregistrement illégal de films dans les salles de cinéma est uniquement traité dans le cadre de la LDA. En vertu de cette loi, seul l’enregistrement à des fins commerciales peut permettre un recours criminel50. Or, selon les membres de l’industrie cinématographique, il est laborieux de prouver qu’une personne a reproduit une œuvre dans l’intention d’en faire la distribution commerciale. Pour cette raison, l’amendement prévoit deux infractions au Code criminel, soit i) l’enregistrement illégal d’un film projeté dans un cinéma à des fins personnelles et ii) l’enregistrement illégal d’un film projeté dans un cinéma à des fins commerciales. « Aussi, selon le Projet de loi, l’enregistrement à des fins commerciales demeure une infraction, mais cette fois il est ajouté au Code et constitue une sorte de circonstance aggravante51 ». En ce sens, l’enregistrement de films à des fins personnelles est punissable d’un emprisonnement maximal de deux ans, alors que celui effectué à des fins commerciales est punissable, quant à lui, d’un emprisonnement maximal de cinq ans. De plus, étant donné que le Projet de loi crée une infraction au Code criminel, tout corps policier canadien peut intervenir (et non uniquement la Gendarmerie royale du Canada), dans le cadre de la mise en œuvre de ces nouvelles dispositions. 4.3 Conclusion Depuis l’adoption du Projet de loi, il semble que Montréal ait perdu son titre peu enviable de « Capitale mondiale du piratage ». Selon l’Association canadienne des distributeurs de films, « [l]a loi anti-piratage fut d’une extrême efficacité pour nous. Avant juin 2007, 50. LDA, art. 42. 51. VALIQUET (Dominique), « Résumé législatif - LS-559F - Projet de loi C-59 : Loi modifiant le Code criminel (enregistrement non autorisé d’un film) », (2007), Bibliothèque du Parlement, Service d’information et de recherches parlementaires, disponible en ligne : http://www2.parl.gc.ca/Sites/LOP/LegislativeSummaries/ Bills_ls.asp?Parl=39&Ses=1&lang=F&ls=c59&source=library_prb#description. Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes 391 plus de 50 % du piratage des films dans les salles de cinéma se faisait à Montréal, d’où notre titre peu enviable de capitale du piratage. Or, maintenant, le mal est définitivement contrôlé52 ». D’ailleurs, il n’est pas inutile de préciser que la décision sous étude n’est pas la première au Canada et ne sera sans doute pas la dernière en matière d’enregistrement illégal de films dans une salle de cinéma. En effet, un Albertain a déjà été condamné pour des infractions semblables en 200853. Un autre Montréalais recevra également sa sentence en juin prochain, pour avoir enregistré et vendu plusieurs films piratés au cours des dernières années ; il risque cinq ans de prison ou une amende pouvant s’élever à un million de dollars. Cependant, la réelle menace selon les distributeurs de films et autres titulaires de droits demeure Internet. En effet, plusieurs réclament que la LDA soit amendée afin de leur conférer une protection législative efficace contre ce genre de violation. Les violations sur Internet sont en effet de plus en plus fréquentes et il revient à chaque État d’adopter les mesures juridiques adéquates. À titre d’exemple, les États-Unis ont tenté de refréner les téléchargements illégaux d’œuvres musicales par l’octroi d’une condamnation exemplaire de 222 000 dollars américains en 2009, laquelle a été réduite en janvier 201054. Malgré la révision à la baisse, le montant des dommages exemplaires, s’élevant à 54 000 dollars américains, demeure faramineux et est susceptible de dissuader les contrefacteurs. La France, quant à elle, a adopté certaines mesures législatives afin de contrer les violations de droit d’auteur sur la toile. Ainsi, la loi « DADVSI »55, adoptée en 2006, vise à protéger les droits d’auteur sur Internet. Cette loi a été complétée, en 2009, par la loi « HADOPI »56. 52. Propos tenus par Steve Covey, directeur adjoint des opérations anti-piratage en Amérique du Nord de l’Association canadienne des distributeurs de films, et Wendy Noss, directrice générale de cette même association, lors d’une entrevue accordée à la presse. COUDÉ-LORD (Michelle), « Montréal n’est plus la capitale du piratage », [2009-05-04] Journal de Montréal, disponible en ligne : http://fr.canoe. ca/divertissement/cinema/nouvelles/2009/05/04/9340096-jdm.html. 53. Voir R. c. Lissaman, 2008 ABPC 375. 54. Capitol Records c. Thomas-Rasset, Case 0:06-cv-01497-MJD-RLE. 55. Loi nº 2006-961 du 1 août 2006 relative au droit d’auteur et aux droits voisins dans la société de l’information, disponible en ligne : http://www.legifrance.gouv. fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000266350&dateTexte=. 56. Un premier projet de loi (« HADOPI ») avait été adopté en 2009, puis censuré par le Conseil constitutionnel, la même année. En fait, ce premier projet de loi créait 392 Les Cahiers de propriété intellectuelle Spécifiquement, la loi « HADOPI » vise à enrayer le téléchargement illégal de musique et/ou de films. Pour ce faire, le texte met en place un mécanisme de « riposte graduée ». Ainsi, la mise en œuvre des sanctions est graduelle et a lieu en trois étapes : d’abord, un message d’avertissement par courriel, puis un avertissement par lettre recommandée et, enfin, la suspension de l’abonnement à Internet. Dans le cadre de la mise en œuvre de la loi « HADOPI », le gouvernement français a publié en mars 2010 un décret d’application, lequel vise la création d’un « Système de gestion des mesures pour la protection des œuvres sur Internet ». Il s’agit en fait d’un fichier permettant de garder un historique des infractions présumées et d’obtenir l’identité des abonnés suspectés, afin de leur envoyer les messages d’avertissement. Pour sa part, la Suède a également adopté une loi communément désignée comme « loi IPRED »57 en avril 2009, laquelle apporte plusieurs amendements à la loi suédoise sur le droit d’auteur. La nouvelle loi tire son origine des pressions exercées par certains titulaires une « Haute Autorité pour la Diffusion des Œuvres et la Protection des droits sur Internet ». Cette autorité administrative indépendante avait notamment le pouvoir d’adresser au titulaire d’un accès à internet une recommandation lui rappelant son obligation de veiller à ce que cet accès ne fasse pas l’objet d’une utilisation à des fins de reproduction, de représentation, de mise à disposition ou de communication au public d’œuvres ou d’objets protégés par un droit d’auteur ou par un droit voisin sans l’autorisation des titulaires des droits. La première mouture de la loi prévoyait également la possibilité pour la Haute Autorité de suspendre l’accès à internet d’un abonné ayant manqué à son obligation de veille. Or, dans sa décision du 10 juin 2009, le Conseil constitutionnel a considéré que confier ce pouvoir de suspension à une autorité administrative indépendante portait atteinte au principe fondamental de la liberté d’expression. Pour ces raisons, il déclare contraires à la Constitution les articles autorisant la coupure de l’accès à l’Internet hors d’une décision judiciaire. Voir : Décision nº 2009-580 DC du 10 juin 2009, disponible en ligne : http://www.conseil-constitutionnel.fr/ conseil-constitutionnel/francais/les-decisions/2009/decisions-par-date/2009/2009580-dc/decision-n-2009-580-dc-du-10-juin-2009.42666.html. La loi actuelle est ainsi complémentaire au premier projet de loi « HADOPI », en ce quelle instaure un régime de protection pénale des droits d’auteur sur Internet. Il prévoit, entre autres, que le contrefacteur en ligne pouvait, selon la gravité des faits, être condamné non seulement à de la prison et une amende, mais aussi à la suspension de son accès à internet. La « HADOPI » prévoit également la possibilité pour les victimes de contrefaçon de demander au Tribunal des dommages et intérêts. En octobre 2009, le Conseil constitutionnel validait le texte, ne censurant que certaines dispositions de la loi permettant au juge de statuer par ordonnance pénale sur une demande de dommages et intérêts. Voir Décision nº 2009-590 DC du 22 octobre 2009, disponible en ligne : http://www.conseil-constitutionnel.fr/ conseil-constitutionnel/francais/les-decisions/acces-par-date/decisions-depuis-1959/ 2009/2009-590-dc/decision-n-2009-590-dc-du-22-octobre-2009.45986.html. 57. Lag om ändring i lagen (1960:729) om upphovsrätt till litterära och konstnärliga verk (Loi (1960:729) modifiant la loi relative au droit d’auteur du 1er avril 2009, Journal officiel (SFS 2009:109). Il s’agit de la transposition de la Directive européenne 2001/29/CE relative au droit d’auteur dans la société de l’information. Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes 393 de droits d’auteur, lesquels estimaient que l’encadrement législatif antérieur ne les protégeait pas suffisamment contre les violations prenant place sur la toile. En réponse à ces requêtes, la loi IPRED met en œuvre un système de riposte graduée, similaire à la loi HADOPI. Cette nouvelle législation impose en effet au fournisseur d’accès Internet de divulguer aux ayants droit les données de trafic ainsi que l’adresse IP58 de leurs clients internautes, sur simple demande. Mais si cette nouvelle loi a provoqué une baisse de 30 à 50 % du trafic Internet en Suède quelques mois après son entrée en vigueur, ses effets se sont largement amoindris peu de temps après. En effet, en riposte à la loi IPRED, le fameux site « The Pirate Bay » a développé un programme dénommé « IPREDATOR », lequel permet de télécharger des œuvres de manière anonyme. Fort de son succès, le programme IPREDATOR semble avoir miné la loi IPRED, en augmentant le taux de téléchargements illégaux59. Il y a fort à parier que le site « The Pirate Bay » répondra de ses actes en justice, tout comme il l’a déjà fait auparavant. 5. LA SAGA SUÉDOISE : LE CAS DE PIRATE BAY « The Pirate Bay » est un site suédois dont la popularité a notamment été créée par les poursuites judiciaires entourant ses activités de piratage d’œuvres protégées. 5.1 Bref rappel des faits En fait, le site en cause fournit des fichiers « torrents » (nom de l’application qui permet l’échange d’un ordinateur à l’autre) et des liens vers les sources des données. Au nom du libre partage des biens culturels, les administrateurs de ce site ont fait de leur lutte une cause politique, allant jusqu’à créer une organisation non gouvernementale, le « Piratbyran », n’hésitant pas à invoquer le patriotisme européen face à l’ingérence judiciaire américaine. 58. Dans un réseau utilisant le protocole IP (« Internet Protocol »), notamment le réseau Internet, chaque ordinateur connecté possède une adresse IP qui permet de l’identifier. Chaque adresse est unique et permet à la machine de communiquer avec d’autres ordinateurs, de transmettre et de recevoir des données. 59. SANYAS (Nil), « L’Hadopi suédoise n’a plus du tout d’influence sur les internautes », 18 février 2010, disponible en ligne : http://www.pcinpact.com/actu/ news/55463-suede-ipred-p2p-streaming-telechargement-illegal.htm. 394 Les Cahiers de propriété intellectuelle En 2008, les administrateurs du site « The Pirate Bay » sont poursuivis en Suède pour avoir mis à la disposition des internautes des liens vers des fichiers disponibles sur le réseau peer to peer et, par le même fait, d’être complice de téléchargement illicite. Le 17 avril 2009, les administrateurs du site sont condamnés à un an de prison ferme et à payer la somme de 2,7 millions d’euros de dommages et intérêts pour avoir aidé à la diffusion illégale de fichiers soumis au droit d’auteur sur Internet60. 5.2 Analyse D’abord, le juge conclut que le serveur du site Web contient des fichiers torrents relatifs à des œuvres protégées par le droit d’auteur et que certains des utilisateurs du site utilisent les services de « The Pirate Bay » pour partager illégalement ce matériel, ce qui constitue une violation de la loi sur le droit d’auteur suédoise61. Ensuite, puisque les défendeurs ont fourni un site Web comportant des fonctions de recherche avancées, des installations de téléchargement facilement utilisables et un mécanisme de suivi, le juge estime que les activités de « The Pirate Bay » aident et encouragent la violation de droits d’auteur par les utilisateurs. Finalement, bien que le juge reconnaisse que les défendeurs puissent être considérés comme des « fournisseurs de services » aux termes de la loi sur le commerce électronique de la Suède, il déclare que ces derniers ne respectent pas les exigences pour se prévaloir de dispositions d’exonération. Cette loi dégage en effet les fournisseurs de services de toute responsabilité lorsque ceux-ci n’ont pas connaissance de la violation ou prennent sans délai des mesures pour empêcher la violation lorsqu’ils en sont avisés. 5.3 Conclusion Les administrateurs du site ont porté leur cause en appel au motif que le juge du procès, Tomas Norström, était membre de certaines organisations de protection des droits d’auteur, ce qui aurait entaché son impartialité. Le magistrat s’est cependant défendu en déclarant que « [son] point de vue n’a pas été influencé par [son] inves- 60. Stockholms tingsrätts avgörande den 17 april 2009 i mål nr B 13301-06 (Arrêt du tribunal du district de Stockholm, du 17 avril 2009, dans l’affaire nº B 13301-06). 61. Loi relative au droit d’auteur sur les œuvres littéraires et artistiques (loi nº 729 du 30 décembre 1960, modifiée en dernier lieu par la loi nº 1274 du 7 décembre 1995). Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes 395 tissement auprès des groupes de protection des droits d’auteur »62. Le 25 juin 2009, la cour d’appel chargée d’examiner la demande d’annulation du procès a toutefois rejeté la demande des requérants : « [l]a Cour d’appel en est arrivée à la conclusion qu’aucune des circonstances exposées, envisagées de façon individuelle ou dans leur ensemble, ne signifie qu’il existe un doute légitime sur l’impartialité du juge »63. À la suite de cette décision, les médias ont annoncé que les condamnés ont décidé de porter l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme. Aucune procédure judiciaire à ce sujet n’a cependant été trouvée au terme de nos recherches. Plus tard, un tribunal suédois a ordonné à l’hébergeur64 du site litigieux de le rendre inaccessible, le 1er août 200965. Le site était à nouveau en marche après 3 heures de coupure, les administrateurs ayant agi rapidement, pour « re-router »66 le trafic et remettre le site en opération. Hormis la Suède, le site « The Pirate Bay » a également fait parler de lui à l’étranger. En outre, le 2 octobre 2009, Google a retiré de son index plusieurs pages du site, dont sa page d’accueil, suite à une plainte déposée en vertu de la Digital Millennium Copyright Act67 (ci-après la « DMCA »). Le géant américain a cependant rétabli la page d’accueil quelques heures plus tard, avisant les internautes que la plainte ne visait que certaines pages virtuelles. L’implication de Google dans cette affaire n’est pas la seule à avoir fait les manchettes au cours de l’année 2009. En effet, le développement de nouveaux outils par le célèbre moteur de recherche a 62. CHAMPEAU (Guillaume), « The Pirate Bay : le juge était membre de lobbys du droit d’auteur », 23 avril 2009, disponible en ligne : http://www. numerama. com/magazine/12718-The-Pirate-Bay-le-juge-etait-membre-delobbys-du-droit-d-auteur-MAJ.html. 63. TOLMAN (Benjamin), « Pirate Bay : pas de second procès, mais une action en justice pour atteinte aux droits de l’homme », 26 juin 2009, disponible en ligne : http://www.paperblog.fr/2068409/pirate-bay-pas-de-second-proces-mais-uneaction-en-justice-pour-atteinte-aux-droits-de-l-homme/. 64. L’hébergeur est une entité ayant pour objet de mettre des sites Internet, conçus et gérés par des tiers, à la disposition des internautes. 65. Stockholms tingsrätts beslut den 21 augusti 2009 i mål nr T 7540-09 och T 11712-09 (Jugement du tribunal d’instance de Stockholm du 21 août 2009 rendu dans les affaires nos T 7540-09 et T 11712-09). 66. « Router » : désigner le fait d’utiliser un outil logiciel pour diriger certaines données à travers un réseau. 67. An Act to amend title 17, United States Code, to implement the World Intellectual Property Organization Copyright Treaty and Performances and Phonograms Treaty, and for other purposes, Pub. L. 105-304. 396 Les Cahiers de propriété intellectuelle notamment68 fait l’objet de poursuites judiciaires hautement médiatisées. 6. LE CAS DE GOOGLE BOOKS En 2009, Google a développé la nouvelle application « Google Books », laquelle a suscité la révolte auprès des auteurs et éditeurs et ce, tant en Europe qu’aux États-Unis. Tout comme l’affaire précédente, le cas de « Google Books » implique la protection des œuvres sur Internet. Avant d’aborder cet aspect juridique, nous nous proposons de brièvement présenter cette application controversée. 6.1 Bref rappel des faits « Google Books » repose sur la numérisation, entamée depuis 2004, et la mise à disposition de contenus d’œuvres littéraires, permettant à l’internaute la recherche, la consultation, ainsi que, pour les œuvres tombées dans le domaine public, le téléchargement d’œuvres littéraires, le tout, gratuitement. Cette immense bibliothèque virtuelle est présentée par Google comme une formidable opportunité pour les auteurs et les éditeurs, améliorant la visibilité et la promotion des œuvres, ainsi que leur distribution, par le biais de liens pour acheter ou emprunter le livre recherché. Si la mise à disposition d’œuvres du domaine public ne semble pas poser de difficulté, la situation apparaît différente pour les œuvres protégées par le droit d’auteur, et ce, bien que dans ce cas, seuls des extraits soient mis en ligne. En effet, Google a fait l’objet de deux poursuites, l’une en France, l’autre aux États-Unis, en raison de cette dernière situation. 68. Dans l’affaire Boring c. Google, Inc., 2:08-cv-00694-ARH, la firme américaine a été poursuivie notamment pour atteinte au droit à la vie privée et empiètement (« trespass »), en raison de la diffusion d’une photographie représentant la propriété privée des demandeurs, sur « Google Street View ». La requête a cependant été rejetée, au motif que les demandeurs n’avaient pas rempli leur fardeau de preuve. Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes 6.2 397 Analyse 6.2.1 Poursuite en France Par un jugement du 18 décembre 2009, le Tribunal de grande instance de Paris69 a condamné la société américaine Google pour avoir numérisé et rendu accessibles sur « Google Books » plusieurs œuvres françaises sans l’autorisation préalable des défenderesses70. À ce titre, il convient de souligner que le jugement ne porte que sur une liste précise et bien identifiée de livres qui avait été établie par un constat d’huissier pour initier la procédure. Comme le rappelle le Tribunal, la numérisation d’une œuvre « consistant en l’espèce à scanner l’intégralité des ouvrages dans un format informatique donné, constitue une reproduction de l’œuvre qui requiert, lorsque celle-ci est protégée, l’autorisation préalable de l’auteur ou de ses ayants droit »71. Or, en l’espèce, Google n’a obtenu aucune de ces autorisations. Aussi, afin de pallier l’absence d’une telle autorisation, Google se prévaut, dans un premier temps, de l’article 5 § 2 de la Convention de Berne72 (en vertu duquel la loi applicable en matière de délits commis sur Internet est celle du territoire sur lequel sont commis les agissements litigieux), afin de bénéficier de l’application de la loi américaine. Cet argument vise à permettre au géant américain de se prévaloir de l’exception de « fair use ». Le Tribunal rejette toutefois ce raisonnement, appliquant ainsi la loi française, au motif que, bien que la numérisation des ouvrages en cause ait eu lieu aux États-Unis, la France est le pays qui entretient les liens les plus étroits avec le litige, notamment parce que le recours concerne des œuvres d’auteurs français, numérisées pour être accessibles aux internautes français. Dans un second temps, Google invoque l’exception de courte citation, prévue par le droit français, selon laquelle l’auteur ne peut interdire « les analyses et courtes citations justifiées par le caractère critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information de 69. Tribunal de Grande Instance de Paris, 3e chambre, 2e section, 18 décembre 2009. 70. Il s’agit de « La Martinière », le Syndicat National de l’Edition et l’organisation représentant les auteurs (S.G.D.L.). 71. Tribunal de Grande Instance de Paris, précitée, note 69, p. 15. 72. « L’étendue de la protection ainsi que les moyens de recours garantis à l’auteur pour sauvegarder ses droits se règlent exclusivement d’après la législation du pays où la protection est réclamée. », Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques, disponible en ligne : http://www.wipo.int/treaties/ fr/ip/berne/trtdocs_wo001.html. 398 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’œuvre à laquelle elles sont incorporées »73. Cet argument n’est pas plus retenu par le Tribunal, car les couvertures des œuvres concernées sont communiquées au public dans leur intégralité et la reproduction d’extraits des œuvres en cause selon un choix aléatoire ne poursuivent aucun but d’information. Pour ces raisons, le Tribunal considère que Google viole les droits des demandeurs en numérisant et rendant accessibles plusieurs de leurs œuvres. Au surplus, il retient que la compagnie américaine porte atteinte à l’intégrité des œuvres concernées en affichant, sur le site litigieux, des extraits tronqués, de façon aléatoire et sous forme de bandeaux de papier déchirés. La société Google est ainsi condamnée à verser 300 000 euros en dommages-intérêts aux demanderesses et à cesser ses agissements de contrefaçon, sous astreinte de 10 000 euros par jour de retard. Cette décision peut cependant être renversée dans les mois à venir, Google ayant interjeté appel de ce jugement le 21 janvier 2010. Le géant américain estime en effet que le juge a erré dans la détermination du droit applicable et de l’application de l’exception de la citation courte. Malgré ce qui précède, les auteurs et éditeurs français souhaitent entamer un dialogue avec la firme américaine. En effet, ils soutiennent ne pas être opposés à la numérisation des livres, pour autant toutefois que leurs droits d’auteur soient respectés. Par ailleurs, le ministre de la Culture français, Frédéric Mitterrand, souhaite entamer des pourparlers avec Google, en mars ou avril 2010, au sujet de la numérisation des œuvres culturelles. Pour le ministre, il est nécessaire que l’État garde la main sur ce dossier, tout en reconnaissant la nécessité de numériser les œuvres pour qu’elles deviennent accessibles à tous. Ces pourparlers surviendront quelques semaines après la remise du rapport de Marc Tessier74, président d’une commission sur la numérisation des fonds patrimoniaux des bibliothèques françaises (ci-après désignée la « Commission »). La Commission avait pour mission d’analyser le cadre technique, économique et juridique dans lequel s’inscrivent les accords et projets d’accords passés entre la société Google et les bibliothèques françaises. 73. Code de la propriété intellectuelle, Première partie – La propriété littéraire et artistique, article L. 122-5, 3. 74. « Rapport sur la numérisation du patrimoine écrit », remis par Marc Tessier au ministre de la Culture et de la Communication le 12 janvier 2010 disponible en ligne : http://www.culture.gouv.fr/culture/mrt/numerisation/fr/f_01.htm. Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes 399 Cette analyse a été conduite dans une perspective de renforcement de la présence et de l’accessibilité des œuvres du patrimoine écrit sur l’internet. Au terme de son examen, la Commission proposait la mise en œuvre d’un partenariat entre la firme américaine et la France, dans le cadre de la numérisation des œuvres de la Bibliothèque nationale de France. 6.2.2 Poursuite aux États-Unis Par ailleurs, aux États-Unis, les associations de défense des auteurs (« The Authors Guild ») et des éditeurs (« The Association of American Publishers »), de même que des auteurs et éditeurs indépendants, ont également initié conjointement des recours judiciaires contre la nouvelle application de Google75. Le litige initié contre Google aux États-Unis a débouché sur un accord conclu en contrepartie d’une indemnisation estimée à 125 millions de dollars américains, cette somme servant à la fois à réparer l’atteinte aux droits pour les actes illicites d’exploitation passés et à préparer la mise en place selon Google d’un « Registre des droits du livre indépendant et à but non lucratif représentant les auteurs, éditeurs et autres détenteurs de droits » ayant pour mission de localiser les titulaires de droits et de leur garantir la rémunération à laquelle ils ont droit dans le cadre de l’accord. L’accord, qui doit encore être validé par la justice américaine, ne comprend que les livres inscrits au United States Copyright Office ou publiés au Royaume-Uni, en Australie et au Canada. Également, l’accord prévoit que Google percevra 37 % des bénéfices liés à cette exploitation, les auteurs et éditeurs en recevant 63 %. En 2010, deux accords ont été soumis au ministère américain de la Justice (ci-après désigné le « ministère »), mais aucun d’entre eux n’a été entériné. Le premier protocole d’accord, signé le 28 octobre 200976, n’a pas reçu l’aval du ministère, celui-ci estimant que cette entente est problématique en termes de respect du droit d’auteur et d’abus de position dominante. 75. The Authors Guild, Inc. c. Google Inc., affaire 05 CV 8136. 76. « Settlement Agreement », disponible en ligne sous la rubrique « Accord de règlement d’origine » : http://books.google.com/booksrightsholders/agreement-contents. html. 400 Les Cahiers de propriété intellectuelle La deuxième mouture de cet accord77 a également essuyé un refus des autorités américaines, le 5 février 2010. En effet, le ministère note que : « despite the substantial progress reflected in the proposed amended settlement agreement […] class certification, copyright and antitrust issues remain »78. En outre, selon le ministère, l’accord amendé confère toujours à Google des avantages significatifs et potentiellement anti-concurrentiels. En ce sens, si le ministère entérinait l’accord sous cette forme, cela permettrait à « Google Books » d’être le seul acteur sur le marché numérique avec les droits de distribution et d’exploitation d’une grande variété de contenus dans de multiples formats. Compte tenu de la réponse du ministère, les parties à cet accord avaient l’obligation de retourner à leurs tables de travail et de lui soumettre une nouvelle proposition de règlement le 18 février 2010. Dès le début de l’audience, le juge saisi du dossier a prévenu avoir besoin de temps pour rendre sa décision, invoquant le besoin de garder un esprit ouvert face à tous les arguments des différentes parties concernées. Aussi, à ce jour, l’accord soumis en février 2010 n’avait pas encore reçu l’approbation de la justice américaine. 6.2.3 Réponse européenne En Europe, les pays sont divisés au sujet de l’accord américain, car ce dernier ne semble pas tenir compte des législations européennes en matière de numérisation de livres. En effet, Allemands, Français et Italiens sont assez circonspects quant au projet de « Google Books ». S’ils ne sont théoriquement pas opposés au principe de la numérisation des ouvrages, les nombreux ayants droit s’inquiètent de l’écart législatif entre les États-Unis et l’Union européenne et notamment des disparités existant au regard du droit moral. Pour ces raisons, les pays de l’Union européenne ont demandé à la Commission européenne, en mai 2009, d’évaluer les conséquences économiques de « Google Books », craignant que l’application ne nuise à l’industrie de l’édition européenne. 77. « Amended Settlement Agreement », disponible en ligne sous la rubrique « Accord de règlement amendé » : http://books.google.com/booksrightsholders/ agreement-contents.html. 78. « Justice Department Submits Views on Amended Google Book Search Settlement », communiqué de presse émis par le Département de Justice des ÉtatsUnis, le 4 février 2010, disponible en ligne : http://www.justice.gov/opa/pr/2010/ February/10-opa-128.html. Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes 401 Au terme de cette consultation la Commission européenne a émis l’avis que le projet « Google Books » a le mérite d’amener les pays européens à se questionner sur le patrimoine européen. Dès lors, le défi pour les décideurs publics européens est d’assurer la mise en place d’un cadre réglementaire favorisant un déploiement rapide de services semblables à ceux que permettrait l’accord négocié aux États-Unis et dont bénéficieront les Européens79. La réponse concrète de la Commission européenne est la mise sur pied, en novembre 2008, d’une bibliothèque numérique européenne en ligne : « Europeana »80. Lancée en réponse à « Google Books » qui ambitionne de numériser les documents des plus grandes bibliothèques du monde, « Europeana » vise la mise en commun de différentes ressources numériques des bibliothèques nationales des États membres de l’Union européenne81. Toutefois, à la différence de « Google Books », « Europeana » ne propose à ce jour que des œuvres libres de droits. 6.3 Conclusion Des développements précédents, il ressort que si « Google Books » a attiré les foudres de plusieurs titulaires de droits à ses débuts, la numérisation du patrimoine culturel charme cependant plusieurs. Les négociations que souhaite entamer la France avec le géant américain, tout comme la mise en place d’« Europena » et l’accord entamé entre Google et certains ayants droit américains, sont d’ailleurs des exemples criants de cette situation. Mais si ces tentatives de numérisation séduisent, le respect préalable des droits d’auteur demeure une condition sine qua non à leur mise en œuvre. Malgré ce premier constat, il n’en demeure pas moins que la Chine ne semble pas emboîter le pas des occidentaux. En effet, l’écrivaine Mian Mian a porté plainte contre le géant américain pour la numérisation et la mise en ligne sans autorisation d’un de ses livres, le roman « Acid House », en octobre dernier. En réponse, Google a affirmé avoir retiré l’ouvrage de sa bibliothèque numérique. Le tribunal de 79. « L’Europe doit ouvrir un nouveau chapitre dans le domaine des livres numériques et des droits d’auteur » : déclaration commune de Mme Reding et de M. Mc Creevy à l’occasion des rencontres Google Books cette semaine à Bruxelles », Communiqué de presse émis par la Commission européenne, le 7 septembre 2009, disponible en ligne : http://europa.eu/rapid/pressReleasesAction.do?reference=MEMO/09/ 376&format=HTML&aged=0&language=FR&guiLanguage=fr. 80. http://www.europeana.eu/portal/. 81. En 2009, tous les membres de l’UE sont parties prenantes dans le projet, sauf le Royaume-Uni. 402 Les Cahiers de propriété intellectuelle Pékin saisi du litige ne s’est pas encore prononcé à ce sujet, invitant plutôt les parties à trouver un terrain d’entente. L’auteure chinoise n’est cependant pas la seule auteure à se plaindre des méthodes de Google en Chine. Il semble en effet que la « China Written Works Copyright Society » cherche à obtenir une compensation pour les ouvrages numérisés sans autorisation par le géant américain. PERSPECTIVES Sous réserve de l’affaire concernant le Docteur Mailloux, les décisions exposées présentent un droit d’auteur au cœur de nombreuses controverses, chacune mettant en lumière des titulaires de droits soucieux de défendre leurs intérêts. Les causes analysées présentent notamment des situations complexes, mettant en cause des nouvelles technologies et des défis de taille pour les titulaires de droits d’auteur. Dès lors, le droit d’auteur semble être en pleine mutation et l’attitude des titulaires de droits d’auteur apparaît également se modifier. En effet, ces derniers semblent progressivement accepter la large diffusion, ainsi que la numérisation de leurs œuvres sur Internet, sous certaines conditions. Un tel comportement est-il une réaction à l’inadéquation des textes législatifs ? Les législations sur le droit d’auteur sont-elles inadaptées aux nouveaux médias ? Certes, l’affaire de Claude Robinson et le Projet de loi C-59 témoignent de la pertinence d’une loi sur le droit d’auteur. Mais ces deux affaires ne mettent pas en cause Internet. Dès lors, une question se pose : comment le Canada82 réagira-t-il face aux nouvelles technologies ? Le Canada considérera-t-il les nouveaux médias comme étant une menace pour les titulaires de droits d’auteur ou verra-t-il plutôt ces technologies comme un outil favorable à la promotion de son patrimoine culturel ? Le débat reste ouvert et 2010 nous apportera peut-être la réponse. 82. Le projet de loi C-32 a été déposé après la rédaction du présent article. Vol. 22, nº 2 Cinq décisions importantes en droit des marques Cinq décisions importantes de l’année 2009 en droit des marques de commerce Jean-Philippe Mikus* 1. Glenora Distillers International Inc. c. Scotch Whisky Association (Cour d’appel fédérale) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 406 2. Drolet c. Stiftung Gralsbotschaft et Fondation du mouvement du Graal Canada (Cour fédérale) . . . . . . . . . . . . 409 3. Simpson Strong-Tie Company, Inc. c. Peak Innovations Inc. (Cour fédérale) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 412 4. Princess Group Inc. c. Canadian Standards Association (Cour fédérale) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 416 5. Parfums de cœur, Ltd. c. Asta (Cour fédérale) . . . . . . . . . . . . . 418 © Jean-Philippe Mikus, 2010. * LL.B. (Montréal), LLM (Cantab.), associé, Fasken, Martineau, DuMoulin S.E.N.C.R.L., s.r.l., Montréal. 403 La moisson a été bonne en matière de marques de commerce au cours de l’année 2009, mais ceci a rendu la tâche d’établir la liste des décisions marquantes plus ardue. La Cour suprême ne s’est pas commise en 2009 en droit des marques de commerce, mais la Cour d’appel fédérale s’est jetée dans la mêlée à plusieurs reprises. Nous ne retenons toutefois qu’un seul arrêt de la Cour d’appel fédérale, soit l’arrêt Glenora Distillers International Inc. c. Scotch Whisky Association1 qui est venu couronner une bataille épique ayant pour but de déterminer si un producteur canadien de whisky pouvait employer le préfixe GLEN- afin d’identifier ses produits. La demande d’autorisation d’appel devant la Cour suprême du Canada a été refusée dans ce dossier et l’arrêt de la Cour d’appel fédérale constitue donc la fin de la saga. La deuxième décision retenue nous plonge dans le monde du mysticisme, alors que des adeptes du Mouvement du Graal s’affrontent pour déterminer qui a le droit de diffuser auprès du public canadien les enseignements de son fondateur. Ce faisant, la Cour fédérale dans l’affaire Drolet c. Stiftung Gralsbotschaft et Fondation du mouvement du Graal Canada2 ouvre la voie à une réflexion nouvelle en droit canadien au sujet de la protection des titres par le droit des marques. La Cour fédérale est aussi à l’honneur en raison de sa décision dans l’affaire Simpson Strong-Tie Company, Inc. c. Peak Innovations Inc.3. L’objet du litige peut paraître banal, soit l’enregistrement d’une marque qui consiste simplement en une couleur appliquée à des attaches pour planches de terrasses. Il s’agit d’une approche qui est fréquemment employée pour revendiquer une protection par marque de commerce et qui donne lieu, en l’espèce, à des débats au sujet de la doctrine de fonctionnalité. L’avant-dernière place au palmarès revient à l’affaire Princess Group Ltd c. Canadian Standards Association4 qui met en scène les 1. 2. 3. 4. Glenora Distillers International Inc. c. Scotch Whisky Association, 2009 CAF 16. Drolet c. Stiftung Gralsbotschaft, 2009 CF 17. Simpson Strong-Tie Company, Inc. c. Peak Innovations Inc., 2009 CF 1200. Princess Group Ltd c. Canadian Standards Association, 2009 CF 926. 405 406 Les Cahiers de propriété intellectuelle notoires marques officielles. Cette fois-ci la Cour fédérale se penche sur les délais péremptoires pour contester la publication d’une marque officielle. La dernière étoile qui vient garnir notre revue du firmament judiciaire en marques de commerce pour l’année 2009 est aussi une décision de la Cour fédérale, cette fois-ci dans l’affaire Parfums de Cœur, Ltd. c. Asta5. La Cour a été appelée à déterminer le sort d’un enregistrement obtenu sur la base d’une déclaration d’usage erronée. La Cour y établit des nuances quant à la nature des inexactitudes qui peuvent donner ouverture à l’invalidité de l’enregistrement. 1. GLENORA DISTILLERS INTERNATIONAL INC. C. SCOTCH WHISKY ASSOCIATION (COUR D’APPEL FÉDÉRALE) Cet arrêt découle d’une procédure d’opposition initiée par l’association des producteurs de whisky écossais contre la demande d’enregistrement de la marque de commerce GLEN BRETON. Cette demande vise du whisky de type « single malt » produit par une distillerie de Nouvelle-Écosse, Glenora Distillers International Ltd. Bien qu’il s’agisse d’un whisky ayant des caractéristiques similaires à celles des whiskys écossais, Glenora ne peut le désigner comme étant un « whisky écossais » ou même un « whisky de type écossais » puisque ceci est interdit par l’article B.02.016 du Règlement sur les aliments et drogues6. La raison pour laquelle Glenora s’attire les foudres de l’association écossaise est que les marques de nombreux whiskys single malt produits en Écosse comportent le préfixe GLEN-, par exemple GLENFIDDICH, GLENMORANGIE, GLENLIVET, GLENDULLAN, GLEN GARIOCH, etc. L’emploi du mot GLEN par Glenora est donc perçu comme une manière indirecte de bénéficier de la réputation internationale des producteurs de whisky écossais. Il s’agit bien ici d’une réputation collective, puisque chaque producteur écossais est propriétaire de sa propre variante comportant le préfixe GLEN-. L’association n’est donc pas titulaire d’une marque GLEN dont elle concéderait l’utilisation à ses membres. Il était donc peu indiqué dans ce contexte de faire opposition en revendiquant des droits de marque de commerce antérieurs possédés par l’association. L’association écossaise s’est plutôt fondée sur une 5. Parfums de Cœur, Ltd. c. Asta, 2009 CF 21. 6. C.R.C., ch. 870. Cinq décisions importantes en droit des marques 407 disposition peu fréquemment employée au Canada qui s’applique potentiellement à des « marques » de nature collective. Il s’agit de l’article 10 de la Loi sur les marques de commerce qui empêche quiconque d’adopter une « marque » désignant le genre, la qualité, la quantité, la destination, la valeur, le lieu d’origine ou la date de production de marchandises ou services de manière susceptible d’induire le public en erreur. Cette « marque » doit avoir été établie par une pratique commerciale ordinaire et authentique de manière à ce que le public pertinent associe la « marque » à la caractéristique pertinente. La Cour d’appel trace une distinction claire entre une « marque » et une « marque de commerce », rappelant que l’article 2 de la Loi sur les marques de commerce ne comporte aucune définition du mot « marque ». Il va de soi qu’une « marque » au sens de l’article 10 ne peut être une « marque de commerce » au sens de l’article 2 de la Loi sur les marques de commerce, puisque cette dernière doit désigner l’origine des marchandises ou services d’une seule personne, ou encore des marchandises ou services d’origine différente, mais dont le contrôle des caractéristiques et qualités repose sur une seule personne. Ce sera le cas même pour la marque de certification, puisque l’organisme de certification impose les normes qui doivent être respectées par les utilisateurs de la marque (la Cour d’appel fédérale semble s’égarer à ce sujet en indiquant qu’une marque de certification n’est pas une « marque de commerce » alors que c’est ce qui est expressément prévu à l’article 2 de la Loi sur les marques de commerce). Le juge de première instance n’avait eu aucune difficulté à conclure en se fondant sur la preuve devant lui que le préfixe GLENétait reconnu au Canada comme signifiant un whisky d’origine écossaise. Il a donc refusé la demande d’enregistrement en se fondant sur l’article 10 de la Loi sur les marques de commerce. La difficulté à laquelle l’association de producteurs écossais a fait face en Cour d’appel fédérale est que le préfixe GLEN-, n’est précisément qu’un préfixe. Il s’agit d’une composante de diverses marques de commerce enregistrées ou non détenues par des membres de l’association. Dans le cas de certaines marques de whisky il ne s’agit pas d’un préfixe, mais bien d’un mot parmi d’autres formant ensemble une marque de commerce (par exemple dans le cas de la marque GLEN GARIOCH). Le débat en Cour d’appel fédérale a gravité autour du concept de « marque », plus particulièrement si une « marque » peut valablement être un élément d’un ensemble plus important. La jurisprudence portant sur l’article 10 de la Loi sur les marques de commerce est 408 Les Cahiers de propriété intellectuelle bien maigre, tout comme la jurisprudence portant sur la notion de « marque » (par opposition à une « marque de commerce »). La Cour s’est donc tournée vers une jurisprudence bien établie voulant qu’il soit inapproprié de décortiquer une marque de commerce en ses éléments constitutifs aux fins de déterminer s’il y a confusion, si elle est clairement descriptive ou si elle est distinctive. La Cour d’appel fédérale traduit cette jurisprudence dans le contexte de l’article 10 de la Loi sur les marques de commerce en énonçant que l’interdiction visée ne s’applique pas lorsque le mot reproché n’est qu’un fragment d’un ensemble plus grand. Il ne s’agirait pas alors d’une « marque ». Il faut donc selon la Cour que le mot en cause ait été employé distinctement par les distilleries écossaises (donc que le mot « GLEN » apparaisse isolément sur des bouteilles) pour donner naissance à un recours sous l’article 10 de la Loi sur les marques de commerce. Un facteur qui pousse la Cour en cette direction est le fait que le mot GLEN- soit une composante de nombreuses marques enregistrées – étant alors une marque faible. Ceci nous semble peu pertinent dans le contexte de l’article 10 de la Loi sur les marques de commerce, puisque par définition la « marque » visée fait l’objet d’une utilisation généralisée dans l’industrie qui fait en sorte qu’elle désigne clairement une caractéristique des marchandises ou du service. On ne parle plus ici d’une marque faible, mais bien d’une marque générique qui ne pourrait jamais être enregistrée à titre de marque de commerce. On pourrait penser que ce que le législateur souhaitait éviter ici c’est qu’une entreprise usurpe le terme générique afin de l’employer dans un contexte qui trompe les consommateurs des produits. Ceci s’apparente beaucoup plus à l’infraction de commercialisation trompeuse figurant à l’article 52 de la Loi sur la concurrence. Il est fréquent de constater que des enregistrements de marques de commerce comportent des mots génériques, ceci est particulièrement le cas lorsque l’étiquette complète d’un produit fait l’objet d’une demande d’enregistrement. Il faudrait vraisemblablement aller au-delà de la simple présence et examiner le contexte dans lequel le mot est présenté. En l’espèce cependant, le mot GLEN constituait généralement une partie totalement intégrée d’une marque de commerce. Même si cette étape avait été franchie, la Cour d’appel fédérale aurait quand même permis l’enregistrement de la marque. En effet, en considérant l’ensemble de la marque GLEN BRETON, celle-ci n’aurait pas été interdite puisque le mot « GLEN » ne forme pas une partie dominante de celle-ci. Le mot « BRETON » a donc été jugé suf- Cinq décisions importantes en droit des marques 409 fisamment distinctif dans le contexte pour s’imposer comme élément dominant. Cette approche crée une distinction avec l’infraction sous l’article 52 de la Loi sur la concurrence, où le fait qu’un élément ne soit pas dominant n’est pas nécessairement un obstacle, c’est plutôt le fait que la représentation fausse résultant de l’élément porte sur un point important aux yeux des consommateurs qui est au cœur des préoccupations du tribunal. La Cour justifie son approche en indiquant que de faire droit à l’opposition compromettrait les marques des membres de l’association puisque celles-ci seraient aussi interdites. Il est vrai que le libellé de l’article 10 de la Loi sur les marques de commerce pourrait prêter à une telle interprétation. Plutôt que d’interdire l’adoption du terme à titre de marque de commerce lorsqu’il est susceptible d’induire le public en erreur, cet article semble également interdire l’adoption pure et simple à titre de marque de commerce. Une telle interprétation aurait potentiellement pour effet d’empêcher un enregistrement même si les marchandises en cause concordent bien avec le sens de l’expression employée. Ceci aurait pu faire en sorte d’invalider certains enregistrements d’étiquettes ou d’emballages comportant des mots descriptifs reconnus par un usage commercial. 2. DROLET C. STIFTUNG GRALSBOTSCHAFT ET FONDATION DU MOUVEMENT DU GRAAL CANADA (COUR FÉDÉRALE) Cette décision fleuve de 278 paragraphes traite d’un différend portant principalement sur le droit d’auteur entre un gestionnaire et enseignant à la retraite, Yvon Drolet (ci-après : « Drolet »), et une fondation qui est légataire des droits de propriété intellectuelle d’Oskar Ernest Bernhardt (ci-après : « Bernhardt »). Celui-ci a publié plusieurs livres entre 1923 et 1937 contenant ses réflexions spirituelles et donné naissance à un mouvement qui fait la promotion de ses enseignements. Son principal ouvrage s’intitule Dans la lumière de la vérité, mais l’ensemble de son œuvre, qui comporte de nombreuses conférences, est désigné par l’expression « Le Message du Graal ». Drolet était un des bénévoles impliqués dans les activités de la fondation au Canada et a été responsable du « Cercle du Graal » dans la région de Québec avant qu’il ne se retire. Le cœur du litige porte sur les activités de Drolet après son départ du mouvement, alors qu’il a travaillé à établir une nouvelle édition en langue française des écrits de Bernhardt, ceci au plus grand désarroi de la fondation. La Cour a dû trancher à cet égard de la légalité de cette publication à la lumière des règles de la Loi sur le droit d’auteur. 410 Les Cahiers de propriété intellectuelle Dans cette mer de droit d’auteur, un îlot intéressera toutefois le praticien du droit des marques de commerce. Une des réclamations de la fondation était fondée sur ses enregistrements des marques ABD-RU-SHIN (le nom de plume de Bernhardt), un « A » stylisé comportant la représentation d’un serpent, ainsi que la marque DANS LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ (de même que ses versions française et allemande). C’est cette dernière marque qui nous intéressera particulièrement. Ces enregistrements visent essentiellement des œuvres littéraires et publications diverses ainsi que des présentations publiques des œuvres et conférences. Puisque l’édition de Drolet employait plusieurs de ces marques, il n’a eu d’autre choix que de contester ces enregistrements. Nous ferons grâce au lecteur de la majorité des reproches formulés à l’encontre de ces enregistrements, pour nous concentrer sur deux d’entre eux. Le reproche le plus intéressant formulé par Drolet à l’encontre des enregistrements de la marque DANS LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ (en français et en langue étrangère) est que le titre d’une œuvre n’est tout simplement pas enregistrable, il est descriptif du contenu de l’œuvre. L’inspiration de cette attaque provient, selon la Cour, de la jurisprudence américaine qui a adopté une telle approche, avec certaines nuances. C’est bien une approche similaire qu’adopte la Cour. Elle effectue d’abord une analyse classique des mots « DANS LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ » afin de déterminer dans quelle mesure ceux-ci amèneraient les lecteurs à croire dès la première impression qu’ils désignent des caractéristiques des textes que l’on retrouve dans les publications. La Cour admet qu’elle est incapable de tirer une telle conclusion selon la balance des probabilités. C’est plutôt en raison du fait que le titre est le seul moyen d’identifier le livre en cause. Le titre serait, selon la Cour, « indissociable de l’œuvre elle-même ». Le raisonnement peut paraître surprenant, car il n’y a pas plus de moyen aisé ou précis d’identifier de manière spécifique une chaise, un ordinateur, une voiture ou un téléphone sans recourir à une marque de commerce. Dans cette perspective, c’est comme si la Cour considérait que chaque livre était une catégorie de marchandise complètement distincte des milliers d’autres publications, même portant sur un sujet similaire. C’est exactement l’approche qui avait été entreprise par l’ancêtre de la Cour d’appel du circuit fédéral aux Etats-Unis dans l’arrêt In re Cooper7. Cette Cour avait tranché que le titre d’un livre (même vendu à des milliers d’exemplaires) n’identifie en principe que le livre 7. In re Cooper, 254 F.2d 611 (CCPA, 1958). Cinq décisions importantes en droit des marques 411 et aucunement la source du livre, c’est-à-dire l’éditeur ou l’imprimeur qui l’a produit. Ceci, sans égard au caractère descriptif ou non du titre à la lumière du contenu du livre. L’office des brevets et marques de commerce américain a adopté cette position en prévoyant que du moment qu’un titre s’applique à une série de livres, cette objection de principe s’efface. Par contre, cet office ne se laissera pas convaincre d’un caractère distinctif acquis par des ventes considérables. Ce n’est toutefois pas l’approche des tribunaux américains lorsque l’éditeur de livres tente de faire valoir que le titre constitue une marque d’usage. On admettra alors qu’il peut y avoir un caractère distinctif acquis. Comme le note la Cour fédérale, la Cour d’appel du circuit fédéral a eu l’occasion récemment de se pencher à nouveau sur cette question dans l’arrêt Herbko International Inc. c. Kappa Books, Inc.8. Cette Cour a maintenu le cap et a tranché en l’espèce que le titre Crossword Companion ne pouvait être une marque de commerce distinctive d’un livre comportant essentiellement des mots croisés, non pas parce que le titre avait un lien avec le contenu, mais tout simplement parce qu’il s’agit du titre d’un livre. La Cour adopte également une raison plus fondamentale de refuser l’enregistrement d’un titre d’œuvre protégée qui est chère aux tribunaux américains. Selon la Cour d’appel du circuit fédéral en particulier, si une protection par le droit des marques de commerce était accordée au titre d’une œuvre, ceci pourrait entraver l’emploi de l’œuvre une fois que la période de protection prévue par la Loi sur le droit d’auteur est expirée. En effet, il sera difficile pour toute personne qui voudra publier une œuvre dans le domaine public d’éviter de recourir à son titre. Cela peut se faire, mais elle aura de la difficulté à rejoindre son public naturel. Cette situation découle bien sûr du fait que les droits de marque de commerce à l’égard de marchandises ou services peuvent être perpétuels. Les registres des marques de commerce à travers le monde regorgent d’ailleurs de noms d’œuvres, que ce soit de films, de pièces de théâtre, de livres, de personnages de bande dessinée. On peut donc valablement se demander si le raisonnement de la Cour fédérale peut viser autre chose que les livres. L’expérience américaine démontre que le registraire des marques de commerce et les tribunaux ont transposé cette approche à un grand nombre de produits culturels, dont des comédies musicales, des films, etc. Ceci a également été appliqué au personnage principal d’un livre pour enfants, même si son nom apparaissait sur la page couverture du livre9 ; selon le 8. Herbko International Inc. c. Kappa Books, Inc., 308 F.3d 1156 (Fed. Cir., 2002). 9. In Re Caserta, 46 U.S.P.Q. 345 (TTAB, 1983). 412 Les Cahiers de propriété intellectuelle Trademark Trial and Appeal Board, dans cette affaire la fonction du personnage dans le contexte de ce livre n’avait rien à voir avec un rôle d’indicateur de source. Il est donc à craindre que ce raisonnement fasse tache d’huile au Canada. Pour le moment toutefois, nous n’avons pas connaissance d’un énoncé de pratique du bureau des marques de commerce qui reprenne cet aspect. En terminant, la Cour a offert un meilleur traitement à l’enregistrement de la marque ABD-RU-SHIN, qui correspond au nom de plume de Bernhardt. Cet enregistrement était attaqué précisément du fait qu’il s’agissait d’un nom de plume, qui serait non enregistrable en raison de l’alinéa 12(1) a) de la Loi sur les marques de commerce. Cette disposition fait en sorte qu’un mot qui n’est « principalement » que le nom ou le nom de famille d’un particulier vivant ou décédé dans les trente années précédentes ne puisse être enregistré à titre de marque de commerce (à moins de preuve d’une signification secondaire acquise par son utilisation selon le paragraphe 12(2) de la Loi sur les marques de commerce). La Cour conclut assez rapidement qu’un « nom » ou un « nom de famille » ne comprend pas un pseudonyme qu’une personne peut choisir d’adopter dans le cadre de certaines de ses activités. Ce n’était toutefois pas le seul motif pour lequel le paragraphe 12(1) de la Loi sur les marques de commerce ne s’appliquait pas. En effet, Bernhardt était bien décédé depuis plus de trente ans et de plus, selon la Cour, la perception du résidant canadien moyen des mots relativement exotiques « ABD-RU-SHIN » serait clairement qu’il ne s’agissait pas d’un nom ou d’un nom de famille. 3. SIMPSON STRONG-TIE COMPANY, INC. C. PEAK INNOVATIONS INC. (COUR FÉDÉRALE) Il est de commune renommée que les véritables marques tridimensionnelles consistant en la forme d’une partie ou de la totalité de la surface d’un produit ou de son emballage, autrement appelées « signes distinctifs » en vertu de la Loi sur les marques de commerce, sont particulièrement difficiles à enregistrer depuis un avis de pratique émis par le registraire des marques de commerce en décembre 2000. Cet avis de pratique est toutefois plus clément à l’égard des marques bidimensionnelles appliquées sur la surface visible d’un produit ou de son emballage, pour autant que le dessin indique clairement à l’aide de lignes pointillées que le produit ou son emballage n’est pas revendiqué aux fins de l’enregistrement. Il s’agit alors d’une disposition particulière d’une marque sur la surface tridimensionnelle d’un objet qui est revendiquée. C’est de ce type Cinq décisions importantes en droit des marques 413 de marque de commerce dont il est question dans l’affaire Simpson Strong-Tie Company, Inc. c. Peak Innovations Inc. portée devant la Cour fédérale. Dans le cadre de cet appel de deux décisions de la Commission des oppositions de marques de commerce, il est question non pas d’un logo appliqué à un objet, mais plutôt une couleur verte ou vert grisâtre (PANTONE 5635C) appliquée à l’ensemble de la surface de quincaillerie employée dans la construction de terrasses. L’opposante Simpson Strong-Tie Company a fait valoir une panoplie considérable de motifs d’opposition devant la Commission des oppositions de marques de commerce et devant la Cour fédérale afin de contester le droit à l’enregistrement d’une telle marque. Nous ne nous intéresserons pas aux motifs d’opposition liés à la confusion alléguée avec d’autres enregistrements de marques et marques d’usage de tiers et de l’opposante Simpson Strong-Tie Company ainsi qu’au motif d’inexactitude de la date de premier emploi. Ces motifs ont été écartés sans trop d’hésitation par les deux instances et le raisonnement des décideurs ne sont pas particulièrement éclairants. Il est plus intéressant dans le contexte de ce type de marque d’examiner ce qui a poussé à la fois la Cour fédérale et la Commission des oppositions à écarter les motifs fondés sur l’absence de caractère distinctif de la marque, le caractère utilitaire de la couleur et de la forme et le caractère clairement descriptif de la couleur et, enfin, le fait que la marque revendiquée serait un « signe distinctif » ou ne serait pas représentée de manière adéquate dans le cadre de la demande d’enregistrement. En ce qui a trait au caractère distinctif, Simpson Strong-Tie Company faisait valoir qu’une autre compagnie avait vendu des pieux métalliques permettant de fixer des poteaux de clôture au sol auxquels la couleur verte avait été appliquée. La Cour fédérale a fait peu de cas de cette preuve pour deux raisons. D’abord, la Cour n’avait pas de preuve que les pieux verts avaient été vendus avant la date pertinente, c’est-à-dire pour ce motif d’opposition la date de la déclaration d’opposition. Ensuite, elle a considéré que les attaches de terrasse et les pieux à clôture étaient des produits « très différents » faisant en sorte que l’emploi de la couleur verte à l’égard des pieux ne minerait pas le caractère distinctif de la marque de Peak Innovations Inc. au point de la rendre non enregistrable. Simpson Strong-Tie Company a également apporté la preuve que d’autres manufacturiers de quincaillerie (y compris pour des attaches de terrasses) appliquent aussi une couleur (pas toutefois un vert ou un vert grisâtre) à la totalité de la surface visible de leurs produits. La 414 Les Cahiers de propriété intellectuelle généralisation d’une telle technique dans l’industrie de la construction et de la rénovation n’a pas fait sourciller la Cour fédérale. Plutôt que de considérer que cette généralisation démontrait que les consommateurs n’associent pas l’application d’une couleur à un manufacturier spécifique, la Cour a conclu simplement qu’aucun autre manufacturier n’avait choisi d’appliquer une couleur verte ou vert grisâtre à ses produits et qu’à ce titre Peak Innovations Inc. se distinguait. En appel devant la Cour fédérale, Simpson Strong-Tie Company a cherché à amplifier (considérablement aux yeux de la Cour fédérale) son motif d’opposition fondé sur l’absence de caractère distinctif. Au lieu de se limiter à faire valoir que l’emploi par des tiers faisait en sorte qu’il n’y ait pas de caractère distinctif, elle souhaitait faire valoir que, de par sa nature (une couleur appliquée à la totalité de la surface d’un produit), la marque de Peak Innovations Inc. ne pouvait être distinctive. Simpson Strong-Tie Company aurait vraisemblablement fait valoir dans cette optique que les consommateurs ne se fient aucunement à la couleur d’un produit pour déterminer son origine. La déclaration d’opposition adressée au registraire des marques de commerce ne faisait aucune mention de cette saveur particulière d’objection et la Cour fédérale a jugé à cet égard qu’il n’était plus possible d’ajouter un motif d’opposition (même s’il était voisin d’un autre motif d’opposition). Un autre angle d’attaque de Simpson Strong-Tie Company était tout de même assez voisin. Elle prétendait devant la Commission des oppositions de marques de commerce ainsi que devant la Cour fédérale que la couleur verte (ou vert grisâtre selon le cas) était soit clairement descriptive d’une caractéristique ou qualité du produit ou encore était purement (ou principalement) fonctionnelle. La Commission avait rejeté cet argument en faisant référence à la décision du juge Strayer de la Cour fédérale dans l’affaire Smith Kline & French Canada Ltd. c. Registraire des marques de commerce10, où il avait été question d’une marque consistant en une couleur appliquée à l’ensemble d’un comprimé de médicament traitant les ulcères gastriques. La Cour avait estimé que rien dans la Loi sur les marques de commerce n’interdisait l’enregistrement de marques consistant en une couleur appliquée à un produit, par opposition à une revendication de marque de commerce dans une couleur sans lien à un objet particulier. Aucune preuve du caractère soi-disant fonctionnel ou clairement descriptif de l’application d’une couleur aux attaches de 10. Smith Kline & French Canada Ltd. c. Registraire des marques de commerce, [1987] 2 C.F. 633 (aux présentes : « Smith Kline and French »). Cinq décisions importantes en droit des marques 415 terrasses n’avait été soumise au registraire. Ce vide a été comblé en appel devant la Cour fédérale, principalement en référant à des interrogatoires d’un représentant de Peak Innovations Inc. qui a indiqué que la couleur verte résultait d’un traitement destiné à accroître la longévité du produit en inhibant la rouille. La prétention était donc que la « marque » revendiquée était une protection contre la rouille et ne servait aucunement à distinguer les produits mis sur le marché de ceux des autres commerçants. La Cour s’est aussi fondée sur l’affaire Smith Kline & French en faisant remarquer qu’en l’espèce la couleur verte n’était pas la couleur d’un ingrédient nécessaire ou même utile aux fins de protéger les attaches contre la rouille. Au contraire, la couleur verte était une coloration à la substance employée comme traitement antirouille. Toute une variété de couleurs pouvait être intégrée au traitement contre la rouille, sans affecter la qualité du traitement. Il est intéressant de relever que la Cour se demande dans le corps de ses motifs si la couleur est « principalement » fonctionnelle, plutôt que de se demander si la couleur est « purement » fonctionnelle comme l’annonce le titre de cette partie du jugement. Ceci démontre bien le flottement qui existe en ce moment en matière de fonctionnalité, bien que ce flottement ne pouvait avoir d’impact significatif dans le cadre de cette affaire. Ce succès sur le front de la fonctionnalité et du caractère clairement descriptif ne laisse pas nécessairement présager que l’argument d’absence de caractère distinctif aurait été rejeté par la Cour fédérale. D’ailleurs, le juge Strayer dans l’affaire Smith Kline & French faisait remarquer que la question du caractère distinctif d’une couleur appliquée à la surface complète d’un objet pourrait se révéler être un obstacle important à l’enregistrement, sans toutefois trancher cette question puisqu’elle n’était pas soulevée devant lui. Une décision plus récente illustre bien qu’une attaque portant sur le caractère distinctif peut avoir du mordant. En effet, dans l’affaire Apotex Inc. c. Registraire des marques de commerce11 la Cour a jugé que des formes colorées en mauve sur un appareil médical (un inhalateur contenant des médicaments servant à traiter l’asthme notamment) ne servaient pas à distinguer les marchandises de celles d’autres commerçants, notamment en raison de la présence de marques verbales qui assumaient cette fonction. Un autre motif d’opposition plaidé en appel devant la Cour fédérale était que la marque revendiquée était en fait un « signe dis11. Apotex Inc. c. Registraire des marques de commerce, 2010 FC 291. 416 Les Cahiers de propriété intellectuelle tinctif » au sens de l’article 2 de la Loi sur les marques de commerce, qui signifie entre autres un « mode d’envelopper ou d’empaqueter des marchandises » employé pour distinguer ou de façon à distinguer ceux-ci de marchandises vendues par d’autres. Une telle qualification aurait servi les intérêts de Simpson Strong-Tie Company Inc. puisque le régime particulier propre à l’enregistrement de signes distinctifs à l’article 13 de la Loi sur les marques de commerce fait en sorte qu’un caractère distinctif doit être acquis avant la date de la demande d’enregistrement et démontré à la satisfaction du registraire. Un témoin de Peak Innovations Inc. avait eu la malheureuse idée de déclarer que la couleur « enveloppait » en quelque sorte les attaches, donnant ainsi des munitions à la partie adverse. La Cour a cependant encore tracé une distinction entre la substance qui enrobe les attaches de terrasses et la couleur de cette substance. Ce n’est pas la poudre qui enrobe le produit qui est revendiquée, mais bien la coloration du produit qui en résultait. Le dernier motif d’opposition que nous examinerons est un motif de non-conformité à l’article 30 de la Loi sur les marques de commerce qui décrit les exigences formelles auxquelles doit répondre une demande de marque de commerce. Le reproche plus particulier vise l’alinéa h) de cet article, qui exige que la représentation de la marque doit être « exacte ». En somme, on reproche à Peak Innovations Inc. de ne pas avoir indiqué les dimensions de l’objet sur lequel la couleur est appliquée. La Cour fait d’abord valoir que l’alinéa 30 h) ne fait aucune référence aux dimensions de la marque de commerce ou, par extension, de tout objet qui arborerait la marque. Simpson Strong-Tie Company a aussi tenté en appel de faire valoir que la représentation de la marque était incomplète puisqu’elle ne comprenait pas une vue arrière de la pièce sur laquelle la couleur était apposée. Nous n’aurons pas de réponse à cette question à court terme, car la Cour a considéré qu’il s’agissait d’un motif d’opposition nouveau qui n’avait pas été soulevé devant la Commission des oppositions de marques de commerce. Elle l’a donc écarté pour ce motif procédural sans exprimer d’opinion sur ce nouveau motif d’opposition. 4. PRINCESS GROUP INC. C. CANADIAN STANDARDS ASSOCIATION (COUR FÉDÉRALE) Cette décision est une page de plus dans le feuilleton des marques officielles. Plusieurs décisions et arrêts ont fusé avant que les tribunaux déterminent que la publication d’une marque officielle en vertu de l’article 9 de la Loi sur les marques de commerce doit se faire par voie d’une demande de contrôle judiciaire. Le hic, c’est que Cinq décisions importantes en droit des marques 417 l’article 18.1 de la Loi sur les cours fédérales12 prévoit qu’une demande de contrôle judiciaire doit être présentée dans les trente jours de la première communication à la partie concernée de la décision du registraire, à moins qu’un juge de la Cour fédérale n’accepte d’accorder un délai supplémentaire. L’impact considérable des marques officielles en raison de leur extension automatique à tous les champs d’activité fait en sorte que tôt ou tard une entreprise aura maille à partir avec le titulaire de la marque officielle si un consentement n’est pas envisageable. Une telle situation pourrait théoriquement survenir dans les trente jours de la publication de la marque officielle, mais il est beaucoup plus probable qu’elles surviennent plusieurs mois ou années après la publication. La prolongation des délais pour intenter une demande de contrôle judiciaire de la décision du registraire de publier une marque officielle est donc un thème récurrent. La décision Princess Group Inc. c. Canadian Standards Association montre un exemple extrême de ce genre de situation. Dans cette affaire, le registraire des marques de commerce avait publié en 1982 la marque CSA (sous forme figurative) à la demande de l’Association canadienne de normalisation. Au mois d’avril 2009, l’Association canadienne de normalisation a intenté une action en justice contre Princess Group Inc. alléguant la contrefaçon de marques enregistrées, mais également l’emploi illégal de la marque officielle figurative CSA, celle-là même qui avait été publiée en 1982. On comprend que la défenderesse Princess Group Inc. n’avait pas porté d’attention particulière au registre des marques de commerce au fil des ans et apprenait donc 27 ans plus tard l’existence de cette marque officielle. Trente-huit jours après la signification de l’action en justice, Princess Group Inc. déposait une défense dans le cadre de laquelle elle demandait le contrôle judiciaire de la décision de publier la marque officielle. Deux questions se posaient donc. D’abord, la Cour devait trancher si l’écoulement de 27 ans mettait l’Association de la normalisation canadienne à l’abri de la contestation judiciaire de sa marque officielle et, ensuite, si le fait d’avoir excédé de huit jours le délai de trente jours de sa connaissance de la marque officielle faisait en sorte que Princess Group Inc. était forclose de soulever l’illégalité de la publication de la marque officielle. L’Association de normalisation canadienne soulevait que des mises en demeure avaient été transmises dès 2007 alléguant la contrefaçon de ses marques de commerce enregistrées et que ceci 12. L.R.C. 1985, ch. F-7. 418 Les Cahiers de propriété intellectuelle aurait dû mettre la puce à l’oreille de Princess Group Inc. La Cour rejette cette prétention en faisant valoir que la décision du registraire de publier la marque officielle de cette association en 1982 n’avait jamais été communiquée à la défenderesse Princess Group Inc. La Cour établit donc que le simple fait de la publication dans le Journal des marques de commerce ne laisse pas présumer que toute entreprise canadienne a connaissance de la marque officielle. Le protonotaire de la Cour fédérale avait pris une approche différente en indiquant qu’une entreprise n’avait aucun intérêt juridique lui permettant de contester la décision du registraire tant que la marque officielle ne lui était pas opposée. Cette approche n’est pas endossée par la Cour fédérale et on peut se demander ce qui adviendra si une partie a connaissance de la publication d’une marque officielle sans que celle-ci ne lui soit opposée, y a-t-il alors début du décompte de trente jours ? À tout le moins, la Cour indique que Princess Group Inc. n’a pas le devoir de faire des recherches afin de déterminer si une partie qui allègue un enregistrement de marque de commerce n’aurait pas par hasard aussi dans sa manche une marque officielle. Il demeure donc par la suite la question des huit jours excédentaires avant de signifier une défense demandant le contrôle judiciaire de la décision du registraire. La Cour applique à cet égard les facteurs traditionnels retenus par la jurisprudence afin de la guider dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de relever une partie de son défaut de procéder à l’intérieur du délai de trente jours, notamment si la partie qui souhaite être relevée de son défaut a une cause d’un certain mérite, si la partie adverse subit un quelconque préjudice en raison du retard et si la partie a démontré une intention continue de faire valoir ses droits. La Cour tient compte du fait que le mode par lequel une partie conteste une marque officielle est plutôt mystérieux au premier abord, faisant en sorte de justifier plus facilement un retard à procéder. 5. PARFUMS DE CŒUR, LTD. C. ASTA (COUR FÉDÉRALE) L’enregistrement de marques de commerce au Canada nécessite de nombreuses représentations au sujet de l’emploi d’une marque de commerce ou de l’intention d’employer une marque. Tout d’abord, l’article 30 de la Loi sur les marques de commerce exige qu’une demande d’enregistrement indique les marchandises et services à l’égard desquels la marque est employée (que ce soit au Canada ou à l’étranger si le fondement de l’enregistrement au Canada est un certificat étranger) ou à l’égard desquels il y a une intention de l’employer. Même à ce Cinq décisions importantes en droit des marques 419 dernier égard, une déclaration d’emploi doit faire valoir que l’emploi a débuté avant que le registraire émette le certificat d’enregistrement. Ce sont autant d’occasions où des réponses erronées peuvent être placées au dossier de poursuite, particulièrement lorsque l’état déclaratif des marchandises et services est très important. De telles complications sont inconnues dans plusieurs systèmes étrangers (notamment en Europe), où l’emploi de la marque est une considération qui ne jouera que plusieurs années après l’émission du certificat d’enregistrement. Cela simplifie grandement le processus d’enregistrement ; trop, d’aucuns diront, mais là n’est pas notre propos. Dans l’affaire Parfums de cœur, Ltd. c. Asta, Christopher Asta (ci-après : « Asta ») avait obtenu l’enregistrement de la marque BOD en liaison avec des marchandises destinées au « soin des cheveux », au « soin de la peau » et au soin du corps, de même que des produits cosmétiques. Chaque catégorie générale de marchandises était précisée en énonçant une série de marchandises plus spécifiques. Comme la demande d’enregistrement en 1999 était faite sur fondement d’une intention d’employer la marque BOD en liaison avec l’ensemble de ces marchandises, le registraire des marques de commerce a exigé que Asta produise une déclaration d’emploi. Il s’est exécuté en 2004, déclarant que l’emploi avait débuté à l’égard de toutes les marchandises énumérées dans la demande d’enregistrement de marque de commerce. L’enregistrement a été délivré peu de temps après. Parfums de cœur, Ltd. est une société qui a amorcé un emploi de la marque BOD MAN au Canada en 2002, soit avant le début de l’emploi de la marque BOD par Asta, mais après la date à laquelle Asta avait déposé sa demande d’enregistrement. Parfums de cœur, Ltd. avait donc nettement intérêt à contester la validité de l’enregistrement de Asta, puisque ceci ferait normalement en sorte de lui accorder la priorité au Canada en raison de son usage antérieur. Parfums de cœur, Ltd. a d’abord avisé Asta de son intention de contester son enregistrement. Ceci a donné lieu très rapidement à un amendement à la demande d’enregistrement afin de clarifier que le véritable emploi de la marque BOD par Asta se limitait aux marchandises portant sur le « soin des cheveux, à savoir shampooing, revitalisant ». Parfums de cœur, Ltd. a tenu parole et a déposé en Cour fédérale une action en justice ayant pour objet de faire biffer l’enregistrement de la marque BOD possédé par Asta (après l’amendement ayant donné lieu à une réduction considérable de l’état déclaratif des marchandises et services). La Cour devait donc trancher si la déclaration d’usage erronée produite par Asta avait eu pour effet de vicier irrémédiablement l’enregistrement de marque. 420 Les Cahiers de propriété intellectuelle La Cour fédérale a traité d’abord de la date à laquelle la validité de l’enregistrement doit être considérée. Elle tranche que cette appréciation doit se faire à la date de la demande de radiation de l’enregistrement, ce qui n’est pas sans conséquence pour le sort du litige. Comme Asta avait amendé son certificat d’enregistrement avant que Parfums de cœur, Ltd. ne dépose son action en justice, la Cour ne semble pas avoir tenu compte des déclarations erronées de celui-ci en suivant cette logique. Le juge convient que l’enregistrement d’origine de Asta contenait de fausses déclarations importantes qui auraient normalement donné ouverture à l’annulation de l’enregistrement selon les critères établis par l’arrêt General Motors du Canada c. Moteurs Décarie Inc.13, mais elles devenaient sans conséquence puisque toutes les marchandises visées par une fausse déclaration avaient été éliminées de l’enregistrement. Parfums de cœur, Ltd. préconisait toutefois une approche similaire à celle du droit américain à l’époque des plaidoiries qui allaient au-delà en invoquant qu’un enregistrement affecté d’un tel vice devait être annulé dans sa totalité, même quant aux parties de celui-ci qui n’avaient pas été obtenues sur la base de fausses déclarations. En rétrospective, l’approche entreprise par la Cour fédérale dans cette affaire aura été sage compte tenu du fait que la Cour d’appel du circuit fédéral a renversé cette jurisprudence américaine au mois d’août 2009 dans l’affaire In re Bose Corporation14. Du coup, cette Cour d’appel a relevé la barre afin d’obtenir l’annulation d’un enregistrement. Une annulation totale d’un enregistrement ne peut dorénavant être obtenue sur fondement d’une représentation inexacte par manque d’attention sans intention d’induire en erreur. Le juge rappelle toutefois que si l’existence d’une déclaration intentionnellement fausse dans le but d’obtenir l’enregistrement d’une marque de commerce est démontrée, il peut y avoir ouverture à l’annulation de l’enregistrement dans sa totalité. Ceci ne règle pas complètement la question puisqu’il faudra déterminer l’impact d’un amendement d’un enregistrement afin d’éliminer tout ce qui est vicié par la fausse déclaration intentionnelle. La Cour semblait indiquer que l’enregistrement doit être pris dans l’état où il se trouve au moment de l’introduction de l’action en annulation et une partie pourrait faire valoir que l’enregistrement expurgé des parties visées par de fausses déclarations intentionnelles survivra. 13. General Motors du Canada c. Moteurs Décarie Inc., [2001] 1 C.F. 665 (C.A.F.). 14. In re Bose Corporation, 2009 U.S. App. LEXIS 19658 (Fed. Cir.). Vol. 22, nº 2 Cinq décisions ayant marqué les technologies de l’information Pentacles et Pentiums Cinq décisions ayant marqué le droit des technologies de l’information en 2009 Nicolas Vermeys* Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 423 1. Bishop c. Minichiello : disques durs et troubles de sommeil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 424 2. Crookes c. Newton : pour en finir avec les hyperliens . . . . . . . 428 3. Leduc c. Roman ; Wice c. The Dominion of Canada General Insurance Company et Schuster c. Royal & Insurance Company of Canada : la trilogie « Facebookienne » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 432 4. Ville de Montréal c. Bolduc : une signature sous tout autre nom… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 436 5. York University c. Bell Canada Enterprises : quand Norwich arrive sur le Web . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 439 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 444 © Nicolas Vermeys, 2010. * Avocat et CISSP, directeur adjoint du Laboratoire sur la cyberjustice. 421 INTRODUCTION Commenter les cinq décisions ayant le plus marqué le droit des technologies de l’information au cours de la dernière année ; voilà en quelques mots la mission m’ayant été confiée par les éditeurs des Cahiers de propriété intellectuelle. Pourtant, malgré la séduisante simplicité de cette prémisse, poursuivre cette tradition récemment initiée par mon collègue Vincent Gautrais représente un mandat particulièrement complexe. D’abord, puisqu’il s’agit d’un exercice prédictif et manifestement suggestif : il faut un certain niveau de clairvoyance (voire d’arrogance) pour prétendre être à même d’établir l’importance relative qu’aura une décision dans les annales de l’histoire juridique. Ensuite, parce que la jurisprudence semble lentement rattraper le retard qu’accuse le droit par rapport aux technologies. En effet, le volume de décisions abordant de près ou de loin le droit des technologies de l’information semble croître de façon exponentielle, ce qui rend toute tentative d’exhaustivité dans leur identification plus ardue que par les années précédentes. En effet, si les discussions relatives au droit des technologies de l’information se limitaient autrefois à des échanges entre avocats « technologues », le survol jurisprudentiel effectué permet d’affirmer que des considérations technologiques se sont aujourd’hui infiltrées dans toutes les sphères du droit : obligations, preuve, propriété intellectuelle, etc. Cette observation nous pousse d’ailleurs à soumettre qu’il nous faut cesser d’envisager le droit des technologies de l’information comme constituant un ensemble monolithique de concepts propres à l’environnement numérique. À cette fin, le titre du présent commentaire, au-delà de l’évidente allitération autour du chiffre « 5 », se veut réflectif. Le pentacle, « figure géométrique tendant à exprimer une structure universelle »1 associée au mysticisme et à l’inconnu, est présenté comme une métaphore de cette vision dépassée d’un cadre législatif autonome propre aux technologies de l’information. Cette conception surannée du droit des technologies de l’information se doit, au même titre que le Pentium – technologie associée aux premiers balbutiements du Web et, par le fait même, à l’éclosion de ce droit « nouveau » – d’être remplacée par un modèle plus ouvert, plus 1. http://www.granddictionnaire.com. 423 424 Les Cahiers de propriété intellectuelle « réseauté » et permettant une meilleure intégration des technologies dans les divers domaines juridiques. C’est avec cette vision que le palmarès ci-dessous est soumis. S’il est fort probable que les décisions choisies ne feront pas l’unanimité quant à leur classification dans le « top 5 » de l’année 2009, il demeure qu’elles apportent chacune une pièce au casse-tête que constitue l’amalgamation de notre droit « classique » et des technologies de l’information. Par ordre alphabétique, il s’agit de : – Bishop c. Minichiello (2009 BCSC 358), une décision de la Cour suprême de la Colombie-Britannique sur les critères à remplir pour forcer la production en preuve d’un disque dur ; – Crookes c. Newton (2009 BCCA 392), une décision de la Cour d’appel de la Colombie-Britannique relative à la responsabilité quant au contenu d’un site accessible par hyperlien ; – Leduc c. Roman (2009 CanLII 6838) ; Wice c. The Dominion of Canada General Insurance Company (2009 CanLII 36310) et Schuster c. Royal & Insurance Company of Canada (2009 CanLII 58971), une trilogie de décisions complémentaires de la Cour supérieure de l’Ontario sur la divulgation obligatoire du contenu d’un compte Facebook ; – Ville de Montréal c. Bolduc (2009 CanLII 30774), une décision de la Cour municipale de la Ville de Montréal quant à la notion de signature électronique ; et – York University c. Bell Canada Enterprises (2009 CanLII 46447), une décision de la Cour supérieure de l’Ontario quant à la divulgation, par un intermédiaire, de l’identité d’un tiers diffamateur. 1. BISHOP C. MINICHIELLO : DISQUES DURS ET TROUBLES DE SOMMEIL Nous débutons notre rétrospective avec la décision britannocolombienne Bishop c. Minichiello2. Dans cette affaire, le demandeur, suite à un accident automobile causé par le défendeur, prétend souffrir de fatigue chronique. Le défendeur, de son côté, est plutôt d’avis que la fatigue du demandeur est causée par une surutilisation du site de réseautage Facebook et non par l’accident en question. Afin d’établir le bien-fondé de sa position, le défendeur demande que le disque dur de l’ordinateur du demandeur soit déposé au dossier. L’objectif avoué 2. 2009 BCSC 358. Cinq décisions ayant marqué les technologies de l’information 425 de cette requête est de faire analyser le disque dur par un tiers afin d’établir le nombre d’heures passées sur Facebook par le demandeur entre 23 h et 5 h. Cette demande soulève deux principales questions, la première visant la vie privée des autres utilisateurs de l’ordinateur (il s’agit de l’ordinateur familial) et la deuxième, touchant la qualification juridique d’un disque dur, à savoir s’il s’agit d’un « document ». La première question est évacuée assez rapidement puisqu’il est admis que seul le demandeur utilise l’ordinateur familial durant les heures visées et que seules ces données seront communiquées au défendeur. Afin d’assurer ceci, la Cour ordonne la nomination d’un expert indépendant : privacy concerns are not at issue because the order sought is so narrow that it does not have the potential to unnecessarily delve into private aspects of the plaintiff’s life. In saying that, I recognize the concern of the plaintiff that to isolate the information the defence does seek, its expert may well have consequent access to irrelevant information or that over which other family members may claim privilege. For that reason, I direct that the parties agree on an independent expert to review the hard drive of the plaintiff’s family computer and isolate and produce to counsel for the defendant and counsel for the plaintiff the information sought.3 La deuxième question – soit l’application du terme « document » à un disque dur – fait, quant à elle, l’objet d’une analyse particulièrement étoffée. En effet, seuls les « documents », au sens du paragraphe 1(8) des Supreme Court Rules4, doivent être communiqués à la partie adverse en vertu de l’article 26 des mêmes règles. Selon cette disposition, la notion de document « has an extended meaning and includes a photograph, film, recording of sound, any record of a permanent or semi-permanent character and any information recorded or stored by means of any device ». La Cour, bien qu’elle admette d’emblée qu’un document électronique puisse être qualifié de document au sens de l’article précité, refuse d’étendre cette adéquation au support que constitue le disque dur d’un ordinateur. Le juge Melnick, après un survol de la jurispru- 3. Bishop (C.S.), par. 57. 4. B.C. Reg. 221/90. 426 Les Cahiers de propriété intellectuelle dence pertinente à cet effet5, assimile plutôt ce support à un classeur, reprenant ainsi l’analogie effectuée dans Northwest Mettech Corp. c. Metcon Services Ltd.6, puis citée avec approbation dans Roeske c. Grady7 : In my view the plaintiff is not entitled to production of the hard drive itself. They are entitled to production of only the relevant electronic data which is resident on that hard drive. As I understand it, a computer hard drive is simply a medium on which data is stored on a semi-permanent basis in the form of electronic impulses. It may be thought of as an electronic filing cabinet which contains electronic files, each of which in turn contains electronic documents. The defendants are obliged to list all relevant documents of whatever form (including electronic documents resident on computer hard drives). In my view they are not required to list the entire contents of nor are they required to produce their entire electronic filing cabinet any more than a party is required to list or to produce the complete contents of its steel filing cabinets which house documents which are in paper format. In my view the plaintiff has not shown any proper basis to require production of the actual hard drive. The plaintiff is entitled to know with certainty, however, that all relevant electronic data which is resident on the hard drive has been disclosed. Accordingly, I order that the defendant Mr. Delcea provide an affidavit verifying all of the files still resident on the computer hard drive which relate to the matters in issue.8 Notons que cette position, bien qu’elle semble s’être imposée en Colombie-Britannique, s’éloigne de ce qui avait été décidé dans la décision ontarienne Reichmann c. Toronto Life Publishing Co.9, soit que la notion de disquette « fell within the common law meaning of “document” »10. Or, la définition de « document » alors en vigueur en 5. Baldwin Janzen Insurance Services, (2004) Ltd. c. Janzen, 2006 BCSC 554 ; Northwest Mettech Corp. c. Metcon Services Ltd., [1996] B.C.J. 1915 (S.C.) ; Roeske c. Grady, 2006 BCSC 1975 ; Pritchard c. Crosfield, 2005 BCSC 1872 ; Prism Hospital Software Inc. c. Hospital Medical Records Institute, [1991] B.C.J. 3732 (S.C.) ; Ireland c. Low, 2006 BCSC 393 ; Desgagne c. Yuen, 2006 BCSC 955 ; Privest Properties Ltd. c. W.R. Grace & Co. – Conn, (1992), 74 B.C.L.R. (2d) 353 (C.A.) ; Chadwick c. Canada (Attorney General), 2008 BCSC 851. 6. [1996] B.C.J. 1915. 7. 2006 BCSC 1975. 8. Northwest Mettech Corp. c. Metcon Services Ltd. [1996] B.C.J. 1915, par. 10. 9. [1988] O.J. 1727. 10. Id. Cinq décisions ayant marqué les technologies de l’information 427 vertu des Rules of Civil Procedure11 ontariennes était pratiquement identique à celle précitée, soit « “document” includes a sound recording, videotape, film, photograph, chart, graph, map, plan, survey, book of account and information recorded or stored by means of any device ». La position adoptée par la Cour suprême de la ColombieBritannique paraît toutefois plus cohérente puisqu’il est difficile de prétendre qu’une série de fichiers sans aucun lien constituent un seul et même document. Il s’agit d’ailleurs de la position adoptée par le législateur québécois, lequel précise qu’un document est « constitué d’information portée par un support »12, alors que « plusieurs documents technologiques, même réunis en un seul à des fins de transmission ou de conservation, ne perdent pas leur caractère distinct »13. Au plus, peut-être pourrait-on prétendre qu’un disque dur constitue un « dossier », soit un ensemble « composé d’un ou de plusieurs documents »14. Quant aux métadonnées15 visant l’utilisation de Facebook, la Cour est d’avis qu’il s’agit nécessairement d’« information recorded or stored by means of a device » et, donc, que celles-ci constituent un « document » au sens des règles. Il est intéressant de souligner que la décision sous étude a été portée en appel16, non pas afin de faire renverser celle-ci, mais bien afin d’en redéfinir l’étendue. En effet, bien que le jugement de première instance ait autorisé l’analyse par un tiers indépendant du disque dur de l’ordinateur du demandeur17, cette analyse ne visait qu’à permettre l’obtention des données relatives à son utilisation de Facebook entre 23 h et 5 h18. En appel, le défendeur demanda à ce que cette décision soit élargie afin de permettre l’accès à toutes les données concernant l’utilisation de l’ordinateur durant ces heures, notamment quant au compte Hotmail du demandeur. Cet appel fut rejeté par la Cour sous prétexte que la demande initiale ne visait que les données relatives au compte Facebook du demandeur et que la preuve au dossier ne laissait pas supposer une quelconque autre utilisation de l’ordinateur durant les heures litigieuses. Cette décision 11. R.R.O. 1990, Reg. 194. 12. Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information, L.R.Q. c. C-1.1, art. 3. 13. Id., art. 4. 14. Id., art. 3. 15. « Donnée qui renseigne sur la nature de certaines autres données et qui permet ainsi leur utilisation pertinente. » Voir http://www.granddictionnaire.com. 16. Voir Bishop c. Minichiello, 2009 BCCA 555. 17. Bishop (C.S.), par. 57. 18. Bishop (C.A.), par. 7. 428 Les Cahiers de propriété intellectuelle ne fait que confirmer l’idée que les données d’utilisation de Facebook et les données d’utilisation de Hotmail constituent deux documents différents et donc qu’une preuve distincte est requise pour l’admission en preuve de chacun de ceux-ci. Notons que cet appel renferme certaines similarités avec une décision prononcée par la Cour supérieure du Québec quelques mois auparavant, soit en juin 2009. Dans 2414-9098 Québec inc. c. Pasargad Development Corporation19, la demanderesse demande à ce qu’un « expert nommé par le Tribunal puisse avoir un accès aux bureaux et à tous les ordinateurs d’un ingénieur du nom de Richard Bélec […] en vue d’obtenir copie du fichier-maître détenu par ce dernier, et procéder à différentes vérifications “à la satisfaction des experts du tribunal et de ceux de la demanderesse” ». Bien que les faits soient distincts, la conclusion du juge est au même effet, c’est-à-dire que ce qui est demandé « est clairement excessif et va bien au-delà de l’ordonnance visant en définitive à donner à Beaudoin copie du fichier-maître »20. La morale de l’histoire est donc la suivante : en matière de demande de divulgation de documents électroniques, la précision est de mise. 2. CROOKES C. NEWTON : POUR EN FINIR AVEC LES HYPERLIENS Les faits dans cette affaire sont relativement simples. Le demandeur est un homme d’affaires résidant à Vancouver, ainsi qu’un volontaire occasionnel auprès du Parti Vert du Canada. Ce dernier prétend que divers écrits publiés sur les sites www.openpolitics.ca et www.usgovernetics.com contiennent des propos diffamatoires à son égard. Le défendeur est gestionnaire du site www.p2pnet.net. En juillet 2006, il y publie un article intitulé « Free Speech in Canada » où il mentionne la poursuite en diffamation intentée par le demandeur contre les sites précités. Cet article contient notamment des liens hypertextes21 vers www.openpolitics.ca et www.usgovernetics.com. Selon le demandeur, ces liens constituent une publication des propos tenus sur ces sites. Le défendeur, en refusant de les retirer, serait donc responsable desdits propos au même titre que leur auteur. 19. 2009 QCCS 3351. 20. 2414-9098 Québec inc., préc., note 19, par. 23. 21. « Connexion activable à la demande sur le Web, reliant des données textuelles ayant une relation de complémentarité les unes avec les autres, et ce, où qu’elles se trouvent dans Internet. » Voir http://www.granddictionnaire.com. Cinq décisions ayant marqué les technologies de l’information 429 Tel que l’explique la juge Prowse, l’intérêt principal de cette décision réside dans le fait que « [t]his appears to be the first case at the appellate level in Canada which addresses the question of if and when an author of an article who provides a hyperlink in his or her article to another website or article which contains defamatory material can be found liable for defamatory comments contained in the linked articles »22. Selon la majorité23, pour être jugé avoir publié des propos diffamatoires, deux éléments doivent être établis : 1) le défendeur a publié les propos diffamatoires, c’est-à-dire qu’il les a rendus publics ; 2) un tiers situé dans la juridiction de la Cour en a pris connaissance.24 Quant au premier critère, la majorité, comme la dissidence, sont tous d’avis que « the mere fact [Mr. Newton] hyperlinked the impugned sites does not make him a publisher of the material found at the hyperlinked sites »25. Pour en venir à cette conclusion, la Cour adopte l’analogie voulant que les hyperliens ne soient rien de plus que l’équivalent de notes de bas de page sur un document papier26, adéquation préalablement formulée par la doctrine en matière de droit d’auteur27 et notamment défendue en science de l’information28. Cette position était également celle qu’avait adoptée le tribunal de première instance : footnotes in an article are an apt analogy. Where a footnote leads a reader to further material, that does not make the author who provided the footnote a publisher of what the reader finds when the footnote is followed. […] A hyperlink is like a footnote or a reference to a website in printed material such as a newsletter. The purpose of a hyperlink is to direct the reader to additional material from a different source. The only difference is the ease with which a hyperlink allows the 22. 23. 24. 25. 26. 27. Crookes, par. 23. Crookes, préc., note 22, par. 80. Crookes, préc., note 22, par. 80. Crookes, préc., note 22, par. 58 et 78. Crookes, préc., note 22, par. 89. Voir par exemple CARRIÈRE (Laurent), « Hypertextes et hyperliens au regard du droit d’auteur : quelques éléments de réflexion », (1997), 9:3 Cahiers de propriété intellectuelle 467. 28. Voir ERTZSCHEID (Olivier), « De la note de bas de page au lien hypertexte : philosophie de l’identique et stylistique de l’écart », (2004), 67 La Licorne 199. 430 Les Cahiers de propriété intellectuelle reader, with a simple click of the mouse, to instantly access the additional material.29 Ceci n’implique pas pour autant qu’un hyperlien ne pourra jamais être considéré comme une republication. Comme le souligne la Cour, ce n’est que lorsqu’il appert du contexte que le lien hypertexte n’est qu’une simple référence bibliographique qui n’encourage aucunement le lecteur ni ne lui recommande d’accéder à la source que l’analogie à la note de bas de page pourra être employée30. Cette conclusion s’inspire d’une cause similaire, Carter c. B.C. Federation of Foster Parents Assn.31, dossier dans lequel l’auteur d’un bulletin d’information « papier » était accusé de diffamation parce qu’il citait un hyperlien renvoyant à un site Web contenant des propos litigieux. Selon la Cour, le fait de se référer à un article contenant des propos diffamatoires sans répéter lesdits propos ne constitue pas une republication de ceux-ci32. Notons toutefois que la Cour dans Carter prend bien soin de limiter l’étendue de son jugement aux documents imprimés : I take note of the fact that this was a reference in a printed newsletter to a website and I would limit the effect of this case to that factual situation. Whether a different result should obtain concerning an internet website that makes reference to another website I would leave for decision when that factual circumstance arises.33 Cette réserve est cependant écartée par la majorité dans Crookes puisqu’elle est d’avis qu’il existe une équivalence fonctionnelle entre les deux écrits : « it is difficult, in principle, to distinguish the act of creating the hyperlinks to the impugned articles in this case from the act of circulating a website address in the newsletter ».34 Quant au second critère, la majorité est d’avis que, bien qu’il soit établi que l’article « Free Speech in Canada » ait fait l’objet de 1 788 visites, l’on ne peut présumer que ces lecteurs ont cliqué sur les liens menant vers le contenu litigieux, ou encore que ces internautes étaient résidents de la Colombie-Britannique. Sans s’y référer, la Cour 29. Crookes c. Wikimedia Foundation Inc., 2008 BCSC 1424, par. 28 et 29 [confirmé 2009 BCCA 392 ; requête pour permission d’en appeler à la Cour suprême du Canada accueillie le 2010-04-01]. 30. Crookes, préc., note 29, par. 59. 31. Carter c. B.C. Federation of Foster Parents Assn., 2005 BCCA 398. 32. Id., par. 12. 33. Id., par. 13. 34. Crookes, préc., note 22, par. 58. Cinq décisions ayant marqué les technologies de l’information 431 rappelait ainsi la position qu’elle avait préalablement adoptée dans Braintech, Inc. c. Kostiuk35 à l’effet que « [i]t is trite law that a libel is only committed when the defamatory material is published to at least one person other than the complainant »36. Dans cette décision, où la partie demanderesse tentait de faire homologuer une décision texane à l’effet que le défendeur avait tenu des propos diffamatoires à son égard sur le Web, la Cour en était venue à la conclusion suivante : In these circumstances the complainant must offer better proof that the defendant has entered Texas than the mere possibility that someone in that jurisdiction might have reached out to cyberspace to bring the defamatory material to a screen in Texas. […] It would create a crippling effect on freedom of expression if, in every jurisdiction the world over in which access to Internet could be achieved, a person who posts fair comment on a bulletin board could be haled before the courts of each of those countries where access to this bulletin could be obtained.37 Malheureusement, l’élément de l’appel qui, pour les juristes québécois, aurait été le plus éclairant a été écarté par la Cour pour des raisons processuelles. Le demandeur exigeait également des dommages sous prétexte que le défendeur avait refusé de retirer les liens menant vers les propos litigieux malgré un avis à cet effet. Comme cette question n’avait pas été prise en compte dans les motifs du juge de première instance, la Cour d’appel a décliné de se prononcer. Une décision sur ce point aurait pourtant pu offrir une piste de réflexion quant à la façon dont pourrait être interprété l’article 22 de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information38. Rappelons que cette disposition prévoit notamment que « le prestataire qui agit à titre d’intermédiaire pour offrir des services de référence à des documents technologiques, dont un index, des hyperliens, des répertoires ou des outils de recherche, n’est pas responsable des activités accomplies au moyen de ces services ». C’est donc dire que la décision sous étude trouverait une conclusion similaire au Québec en supposant que le fait de fournir des liens dans le cadre d’un texte peut qualifier son auteur d’intermédiaire offrant des services de référence. Cependant, l’article poursuit en précisant qu’« il peut engager sa responsabilité, notamment s’il a de fait connaissance que les services qu’il fournit servent à la réalisation d’une activité à caractère illicite et 35. 36. 37. 38. 1999 BCCA 0169. Braintech, préc., note 35, par. 59. Braintech, préc., note 35, par. 62 et 63. Préc., note 12. 432 Les Cahiers de propriété intellectuelle s’il ne cesse promptement de fournir ses services aux personnes qu’il sait être engagées dans cette activité ». Notons qu’il était admis de part et d’autre que les propos litigieux étaient diffamatoires39. La seule question pertinente devenait donc celle de la republication. À la lecture de la dernière phrase de l’article 22 de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information40, l’on pourrait prétendre que le défendeur, eût-il été québécois, aurait été dans l’obligation de retirer les liens. Cependant, dans la mesure où il n’est pas considéré comme les ayant publiés ou comme ayant autrement contribué à leur illicéité, le recours à l’article 22 ne devient-il pas un acte de censure à l’égard de la presse ? Cette question devra malheureusement demeurer sans réponse à moins que la Cour suprême ne vienne apporter certains éclaircissements, la demande d’autorisation d’appel de Wayne Crookes ayant été accordée en date du 1er avril 201041. 3. LEDUC C. ROMAN ; WICE C. THE DOMINION OF CANADA GENERAL INSURANCE COMPANY ET SCHUSTER C. ROYAL & INSURANCE COMPANY OF CANADA : LA TRILOGIE « FACEBOOKIENNE » Les incidences juridiques des sites de réseautage ne cessent de se multiplier. L’année 2009 a d’ailleurs débuté avec la publication, par le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada, d’un rapport intitulé La vie privée sur les sites de réseau social : analyse comparative de six sites42. Avec plus de 7 millions d’utilisateurs actifs en sol canadien43, Facebook constitue probablement le site de réseautage le plus fréquenté au pays. Cette popularité de Facebook se traduit par une utilisation de plus en plus fréquente de l’outil dans le cadre de procédures judiciaires. En effet, au-delà de la plainte déposée devant la Commissaire contre l’entreprise par la Clinique d’intérêt public et de politique d’Internet du Canada (CIPPIC)44, 85 litiges mettant en cause le profil Facebook d’utilisateurs ont été répertoriés en 2009, contrairement à une trentaine pour l’année précédente45. Parmi les décisions répertoriées, trois jugements de la Cour supérieure d’Ontario – Leduc c. Roman46, Wice c. The Dominion of 39. 40. 41. 42. 43. 44. 45. 46. Crookes, préc., note 22, par. 7. Préc., note 12. Crookes c. Newton, 2010 CanLII 15601 (C.S.C.). Voir http://www.priv.gc.ca/information/pub/sub_comp_200901_f.cfm. Id. Résumé de conclusions d’enquête en vertu de la LPRPDE nº 2009-008. Voir http://www.canlii.org. 2009 CanLII 6838. Cinq décisions ayant marqué les technologies de l’information 433 Canada General Insurance47 et Schuster c. Royal & Sun Alliance Insurance Company of Canada48 – se sont mérité une place dans notre palmarès. En effet, ces trois décisions complémentaires forment en quelque sorte une trilogie quant à l’admissibilité en preuve du profil Facebook d’un utilisateur. Les faits dans les trois décisions sous étude étaient pratiquement identiques. Dans les trois cas, la partie demanderesse est blessée dans le cadre d’un accident de la route et demande compensation de la part de son assureur (Wice et Schuster) ou de la partie responsable de l’accident (Leduc). Dans les trois cas, la partie défenderesse demande un accès au contenu du profil Facebook de la partie demanderesse sous prétexte qu’elle contiendrait des documents pertinents au litige, à savoir des photos contredisant les prétentions de la partie demanderesse. Comme dans Bishop c. Minichiello49, la question au cœur du litige est celle d’établir si les différents contenus d’un profil Facebook constituent un document au sens de l’article 30.01 des Règles de procédure civile50, auquel cas ils doivent être divulgués à la partie adverse s’ils sont pertinents au litige51 et ce, même s’ils vont à l’encontre de ses intérêts52. Aux yeux de la Cour, cela ne fait aucun doute, « postings on Facebook profiles are documents within the meaning of the Rules of Civil Procedure and a party must produce any of his Facebook postings that relate to any matter in issue in an action »53. Notons qu’il n’était pas question, dans l’une ou l’autre de ces décisions, de permettre à la partie défenderesse d’avoir directement accès au compte Facebook du demandeur, seulement de recevoir copie de photos pertinentes au litige contenues dans son profil. D’ailleurs, un obiter prononcé dans Schuster54 laisse croire qu’une requête demandant l’accès direct au compte Facebook d’une partie serait vouée à l’échec et donc qu’un tel empiètement dans la sphère privée de la partie demanderesse serait inéquitable. Bien qu’il appartienne à la partie défenderesse d’établir que le profil Facebook de la partie demanderesse comporte des documents 47. 48. 49. 50. 51. 52. 53. 54. 2009 CanLII 36310. 2009 CanLII 58971. 2009 BCSC 358, préc., note 2. R.R.O. 1990, Règl. 194. Id., art. 30.02. Leduc, préc., note 46, par. 15. Leduc, préc., note 46, par. 27 et 36. Schuster, préc., note 48, par. 19. 434 Les Cahiers de propriété intellectuelle pertinents au litige55, la Cour dans Leduc et dans Wice vient établir une série de présomptions qui facilitent une telle preuve, à savoir : – tout renseignement personnel pertinent affiché sur le profil public d’un utilisateur du service Facebook peut être produit en preuve56 ; – si le profil public d’un utilisateur du service Facebook contient des informations pertinentes, l’on peut en inférer que son profil privé en contiendra également57 ; – on peut inférer, de par la nature de Facebook, que le profil privé d’une partie va renfermer des documents pertinents au litige58. Ces présomptions, particulièrement la dernière, semblent problématiques dans la mesure où elles empiètent sur le droit à la vie privée de la partie demanderesse. Dans une autre décision sur l’admissibilité en preuve des documents contenus dans le profil Facebook d’une partie, Murphy c. Perger59, le même tribunal considère cependant que « any invasion of privacy is minimal and is outweighed by the defendant’s need to have the photographs in order to assess the case »60. Notons toutefois qu’un tel jugement semble être tributaire du nombre d’« amis » ayant accès au profil privé de la partie demanderesse. Plus ce nombre est élevé (366 dans le cas de Murphy), moins l’expectative de vie privée est grande. À l’opposé, un nombre d’amis restreint (67 dans le cas de Schuster) semble militer en faveur d’une protection accrue du droit à la vie privée, auquel cas « [u]nless the Defendant establishes a legal entitlement to such information, the Plaintiff’s privacy interest in the information in her profile should be respected »61. Cette position plus protectrice de la vie privée dans Schuster pourrait laisser croire que la présomption à l’effet que le profil Facebook d’une partie puisse renfermer des documents pertinents semble s’estomper. En effet, le juge Price refuse d’appliquer une telle présomption dans la mesure où : I do not regard the mere nature of Facebook as a social networking platform or the fact that the Plaintiff possesses a Facebook 55. Leduc, préc., note 46, par. 15. 56. Leduc, préc., note 46, par. 29. 57. Leduc, préc., note 46, par. 30 ; Schuster, préc., note 48, par. 37. Voir également Murphy c. Perger, [2007] O.J. 5511, par. 17. 58. Leduc, préc., note 46, par. 31, 32 et 36 ; Wice, préc., note 47, par. 18 ; Murphy c. Perger, préc., note 57, par. 17. 59. Préc., note 57. 60. Murphy, préc., note 57, par. 20. Au même effet, voir Carter c. Connors, 2009 NBQB 317. 61. Schuster, préc., note 48, par. 53. Cinq décisions ayant marqué les technologies de l’information 435 account as evidence that it contains information relevant to her claim or that she has omitted relevant documents from her Affidavit of Documents. The photographs that the Defendant has obtained from the Plaintff’s account in the present case do not appear, on their face, to be relevant.62 Notons toutefois que la défenderesse dans Schuster présentait une requête en injonction et non une simple demande de communication d’un affidavit de documents amendé. Or, rappelons que, en matière d’injonction, le requérant doit démontrer qu’il subira un dommage irréparable advenant le refus de l’injonction63. Dans la mesure où l’on ne connaît pas le contenu du compte Facebook d’un tiers, il s’avère difficile de faire une telle démonstration ; au mieux, le préjudice subi demeure spéculatif. Cette position ne vient donc pas invalider les conclusions prononcées dans Leduc et Wice. Comme l’ont souligné certains commentateurs64, les conclusions prononcées dans Leduc et Wice pourraient toutefois déjà être périmées. En effet, une modification apportée en janvier 2010 par le législateur à l’article 30.02 des Règles de procédure civile prévoit, tel qu’indiqué ci-dessus, qu’un document doit maintenant être « pertinent à l’égard d’une question en litige » pour que l’on puisse en exiger l’inclusion dans l’affidavit de documents de la partie adverse, alors que la version antérieure de la disposition demandait simplement qu’un tel document ait « trait à une question en litige ». Vu la précision apportée à ce critère, il est possible que les tribunaux soient réticents à appliquer les présomptions susmentionnées. Avant de passer à la prochaine décision sous étude, il est intéressant de souligner que, en plus de forcer la partie demanderesse à produire un affidavit de documents amendé et à se soumettre à un interrogatoire hors cour quant au contenu de ce dernier – ce qui a été ordonné dans Leduc – le tribunal, dans Wice, a par ailleurs ordonné à la partie demanderesse qu’elle « preserve any and all information and documentation in his Facebook account or other similar accounts for the duration of this litigation »65. Avec respect pour la Cour, cette conclusion est simplement impossible à respecter dans la mesure où un utilisateur de Facebook n’exerce pas de contrôle sur la totalité de 62. Schuster, préc., note 48, par. 39. 63. Schuster, préc., note 48, par. 27. La Cour cite ici les décisions Centre Ice Ltd. c. National Hockey League, (1994), 53 C.P.R. (3d) 34 (C.A.F.) et Syntex Inc. c. Novopharm Ltd., (1991), 36 C.P.R. (3d) 129 (C.A.F.). 64. Voir notamment Jeff GRAY, « Facebook pokes limits of personal-injury law », [2010-03-02] Globe and Mail. 65. Wice, préc., note 47, par. 54. Notons qu’une demande similaire a été rejetée dans Schuster. 436 Les Cahiers de propriété intellectuelle l’information présentée sur sa page personnelle. En effet, tel qu’il est indiqué dans la Politique de confidentialité de Facebook66, l’entreprise se réserve le droit de « compléter votre profil (notamment lorsque vous êtes désigné sur une photo ou mentionné dans une mise à jour de statut) », tout en permettant à des tiers de « dépose[r] un commentaire, écri[re] quelque chose sur le mur de quelqu’un, inscri[re] un mot ou envoye[r] un message à quelqu’un ». Bref, tant Facebook que les « amis » de la partie demanderesse peuvent afficher et retirer certains contenus dans son profil, rendant ainsi le site dynamique et difficile, voire impossible, à préserver intact. 4. VILLE DE MONTRÉAL C. BOLDUC : UNE SIGNATURE SOUS TOUT AUTRE NOM… La seule décision québécoise de notre palmarès, Ville de Montréal c. Bolduc67, porte sur la notion de signature « électronique ». Marc-André Bolduc (« Bolduc ») conteste un constat d’infraction lui ayant été remis pour excès de vitesse sous prétexte que celui-ci n’a pas été signé par le policier l’ayant préparé. En effet, en vertu de l’article 34(8º) du Règlement sur la forme des constats d’infraction68, le constat d’infraction remis à Bolduc devait contenir « la signature [du policier] pour l’attestation des faits et pour la signification ou, selon le cas, sa signature apposée au moyen d’un procédé électronique ou le code de validation de sa signature ainsi apposée ». Le constat remis à Bolduc était un document imprimé sur lequel figuraient les nom, matricule et numéro d’unité de l’agent Gagnon. La question était donc celle d’établir si ces informations constituaient une signature au sens du Règlement. Comme le souligne la Cour municipale, la notion de signature est définie à l’article 2827 du Code civil du Québec69. Selon le C.c.Q., cette notion « consiste dans l’apposition qu’une personne fait à un acte de son nom ou d’une marque qui lui est personnelle et qu’elle utilise de façon courante, pour manifester son consentement ». Ironiquement, cette définition a complètement été écartée par la Cour supérieure lors d’un appel entendu en février 201070. En effet, le jugement en appel précise que « le législateur n’a pas cru bon de définir ce qu’il entend 66. Disponible à l’adresse http://www.facebook.com/policy.php?ref=pf. 67. 2009 CanLII 30774 (Cour municipale de Montréal), confirmée en appel : Bolduc c. Ville de Montréal, 2010 QCCS 1062 (C. sup. Qué.). 68. 1997 G.O.Q. 2, 6454. 69. L.Q. 1991, c. 64 (aux présentes « C.c.Q. »). 70. Préc., note 67. Cinq décisions ayant marqué les technologies de l’information 437 par « signature » »71. Pourtant, comme le rappelle Pierre-André Côté « la règle selon laquelle une définition donnée dans une loi provinciale devrait s’appliquer à l’égard des autres textes législatifs dans le même domaine constitue une des applications du principe de cohérence des lois entre elles »72. Bref, il n’y a aucune raison pour laquelle la définition de signature fournie au C.c.Q. ne trouverait pas application en matière de constat d’infraction, d’autant plus que cette application est prévue par l’article 39 de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information73. Selon la Cour municipale, cette analyse semble toutefois superflue dans la mesure où l’article 34(8º) du Règlement sur la forme des constats d’infraction74 prévoit expressément que la signature du policier peut être « apposée au moyen d’un procédé électronique ». Restait donc à savoir si l’apposition du nom et du matricule de l’agent Gagnon sur le constat d’infraction « au moyen d’un procédé électronique » constituait une « marque qui lui est personnelle et qu’[il] utilise de façon courante », c’est-à-dire une signature. Un survol jurisprudentiel a permis à la Cour de donner une réponse positive à cette interrogation. En effet, selon la Cour municipale de Montréal dans Ville de Montréal c. Danny75, « le code d’employé qui apparaît entre parenthèses après le nom de l’employé qui a matérialisé le constat et le rapport d’infraction correspond à la signature électronique dudit employé qui est autorisé à matérialiser lesdits documents »76. Bref, le jumelage du nom dactylographié d’un individu et d’un code l’identifiant semble suffisant pour constituer une signature en matière de constats d’infraction. Notons que les conclusions de la décision sous étude sont diamétralement opposées à celles auxquelles est parvenue la Cour municipale de Québec dans Ville de Québec c. Lortie77, une décision portant sur des faits similaires rendue en mai 2008. Dans cette affaire où « [s]euls le nom en lettres moulées et le matricule du policier apparaissent à [l’attestation] »78, la Cour en est venue à la 71. Par. 13 de la décision. 72. Pierre-André CÔTÉ, Interprétation des lois, 4e édition (Montréal : Thémis, 2009), p. 76. 73. Préc., note 12. 74. 1997 G.O.Q. 2, 6454. 75. 2007 CanLII 56769 (Cour municipale de Montréal). 76. Id., par. 40. 77. 2008 CanLII 26333 (Cour municipale de Québec). 78. Id., par. 5. 438 Les Cahiers de propriété intellectuelle conclusion que « l’attestation ne comporte pas de signature »79. Avec déférence pour la Cour municipale de Québec, la décision rendue dans Bolduc semble mieux rendre compte de l’objectif de la signature. Rappelons, comme l’ont fait plusieurs auteurs, que la signature répond « à deux fonctions fondamentales, soit l’identité du signataire et la manifestation de son consentement »80. Cette double fonction est d’ailleurs clairement identifiée à l’article 2827 C.c.Q. précité. Or, ici, l’apposition du nom et du matricule de l’agent « au moyen d’un procédé électronique » remplit ces fonctions tout aussi bien que ne le ferait une signature manuscrite. S’il est vrai qu’une telle signature « électronique » n’a pas la même consonance qu’une signature manuscrite81, le contexte du constat d’infraction en est un où l’équivalence fonctionnelle entre ces deux modes d’identification de l’agent de la paix responsable de la rédaction du constat ne cause pas de problème. En effet, comme le souligne la Cour supérieure : Il faut également garder à l’esprit l’objet de la loi. Cette signature est requise afin de permettre au défendeur de s’assurer de l’identité de la personne qui lui décerne le constat d’infraction et qui a constaté les faits qui y sont relatés afin de pouvoir l’assigner s’il le désire.82 Bref, l’objectif poursuivi par la loi est pris en compte lorsque l’on permet la signature électronique telle que définie dans le présent contexte. Par ailleurs, il est intéressant de souligner que la Cour n’a pas cru utile de commenter l’article 14 du Règlement sur la forme des constats d’infraction83, lequel article énonce que : Le constat d’infraction composé de feuillets comportant des inscriptions informatisées est un constat sur support papier assujetti aux normes de la présente section et il doit être signé de façon manuscrite lors de sa délivrance. 79. Id. 80. Voir GAUTRAIS (Vincent) et GINGRAS (Patrick), « La preuve des documents technologiques », au présent numéro. 81. Sur les distinctions entre la signature manuscrite et la signature électronique, voir GAUTRAIS (Vincent), « La couleur du consentement électronique », (2003), 16:1 Cahiers de propriété intellectuelle 61. 82. Bolduc (C.S.), préc., note 67, par. 21. 83. Préc., note 74. Cinq décisions ayant marqué les technologies de l’information 439 Cette disposition semble donc infirmer le raisonnement adopté par la Cour municipale de Montréal. Notons toutefois que cet article vise les constats rédigés de façon manuscrite sur des formulaires « préimprimés ». En effet, comme le souligne la Cour supérieure, les constats préparés de façon électronique sont plutôt visés par les articles 16 et 17 du Règlement, lesquelles dispositions ne prévoient aucune obligation d’apposer une quelconque signature manuscrite sur le constat ainsi généré84, même lorsque celui-ci est matérialisé85. Pour conclure, il importe de mentionner que la Cour d’appel a accepté de se prononcer sur les questions soulevées dans ce litige86. Il nous faudra donc attendre encore plusieurs mois avant de connaître le dénouement de ce dossier. 5. YORK UNIVERSITY C. BELL CANADA ENTERPRISES : QUAND NORWICH ARRIVE SUR LE WEB Nous finissons notre revue de l’année 2009 avec la décision ontarienne York University c. Bell Canada Enterprises87. Dans cette affaire, la demanderesse, l’Université York, a demandé qu’il soit ordonné aux fournisseurs d’accès Internet Bell Canada Enterprises (« Bell ») et Rogers Communications Inc. (« Rogers ») de divulguer l’identité d’un blogueur ayant tenu des propos diffamatoires à l’égard de son recteur. Le document litigieux, une lettre transmise à une liste indéterminée d’individus puis affichée sur le site Web http://cupe3903unit2. cupe.ca/, avait été transmis puis affiché de façon anonyme par un individu s’identifiant par l’acronyme YFCFYU. Aux dires de l’Université, sans la collaboration de Bell et Rogers, il s’avérerait impossible d’identifier l’auteur de ces propos et donc de lui demander réparation. Afin d’obtenir les renseignements convoités, la demanderesse demande que soit prononcée une ordonnance Norwich à l’égard de Bell et Rogers. L’ordonnance Norwich, procédure nommée d’après la cause Britannique Norwich Pharmacal Co. c. Commissioners of Customs & Excise88, constitue un véhicule procédural peu connu en droit québécois89, mais de plus en plus commun ailleurs au pays. Il 84. 85. 86. 87. 88. 89. Bolduc (C.S.), préc., note 67, par. 17. Art. 19 et par. 25 (5º) du Règlement. Bolduc c. Montréal (Ville de), 2010 QCCA 755. 2009 CanLII 46447 (C. sup. d’Ont.). [1974] A.C. 133 (H.L.). En effet, bien que certains auteurs prétendent que ce type d’ordonnance pourrait être prononcée par la cour en vertu de son pouvoir inhérent (art. 2, 20 et 46 C.p.c.), 440 Les Cahiers de propriété intellectuelle s’agit d’une ordonnance de divulgation qui s’obtient de façon ex parte90 et qui « vise à obtenir de l’information auprès d’une tierce partie qui aurait aidé de façon innocente un individu aux intentions malicieuses à commettre un acte frauduleux ou préjudiciable à l’égard d’un demandeur »91. Comme l’explique Lord Reid : if through no fault of his own a person gets mixed up in the tortious acts of others so as to facilitate their wrongdoing he may incur no personal liability but he comes under a duty to assist the person who has been wronged by giving him full information and disclosing the identity of the wrongdoers.92 Les critères d’obtention d’une ordonnance Norwich sont énoncés au paragraphe 13 de la décision, à savoir : a) whether the applicant has provided evidence sufficient to raise a valid, bona fide or reasonable claim; b) whether the applicant has established a relationship with the third party from whom the information is sought, such that it establishes that the third party is somehow involved in the acts complained of; c) whether the third party is the only practicable source of the information available; d) whether the third party can be indemnified for costs to which the third party may be exposed because of the disclosure; and e) whether the interests of justice favour obtaining the disclosure. Il importe de souligner que ces critères sont quasi identiques à ceux qu’avait mis de l’avant le juge Sexton dans l’affaire BMG Canada Inc. c. John Doe93, soit : a) le demandeur doit démontrer qu’il existe à première vue quelque chose à reprocher à l’auteur inconnu du préjudice ; b) la personne devant faire l’objet d’un interrogatoire préalable doit avoir quelque chose à voir avec la question en litige – elle ne peut être un simple spectateur ; 90. 91. 92. 93. aucune telle ordonnance n’a encore été formulée par un tribunal québécois. Voir GAGNÉ (Krishna), « Les injonctions de type Norwich Pharmacal / Bankers Trust en droit québécois », (2009), disponible à l’adressse : http://www.sarailis.ca/fr/ publications/200909-norwich-bankers.htm. GAGNÉ, préc., note 89. Id. Norwich, préc., note 88, page 175. 2005 CAF 193. Cinq décisions ayant marqué les technologies de l’information 441 c) la personne devant faire l’objet de l’interrogatoire préalable doit être la seule source pratique de renseignements dont disposent les demandeurs ; d) la personne devant faire l’objet de l’interrogatoire préalable doit recevoir une compensation raisonnable pour les débours occasionnés par son respect de l’ordonnance portant interrogatoire préalable, en sus de ses frais de justice ; e) l’intérêt public à la divulgation doit l’emporter sur l’attente légitime de respect de la vie privée. Tout comme dans la décision sous étude, l’arrêt BMG Canada Inc. c. John Doe concernait une demande visant à forcer des fournisseurs d’accès Internet à révéler l’identité d’abonnés. Notons toutefois qu’il n’était pas ici question d’une ordonnance Norwich en bonne et due forme (bien que la Cour ait fait directement référence à la décision Norwich Pharmacal Co. c. Commissioners of Customs & Excise), mais plutôt une demande d’interrogatoire au préalable en equity. Contrairement au raisonnement adopté dans BMG Canada Inc. c. John Doe, le juge Strathy a, dans York, convenu que la première étape du test était atteinte, c’est-à-dire « qu’il existe à première vue quelque chose à reprocher à l’auteur inconnu du préjudice ». En effet, le tribunal est d’avis que « the words used in the e-mail and web site posting are capable of being found by a reasonably charged jury to be defamatory of York and President Shoukri »94. Dans la mesure où le recteur de l’Université York y était accusé de fraude simplement parce qu’il avait vanté les mérites d’un professeur dont la qualité du cv était remise en question par l’auteur des propos, cette conclusion est difficilement critiquable, d’autant plus que le critère ne vise pas à établir avec certitude que les propos rapportés sont diffamatoires, mais bien « l’existence prima facie d’une cause d’action contre le présumé auteur du préjudice »95. Les critères subséquents laissent toutefois perplexes quant à leur interprétation eu égard au médium électronique. La Cour est d’avis que Bell et Rogers sont aptes à divulguer les renseignements requis parce que « As the providers of internet services to their customers, from whose “gmail” address the anonymous e-mail originated, Bell and Rogers provided the conduit for the communication of the e-mail. Without the internet services provided by Bell and Rogers, the e-mails could not have been sent over the internet ». Cette préten94. York, préc., note 87, par. 25. 95. GAGNÉ, préc., note 89. 442 Les Cahiers de propriété intellectuelle tion découle de la divulgation préalable, par Google, des adresses IP desquelles les propos diffamatoires ont été transmis96. Pourtant, comme l’avantage premier d’un compte de courriel Web97 tel Gmail découle du fait qu’il est accessible en tout temps de n’importe quel poste informatique, comment établir que Bell et/ ou Rogers est associée d’une quelconque façon à l’auteur des propos litigieux au-delà d’être un simple conduit de communication ? En effet, dans la mesure où un individu contracte rarement avec deux fournisseurs d’accès Internet distincts, il est fort probable qu’au moins l’une de ces deux entités (voire les deux si le message est transmis d’un café Internet, par exemple) n’a aucun lien contractuel avec l’auteur des propos litigieux. Ceci implique par ailleurs qu’il y a risque de communication de renseignements personnels d’un tiers au litige. Dans le même ordre d’idée, il importe de souligner que les propos diffamatoires furent publiés le 3 février 2009, alors que la requête de l’Université York a été entendue six mois plus tard, soit le 4 août 2009. Or, selon la Cour d’appel fédérale dans BMG Canada Inc. c. John Doe : S’il s’écoule un long délai entre le moment où la demande de divulgation d’identité est faite par les demandeurs et le moment où ceux-ci reçoivent les renseignements, il se peut que les renseignements soient inexacts. Il semble que cela soit dû au fait qu’une adresse IP peut ne pas être associée à la même personne pendant longtemps. Par conséquent, il est possible que le droit à la vie privée de personnes innocentes soit violé et que des poursuites en justice soient intentées sans justification contre ces personnes. Par conséquent, on doit voir à éviter les retards entre l’enquête et la demande de renseignements. Si on ne fait pas cela, une cour de justice serait peut-être justifiée de refuser de délivrer une ordonnance de divulgation.98 Pourtant, de telles préoccupations n’ont pas été abordées par la Cour, laquelle a accordé l’ordonnance. La question de l’obligation de confidentialité contractuelle et législative des fournisseurs d’accès Internet a également fait l’objet d’une analyse par le juge Strathy. 96. York, préc., note 87, par. 3. 97. « Service gratuit de messagerie électronique, directement accessible sur le Web depuis un navigateur, sans faire appel à un logiciel de courrier électronique. » Voir http://www.granddictionnaire.com. 98. BMG, préc., note 93, par. 43. Cinq décisions ayant marqué les technologies de l’information 443 Quant à une éventuelle obligation contractuelle de la part des fournisseurs d’accès Internet de protéger les renseignements personnels de leurs utilisateurs, la Cour souligne que les conditions d’utilisations tant de Bell que de Rogers prévoient une exception à l’obligation de confidentialité en cas d’ordonnance de la Cour99. Notons toutefois que ces conditions visent les clients des services et non les simples utilisateurs, ce qui pourrait s’avérer problématique. Cette observation est toutefois de peu d’importance puisque « [u]ne fois l’ordonnance de divulgation obtenue, celle-ci aura préséance sur tout devoir de confidentialité dû [aux utilisateurs] »100. Quant à la législation, bien que la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques101 prévoit que « [t]oute personne doit être informée de toute collecte, utilisation ou communication de renseignements personnels qui la concernent »102, elle prévoit également, comme le soulève la Cour, qu’une divulgation est tout de même possible lorsque « elle est exigée par assignation, mandat ou ordonnance d’un tribunal, d’une personne ou d’un organisme ayant le pouvoir de contraindre à la production de renseignements ou exigée par des règles de procédure se rapportant à la production de documents »103. Quant à l’obligation d’obtenir le consentement préalable de la personne visée par l’information104 sauf lorsqu’il est « impossible ou peu réaliste d’obtenir » celui-ci105, un obiter du juge Strathy, lequel s’inspire des décisions américaines Cohen c. Google106 et Dendrite International Inc. c. Doe107, offre une ouverture intéressante. Celui-ci soumet que les intermédiaires techniques pourraient, dans certains cas non définis, être tenus d’aviser la personne dont on demande de divulguer l’identité afin de lui permettre de faire des représentations le cas échéant. Une telle obligation viendrait, en quelque sorte, contrer la problématique liée à la protection des renseignements personnels de tiers énoncée ci-dessus. 99. 100. 101. 102. 103. 104. 105. 106. 107. York, préc., note 87, par. 31. GAGNÉ, préc., note 89. L.C. 2000, c. 5. Article 4.3 des Principes énoncés dans la norme nationale du Canada intitulée Code type sur la protection des renseignements personnels, CAN/CSA-Q830-96, Annexe 1 de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents électroniques. Al. 7(3) c) de la Loi. Article 4.3 des Principes énoncés dans la norme nationale du Canada intitulée Code type sur la protection des renseignements personnels, préc., note 102. Id. N.Y.S.C. Index No. 100012/09, August 17, 2009. (2001), 342 N.J. Super 134, 775 A. 2d 756 (N.J. Sup. Ct., App Div.). 444 Les Cahiers de propriété intellectuelle Tel que souligné en introduction, l’ordonnance Norwich n’est pas prévue au C.p.c., mais pourrait, semble-t-il, être demandée en vertu des articles 2, 20 et 46 C.p.c. au même titre qu’une ordonnance Anton Pillar108. Une telle ordonnance serait toutefois inutile dans le cadre d’une poursuite pénale dans la mesure où le second alinéa de l’article 27 de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information109 prévoit que le prestataire de services qui agit à titre d’intermédiaire pour fournir des services sur un réseau de communication ou qui y conserve ou y transporte des documents technologiques « ne doit prendre aucun moyen […] pour empêcher les autorités responsables d’exercer leurs fonctions, conformément à la loi, relativement à la sécurité publique ou à la prévention, à la détection, à la preuve ou à la poursuite d’infractions », ce qui laisserait transparaître une obligation de collaborer avec les autorités étatiques. CONCLUSION Ainsi se clôture ce palmarès des cinq décisions canadiennes qui ont le mieux reflété les incidences des technologies de l’information et des communications sur la sphère juridique en 2009. Il importe de souligner qu’une constante se dégage de l’ensemble des décisions étudiées, constante que l’on peut associer à cette fameuse notion de « neutralité technologique » consacrée par le législateur québécois au titre de la section VI du chapitre du C.c.Q. portant sur l’écrit110. En effet, Bishop c. Minichiello, tout comme Leduc c. Roman, Wice c. The Dominion of Canada General Insurance Company et Schuster c. Royal & Insurance Company of Canada, nous rappellent qu’un document demeure un document peu importe le support sur lequel il se trouve, alors que Crooke c. Newton crée une « équivalence fonctionnelle »111 entre hyperliens et notes de bas de page et que Ville de Montréal c. Bolduc vient préciser que la notion de signature s’applique dès qu’un procédé remplit les fonctions d’identification et de manifestation du consentement. Finalement, York University c. Bell Canada Enterprises confirme une fois de plus que la définition de « diffamation » n’est pas affectée par le médium utilisé112. Bref, le droit demeure le même, peu importe le médium utilisé. 108. GAGNÉ, préc., note 89. 109. Préc., note 12. 110. Pour une analyse plus poussée de la notion de « neutralité technologique », voir GAUTRAIS et GINGRAS, préc., note 80. 111. Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information, préc., note 12, art. 1. 112. Sur ce point, voir BRUN (Bernard), « Le blogue : un équilibre délicat entre communication et responsabilité », dans [email protected], droit et technologies de l’information : devenir aujourd’hui l’avocat de demain (Cowansville : Blais, 2007) 73, à la page 79. Cinq décisions ayant marqué les technologies de l’information 445 Il ne faudrait toutefois jamais oublier les propos du juge Mahoney dans l’affaire Apple Computer113 : « La difficulté principale que j’ai rencontrée en l’espèce procède du caractère anthropomorphique de presque tout ce qui est pensé, dit ou écrit au sujet des ordinateurs. […] Les métaphores et analogies que nous utilisons pour décrire leurs différentes fonctions ne demeurent que des métaphores et des analogies »114. En effet, « équivalence fonctionnelle » signifie que « tous les procédés, mécanismes ou objets capables d’accomplir une fonction déterminée ont un statut équivalent »115 et non que ceux-ci sont en tout point identiques et nécessairement interchangeables dans n’importe quel contexte. Il ne faudrait donc pas confondre « équivalence fonctionnelle » et « identité matérielle »… 113. Apple Computer, Inc. c. Mackintosh Computers Ltd., (1987), 18 C.P.R. (3d) 129 (C.A.F.). 114. Id., par. 38. 115. Voir http://www.msg.gouv.qc.ca/gel/loi_ti/glossaire/g129.asp. Capsule L’« exception de miniature » ou quand les principes généraux du droit des marques limitent la protection conférée par celles-ci Commentaires sur l’arrêt du 14 janvier 2010 de la Cour suprême allemande dans l’affaire Adam Opel AG c. Autec AG et sur l’arrêt du 31 octobre 2008 de la Cour d’appel de Paris dans l’affaire Fondation Belem c. Han Nicolas Pelèse* 1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 449 2. Cadre juridique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 450 3. Faits et procédure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 450 4. Prétentions de la Fondation Belem . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 451 5. Arrêt de la Cour d’appel de Paris. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 451 5.1 Sur l’utilisation de l’image du voilier « Belem » par la société Han . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 451 5.2 Sur la contrefaçon de marque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 452 6. Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 454 © Nicolas Pelèse, 2010. * Conseil en propriété intellectuelle, Germain Maureau (Paris). 447 1. INTRODUCTION En 2007, nous avions analysé dans ces pages1 l’arrêt rendu par la CJCE (Cour de Justice des Communautés Européennes) dans une affaire opposant les sociétés allemandes Adam Opel AG, constructeur automobile, et Autec AG, fabricant de modèles réduits. Répondant à diverses questions préjudicielles, la Cour rappelait le principe selon lequel les prérogatives reconnues aux titulaires de marques en vertu de l’article 5 de la directive 89/104 rapprochant les législations des États membres de l’Union Européenne devaient s’analyser in concreto, et que l’exercice du droit exclusif des titulaires de marques devait être réservé aux cas dans lesquels l’usage du signe par un tiers était susceptible de porter atteinte à la fonction essentielle de la marque qui est de garantir aux consommateurs la provenance du produit. Dans le cas d’espèce, elle considérait que « l’apposition d’un signe identique à une marque enregistrée notamment pour des véhicules automobiles sur des modèles réduits de véhicules de cette marque, afin de reproduire fidèlement ces véhicules, ne vise pas à fournir une indication relative à une caractéristique desdits modèles réduits, mais n’est qu’un élément de la reproduction fidèle des véhicules originaux » [Les italiques sont nôtres]. Suivant l’avis de la CJCE, la Cour suprême allemande (Bundesgerichthof) a, par un arrêt du 14 janvier 2010, débouté la société Adam Opel AG de ses demandes, estimant que les consommateurs allemands ne percevraient pas la marque OPEL figurant sur les modèles réduits comme une indication de l’origine de ceux-ci, mais comme un simple élément de fidélité au modèle original. Cette décision, qui consacre, en Allemagne, la position de la CJCE a été précédée, à l’échelle européenne, d’un arrêt de la Cour d’appel de Paris du 31 octobre 2008, dont l’étude nous semble intéressante, en raison de la proximité des faits en cause. 1. (2007), 19:3 Cahiers de propriété intellectuelle 1175. 449 450 2. Les Cahiers de propriété intellectuelle CADRE JURIDIQUE Aux termes de l’article L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle français : « Sont interdits, sauf autorisation du propriétaire : a) La reproduction, l’usage ou l’apposition d’une marque […], pour des produits ou services identiques à ceux désignés dans l’enregistrement ; […] » Aux termes de l’article 5 paragraphes 1 et 2, de la directive 89/104 rapprochant les législations des Etats membres de l’Union Européenne : « 1. La marque enregistrée confère à son titulaire un droit exclusif. Le titulaire est habilité à interdire à tous tiers, en l’absence de son consentement, de faire usage, dans la vie des affaires : b) d’un signe identique à la marque pour des produits ou des services identiques à ceux pour lesquels celle-ci est enregistrée ; […] 3. FAITS ET PROCÉDURE Le « Belem » est le plus vieux trois-mâts d’Europe et le dernier rescapé de la flotte française de navires marchands du XIXe siècle. Ce navire est aujourd’hui la propriété de la Fondation Belem qui, après l’avoir réhabilité, l’exploite à des fins culturelles et promotionnelles, notamment sous la forme de modèles réduits hauts de gamme. À ce titre, la Fondation Belem est titulaire de la marque française BELEM objet de l’enregistrement 1 528 715, déposée le 8 juin 1979, couvrant notamment les appareils de locomotion par eau et les jouets. La société Han, quant à elle, fabrique et commercialise des modèles réduits, dont des maquettes représentant le « Belem ». Après avoir mis en demeure la société Han de cesser la commercialisation de ces dernières maquettes et fait procéder à une L’« exception de miniature » 451 saisie-contrefaçon dans ses locaux, la Fondation Belem l’a assignée devant le Tribunal de grande instance d’Evry pour violation de son droit de propriété et contrefaçon de sa marque. Par un jugement du 15 février 2007, le Tribunal a débouté la Fondation Belem de l’ensemble de ses prétentions et prononcé la nullité partielle de la marque BELEM en ce qu’elle désignait des voiliers. Désireuse d’obtenir gain de cause, la requérante a interjeté appel de ce jugement devant la Cour d’appel de Paris. 4. PRÉTENTIONS DE LA FONDATION BELEM En substance, la Fondation Belem demande à la Cour d’appel : – de dire qu’en exploitant à des fins commerciales et publicitaires sans son autorisation l’image du trois-mâts BELEM dont elle est propriétaire, la société Han lui a causé un trouble anormal et de condamner la société Han en conséquence ; – de dire qu’en reproduisant la marque nominative BELEM dans son catalogue et sur le socle de ses modèles de maquettes la société Han a commis des actes de contrefaçon de cette marque. 5. ARRÊT DE LA COUR D’APPEL DE PARIS2 5.1 Sur l’utilisation de l’image du voilier « Belem » par la société Han Selon la Fondation Belem, la société Han porterait atteinte à l’image du voilier « Belem » en commercialisant des maquettes de qualité médiocre et en tirant indûment profit de la notoriété attachée à ce navire, alors qu’elle met en œuvre d’importants moyens financiers en vue de la préservation et de la promotion de ce navire. En préambule, la Cour rappelle que l’image du voilier n’a pas fait l’objet d’une protection au titre du droit de la propriété intellectuelle, de sorte que l’appréciation des faits relèvera des principes du droit commun de la responsabilité délictuelle. En conséquence, elle rappelle le principe selon lequel, en pareil cas, « le propriétaire d’un bien offert à la vue du public ne peut s’op2. Cour d’appel de Paris (4e Chambre B ; 2008 -10-31) – RG 07/06204. 452 Les Cahiers de propriété intellectuelle poser à l’exploitation de l’image de ce bien par un tiers qu’autant que cette exploitation lui cause un trouble anormal ». La Cour constate ensuite que la Fondation Belem ne se prévaut pas d’une baisse des ventes de ses maquettes haut de gamme, et considère, après analyse, que les maquettes proposées à la vente par la société Han « bien que de simple facture, reproduisent les caractéristiques essentielles du voilier dont elles ne renvoient pas une image déformée ni dévalorisante ». Estimant enfin que la notoriété dont se prévaut la requérante préexistait à son acquisition en 1981, la Cour en conclut qu’elle « n’est pas fondée à interdire ou faire interdire l’exploitation par autrui de l’image de ce bien (…), alors qu’elle ne justifie d’aucun trouble dans l’usage et l’exploitation de son bien ». Elle déboute donc la Fondation Belem de ses prétentions sur ce premier fondement. 5.2 Sur la contrefaçon de marque La Cour infirme tout d’abord le jugement de première instance en ce qu’il annulait partiellement la marque BELEM pour des voiliers, et considère que cette marque est parfaitement valable pour de tels produits. Elle constate ensuite que les conditions d’application de l’article L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle, à savoir l’apposition d’une marque identique à celle enregistrée sur des produits identiques à ceux visés dans l’enregistrement, sont remplies. Mais ne se contentant pas de cette simple constatation, la Cour va interpréter l’article L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle au regard de la jurisprudence communautaire, selon laquelle le droit exclusif reconnu aux titulaires de marques par l’article 5 paragraphe 1 sous a) de la directive (voir supra) n’a pour but que « de permettre au titulaire de la marque de protéger ses intérêts spécifiques en tant que titulaire de cette marque, c’est-à-dire d’assurer que cette dernière puisse remplir ses fonctions propres (…) et notamment à sa fonction essentielle qui est de garantir (…) aux consommateurs la provenance du produit »3 [Les italiques sont nôtres]. 3. Aff. C-206/01 - Arsenal Football Club, 12 novembre 2002 ; Aff., C-245/02 Anheuser-Busch, 16 novembre 2004. L’« exception de miniature » 453 La Cour va donc analyser si la reproduction de la marque BELEM sur les modèles réduits de la société Han est de nature à créer une confusion dans l’esprit du public quant à l’origine de ces produits. En d’autres termes, elle va chercher à savoir si la présence de la marque BELEM sur ceux-ci est de nature à laisser croire au public qu’ils sont fabriqués par ou avec l’autorisation de la Fondation Belem. À cette fin, la Cour va suivre le raisonnement retenu par la CJCE quelques mois plus tôt dans l’affaire opposant les sociétés Adam Opel AG et Autec AG au sujet de la reproduction de modèles réduits de véhicules automobiles4. Elle va donc estimer, tout comme la CJCE, que les amateurs de maquettes et de modèles réduits sont particulièrement attentifs à l’exactitude de la reproduction des caractéristiques du modèle original sur le modèle réduit, pour conclure que le public « percevra la reproduction du signe BELEM comme une des caractéristiques [du modèle original] nécessairement reprises et non pas comme un signe lui garantissant une origine ou une qualité particulière des modèles en cause ». Ainsi, selon la Cour, le public accordant une grande importance à la fidélité de la reproduction, il percevra naturellement la présence de la marque BELEM sur différentes parties du navire miniature comme un élément de fidélité au trois-mâts « Belem » original, et non pas comme un signe indiquant que le modèle réduit concerné est fabriqué par la Fondation Belem ou avec son autorisation. La reproduction de la marque BELEM sur les modèles réduits de la société Han ne portant pas atteinte à la fonction essentielle de la marque, la Cour en conclut qu’il n’existe pas de risque de confusion quant à l’origine des produits, et partant, que la société Han ne se rend pas coupable de contrefaçon de la marque française BELEM objet de l’enregistrement 1 528 715. Ainsi, la Cour confirme la position du Tribunal de grande instance et déboute la Fondation Belem de ses prétentions en ce qu’elles concernent l’usurpation de l’image du navire et la contrefaçon de la marque BELEM. 4. Aff. C-48/05 - Adam Opel AG c. Autec AG, 25 janvier 2007. 454 6. Les Cahiers de propriété intellectuelle CONCLUSION Le présent arrêt est tout d’abord un bel exemple du fonctionnement des institutions juridiques communautaires et illustre parfaitement l’harmonisation juridique au sein de l’Union européenne voulue par le législateur. En effet, après que la CJCE se soit prononcée sur l’interprétation de la règle de droit communautaire, la juridiction allemande à l’origine de sa saisine a interprété les règles de droit national à la lumière des réponses de la Cour, puis l’interprétation de la CJCE s’est imposée à d’autres juridictions nationales d’États membres (en l’espèce la France), uniformisant de fait la jurisprudence au sein de l’Union. L’arrêt de la Cour d’appel de Paris est également très intéressant, car bien qu’étant conforme à l’esprit du droit des marques, il vient créer une exception dans la protection que les marques sont censées conférer à leurs titulaires. La particularité de cet arrêt vient du fait que l’exception qu’il consacre en droit français ne trouve pas son origine dans des contingences extérieures ou des nécessités pratiques indépendantes de la théorie juridique, mais dans les principes généraux du droit des marques, ceux-là mêmes qui ont présidé à l’adoption de la règle de droit qu’ils viennent maintenant tempérer. En effet, selon la lettre de l’article L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle, la reproduction d’une marque identique sur des produits identiques à ceux couverts par l’enregistrement est constitutif d’un acte de contrefaçon. Or, dans le cas particulier des modèles réduits de véhicules automobiles ou nautiques, le principe supérieur selon lequel la fonction essentielle de la marque est de garantir au public l’origine des produits marqués vient limiter la protection dont bénéficient les titulaires de marques enregistrées à la fois pour des véhicules (classe 12) et des modèles réduits (classe 28). Cette limitation est d’ailleurs particulièrement sévère puisque si l’on suit le raisonnement de la CJCE, de la Cour suprême allemande et de la Cour d’appel de Paris, les constructeurs automobiles ou les chantiers navals se voient purement et simplement interdire toute protection de leurs marques en relation avec des modèles réduits, quand bien même ils auraient acquis un droit de marque en relation avec ces produits. L’« exception de miniature » 455 Si cette limitation est juridiquement compréhensible, elle est en revanche économiquement choquante. En effet, nous nous trouvons dans un cas où des sociétés se voient de fait interdire la protection de leurs marques dans un secteur d’activité qui constitue un axe de diversification pour le moins légitime de leur activité. Ces acteurs économiques ainsi privés de protection au titre du droit des marques se tourneront-ils vers le droit des modèles ou le droit d’auteur ? Quelle sera alors l’appréciation des tribunaux ? Cette exception de protection actuellement limitée aux miniatures de véhicules automobiles ou nautiques sera-t-elle étendue à d’autres secteurs d’activité ? C’est avec intérêt que nous suivrons l’évolution de la jurisprudence dans ce domaine. Capsule Têtu et « Les jeux olympiques du sexe » Commentaire de l’arrêt du 15 septembre 2009 de la Cour de cassation dans Société C.N.O.S.F. c. Société C.P.P.D. Chloé Pham Van Hoa* « Nous jurons que nous nous présentons aux Jeux Olympiques en concurrents loyaux, respectueux des règlements qui les régissent et désireux d’y participer dans un esprit chevaleresque pour l’honneur de nos pays et la gloire du sport ». Pierre, baron de Coubertin, Le serment de l’athlète (1920). 1. Les différents fondements juridiques applicables . . . . . . . . . 460 1.1 Sanction issue du Code de la propriété intellectuelle, l’article L. 713-5 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 460 1.2 Sanction issue du Code du sport, l’article L. 414-5 . . . . . 462 1.3 Sanction issue du Code civil, les articles 1382 et suivants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 463 2. Une interprétation jurisprudentielle hésitante ou le marathon « olymprix » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 464 3. L’existence d’une protection autonome, clé de voûte de l’espèce . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 467 © CIPS, 2010. * Étudiante en droit, stagiaire chez ROBIC, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et d’agents de brevets et de marques de commerce. 457 Attendu que le Comité national olympique et sportif français (CNOSF), propriétaire des emblèmes olympiques nationaux, et titulaire d’une marque figurative française composée de cinq anneaux de couleurs entrelacés, a poursuivi la société Communication presse publication diffusion (la société CPPD) en contrefaçon, concurrence déloyale et parasitisme, pour avoir édité, aux mois de juillet-août 2004, un numéro du périodique « Têtu » consacré aux « jeux olympiques du sexe » et faisant usage des signes dont le CNOSF assume la protection (…) ; Vu l’article L. 141-5 du Code du sport ; Attendu qu’il résulte de ce texte qu’il est interdit à quiconque de déposer à titre de marque, reproduire, imiter, apposer, supprimer ou modifier les emblèmes, devise, hymne, symbole et termes qu’il vise, à des fins autres que d’information ou de critique, sans l’autorisation du Comité national olympique et sportif français (…) ; Attendu (…) que l’article L. 141-5 du Code du sport institue un régime de protection autonome… En droit français, la propriété intellectuelle n’est pas exclusivement régie par des règles issues du Code de la propriété intellectuelle. Fréquemment, d’autres règles de sphères juridiques différentes se juxtaposent avec celles de la propriété intellectuelle. Ainsi, les articles 1382 et suivants du Code civil, grâce à leur caractère général, ont maintes fois aidé les titulaires de marques lors d’atteintes commises en dehors du principe de spécialité. Par ailleurs, comme le suggère la présente espèce et l’a déjà confirmé une part de la doctrine (tel que Christophe Caron1), le droit relevant de l’organisation d’évènements sportifs relève en grande partie du Code du sport, lequel consacre un droit voisin de la propriété intellectuelle. 1. CARON (Christophe), « Affaire olymprix : la raison l’emporte ! », [septembre 2004] 9 Communication Commerce Électronique, comm. 101. 459 460 Les Cahiers de propriété intellectuelle À la lumière de ces considérations, la question de la nature des relations juridiques avec d’autres normes et celles du Code de la propriété intellectuelle s’imposent à nous. L’arrêt en étude offre la possibilité de nous interroger sur les fondements juridiques dont il faut faire usage pour protéger les marques « olympiques ». En d’autres termes, la protection accordée aux signes « olympiques » est-elle issue du droit commun de la propriété intellectuelle ou, au contraire, provient-elle d’un régime de protection spéciale des normes du Code du sport ? Dans le présent arrêt2 et sur le fondement de l’article L.141-5 du Code du sport, la Cour répond par l’affirmative. L’arrêt rendu par la Cour de cassation en sa formation commerciale le 15 septembre 2009 offre alors un régime de protection autonome issu de la propriété intellectuelle aux marques « olympiques ». En conséquence, et dans le cadre de la protection spécifique des marques notoires « olympiques », pour évaluer la portée de cette décision, il est nécessaire de déterminer les différents fondements juridiques applicables et d’en apprécier les applications jurisprudentielles récentes. 1. LES DIFFÉRENTS FONDEMENTS JURIDIQUES APPLICABLES La devise, l’hymne, le symbole ainsi que les termes « jeux olympiques » et « olympiade » sont autant de signes qui appartiennent au Comité international olympique. En France, le dépositaire desdites marques, d’une exceptionnelle renommée, est le Comité national olympique et sportif français (ci-après « CNOSF »). Lorsqu’un tiers porte atteinte à l’un de ces signes, s’offrent au CNOSF différentes bases légales issues du Code civil, du Code de la propriété intellectuelle et du Code du sport. 1.1 Sanction issue du Code de la propriété intellectuelle, l’article L. 713-5 Tant en droit communautaire qu’en droit interne, les marques de renommées sont des marques exceptionnelles, qui sont si connues et réputées auprès du public qu’elles se détachent des produits et services dont elles assurent la distinctivité. Ces marques bénéficient d’une protection élargie au-delà du principe de spécialité. 2. Société C.N.O.S.F. (Comité national olympique et sportif diffusion) c Société C.P.P.D. (Communication presse publication diffusion) (nº 08-15.418). L’« exception de miniature » 461 Au regard de l’article L. 713-5 du Code de propriété intellectuelle, « la reproduction ou l’imitation d’une marque jouissant d’une renommée pour des produits ou services non similaires à ceux désignés dans l’enregistrement engage la responsabilité civile de son auteur si elle est de nature à porter préjudice au propriétaire de la marque ou si cette reproduction ou imitation constitue une exploitation injustifiée de cette dernière. Les dispositions de l’alinéa précédent sont applicables à la reproduction ou l’imitation d’une marque notoirement connue au sens de l’article 6 bis de la Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle précitée. » [nos italiques]. Le premier alinéa a été récemment modifié par une ordonnance de 20083. En effet, dans sa rédaction initiale le texte disposait que : l’emploi d’une marque jouissant d’une renommée pour des produits ou services non similaires à ceux désignés dans l’enregistrement engage la responsabilité civile de son auteur si elle est de nature à porter préjudice au propriétaire de la marque ou si cette reproduction ou imitation constitue une exploitation injustifiée de cette dernière. (…) [nos italiques] Cet article est le fruit de l’harmonisation communautaire sur la marque de renommée, régie par la directive nº 89-104 CEE du 21 décembre 19884. L’article 5.2 de la directive précitée prévoit que : Tout État membre peut également prescrire que le titulaire est habilité à interdire à tout tiers, en l’absence de son consentement, de faire usage dans la vie des affaires d’un signe identique ou similaire à la marque pour des produits ou des services qui ne sont pas similaires à ceux pour lesquels la marque est enregistrée, lorsque celle-ci jouit d’une renommée dans l’État membre et que l’usage du signe sans juste motif tire indûment profit du caractère distinctif ou de la renommée de la marque ou leur porte préjudice. [nos italiques] Jusqu’en 2008, la transposition infidèle par le législateur de la directive communautaire, comme il sera démontré ci-dessous, a posé de nombreux problèmes d’interprétation et a abouti à des décisions critiquables rendues par la Cour de cassation. En tout état de cause, ce texte impose une dérogation à une pierre angulaire du droit des marques, le principe de spécialité. En 3. Ord. nº 2008-1301, 11 décembre 2008, art. 2, III, 1º. 4. Dir. nº 89-104 CEE du Conseil, 21 décembre 1888 : JOCE nº L 40, 11 février 1989. 462 Les Cahiers de propriété intellectuelle conséquence, le titulaire de la marque renommée qui se prévaut de la protection issue de l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle est assujetti au respect de deux conditions alternatives : 1) l’emploi du signe notoire ou renommé doit être une exploitation injustifiée. Comme le rappelle M. Malaurie-Vignal5, « il peut donc y avoir agissement parasitaire sans préjudice : le tiers tire avantage de la marque en se plaçant dans son sillage sans pour autant lui causer un dommage. Le consommateur ne se méprend pas nécessairement sur l’origine du produit. Ce que l’on tend à protéger, ce n’est pas tant la fonction de garantie d’identification de la marque que sa valeur économique, à travers sa fonction publicitaire et l’image qu’elle véhicule » ; 2) l’emploi du signe notoire ou renommé porte préjudice au caractère distinctif ou à la renommée de la marque par l’avilissement de la marque et par sa dilution. Enfin, le lien aux yeux du public entre les deux marques doit être prouvé afin que ce texte reçoive application. 1.2 Sanction issue du Code du sport, l’article L. 414-5 Rédigé en 2006, l’article L. 141-5 du Code du sport, au centre de l’arrêt commenté, dispose que : le Comité national olympique et sportif français est propriétaire des emblèmes olympiques nationaux et dépositaire de la devise, de l’hymne, du symbole olympique et des termes « jeux Olympiques » et « Olympiade ». Le fait de déposer à titre de marque, de reproduire, d’imiter, d’apposer, de supprimer ou de modifier les emblèmes, devise, hymne, symbole et termes mentionnés au premier alinéa, sans l’autorisation du Comité national olympique et sportif français, est puni des peines prévues aux articles L. 716-9 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. Ainsi, se superpose à la protection issue du droit des marques un texte spécial, l’article L. 141-5 du Code du sport6. Selon l’inter5. [Novembre 2009] 19:11 Contrats Concurrence Consommation, comm. 271, MALAURIE-VIGNAL (Marie) « Des rapports entre le droit du sport et le droit des marques ». 6. Issu de l’ordonnance nº 2006-596 du 23 mai 2006 relative à la partie législative du Code du sport. L’« exception de miniature » 463 prétation de ce récent texte par la jurisprudence, le CNOSF pourra certainement défendre les atteintes aux marques « olympiques » dont il est le dépositaire citrus, altuis, fortuis (devise olympique, plus vite, plus haut, plus fort). L’important pouvoir de sanction issu des dispositions pénales de la contrefaçon de marques confié au CNOSF garantit l’effectivité du texte précité. En effet, l’article L. 716-9 du Code de la propriété intellectuelle prévoit que : […] est puni de quatre ans d’emprisonnement et de 400 000 euros d’amende le fait pour toute personne, en vue de vendre, fournir, offrir à la vente ou louer des marchandises présentées sous une marque contrefaite : a) D’importer, d’exporter, de réexporter ou de transborder des marchandises présentées sous une marque contrefaisante ; b) De produire industriellement des marchandises présentées sous une marque contrefaisante ; c) De donner des instructions ou des ordres pour la commission des actes visés aux a et b. Lorsque les délits prévus au présent article ont été commis en bande organisée ou lorsque les faits portent sur des marchandises dangereuses pour la santé, la sécurité de l’homme ou l’animal, les peines sont portées à cinq ans d’emprisonnement et à 500 000 euros d’amende. 1.3 Sanction issue du Code civil, les articles 1382 et suivants La concurrence déloyale sanctionne un comportement contraire aux usages du commerce, qui s’écarte de la conduite normale du professionnel avisé, ou qui fausse l’équilibre dans les relations concurrentielles en rompant l’égalité des chances entre les concurrents7. Nous pouvons aisément imaginer d’user de ce fondement pour défendre l’atteinte à des signes renommés. En France, le législateur n’est pas intervenu pour sanctionner la concurrence déloyale. C’est une notion jurisprudentielle fondée simplement sur les articles 1382 et 1383 du Code civil et qui rattache l’action en concurrence déloyale à la catégorie délictuelle. L’article 1382 du Code civil prévoit que « tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à 7. Cass. 1ère civ. 27 novembre 2008, Scté rue du commerce. 464 Les Cahiers de propriété intellectuelle le réparer », et l’article 1383 du même Code dispose que : « chacun est responsable du dommage qu’il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence ». Dans ce contexte, l’action en concurrence déloyale assure une protection subsidiaire en l’absence des éléments constitutifs de la contrefaçon, elle pallie l’échec de cette dernière. Les signes classiques bénéficient de la jurisprudence Bollé8, qui précise que : l’action en concurrence déloyale peut être intentée même par celui qui ne peut se prévaloir d’un droit privatif (par exemple lorsque l’action en contrefaçon est rejetée), même si les faits incriminés sont matériellement les mêmes que ceux qui ont été invoqués à l’appui d’une action en contrefaçon, à condition que ces faits puissent être qualifiés de fautifs (Cass. com., 3 juin 2008). La portée ou l’application desdits textes a conduit à des interprétations divergentes, comme l’atteste parfaitement le véritable marathon judiciaire « olymprix ». 2. UNE INTERPRÉTATION JURISPRUDENTIELLE HÉSITANTE OU LE MARATHON « OLYMPRIX » Grâce à la pugnacité du CNOSF, le marathon judiciaire « olymprix » a permis une meilleure protection des marques « olympiques ». Il s’agit ici d’une vraie saga judiciaire, engagée il y a plus de dix ans qui a donné lieu à pas moins de trois arrêts en cassation. Le litige oppose le CNOSF, titulaire des marques notoires non enregistrées « jeux olympiques » et « olympique », au groupement d’achat Leclerc (ci-après « Gallec »), lequel est titulaire d’une marque enregistrée OLYMPRIX pour des produits alimentaires. En l’espèce, le CNOSF, demandeur à l’action, était désireux d’obtenir la radiation et d’interdire l’usage de la marque OLYMPRIX déposée par Gallec, au motif que ladite marque portait atteinte à la notoriété de ses signes. Son action était fondée à la fois sur l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle et sur l’article 1382 du Code civil. Par un jugement en date du 10 juin 1996, le Tribunal de grande instance de Nanterre9 a satisfait à la requête du CNOSF. Ledit Tribunal a, dans un premier temps, relevé le caractère notoire des marques puis la qualité distinctive des termes « jeux olympiques » 8. Cass Com 12 juin 2007, Bollé et Cass 1ère civ, 20 mars 2007. 9. TGI Nanterre 11 juillet 1996 L’« exception de miniature » 465 et « olympique » pour conclure au « détournement de la notoriété des jeux olympiques » par le groupe Gallec. La Cour d’appel de Versailles10 a retenu la même interprétation de la notion « d’emploi de marque », introduite à l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle (issue de sa première rédaction), dans un arrêt confirmatif du 15 janvier 1997, ce que censura la Cour de cassation. Dans un premier arrêt de cassation en date du 29 juin 199911, la chambre commerciale de la Cour de cassation a écarté le jeu de l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle. La jurisprudence a estimé ici que la notion « d’emploi de marque » ne permet d’accorder une protection spécifique, réservée aux marques renommées et notoires, qu’en cas de reproduction strictement identique desdites marques, mais non en cas de l’utilisation d’un signe voisin ou similaire. En formation de renvoi, le surprenant arrêt de la Cour d’appel daté du 8 novembre 200012 a suscité de très nombreuses réactions. En effet, la Cour a rejeté la protection issue de l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle, en s’en tenant à la solution de la Cour de cassation, et a refusé celle issue de l’article 1382 du Code civil, puisque l’action spéciale visée par l’article L. 713-5 écartait le jeu de l’action de droit commun (même lorsque les conditions d’application de l’action spéciale ne sont pas réunies). L’étrange analyse réalisée par la jurisprudence aboutissait à ce que les titulaires de droit sur une marque notoire bénéficiaient d’une moindre protection que ceux dépositaires d’une marque classique puisque ces derniers pouvaient invoquer le jeu de l’article 1382 du Code civil. Le professeur le Tourneau13 commenta comme suit la décision de la Cour de renvoi « Mieux vaudrait imiter les marques les plus célèbres, permettant d’attirer une vaste clientèle en toute impunité, que des signes ordinaires, ne permettant pas d’obtenir les mêmes résultats, ce qui serait illicite. Cette conséquence absurde fait éclater l’erreur ! La loi accorderait une primauté à la turpitude ! ». Conforté par le contenu du serment de l’athlète de Pierre Baron de Coubertin, le CNOSF ne s’avoua pas vaincu et forma un second pourvoi. Certes, l’imitation n’était pas visée par l’article L. 713-5, en raison d’une lacune rédactionnelle, mais l’existence d’une règle spéciale n’excluait pas l’application des règles générales ! À juste titre, 10. CA Versailles, 14e ch, 15 janvier 1997, Groupement d’achat des centres Leclerc SCA Gallec c. CNOSF, jurisdata nº 1997-0408045 11. Cass. com., 29 juin 1999 : Bull. civ. 1999, IV, nº 143 ; Ann. propr. ind. 1999, p. 183. 12. CA Paris, 8 novembre 2000, SA GALEC c. CNOSF, juris data nº 2000-126831 13. LE TOURNEAU (Philippe), « Retour sur le parasitisme », D. 2000, chrno. p. 403 et s. 466 Les Cahiers de propriété intellectuelle la loi générale évincée ressurgit quand le texte spécial ne trouve pas d’application. Comme le souligne Olivier Debat14, « l’imitation était un fait distinct de l’emploi identique de la marque, la juridiction du fond avait nécessairement commis une erreur de droit en écartant le jeu de l’article 1382 du Code civil ». Puisque l’hypothèse n’était plus celle du Code de la propriété intellectuelle, il convenait de revenir aux principes de droit commun de la responsabilité civile. Fort heureusement, le 11 mars 200315, la chambre commerciale retint ce raisonnement et précisa que « l’imitation d’une marque notoirement connue ne constitue pas le même fait que son emploi, seul visé par l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle, le dépositaire d’une telle marque est recevable à agir, quant à une telle imitation, dans les termes du droit commun ». La deuxième juridiction de renvoi16 respecta aisément cette sage position. Au demeurant, la directive européenne, qui a inspiré la rédaction de l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle, invitait vivement les États membres à protéger la marque notoire contre les signes strictement identiques et simplement similaires. Cette position est d’ailleurs suivie par la jurisprudence de la Cour de justice des communautés européennes17, qui sanctionne l’imitation de marque notoire dans de nombreuses espèces. Conformément à l’esprit de la directive et désireuse de se conformer à l’interprétation de la Cour de justice des communautés européennes, la Cour de cassation a abandonné la jurisprudence « olymprix » de 1999. Effectivement, elle a consacré en 200518 une lecture extensive de l’article précité et déclare par une formule limpide que « l’emploi d’un signe identique ou similaire à une marque jouissant d’une renommée pour les produits ou services non similaires à ceux désignés dans l’enregistrement engage la responsabilité de son auteur » sur le fondement de l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle. Compte tenu de cette nouvelle jurisprudence, « l’épilogue olymprix »19 demeure déroutant car la Cour a écarté (une fois de plus) l’application de l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle, le 31 octobre 2006, dans le 14. DEBAT (Olivier), « Parasitisme et marque notoire : l’imitation d’un signe notoire constitue une faute délictuelle », Semaine juridique, édition générale (nº 10, 3 mars 2004, II 10034). 15. Cass. com., 11 mars 2003, SA GALEC c. CNOSF : Bull. civ. 2003, IV, nº 44. 16. CA Orléans, 2 juill. 2004. 17. CJCE, 21 novembre 2002, Rodelco ; CJCE, 9 janvier 2003, Davidoff ; CJCE, 23 octobre 2003, Adidas. 18. Cass. Com. 12 juillet 2005 nº 03 17.640, Scté Cartier c. Scté Oxipas, jurisdata : 2005-029485 19. TRÉFIGNY (Pascale), « L’épilogue Olymprix ? Ou la fin d’une trop longue histoire … » [janvier 2007] Propriété Industrielle, comm. 3. L’« exception de miniature » 467 cadre du troisième pourvoi20 et a caractérisé l’atteinte à la marque « olympique » sur le fondement du droit commun. En tout état de cause, la jurisprudence consacrée en 2005 est toujours effective. « Le raté législatif », selon Jacques Foyer21, de l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle est corrigé par une ordonnance de 200822, donnant naissance à la version modifiée que nous connaissons actuellement de l’article précité. Cette version introduit dans le champ d’application de la protection tant les imitations que les reproductions de signes renommés. La marque de renommée est donc explicitement protégée contre tout usage identique ou similaire. À la suite d’une longue chevauchée juridique, le contentieux « olymprix » a été gagné par le CNOSF aux prix d’efforts considérables. Les signes « olympiques », ou plus généralement les signes renommés, ont acquis une plus solide protection. Ici, « les qualités gagnées sont plus importantes que les parties gagnées » (John Kessel). 3. L’EXISTENCE D’UNE PROTECTION AUTONOME, CLÉ DE VOÛTE DE L’ESPÈCE Au regard de la difficulté à protéger les marques « olympiques » et des conséquences financières que cela implique, la rédaction en 2006 d’un texte spécial, l’article L. 141-5 du Code du sport23, est une aubaine pour le CNOSF. Ce texte n’avait pas trouvé application dans le marathon judiciaire « olymprix » compte tenu de sa nouveauté, l’espèce à l’étude permet d’en apprécier la portée. Fort d’un passif judiciaire conséquent, le CNOSF assigne en contrefaçon sur les fondements de l’article L. 141-5 du Code du sport et de l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle la société Communication Presse Publication Diffusion (ci-après CPPD). Cette dernière a édité en juillet août 2004 un numéro de la revue « Têtu », dédié aux « Jeux olympiques du sexe », associant des signes dont les CNOSF est dépositaire. La Cour d’appel, par un arrêt en date du 7 mars 2008, déboute le CNOSF. Effectivement, selon la Cour, l’article L. 141-5 du Code du 20. Cass Com, 31 octobre 2006, SA GALEC c. CNOSF jurisdata : 035696. 21. FOYER (J.), Mélanges – la protection des marques notoires dans le Code de la propriété intellectuelle (Paris : PUF, 1997). 22. Ord. nº 2008-1301, 11 décembre 2008, art. 2, III, 1º. 23. Issu de l’ordonnance nº 2006-596 du 23 mai 2006 relative à la partie législative du Code du sport. 468 Les Cahiers de propriété intellectuelle sport offre au CNOSF la qualité pour agir mais renvoie directement à l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle pour qualifier le délit24. Ainsi, par application de l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle, la Cour recherche si i) l’emploi des signes olympiques est une exploitation injustifiée, ou si ii) l’emploi des mêmes signes porte préjudice au caractère distinctif ou à la renommée des marques « olympiques ». La Cour d’appel conclut, au terme d’un raisonnement rigoureux, qu’en l’espèce « rien ne montre que la société (CPPD) se soit présentée comme un partenaire officiel, un prestataire officiel ou un fournisseur officiel de l’organisation des jeux olympiques en vue de bénéficier des retombées financières d’engagements de cette sorte ». De surcroît, « Il n’y a ni préjudice, en raison de l’absence de lien fait par le public entre les deux signes litigieux ni exploitation injustifiée du signe « Olympiades ». Elle ajoute que l’emploi des signes litigieux par la CPPD se situe dans un ton « non dénigrant », « humoristique » ou « délibérément décalé ». Les juges du fond accordent à l’article L. 141-5 du Code du sport une portée limitée. Ce dernier offre la qualité à agir au CNOSF mais le droit commun de la propriété intellectuelle reste de vigueur pour poursuivre les atteintes aux signes. Toujours aussi endurant, le CNOSF saisit la Cour de cassation. Cette dernière casse l’arrêt de la Cour d’appel de Paris et pose le principe d’autonomie de l’article L. 141-5 du Code du sport. Ainsi, le régime de protection accordé par l’article précité est indépendant de celui instauré par le Code de la propriété intellectuelle. Ainsi, comme le souligne très justement Christophe Caron25, les exceptions et les contraintes tirées du Code de la propriété intellectuelle auxquelles sont soumis les titulaires de droit sur les signes volent en éclats. Dès lors, les théories de l’épuisement des droits (art. L. 713-4 CPI), de la contrefaçon par imitation (art. L. 713-3 CPI), de la dégénérescence (art. L. 714-6 CPI) ne s’appliquent plus pour les signes visés par l’article L. 141-5 du Code du sport. Les signes olympiques bénéficient d’une protection quasi absolue, libérés des contraintes instaurées par le Code de la propriété intellectuelle. Cette interprétation de l’article semble peut-être quelque peu extensive. Ainsi, la Cour assortit la protection d’une limitation, le CNOSF n’est pas en mesure d’interdire l’usage des signes dont il 24. MALAURIE-VIGNAL (Marie), « Des rapports entre le droit du sport et le droit des marques », [novembre 2009] 19:11 Contrat Concurrence Consommation, comm. 271. 25. CARON (Christophe), « A propos d’une propriété intellectuelle olympique autonome », [novembre 2009] 11 Communication Commerce Électronique, comm. 99. L’« exception de miniature » 469 est le dépositaire à titre informatif ou polémique : « Cette forme de propriété intellectuelle en dehors du Code est bien plus puissante que celles qui existent au sein du Code de la propriété intellectuelle »26. À la lecture de cette décision, nul ne peut s’empêcher de penser que le marathon juridique « olymprix » aurait été bien moins épuisant à l’aide de la protection instituée par l’article L. 141-5 du Code du sport. Si l’instauration d’un régime de protection autonome et quasi absolue des signes olympiques par la Cour de cassation surprend, il faut rapprocher, comme le suggère l’Association des praticiens du droit des marques et des modèles27 (APRAM), cet arrêt de celui du 16 juillet 2009 rendu par la Cour de justice des communautés européennes. Effectivement, dans cette espèce, la Cour de justice des communautés européennes accorde une protection également absolue aux emblèmes d’État. La haute juridiction française, souvent piètre élève européen, aurait-elle envisagé de s’aligner dès maintenant sur la jurisprudence européenne ? À la veille des Jeux olympiques d’hiver de Vancouver et à la lumière du lourd contentieux français, le législateur canadien qui a adopté le 22 juin 2007 la « Loi sur les marques olympiques et paralympiques » est à féliciter. Issu de ladite loi, le paragraphe 3(1) prévoit que « nul ne peut adopter ou employer à l’égard d’une entreprise, comme marque de commerce ou non, une marque olympique ou paralympique, ou une marque dont la ressemblance avec celle-ci est telle qu’on pourrait vraisemblablement les confondre ». Ce dernier peut être certainement assimilé à l’article L. 141-5 du Code du sport et il est souhaitable qu’il offre une protection aussi forte aux marques « olympiques ». 26. CARON, précité, note 25. 27. APRAM, Flash du 16 novembre 2009 (nº 149).