Mai 2010 - vol. 22, no 2

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Mai 2010 - vol. 22, no 2
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CAHIERS DE PROPRIÉTÉ
INTELLECTUELLE INC.
CONSEIL D’ADMINISTRATION
Georges AZZARIA, professeur
Faculté de droit
Université Laval, Ste-Foy
Louise BERNIER, professeur
Responsable du Programme
Droit et Biotechnologies
Faculté de droit
Université de Sherbrooke
Laurent CARRIÈRE, avocat
Léger Robic Richard, Montréal
Benoît CLERMONT, avocat
Productions J, Montréal
Vivianne DE KINDER, avocate
Montréal
Jean-Nicolas DELAGE, avocat
secrétaire trésorier
Fasken Martineau,
Montréal
Mistrale GOUDREAU, professeure
vice-présidente
Faculté de droit, droit civil,
Université d’Ottawa, Ottawa
Denis LÉVESQUE, avocat conseil
Cain Lamarre Casgrain Wells
Montréal
Ejan MACKAAY,
professeur retraité
Faculté de droit,
Université de Montréal,
Montréal
Stefan MARTIN, avocat
Fraser Milner Casgrain,
Montréal
Hélène MESSIER,
directrice générale COPIBEC
Montréal
Pierre-Emmanuel MOYSE,
professeur
Faculté de droit
Université McGill, Montréal
Marek NITOSLAWSKI, avocat
Fasken Martineau,
Montréal
Ghislain ROUSSEL,
président
avocat conseil
Montréal
Daniel URBAS, avocat
Borden Ladner Gervais,
Montréal
Rédacteur en chef
Laurent CARRIÈRE
Rédacteur en chef adjoint
Stefan MARTIN
Comité de rédaction et comité de lecture
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vice-présidente
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Université d’Ottawa, Ottawa
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professeur
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président
avocat conseil
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Comité exécutif de rédaction
Laurent CARRIÈRE
Mistrale GOUDREAU
Stefan MARTIN
Ghislain ROUSSEL
Comité éditorial international
Valérie Laure BENABOU,
professeure agrégée
Directrice du Laboratoire DANTE
Université de Versailles en
Saint-Quentin-en-Yvelines
France
Néfissa CHAKROUN
Directrice de la propriété
intellectuelle
Ministère de l’enseignement
supérieur, de la recherche
scientifique et de la technologie
Tunis, Tunisie
Jacques DE WERRA, professeur
Faculté de droit,
Université de Genève
Genève, Suisse
Paul Edward GELLER
Attorney at law
Los Angeles, USA
Jane C. GINSBURG
Professeure
Columbia University
School of Law
New York, USA
André LUCAS
Professeur de droit
Université de Nantes
France
Victor NABHAN, Président
de l’ALAI Internationale,
professeur étranger OMPI
Paris
GianLuca POJAGHI, avocat
Studio Legale Pojaghi
Milan, Italie
Antoon A. QUAEDVLIEG,
avocat et professeur
Faculté de droit
Université catholique de Nimègue
Nijmegem, Pays-Bas
Alain STROWEL
Avocat et professeur de droit
Facultés universitaires Saint-Louis
Avocat Covington & Burling LLP
Bruxelles, Belgique
Teresa GRZESZAK, professeure
Faculté de droit
Université de Varsovie, Pologne
Paul Leo Carl TORREMANS,
professeur, School of Law,
University of Nottingham
Nottingham, Grande Bretagne
Lucie GUIBAULT, avocate
Assistant professeure
en propriété intellectuelle
Instituut voor Informatierecht,
Amsterdam, Pays-Bas
Silke von LEWINSKI, chercheure
Chef de département
Max-Planck Institute for
Intellectual Property
Münich, Allemagne
Jacques LABRUNIE, avocat
Gusmao Labrunie
Sao Paulo, Brésil
Dr Fransumo LEE
Conseil en propriété intellectuelle
Cabinet ORIGIN
Séoul, Corée du Sud
Ghislain ROUSSEL
Secrétaire du Comité
Avocat conseil
Montréal
TABLE DES MATIÈRES
Rapport du président des Cahiers de propriété
intellectuelle inc.
Ghislain Roussel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 161
Articles
Pour en finir avec la marque de service
Cindy Bélanger . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 165
Revue de la jurisprudence canadienne 2009 en matière
de droits d’auteur
David R. Collier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201
Les pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique :
la pertinence d’une utilisation ciblée
Jean-Nicolas Delage, Lucie Dufour et
Joanie Lapalme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219
Décisions d’intérêt rendues en 2009 en droit
de la diffamation
La liberté d’expression a un prix
Francois Demers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 245
La preuve des documents technologiques
Vincent Gautrais et Patrick Gingras. . . . . . . . . . . . . . . . . . . 267
De quelques développements récents en droit
de la concurrence
Mistrale Goudreau et Jennifer Quaid. . . . . . . . . . . . . . . . . . 317
159
160
Les Cahiers de propriété intellectuelle
La décision Robinson c. Cinar : quelle protection pour les
personnages fictifs ?
Caroline Jonnaert . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 335
Un portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes
sinon « divertissantes »
Rémy Khouzam . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 369
Cinq décisions importantes de l’année 2009 en droit
des marques de commerce
Jean-Philippe Mikus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 403
Pentacles et Pentiums
Cinq décisions ayant marqué le droit des technologies
de l’information en 2009
Nicolas Vermeys . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 421
Capsules
L’« exception de miniature » ou quand les principes
généraux du droit des marques limitent la protection
conférée par celles-ci
Nicolas Pelèse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 447
Têtu et « Les jeux olympiques du sexe »
Chloé Pham Van Hoa . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 457
Rapport du président des Cahiers
de propriété intellectuelle inc.
Assemblée générale annuelle du
26 janvier 2010, à Montréal
Aux membres du conseil d’administration,
Aux membres du comités national de rédaction,
Aux membres du comité éditorial international,
Chères et chers collègues,
À titre de président de la société Les Cahiers de propriété
intellectuelle inc., comme à chaque année lors de l’assemblée générale annuelle des membres de la société et conformément aux lettres
patentes de la société, voici mon rapport.
Tout d’abord, merci à vous toutes et tous pour votre collaboration soutenue apportée tout au long de l’année 2009 à la planification
et à la réalisation des trois numéros réguliers de la revue Les Cahiers
de propriété intellectuelle et, tout particulièrement, au secrétaire-trésorier Me Jean-Nicolas Delage du cabinet Fasken Martineau et à son
adjointe Line Plouffe et au persévérant rédacteur en chef gardien du
fort, Me Laurent Carrière du cabinet ROBIC.
Je désire aussi remercier toutes les personnes qui ont quitté le
comité national de la rédaction au cours de l’année, à savoir Me Danielle
Bouvet de Justice Canada (Patrimoine Canada), Me Hélène D’Iorio de
Gowlings et Me Ian Rose de Lavery De Billy, et également les collègues
qui se sont joints au comité de rédaction de la revue à l’automne 2009,
soit le professeur Pierre-Emmanuel Moyse de l’Université McGill, et
en janvier 2010, à savoir Me Hélène Messier de la société de gestion
du droit de reproduction COPIBEC et le professeur Louise Bernier
de l’Université de Sherbrooke.
161
162
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Mes remerciements en outre aux divers collaborateurs ou
conseillers externes à la rédaction des Cahiers de propriété intellectuelle dans la planification de numéros de la revue, dont le professeur
Vincent Gautrais de l’Université de Montréal et Mmes Sylvie Fournier
et Mireille Laforce de Bibliothèque et Archives nationales du Québec
(BAnQ).
Mes remerciements vont également aux membres du comité
éditorial international qui ont soit quitté le comité, dont le professeur
Paolo Spada d’Italie, soit été accueillis au sein de ce comité, à savoir le
professeur Valérie Laure Benabou de France, Mme Nefissa Chakroun
de Tunisie, le professeur Jacques De Werra de Suisse (Genève),
Jacques Labrunie du Brésil, avocat chez Gusmao Labrunie à São
Paulo, Fransumo Lee de la Corée du Sud, avocat au cabinet Origin de
Séoul, et le professeur Paul L. Carl Torremans de la Grande-Bretagne
(Nottingham).
Je remercie le rédacteur en chef Laurent Carrière d’avoir
profité de ses séjours à l’étranger en 2009 pour ses rencontres ou
visites amicales à divers membres du comité éditorial international,
dont MM. Jacques De Werra (Genève), Lucie Guibault (Amsterdam),
Jacques Labrunie (São Paulo) et Gianluca Pojaghi (Milan). J’ai fait
de même en octobre 2009 auprès des collègues Lucie Guibault, à
Amsterdam, et Silke von Lewinski, à Munich.
Des démarches plus soutenues ont de plus été entreprises
depuis décembre dernier par le soussigné auprès des membres du
comité éditorial international afin d’informer de manière plus régulière et soutenue lesdits membres sur les travaux présents et futurs du
comité de la rédaction de la revue et de les impliquer davantage dans
le contenu des numéros à venir des Cahiers de propriété intellectuelle.
Je m’en voudrais de ne pas remercier l’éditeur Les Éditions
Yvon Blais inc. du groupe Thomson Reuters et sa déléguée au sein
de la rédaction, Me Johanne Forget, pour sa collaboration, sa compréhension et sa patience.
Au cours de ses trois habituelles réunions annuelles de janvier,
de mai et d’octobre, le comité de rédaction a procédé à la conception
et à la production des numéros de janvier, de mai et d’octobre 2009,
tout en planifiant les numéros de 2010 à venir. Ces derniers traiteront
notamment des rapports entre le droit civil et les technologies, et
peut-être du web 2.0, du dépôt légal et des questions de droit d’auteur
afférentes, selon diverses législations et pratiques internationales
Rapport du président des Cahiers de propriété intellectuelle
163
émanant de systèmes juridiques différents. Un numéro sur les divers
aspects du droit moral est même envisagé.
Je tiens à souligner à ce chapitre le travail imaginatif ou
créatif assidu de mes collègues Me Laurent Carrière de ROBIC et
Me Stefan Martin du cabinet Fraser Milner Casgrain. Je formule aussi
mes remerciements aux membres bénévoles rédacteurs, réviseurs
ou solliciteurs de textes, dont le professeur Mistrale Goudreau de
l’Université d’Ottawa.
Par ailleurs, le numéro spécial, réalisé lors du vingtième
anniversaire des Cahiers, portait sur une réflexion de plusieurs
collaborateurs d’horizons différents concernant la pratique d’hier et
d’aujourd’hui de la propriété intellectuelle au Canada. Le numéro
était illustré de caricatures de Pascal Élie, une première.
La revue comptait dès lors soixante numéros et près de quatorze
mille (14 000) pages imprimées depuis la naissance des Cahiers. Ce
numéro comportait également un index consolidé des Index Auteurs,
Index Titres et Index Sujets des vingt premiers volumes de la revue.
Je souligne de plus que le numéro de mai 2009 des Cahiers
faisait paraître pour la première fois la nouvelle série annuelle sur les
décisions-clés canadiennes rendues l’année précédente (ici en 2008)
dans les divers champs de la propriété intellectuelle.
L’édition 2008-2009 du Prix des Cahiers de propriété intellectuelle a récompensé en octobre 2009 Mme Adriane Porcin, alors
étudiante à l’Université de Montréal, pour son texte intitulé Le
Droit botté. Ce dernier est publié dans le numéro de janvier 2010 des
Cahiers de propriété intellectuelle.
Je désire remercier de nouveau les membres réguliers du jury,
à savoir les professeurs Mistrale Goudreau de l’Université d’Ottawa
et Ejan Mackaay de l’Université de Montréal et Me Denis Lévesque
du cabinet Cain, Lamarre, Casgrain, Wells, de même que les membres
substituts du jury, Me Vivianne de Kinder et le professeur Georges
Azzaria de l’Université Laval.
Les Cahiers de propriété intellectuelle inc. rendent un tribut à
l’ALAI Canada et à sa présidente, le professeur Ysolde Gendreau de
l’Université de Montréal, pour le soutien financier triennal de 500 $
de l’ALAI Canada au Prix des Cahiers de propriété intellectuelle, et
ce, à titre de bourse remise au lauréat du Prix.
164
Les Cahiers de propriété intellectuelle
À propos de ce prix, le soussigné a réalisé au début de janvier 2010, avec la rentrée universitaire, une campagne d’information
et de promotion du prix auprès des facultés de droit civil, des écoles
de formation professionnelle, des secrétariats universitaires des
études des 1er, 2e et 3e cycles et de diverses associations universitaires
d’étudiants en droit au Québec et à Ottawa.
J’ai de plus, avec l’appui assidu du rédacteur en chef, Me Laurent Carrière, entrepris la révision et la mise à jour du site des Cahiers
de propriété intellectuelle hébergé par le cabinet montréalais ROBIC
(http://cpi.robic.ca).
Je ne pourrais terminer ce rapport sans remercier les cabinets
montréalais d’avocats (BCF, Borden Ladner Gervais et ROBIC) qui
permettent au comité de rédaction de se réunir dans leurs bureaux et
à leurs frais, ainsi que le cabinet ROBIC qui a gracieusement révisé
ou traduit pour publication divers textes et BAnQ pour la traduction
du texte de Paul Edward Geller de Los Angeles, membre du comité
éditorial international.
Un témoignage particulier de reconnaissance aux très fidèles
abonnés de la revue et à ses lecteurs et lectrices.
Enfin, je réitère mes plus sincères remerciements à mes collègues pour la confiance qu’ils me témoignent à titre de président. Ils
peuvent dorénavant compter sur davantage de disponibilité de ma
part en 2010.
Un vif succès aux Cahiers de propriété intellectuelle.
Le président,
Ghislain Roussel
Montréal le 26 janvier 2010
Vol. 22, nº 2
Pour en finir avec
la marque de service
Cindy Bélanger*
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167
1. Origines de la marque de service . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 168
1.1 Bref survol historique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 168
2. Qu’est-ce qu’un service ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169
2.1 Doit être interprété largement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169
2.2 Peut être accessoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 170
2.3 Doit excéder les attentes des consommateurs . . . . . . . . . 173
2.4 Doit bénéficier à quelqu’un . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 173
2.5 La notion de bénéfice révisée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 176
2.6 Aspect commercial des services . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 177
3. Territorialité et marque de service . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179
3.1 Règles générales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179
3.2 Activités transfrontalières . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 182
3.3 Magasiner sans quitter le confort de son foyer. . . . . . . . . 184
3.4 Où se trouve votre chambre d’hôtel ? . . . . . . . . . . . . . . . . 186
© Cindy Bélanger, 2010.
* Associée et agente de marques de commerce, Heenan Blaikie.
165
166
Les Cahiers de propriété intellectuelle
3.5 Quelle partie d’un service doit être exécutée
au Canada ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 188
3.6 Deux conceptions différentes du terme « service » . . . . . . 190
4. L’Internet : un cas d’espèce . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 193
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199
INTRODUCTION
Les définitions incorporées à une législation constituent toujours un bon point de départ permettant aux tribunaux de développer
plus amplement les principes s’y retrouvant. Or, la Loi sur les marques
de commerce1 ne contient aucune définition de ce qu’on appelle les
marques de services. En raison de cette lacune, les tribunaux n’eurent
d’autre choix que d’élaborer eux-mêmes certains critères. Malheureusement, les critères développés sont souvent dénués de rationalité et
difficiles à concilier entre eux. La notion de service sera discutée dans
le cadre de cet article. Il sera suggéré que si le terme « service » doit
être interprété largement, l’exigence que ce service doive bénéficier
à quelqu’un devrait également être interprétée largement. Résultat,
une très vaste multitude d’activités se qualifient à titre de « service »
au sens de la Loi.
Nous étudierons également l’exigence territoriale pour qu’une
marque de service puisse être considérée comme étant employée
au Canada en vertu du paragraphe 4(2) de la Loi. Cet article vise à
démontrer que, bien que le concept de service doive être interprété
largement, appliquer une telle interprétation lorsqu’il s’agit de déterminer si un service a été exécuté au Canada produirait des résultats
illogiques. Nous argumenterons que les consommateurs doivent
pouvoir profiter de l’« essentiel » d’un service sur le territoire canadien
pour qu’il y ait « emploi » conformément au paragraphe 4(2) de la Loi.
Dans la dernière partie de cet article, nous démontrerons que
les critères développés par la jurisprudence ne sont pas bien adaptés
à l’univers en ligne. En vertu du droit actuel, quiconque, partout dans
le monde, peut obtenir des droits reliés à une marque de commerce
au Canada sans en avoir le moindre désir. La facilité avec laquelle il
est possible d’acquérir des droits inhérents aux marques de commerce
met en péril la stabilité du régime au Canada et augmente de façon
significative les risques pour ceux qui désirent acquérir et développer
une renommée au Canada pour une marque utilisée en ligne.
1. Loi sur les marques de commerce, (L.R.C., 1985, c. T-13, aux présentes la « Loi »).
167
168
Les Cahiers de propriété intellectuelle
1.
ORIGINES DE LA MARQUE DE SERVICE
1.1
Bref survol historique
L’introduction de la notion d’une marque de service au droit
canadien s’est déroulée sans heurt ni débat. Durant la réévaluation
de la Loi sur la concurrence déloyale de 1932, le Comité de révision
des marques de commerce a questionné des membres de l’Association
des manufacturiers canadiens. Deux cents membres ont reçu un
questionnaire détaillé traitant de la nécessité d’amender la définition
de marques de commerce afin d’inclure les marques de services. Le
questionnaire posait d’ailleurs la question suivante : « Quelle devrait
être la distinction ou relation entre de telles marques et toute autre
marque de commerce traditionnellement appliquée à des biens ? »2
[La traduction est nôtre.]
Tel que mentionné par le Comité dans son rapport de 1953 :
La grande majorité des répondants au questionnaire circulé
par notre comité sur ce sujet était favorable à cette extension.
Dans la vie commerciale actuelle, plusieurs sont engagés dans
la prestation de services non seulement en regard de biens,
mais également concernant de plus larges domaines d’affaires
d’entreprises généralement non liées à la manufacture ou à la
distribution de biens.3 [La traduction est nôtre.]
La réponse massive de l’Association des manufacturiers canadiens a constitué l’élément clé pour le Comité si bien qu’il a suggéré
que le Canada suive la trace des États-Unis4 dans la protection des
marques de services. Cette recommandation a été incorporée sans
aucune modification à l’article 2 de la Loi sur les marques de commerce
de 1953 :
« marque de commerce » signifie
a) marque employée par une personne pour distinguer, ou
de façon à distinguer, les marchandises fabriquées, vendues,
données à bail ou louées ou les services loués ou exécutés, par
elle, des marchandises fabriquées, vendues, données à bail ou
louées ou des services loués ou exécutés, par d’autres ;
2. Rapport de la Commission de révision de la Loi sur les marques de commerce,
20 janvier 1953, p. 4 (Questionnaire à l’annexe A).
3. Rapport de la Commission de révision de la Loi sur les marques de commerce, p. 15.
4. Les États-Unis ont étendu cette protection législative aux marques de services
lorsqu’ils ont adopté le Trademarks Act en 1946 (Lanham Act).
Pour en finir avec la marque de service
169
Cet élargissement de la protection législative a donc été conçu
pour que la Loi s’adapte au commerce tel qu’il existait à l’époque
et à l’évolution des activités commerciales, comme par exemple le
nettoyage à sec de vêtements, les textiles prélavés et transformés ou
les médias de divertissement tels la radio, les orchestres, la télévision
et les performances scéniques5. Il est surprenant de constater que
le Comité n’a proposé ni définition de ce que constitue un service,
ni guide pour nous aider à mieux comprendre cette notion. En effet,
la Loi de 1953 a été adoptée sans contenir de définition relative à
la marque de service. À ce jour, la Loi ne contient toujours pas de
définition et les tribunaux n’ont malheureusement pas été très utiles
à l’élaboration de celle-ci.
2.
QU’EST-CE QU’UN SERVICE ?
L’absence de définition législative de la notion de service n’a
laissé nul autre choix aux tribunaux que de tenter de définir ce
concept : pour le meilleur, et pour le pire…
2.1
Doit être interprété largement
La première décision traitant du problème créé par l’absence
de définition de service dans la législation est Kraft Ltd. c. Canada
(Registraire des marques de commerce)6. Comme nous le verrons
sous peu, cette décision constitue la pierre angulaire de la discussion
concernant les marques de services.
Les faits précurseurs à cette décision sont simples et s’inscrivent dans le cadre d’une demande d’enregistrement par Kraft Ltd.
pour la marque de commerce BREADWINNERS. Ni la description
initiale des services, c’est-à-dire « marketing services pertaining to
a line of food program involving coupon programs », ni sa version
modifiée, « providing coupon programs pertaining to a line of food
products », n’ont été acceptées par l’examinateur de l’Office de la
propriété intellectuelle du Canada (« OPIC ») pour le motif qu’elles
ne cadraient pas avec le concept de « service » prévu par la Loi. Le
juge Strayer a souligné l’absence totale d’autorités canadiennes sur
la définition des « marques de services » et a ressenti le besoin de
citer la Cour américaine des appels des douanes et des brevets dans
la décision American International Reinsurance Co., Inc. c. Airco, Inc.,
croyant qu’une conclusion similaire s’appliquait au cas sous étude :
5. Rapport de la Commission de révision de la Loi sur les marques de commerce, p. 15.
6. Kraft Ltd. c. Canada (Registraire des marques de commerce) (1984), 1 C.P.R. (3d)
457 (C.F.P.I.), aux présentes « Kraft ».
170
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Il apparaît évident qu’on n’a jamais tenté de définir « services »
simplement en raison du nombre incalculable de services que
l’esprit de l’homme est capable d’inventer. Il faudrait par le
fait même que ce terme soit interprété de façon libérale. Vu ce
qui précède, chaque cas doit être tranché en regard de ses faits
propres, en tenant compte comme il convient des précédents.7
[La traduction est nôtre.]
Se basant sur cette prémisse, le juge Strayer a adopté la
conclusion suivante :
[…] lorsqu’il n’y a pas de définition dans la Loi et en l’absence de jurisprudence applicable, je ne vois pas pourquoi le
registraire devrait imposer une interprétation restrictive au
terme « service » qui a été ajouté à la Loi sur les marques de
commerce en 1953.8
L’analyse du juge Strayer dans Kraft a été suivie presque
unanimement et l’interprétation large conférée au mot « service »
a marqué la jurisprudence des vingt-cinq dernières années. Parmi
plusieurs autres, on note la décision du juge Dubé dans Hartco
Entreprises Inc.9, où ce dernier a décidé que le terme « service » devait
recevoir une interprétation large et libérale. De façon similaire, le
juge Tremblay-Lamer dans Cointreau10 s’est appuyé sur Kraft et a
noté qu’aucune interprétation restrictive ne devrait être appliquée
au terme « service » puisque la Loi n’en prévoit aucune définition.
2.2
Peut être accessoire
La décision Kraft est au cœur de la prétention généralement
acceptée selon laquelle les services accessoires à la vente de biens
méritent également la protection de la Loi. Le juge Strayer devait
étudier cette question puisque, à l’audience, le procureur du registraire des marques de commerce a soutenu que le programme de bons
de réduction était un service subordonné ou accessoire à la vente des
produits de Kraft et ne pouvait ainsi être enregistré :
7. American International Reinsurance Co., Inc. c. Airco, Inc., (1978), 197 USPQ 69,
p. 71, bref de certiorari refusé (1978), 200 U.S.P.Q. 64.
8. Kraft, précité, note 6, p. 461.
9. Hartco Enterprises Inc. c. Bectrem, (1989), 24 C.P.R. (3d) 223 (C.F.P.I.).
10. Renaud Cointreau & Cie c. Cordon Bleu International Ltd., 2000 CanLII 15741
(C.F.P.I.) – appel rejeté 2002 FCA 11. Voir également : Home Hardware Stores Ltd.
c. Canadian Tire Corp., Ltd., (2006), 51 C.P.R. (4th) 23 (Comm. opp.) [programme
de bonis en argent aux consommateurs de vente au détail à travers l’émission et
le rachat de coupons boni en argent].
Pour en finir avec la marque de service
171
À mon avis, rien dans cette définition ne suppose que les “services” à l’égard desquels est établie une marque de commerce
se limitent à ceux qui ne sont pas “accessoires” à la vente de
biens. Kraft a fait valoir qu’elle offre un service en ce qu’elle
distribue en grande quantité et au hasard des bons de réduction
à des consommateurs qui, grâce à ces bons, peuvent se procurer
ses produits à un prix réduit. Je ne vois pas de raison de dire
qu’il ne s’agit pas d’un service et je ne trouve rien dans la loi
qui oblige le registraire à rejeter la définition que donne Kraft
de ses services : “offrir des programmes de bons de réduction
relativement à une gamme de produits alimentaires”.11
La Cour fédérale dans Renaud Cointreau & Cie c. Cordon Bleu
International Ltd.12 a conclu que la description suivante, bien que peu
commune, pouvait être protégée en tant que service compte tenu de
l’absence de restriction que devait recevoir cette notion : « recipes,
suggestions and other instructive matter printed on the food product
labels, said printed matter being applicable to the preparation, the
cooking and/or improvement of said food products ». Tout en rappelant que la procédure de radiation prévue à l’article 45 n’est pas le
forum approprié pour soulever une question relative à la validité d’une
déclaration de services, la Cour fédérale a tenu les propos suivants :
De plus, dans l’affaire Kraft Ltd. c. Canada (Registraire des
marques de commerce), le juge Strayer mentionnait que rien
dans la définition de « marque de commerce » ne suggère que les
services à l’égard desquels est établie une marque de commerce
se limitent à ceux qui ne sont pas « accessoires » à la vente de
biens. Il s’ensuit donc que les services peuvent être ancillaires
à la vente de produits, tel que dans le présent dossier.13
Compte tenu du silence de la Loi, certains se seraient attendus
à ce que la Cour fédérale nous fournisse un guide sur la question des
marques de service. Malheureusement, l’apport de la Cour fédérale
dans cette affaire est limité à affirmer le bien-fondé de l’interprétation
du juge Strayer dans Kraft.
Dans Sim & Mcburney c. Gesco Industries, Inc.14, la Cour fédérale d’appel est intervenue pour corriger ce qu’elle considérait comme
11. Kraft, précité, note 6, p. 461.
12. Renaud Cointreau & Cie c. Cordon Bleu International Ltd., (2000), 11 C.P.R. (4th)
95 (C.F.P.I.), par. 8, confirmé par (2002), 18 C.P.R. (4th) 415 (C.A.F.).
13. Ibid., par. 27.
14. Sim & McBurney c. Gesco Industries, Inc., 2000 CanLII 16369 (C.A.F.), aux présentes « Gesco Industries ».
172
Les Cahiers de propriété intellectuelle
étant une erreur fondamentale d’interprétation législative de la part
du registraire. Une mise en contexte factuelle s’impose. Dans cette
affaire, la marque de commerce STAINSHIELD était enregistrée en
liaison avec des « services de traitement résistant aux taches pour
application sur tapis et carpettes » [notre traduction]. Suite à une
requête, un avis conformément à l’article 45 de la Loi a été émis. La
question était alors de déterminer si Gesco Industries Inc. (« Gesco »)
avait fait usage de la marque. La preuve a démontré que Gesco avait
commercialisé STAINSHIELD comme un procédé d’application d’une
solution résistante aux taches à certains de ses tapis et carpettes. Par
cela, il faut comprendre que certains tapis vendus par Gesco avaient
été traités préalablement à la vente et ce, non pas à la demande des
consommateurs. En radiant la marque de commerce, le registraire
avait implicitement décrété que les services doivent être rendus directement au public et non à un produit avant que sa vente ait lieu. La
Cour fédérale d’appel craignait que la décision du registraire puisse
avoir des répercussions au-delà de l’affaire en cause et a ainsi opté
pour une interprétation large du terme « services » :
Nous ne voyons rien à l’article 4 qui limite ainsi les services
auxquels une marque de commerce peut être liée. À notre
avis, la question de savoir si les services sont appliqués à un
produit avant qu’il soit vendu ou s’ils peuvent être obtenus
directement au choix du consommateur ne constitue pas un
critère d’application du paragraphe 4(2).15
Bien que Gesco Industries élimine certainement tout doute
concernant la possibilité pour des services d’être accessoires à la vente
de biens16, la Cour a raté une excellente opportunité d’enseigner quels
sont les critères qui gouvernent la marque de service. La Cour s’est
limitée à définir la marque de service par la négative en indiquant
que le caractère accessoire d’un service à la vente d’un bien n’est pas
un critère à considérer.
15. Ibid., par. 8.
16. Des services « accessoires » à la vente de biens ont aussi été reconnus comme
des services à plusieurs occasions : Pro Image Sportswear Inc., c. Pro Image Inc.,
(1992), 42 C.P.R. (3d) 566 (Comm. opp.) pour le service de magasins de vente au
détail d’articles de sport ; Société nationale des Chemins de Fer Français Sncf
c. Venice Simplon-Orient-Express, (2000), 9 C.P.R. (4th) 443 (C.F.P.I.) pour la
réservation et la vente de billets de transport par train (aux présentes « Société
nationale des chemins de fer Français ») ; Coopérative Fédérée de Québec (Re),
(2006), 53 C.P.R. (4th) 87 (Comm. opp.) pour des services d’agronomie relatifs
aux production, élevage et engraissage du porc et management d’entreprises de
porc ainsi que de services informatiques reliés. Voir également Hartco Enterprises
Inc., (1989), 24 C.P.R. (3d) 223 (C.F.P.I.), où il a été décidé que la distribution de
programmes et de matériel informatique se qualifiait à titre de service.
Pour en finir avec la marque de service
2.3
173
Doit excéder les attentes des consommateurs
La prévisibilité d’un service a aussi été reconnue comme un
facteur important pour déterminer si un service entre dans le spectre
d’application de la Loi. Effectivement, en rendant la décision dans
l’affaire Kraft, le juge Strayer a déclaré avoir été fortement influencé
par le fait que le service de bons de réduction de Kraft n’était pas
une exigence contractuelle normale à laquelle un consommateur peut
s’attendre lorsqu’il achète des biens :
Je crois qu’on ne peut proposer de règles ou de critères généraux pour décider quels services la Loi vise ; mais j’ai accordé
beaucoup d’importance au fait que le programme de bons
de réduction en l’espèce n’est pas une condition usuelle d’un
contrat et n’est pas une chose que l’acheteur peut normalement
s’attendre de recevoir avec l’achat de biens. Si c’était le cas, on
pourrait bien le considérer comme faisant partie de la vente
de « marchandises » de la requérante [appelante].17
Avec déférence, il est difficile de comprendre comment la prévisibilité d’un service puisse être un critère pour déterminer ce qui
peut ou ne peut pas être considéré comme un service. Les pratiques
commerciales évoluent constamment. Ce qui constitue une pratique
commerciale normale un jour donné peut très bien ne plus l’être le
jour suivant. Les attentes des consommateurs changent rapidement
et diffèrent d’un groupe de consommateurs à un autre. Le régime
des marques de commerce ne peut pas être basé sur des critères
imprévisibles et constamment en mouvement. Le juge Strayer a été
prudent en affirmant que son intention n’était pas d’élaborer des principes généraux guidant la qualification de certaines activités comme
des services en vertu de la Loi. Toutefois, il aurait dû réaliser que,
étant donné l’absence complète d’autorités sur le sujet, son opinion
serait scrutée à la loupe. Il est suggéré qu’il n’est pas souhaitable de
s’interroger sur les pratiques dites « normales » pour déterminer les
activités que peut englober la marque de service.
2.4
Doit bénéficier à quelqu’un
L’absence de définition de la notion de service a aussi soulevé
la question de savoir si cela implique qu’une tierce partie doive bénéficier du service en question pour entrer sous le couvert de la Loi. La
Commission des oppositions des marques de commerce (« Commission ») a considéré cette prémisse comme inhérente à la définition
17. Kraft, précité, note 6, p. 461.
174
Les Cahiers de propriété intellectuelle
de service et a refusé d’enregistrer à titre de service la description
suivante : « promoting the sale of the opponent’s [own] Carlsberg beer
in Canada »18 :
Afin qu’une activité soit considérée comme un service, il semble logique que des membres du public, soit des consommateurs ou des acheteurs, doivent bénéficier de l’existence de
cette activité. En ce qui a trait à la promotion de vente de la
bière Carlsberg menée par l’opposante, la seule personne qui
pourrait raisonnablement avoir bénéficié de cette activité est
l’opposante elle-même. L’opposante a soumis que compte tenu
qu’elle fait la promotion de sa bière en présentant un groupe de
chevaux (connu en tant que « Carlsberg Championship Team »
ou « Carlsberg Team and Wagon »), un bénéfice est accordé au
public. Ce genre de présentation pourrait conférer un bénéfice
au public ; toutefois, même si tel est le cas, je suis d’opinion que
cela ne servirait qu’à établir l’emploi de la marque de l’opposante en liaison avec les services de présentation de son groupe
de chevaux, et non en association avec le service de promotion
de sa bière Carlsberg.19 [La traduction est nôtre.]
La Commission aurait pu être plus loquace dans sa tentative
d’expliquer la logique sous-tendant son audacieuse déclaration selon
laquelle un bénéfice doit être conféré à un membre du public pour
qu’on conclut à l’existence d’un service. La Commission a comparé
les faits avec ceux en cause dans Kraft et a conclu que cette dernière
affaire était différente car un bénéfice était conféré aux consommateurs. Puisque la Commission était d’avis que la promotion de la
bière ne conférait pas au public un certain bénéfice, elle a décidé que
cette activité ne constituait pas un service au sens de la Loi. Aucune
justification n’a été proposée par la Commission relativement à l’introduction de la notion de « bénéfice » dans la définition de service, et
aucune définition du terme « bénéfice » n’a été offerte.
Plusieurs années plus tard, la Commission, dans Ralston
Purina Co. c. Effem Foods Ltd.20, a étudié la description suivante :
« advertising, marketing and promotional services relating to the
pet food products of the applicant ». Elle a jugé que ce libellé ne
18. Carling O’Keefe Breweries c. Anheuser-Busch, Inc., (1985), 4 C.P.R. (3d) 216 (Comm.
opp.). Voir également Carling O’Keefe Breweries of Canada Ltd. c. Grande brasserie alsacienne d’Adelshoffen S.A., une société anonyme, (1985), 6 C.P.R. (3d) 210
(Comm. opp.).
19. Carling O’keefe Breweries c. Anheuser-Busch, Inc. précité, note 18, par. 5.
20. Ralston Purina Co. c. Effem Foods Ltd., (1997), 81 C.P.R. (3d) 528 (Comm. opp.),
aux présentes « Purina ».
Pour en finir avec la marque de service
175
remplissait pas les conditions puisqu’il n’y avait aucune tierce partie
impliquée. La décision dans Purina n’est malheureusement pas très
éclairante puisque, bien que la Commission ait souligné la nécessité
que le service soit offert à une tierce partie, elle n’a fait aucune référence à la nécessité de conférer un avantage à un tiers :
Bien qu’il n’y ait rien dans la Loi qui restreigne la notion de
service à celui qui est accessoire à la vente de biens, il demeure
nécessaire qu’un service soit offert à une tierce partie pour
qu’une déclaration de services soit acceptée.21 [La traduction
est nôtre.]
Étrangement, l’OPIC s’appuie sur la décision Purina pour
imposer qu’un « bénéfice » soit conféré au « public » pour qu’une
marque de service puisse être enregistrée :
Compte tenu de la décision Ralston Purina Co. c. Effem Foods
Ltd., une objection relativement aux services sera soulevée
lorsqu’on ne peut établir clairement qu’un véritable service
sera offert au public. Le critère d’évaluation consiste à déterminer si le service profitera à un tiers. Par exemple, si les
services de « publicité » et de « mise en marché » du requérant
visent simplement à faire connaître les propres produits du
requérant, on considère que les services n’offrent pas d’avantage au public. […]
Si le public profite effectivement des services de promotion,
malgré le fait qu’ils concernent exclusivement la promotion des
propres marchandises et services du requérant, on considère
qu’ils sont acceptables.22 [Emphase dans l’original.]
Il semble clair que les services doivent impliquer une tierce
partie. Après tout, le but d’une marque de commerce est de permettre
au public de faire la distinction entre les services proposés par un
et ceux qui sont proposés par d’autres. Conséquemment, les services
offerts à l’interne dans une compagnie ne devraient pas mériter la
protection d’une marque de commerce.
21. Ibid., par. 14.
22. Manuel des marchandises et des services : Guide de l’utilisateur, Office de la
propriété intellectuelle du Canada, section 3.4.2 « Avantage pour le public »,
disponible à http://www.ic.gc.ca/eic/site/cipointernet-internetopic.nsf/fra/wr00064.
html#n3.4.2.
176
2.5
Les Cahiers de propriété intellectuelle
La notion de bénéfice révisée
Selon l’état de la jurisprudence actuelle, il n’y a pas de définition positive de la notion de « bénéfice » et elle demeure ambiguë.
Les seules tentatives de définir ce qu’est un bénéfice l’ont été en
expliquant ce qui ne confère pas un bénéfice. Ainsi, les services de
publicité ne sont pas considérés comme étant de « vrais » services
puisqu’ils ne confèrent aucun bénéfice à une tierce partie. Il est intéressant de constater que dans la décision Purina, la Commission fait
une distinction entre la mise en marché ou la promotion de services
et les services promotionnels comme tels :
Je ne crois pas que les termes « publicité » ou « mise en marché »
décrivent un service offert au public dans ce cas-ci puisqu’ils
semblent entrer dans la même catégorie que les services dans
l’affaire Carling O’Keefe où la seule personne qui pouvait en
bénéficier était le requérant (sic). Je ne crois pas qu’informer le
public de l’existence de son produit constitue réellement la prestation d’un vrai service envers le public. En ce qui concerne les
services « promotionnels », ils pourraient possiblement inclure
un vrai service offert au public, tel le programme de coupons
décrit dans la décision, mais le service n’est pas ici exposé avec
suffisamment de précision pour que je puisse faire une détermination efficace.23 [Les traduction et italiques sont nôtres.]
Il est difficile de comprendre comment toutes les activités de
publicité et de mise en marché peuvent être catégorisées comme ne
conférant aucun bénéfice, excepté si des coupons ou un programme
de récompenses sont offerts. Le seul avantage d’un consommateur se
prévalant d’un coupon promotionnel est l’économie qu’il fait lorsqu’il
achète les biens en question. Si la possibilité d’acheter à un prix réduit
constitue le bénéfice, alors tout ce qui informe les consommateurs
potentiels de ces aubaines devrait également être reconnu comme
accordant un bénéfice. En d’autres mots, il n’y a aucune différence
conceptuelle ni pratique entre un programme de bons de réduction
et la publicité sur des produits dont on a réduit les prix. Comment
peut-on logiquement soutenir que les circulaires distribuées de façon
hebdomadaire par les chaînes d’épiceries ne confèrent aucun bénéfice
au public ? Nous connaissons tous des consommateurs soucieux des
prix qui scrutent les circulaires pour décider où faire leurs achats
hebdomadaires. Ils bénéficient sans aucun doute de ces aubaines car
ils sont bien informés. En quoi cela est-il différent des bons décrits
dans la décision Kraft ?
23. Purina, précité, note 20, par. 14.
Pour en finir avec la marque de service
177
En ce sens, la dissémination de l’information sur les prix
réduits et sur les rabais devrait conférer un bénéfice au public. En
poussant l’analyse encore plus loin, certains pourraient soutenir que le
public reçoit un bénéfice lorsqu’il obtient de l’information à propos des
dangers de l’exposition au soleil, permettant ainsi au manufacturier
de crèmes solaires d’enregistrer en tant que service les dépliants et /
ou sites Internet qui contiennent de l’information utile, c’est-à-dire de
l’information qui ne soit pas exclusivement reliée au produit vendu.
Le but de cette argumentation n’est pas de démontrer que
toutes les formes de publicité doivent être acceptées à titre de service,
mais plutôt qu’il ne devrait pas y avoir de seuil quant au niveau de
bénéfice requis. Après tout, le mot « bénéfice » ne devrait-il pas être
interprété conformément à son sens commun, à savoir un avantage ou
un bienfait24. Dans certains cas, la publicité elle-même peut conférer
un bénéfice aux consommateurs potentiels et ne devrait donc pas être
a priori exclue. Il n’existe aucune raison pour laquelle la notion de
bénéfice ne pourrait être interprétée largement, comme c’est le cas
pour la notion de service.
2.6
Aspect commercial des services
Une simple lecture du paragraphe 4(2) de la Loi devrait être
suffisante pour conclure qu’il n’est pas nécessaire qu’un service soit
de nature commerciale pour tomber sous le spectre d’application de la
Loi. Toutefois, même une disposition claire et compréhensible comme
celle-ci a généré une certaine controverse. L’article 4 de la Loi doit
être gardé en tête lorsqu’on considère cet aspect :
4. (1) Une marque de commerce est réputée employée en liaison
avec des marchandises si, lors du transfert de la propriété ou
de la possession de ces marchandises, dans la pratique normale
du commerce, elle est apposée sur les marchandises mêmes ou
sur les colis dans lesquels ces marchandises sont distribuées,
ou si elle est, de toute autre manière, liée aux marchandises à
tel point qu’avis de liaison est alors donné à la personne à qui
la propriété ou possession est transférée.
(2) Une marque de commerce est réputée employée en liaison
avec des services si elle est employée ou montrée dans l’exécution ou l’annonce de ces services.
24. Voir Petit Larousse illustré (Paris : Larousse, 1999), sous l’entrée « bénéfice ».
178
Les Cahiers de propriété intellectuelle
(3) Une marque de commerce mise au Canada sur des marchandises ou sur les colis qui les contiennent est réputée, quand ces
marchandises sont exportées du Canada, être employée dans
ce pays en liaison avec ces marchandises.
Dans Cornerstone Securities Canada Inc. c. Canada (Registrar of Trade-Marks)25, le juge Weston n’a pas compris la distinction
cruciale entre les paragraphes (1) et (2) et a statué que l’emploi en
liaison avec des services doit être d’une nature commerciale normale,
c’est-à-dire ayant eu lieu dans le cours normal des affaires. Il est
inutile de dire que cette décision a été hautement critiquée et ce,
avec raison.
Quelques-unes des décisions rendues en contexte syndical se
sont inspirées de la notion de publicité mentionnée au paragraphe 4(2)
pour conclure que si la publicité ne vise pas à générer des revenus,
cela ne peut constituer un « emploi » au sens du paragraphe 4(2) de la
Loi. Dans Cie générale des établissements Michelin26 la Cour fédérale,
en examinant les activités du syndicat dans le contexte d’une grève,
a conclu que la distribution de pamphlets montrant la marque de
commerce de Michelin ne pouvait être considérée comme de la publicité puisque la publicité doit avoir une connotation commerciale. Le
juge a conclu que la distribution de pamphlets ne constituait pas un
emploi au sens du paragraphe 4(2) puisque les pamphlets n’étaient
pas destinés à générer des revenus.
Dans une ligne de pensée similaire, la Cour suprême de la
Colombie-Britannique a endossé le raisonnement de Michelin dans
British Columbia Automobile Assn. et a conclu que :
La fourniture d’informations non commerciales ne constitue
pas en elle seule un service au sens de l’article 4 de la Loi. Si
l’élément de commercialité est absent, je suis incapable de
considérer que les activités aux sites du syndicat pourraient
être décrites comme des services tels qu’envisagés par l’article.27 [La traduction est nôtre.]
Dans Gesco Industries, la Cour fédérale d’appel a senti l’obligation d’expliquer la mécanique de l’article 4 au grand complet,
25. Cornerstone Securities Canada Inc. c. Canada (Registrar of Trade-Marks), (1994),
58 C.P.R. (3d) 417 (C.F.P.I.), aux présentes « Cornerstone ».
26. Cie générale des établissement Michelin – Michelin & Cie c. National Automobile,
Aerospace, Transportation and General Workers Union of Canada (CAW – Canada),
(1996), 71 C.P.R. (3d) 348 (C.F.P.I.), aux présentes « Michelin ».
27. British Columbia Automobile Assn. c. Office and Professional Employees’ International Union, Local 378, 10 C.P.R. (4th) 423 (B.C.S.C. ; 2001-01-26), par. 158.
Pour en finir avec la marque de service
179
possiblement pour éviter que l’interprétation douteuse développée
dans le contexte syndical s’applique à d’autres domaines :
En revanche, aux termes du paragraphe 4(1), pour qu’une
marque de commerce soit réputée employée en liaison avec
des marchandises, un certain nombre de conditions doivent
être remplies : au moment du transfert de la propriété ou de
la possession des marchandises, la marque de commerce estelle employée ? Cet emploi se fait-il dans le cours normal des
affaires et la marque est-elle apposée sur les marchandises ou
les emballages ? Le législateur n’a pas imposé ces restrictions
ou conditions à la présomption d’emploi d’une marque de
commerce en liaison avec des services.28
Il est important de ne pas perdre de vue la distinction entre
les paragraphes 4(1) et 4(2) de la Loi afin de ne pas exiger à tort que
les services soient à saveur commerciale. Il n’est pas nécessaire pour
que les services tombent sous l’application du paragraphe 4(2), qu’ils
visent à générer des revenus ou soient offerts contre rémunération.
3.
TERRITORIALITÉ ET MARQUE DE SERVICE
3.1
Règles générales
Deux principes de base reviennent constamment quand vient
le temps de déterminer quelles activités constituent de l’emploi d’une
marque de commerce en liaison avec des services : i) le service doit
être exécuté au Canada et ii) la simple promotion du service en lien
avec l’exécution du service ailleurs n’est pas suffisante :
Je dois ainsi statuer que l’« emploi au Canada » d’une marque
de commerce en lien avec des services n’est pas établi par la
simple publicité de la marque au Canada de pair avec l’exécution des services ailleurs, mais requiert plutôt que les services
28. Gesco Industries, précité, note 28, au par. 9. Un raisonnement similaire a été adopté
par la Cour fédérale dans Molson Co. c. Moosehead Ltd., (1990), 32 C.P.R. (3d) 363
(C.F.P.I.) lorsqu’elle a comparé la formulation des paragraphes 4(1) et 4(3). De plus,
dans Fireman’s Fund Insurance Co. (Re), (1994), 54 C.P.R. (3d) 566 (Comm. opp.),
la Commission a confirmé l’absence de l’exigence pour les services d’être « dans
le cours normal des affaires ». La Commission a affirmé dans plusieurs instances
que des activités caritatives pourraient se qualifier à titre de services puisqu’il
n’y a aucune disposition dans la Loi qui stipule qu’un service doive être rémunéré
pour qu’il puisse être exécuté et que le public reçoive un bénéfice des différents
programmes caritatifs. Voir War Amputations of Canada c. Faber-Castell Canada
Inc., (1992), 41 C.P.R. (3d) 557 (Comm. opp.) et Heritage Canada Foundation c.
Tempo Two Native Indian Arts & Crafts Ltd., (1992), 44 C.P.R. (3d) 533 (Comm.
opp.).
180
Les Cahiers de propriété intellectuelle
soient exécutés au Canada et que la marque de commerce
soit utilisée ou montrée dans le cours de l’exécution ou de la
publicité de ces services au Canada.29 [La traduction est nôtre.]
Suivant cette prémisse, le juge Thurlow a conclu dans Beachcomber que le propriétaire n’avait pas exécuté les « services de nourriture et de restauration » [notre traduction] malgré qu’il ait effectué de
la publicité au Canada, puisqu’il n’opérait aucun restaurant au pays.
Le registraire des marques de commerce a plus tard nuancé son
interprétation de l’« exécution de services au Canada » dans Wenward
(Canada) Ltd. c. Dynaturf Co.30. Ce cas concerne des « services de
construction et de réfection de revêtements de terrains de tennis
et autres surfaces récréatives » [notre traduction]. Le requérant
n’opérait aucune installation au Canada. Le registraire a statué que :
Le présent requérant a fait la promotion de sa marque de commerce au Canada en liaison avec des services de construction
et de réfection de revêtements de terrains de tennis depuis au
moins aussi tôt que le 1er décembre 1969. Le requérant a soumis
en preuve des copies de lettres de demandes provenant de plusieurs endroits au Canada pour la construction et la réfection
de revêtements de terrains de tennis. Ces lettres indiquent
clairement que le requérant était disposé à envoyer ses équipes
pour construire et procéder au revêtement de terrains de tennis
et autres surfaces récréatives à plusieurs endroits à travers
le Canada si des contrats lui étaient attribués. Dans ce cas, le
requérant était prêt et était capable de fournir les services au
Canada lorsque requis, tandis que dans l’affaire Beachcomber
mentionnée ci-haut, le requérant offrait ses services en rapport
avec ses propres installations seulement, et seulement celles
situées aux États-Unis.31 [La traduction est nôtre.]
Deux leçons essentielles sont à tirer de l’affaire Dynaturf. Premièrement, même si la promotion d’un service au Canada n’équivaut
pas à la performance du service au Canada, rien n’exige que le service
ait déjà été exécuté. Si le requérant offre ses services par le biais de
la publicité et est prêt à les rendre, cela est suffisant32. Ensuite, la
29. Porter c. Don the Beachcomber, (1966), 48 C.P.R. 280 (C. d’É.), par. 17, aux présentes
« Beachcomber ».
30. Wenward (Canada) Ltd. c. Dynaturf Co., (1976), 28 C.P.R. (2d) 20 (Comm. opp.),
aux présentes « Dynaturf ».
31. Ibid., par. 9.
32. Voir, par exemple, Vertag Investments Ltd (Re), (2000), 7 C.P.R. (4th) 557, (Comm.
opp.), par. 40 et 43. Voir aussi Bereskin & Parr c. Gold Prospectors Assn. of America,
2008 CarswellNat 1171 (Comm. opp.) ; Pascal Information Technology Ltd. (Re),
Pour en finir avec la marque de service
181
décision Dynaturf souligne l’importance de la nature des services
eu égard à l’endroit où les activités peuvent être effectuées. Ce ne
sont pas tous les types de services qui nécessitent des installations
au Canada pour que ces mêmes services puissent être exécutés au
Canada :
Dans ce cas-ci, la nature même des services fournis par le
requérant qui consiste en la construction et la réfection de
revêtements de terrains de tennis et autres surfaces récréatives requiert que les services soient exécutés à l’endroit où la
personne qui demande les services mène ses activités. En vertu
de la nature même des services que propose le requérant, il
ne peut pas exécuter ses services à ses propres installations,
tandis que dans le cas de Don the Beachcomber, le requérant
ne pouvait exécuter ses services qu’à ses propres installations.33
[La traduction est nôtre.]
Plusieurs jugements, principalement dans le contexte de procédures sommaires de radiation, ont réaffirmé les principes décrits
dans Beachcomber et précisés dans Dynaturf 34.
Si seulement les choses étaient aussi simples…
(2005), 47 C.P.R. (4th) 314 (Comm. opp.) ; Bedwell Management Systems Inc. c.
Mayflower Transit Inc., 1999 CarswellNat 3480 (Comm. opp.) ; 88766 Canada Inc.
c. Central Air Freight Inc., 1999 CarswellNat 3544, (Comm. opp.) ; United Distillers
Glenmore Inc. c. El Toro Restaurant & Pizzeria Ltd., (1996), 70 C.P.R. (3d) 346
(Comm. opp.).
33. Dynaturf, précité, note 30, par. 9.
34. Smart & Biggar c. Curb, 2008 CarswellNat (Comm. opp.) ; Odutola Professional
Corp. c. Cara Operations Ltd., 2008 CarswellNat 1177 (Comm. opp.) ; Brouillette
Kosie Prince c. Great Harvest Franchising Inc., 2008 CarswellNat 362 (Comm.
opp.), confirmé par 2009 CarswellNat 364 (C.F.) ; Pascal Information Technology
Ltd. (Re), (2005), 47 C.P.R. (4th) 314 (Comm. opp.) ; Express File Inc. c. HRB Royalty
Inc., (2001), 21 C.P.R. (4th) 274 (Comm. opp.) et HRB Royalty Inc. c. Express File
Inc., (2002), 25 C.P.R. (4th) 94 (Comm. opp.), tous deux confirmés ; Express File Inc.
c. HRB Royalty Inc., (2005), 39 C.P.R. (4th) 59 (C.F.) ; Flowers Direct Inc. c. Florists
on Fourth Inc., (1997), 83 C.P.R. (3d) 543 (Comm. opp.) ; Clark O’Neil Inc. c. PharmaCommunications Group Inc., (2004), 30 C.P.R. (4th) 499 (C.F.) ; AGF Management
(Re), (2003), 29 C.P.R. (4th) 411 (Comm. opp.) ; Osler, Hoskins & Harcourt LLP c.
Canada Post Corp., 2003 CarswellNat 5144 (Comm. opp.) ; Logan & Co. c. Dig This
Garden Retailers Ltd., (2002), 24 C.P.R. (4th) 281 (Comm. opp.) ; Smith c. Brink,
Hudson & Lefever Ltd., (2002), 24 C.P.R. (4th) 405 (Comm. opp.) ; Kelly c. Alexander,
(2001), 14 C.P.R. (4th) 567 (Comm. opp.) ; Anheuser-Busch, Inc. c. Racquet Sports
Ltd., 2000 T.M.O.B. 156 ; Vertag Investments Ltd (Re), (2000), 7 C.P.R. (4th) 557,
(Comm. opp.) ; Ridout & Maybe c. Trattoria Spago, (2001), 19 C.P.R. (4 th) 557
(Comm. opp.) ; Gowling, Strathy & Henderson c. Star Data Systems Inc., 2000
CarswellNat 4005 (Comm. opp.) ; Bedwell Management Systems Inc. c. Mayflower
Transit Inc., 1999 CarswellNat 3480 (Comm. opp.) ; 88766 Canada Inc. c. Central
Air Freight Inc., 1999 CarswellNat 3544 (Comm. opp.) ; Tuffy Associates Corp.
(Re), 1998 TMOB. 218 ; Canadian Kennel Club c. Continental Kennel Club, (1997),
182
3.2
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Activités transfrontalières
La Cour fédérale a traité d’un de ses premiers cas d’activités transfrontalières dans Marineland Inc. c. Marine Wonderland
& Animal Park Ltd35. Ce cas opposait une compagnie américaine
fournissant des services de présentation de vie marine en Floride
à une compagnie canadienne fournissant des services similaires en
Ontario. La compagnie américaine effectuait énormément de publicité
dans des publications circulant au Canada et une agence de voyage
canadienne vendait même des billets pour ses spectacles. La Cour n’a
pas considéré que les services étaient exécutés au Canada puisque
leur exécution ne pouvait être complète sans que le consommateur
ait lui-même quitté le Canada :
Dans le cas présent, l’exécution des services offerts par l’appelante ne peut être complétée que par la présence du participant au voyage organisé sur les terrains de l’appelante pour
assister au spectacle. Pour ces motifs, je conclus que l’activité
commerciale consistant à vendre des billets d’admission relevait de l’agence de voyage plutôt que de l’appelante et que, de
toute manière, l’appelante ne fournissait pas ses services au
Canada.36 [La traduction est nôtre.]
Lorsqu’un consommateur peut bénéficier d’un service sans
quitter le confort de son foyer, il y a de grandes chances que le service
soit considéré comme ayant été exécuté au Canada. Par exemple, dans
Riches, McKenzie & Herbert LLP. c. Travel Network Ltd., le registraire
a souligné l’importance de la nature des services :
Dans Porter, les services étaient des services de restauration.
Les services de restauration sont bien différents des services
77 C.P.R. (3d) 470 (C.F.P.I.) ; Leads Corp. (Re), 1998 T.M.O.B. 197 ; Clean Duds, Inc.
c. Suds, (1996), 72 C.P.R. (3d) 266 (Comm. opp.) ; Tower Conference Management
Co. c. Canadian Exhibition Management Inc., (1989), 28 C.P.R. (3d) 428 (Comm.
opp.) ; United Distillers Glenmore Inc. c. El Toro Restaurant & Pizzeria Ltd.,
(1996), 70 C.P.R. (3d) 346 (Comm. opp.) ; Cornerstone, précité, note 25 ; Canaglobe
International Inc. (Re), (1992), 47 C.P.R. (3d) 122 (Comm. opp.) ; DeCaria Hair
Studio Ltd. c. De Berardinis, (1984), 2 C.P.R. (3d) 309 (Comm. opp.) ; Delta Hotels
Ltd. c. Samurai Investments Inc., (1983), 79 C.P.R. (2d) 254 (Comm. opp.) ; Motel
6 Inc. c. No 6 Motel Ltd., (1981), 56 C.P.R. (2d) 44 (C.F.P.I.) ; Marineland Inc. c.
Marine Wonderland & Animal Park Ltd., (1974), 16 C.P.R. (2d) 97 (C.F.P.I.), (aux
présentes « Marineland ») ; Denman Place Investments Ltd. c. Hefru Food Services
Ltd., (1972), 8 C.P.R. (2d) 199 (Comm. opp.).
35. Précité, note 34.
36. Marineland, précité, note 34. Voir également Walt Disney Productions c. 468108
Ontario Ltd., (1984), 2 C.P.R. (3d) 472 (Comm. opp.) (exploitation d’installations
animées destinées aux musées, par exemple pour afficher des expositions et des
performances) ; Le Lido (Re), (1992), 44 C.P.R. (3d) 393 (Comm. opp.).
Pour en finir avec la marque de service
183
offerts par une agence de voyage car les services de restauration (excluant les commandes pour emporter) ne peuvent
généralement qu’être exécutés sur le site. Ainsi, les Canadiens
voulant utiliser ce type de services doivent se déplacer sur
le lieu de travail de l’opérateur. Toutefois, les services d’une
agence de voyage peuvent facilement être rendus pour une
personne au Canada par une personne dans un autre pays,
sans que l’acheteur ait à quitter le Canada.37 [La traduction
est nôtre.]
Récemment, dans un cas impliquant la marque de commerce
très connue THE OUTDOOR CHANNEL, la Commission a revu les
principes concernant l’exécution des services au Canada :
Il est bien établi que l’interprétation de « exécution des services
au Canada » aux fins du paragraphe 4(2) est très large. Tant
que les services « sont exécutés sans que le consommateur
canadien ait à quitter le Canada », et que la marque de commerce est utilisée en liaison avec les services, cela est suffisant
pour démontrer l’« emploi ». […] Toutefois, il faut une exécution
des services au Canada ; à tout le moins, les services doivent
être disponibles pour être exécutés au Canada ; la publicité au
Canada seule n’était pas suffisante pour démontrer qu’il y a
emploi. L’emploi d’une marque de commerce dans la publicité
au Canada de services seulement disponibles aux États-Unis
ne satisfait pas le libellé du paragraphe 4(2). […] Lorsqu’un
propriétaire d’une marque de commerce offre des services
au Canada et est prêt à les rendre au Canada, l’emploi de la
marque de commerce dans la publicité de ces services rencontre
les exigences du paragraphe 4(2).38 [La traduction est nôtre.]
Comme il sera discuté ci-après, les tribunaux ont eu beaucoup
de difficultés au cours des dernières décennies (et même encore
aujourd’hui) à appliquer l’exigence selon laquelle les services doivent
être exécutés au Canada.
37. Riches, McKenzie & Herbert LLP. c. Travel Network Ltd., 2005 CarswellNat
4745 (Comm. opp.), par. 9. Voir également Bedwell Management Systems Inc. c.
Mayflower Transit Inc., 1999 CarswellNat 3480 (Comm. opp.), par. 11.
38. Bereskin & Parr c. Gold Prospectors Assn. of America, 2008 CarswellNat 1171
(Comm. opp.) ; la Cour fédérale a infirmé cette décision suite à l’examen de la
nouvelle preuve produite, The Outdoor Channel, Inc. c. Bereskin & Parr, T-1022-08
(C.F.) (C.F. ; 2009-09-03).
184
3.3
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Magasiner sans quitter le confort de son foyer
Les magasins de détail ont généré une jurisprudence (et des
critères) bien à eux : Saks & Co c. Canada (Registraire des marques
de commerce)39 est le cas le plus important en la matière et son raisonnement s’est même étendu à d’autres domaines40.
La décision Saks a été rendue dans le contexte d’une procédure
sommaire en radiation et impliquait la marque de commerce SAKS
FIFTH AVENUE enregistrée en liaison avec des services de grands
magasins de vente au détail. Bien que le requérant ne disposait
d’aucun magasin au Canada, le juge Addy a conclu qu’il existait une
preuve d’emploi de la marque au Canada suffisante pour maintenir
l’enregistrement. Selon lui, la compagnie « exécutait » ses services
au Canada puisqu’elle répondait aux commandes par courrier et
par téléphone en provenance du Canada, fournissait un numéro de
téléphone sans frais, livrait des marchandises au Canada, allouait du
crédit à des consommateurs canadiens et distribuait des catalogues
et autres publicités au Canada :
La Société rend ses services sans que le client canadien ne soit
tenu de quitter le Canada et emploie la marque SAKS FIFTH
AVENUE dans le cadre de tous ses services en l’apposant sur
tous les documents qu’elle prépare à leur égard.41
Même si Saks constitue sans contredit l’autorité pour ce qui
est de définir les lignes directrices de l’exécution des services de vente
au détail au Canada, la Commission a refusé de suivre Saks dans
l’affaire de Imco Trading42, bien que les services enregistrés aient
été sensiblement identiques à ceux en cause dans Saks, c’est-à-dire
« exploitation d’un magasin au détail œuvrant dans la vente de vêtements pour hommes et femmes, d’accessoires, de bijoux et de cadeaux »
[notre traduction]. La Commission a conclu que « exploitation » ne
signifie rien d’autre que l’exploitation d’un magasin au Canada et
sur ce fondement, elle a radié l’enregistrement pour la marque THE
TWENTY FOUR COLLECTION. Il est important de noter que même
si la Commission a conclu que la preuve ne permettait pas de savoir si
les commandes faites auprès du magasin aux États-Unis provenaient
39. Saks & Co. c. Canada (Registraire des marques de commerce), (1989), 24 C.P.R. (3d)
49 (C.F.P.I.), aux présentes « Saks ».
40. Voir également Compusa Inc. c. Multitech Electronics Inc., (1999), 4 C.P.R. (4th)
562 (Comm. opp.) ; Mendelson, Rosentzveig & Schacter c. Giorgio Beverly Hills
Inc., (1994), 56 C.P.R. (3d) 399 (Comm. opp.).
41. Saks, précité, note 39, par. 31.
42. C.R.A.C. Centre de recherche et d’analyses sur les corp. c. Imco Trading Co., (1993),
52 C.P.R. (3d) 122 (Comm. opp.), aux présentes « Imco Trading ».
Pour en finir avec la marque de service
185
du Canada ou avaient été faites par des clients canadiens visitant
la boutique en Floride, elle a choisi de s’appuyer seulement sur la
signification du mot « exploitation » :
Bien que dans Saks […] le juge ait décidé que certaines activités commerciales conduites au Canada équivalent à un emploi
au Canada en liaison avec des services enregistrés comme des
« services de grands magasins de vente au détail » même si le
propriétaire n’opérait pas de grand magasin au Canada en
soi, dans le cas présent, les services enregistrés incluent clairement l’opération au Canada d’un magasin. Conséquemment,
je conclus que pour qu’un propriétaire exécute ses services au
Canada, il doit avoir un établissement physique au Canada, ce
qui veut dire avoir un endroit au Canada où il est possible pour
les consommateurs d’acheter des vêtements, des accessoires,
des bijoux et des cadeaux.43 [La traduction est nôtre.]
Il est difficile de comprendre qu’une distinction si mince
en théorie puisse changer complètement le résultat en pratique.
L’« exploitation de » n’est-elle pas souvent implicite lorsqu’on réfère à
des services de vente au détail ? Il est improbable que la Commission
en serait venue à une conclusion différente si la preuve avait établi
que la compagnie recevait des commandes par courriel et expédiait
ensuite les marchandises au Canada puisque la Commission ne s’est
basée que sur la phraséologie de l’état déclaratif des services.
L’incompatibilité apparente entre Saks et Imco Trading a été
notée par le juge Joyal dans Boutique Limité Inc. c. Limco Investments, Inc.44. Sans commenter le bien-fondé du raisonnement dans
Imco Trading, le juge Joyal s’est rallié à la position développée dans
Saks45. En appel, le juge Desjardins a conclu que la décision Saks établissait la chose suivante : pour démontrer l’emploi d’une marque en
liaison avec des services de vente au détail en l’absence de magasins
43. Ibid.
44. Boutique Limité Inc. c. Limco Investments, Inc., (1994), 52 C.P.R. (3d) 548 (Comm.
opp.) ; confirmé par (1996), 68 C.P.R. (3d) 500 (C.F.P.I. ; 1996-06-13), au par. 24 ;
modifié par (1998), 84 C.P.R. (3d) 164 (C.A.F. : 1998-09-18).
45. Voir également Cassels, Brock c. Sharp Image Corp., (1990), 33 C.P.R. (3d) 198
(Comm. opp.) ; COMPUSA Inc. c. Multitech Electronics Inc., (1999), 4 C.P.R. (4th)
561 (Comm. opp.). Il est aussi intéressant de noter que, un an après avoir décidé
dans Imco Trading que la vente de biens par des services de commande en ligne
ne se qualifiait pas à titre d’exécution d’un service d’ « opération de magasin de
vente au détail » (notre traduction), l’agente d’audience D. Savard a reconnu
dans Mendelson, Rosentzwing & Schacter c. Giorgio Beverly Hills Inc., (1994),
56 C.P.R. (3d) 399 (Comm. opp.), par. 25, que Saks constitue l’autorité sur la
prétention que fournir des biens par le biais de la commande en ligne pour la
livraison au Canada se qualifie comme fournir un service pour le Canada.
186
Les Cahiers de propriété intellectuelle
au Canada, la preuve doit être suffisamment détaillée pour qu’un
tribunal soit capable de décider si les services ont véritablement été
rendus. Toutefois, la Cour fédérale d’appel a refusé de commenter le
raisonnement offert dans l’affaire Saks.
Si un doute subsistait sur le fait que la commande de marchandises par le biais d’une correspondance courriel suivie de la
livraison au Canada constitue l’exécution d’un service de vente au
détail au Canada, l’agente d’audience D. Savard l’a dissipé dans
Face Stockholm, Ltd. (Re)46. Ce cas impliquait une marque de service
enregistrée en liaison avec des « magasins de vente au détail de
cosmétiques et de produits de beauté » [notre traduction]. Les consommateurs canadiens pouvaient demander un catalogue et le parcourir
pour acheter les marchandises sur le site web du propriétaire de la
marque. Sans mentionner la décision dans Imco Trading, l’agente
d’audience D. Savard a considéré que « le propriétaire exécute des
services de vente au détail de cosmétiques et de produits de beauté
via son site web, ce qui est comparable dans l’économie actuelle à un
véritable magasin. »47. [Les traduction et italiques sont nôtres.]
3.4
Où se trouve votre chambre d’hôtel ?
Une revue des autorités nous apprend qu’il existe deux courants jurisprudentiels concernant la notion d’exécution des services
au Canada. Ils seront mieux expliqués en comparant deux décisions
traitant de services d’hébergement.
La décision Motel 648 a été rendue dans le contexte d’une
requête en annulation d’enregistrement ainsi qu’en dommages et
intérêts. Dans cette affaire, le demandeur était une compagnie
américaine qui opérait une grande chaîne de motels aux États-Unis
sous le nom de MOTEL 6, mais n’avait aucun établissement au
Canada. Le défendeur, une compagnie canadienne, avait obtenu un
enregistrement pour la marque figurative MOTEL 6 en liaison avec
des services de motels et opérait trois motels au Canada sous ce nom.
Le demandeur alléguait que sa chaîne de motels était bien connue
au Canada en raison de la publicité massive effectuée au pays et
parce que le nom avait été employé au Canada en liaison avec les
réservations effectuées pour ses motels. La preuve soumise par le
demandeur a démontré que sa marque MOTEL 6 n’avait jamais été
46. Face Stockholm, Ltd. (Re), (2001), 16 C.P.R. (4th) 105 (Comm. opp.), aux présentes
« Face Stockholm ».
47. Ibid., par. 6.
48. Motel 6, Inc. c. No. 6 Motel Ltd., (1981), 56 C.P.R. (2d) 44 (C.F.P.I.), aux présentes
« Motel 6 ».
Pour en finir avec la marque de service
187
utilisée au Canada en liaison avec des services de motels en soi, mais
avec des réservations de chambres, ce qui a été jugé insuffisant pour
contrer avec succès l’enregistrement canadien fondé sur un emploi
préexistant. Le juge Addy a décidé que :
La correspondance ou la communication téléphonique avec les
clients, les clients éventuels ou leurs agents au Canada, dans
le seul dessein de recevoir et de confirmer des réservations
de chambres de motel aux États-Unis ne constituent pas un
emploi de cette marque au Canada en liaison avec des services
de motels ; et à plus forte raison lorsque l’initiative du contact
n’était pas prise par la personne ou l’entreprise fournissant
les services de motels. Dans de tels cas, il doit y avoir à tout le
moins quelque installation commerciale au Canada.49
Le contexte dans WestCoast Hotels50 était quelque peu différent
en ce que, suivant la délivrance d’un avis conformément à l’article 45
de la Loi, le propriétaire enregistré de la marque WESTCOAST devait
démontrer l’emploi de sa marque en liaison avec des services hôteliers
afin de maintenir son enregistrement. Comme dans l’affaire Motel
6, le propriétaire enregistré de la marque n’opérait aucun hôtel au
Canada51 mais acceptait des réservations en provenance du Canada.
La Commission a distingué le raisonnement offert par le juge Addy
dans l’affaire Motel 6 non seulement en raison de la nature des procédures relatives à l’article 45 mais également sur le fait qu’il était
possible de faire des réservations par le biais d’un agent des hôtels
WESTCOAST qui était situé au Canada. La Commission a également considéré le fait que les propriétaires des hôtels WESTCOAST
effectuaient de la publicité destinée aux Canadiens et fournissaient
un programme de loyauté. Selon la Commission, les consommateurs
pouvaient bénéficier des services et ce, sans quitter le Canada.
Il est difficile de comprendre pourquoi la localisation géographique de la personne qui prend une réservation devrait avoir un
impact sur l’endroit où l’exécution du service a lieu. Si c’était le
cas, aucune compagnie qui externalise son service d’assistance aux
consommateurs vers d’autres pays ne pourrait profiter de la protection
des marques de commerce pour ce service même si, incontestablement, les consommateurs en profitent au Canada. La décision dans
49. Ibid. p. 277-278.
50. WestCoast Hotels, Inc. (Re), (2006), 53 C.P.R. (4th) 361 (Comm. opp.), aux présentes
« WestCoast Hotels ».
51. Bien que le registraire ait accepté que, vers la fin de la période matérielle, la
marque WESTCOAST était utilisée comme marque secondaire pour un hôtel
situé au Canada, il ne s’est pas basé uniquement sur cet élément : Ibid., par. 17.
188
Les Cahiers de propriété intellectuelle
WestCoast Hotels se réconcilie difficilement avec Motel 6. Dans cette
dernière décision, le juge Addy a requis « à tout le moins quelque
installation commerciale au Canada » puisque, selon lui, les communications par téléphone pour recevoir et confirmer des réservations
n’équivalaient pas à un emploi pour des services de motels. Nous
doutons qu’un centre d’appels au Canada satisfasse cette exigence.
La Commission a adopté une interprétation très large des services hôteliers dans sa décision WestCoast Hotels puisqu’elle a accepté
« […] que l’exécution des services de réservation et des services
relatifs au programme de loyauté équivalent tous deux à des services
hôteliers » [notre traduction]52. Cette interprétation contredit Motel 6
et ne s’explique pas par la différence entre les services relatifs à un
hôtel ou à un motel. Avec égards, dans les deux cas, la seule chose que
les consommateurs pouvaient faire à partir de leur demeure était de
réserver une chambre dans un hôtel situé aux États-Unis, sans plus.
Aucun Canadien ne considérerait qu’il a profité de services d’hôtellerie
simplement en décrochant le téléphone. Le fait que l’entreprise ait
distribué des bulletins d’information constitue sans contredit de la
publicité, mais il n’en demeure pas moins que les services doivent
être « exécutés » au Canada. Pour que des services hôteliers soient
exécutés au Canada, il doit nécessairement y avoir plus qu’un centre
d’appels et un programme de loyauté : on doit pouvoir reposer sa tête
sur un oreiller situé sur le territoire canadien.
3.5
Quelle partie d’un service doit être exécutée au
Canada ?
L’exécution au Canada d’une activité accessoire à un service
est-elle suffisante pour constituer une exécution du service lui-même
ou faut-il que l’essence du service soit également exécutée au Canada ?
Il existe un courant jurisprudentiel tenace selon lequel toute
activité ou élément nécessaire pour parvenir au résultat final du
service est suffisant pour considérer que le service a été effectué
au Canada. Cette idée que la performance au Canada d’un service
accessoire englobe l’essentiel du service a donné lieu à des situations
particulières.
Le raisonnement offert dans Société Nationale des Chemins
de Fer Français53 est à l’effet que la vente de billets au Canada pour
l’utilisation de chemins de fer en Europe est suffisant pour conclure
52. Précité, note 50, par. 17.
53. Précité, note 16.
Pour en finir avec la marque de service
189
que des « services de voyage, nommément un service de transport de
passagers par train » ont été exécutés au Canada. Le juge McKeown
de la Cour fédérale, division de première instance, a opté pour une
interprétation large des services enregistrés, soit « tous services ou
activités accessoires accomplis pour le transport de passagers par
train et dont l’exploitation d’un train ne représente qu’une dimension. »54. Pour ce faire, le juge McKeown s’appuie sur les décisions
Kraft55 et Saks56. Ce raisonnement semble erroné pour deux raisons.
Premièrement, la décision Kraft concerne la définition de ce qui
peut, en théorie, être inclus dans la définition de services au sens de
la Loi. Elle ne s’étend pas à l’interprétation qui doit être conférée à
un état déclaratif de services quand vient le temps de déterminer si
une marque a été employée ou non. Deuxièmement, tel qu’il sera plus
amplement expliqué sous peu, lorsqu’il est question de déterminer
s’il y a eu emploi d’une marque en liaison avec des services, on doit
se référer au sens ordinaire des termes. L’exécution d’un service
accessoire ne devrait pas être suffisante pour que le service en son
entier soit considéré comme exécuté au Canada.
La décision dans Schick Laboratories (Re)57 est un autre exemple
d’une interprétation libérale d’« exécution de services au Canada »
et du résultat qu’elle produit. Dans ce cas, les marques de commerce
SCHIK et SCHICK CENTER étaient enregistrées en lien avec « conducting clinics and treatment programs for the control of weight and
alcohol addiction. » La présence de la clinique au Canada se limitait à
maintenir une ligne téléphonique, à tenir des sessions et programmes
d’information et à distribuer des dépliants. La Commission justifie
la décision de maintenir l’enregistrement dans les termes suivants :
Tel que je le comprends, un client futur peut obtenir toute l’information nécessaire à propos de la clinique et des programmes
de traitement à partir du Canada et peut également organiser
ses sessions de traitement et de suivi sans quitter le pays. Évidemment, la thérapie elle-même est dispensée aux États-Unis.
Toutefois, avec respect, je suis d’avis qu’au moins une partie des
services enregistrés ou au moins certains services accessoires
doivent être exécutés au Canada.58 [La traduction est nôtre.]
Il n’est pas clair dans cette décision si certains traitements ou
suivis pouvaient être faits au Canada ou si les clients de la clinique
54.
55.
56.
57.
58.
Ibid., par. 8.
Précité, note 6.
Précité, note 39.
Schick Laboratories (Re), (1989), 28 C.P.R. (3d) 511 (Comm. opp.).
Ibid., par. 12.
190
Les Cahiers de propriété intellectuelle
ne pouvaient qu’organiser leurs rendez-vous. Espérons que la preuve
démontrait que certains des traitements s’effectuaient au Canada,
sinon, la décision Schick Laboratories reviendrait à dire que la publicité seule est suffisante pour qu’un service soit exécuté.
La Commission en est venue à une surprenante conclusion
dans l’affaire Montana (Re)59. En effet, la Commission devait décider si
les services de « design d’articles de vêtements et d’habillement ainsi
que d’accessoires de vêtements et d’habillement » [notre traduction]
avaient été exécutés au Canada même si le designer, Claude Montana,
n’avait pas quitté Paris pour les concevoir. En s’appuyant sur les
décisions dans Saks60 et Dynaturf 61, la Commission a conclu que les
services étaient exécutés au Canada dès lors que les vêtements étaient
achetés au Canada. Selon la Commission, puisque les consommateurs
achetaient des vêtements au Canada conçus par Claude Montana,
les services de design étaient nécessairement offerts au Canada. Si
suivi, ce raisonnement impliquerait que n’importe quelle étape de la
fabrication d’un produit vendu au Canada pourrait être protégée en
tant que service. Les décisions dans Saks et Dynaturf ne soutiennent
certainement pas une telle prétention.
3.6
Deux conceptions différentes du terme « service »
Le manque d’harmonie qui règne parmi les décisions traitant
des marques de services semble être causé par une application erronée
du principe d’interprétation libérale à la notion d’« emploi » en matière
de services. Évidemment, lorsqu’il faut déterminer si une activité
entre dans le spectre d’application de la Loi, la notion de service doit
recevoir une interprétation large : tout ce qui confère un bénéfice à
une tierce partie est susceptible d’être considéré comme un service.
Ceci constitue l’enseignement de la décision Kraft62. Trop souvent, les
tribunaux ont appliqué à tort l’enseignement de Kraft à des situations
où ils avaient de la difficulté à évaluer si un service avait été exécuté
au Canada. Avec respect, ceci a pour effet de conférer une interprétation large à la définition d’« emploi » au sens du paragraphe 4(2) de
la Loi, ce qui a mené à des résultats maladroits.
On pourrait être tenté de soutenir qu’il n’existe pas deux
visions opposées au sein de la jurisprudence concernant la notion
de service et que l’explication repose sur le fardeau de preuve plus
59.
60.
61.
62.
Montana (Re), (1991), 38 C.P.R. (3d) 88 (Comm. opp.).
Précité, note 39.
Précité, note 30.
Précité, note 6.
Pour en finir avec la marque de service
191
léger relatif aux procédures en vertu de l’article 45. Cette prétention
est toutefois inexacte. Alors qu’il est vrai que le fardeau est moindre
dans le cadre de procédures sommaires en radiation, il faut se rappeler que le fardeau concerne la quantité de preuve requise, et non
la qualité. Il semble inexact de soutenir que puisque les procédures
sont rapides et expéditives, toute preuve de services accessoires
devrait être suffisante pour prouver l’emploi de l’essentiel de ces
mêmes services.
Il est difficile de comprendre pourquoi le paragraphe 4(2)
de la Loi devrait recevoir une interprétation large et libérale alors
que le paragraphe 4(1) est plutôt interprété restrictivement. Sans
aucun doute, la preuve d’emploi pour des essuie-glaces ne serait pas
suffisante pour maintenir l’enregistrement d’une marque associée
avec des voitures. Pourquoi les propriétaires de marques de services
pourraient-ils sauver leurs enregistrements en limitant la preuve de
l’emploi à des services accessoires ?
Une approche plus logique au concept d’exécution d’un service
au Canada serait d’interpréter la déclaration de services conformément au sens ordinaire des termes. Autrement dit, une personne doit
être capable de bénéficier de l’élément essentiel du service sans quitter
le pays pour que le service soit « exécuté au Canada ».
Cet avis a été adopté par les tribunaux dans Marineland63,
Motel 664 et dans Tower Conference Management Co. c. Canadian Exhibition Management Inc.65. Dans cette dernière affaire, une demande
avait été soumise pour enregistrer une marque de commerce en liaison
avec la description suivante : « providing promotional and educational
opportunities in the field of hazardous waste management by organizing and producing trade shows ». La Commission a énoncé que :
L’élément critique des services de l’opposant est l’organisation
et la production de foires. Bien que l’opposant ait organisé et
produit de telles foires aux États-Unis, il ne l’a pas fait au
Canada […]. Il peut y avoir eu de la publicité pour ces foires
au Canada et il peut également y avoir eu des exposants et
des participants canadiens lors des foires aux États-Unis,
mais cela n’est pas considéré comme un emploi de la marque de commerce au Canada pour les services décrits plus
haut : voir la décision dans Porter c. Don the Beachcomber
63. Précité, note 34.
64. Précité, note 48.
65. Tower Conference Management Co. c. Canadian Exhibition Management Inc.,
(1989), 28 C.P.R. (3d) 428 (Comm. opp.).
192
Les Cahiers de propriété intellectuelle
(1966), 48 C.P.R. 280 (C. d’É.), à 285-6.66 [La traduction est
nôtre.]
Cette décision est intéressante puisque la Commission s’est
demandée si la « composante critique » des services enregistrés avait
été exécutée au Canada et a interprété la description des services
selon son sens ordinaire. Selon la Commission, ceci a pour conséquence que les foires devaient avoir lieu au Canada plutôt qu’organisées au Canada et produites aux États-Unis. Si la Commission avait
décidé d’interpréter la description des services de façon libérale, elle
aurait sûrement conclu que de rechercher des exposants au Canada
était suffisant puisque ceci constitue une activité accessoire à la
production de foires.
Une approche complémentaire pourrait être ce que G.W. Partington, alors président de la Commission, a proposé dans Sentinel
Aluminum Products Col. Ltd. c. Sentinel Pacific Equities Ltd.67. Il a
fait le commentaire suivant dans un obiter dictum concernant le degré
de spécificité requis dans une déclaration de services :
Par conséquent, bien qu’une déclaration de services puisse
être plus difficile à définir en terme de services spécifiques
comparativement à une déclaration relative à des biens, l’alinéa 29 a) [maintenant 30 a)] de la Loi sur les marques de
commerce requiert une mesure de spécificité en association
avec les services où, selon moi, il est raisonnable de s’attendre
à ce qu’une déclaration plus précise des services en des termes
commerciaux ordinaires puisse être fournie par un requérant,
comme c’est le cas dans la présente instance.68 [La traduction
est nôtre.]
Selon lui, les « services immobiliers » incluaient une gamme
de services qui était trop large. Il a considéré qu’on pourrait raisonnablement s’attendre à ce que des services spécifiques tels que des
évaluations immobilières, des services de courtage immobilier, des
services de gérance immobilière, ou des services de location immobilière soient déclarés comme services spécifiques.
Les tribunaux doivent interpréter l’état déclaratif des services
conformément à son sens ordinaire et évaluer si les clients ont pu
bénéficier de l’« essentiel » du service offert par le requérant tout en
66. Précité, note 65, par. 13.
67. Sentinel Aluminum Products Col. Ltd. c. Sentinel Pacific Equities Ltd., (1983),
80 C.P.R. (2d) 201 (Comm. opp.).
68. Précité, note 67, par. 15.
Pour en finir avec la marque de service
193
demeurant au Canada. Lorsque les clients ne peuvent profiter de
l’élément « essentiel » du service au Canada, l’exécution au Canada
de composantes accessoires au service ne devrait pas équivaloir à
l’exécution du service.
4.
L’INTERNET : UN CAS D’ESPÈCE
Tel qu’illustré par les décisions Motel 669 et Westcoast Hotels70,
les tribunaux ont rendu des jugements contradictoires concernant
les activités transfrontalières. Le problème avec la « territorialité »
des marques de services est amplifié dans le monde virtuel en raison
de l’absence complète de frontières. Cette absence de barrière risque
d’avoir un impact important sur la protection des marques canadiennes et en ce sens, une réévaluation des principes jurisprudentiels
s’impose.
L’une des premières décisions en ce qui concerne l’emploi d’une
marque de commerce sur Internet est Pro-C Limited c. Computer City
Inc.71. Ce cas impliquait Computer City, une compagnie américaine,
qui avait lancé une gamme d’ordinateurs en association avec la
marque de commerce WINGEN. Ces ordinateurs étaient seulement
vendus dans les magasins Computer City situés aux États-Unis,
mais ils étaient toutefois annoncés sur le site web de Computer
City, accessible aux résidents canadiens. Un numéro de téléphone
1-800 était affiché sur ce site web, mais aucun achat d’ordinateurs
ne pouvait être fait en ligne. Le plaignant, Pro-C Limited, était le
propriétaire enregistré au Canada de la marque de commerce WINGEN en liaison avec des programmes informatiques. Le lancement
du site web « wingen.com » par Computer City eut des répercussions
catastrophiques sur le site de Pro-C qui a été submergé de demandes
concernant les ordinateurs WINGEN au point où le système informatique de Pro-C s’est effondré. Pro-C a intenté une action judiciaire
contre Computer City et a réclamé compensation pour contrefaçon de
marque de commerce. La Cour supérieure de l’Ontario devait donc
décider si un site web passif, c’est-à-dire non transactionnel, pouvait
constituer un « emploi » de la marque de commerce WINGEN au
Canada. Le juge Whitten a reconnu que la définition traditionnelle
d’« emploi » requiert un transfert de propriété, mais il a néanmoins
décidé d’adopter une approche holistique :
69. Précité, note 48.
70. Précité, note 50.
71. Pro-C Limited c. Computer City Inc., (2000), 7 C.P.R. (4th) 193 (O.J. ; 2000-06-30) ;
infirmé par (2001), 14 C.P.R. (4th) 441 (C.A. d’Ont.), aux présentes « Pro-C Limited ».
194
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Une approche holistique requiert que l’évaluation du cours
normal des affaires commerciales soit considérée dans le
contexte de l’expérience canado-américaine. Les Canadiens
ne vivent pas dans un vide médiatique. Les Canadiens ont
facilement accès à la télévision américaine et ce, quotidiennement. Les Canadiens sont exposés à la publicité américaine
sur les canaux télévisés qu’ils regardent et lorsqu’ils voyagent
de l’autre côté de la frontière. Le magasinage transfrontalier
est une réalité. La conscience des consommateurs canadiens
ne s’arrête pas au 49e parallèle.72 [La traduction est nôtre.]
L’approche du juge Whitten a été complètement rejetée par la
Cour d’appel de l’Ontario, mais elle demeure pertinente lorsqu’il s’agit
des marques de services. La Cour a affirmé que : « dans un langage
familier le mot ‘emploi’ est très large et pourrait inclure la publicité
sur le site web de Computer City. Selon la Loi, ceci est le cas pour
les services, mais non pour les biens »73 [notre traduction]. L’Internet
permet aux consommateurs de se procurer des biens et services à
l’échelle planétaire. Dans ce cadre, il est important d’examiner les
conséquences que les principes développés par la jurisprudence dans
le monde traditionnel risquent d’engendrer.
Tel que nous l’avons vu auparavant, ce qui peut constituer un
service doit être interprété largement. Tant qu’une activité confère
un bénéfice à un consommateur actuel ou éventuel, elle a le potentiel
d’être considérée comme un « service » en vertu de la Loi. Ceci implique que toute compagnie qui développe un site web pourrait potentiellement acquérir des droits en lien avec des marques de commerce
au Canada si elle est en mesure d’exécuter les services au Canada.
Un bon exemple serait le cas des services de revêtement de terrains
de tennis en cause dans l’affaire Dynaturf 74. Tant que la compagnie
qui annonce ses services en ligne peut démontrer qu’elle était prête à
envoyer ses employés au Canada pour effectuer le travail, la marque
serait réputée « employée » au Canada. En ce sens, il n’existe pas de
différence entre les bonnes vieilles annonces dans les journaux qui
circulent au Canada et Internet. Inversement, un traiteur n’aurait
pas droit à la protection de ses marques de commerce au Canada
s’il n’offre pas de services au Canada, et ce même si des millions de
Canadiens consultaient son site web.
72. Ibid., par. 127-136.
73. Ibid., par. 12.
74. Précité, note 30.
Pour en finir avec la marque de service
195
La décision Source Telecomputing Corp (Re)75 reconnaît clairement qu’une marque de commerce associée avec des services peut
être « employée » lorsque affichée sur un site web :
Selon moi, la preuve déposée démontre clairement l’emploi de
la marque de commerce en liaison avec des services d’accès
à de la téléphonie en ligne puisque la marque de commerce
THE SOURCE est montrée dans l’exécution des services, tel
qu’illustré sur la copie de l’écran en ligne déposée en tant que
pièce B. La marque est montrée dans l’introduction aux services
et apparaît également dans trois des choix du menu […].76 [La
traduction est nôtre.]
Un des principaux défis de la publicité sur Internet est de
démontrer que les consommateurs canadiens ou les consommateurs
potentiels ont véritablement accédé au site web. Dans 88766 Canada
Inc.77, la présence de la marque sur le site web a été considérée comme
étant un « emploi » de la marque dans la publicité des services. Il est
intéressant de constater que la Commission a trouvé qu’il était
raisonnable de conclure que les extraits produits en preuve en 2006
étaient représentatifs du site web tel qu’il existait en 2005 et n’a pas
exigé la preuve que des Canadiens avaient effectivement consulté
le site web. Il semble risqué de s’appuyer sur cette décision pour
argumenter que, lorsqu’on parle de publicité sur un site web, il n’y a
pas lieu de prouver la provenance des internautes afin de démontrer
l’exécution des services au Canada. Faire de la publicité sur un site
web n’est pas différent de la publicité par le biais de médiums écrits,
et les informations concernant les visiteurs du site web devraient être
rendues disponibles afin de maximiser le poids de la preuve. À cet
égard, même si un site web indique clairement quelle est la clientèle
visée, cela risque d’être insuffisant pour démontrer l’exécution d’un
service si aucune preuve ne vient démontrer qu’on a accédé au site
à partir du Canada78.
Comme nous le savons tous, Internet a fait de la planète un
marché accessible à toutes les compagnies ayant une présence sur
le web, spécialement les entreprises qui offrent leurs services en
ligne, comme par exemple le service de partage de photos FLICKR.
75. Source Telecomputing Corp (Re), (1992), 46 C.P.R. (3d) 563 (Comm. opp.).
76. Ibid., par. 5.
77. 88766 Canada Inc. c. R.H. Lea & Associates Ltd., 2008 CarswellNat 4513 (Comm.
opp.).
78. Cette situation n’est pas différente de celle dans Cornerstone Securities, précité
à la note 25, où le requérant avait démontré que certaines publicités avaient été
préparées, mais n’était pas capable de prouver que la publicité était distribuée à
des consommateurs éventuels.
196
Les Cahiers de propriété intellectuelle
L’échange entre Yahoo ! Inc. et ses clients est minimal et se limite bien
souvent à un échange d’informations lors de l’ouverture d’un compte.
Une fois l’enregistrement complété, on obtient automatiquement un
accès aux services peu importe l’endroit où l’on se trouve. Le populaire
réseau FACEBOOK opère selon le même modus operandi. Présentement, toute personne ou compagnie peut potentiellement acquérir
des droits dans des marques de commerce au Canada si elle offre des
services en ligne accessibles aux Canadiens, sous réserve des deux
conditions suivantes : i) la marque doit être présente sur le site web
(ce qui constituerait probablement de la publicité conformément au
paragraphe 4(2) de la Loi) ; et ii) les services doivent pouvoir être
exécutés au Canada. À notre connaissance, il n’y a pas de nombre
minimal requis de Canadiens qui doivent avoir consulté un site
web pour qu’une marque soit considérée comme ayant été annoncée
conformément au paragraphe 4(2). Ainsi, une seule personne assise
devant son ordinateur au Canada pourrait, en théorie, être suffisante.
Internet a également instauré la possibilité pour quelqu’un
d’acquérir les droits dans une marque de commerce au Canada sans
même le vouloir. Prenons par exemple un site web dédié à des informations météorologiques à propos de régions éloignées en Russie.
Si au moins un Canadien a accédé au site web parce qu’il prévoyait
un voyage en Russie, il serait possible de prétendre que l’entreprise
russe a ainsi « employé » sa marque au Canada. Il en va de même
pour une station de radio Internet qui est située à Amsterdam et qui
diffuse des émissions via l’Internet. Il serait difficile de nier que ces
deux entreprises ne visent pas, par l’emploi de leurs marques respectives, à distinguer leurs services de ceux des autres et ce, même si
elles n’avaient pas initialement l’intention d’offrir leurs services au
Canada79. Cet emploi peut ne pas être suffisant pour que la chaîne de
météo russe ou la station de radio puissent avoir gain de cause dans
une action en délit de commercialisation trompeuse au Canada, mais
pourrait être suffisant pour justifier le dépôt de demandes d’enregistrement fondées sur un emploi au Canada.
Qu’en est-il du dépôt de procédures d’opposition fondées sur
un emploi antérieur ? Un seul client canadien ne serait vraisemblablement pas suffisant pour établir la réputation nécessaire de
79. L’article 4 de la Loi doit être lu de concert avec l’article 2 qui stipule qu’une marque
de commerce est une marque qui est utilisée par une personne pour distinguer
ou de façon à distinguer les marchandises fabriquées, vendues, données à bail ou
louées ou les services loués ou exécutés, par elle, des marchandises fabriquées,
vendues, données à bail ou louées ou des services loués ou exécutés, par d’autres.
Voir également Clairol Int. Corp. c. Thomas Supply & Equipment Co., (1968),
55 C.P.R. 176 (C. d’É.).
Pour en finir avec la marque de service
197
l’opposant. Mais est-ce que dix clients potentiels seraient suffisants ?
Cent ? Il n’y a malheureusement aucun seuil défini pour atteindre la
réputation nécessaire afin d’opposer une demande d’enregistrement
d’une marque de commerce en se basant sur un emploi préalable
conformément à l’article 16 de la Loi.
La simplicité avec laquelle on peut acquérir une marque de
commerce au Canada remet en question la stabilité du régime canadien des marques de commerce et redéfinit la notion des droits dits
« territoriaux ». En conséquence, il est de plus en plus difficile pour les
compagnies et les individus qui tentent de percer le marché canadien
d’avoir un certain confort quant à la disponibilité de leur marque
au Canada. Effectivement, lorsqu’on traite de services en ligne, les
frontières canadiennes ont de moins en moins d’importance, si elles
en ont encore. Il est suggéré, afin de préserver l’élément fondamental
qu’est la territorialité des droits reliés aux marques de commerce, que
les standards présentement en place soient révisés.
Dans le contexte d’Internet, il serait nécessaire de repenser
certaines parties du système actuel, et peut-être même d’exiger une
« intention » d’acquérir des droits liés aux marques de commerce au
Canada. Il ne s’agit pas d’imposer un seuil très haut, mais simplement
de démontrer que des efforts ont été déployés pour viser les consommateurs canadiens avant de pouvoir acquérir des droits. Ces efforts
pourraient être aussi minimes que d’offrir un numéro de téléphone
sans frais ou de présenter les prix en dollars canadiens80. Ceci est
particulièrement important en contexte d’opposition puisqu’il serait
étrange de permettre à quelqu’un de s’opposer sur la base d’un emploi
antérieur si cet emploi est survenu sans réelle intention.
Une approche similaire a été utilisée par la Commission dans
la décision Osmose81 de 1986. Cette décision a été rendue dans
le contexte d’une opposition à une demande d’enregistrement où
80. Une solution similaire a été retenue par la Cour d’appel anglaise dans 800
Flowers, [2000] F.S.R. 697 (Eng. Ch. D.), jugement confirmé par Flowers Inc. c.
Phonenames Ltd., (2001), [2002] FSR 12 EWCA Civ. 721. Dans cette affaire, le
requérant menait des opérations de fleuriste à New York et avait un site Internet.
Le requérant soutenait que, lors de la réception d’un appel en provenance de
n’importe où dans le monde, il organiserait la livraison de fleurs dans la plupart
des pays. Il a été soumis que, puisqu’on pouvait accéder au site web de partout
dans le monde, incluant le Royaume-Uni, il y avait emploi de la marque. Le juge
Jacob a noté avec raison que ce n’était pas tous les sites web qui étaient destinés
à être accessibles par le monde entier. Selon lui, « tout dépend des circonstances,
tout particulièrement de l’intention du propriétaire du site web et si le destinataire
comprendra s’il accède au site » (notre traduction).
81. Osmose Wood Preserving Co. of America, Inc. c. Osmose-Pentox Inc., (1986),
10 C.P.R. 383.
198
Les Cahiers de propriété intellectuelle
l’opposant contestait la date de premier emploi. La Commission a
reconnu que, selon la jurisprudence, l’exécution des services n’est
pas essentielle en autant que les services soient offerts au Canada.
En appliquant le droit aux faits en l’espèce, la Commission a refusé
de considérer que la marque était employée puisque le requérant ne
s’attendait pas vraiment à recevoir de commandes pour ses services
ni n’avait aucun plan réel pour rencontrer la demande canadienne.
Sans toutefois exiger que tous les futurs propriétaires de marques
de commerce au Canada fassent la preuve de leurs plans d’affaires,
il pourrait être pertinent de rechercher une preuve concrète de leur
intention réelle quant à leurs marques au Canada.
L’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle a suggéré en 2001 que l’emploi d’un signe sur Internet ne devrait constituer
un emploi que si cet emploi a un impact commercial82. L’OPIC propose
à cet effet une liste de facteurs qui pourraient être intéressants
lorsqu’on veut déterminer si une marque de service est réputée avoir
été employée au Canada. Ceux-ci incluent :
a) les éléments indiquant que l’utilisateur du signe mène – ou a
entrepris des préparatifs sérieux en vue de mener au Canada
des activités commerciales portant sur des produits ou des services qui sont identiques ou semblables à ceux pour lesquels
le signe est utilisé sur l’Internet ;
b) si l’utilisateur assure effectivement un service à des consommateurs se trouvant au Canada ou entretient des relations
à caractère commercial avec des personnes se trouvant au
Canada ;
c) si l’utilisateur propose des activités après-vente au Canada,
telles que garantie ou service ;
d) si la fourniture et livraison des produits ou services proposés
est licite au Canada ;
e) si les prix sont indiqués en dollars canadiens ;
f) si l’utilisateur a indiqué des coordonnées au Canada ; et
82. Comité permanent du droit des marques, des dessins et modèles industriels et des
indications géographiques, Recommandation commune concernant la protection
des marques, et autres droits de propriété industrielle relatifs à des signes, sur
l’Internet, OPIC, 3 octobre 2001, disponible en ligne http://www.wipo.int/meetings/
fr/doc_details.jsp?doc_id=1922. L’Assemblée de l’Union de Paris et l’Assemblée
Générale de l’OPIC ont adopté la proposition commune du Comité Permanent
sans aucune modification.
Pour en finir avec la marque de service
199
g) si le texte associé au signe est rédigé dans une langue d’usage
courant au Canada.
Il n’est pas suggéré qu’un effet commercial est absolument
nécessaire pour permettre à une marque d’être enregistrée en association avec un service83, mais ces facteurs peuvent constituer des
guides utiles dans l’évaluation de l’intention d’acquérir des droits
reliés à une marque au Canada.
CONCLUSION
Il y a cinquante-cinq ans, les marques de services étaient
intégrées dans la législation canadienne pour répondre au besoin
des manufacturiers de protéger leurs activités, telles que des services
de nettoyage à sec. Depuis lors, aucune modification substantielle à
la Loi sur les marques de commerce n’a été apportée. Tel qu’illustré
dans cet article, la jurisprudence ne s’est pas développée de façon
constante ; bien au contraire. Il est maintenant temps de revoir la
Loi et de fournir une définition claire de la notion de service et de
ses composantes. Il serait opportun pour le législateur d’aborder
la question des activités transfrontalières et d’établir clairement
que l’essentiel du service doit être exécuté au Canada pour qu’il y
ait emploi d’une marque de commerce. Il est également temps de
considérer les résultats produits par l’application de la Loi sur les
marques de commerce au monde en ligne et finalement décider, en
tant que société, comment nous voulons protéger les propriétaires de
marques et ce que nous jugeons nécessaire pour acquérir des droits
de marques de commerce au Canada.
83. La notion d’« effet commercial », par exemple, semble irréconciliable avec la
possibilité d’avoir des marques de services pour des fins philanthropiques.
Vol. 22, nº 2
Revue de la jurisprudence
canadienne 2009 en matière
de droits d’auteur
David R. Collier*
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 203
1. Neugebauer c. Labieniec, 2009 C.F. 666 . . . . . . . . . . . . . . . . . . 204
2. Drolet c. Stiftung Gralsbotschaft, 2009 C.F. 17 . . . . . . . . . . . . 206
3. La décision de la Commission du droit d’auteur visant
les services de radio satellitaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 209
4. La décision de la Commission du droit d’auteur visant
les établissements d’enseignement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 213
© Ogilvy Renault, 2010.
* Avocat, David R. Collier est un associé du cabinet Ogilvy Renault ; l’auteur remercie
l’étudiante Geneviève Béchard de sa collaboration à cet article.
201
INTRODUCTION
Nous avons repéré quatre décisions en droit d’auteur rendues
en 2009 – hormis évidemment celle de l’affaire Robinson qui sera traitée ailleurs dans ce numéro – qui méritent notre attention. Puisque
trois de ces quatre décisions sont portées devant la Cour d’appel
fédérale, il faudra attendre encore plusieurs mois avant d’avoir des
réponses définitives aux questions suivantes :
1. Les coauteurs doivent-ils avoir formulé l’intention de créer
une œuvre unique dès le début de leur collaboration ? (affaire
Neugebauer c. Labieniec) ;
2. La loi canadienne s’applique-t-elle à l’acte de reproduire, à
partir du Canada, une œuvre musicale sur un serveur situé
aux États-Unis ? (affaire de la radio satellite) ;
3. La loi canadienne s’applique-t-elle à l’autorisation donnée au
Canada de reproduire une œuvre musicale aux États-Unis ?
(affaire de la radio satellite) ;
4. La reproduction de 4 à 6 secondes, ou de 10 secondes, d’une
œuvre musicale constitue-t-elle la reproduction d’une partie importante de l’œuvre aux termes de la Loi sur le droit
d’auteur ? (affaire de la radio satellite) ;
5. Les copies faites par un enseignant pour utilisation en classe par
ses étudiants peuvent-elles servir à des fins de recherche, d’étude
privée ou de critique ? La reproduction d’extraits de manuels
scolaires par les enseignants constitue-t-elle, dans les faits, une
utilisation équitable de ces œuvres ? (affaire Access Copyright).
Enfin, la décision dans Drolet c. Stiftung Gralsbotschaft n’a pas
été portée en appel. Cette décision de la Cour fédérale retient notre
attention puisque la Cour a conclu qu’on ne saurait étendre la portée
de la protection conférée par le droit d’auteur sur le titre d’une œuvre
en enregistrant le titre comme marque de commerce1.
1. Pour une excellente analyse de cet aspect de la décision, voir PIGEON (Sébastien),
« Droit d’auteur, marque de commerce et titre d’une œuvre — État de la protection
juridique accordée au titre d’une œuvre à la suite de la décision Drolet c. Stiftung »,
203
204
1.
Les Cahiers de propriété intellectuelle
NEUGEBAUER C. LABIENIEC, 2009 C.F. 666
Il est question d’une demande visant à faire radier l’inscription
d’un certificat d’enregistrement de droit d’auteur sur une œuvre
littéraire intitulée Gesi Puch, conformément au paragraphe 57(4) de
la Loi sur le droit d’auteur. Ce certificat, enregistré le 12 juillet 2006
par la défenderesse, l’identifie avec le demandeur comme coauteur et
propriétaire du livre en question. Le demandeur, Henry Neugebauer,
est né en Pologne. Le livre, écrit en polonais, est basé sur sa vie et sur
son expérience comme survivant de l’Holocauste. C’est en 2005 que
Neugebauer a communiqué avec la défenderesse, Anna Labieniec,
une écrivaine et journaliste. Selon Neugebauer, ils ont conclu une
entente écrite en vue de la création d’un livre dont le demandeur
serait l’auteur et la défenderesse, l’éditrice. Pour sa part, Labieniec
maintient que cette entente ne faisait nullement référence à l’écriture
d’un livre, mais plutôt à la préparation d’une transcription révisée
des mémoires du demandeur enregistrés sur bande magnétique,
mémoires se référant à son expérience de l’Holocauste. Elle allègue
qu’une seconde entente, orale cette fois-ci, serait intervenue entre les
parties, où celles-ci auraient convenu de l’écriture d’un livre, comme
coauteurs, à partir de la transcription approuvée par Neugebauer.
Selon la Cour, la première entente écrite entre les parties
identifie le demandeur comme auteur et la défenderesse comme
éditrice. L’entente ne fait pas référence à la création d’un livre, mais
réfère plutôt à l’œuvre comme une « édition » ou des « mémoires ».
La Cour conclut, en raison de la faible compensation monétaire, du
délai de deux mois accordé pour terminer le travail et de l’absence
de dispositions dans l’entente concernant le droit d’auteur ou des
redevances, qu’il s’agit d’un contrat à portée limitée, soit uniquement
pour la transcription, le remaniement et la mise en forme du matériel
audio du demandeur en un résultat écrit organisé en langue polonaise.
Toujours selon la Cour, la seconde entente orale vise la création
en collaboration du livre, publié en 2006 à Toronto. La couverture du
livre indique les noms des deux parties, le nom du demandeur étant
au-dessus et en caractères plus larges que celui de la défenderesse.
L’information concernant la publication sur la deuxième page du
livre mentionne que Neugebauer et Labieniec sont titulaires du
droit d’auteur. La Cour rejette la prétention de Neugebauer selon
laquelle il n’était pas au courant au moment de l’impression du livre
qu’on faisait référence à Labieniec comme auteure, citant la preuve
dans Développements récents en droit du divertissement 2009 (Cowansville : Blais,
2009), page 113.
Revue de la jurisprudence canadienne 2009
205
démontrant que Neugebauer avait apporté chez lui une ébauche du
livre, n’avait jamais contesté son contenu et avait fait la promotion
du livre au Canada et en Pologne conjointement avec la défenderesse.
Quant à la participation de Labieniec à l’œuvre, la Cour rejette
la prétention de Neugebauer voulant qu’elle n’ait que repris la transcription de ses propos en apportant des améliorations mineures. Au
contraire, la Cour croit que le demandeur n’a pas procuré à la défenderesse suffisamment de souvenirs personnels pour lui permettre d’en
tirer un livre. Elle a dû puiser dans son imagination pour compléter
le tout. Son récit est plus que la simple transcription des mémoires
du demandeur ; elle a fait preuve de la créativité et de l’originalité
nécessaires pour lui permettre d’être considérée comme une auteure.
La Cour examine ensuite les critères pour déterminer s’il y
a présence de coauteurs, soit l’existence d’une collaboration entre
les parties et le fait que les contributions de chacun ne sont pas
distinctes2. Étant donné le comportement de Neugebauer lors des
événements promotionnels qui ont suivi la publication du livre, où il
s’est lui-même identifié comme coauteur, la Cour conclut qu’il y a eu
lors de la création du livre une collaboration menant à la réalisation
d’une œuvre unitaire. Par conséquent, la Cour conclut que le certificat
d’enregistrement décrit correctement les deux parties comme étant
propriétaires et coauteurs du livre, et la demande en radiation est
rejetée.
Cette décision est digne d’intérêt parce que la Cour examine
la contribution d’un éditeur par opposition à celle d’un auteur, dans
le cadre d’un récit autobiographique. La décision est également
notable parce que la Cour en vient à la conclusion qu’il n’est pas
nécessaire d’établir que deux parties avaient formulé l’intention
d’être coauteurs au moment où elles ont amorcé leur collaboration.
En ce sens, la Cour a choisi de ne pas suivre la décision de la Cour
suprême de la Colombie-Britannique dans l’affaire Neudorf ainsi
que d’autres décisions des cours provinciales3, mais de suivre plutôt
la décision anglaise de 1871 dans Levy c. Rutley4. Cette conclusion
du juge étant portée en appel, il faut attendre de voir quelle sera la
position définitive en droit canadien.
2. Article 2 de la Loi sur le droit d’auteur, « œuvre créée en collaboration ».
3. Neudorf c. Nettwerk Productions Ltd., (1999), 3 C.P.R. (4th) 129 (B.C.S.C.) ; Drapeau c.
Carbone 14, 2000 J.Q. 1171 (C. sup. Qué.) ; confirmé à [2003] R.J.Q. 2532 (C.A. Qué.) ;
Saxon c. Communications Mont-Royal inc., 2000 J.Q. 5634 (C. sup. Qué.) ; Dolmage
c. Erskine, (2003), 23 C.P.R. (4th) 495 (C.J. d’Ont. - Petites Créances) ; Wall c. Horn
Abbot Ltd., 2007 NSSC 197 (NSSC).
4. Levy c. Rutley, (1871), 6 L.R. 976 (CP).
206
2.
Les Cahiers de propriété intellectuelle
DROLET C. STIFTUNG GRALSBOTSCHAFT,
2009 C.F. 17
Le demandeur, Yvon Drolet, est un adepte du Message du
Graal, qui se veut une réponse aux questions existentielles auxquelles s’intéressent toutes les religions. Le Message du Graal est
l’œuvre d’Oskar Ernst Bernhardt, auteur allemand décédé en 1941.
Drolet découvre en 2000 l’existence de ce qu’il estime être l’œuvre
originale de Bernhardt, dans son édition de 1931. Il en vient alors
à la conclusion que l’édition qu’il connaissait, publiée en 1949-1950
par Stiftung Gralsbotchaft, une société allemande fondée par la
veuve de Bernhardt, diffère de l’édition originale. Il entreprend de
publier en mai 2001 cent exemplaires de ce qu’il considère être la
véritable version française du Message du Graal, telle que publiée du
vivant de l’auteur. Pour ce faire, il s’inspire grandement de certaines
traductions, notamment de celle de Paul Kaufman. Ce dernier a fait
la traduction française de la version que distribue la Fondation du
Mouvement du Graal, une corporation à but non lucratif qui collabore
avec Stiftung afin de publier au Canada des ouvrages portant sur
l’œuvre de l’auteur.
En mars 2002, la Fondation met Drolet en demeure de cesser
immédiatement toute diffusion, distribution ou communication,
sous quelque forme que ce soit, de tout livre, ouvrage ou publication
contenant les marques de commerce enregistrées par Stiftung sous
le nom de plume de Bernhardt ainsi que les titres des œuvres et
le symbole employés par les adhérents au message de Graal. Drolet réplique en intentant une action visant à faire radier lesdites
marques. Trois ans plus tard, les défenderesses déposent une demande
reconventionnelle pour demander à la Cour de déclarer que le texte
distribué par Drolet constitue une violation de leurs droits d’auteur,
sous prétexte que l’ouvrage de celui-ci est une copie substantielle
de la traduction de l’œuvre originale effectuée par Kaufman pour
Stiftung et la Fondation.
La Cour traite d’abord la demande de radiation des marques
de commerce. Elle conclut que le nom de plume de Bernhardt, soit
« Abd-Ru-Shin » n’est pas le prénom ou le nom de famille d’une
personne vivante ou récemment décédée (selon le juge, « il ne s’agit
clairement pas d’un nom susceptible de se retrouver dans un annuaire
téléphonique au Canada5 ») et est donc enregistrable.
5. Drolet c. Stiftung Gralsbotschaft, 2009 CF 17, par. 160.
Revue de la jurisprudence canadienne 2009
207
De même, le sigle associé à Abd-Ru-Shin est enregistrable, car
il ne jouit pas d’une reconnaissance universelle et historique comme
emblème officiel, de sorte qu’il ne saurait être approprié par l’enregistrement d’une marque de commerce. Par contre, la Cour en vient
à la conclusion que le titre de l’œuvre Dans la Lumière de la Vérité
ne peut être validement enregistré comme marque de commerce au
motif que le titre d’un livre est intrinsèquement distinctif, car il s’agit
de la seule façon d’identifier le livre en question.
La Cour étaye sa décision à cet égard en concluant que permettre l’usage exclusif d’un titre d’œuvre comme marque de commerce
viendrait contrer l’intention du législateur qui est de mettre une
œuvre à la disposition du public à l’échéance du terme de la protection
conférée par le droit d’auteur. La Cour écrit :
Le législateur n’a pas pu vouloir étendre indirectement la
portée du droit d’auteur en permettant que l’on s’approprie
le titre d’une œuvre. Comment pourrait-on en effet commercialiser un livre sans y référer par son titre ? Un tel résultat
m’apparaît absurde.6
Puisque Drolet a employé le sigle enregistré par les défenderesses, et ce, en association avec les mêmes produits que les défenderesses, la Cour conclut que Drolet a violé les droits des défenderesses.
Toutefois, puisque le nom de plume qu’employait Drolet avait une
épellation différente du nom employé par les défenderesses, et puisque
ces dernières n’ont pas pu prouver la confusion, l’action des défenderesses en contrefaçon de cette marque a été rejetée.
La Cour considère ensuite si les droits d’auteur des défenderesses ont été violés. La Cour devait décider en premier lieu si
la traduction de Kaufman constituait une œuvre originale. D’après
la preuve, Kaufman aurait travaillé pendant 40 ans afin de perfectionner la traduction française du Message du Graal et, même s’il
a pu s’inspirer des traductions antérieures, la Cour conclut qu’il a
substantiellement modifié les traductions antérieures et qu’il a donc
créé une nouvelle traduction originale. La Cour en vient également
à la conclusion que Kaufman avait reçu l’autorisation des ayants
droit de Bernhardt pour faire la traduction de l’œuvre de ce dernier.
Par contre, Kaufman a-t-il traduit l’œuvre de Bernhardt, ou bien une
autre œuvre qui résulte du remaniement de la parole de Bernhardt
suite à son décès ? C’est la question qui déchire les adhérents du
Message du Graal et qui a poussé Drolet à publier ce qu’il considérait
6. Drolet c. Stiftung Gralsbotschaft, supra, note 5, par. 188.
208
Les Cahiers de propriété intellectuelle
comme la véritable version française du Message du Graal. Drolet
soutient que les défenderesses ne sont pas les titulaires des droits
sur la traduction de Kaufman, car il ne s’agit pas d’une traduction
de l’œuvre de Bernhardt.
Bien que la Cour désire éviter ce débat théologique, elle conclut
néanmoins que les modifications apportées à l’œuvre traduite par
Kaufman ne la transformaient pas au point d’en faire une œuvre
distincte de celle écrite par Bernhardt avant son décès. La traduction
de Kaufman portait donc sur l’œuvre sur laquelle Stiftung prétendait
détenir des droits d’auteur. De plus, la Cour conclut que Stiftung est
propriétaire des droits d’auteur sur la traduction de Kaufman, même
si elle ne peut tirer aucun bénéfice des certificats d’enregistrement
de droit d’auteur enregistrés par Stiftung immédiatement après que
cette dernière eut obtenu l’autorisation de se porter demanderesse
reconventionnelle. La décision contient une mise en garde contre
ceux qui déposent des certificats d’enregistrement dans le seul but
de bénéficier des présomptions qui en découlent dans le cadre d’une
action pour violation de droit d’auteur.
La Cour conclut en ces termes : « Cette présomption me paraît
cependant bien faible dans les circonstances, les défenderesses ayant
enregistré bien tardivement leur certificat de droit d’auteur »7.
La Cour conclut également que Drolet a violé les droits d’auteur
de Stiftung sur la traduction de Kaufman. Bien que Drolet prétende
avoir été inspiré par des traductions antérieures, avoir modifié la
présentation des exposés et avoir ajouté du texte, la Cour conclut que
le texte de Drolet est essentiellement identique à celui de Kaufman.
Par ailleurs, la Cour rejette l’argument de Drolet voulant qu’il ait
pu involontairement utiliser une phraséologie similaire à celle que
l’on retrouve dans la traduction de Kaufman. La Cour conclut que
même une reproduction « inconsciente doit être considérée comme
une copie »8.
L’affaire Drolet offre une belle illustration de l’application aux
faits des principes du droit d’auteur, telles l’originalité, l’identification
d’œuvres distinctes et la violation, même inconsciente, des droits
d’auteur. Or, après s’être livrée à une longue analyse de ces questions,
la Cour en vient finalement à la conclusion que l’action pour violation
du droit d’auteur de Stiftung est prescrite. Les conclusions de la Cour
n’ont donc pas valeur de précédent judiciaire.
7. Drolet c. Stiftung Gralsbotschaft, supra, note 5, par. 243.
8. Drolet c. Stiftung Gralsbotschaft, supra, note 5, par. 257.
Revue de la jurisprudence canadienne 2009
3.
209
LA DÉCISION DE LA COMMISSION DU DROIT
D’AUTEUR VISANT LES SERVICES DE RADIO
SATELLITAIRE9
Il s’agit d’une décision homologuant le tarif des redevances à
percevoir par la SOCAN, la SCGDV et CSI10 à l’égard des services de
radio satellitaire à canaux multiples par abonnement.
En juin 2005, le Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes (« CRTC ») a délivré à Sirius Radio Satellite (« Sirius Canada ») et à Canadian Satellite Radio Inc. (« CSR
Canada ») des licences de radiodiffusion pour offrir des services de
radio par satellite au Canada.
Les deux services canadiens se servent des satellites mis en
orbite par leur coentreprise américaine ainsi que d’un réseau d’émetteurs terrestres qui permettent d’éviter les interruptions de signal.
Avec cette infrastructure, les services sont en mesure de livrer leur
programmation à leurs abonnés peu importe où ils se trouvent en
Amérique du Nord.
Selon les termes des licences accordées par le CRTC, les
deux services canadiens doivent offrir à leurs abonnés un minimum
de contenu produit au Canada. En conséquence, des cent trente
(130) canaux offerts par CSR Canada, treize (13) sont produits au
Canada, alors que des cent dix (110) canaux offerts par Sirius Canada,
onze (11) le sont. La programmation des canaux canadiens est créée
au Canada avant d’être transmise aux serveurs situés aux États-Unis.
De là, la programmation canadienne est ajoutée à celle produite aux
États-Unis et transmise aux satellites par liaison ascendante pour
être livrée aux récepteurs des abonnés canadiens.
Pour les fins de sa programmation canadienne, CSR Canada
maintient un lien de communication numérique reliant ses bureaux
canadiens à l’infrastructure américaine, ce qui permet aux stations
de travail de transmettre des instructions directement du Canada
aux serveurs situés à Washington.
9.
Décision de la Commission du droit d’auteur, Canada, homologuant le tarif des
redevances à percevoir par la SOCAN (2005-2009), la SCGDV (2007-2010) et CSI
(2006-2009) à l’égard des services de radio satellitaire à canaux multiples par
abonnement, le 8 avril 2009, http://www.cb-cda.gc.ca/decisions/2009/20090408-m-b.
pdf.
10. Société canadienne des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (SOCAN),
Société canadienne de gestion des droits voisins (SCGDV) et CMRRA/SODRAC
inc. (CSI).
210
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Pour faire sa programmation, CSR Canada reçoit le contenu
audio sous forme de CD ou par l’intermédiaire d’un service Internet
(« DMDS-Musicrypt ») fourni par l’industrie de l’enregistrement
sonore. Lorsqu’elle reçoit un nouveau CD, l’équipe de production en
fait une copie directement sur le serveur aux États-Unis au moyen
d’un lien numérique, sans en faire de copies au Canada, alors que si
une copie encodée provient au programmeur par Internet, ce dernier
crée un fichier audionumérique dans une station de travail située au
Canada avant de le transférer au serveur principal aux États-Unis.
Sirius Canada acquiert son contenu canadien de tiers fournisseurs situés au Canada. Ces fournisseurs transmettent la programmation canadienne directement aux installations américaines
à partir de leurs serveurs canadiens afin que les programmations
canadienne et américaine puissent être transmises aux satellites
par liaison ascendante.
Ces techniques de production soulèvent la question de savoir
si les services canadiens font des reproductions au Canada à l’égard
desquelles ils sont redevables envers les titulaires de droits. Sirius
Canada reconnaît sa responsabilité en ce qui concerne les reproductions faites au Canada par ses tiers fournisseurs. CSR Canada reconnaît également sa responsabilité à l’égard des reproductions qu’elle
crée temporairement sur ses serveurs canadiens lorsqu’elle reçoit
des fichiers musicaux par Internet (« DMDS-Musicrypt »). Toutefois,
elle nie être responsable des reproductions qui sont « entreprises »
au Canada lorsque CSR Canada transfère un fichier musical de sa
station de travail située au Canada au serveur américain.
Par ailleurs, d’autres reproductions découlent des activités des
services canadiens. CSR Canada et Sirius Canada vendent aux abonnés canadiens des récepteurs portables ou les font installer dans des
automobiles neuves. Chaque récepteur stocke en tout temps dans sa
mémoire vive de 4 à 6 secondes des signaux reçus des satellites. Cette
mémoire « tampon » sert à éviter des problèmes de réception. De plus,
lorsqu’ils sont activés, plusieurs modèles de récepteurs enregistrent
automatiquement jusqu’à 40 minutes des signaux transmis afin de
permettre à l’abonné de faire une pause et de reprendre l’écoute ou
de réentendre une émission, etc. Finalement, certains récepteurs
permettent aux abonnés d’enregistrer plusieurs heures de leur programmation préférée.
Pour les fins tarifaires, puisqu’il n’y aucun doute que les services de radio satellitaire communiquent au public par télécommunication des œuvres musicales, des prestations et des enregistrements
Revue de la jurisprudence canadienne 2009
211
sonores, la Commission établit à 4,26 % et à 1,18 % des revenus totaux
des services de radio satellitaire les redevances payables à la SOCAN
et à la SCGDV, respectivement. Toutefois, l’établissement des tarifs
est beaucoup plus compliqué en ce qui a trait au droit de reproduction
administré par CSI. La Commission doit décider :
1. si les services canadiens sont responsables des reproductions
faites par les services de radio satellitaire américains, sur les
serveurs situés aux États-Unis, à des fins de diffusion aux
États-Unis et au Canada ;
2. si CSR Canada est responsable des reproductions « entreprises »
au Canada mais stockées sur les serveurs aux États-Unis ;
3. si les services canadiens sont responsables des reproductions
d’une durée de 4 à 6 secondes stockées dans la mémoire vive
de chaque récepteur ou des reproductions d’une durée de
10 secondes stockées dans la mémoire d’un ordinateur lors de
la transmission Internet (streaming) ;
4. si les services canadiens sont responsables des reproductions
d’une durée de 40 minutes ou plus stockées automatiquement
sur les récepteurs ou par suite de l’intervention des abonnés.
En ce qui concerne les copies faites aux États-Unis par les services américains, la Commission en vient à la conclusion que, puisque
tous les gestes associés à la réalisation des copies sont survenus aux
États-Unis, ces copies sont régies par le droit américain. Selon la
Commission, l’acte d’autoriser ces reproductions américaines, même
s’il a lieu au Canada, est régi également par la loi américaine. La
Commission conclut en ces termes : « L’acte autorisant la contrefaçon
à l’étranger est assujetti à la loi régissant cette contrefaçon »11. Par
conséquent, la Commission conclut qu’elle n’a pas compétence pour
homologuer un tarif relativement à ces reproductions.
La Commission en vient à la même conclusion relativement
aux copies faites sur les serveurs américains par des programmeurs
de CSR Canada situés au Canada. Selon la Commission, puisque la
copie est créée aux États-Unis, le fait que celle-ci soit « entreprise »
au Canada n’a pas d’importance. Elle écrit :
À notre avis, le fait que le lieu de sortie des données soit différent de celui de la personne qui a appuyé sur le bouton pour
créer la copie n’a aucune importance.12
11. Décision de la Commission, supra, note 9, par. 79.
12. Décision de la Commission, supra, note 9, par. 72.
212
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Par conséquent, selon le principe de la territorialité, la Commission conclut qu’elle n’a pas compétence pour homologuer un tarif
relativement aux reproductions faites sur les serveurs américains à
partir du Canada.
Qu’en est-il des 4 à 6 secondes de signaux stockées dans la
mémoire vive des récepteurs ? Il s’agit d’un tampon en défilement
(rolling buffer) par lequel une œuvre musicale se déroule en tranches
de 4 à 6 secondes selon le principe « premier entré, premier sorti »,
de sorte que même si l’œuvre musicale se trouve à être enregistrée
dans sa totalité, il n’existe jamais plus de 4 à 6 secondes de celle-ci
dans la mémoire du receveur à un moment donné. Sur cette question,
la Commission conclut que, bien qu’il s’agisse d’une reproduction au
sens de la Loi, sous une forme matérielle, il ne s’agit pas pour autant
de la reproduction d’une partie substantielle de l’œuvre. Voici son
raisonnement :
Le déroulement par tranches de 4 à 6 secondes d’une œuvre
musicale n’offre jamais l’œuvre dans son ensemble. Un abonné
ne dispose en aucun temps d’une série de clips qui, réunis
ensemble, constitueraient une partie importante de l’œuvre. Il
importe peu qu’au bout du compte la totalité des œuvres transmises soit reproduite. Il s’agit d’un tampon en défilement et en
aucun temps pouvons-nous accoler toutes les portions de copies
pour en arriver à une copie complète d’une œuvre musicale.13
De la même façon, la Commission est d’avis que les 10 secondes
d’une œuvre musicale enregistrées dans la mémoire tampon d’un
ordinateur ne constituent pas une partie substantielle de l’œuvre
en question.
Par contre, en ce qui concerne les reproductions créées sur les
récepteurs, la Commission en vient à la conclusion que les services
de radio satellitaire autorisent les reproductions en question et qu’ils
doivent donc payer des redevances à CSI pour ces reproductions.
Toutes les conclusions de la Commission relatives aux reproductions sont portées en contrôle judiciaire devant la Cour d’appel
fédérale, soit par CSI soit par CSR Canada et Sirius Canada. CSI
fait valoir que le fait d’autoriser, au Canada, une reproduction à
l’étranger constitue un acte réservé au titulaire du droit d’auteur qui
est assujetti à la loi canadienne. CSI prétend également que le fait
« d’entreprendre » une reproduction au Canada, même si la copie qui
en résulte réside sur un serveur américain, constitue une reproduction
13. Décision de la Commission, supra, note 9, par. 97.
Revue de la jurisprudence canadienne 2009
213
au Canada qui est protégée par la loi canadienne. À cet égard, CSI
soutient que la Commission a confondu « l’acte de reproduction », qui
est réservé au titulaire en vertu de l’alinéa 3(1)a) de la Loi sur le droit
d’auteur, et qui a lieu au Canada, avec la reproduction elle-même,
(c’est-à-dire, la copie additionnelle) qui, elle, existe aux États-Unis.
De plus, CSI conteste la conclusion de la Commission selon
laquelle la totalité d’une œuvre musicale n’est pas reproduite dans
la mémoire vive d’un récepteur ou d’un ordinateur dans le cadre de
la réception des signaux par satellite. CSI soutient à cet égard que la
totalité de l’œuvre est nécessairement reproduite et que les segments
de 4, 6 ou 10 secondes constituent donc une partie importante des
œuvres en question.
Lors du contrôle judiciaire, les services de radio satellitaire
soutiennent pour leur part qu’ils n’exercent pas suffisamment de
contrôle sur les activités de leurs abonnés pour qu’on puisse conclure
qu’ils autorisent les copies faites sur les récepteurs. Cette prétention
forcera le tribunal à examiner de nouveau ce qui constitue une autorisation selon les critères de la Cour suprême dans l’affaire CCH14.
4.
LA DÉCISION DE LA COMMISSION DU DROIT
D’AUTEUR VISANT LES ÉTABLISSEMENTS
D’ENSEIGNEMENT
Access Copyright est une société qui administre les droits des
auteurs et des éditeurs de livres, magazines, revues et journaux. En
2004, Access Copyright demande le paiement de redevances pour la
reprographie d’œuvres littéraires dans les écoles primaires et secondaires à l’extérieur du Québec. La Commission a rendu sa décision en
juin 2009, en établissant une redevance de 5,16 $ par élève (équivalent
temps plein) pour le droit de photocopier des œuvres figurant dans le
répertoire d’Access Copyright.
Le tarif a été établi par la Commission en fonction du nombre
estimatif de photocopies faites dans les écoles, les commissions
scolaires et les bureaux du ministère de l’Éducation pendant une
année scolaire, multiplié par la valeur attribuée à chacune des pages
photocopiées. Pour estimer le nombre de pages photocopiées, la
Commission s’est fiée aux résultats d’une étude qui a eu lieu dans un
échantillonnage de 894 écoles, 31 commissions scolaires et 17 bureaux
du ministère de l’Éducation entre 2005 et 2006. À chacun de ces
endroits, un représentant d’Access Copyright s’est installé pendant
14. CCH Canadienne Ltée. c. Barreau du Haut-Canada, [2004] 1 R.C.S. 339.
214
Les Cahiers de propriété intellectuelle
dix jours pour recueillir des informations sur chacun des documents
photocopiés par des membres du personnel. Avec ces informations,
Access Copyright a procédé à une analyse bibliographique afin de
déterminer la nature de l’œuvre copiée et d’identifier le titulaire des
droits.
Selon l’étude d’Access Copyright, quelque 10,3 milliards de
pages ont étés photocopiées par ces institutions pendant l’année 20052006. De ce nombre, 3,1 milliards de pages photocopiées provenaient
de documents publiés, dont 265,1 millions de pages donnaient droit
à une rémunération à Access Copyright.
Toutefois, afin d’arriver au calcul final de la rémunération,
la Commission devait décider combien de reproductions devaient
être exclues du volume au motif qu’elles bénéficiaient de l’exception
relative à l’utilisation équitable (articles 29, 29.1 et 29.2 de la Loi sur
le droit d’auteur). En d’autres mots, il s’agissait de savoir le nombre
de photocopies qui étaient faites par les institutions éducatrices
à des fins d’étude privée ou de recherche, de critique et de compte
rendu ou de communications des nouvelles et ne donnaient pas droit
à une rémunération. Les parties ne s’entendaient pas sur la portée
à donner à ces exceptions ni sur l’interprétation de la preuve devant
la Commission.
L’intérêt de la décision de la Commission repose essentiellement dans son application aux faits des principes portant sur l’utilisation équitable énoncés par la Cour suprême dans l’affaire CCH15.
Dans sa décision, la Commission note que, depuis l’affaire CCH,
les exceptions prévues à la Loi sur le droit d’auteur sont dorénavant
des droits de l’utilisateur qui doivent être interprétés de façon libérale
afin de maintenir un équilibre entre les droits des titulaires de droits
d’auteur et les intérêts des utilisateurs. La Commission reconnaît
également que l’exception relative à l’utilisation équitable ne s’applique qu’à certaines fins énumérées dans la Loi. De surcroît, pour
déterminer si une utilisation est équitable, une deuxième analyse
s’impose et consiste à examiner une liste de facteurs établis dans
l’affaire CCH, dont le but de l’utilisation, la nature et l’ampleur de
l’utilisation, les solutions de rechange, la nature de l’œuvre et l’effet
de l’utilisation sur l’œuvre.
Avant de commencer son analyse des faits, la Commission a
reconnu qu’une pratique ou un système pouvait constituer la preuve
qu’une utilisation est équitable, tout aussi bien que la preuve d’un
15. CCH Canadienne Ltée. c. Barreau du Haut-Canada, [2004] 1 R.C.S. 339.
Revue de la jurisprudence canadienne 2009
215
geste individuel. Dans l’affaire CCH, la politique mise en place par
la Grande Bibliothèque pour encadrer les activités des utilisateurs
de ses services offrait, selon le tribunal, une garantie que l’utilisation
faite des œuvres était généralement équitable. Or, la Commission a
conclu qu’aucune politique équivalente n’existait dans les écoles, les
commissions scolaires et les ministères, de sorte qu’il fallait examiner
les circonstances cas par cas. Toutefois, la grande quantité d’informations obtenues dans le cadre de l’étude d’Access Copyright permettait
à la Commission de faire une analyse plus générale.
La Commission examine premièrement la question de savoir
si les utilisations servaient à une fin énumérée dans la Loi. Pour
répondre à cette question, la Commission accepte d’emblée les déclarations faites par des copistes. Par conséquent, si le copiste a déclaré
que les copies ont été faites à des fins d’étude privée, la Commission
accepte cette déclaration, même s’il existe d’autres faits qui tendent
à démontrer que les copies avaient été faites pour une autre fin (par
exemple, la distribution aux élèves en classe).
Après avoir accepté pour avérées les fins de l’utilisation telle
que déclarée, la Commission examine les faits à la lumière des six
critères énumérés par la Cour suprême dans l’affaire CCH. C’est en
examinant le premier critère, soit le but de l’utilisation, que la Commission procède à une évaluation objective du but ou du motif réel
de l’utilisation. La Commission a donc examiné non seulement la fin
de l’utilisation telle que déclarée par les copistes, mais aussi d’autres
facteurs tels le nombre de copies faites, et si les copies avaient été
faites à l’initiative de l’enseignant ou à la demande d’un ou des étudiants. Selon la Commission, si de multiples copies ont été faites par
un enseignant à la demande d’un étudiant et que l’enseignant déclare
que les copies ont été faites à des fins d’étude privée, la Commission
accepte qu’il s’agisse du véritable motif, car il s’agit du véritable but
de l’étudiant ayant demandé des copies. Par contre, si de multiples
copies ont été faites à l’initiative du professeur pour distribution en
classe à ses étudiants, la Commission refuse d’accepter qu’elles ont été
faites à des fins d’étude privée car, selon la Commission, il s’agit dans
ce cas d’une étude « non privée », ce qui tend à être une utilisation
inéquitable dans les faits.
La Commission applique le même raisonnement au deuxième
critère pour déterminer si l’utilisation est équitable, soit la nature de
l’utilisation. La Commission conclut ce qui suit :
Ici encore, pour ce qui est de la copie unique faite pour l’usage
du copiste et de la copie unique ou multiple faite pour un tiers à
216
Les Cahiers de propriété intellectuelle
sa demande, il nous semble que l’application de ce critère tend
à indiquer que l’utilisation est équitable. Règle générale, une
seule copie est faite ; s’il y en a plusieurs, on devrait, tout comme
on l’a fait précédemment, tenir pour acquis que la personne qui
demande les copies agit pour le compte d’autres personnes qui
poursuivent la même fin qu’elle. Pour ce qui est des copies faites
à l’initiative de l’enseignant pour ses élèves, nous en venons à la
conclusion opposée. On parle ici de copies multiples distribuées
à l’ensemble de la classe à l’initiative de l’enseignant. De plus,
la preuve révèle que l’élève conserve la plupart du temps la
photocopie dans un cartable aussi longtemps qu’il conserverait
l’original : jusqu’à la fin de l’année scolaire.16
En ce qui concerne le troisième critère, soit l’ampleur de l’utilisation, la Commission conclut que, bien que rien n’indique que les
enseignants faisaient plus de copies que le nombre autorisé par la
licence autrefois accordée par Access Copyright, le fait que l’enseignant fasse de nombreuses copies des mêmes recueils pour l’utilisation en classe tend à rendre inéquitable l’ampleur de l’utilisation
dans son ensemble.
La Commission est aussi d’avis que des établissements d’enseignement ont le choix d’acheter l’original du livre au lieu de le photocopier, de sorte qu’il existe une solution de rechange (le quatrième
critère énoncé dans la décision CCH). Par conséquent, les photocopies
faites des manuels scolaires sont inéquitables selon ce critère, ainsi
que selon le cinquième critère de l’affaire CCH (la nature de l’œuvre).
Enfin, la Commission conclut ce qui suit, puisque les écoles
copient plus d’un quart de milliard de pages de manuels scolaires
chaque année : « Nous sommes portés à conclure que l’utilisation de
la photocopie dans le cadre de ces pratiques a un impact suffisamment
important, sans pouvoir le mesurer, pour faire concurrence à l’original
au point de ne pas être équitable »17.
Devant la Cour d’appel fédérale, les institutions éducatrices
soutiennent que la Commission a erré en donnant une interprétation
restrictive aux exceptions pour la recherche, l’étude privée, la critique
et le commentaire. En effet, elles demandent à la Cour d’appel d’admettre que toutes les photocopies faites dans des écoles primaires et
secondaires constituent des utilisations équitables, de sorte que les
auteurs et les éditeurs de manuels scolaires n’auront aucun droit lorsque ces œuvres seront photocopiées. Access Copyright répond que la
16. Décision de la Commission, supra, note 9, par. 100.
17. Décision de la Commission, supra, note 9, par. 111.
Revue de la jurisprudence canadienne 2009
217
Commission a correctement décidé que, bien que les fins de recherche,
d’étude privée, de critique et de commentaire doivent être interprétées
de façon libérale, il est impossible d’étendre l’exception de l’article 29
de la Loi à des photocopies faites pour les fins de l’instruction en
classe. Des interventions ont été permises par la Cour d’appel. Au
soutien des institutions éducatrices, l’ACPU18 fait valoir que la Cour
doit suivre la loi américaine et reconnaît que les copies faites dans
les écoles constituent une utilisation équitable des œuvres copiées.
Pour leur part, les intervenants CPC/ACP/CERC19 répliquent que le
droit des pays du Commonwealth, y compris le Canada, n’assimile
pas l’enseignement à la recherche ou à l’étude privée, et que le fait
d’étendre l’exception de l’utilisation équitable au secteur éducatif
causerait un préjudice considérable aux éditeurs de livres et manuels
scolaires, au détriment des élèves. La Cour d’appel sera appelée à
trancher ces questions vers la fin de l’année 2010.
18. Association canadienne des professeures et professeurs d’université.
19. Canadian Publishers’ Council, Association of Canadian Publishers et Canadian
Educational Resources Council.
Vol. 22, nº 2
Les pools de brevets dans
l’industrie biopharmaceutique :
la pertinence d’une
utilisation ciblée
Jean-Nicolas Delage*, Lucie Dufour** et
Joanie Lapalme***
Dans cet article, les auteurs étudient la question de l’utilisation des pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique. Ils se
penchent sur les raisons de leur non-utilisation actuelle et proposent
certaines utilisations ciblées. Les auteurs traitent également des
éléments importants à considérer lors de l’élaboration de la structure
d’un pool de brevets et ils étudient le droit de la concurrence et les
limites que ce dernier impose aux pools. Finalement, les auteurs
proposent dans ce texte un bref guide sur les précautions qu’une
entreprise doit prendre avant de joindre un pool de brevets.
1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221
2. Les raisons principales de l’actuelle non-utilisation des
pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique. . . . . . . 224
2.1 L’absence générale de normes dans l’industrie
biopharmaceutique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 225
©
*
Fasken Martineau Dumoulin, 2010.
Jean-Nicolas Delage est associé chez Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L.,
s.r.l.
** Lucie Dufour est associée chez Fasken Martineau DuMoulin S.E.N.C.R.L., s.r.l.
*** Joanie Lapalme est étudiante et sera stagiaire chez Fasken Martineau DuMoulin
S.E.N.C.R.L., s.r.l. en 2011.
219
220
Les Cahiers de propriété intellectuelle
2.2 Le nombre restreint de brevets généralement
contenus dans les produits finaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 226
2.3 L’existence d’alternatives plus simples . . . . . . . . . . . . . . . 226
3. L’utilisation ciblée des pools de brevets dans l’industrie
biopharmaceutique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 227
3.1 Un pool pour les outils de recherche pertinents à une
maladie ou à un sujet de recherche précis . . . . . . . . . . . . 227
3.2 Un domaine prometteur : la biologie synthétique . . . . . . 230
3.3 Les pools de brevets et la responsabilité sociale des
entreprises . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 231
4. Les éléments principaux à considérer lors de l’élaboration
de la structure d’un pool de brevets . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 233
5. Les limites légales aux pools de brevets imposées par
le droit de la concurrence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 236
5.1 Le droit de la concurrence canadien et les pools
de brevets . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 237
5.2 Bref aperçu du droit américain . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 238
5.3 Conseils généraux relatifs aux pools de brevets et
à la conformité au droit de la concurrence . . . . . . . . . . . . 240
6. Les précautions principales à prendre avant de créer
ou de joindre un pool de brevets en tant que titulaire
de brevets . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 240
7. Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243
1.
INTRODUCTION
Alors que le nombre de brevets émis est en constante augmentation1 et que l’importance accordée à ce type de propriété
intellectuelle ne cesse de croître2, la commercialisation de nouveaux
produits dans le domaine des biotechnologies s’avère critique tant
pour la santé publique que pour l’essor économique de nos sociétés.
Il est en effet impératif de trouver des remèdes efficaces aux nouvelles maladies qui affectent nos populations, tout comme il s’avère
nécessaire d’assurer la pérennité de nos industries biotechnologiques et biopharmaceutiques par la commercialisation de nouveaux
produits économiquement viables. Cette commercialisation peut
toutefois être ralentie – ou bloquée – par la présence de nombreux
brevets portant sur les différents gènes, molécules, outils ou méthodes de recherche nécessaires à l’élaboration de nouveaux produits
biopharmaceutiques ainsi que par la fragmentation de ces droits de
propriété entre plusieurs titulaires. Cette situation, qui fut nommée
« la tragédie de l’anti-commun » par Heller et Eisenberg3, est causée
par la présence de nombreux « patent tickets » dans le domaine des
1. World Intellectual Property Organization (WIPO), World Patent Report – A Statistical Review 2008, en ligne : WIPO http://www.wipo.int/export/sites/www/ipstats/
en/statistics/patents/pdf/wipo_pub_931.pdf.
2. Cette importance accordée aux brevets se retrouve dans plusieurs industries, mais
tout particulièrement dans l’industrie biotechnologique où la capacité d’obtenir des
brevets est souvent directement liée à la survie de la compagnie. Comme le rapporte
Mireles : « patenting is a very important part of commercializing biotechnology. The
biotechnology industry requires considerable capital expenditure […] That capital
is essential and the ability to get that capital is very much dependent upon the
capacity to get patent protection for a prospective product », MIRELES (Michael),
« An Examination of Patents, Licensing, Research Tools, and the Tragedy of the
Anticommons in Biotechnology Innovation » (2004) 38 University of Michigan
Journal of Law Reform 141, à la p. 144.
3. La tragédie de l’anti-commun se résume brièvement à une situation où des agents
économiques rationnels gaspillent une ressource en la sous-utilisant. Cette situation
se produit lorsque plusieurs individus possèdent un droit de propriété exclusif sur
une ressource et que, par conséquent, le coût d’utilisation de cette dernière est trop
élevé par rapport aux bénéfices qui résulteraient de l’utilisation. Voir HELLER
(Michael A.) et al., « Can Patents Deter Innovation? The Anticommons in Biomedical
Research » (1998), 280 Science 698 pour l’application de cette théorie au domaine
de la recherche biomédicale.
221
222
Les Cahiers de propriété intellectuelle
biotechnologies4, plus spécifiquement en amont lors des recherches
devant éventuellement mener à une commercialisation de produits.
Carl Shapiro définit les patent tickets ainsi :« dense web[s] of
overlapping intellectual property rights that a company must hack
its way through in order to actually commercialize new technology »5.
Ces toiles sont généralement composées de brevets complémentaires
[complementary patents ou stacking patents] ou de brevets bloquants
[blocking patents].
Des brevets complémentaires sont des brevets qui couvrent
différents éléments d’une même technologie qui doivent être utilisés
de façon complémentaire pour réaliser la technologie. Généralement,
dans une telle situation, les différentes composantes d’un produit final
sont brevetées par différentes personnes ; plusieurs brevets détenus
par différents titulaires sont donc nécessaires pour produire et commercialiser le produit final. Si les différents titulaires ne coopèrent pas
ensemble, la commercialisation du produit final ne pourra se faire6.
Aussi, même si les différents titulaires décidaient de coopérer ou si
une tierce personne tentait de regrouper tous les brevets nécessaires
à la commercialisation d’un produit, les coûts de transactions liés à
l’obtention de toutes les licences nécessaires pour ce faire pourraient
s’avérer si élevés que la commercialisation du produit ne se révélerait
probablement pas rentable7.
On entend généralement par « brevets bloquants » des brevets
qui se bloquent mutuellement. Ce type de brevets résulte de la nature
progressive de l’innovation. Un premier brevet est délivré sur une
technologie (le brevet dominant) et, par la suite, un deuxième brevet
est délivré sur une amélioration de cette technologie (le brevet subordonné). Le problème survient lorsque les deux brevets sont détenus
par des titulaires différents. La technologie couverte par le brevet
subordonné ne peut être produite et commercialisée sans contrefaire
le brevet dominant et la technologie couverte par le brevet dominant
peut être produite et commercialisée, mais puisque l’amélioration
couverte par le brevet subordonné ne peut y être incorporée sans
4. SHAPIRO (Carl), « Navigating the Patent Thicket: Cross Licenses, Patent Pools,
and Standard Setting » dans JAFFE (Adam B.) et al. dir., Innovation Policy and
the Economy 1, (Cambridge : MIT Press, 2000), à la p. 119.
5. Ibid., à la p. 120.
6. CARLSON (Steven C.), « Patent Pools and the Antitrust Dilemma » (1999), 16 Yale
Journal on Regulation. 359, à la p. 364 et Mireles, supra, note 2, à la p. 168.
7. DELAGE (Jean-Nicolas) et al., « Normes internationales et “pools” de brevets :
terrain miné ou mine d’or ? », dans Développements récents en droit la propriété
intellectuelle 2008, Service de la formation continue du Barreau du Québec (Cowansville : Blais, 2008), à la p. 55.
Les pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique
223
contrefaire le brevet subordonné, il s’agit d’un produit plus ou moins
intéressant à commercialiser puisque potentiellement désuet. Sans
coopération des titulaires, la commercialisation du produit contenant
l’amélioration ne pourra se faire. L’évaluation de la valeur respective
de chacun des brevets et les négociations entourant le montant
des redevances à verser peuvent toutefois rendre cette coopération
difficile8.
Dans ces deux cas, la commercialisation d’un produit peut
être mise en péril par l’absence de coopération entre les différents
titulaires de brevets. Pratiquement, ce sont toutefois les coûts de
transaction élevés reliés à cette coopération ainsi que le montant trop
élevé de redevances à payer causé par le phénomène de l’addition des
redevances [royalty stacking] qui freinent la commercialisation de
nouveaux produits9. Les pools de brevets [patent pools] sont utilisés
avec succès pour pallier ces problèmes et permettre la commercialisation rentable de nouveaux produits dans l’industrie des technologies
de l’information et des communications ainsi que dans l’industrie des
produits électroniques (MPEG-2 et MPEG-4, DVD-1 et DVD-2, Bluetooth, etc.)10. On définit généralement les pools de brevets comme des :
[private contractual] agreements among patent owners through
which patent owners combine their patents [into a single
entity], waiving their exclusive rights to the patent so that
they or others can obtain rights to license the pooled patents.11
Les avantages de la mise en commun de brevets dans un pool
varient en fonction de la structure élaborée et des objectifs poursuivis
par ce dernier. Toutefois, les pools de brevets sont des mécanismes qui
8.
Voir MERGES (Robert), « Intellectual Property Rights and Bargaining Breakdown:
The Case of Blocking Patents » (1994), 62 Tennessee Law Review 75 et MIRELES,
supra, note 2, à la p. 168.
9. Comme le mentionne Joffre Baker, ancien vice-président Recherche et développement de Genentech Inc. : « [t]here are more patents than ever out there around
processes, methods, various tricks. The royalties just keep on stacking up and
up… », cité dans LEVANG (Bradley J.), « Evaluating the Use of Patent Pools For
Biotechnology: A Refutation to the USPTO White Paper Concerning Biotechnology
Patent Pools » (2002), 19 Santa Clara Computer & High Technology Law Journal
229, à la p. 235.
10. LAYNE-FARRAR (Anne) et al., « To Join or not to Join: Examining Patent Pools
Participation and Rent Sharing Rules » (7 janvier 2008), en ligne : http://papers.
ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=945189, à la p. 6 et Shapiro, supra, note 4.
11. NELSON (Philip B.), « Patent Pools: An Economic Assessment of Current Law
and Policy » (2007), 38 Rutgers Law Journal 539, à la p. 539 et CARLSON, supra,
note 6, à la p. 367.
Les pools de brevets sont également connus sous les termes de « mise en commun
de brevets ».
224
Les Cahiers de propriété intellectuelle
offrent généralement les avantages suivants : ils réduisent le coût des
transactions lié à l’obtention des licences (un guichet unique implique
considérablement moins de coûts que la négociation de nombreuses
licences individuelles) ; ils permettent d’écarter les brevets faisant
obstacle ; ils facilitent l’implantation d’une norme et ils réduisent l’incertitude et les dépenses liées aux litiges en matière de contrefaçon12.
À cause des nombreux avantages qu’ils procurent ainsi qu’à
la nature particulière de l’innovation dans le domaine des biotechnologies, les pools de brevets furent maintes fois suggérés comme
solutions potentielles aux problèmes des patent thickets dans ce
domaine13. Toutefois, contrairement aux industries des technologies
de l’information, des communications et de l’électronique (ci-après
les « Technologies de l’Information »), les pools de brevets ne sont pas
utilisés dans l’industrie biopharmaceutique. Cet article se penchera
sur l’utilisation ciblée et rentable des pools de brevets dans cette
industrie.
Dans un premier temps, nous nous pencherons brièvement sur
les raisons de la non-utilisation des pools de brevets dans l’industrie
biopharmaceutique. Dans la deuxième partie de cet article, nous
proposerons certaines utilisations ciblées des pools de brevets dans
cette industrie. Dans la troisième partie, nous traiterons des éléments
importants à considérer lors de l’élaboration de la structure d’un pool
de brevets, alors que dans la quatrième partie nous étudierons le droit
de la concurrence et les limites que ce dernier impose aux pools de
brevets. Finalement, la cinquième partie servira de bref guide sur les
précautions à prendre avant de joindre un pool de brevets.
2.
LES RAISONS PRINCIPALES DE L’ACTUELLE
NON-UTILISATION DES POOLS DE BREVETS
DANS L’INDUSTRIE BIOPHARMACEUTIQUE
Comme nous venons de le mentionner, les pools de brevets
sont utilisés avec succès dans les industries des Technologies de
l’Information et ce, pour maintes raisons que l’on ne retrouve pas
dans l’industrie biopharmaceutique.
12. Voir notamment DELAGE, supra, note 7, à la p. 56.
13. Voir notamment United States Patent & Trademark Office, « Patent Pools: A Solution to the Problem of Access in Biotechnology Patents » (5 décembre 2000), en
ligne : USPTO http://www.uspto.gov/web/offices/pac/dapp/opla/patentpool.pdf ;
GRASSLER (Frank) et al., « Patent Pooling: Uncorking a technology transfer
bottlenexk and creating value in the biomedical research field » (janvier 2003),
9:2 Journal of Commercial Biotechnology 111 et MIRELES, supra, note 2.
Les pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique
2.1
225
L’absence générale de normes dans l’industrie
biopharmaceutique
Les industries des Technologies de l’Information constituent
des marchés de réseaux [network markets] dans lesquels il s’avère
nécessaire d’assurer l’interopérabilité entre les différents produits
de différentes « générations », provenant de différents manufacturiers et de différents pays puisque la valeur d’un produit pour un
consommateur dépend de la quantité de consommateurs utilisant le
même produit (exemple : un téléphone cellulaire). Afin d’atteindre
cette interopérabilité entre les produits, l’établissement de normes
[standards] devient nécessaire14.
On entend généralement par « norme » une manière de faire les
choses sur laquelle on s’est entendu15. Plus précisément, une norme
peut être définie comme étant « any set of technical specifications
that either provides or is intended to provide a common design for a
product or process »16. Une norme peut généralement émerger de trois
façons : elle peut naître naturellement, elle peut être créée par une
force externe ou elle peut être le résultat d’un effort de coordination
volontaire entre différents joueurs du marché, regroupés à l’intérieur
d’un organisme d’établissement de normes [ci-après « OEN »], lequel
a pour but de développer de manière consensuelle des normes appropriées pour une industrie donnée17.
Une fois la norme adoptée par l’OEN, il faut la mettre en place
et c’est à ce niveau que les pools de brevets ont un rôle important à
jouer. En effet, les pools de brevets sont principalement utilisés dans
les industries des Technologies de l’Information comme des mécanismes servant à faciliter l’implantation d’une norme.
L’industrie biopharmaceutique ne donne généralement pas
naissance à des marchés de réseaux et l’interopérabilité des produits
n’y est habituellement pas importante ; c’est pourquoi on n’y retrouve
que très peu de normes et donc très peu de pools de brevets18.
14. DELAGE, supra, note 7, à la p. 35.
15. HURTWITZ (Justin Gus), « The Value of Patents in Industry Standards: Avoiding
License Arbitrage with Voluntary Rules » (2008), 36 A.I.P.L.A. Quarterly Journal
1, à la p. 6 tel que cité dans DELAGE, Ibid.
16. LEMLEY (Mark A.), « Intellectual Property and Standard Setting » (2002), 90
California Law Review 1889, à la p. 1896.
17. DELAGE, supra, note 7, à la p. 37.
18. VERBEURE (Birgit) et al. « Patent pools and diagnostic testing » (mars 2006),
24:3 Trends in Biotechnology 115, à la p. 117.
226
2.2
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Le nombre restreint de brevets généralement
contenus dans les produits finaux
Les produits finaux commercialisés issus des industries des
Technologies de l’Information contiennent généralement plusieurs
technologies protégées par un nombre élevé de brevets. Les normes
de ces industries peuvent en effet être couvertes par plusieurs centaines de brevets19. Cette réalité peut rendre la mise en marché d’un
produit normalisé très dispendieuse si on tente d’obtenir des licences
de tous les titulaires individuellement. C’est la principale raison pour
laquelle on opte souvent pour les pools de brevets dans le secteur des
Technologies de l’Information20.
Les produits finaux commercialisés issus de l’industrie biopharmaceutique sont généralement couverts par un nombre plus restreint
de brevets. En effet, un médicament est habituellement couvert par
peu de brevets lorsque comparé à un téléphone de type BlackBerry.
Il n’y a donc généralement pas d’incitatif à créer un pool de brevets
puisque le pool ne rencontrerait pas l’un de ses objectifs fondamentaux
qui est de faciliter la mise en marché de produits.
2.3
L’existence d’alternatives plus simples
Une autre des raisons pour lesquelles les pools de brevets ne
sont pas utilisés dans l’industrie biopharmaceutique est l’existence
d’alternatives plus simples.
L’agrégation de tous les droits couvrant une technologie à
travers des contrats de licences par l’entité qui manufacture et vend
cette technologie est l’une de ces alternatives21. Comme nous l’avons
mentionné, les produits issus de l’industrie biopharmaceutique sont
généralement couverts par un nombre plus restreint de brevets que
dans les industries des Technologies de l’information. Aussi, plusieurs
de ces brevets sont détenus par des universités, des instituts de
recherche ou des firmes spécialisées en recherche qui ne possèdent
pas de capacité de production. Ces institutions sont donc enclines
19. Voir LAYNE-FARRAR, supra, note 10, à la p. 26.
20. DELAGE, supra, note 7, à la p. 55.
21. Cette alternative n’est pas réellement disponible dans l’industrie des Technologies
de l’Information puisque les titulaires de brevets sont généralement de grandes
entreprises ayant une capacité de production et puisque l’agrégation de l’ensemble
des droits portant sur une technologie à travers des contrats de licence entre
compagnies concurrentes y est pratiquement impossible. Voir à ce sujet GAULÉ
(Patrick), « Towards Patent Pools in Biotechnology? » (avril 2006) Chaire en Économie et Management de l’Innovation – CEMI CDM Working Papers Serie, en
ligne : http://cdm.epfl.ch/repec/cmi-wpaper/cemi-report-2006-010.pdf, à la p. 10.
Les pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique
227
à accorder des licences en échange de redevances. Il peut donc être
possible pour une entité voulant commercialiser un produit d’agréger
la plupart – ou même la totalité – des droits qui s’y rapportent à
travers des contrats de licences.
Les contrats de licences mutuelles [cross-licensing agreements],
que l’on définit généralement comme des ententes entre deux titulaires de brevets dans lesquelles ils s’accordent le droit mutuel d’utiliser
les brevets déterminés dans l’entente, peuvent également s’avérer
une alternative rentable, plus particulièrement lorsqu’on est en
présence de brevets bloquants, un type de brevets que l’on rencontre
fréquemment dans le domaine des biotechnologies.
Les pools de brevets sont actuellement principalement utilisés
par les industries des Technologies de l’Information. Par conséquent, ils
sont adaptés pour répondre à la réalité et aux besoins de ces industries.
La réalité et les besoins de l’industrie biopharmaceutique sont différents,
mais on aurait tort de conclure que le pool de brevets est un mécanisme
qui ne peut être adapté à certains aspects de cette industrie22.
3.
L’UTILISATION CIBLÉE DES POOLS DE BREVETS
DANS L’INDUSTRIE BIOPHARMACEUTIQUE
Bien que le pool de brevets ne soit pas un mécanisme utile et
rentable pour l’ensemble des situations présentes dans l’industrie
biopharmaceutique, il s’agit d’un mécanisme qui peut s’avérer profitable pour certaines utilisations ciblées.
3.1
Un pool pour les outils de recherche pertinents à une
maladie ou à un sujet de recherche précis
Comme le mentionnent Grassler et Capria :
there is no economic motivation for any patent rights holder
to out-license any rights that are used to protect its revenue
stream and profit margins. Thus, patents with claims directed
to the actual diagnostics product or therapeutic product are not
likely to be in a patent pool. However, many technologies that
are needed to evaluate and develop the final diagnostic and/
or therapy may be more appropriate for a patent pool23. [Les
italiques sont nôtres]
22. GAULÉ, supra, note 21.
23. GRASSLER, supra, note 13, à la p. 114. Gaulé soutient également la même idée :
« for patents that cover components of downstream pharmaceuticals products,
pooling is not attractive for patent holders. It is clear, however, that many life
228
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Dans la conception des médicaments, les chercheurs utilisent
toute l’information qui est à leur disposition au sujet du « comment »,
du « quand » et du « où » dans le corps un composé particulier réagira.
Par exemple, lorsque les chercheurs s’engagent dans un criblage à
haut débit24 pour évaluer la réactivité ou l’interaction d’un composé
particulier, leur objectif est d’obtenir le plus de résultats [data points]
possible. Dans un criblage à haut débit, toute la « bibliothèque de
molécules » la « chimiothèque » de la compagnie, sera passée au crible
à la recherche de signes d’interaction entre une molécule et un récepteur biologique d’intérêt. Si une interaction positive est observée, la
molécule est étudiée plus en détail dans l’optique d’un développement
éventuel en médicament. Il pourrait être utile à une compagnie, à
ce stade de ses recherches, de savoir comment cette molécule particulière réagit en présence d’une batterie de récepteurs biologiques
connus ainsi que face à certaines familles de récepteurs précises (les
récepteurs à activité tyrosine kinase par exemple). Les chercheurs
pourraient alors se faire une bien meilleure idée des propriétés et
des utilisations potentielles de cette molécule. Un chercheur ayant
accès à l’ensemble des brevets portant sur la famille de récepteurs à
l’étude obtiendrait de meilleurs résultats et économiserait temps et
énergie, et ce pour les raisons expliquées ci-après.
Puisque les brevets portant sur les récepteurs d’une même
famille sont fragmentés entre plusieurs titulaires, le chercheur
voulant avoir accès à l’ensemble de ces brevets doit négocier des
licences individuelles avec chaque titulaire, ce qui entraîne pour lui
et pour les titulaires des coûts de transactions élevés ainsi qu’une
perte d’efficacité. Plus encore, il arrive que les chercheurs décident
de ne pas obtenir l’ensemble des licences et de se priver ainsi des
informations qu’ils auraient obtenues, puisque le coût devient trop
élevé par rapport aux bénéfices recherchés25.
science patents are not directed to the actual therapeutic products but instead
cover research tools that can be used to develop and test pharmaceutical products.
It is in the aggregation of such research tools that patent pools may be helpful [nos
italiques]. Voir GAULÉ, Ibid., à la p. 11.
24. Le criblage à haut débit (high-throughput screening (HTS)) est une méthode
d’expérimentation scientifique largement utilisée dans le domaine de la biochimie,
de la génomique et de la protéomique pour l’étude et l’identification de molécules
biologiquement actives aux propriétés nouvelles. Le criblage à haut débit s’effectue
dans des « bibliothèques » composées de molécules chimiques, « les chimiothèques », ou de cibles biochimiques, « les ciblothèques ». Pour plus d’informations
sur le criblage à haut débit, consulter le site http://www.htscreening.org/.
25. Comme le mentionne à ce sujet Grassler : « [w]hile any given patentee could license
the receptor separately and hold out for a very high royalty, there is also an increased
risk that the licensee would simply walk away and be happy with 60 data points
instead of 62 data points that they might have had if they had continued to negotiate
with the hold-out patentee ». GRASSLER, supra, note 13, à la p. 115.
Les pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique
229
Dans cette situation, la formation d’un pool de brevets portant sur l’ensemble des récepteurs d’une même famille serait une
situation profitable pour les différentes parties impliquées. En effet,
le chercheur obtiendrait des résultats de recherche plus exhaustifs,
plus rapidement et à un coût moindre et les différents titulaires de
brevets obtiendraient des redevances pour des brevets qui ne rapportent individuellement pas nécessairement beaucoup de redevances26.
La même logique peut s’appliquer aux brevets portant sur les
gènes liés à une certaine maladie ou condition génétique. Les maladies génétiques impliquent souvent plusieurs gènes ou fragments de
gènes qui sont généralement brevetés par différents titulaires ; créer
un pool de brevets portant sur les gènes liés à une maladie précise
serait avantageux dans plusieurs cas27. En plus de réduire le coût des
transactions lié à la négociation des multiples licences nécessaires et
de permettre un plus grand accès et un partage accru des connaissances liées à une maladie, un tel pool permettrait la distribution
des risques associés à la recherche sur la maladie28. Certains auteurs
ont même proposé la création de normes pour certaines maladies ou
conditions génétiques. Ces normes fonctionneraient principalement
comme les normes existant actuellement dans les industries des
Technologies de l’Information : un OEN serait créé et il déterminerait
les gènes et les fragments de gènes (et par conséquent les brevets qui
les couvrent) à inclure dans la norme29.
Il serait utile de s’inspirer du projet international HapMap
[SNP Consortium]30 lors de la création des pools de brevets adaptés
aux situations ci-haut décrites. Ce projet, bien que n’étant pas un
pool de brevets, est un bon exemple d’un regroupement de droits de
propriété intellectuelle et d’efforts techniques par plus d’une douzaine
26.
27.
28.
29.
30.
Pour les fins de la présente discussion, nous présumons que les activités discutées
ci-dessus ne sont pas couvertes par les exceptions à la recherche prévues aux
dispositions des paragraphes 55.2(1) (qui vise la préparation et la production d’un
dossier d’information qu’oblige à fournir une loi fédérale ou autre) et 55.2(6) (qui
vise l’expérimentation) de la Loi sur le brevets, L.R.C. 1985, c. P-4.
Ibid., à la p. 115.
VERBEURE, supra, note 18. Des pools de brevets pourraient également être formés pour combattre des virus précis, tel qu’il fut proposé de faire pour combattre
le virus du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS). Voir à ce sujet SIMON (J.)
et al. « Managing severe acute syndrome (SARS) intellectuel property rights: the
possible role of patent pooling » (2005), 83 Bulletin of the World Health Organization 707.
USPTO, supra, note 13, à la p. 9.
EBERSOLE (Ted J.) et al., « Patent pools and standard setting in diagnostic
genetics » (août 2008), 23:8 Nature Biotechnology 937.
Pour davantage d’information sur ce projet, consulter le site Internet officiel :
http://snp.cshl.org/.
230
Les Cahiers de propriété intellectuelle
de compagnies pharmaceutiques et d’instituts de recherche ayant
permis d’atteindre un objectif d’une manière rentable et compétitive31.
En résumé, les pools de brevets peuvent généralement être
utiles et rentables dans l’industrie biopharmaceutique lorsqu’ils
portent sur des outils de recherche propres à une maladie ou à un
sujet de recherche précis [upstream] et non lorsqu’ils portent sur des
produits finaux [downstream].
3.2
Un domaine prometteur : la biologie synthétique
Un autre secteur de l’industrie biopharmaceutique dans lequel
il pourrait s’avérer pertinent d’utiliser les pools de brevets est celui de
la biologie synthétique. On définit ce domaine émergent des sciences
biotechnologiques ainsi que ses objectifs en ces termes :
[s]ynthetic biology takes as its mission the constructions and
the “reconstruction” of life at the genetic level. The scale and
ambition of synthetic biology efforts go well beyond traditional
recombinant DNA technology. Rather than simply transferring
a preexisting gene from on especies to another, synthetic biologists aim to make biology a true engineering discipline. In the
same way that electrical engineers rely on standard circuit
components […] synthetic biologists wish to create an array of
standard, modular gene “switches” or “parts” that can be readily
synthesized and mixed together in different combinations.32
L’objectif à plus long terme de la biologie synthétique est de
créer des génomes programmables entièrement artificiels à partir de
parties normalisées33. À plus court terme, les systèmes issus de la biologie synthétique – les organismes créés à partir de voies métaboliques
artificielles et composés d’un certain nombre de parties normalisées
– produisent déjà des résultats concrets, notamment la possibilité de
produire des réserves illimitées de médicaments contre la malaria34.
31. Voir GRASSLER, supra, note 13, à la p. 113.
32. KUMAR (Sapna) et al., « Synthetic Biology: The Intellectual Property Puzzle »
(2006-2007), 85 Texas Law Review 1745, à la p. 1745.
33. Selon certains, cet objectif serait déjà atteint alors qu’une demande de brevet
portant sur le premier génome créé « entièrement » artificiellement et déposée
par le biologiste très médiatisé Craig Venter et son équipe du J. Craig Venter Institute fut rendue publique le 31 mai 2007. Voir la demande américaine « Minimal
bacterial genome », É.-U. Demande de brevet nº 20070122826, (31 Mai 2007) et
la demande PCT « PCT Patent Application No. WO2007047148 ».
34. KUMAR, supra, note 32, citant MARTIN (Vincent J.J.) et al., « Engineering a
Mavalonate Pathway in Escherichia Coli for Production of Terpoids » (2003), 21
Nature Biotechnology 796, à la p. 800.
Les pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique
231
Bien que ce domaine soit des plus récents, on remarque déjà des
problèmes liés aux brevets portant sur des technologies essentielles
au développement de cette nouvelle science. En effet, la prolifération
des brevets portant sur les parties de gènes, de cellules ou de systèmes
et sur les dispositifs essentiels de cette technologie augmente le coût
des transactions liées aux recherches et pourrait possiblement créer
un patent thicket et ainsi empêcher ou ralentir la recherche dans
le domaine. Plus encore, la nature même de la biologie synthétique
nécessite l’adoption de normes. En effet, contrairement à la majorité
des autres domaines de l’industrie biopharmaceutique, ici l’interopérabilité des produits est très importante35.
La création d’un OEN formé des entités possédant les brevets
essentiels au développement de cette nouvelle science36, l’établissement des normes de base par cet organisme et l’implantation de ces
normes à travers un pool de brevets seraient profitables à l’industrie
naissante entourant cette science ainsi qu’au public en général.
3.3
Les pools de brevets et la responsabilité sociale des
entreprises
En février 2009, GlaxoSmithKline [ci-après « GSK »] – la
deuxième plus grosse compagnie pharmaceutique au monde – annonça
la création d’un pool de brevets ayant comme objectif de trouver une
solution aux maladies orphelines [neglected tropical diseases]37 dans
les pays les plus défavorisés [least developed countries]38. Le but
officiel du pool est formulé en ces termes selon Andrew Witty, le President Directeur Général de GSK : « to make it easier for researchers
across the world to access intellectual property that may be useful
in the search for new medicines to treat neglected diseases »39. En
35. Consulter à ce sujet CHANNON (Kevin) et al., « Synthetic biology through
biomolecular design and engineering » (2008), 18 Current Opinion in Structural
Biology 1 et BROMLEY (Elizabeth H.C.) et al., « Peptide and Protein Building
Blocks for Synthetic Biology: From Programming Biomolecules to Self-Organized
Biomolecular Systems » (2007), 3:1 ACS Chemical Biology 38.
36. À ce sujet, consulter KUMAR, supra, note 32, aux p. 1751 et s.
37. On entend généralement par « maladie orpheline » une maladie dont l’incidence
est telle qu’elle touche une population trop restreinte (ou une population trop
pauvre) pour que le développement et la commercialisation de son traitement
dégagent des bénéfices. Les maladies visées par le pool de GSK sont les 16 maladies orphelines identifiées par la Food and Drug Administration des États-Unis.
Pour en obtenir la liste, consulter le site Internet de GSK : http://www.gsk.com/
collaborations/contribution.htm.
38. Cette liste des pays les plus défavorisés est déterminée par les Nations Unies,
pour obtenir cette liste consulter le site Internet de GSK, Ibid.
39. Propos rapportés dans l’article produit par Alnylam Pharmaceuticals « Alnylam
Joins GSK In Donating Intellectual Property To Patent Pool For Neglected Tropical
232
Les Cahiers de propriété intellectuelle
mars 2008, GSK contribua au pool en y déposant plus de 800 brevets
et demandes de brevets qui se rapportent à des molécules qui peuvent
s’avérer utiles à la recherche de solutions pour ces maladies40. Le
8 juillet dernier, Alnylam Pharmaceuticals Inc. décida de se joindre
au pool et y contribua en y versant plus de 1500 brevets ou demandes
de brevets portant sur la technologie des ARN interférents (ARNi),
une technologie très utile à la recherche sur les maladies. Le président-directeur général d’Alnylam affirma qu’Alnylam était très fière
de se joindre à GSK dans cette « unique and bold vision of social
responsibility »41.
La création de ce pool sur les maladies orphelines s’inscrit
effectivement dans le cadre du nouveau mouvement de responsabilité
sociale des entreprises [ci-après « RSE »]. La RSE est un concept
par lequel les entreprises intègrent les préoccupations sociales,
environnementales et économiques dans leurs activités et dans leurs
interactions avec les membres du public et la société en général. Les
dix dernières années témoignent de l’importance croissante accordée
à la RSE tant dans l’élaboration des politiques publiques que chez
les entreprises privées. Ce concept devient en effet une préoccupation
de plus en plus importante pour les entreprises privées alors que le
public et le gouvernement exigent de plus en plus de faire affaires
avec des entreprises « responsables socialement ». Que ce soit à
travers l’investissement dans des fonds socialement responsables ou
par l’évaluation de la RSE d’une entreprise soumissionnaire dans un
processus d’appel d’offres, la RSE devient de plus en plus une réalité
liée à la capacité de faire progresser les affaires d’une compagnie42.
Dans ce contexte, une compagnie a tout intérêt à contribuer
à un pool de brevets ayant pour objet de rendre les outils nécessaires à la recherche de solutions pour des maladies orphelines dans
certains pays précis accessibles à des tierces personnes. Le coût de
Diseases » publié en ligne sur le site Internet de Medical News Today : http://www.
medicalnewstoday.com/articles/157017.php.
40. La liste des éléments de cette contribution est disponible en ligne : GSK http://
www.gsk.com/collaborations/downloads/patent-list.pdf.
41. Alnylam Pharmaceuticals, supra, note 39.
42. Bien qu’au Canada la RSE n’impose actuellement aucune obligation légale aux
entreprises, ce n’est pas le cas partout. En effet, en Europe, la RSE est un principe qui devient de plus en plus important et qui donne naissance, dans certains
États comme la France, à certaines obligations légales de divulgation pour un
certain type d’entités corporatives. Consulter à ce sujet l’article L225-102-1
du Code du Commerce disponible en ligne : Legifrance http://www.legifrance.
gouv.fr/affichCodeArticle.do?cidTexte=LEGITEXT000005634379&idArticle=
LEGIARTI000006224812&dateTexte=20091109, qui stipule que le rapport fourni
par la compagnie doit mentionner les informations sur la manière dont la société
prend en compte les conséquences sociales et environnementales de son activité.
Les pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique
233
participation est faible, aucune part de marché n’est perdue, les coûts
de recherche sont encourus par les institutions voulant obtenir une
licence du pool et l’image de la compagnie est de beaucoup rehaussée
auprès du public43.
Que ce soit pour les outils de recherche se rapportant à une
maladie précise, dans le domaine de la biologie synthétique ou pour
la RSE, l’utilisation ciblée des pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique peut s’avérer profitable pour les entreprises.
4.
LES ÉLÉMENTS PRINCIPAUX À CONSIDÉRER
LORS DE L’ÉLABORATION DE LA STRUCTURE
D’UN POOL DE BREVETS
Comme nous venons de le voir, les pools de brevets pourraient
être utilisés pour atteindre plusieurs objectifs différents et dans divers
contextes par les entreprises œuvrant dans l’industrie biopharmaceutique. La structure d’un pool varie en fonction des objectifs recherchés,
du contexte dans lequel il s’insère, des entités impliquées et de la
présence d’une norme. C’est pourquoi il est impossible d’établir une
structure précise pour l’ensemble des pools qui pourraient exister
dans l’industrie biopharmaceutique ; chaque pool nécessitera une
structure adaptée à la poursuite de ses objectifs et à la réalité des
entités qui le forment.
Il y a toutefois trois éléments principaux et essentiels à l’élaboration de la structure de la majorité des pools de brevets : i) la consolidation des droits de propriété, ii) l’établissement d’un mécanisme
d’évaluation des brevets essentiels au pool et iii) l’établissement d’un
mécanisme de partage des redevances44.
Dans un premier temps, il faut élaborer une manière de consolider l’ensemble des brevets essentiels dans un même endroit. Il y a
généralement deux façons de ce faire : la conclusion d’une entente de
gestion de pool entre les titulaires des brevets ou la création d’une
43. Les licences accordées étant strictement limitées aux maladies déterminées et
aux pays listés, les compagnies participantes au pool ne perdent pas un marché
qu’elles auraient pu exploiter. Elles ne font que permettre à des institutions –
généralement des ONGs (MSF, UNITAID, etc.) – d’avoir accès aux technologies
pouvant permettre de trouver une solution aux maladies orphelines. Plus encore,
cette façon de procéder rend moins probable l’usage par certains gouvernements
du mécanisme de licences obligatoires pour des raisons de sécurité publique.
44. MERGES (Robert P.), « Institutions for Intellectual Property Transactions: The
Case of Patent Pools » dans DREYFUSS (Rochelle Cooper) et al. (dir.), Expanding
the Boundaries of Intellectual Property – Innovation for the Knowledge Society,
(Oxford : Oxford University Press, 2001), 123, à la p. 140.
234
Les Cahiers de propriété intellectuelle
entité distincte. Lorsque l’on procède par la conclusion d’une entente
de gestion, les titulaires de brevets nomment un administrateur du
pool et lui accordent les pouvoirs de négocier des licences avec les
futurs concessionnaires selon des paramètres prédéfinis. Il n’y a
pas de « transfert » des brevets vers une entité distincte par voie de
licences, il y a plutôt la création d’une relation mandant-mandataire
entre les titulaires de brevets et l’administrateur.
Il est également possible de procéder à la création d’une entité
distincte chargée de l’administration du pool. Cette entité, indépendante des titulaires des brevets, est habituellement une société
à responsabilité limitée45. La consolidation des droits de propriété
intellectuelle est effectuée par des contrats de licence entre les titulaires des brevets et cette entité distincte qui offrira par la suite des
sous-licences sur le marché.
Dans un deuxième temps, il faut que les membres du pool
déterminent les brevets à y inclure. Le point de départ de cette
détermination est constitué des revendications des brevets jugées
essentielles à la mise en œuvre de la technologie, objet du pool (dans
l’industrie biopharmaceutique, il s’agira souvent d’une maladie).
Lorsque le pool se veut un mécanisme d’implantation et de dissémination d’une norme, cette dernière est souvent le point de départ
utilisé pour déterminer ce que sont les revendications essentielles
des brevets. En l’absence de norme, il peut s’avérer plus difficile de
déterminer les revendications qui sont essentielles à la mise en œuvre
d’une technologie particulière. La création d’un groupe indépendant
d’experts dans le domaine à l’étude qui a comme objectif la détermination des revendications essentielles à l’exploitation de la technologie
s’avère une solution intéressante et souvent nécessaire46. Il est en
effet primordial de ne pas inclure des brevets non essentiels dans le
pool puisque ces derniers affecteront le partage des redevances et
créeront probablement des problèmes avec le droit de la concurrence,
le tout sans apporter de plus-value au pool.
Dans un troisième temps, il faut déterminer le mécanisme de
partage des redevances entre les membres du pool. Ce mécanisme
peut fonctionner selon différentes formules, tout dépend encore des
45. Voir CARLSON, supra, note 6, à la p. 368.
46. Dans un contexte hors norme, il peut être très utile de s’inspirer de la manière
de procéder utilisée par les OEN dans la détermination des normes et dans
l’élaboration d’un mécanisme d’établissement des brevets essentiels d’un pool.
À ce sujet, voir DELAGE, supra, note 7, aux p. 40 et s. ; LAYNE-FARRAR, supra,
note 10, à la p. 9 ainsi que FARRELL (Joseph) et al., « Standard Setting, Patents,
and Hold-Up » (2007), 74:3 Antitrust Law Journal. 603.
Les pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique
235
objectifs poursuivis par le pool. L’une de ces formules se base sur l’apport en nombre de brevets de chaque titulaire par rapport au nombre
total de brevets inclus dans le pool. Les redevances y sont calculées
selon la formule « B / N x R », où « B » représente le nombre de brevets
appartenant à un membre, « N » le nombre total de brevets du pool
et « R » le montant total des redevances collectées par le pool47. Il est
également possible de partager les redevances en fonction de la valeur
de chaque brevet. Les membres étant les titulaires des brevets jugés
les plus importants pour le pool reçoivent une plus grande part des
redevances. L’importance relative des brevets peut être déterminée
par le groupe d’experts indépendants48. Enfin, le pool peut accorder
des licences libres de redevances.
D’autres éléments relatifs à la structure d’un pool peuvent être
très importants à considérer et le contrat constitutif du pool ainsi
que les contrats de licence devraient aborder ces éléments49. L’un de
ces éléments est la nécessité pour les membres de toujours pouvoir
concéder des licences de façon indépendante du pool, et ce pour des
raisons liées au droit de la concurrence50.
Il faut également déterminer si le pool sera « ouvert » ou
« fermé ». Un pool ouvert accordera des licences à des entités tierces
non membres du pool, alors qu’un pool fermé n’accordera des licences
qu’aux membres du pool51.
Un pool « fermé » est plus sujet à contrevenir aux lois sur la
concurrence, un domaine du droit que l’on doit considérer lorsque l’on
veut mettre sur pied et gérer un pool de brevets.
47.
48.
49.
50.
Ibid., à la p. 11. Le pool MPEG-2 distribue ses redevances selon cette formule.
Ibid., à la p. 12.
Ibid.
Voir à ce sujet le texte du U.S. Department of Justice & Federal Trade Commission,
Antitrust Enforcement and Intellectual Property Rights: Promoting Innovation and
Competition (avril 2007), disponible en ligne : http://www.justice.gov/atr/public/
hearings/ip/chapter_3.htm [ci-après « Antitrust Enforcement and IPR guidelines »]
qui mentionne à la p. 66 que la possibilité pour un titulaire de garder un droit
d’accorder des licences indépendamment du pool est un élément qui sera interprété
par les autorités du droit de la concurrence comme favorisant la concurrence.
51. LERNER (Josh) et al., « Cooperative Marketing Agreements Between Competitors: Evidence from Patent Pools » (27 avril 2003) Negociation, Organizations and
Markets Research Papers – Harvard NOM Research paper No. 03-25, en ligne :
http://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=399260. Bien que les pools
fermés soient beaucoup plus suspects aux yeux des autorités de la concurrence,
il est possible de penser à certaines situations où il serait concurrentiel de créer
un pool fermé.
236
5.
Les Cahiers de propriété intellectuelle
LES LIMITES LÉGALES AUX POOLS DE BREVETS
IMPOSÉES PAR LE DROIT DE LA CONCURRENCE
Outre le domaine du droit contractuel, très important lors de
la négociation et de la rédaction des contrats menant à la création
du pool, le droit de la concurrence s’avère le domaine du droit le plus
important à considérer lorsque l’on planifie la création d’un pool de
brevets. En effet, les pools de brevets étant une entente entre entreprises généralement concurrentes portant sur le regroupement de
droits protégés par des monopoles (les brevets), ils peuvent soulever
la suspicion des autorités du droit de la concurrence52. Aussi, bien
que le droit de la concurrence et le droit de la propriété intellectuelle
visent tous les deux à promouvoir l’efficience, les mécanismes différents auxquels chacun a recours pour atteindre ce but ont parfois été
perçus comme une source de tension53.
Aussi, bien que plusieurs aspects des pools de brevets favorisent la concurrence (ils facilitent généralement un accès égal aux
brevets pour tous les concessionnaires de licences potentiels, ils
accélèrent l’accès à certaines technologies, ils permettent l’intégration
de certaines technologies complémentaires, ils réduisent les coûts de
transaction, ils constituent une solution aux brevets bloquants), ces
derniers peuvent également avoir des aspects anticoncurrentiels.
Certains des aspects anticoncurrentiels sont, entre autres, l’utilisation
du pool comme mécanisme de fixation des prix, la diminution de la
concurrence entre les membres du pool, la diminution de la recherche
et du développement chez les membres ou chez les concessionnaires
de licences, la discrimination dans la délivrance de licences à des
tiers, l’inclusion de brevets substituts dans le pool, etc. À cause de ces
aspects, les autorités en matière de droit de la concurrence surveillent
généralement les activités des pools de brevets de près.
Il est donc très important que les pratiques et les activités
des entreprises voulant élaborer un pool se conforment au droit
de la concurrence. C’est pourquoi nous exposerons l’état actuel des
règles applicables en la matière ainsi que certains conseils pour s’y
conformer.
52. DELAGE, supra, note 7, à la p. 62.
53. CORLEY (Richard F.D.) et al., « Les relations entre le droit de la concurrence et le
droit de la propriété intellectuelle : Préoccupations actuelles et défis à venir pour
Industrie Canada » (mars 2006), disponible en ligne : Bureau de la concurrence
http://www.bureaudelaconcurrence.gc.ca/eic/site/cb-bc.nsf/fra/02285.html.
Les pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique
5.1
237
Le droit de la concurrence canadien et les pools de
brevets
Les règles canadiennes en matière de droit de la concurrence
applicables aux pools de brevets se retrouvent principalement dans
deux documents : la Loi sur la concurrence [ci-après « LC »]54 et les
lignes directrices publiées par le Bureau de la concurrence Propriété
intellectuelle – Lignes directrices pour l’application de la loi [ci-après
« LDAL »]55. La LC moderne fut édictée en 1986 pour favoriser la
concurrence, l’efficience et l’innovation au sein de l’économie canadienne56. En 2000, le Bureau de la concurrence publiait les LDAL, qui
expliquent comment le Bureau traite les relations entre les politiques
de la concurrence et les droits de propriété intellectuelle57. Les LDAL
indiquent clairement que la LC s’applique essentiellement de la
même manière tant aux transactions portant sur des droits de propriété intellectuelle qu’aux transactions sur d’autres types de biens.
Les LDAL abordent spécifiquement deux types de comportements :
les « comportement qui supposent le “simple exercice” d’un droit de
propriété intellectuelle » et les « comportements qui supposent “plus
que le simple exercice” d’un droit de propriété intellectuelle »58.
Les pools de brevets sont considérés comme des « comportements qui supposent “plus que le simple exercice” d’un droit de
propriété intellectuelle ». Plus précisément, c’est le risque d’accumulation indue du pouvoir de marché qui est présent dans le contexte
de la formation d’un pool de brevets. La LDAL indique que, face à
ce type de comportements, le Bureau interviendra pour contester
les accords de licences seulement « s’ils réduisent sensiblement ou
indûment la concurrence relativement à ce qui aurait probablement
existé en l’absence de telles licences ». Si l’accord résulte toutefois en
« un rendement concurrentiel supérieur » ou si « la mise en œuvre
de l’accord entraînera vraisemblablement des gains en efficience qui
surpasseront et neutraliseront les effets […] de toute diminution de
la concurrence qui résulteront ou résulteront vraisemblablement de
l’accord et que ces gains en efficience ne seraient vraisemblablement
pas réalisés si l’accord n’était pas mis en œuvre »59, on ne jugera pas
qu’il y a eu une réduction indue de la concurrence.
54. L.R.C. 1985, c. C-34, notamment aux articles 32, 45, 77, 79 et 86.
55. Bureau de la Concurrence du Canada, « Propriété Intellectuelle : Lignes Directrices pour l’Application de la Loi » (2000), disponible en ligne : http://strategis.
ic.gc.ca/pics/ctf/ipegf.pdf.
56. LC, supra, note 54, à l’art. 1.1.
57. LDAL, supra, note 55.
58. Ibid., aux p. 6 et s.
59. Ibid., aux p. 11 et s.
238
Les Cahiers de propriété intellectuelle
En résumé, bien que les LDAL reconnaissent que les pools
de brevets puissent être bénéfiques pour la concurrence, ils laissent
entendre que, lorsqu’un pool n’a pas pour objet d’écarter des situations
d’impasse (la présence de brevets bloquants entre autres), il pourrait
être contesté en tant que complot visant à prévenir la concurrence
des prix en violation de l’article 45 de la LC ou en tant qu’entente
restreignant indûment le commerce en violation du même article.
Jusqu’à présent, les tribunaux canadiens et le Tribunal de la concurrence n’ont pas eu à interpréter la LC moderne dans le contexte d’un
pool de brevets60. La situation est toutefois différente aux États-Unis,
alors qu’un certain nombre de décisions y traitent de la question du
droit de la concurrence et des pools de brevets.
5.2
Bref aperçu du droit américain
En matière de pools de brevets, il n’y a pas que la jurisprudence
qui soit plus abondante aux États-Unis. On y retrouve effectivement
plus de textes de doctrine ainsi que des directives plus claires de la
part des autorités en matière de droit de la concurrence. Ces directives se retrouvent dans les Antitrust Guidelines for the Licensing of
Intellectual Property (1995)61 et dans les Antitrust Enforcement and
Intellectual Property Rights: Promoting Innovation and Competition
(2007), toutes deux émises par le Department of Justice [ci-après
« DOJ »] et par la Federal Trade Commission [ci-après « FTC »]62.
Ces lignes directrices précisent notamment comment les autorités
américaines traiteront des principales dispositions du droit de la
concurrence63 dans le contexte d’un pool de brevets.
Un chapitre complet64 porte sur l’application du droit de la
concurrence aux pools de brevets dans le rapport de 2007 (ce qui
constitue beaucoup plus d’information que ce qui est contenu dans
les LDAL). On y mentionne que les pools incluant des brevets « substituts » ou « compétitifs » [competing patents] sont généralement
considérés anticoncurrentiels65. On entend par « brevets substituts »
60. CORLEY, supra, note 53, à la p. 15.
61. U.S. Department of Justice & Federal Trade Commission, Antitrust Guidelines for
the Licensing of Intellectual Property (6 avril 1995), disponible en ligne : http://
www.justice.gov/atr/public/guidelines/0558.htm.
62. Antitrust Enforcement and IPR guidelines, supra, note 50.
63. La disposition principale concernant les pools de brevets est l’article 1 du Sherman Act, 15 U.S.C., qui rend illégales les ententes restreignant le commerce. Cet
article est l’équivalent de l’article 45 de la LC.
64. Le chapitre III, Antitrust Enforcement and IPR guidelines, supra, note 50.
65. Ibid.
Les pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique
239
des brevets portant sur des technologies qui sont en compétition dans
le marché66.
Un pool ne contenant que des brevets bloquants ou des brevets
complémentaires sera généralement considéré comme concurrentiel67.
À ce sujet, on mentionne qu’un brevet qui n’est pas valide ou qui
est expiré ne peut être considéré comme complémentaire ou comme
bloquant et qu’il ne faut donc pas en retrouver dans le pool68. On y
mentionne également que les questions relatives à l’exclusivité des
licences entre le pool et ses membres, celles portant sur les clauses
grantback (i.e., l’obligation des concessionnaires de licence d’octroyer
des licences sur les revendications essentielles de leurs brevets
complémentaires ou bloquants sur une base raisonnable et non-discriminatoire) ainsi que celles traitant du montant des redevances
exigées doivent être étudiées au cas par cas pour en déterminer le
caractère concurrentiel69.
Chose importante à noter, il est possible pour les fondateurs
d’un pool de demander une lettre de révision [business review letter]
du DOJ ou une opinion de la FTC quant à la conformité au droit de
la concurrence du pool projeté70.
Bref, aux États-Unis comme au Canada, les pools de brevets
soulèvent des questions en droit de la concurrence. Chaque situation
sera évaluée individuellement dans ces deux pays, alors que les effets
proconcurrentiels ainsi que les effets anticoncurrentiels du pool
seront soupesés. Il s’avère donc pertinent d’analyser brièvement des
manières de rendre un pool plus concurrentiel.
66. CARLSON, supra, note 6, à la p. 365. Un exemple qui illustre bien les notions
de « brevets substituts » et de « brevets complémentaires » est le suivant : si on
considère une trappe à souris, on entend par « brevet substituts » des brevets
décrivant différentes façons de faire une trappe alors que l’on entend par « brevets
complémentaires » les brevets couvrant les différentes composantes de la même
trappe.
67. Antitrust Enforcement and IPR guidelines, supra, note 50.
68. Ibid.
69. Ibid.
70. En effet, le Antitrust Guidelines for the Licensing of Intellectual Property, supra,
note 61 prévoit que : « parties who wish to know the Agencies’ specific enforcement
intentions with respect to any particular transactions should consider seeking a
Department of Justice review letter pursuant to 28 C.F.R. §50.6 or a Trade Commission Advisory Opinion pursuant to 16 C.F.R. §§1.1-1.4 ».
240
5.3
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Conseils généraux relatifs aux pools de brevets et
à la conformité au droit de la concurrence
Voici quelques conseils généraux portant sur des mécanismes
qui peuvent rendre un pool de brevets davantage concurrentiel aux
yeux des autorités du droit de la concurrence.
Premièrement, il est préférable de n’inclure que les brevets
essentiels dans le pool. Par définition, les brevets essentiels n’ont
pas de substitut, alors on s’assure de cette façon de n’avoir que des
brevets complémentaires, ou du moins on s’assure de ne pas avoir de
brevets substituts ou compétitifs dans le pool71.
Deuxièmement, il est important de s’assurer que tous les brevets
inclus dans le pool ne sont valides et qu’ils ne sont pas expirés. Pour
ce faire, il est suggéré d’instaurer une procédure qui retire du pool les
brevets expirés ou ceux qui sont déclarés invalides par un tribunal72.
Troisièmement, il est préférable de créer un pool « ouvert »73 et
il est nécessaire de s’assurer que le pool octroiera des licences selon
les mêmes termes et conditions à tout tiers souhaitant devenir concessionnaire d’une licence du pool et qu’il n’y a aucune discrimination
à ce niveau74. Il est également important de s’assurer que la portée
de la clause de type grantback ne soit pas trop large et qu’elle soit
proportionnelle aux droits concédés dans la licence du pool.
Enfin, et manifestement, le pool de brevets ne doit pas servir à
la poursuite d’activités anticoncurrentielles telles que la fixation de
prix ou la création d’un cartel entre les joueurs les plus importants
d’un marché.
6.
LES PRÉCAUTIONS PRINCIPALES À PRENDRE
AVANT DE CRÉER OU DE JOINDRE UN POOL DE
BREVETS EN TANT QUE TITULAIRE DE BREVETS
La dernière partie de cet article se penchera sur les précautions
principales qu’une entreprise doit prendre lorsqu’elle considère créer
ou se joindre à un pool de brevets. Nous allons aborder ces précautions
dans l’ordre dans lequel elles doivent se prendre : i) lors du moment
71. BEKKERS (Rudi) et al., « Patent pools and non-assertion agreements: coordination
mechanisms for multi-party IPR holders in standardization » (août 2006) Paper
for the EASST 2006 Conference, Lausanne, Suisse, disponible en ligne : http://
www2.unil.ch/easst2006/Papers/B/Bekkers%20Iversen%20Blind.pdf.
72. Ibid.
73. Voir au titre 4 du présent texte la définition du terme « pool ouvert ».
74. BEKKERS, supra, note 71.
Les pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique
241
de l’évaluation de la pertinence de la création ou de la participation à
un pool de brevets pour l’entreprise, ii) lors des négociations entourant
l’élaboration du pool et iii) après la création du pool.
La première précaution à prendre est celle d’évaluer si un
pool de brevets est un mécanisme pertinent pour l’entreprise. Nous
l’avons vu aux titres 2 et 3 de ce texte, les pools de brevets peuvent
être pertinents dans certaines situations présentes dans l’industrie
biopharmaceutique, mais ils peuvent également ne pas l’être. En effet,
comme nous l’avons mentionné et tel que le mentionne Gaulé : « for patents that cover components of downstream pharmaceuticals products,
pooling is not attractive for patent holders »75. Lors de l’évaluation de
la pertinence de la création d’un pool de brevets, l’entreprise doit tenir
compte de ses besoins, du nombre de licences qu’il lui faudrait négocier
pour obtenir le droit d’utiliser les technologies qui lui manquent ou
pour accorder des licences sur les technologies qu’elles possèdent de la
manière la plus rentable. Elle doit également analyser son portefeuille
de brevets et de demandes de brevets en lien avec le marché dans
lequel il s’inscrit. Elle doit aussi évaluer l’impact que la création d’un
pool aurait sur ses licences bilatérales actuelles et à venir, notamment
quant aux conditions et au montant des redevances qu’elle exige ou
pourrait exiger dans l’avenir. Enfin, elle doit se demander si d’autres
entreprises auraient intérêt à créer ou à joindre ce pool de brevets.
Dans l’éventualité où un pool est déjà établi et qu’une entreprise pense s’y joindre, les précautions ci-haut mentionnées s’appliquent en plus de celles de l’identification, de la compréhension et
de l’évaluation de la rentabilité des obligations liées à la participation.
En effet, l’entreprise doit bien pouvoir identifier et comprendre les
obligations qui sont liées à la participation à un pool pour pouvoir être
en mesure de bien évaluer la rentabilité d’une telle participation76.
Une fois la décision prise quant à la pertinence de la création
ou de la participation à un pool, il faut entamer des négociations avec
d’autres membres potentiels ou avec les membres fondateurs du pool
déjà créé. Plusieurs précautions sont à prendre avant d’entamer ces
négociations. L’une d’elles est la signature d’une entente de confidentialité. Une autre précaution à prendre dans un contexte hors norme
est la signature d’une entente de divulgation précise et claire77 de
75. GAULÉ, supra, note 21, à la p. 11.
76. Ce processus d’évaluation et d’identification des obligations est très semblable à
celui poursuivi lors de l’évaluation d’une participation à un OEN. Voir à ce sujet
DELAGE, supra, note 7, aux p. 61-62.
77. Il faut que la clause de divulgation soit précise et claire pour qu’elle puisse lier
les parties. Voir à ce sujet la décision de la United States Court of Appeals for
242
Les Cahiers de propriété intellectuelle
toutes les informations pertinentes se rapportant aux brevets qui sont
pressentis comme essentiels au pool. Ces informations comprennent
notamment tous les brevets et demandes de brevets se rapportant à la
technologie qui est le sujet du pool. Comme le mentionnent Delage et
Levasseur en traitant de la question de la divulgation dans le contexte
de l’élaboration de normes (un contexte qui est semblable à celui de
l’élaboration d’un pool de brevets dans un contexte hors norme) :
[e]n obligeant les membres à divulguer leurs droits de propriété
intellectuelle au moment de l’élaboration de la norme, l’OEN
peut prendre une décision éclairée quant à la norme qu’elle
désire mettre en place, et on réduit ainsi les risques de mauvaises surprises suite à l’adoption de la norme. En l’absence
d’une telle obligation, les membres pourront librement tendre
des embuscades sans faire face à aucunes représailles.78
Nous l’avons mentionné, les normes ne caractérisent pas l’industrie biopharmaceutique. Il serait alors pertinent de faire porter
l’obligation de divulgation sur les brevets et demandes de brevets en
lien avec la maladie ou la condition qui est l’objet du pool. De plus,
pour compléter cette obligation de divulgation, il sera important
que les membres du futur pool s’engagent à octroyer, via le pool, des
licences sur une base raisonnable et non discriminatoire (RAND ou
FRAND)79. Ces obligations sont importantes puisque, si un membre
du pool ne dévoile pas ses droits dans des brevets ou demandes de
brevets couvrant une technologie essentielle au pool (par exemple sur
une demande de brevet portant sur un gène jouant un rôle important
dans la maladie sur laquelle porte le pool) et ne s’engage pas à octroyer
des licences sur une base FRAND, le pool sera formé et accordera des
licences ne comprenant pas des brevets couvrant cette technologie.
Donc, si l’on revient à notre exemple du gène, du temps et de l’argent
seront investis par d’autres membres du groupe ou par des tierces
personnes en recherche sur ce gène et, lorsque le membre obtiendra
son brevet sur le gène, il pourra décider de ne pas l’insérer dans le
pool et d’octroyer des licences bilatérales à un prix qu’il déterminera
unilatéralement, ce qui contreviendrait aux objectifs mêmes du pool.
the District of Columbia Circuit dans Rambus Incorporated c. Federal Trade
Commission, U.S. Court of Appeals for the District of Columbia Circuit, Lexis
8662 (2008), à la p. 34. Pour davantage d’information sur la clause de divulgation,
consulter DELAGE, supra, note 7, aux p. 47-51.
78. Ibid., à la p. 47.
79. Ce qui constitue une licence raisonnable et non discriminatoire, une licence RAND
ou FRAND – selon l’endroit où l’on se trouve – dépasse le cadre de cet article. Nous
référons le lecteur à l’article de DELAGE, Ibid., aux p. 51-55 pour une étude de
la jurisprudence et de la doctrine pertinentes en la matière.
Les pools de brevets dans l’industrie biopharmaceutique
243
Une fois ces précautions prises, il faut se pencher sur l’élaboration des conditions de participation au pool. Ces conditions, qui seront
insérées dans le contrat de gestion du pool, varieront en fonction des
objectifs du pool et des membres, mais devront comprendre la possibilité pour les membres d’accorder des licences indépendamment du
pool sur les brevets qui y sont inclus et le mécanisme de partage des
redevances perçues par le pool.
Il est également très important de s’assurer de la présence
d’experts neutres et qualifiés lors du choix des brevets essentiels à
inclure dans le pool ainsi que de la présence d’experts qualifiés en droit
de la concurrence avant la création du pool et pendant que celui-ci est
actif afin de s’assurer de sa conformité avec le droit de la concurrence.
Nous rappelons également que, avant de créer le pool, il peut
être utile de demander l’opinion des autorités du droit de la concurrence sur la conformité du pool avec ce domaine du droit80.
7.
CONCLUSION
Les pools de brevets ne sont actuellement pas utilisés dans
l’industrie biopharmaceutique pour les raisons mentionnées dans le
présent article. Par contre, les sociétés actives dans cette industrie
devraient se pencher sur la pertinence des pools de brevets dans certaines situations ou dans certains domaines émergents de l’industrie
biopharmaceutique. Les outils de recherche, la biologie synthétique,
les maladies orphelines ainsi que certaines maladies génétiques
constituent des exemples de situations où l’utilisation de pools de
brevets peut s’avérer pertinente et utile.
Il faut toutefois rappeler qu’un pool de brevets est un mécanisme de coordination entre concurrents qui peut se montrer complexe, qui fait naître des obligations chez ses membres et chez les
concessionnaires de licences du pool et qui peut facilement éveiller
la suspicion des autorités de la concurrence. Il faut donc se montrer
très diligent lorsque l’on pense créer ou se joindre à un pool. Cette
diligence est de mise tant au niveau de l’analyse de la pertinence d’un
pool pour une entreprise, qu’au niveau de l’élaboration de la structure
du pool et de la conformité de ce dernier aux lois ainsi qu’aux objectifs
poursuivis. Le succès d’un pool dans l’industrie biopharmaceutique
dépendra largement de cette diligence.
80. Comme mentionné à la note infrapaginale 70, il est possible de ce faire aux ÉtatsUnis.
Vol. 22, nº 2
Décisions d’intérêt rendues en 2009
en droit de la diffamation
La liberté d’expression a un prix
Francois Demers*
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 247
1. Quan c. Cusson 2009 CSC 62 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 248
2. Grant c. Torstar Corp. 2009 CSC 61 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 249
3. Genex Communications inc. c. Association québécoise de
l’industrie du disque, du spectacle et de la vidéo 2009
QCCA 2201 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251
4. Genex c. Jobin (2009) QCCS 1679 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 255
5. Vallières c. Pelletier 2009 QCCS 1211 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 259
6. GIFRIC c. Corporation SunMedia (2009) QCCS 4148 . . . . . . 262
© François Demers, 2010.
* Avocat chez Spiegel Sohmer Inc.
245
INTRODUCTION
Trouver des décisions importantes en matière de diffamation
n’est pas chose facile, le choix est trop vaste ! Les Québécois ont,
semble-t-il, l’épiderme fragile. Plusieurs accusent l’un ou l’autre
d’avoir porté atteinte à leur réputation et cela donne parfois des
jugements distrayants, faute d’être toujours juridiquement significatifs. En faisant notre sélection, nous avons au moins rencontré des
jugements qui font sourire.
Ainsi, il est étonnant de voir que le fils du président du Sénégal poursuit à Montréal un expatrié sénégalais qui publie sur un
« blogue » des commentaires musclés sur son père et lui. Et il a gagné !
(Le jugement est présentement en appel). Les hommes politiques
n’ont-ils plus la couenne dure ? Une poursuite civile est-elle un outil
efficace pour faire taire ces critiques outre-mer ? (Wade c. Diop 2009
QCCS 350).
Même concept, mais plus local, dans Lavigne c. Chenail 2009
QCCS 2578, (en appel). Un ex-député libéral a été condamné à payer
des dommages à une ex-mairesse d’un village à la suite d’une lettre
publiée dans un journal local. La juge Anne-Marie Trahan semble
croire qu’il est important de protéger la réputation des politiciens
pour éviter que des citoyens ne soient découragés de s’engager dans
la vie politique. Bien qu’il s’agisse d’un noble objectif, ne va-t-il pas à
l’encontre du principe voulant que les personnalités publiques prêtent
le flanc à la critique, même à la critique qui ne va pas dans la dentelle ?
Puis, il y a le franchement comique. On peut référer à la décision dans laquelle un homme de 50 ans se plaignait d’avoir été agressé
par une dame de 70 ans dans le cadre d’une assemblée municipale.
En plus de coups de cartable (on aurait préféré de « sacoche »), le
demandeur se plaint du fait qu’on lui aurait crié des noms. Depuis,
il serait un homme détruit. On se surprendra que son action ait été
rejetée… (Côté c. Milot 2009 QCCS 5598).
Nous notons que l’année 2009 a été foisonnante au niveau de
la Cour supérieure du Québec et plusieurs jugements ont été portés
247
248
Les Cahiers de propriété intellectuelle
en appel. Espérons que ces décisions donneront lieu à des arrêts
éclairants au cours des prochaines années.
Abordons maintenant six décisions signifiantes de 2009. Nous
débuterons par une paire d’arrêts rendus le même jour par la Cour
suprême du Canada dans des dossiers qui soulevaient la même
question juridique. Bien que ces litiges n’émanent pas du Québec et
que les concepts juridiques examinés ne trouvent pas une application
directe, il s’agit d’une bonne démonstration du dynamisme juridique
et de la capacité d’adaptation du droit de la diffamation.
1.
QUAN C. CUSSON 2009 CSC 62
Dans cette affaire, Danno Cusson (ci-après : « Cusson »), un
policier canadien, s’était rendu à New York au lendemain des attentats de septembre 2001 afin de prêter main-forte aux autorités. Il
soutenait être spécialiste en recherche et sauvetage à l’aide de son
chien. Un journal de sa localité a publié des articles soutenant que
Cusson aurait menti aux autorités new-yorkaises et qu’il avait nui
aux opérations de sauvetage. Lors du procès, le jury avait considéré
que le journal n’avait pas prouvé la véracité de toutes les allégations
et a accordé des dommages substantiels et ce, bien que plusieurs des
faits contenus dans les articles avaient été prouvés.
On se souviendra que la common law accorde une grande
importance à la preuve de la véracité des faits plutôt qu’à l’examen
de la conduite du journaliste. En effet, dans la common law traditionnelle, une fois le caractère diffamatoire de la communication
établi, le défendeur doit prouver, pour se soustraire à l’obligation de
payer des dommages, que les faits contenus dans sa communication
étaient substantiellement vrais. Lorsque la véracité des faits ne peut
être établie, ce qui est souvent le cas, le défendeur doit se prévaloir
d’une immunité absolue ou relative dont la liste est plutôt limitée et
remonte à des centaines d’années.
Or, la common law évolue plus rapidement à l’extérieur du
Canada, du moins dans certains domaines. En effet, dès 1999, la
Chambre des Lords avait reconnu, dans l’arrêt Reynolds (Reynolds
c. Times Newspapers Ltd. [1999] 4 All E.R. 609), que les défenses
de common law étaient trop restrictives pour favoriser un débat
public. Afin de favoriser la liberté d’expression et le débat sur les
questions politiques essentielles au fonctionnement de la démocratie,
la Chambre des Lords a formulé une nouvelle norme permettant de
repousser l’action en diffamation, soit celle du « journalisme responsable ». Ainsi, lorsque la véracité des propos est impossible à démon-
Décisions d’intérêt rendues en 2009 en droit de la diffamation
249
trer, un journaliste peut se voir exonéré s’il démontre qu’il a pris des
mesures raisonnables pour s’assurer de la justesse de ses propos. Ce
changement représentait une véritable révolution dans le droit de la
diffamation britannique. Depuis, cette défense dite de « journalisme
responsable » a été reprise dans d’autres pays du Commonwealth,
mais le Canada ne l’avait pas adoptée. Examinant l’appel de Cusson,
la Cour d’appel de l’Ontario a conclu que cette nouvelle défense du
« journalisme responsable » devait être reconnue en droit ontarien.
Cependant, puisque celle-ci n’avait pas été invoquée spécifiquement
en première instance, elle a refusé d’ordonner la tenue d’un nouveau
procès et a rejeté l’appel du journal.
2.
GRANT C. TORSTAR CORP. 2009 CSC 61
Dans ce cas, il s’agissait d’un homme d’affaires, Peter Grant
(ci-après : « Grant »), qui se plaignait de la parution d’un article traitant d’un projet d’aménagement d’un terrain de golf privé. L’article
mettait en valeur la position de résidents du secteur qui se plaignaient
des conséquences environnementales négatives du projet et qui soupçonnaient Grant d’avoir exercé des pressions politiques pour obtenir
les permis requis. Avant la publication, le journaliste avait demandé
à Grant de lui faire part de sa position, mais celui-ci ne s’était pas
prévalu de cette offre. Dans ce dossier, on avait plaidé la défense de
véracité et de commentaire loyal, ce qui a été rejetée par le jury. La
Cour d’appel de l’Ontario a dans ce cas confirmé la reconnaissance
qu’elle avait faite dans l’arrêt Cusson, soit la défense de « journalisme
responsable », et a ordonné la tenue d’un nouveau procès.
Voilà donc l’état du droit quand la Cour suprême entreprend
son analyse de la question. La Cour suprême se montre réceptive à
l’argument que le droit de la diffamation traditionnel est incompatible avec la liberté d’expression garantie par la Charte des droits et
libertés. La Cour indique :
[39] (…). les règles classiques, appliquées à l’ère moderne,
produisent un effet paralysant qui limite indûment la couverture de faits et qui fait trop pencher la balance au profit de la
protection de la réputation. Bien que le droit doive pourvoir
à la réparation d’atteintes non fondées à la réputation, il faut
éviter que les poursuites ou menaces de poursuite en diffamation servent d’arme permettant aux riches et aux puissants
d’entraver la diffusion de l’information et le débat essentiels
à une société libre.
250
Les Cahiers de propriété intellectuelle
La Cour constate aussi qu’il y a une différence fondamentale
entre la recherche de la vérité factuelle par un journaliste et celle
conduite dans le cadre d’un débat judiciaire. En effet, il est évident
qu’un journaliste ne peut déployer les moyens d’un procès pour tenter
d’en arriver à une certitude factuelle. La Cour ajoute donc :
[53] (…). Dans leur état actuel, les règles de common law
font en sorte qu’une information ne peut être communiquée
que si le diffuseur est certain de pouvoir en prouver la véracité devant le tribunal en cas de poursuite. Le diffuseur qui
vérifie les faits et la fiabilité des sources peut parvenir à une
certitude raisonnable quant à leur véracité, sans pour autant
être assuré de pouvoir, peut-être des années plus tard, établir
cette véracité en cour. Cette situation peut avoir un effet
paralysant sur ce qui sera communiqué, et il est possible que
des renseignements fiables et d’intérêt public ne soient ainsi
jamais révélés.
La conclusion de la Cour est que la common law n’accorde pas
un poids suffisant à la valeur constitutionnelle à la liberté d’expression. Elle choisit donc d’intégrer en droit canadien, dix ans après la
Grande-Bretagne, la défense dite de « communication responsable ».
En passant, il est intéressant de noter que la Cour suprême du
Canada semble adopter une position plus libérale que la Chambre
des Lords en ce qu’elle traite de « communications responsables »
plutôt que de « journalisme responsable ». Ainsi, cette défense serait
disponible non seulement à la presse traditionnelle, mais à l’ensemble
des communicateurs.
Ayant reconnu l’existence de cette défense en droit canadien,
la Cour ordonne donc la tenue de nouveaux procès.
Il est extrêmement intéressant de noter que cette défense
de « communication responsable » introduit en droit canadien un
raisonnement juridique qui s’apparente beaucoup à celui dicté par le
droit civil. En effet, les civilistes sont accoutumés à démontrer que la
conduite d’un défendeur, dans le cadre d’une action en diffamation, a
été raisonnable dans les circonstances. On peut même se demander
si la jurisprudence québécoise n’ira pas orienter la common law
naissante en matière de « communication responsable ».
Décisions d’intérêt rendues en 2009 en droit de la diffamation
3.
251
GENEX COMMUNICATIONS INC. C. ASSOCIATION
QUÉBÉCOISE DE L’INDUSTRIE DU DISQUE, DU
SPECTACLE ET DE LA VIDÉO 2009 QCCA 2201
Si le Québec est une société distincte, la ville de Québec a, quant
à elle, un appétit particulier pour ce qui a été décrit comme étant de
la « radio-poubelle ». La grossièreté, les accusations personnelles et
l’inflation verbale semblent être particulièrement appréciées dans
la vieille capitale.
Le contexte factuel de cette décision est intimement lié à la
place que CHOI FM essayait de se tailler dans le marché de la ville de
Québec. Voulant défendre un format original et n’aimant pas se plier
aux règles imposées par qui que ce soit, la station s’est retrouvée mêlée
à de nombreux conflits. L’ADISQ, qui voulait lui imposer certains
quotas de musique francophone et qui faisait des représentations au
CRTC en ce sens, s’est retrouvée dans le collimateur de l’animateur
vedette Jean-François Fillion (ci-après : « Fillion »).
Dans une série d’interventions en ondes, Fillion décrit l’ADISQ
de « maudite gang d’hypocrites », de « maudite gang de crottés », de
« maudite gang de chiens ». Il décrit l’organisation comme un club
fermé qu’il qualifie de « crime organisé légal » et de « mafia légale ».
Mais Fillion ne s’en prend pas qu’à l’organisation, il attaque aussi
certains de ses membres en les traitant d’« écœurants » et d’« enfants
de chienne ». Fillion décrit le président de l’ADISQ de « prétentieux »
et attaque son intégrité :
[61] Je me suis réveillé cette nuit pour penser à Jacques
Primeau, c’est un croche. (…) À partir d’aujourd’hui je mets
des gens à la recherche de pots de vin, de toutes les choses
croches qui se passent à l’ADISQ, de tous ceux qui bénéficient
de subventions, qui cachent des choses. À partir d’aujourd’hui,
je suis un enquêteur à temps plein sur le dossier culturel qui
est relié directement à l’ADISQ.
La directrice générale de l’ADISQ goûte aussi à la médecine
de Fillion. Après avoir cité un passage d’une entrevue de la directrice
générale dans laquelle elle mentionnait que le son des radios commerciales était sensiblement similaire d’une station à l’autre, Fillion
crache les mots suivants :
[51] maudite pelote, de maudite pelote de marde à qui je veux
parler de ça depuis des mois et des mois, si c’est pas des années.
(…) Maudite pelote ! C’est la première à mettre tout le monde
dans le même paquet. Maudite chienne ! Solange Drouin direc-
252
Les Cahiers de propriété intellectuelle
trice générale de l’ADISQ est directrice générale du palmarès
qui publie les deux reportages de radio et qui veut en avoir
seulement que deux. Maudite folle, maudite conne ! Elle peut
bien ressembler à Nicole Martin. Vache !
La transcription de l’émission en question continue sur le
même ton pendant quelques pages.
En première instance, le juge a considéré les propos de Fillion
comme illégaux et dégradants. Il indique :
[24] l’on ne peut, sous prétexte de vouloir défendre un poste de
radio, se permettre de salir la réputation de quiconque. » (…).
La responsabilité civile de M. Fillion et de son employeur Genex
est retenue, de même que celle de M. Demers [le propriétaire
de la station] au motif qu’il a préféré profiter de la situation
plutôt que de restreindre M. Fillion.
Il ajoute aussi que Genex et Fillion auraient dû faire valoir leurs
critiques de l’ADISQ devant le CRTC dans le cadre des audiences sur
le renouvellement de la licence de CHOI. Cela est un commentaire
un peu inhabituel puisque, si Fillion et Genex voulaient faire des
commentaires non diffamatoires, ils ne sauraient être limités à une
seule tribune.
Quoi qu’il en soit, en première instance, le juge accorde un
total de 600 000 $ de dommages et intérêts, incluant des dommages
moraux, punitifs et des honoraires judiciaires.
Cette décision est portée en appel et le juge Dalphond, qui rend
l’opinion de la majorité, considère que la vaste majorité des propos
tenus par Fillion relève plus de l’injure que de la diffamation. Il fait
la distinction en ces mots :
[34] (…) la diffamation « consiste dans la communication de
propos ou d’écrits qui font perdre l’estime ou la considération de
quelqu’un ou qui, encore, suscitent à son égard des sentiments
défavorables ou désagréables ». (…) Le préjudice tient compte
de la gravité des conséquences dans l’esprit des gens qui ont
entendu les propos diffamatoires.
[35] Parce que le caractère diffamatoire des propos s’évalue en
fonction des autres et de l’image qu’ils se font désormais de
la victime des propos, on applique une norme objective plutôt
que subjective (point de vue de la victime) pour déterminer s’il
y a eu diffamation.
Décisions d’intérêt rendues en 2009 en droit de la diffamation
253
[36] Par contre, les propos injurieux sont plutôt ceux qui font
mal à la victime, lui cause un préjudice qu’elle ressent dans
son for intérieur sans par ailleurs que soit nécessairement
diminuée l’estime dont elle jouit auprès de son entourage ou
du public.
Il est vrai que la Cour d’appel avait, contrairement au juge de
première instance, le bénéfice de l’opinion de la Cour suprême rendue
dans l’arrêt WIC Radio Ltd. c. Simpson [2008] 2 R.C.S. 420 dans lequel
la Cour avait décidé qu’on peut accorder une marge de manœuvre
beaucoup plus grande aux commentateurs satiriques lorsqu’il est
évident que la personne qui prononce les propos ne sera pas prise au
sérieux. La Cour suprême indique d’ailleurs :
[48] Le droit doit bien sûr tenir compte de commentateurs
comme le satiriste ou le caricaturiste, qui sautent sur un point
de vue, lequel peut être seulement accessoire au débat public,
et le gonflent hors de toute proportion dans une caricature
outrancière pour informer ou faire rire le public. Leur fonction
n’est pas tant de faire progresser le débat public que d’exercer
le droit démocratique de se moquer des gens qui protestent
dans l’arène publique. La population comprend parfaitement
que c’est là leur fonction.
Le tout ne donne cependant pas carte blanche au plus virulent communicateur. D’ailleurs, quelques mois avant cette décision,
la Cour d’appel avait eu l’occasion de le mentionner dans le cas de
l’arrêt Diffusion Métromédia CMR inc. c. Bou Malhab, 2008 QCCA
1938 dans lequel la juge Bich précisait :
[109] Je tiens cependant à préciser que cette conclusion, qui
est particulière et propre aux faits de l’espèce, n’octroie pas
aux radio-provocateurs, pamphlétaires et autres polémistes
de métier ou d’occasion la licence de dire n’importe quoi et
de profiter de leur positionnement médiatique pour tenir des
propos qui, dans la bouche de toute autre personne, seraient
diffamatoires.
Le juge Dalphond essaye de tracer la ligne entre l’acceptable
et l’inacceptable selon le type d’émission et d’animateur qui prononce
des paroles très crues et désagréables. Il indique :
[47] Pour un auditeur correspondant à un citoyen ordinaire, il
ressort de ces commentaires que M. Fillion et son groupe ne
sont pas d’accord avec l’approche mise de l’avant par l’ADISQ,
qu’ils trouvent l’ADISQ fermée au dialogue sur d’autres options
254
Les Cahiers de propriété intellectuelle
(plus facile, selon lui, de traiter avec les Hells), monopolistique et contrôlée par un petit groupe motivé par des intérêts
économiques (références au style de vie de Michel Bélanger)
et non par la promotion de la culture québécoise malgré leur
mission avouée (absence de crédibilité, hypocrisie). Il s’agit
là de commentaires permis dans une société démocratique
à l’égard d’une organisation qui jouit d’une grande visibilité
publique et qui est un acteur de premier plan auprès des
gouvernements, du CRTC, des stations de radio, du milieu de
la production musicale, etc.
[48] (…) Dire du président de l’ADSIQ qu’il est prétentieux,
ce n’est pas vraiment tenir des propos injurieux ; une personnalité publique ne peut plaire à tous et si elle est perçue
par certains comme prétentieuse, il ne peut s’agir que d’une
impression.
[49] Reste les qualificatifs « maudite (sic) gang de crottés » et
« maudite (sic) gang de chiens », qui visent les dirigeants de
l’ADISQ. Ils constituent des excès de langage sur les ondes
d’une station radiophonique et tiennent de l’injure comme
l’indique le passage précité de l’ouvrage de Me Vallières.
Bien que le juge ne s’offusque pas de certaines qualifications
musclées utilisées par Fillion, sa limite est toutefois dépassée lorsque
l’animateur passe aux animaux. Ainsi, le juge Dalphond écrit :
[53] Quant aux commentaires à l’égard de Mme Drouin (« pelote,
maudite pelote, maudite pelote de marde, vache, maudite vache,
cochonne, chienne, maudite chienne »), je crois que M. Fillion
décrit correctement la situation lorsqu’il clame en ondes : « Je
perds le nord bien raide quand je vois des gens hypocrites de
même ». C’est effectivement ce qui est arrivé lorsqu’il s’est
lancé sur les ondes dans une diatribe injurieuse, vulgaire,
malsaine et misogyne contre Mme Drouin. Les qualificatifs
accolés à Mme Drouin ne tenaient plus des commentaires, mais
de l’attaque vicieuse, de la malveillance, de l’affront. Il a plus
que franchi le seuil de l’intolérable.
Selon la Cour d’appel, le rôle de polémiste et de commentateur
n’autorise pas l’utilisation de tous les procédés :
[63] À la fin du segment, M. Fillion infère cependant des
faits : il y a des pots-de-vin et d’autres choses croches au sein
de l’ADISQ, et ajoute qu’il va enquêter à temps plein là-dessus
pour les mettre à jour. En ce faisant, il diffame l’ADISQ et
Décisions d’intérêt rendues en 2009 en droit de la diffamation
255
M. Primeau, son président, qu’il identifie clairement. M. Fillion
ne parle plus de favoritisme, de copinage, de retour d’ascenseur,
mais laisse entendre qu’il existe des actes illégaux sur lesquels
il va enquêter. Pour l’auditeur moyen, l’impression qui s’en
dégage est que l’ADISQ constitue une organisation corrompue,
de même que ses deux principaux dirigeants nommés dans
le segment, M. Primeau et Mme Drouin. Dans cette mesure,
les propos du 21 février 2002 sont diffamatoires et générateurs de responsabilité civile envers l’ADISQ, M. Primeau et
Mme Drouin.
Bref, si les commentaires peuvent aller très loin, l’injure constitue une limite à ne jamais franchir.
Faute de preuve de dommages pécuniaires, la Cour d’appel
accorde environ 125 000 $ à titre de dommages moraux, soit beaucoup
moins que le juge de première instance.
Voulant s’assurer que la décision ait un effet dissuasif, la Cour
d’appel ajoute :
[102] (…) Si ces dommages moraux étaient payables par les
parties appelantes, on pourrait se demander si cela serait
suffisant pour les dissuader de recommencer sans l’ajout de
dommages punitifs. On peut cependant en douter en l’espèce,
le premier juge ayant retenu qu’on faisait beaucoup d’argent
et qu’on se foutait du reste. De toute façon, puisque la preuve
indique que les dommages compensatoires (paiement réparateur) sont assumés (sous réserve d’une franchise de 25 000 $
par réclamation, payable par Genex) par un assureur jusqu’au
31 août 2002 (donc tous les dommages compensatoires en
l’instance), il y a lieu d’ajouter des dommages punitifs, comme
le premier juge en a décidé.
En bout de piste, une condamnation solidaire à 60 000 $ au
niveau des dommages exemplaires.
4.
GENEX C. JOBIN (2009) QCCS 1679
Étonnamment, Genex Communications inc. n’est pas seulement défenderesse en matière de diffamation. Dans ce dossier, Genex
poursuit le Groupe TVA inc. et certains de ses employés, alléguant
avoir été victime de propos diffamatoires, malicieux et blessants diffusés dans le cadre de plusieurs reportages à partir de février 2003.
Essentiellement, les demandeurs reprochent aux défendeurs une série
256
Les Cahiers de propriété intellectuelle
de reportages portant sur un tournoi de golf dans le cadre duquel
certains événements à connotation sexuelle auraient eu lieu. Servant
aux défendeurs la médecine qui leur est habituellement réservée,
Genex et ses représentants affirment que TVA a fait preuve d’une
attitude abusive, malveillante et opprimante qui constitue à leur
avis de l’acharnement.
Le juge Denis Jacques ne retient aucune responsabilité à
l’encontre du lecteur de nouvelles Pierre Jobin. En effet, la preuve
a démontré que sa participation aux reportages allégués est extrêmement limitée, celui-ci se contentant seulement d’en adapter
quelques mots.
Quant aux journalistes de la station, le juge examine la
méthode suivie ainsi que les vérifications faites. Il rappelle que le tout
a commencé lorsque dans le cadre de ce qui a été appelé par la suite
le « scandale de la prostitution juvénile » à Québec. Le journaliste de
TVA reçoit d’abord des informations relativement à un tournoi de golf
s’étant déroulé un an et demi auparavant.
Il rencontre deux informatrices qui travaillaient lors du tournoi
et qui mentionnent que :
[94] (…) ce tournoi de la restauration « tournoi de la restauration », fut tenu en présence de femmes en bikini, talons
aiguilles, prêtes à rendre divers services à la clientèle. Elles
ajoutent qu’il y avait sur les lieux des isoloirs comme dans les
bars de danseuses et que certaines des jeunes filles semblaient
d’âge mineur.
Ces informatrices désiraient alerter le journaliste de la place
de CHOI FM, la station de la demanderesse, à propos de ce qu’elles
qualifiaient d’une « orgie à ciel ouvert ». Le journaliste commence
ensuite son enquête en tentant de rejoindre le propriétaire du terrain
de golf, mais sans succès. Il identifie ensuite les organisateurs du
tournoi dont l’un faisait l’objet d’accusations déposées dans le cadre
du scandale de la prostitution juvénile. Le journaliste va même
jusqu’à contacter le service de police de la ville de Québec et met
en contact ses informatrices avec les policiers. La preuve démontre
que le journaliste a contacté plusieurs sources. Il réussit même à
procéder à une entrevue à distance avec l’organisateur du tournoi
et celui-ci confirme l’embauche de danseuses pour « agrémenter »
le terrain de golf. L’enquête du journaliste confirme que CHOI FM
était présente lors du tournoi et que ses logos étaient arborés sur
les isoloirs.
Décisions d’intérêt rendues en 2009 en droit de la diffamation
257
Le journaliste finit par contacter Patrice Demers, le président
de Genex, et lui fait part des informations révélées par son enquête.
Monsieur Demers accepte de se prêter à une entrevue et confirme
que l’animateur Jean-François Fillion et lui-même ont participé au
tournoi de golf en question. Lorsqu’on lui demande si les logos de
CHOI étaient affichés sur les isoloirs monsieur Demers répond :
[136] d’aucune façon, CHOI n’était associé directement ou indirectement à qu’est-ce qui a pu se passer là. Ça reste un tournoi
de golf conventionnel. Je trouve ça déplorable. Vous me l’apprenez là que nos posters, notre affichage étaient directement
reliés à ces événements là. Ça n’était pas du tout volontaire
puis c’était sûrement une erreur.
Durant la même période, des reportages relativement à ce
tournoi de golf ont été publiés dans des journaux locaux. Par exemple,
un article du Soleil décrivait les activités ayant lieu lors du tournoi
de la façon suivante :
[145] Des exemples ? Au trou numéro trois, deux danseuses
offraient un spectacle érotique pour 20 $. Au six, les golfeurs
payeurs avaient droit à un strip-tease s’ils gagnaient à la
roulette. Au huit, ils devaient aller chercher, avec la bouche,
le billet de 20 $ inséré entre les seins de la danseuse. Au 15,
spectacle de « cunnilingus ». Les golfeurs devaient regarder
le show des deux filles avant de jouer. Toujours au 15, une
roulotte. Les prix : 40 $ pour une masturbation, 60 $ pour une
fellation, 100 $ pour une fellation sans condom. Au 16, partie
de black jack pour 20 $. Le golfeur gagnant avait là aussi droit
à un strip-tease. Voilà pour le parcours.
Le juge Jacques souligne qu’aucune poursuite n’a cependant
été déposée contre le Soleil ou ses journalistes, ni contre les autres
médias qui ont fait des reportages similaires.
Il rappelle que le grief principal des demandeurs est de les avoir
associés à la prostitution juvénile. Il en vient toutefois à la conclusion
que cette prétention est mal fondée et il indique :
[160] Il ne fait aucun doute, à la suite de l’enquête sérieuse
menée par le journaliste Therriault, qu’une trentaine de danseuses étaient présentes sur le terrain à l’occasion du tournoi
de golf et que des isoloirs ont été installés dans le bâtiment
principal pour la soirée.
258
Les Cahiers de propriété intellectuelle
[161] Il était certainement d’intérêt public de faire un reportage
sur ce tournoi de golf à saveur érotique et de se questionner,
en raison des informations reçues, sur la présence possible de
mineures à ce tournoi.
Selon le juge, le journaliste a effectué un reportage de façon
professionnelle à l’aide de sources vérifiées. De plus :
[174] Or, l’examen le moindrement attentif des reportages
laisse clairement voir qu’il n’y a aucun lien établi entre Genex,
Patrice Demers, Jean-François Fillion et la prostitution juvénile.
Afin de démontrer la mauvaise foi des défendeurs, les demandeurs leur reprochent d’avoir voilé le visage d’une des informatrices
et d’avoir filmé l’autre de dos. Or, les journalistes ont expliqué qu’ils
voulaient protéger leurs sources car les deux femmes étaient au
début de leur carrière professionnelle et elles détenaient des emplois
précaires. De plus, dans le contexte de l’enquête sur le scandale de
prostitution juvénile, certains gangs de rue étaient impliqués, ce qui
pouvait poser des craintes objectives de la part de ces informatrices.
D’ailleurs, après la diffusion du reportage, l’animateur de Genex, Jeff
Fillion, a lancé une campagne sur les ondes afin de tenter d’identifier
les deux jeunes femmes et de les retracer ; ce qui fut d’ailleurs fait.
Les deux jeunes femmes ayant refusé de parler avec Fillion en ondes,
celui-ci a publié leur adresse courriel à une heure de forte écoute.
Le juge Jacques écrit :
[201] Ce que les défendeurs désiraient éviter, arriva. Les jeunes
femmes furent inondées de courriels d’auditeurs et harcelées
pendant des semaines en raison de leur participation aux
reportages.
Compte tenu de ce qui précède, il n’est pas étonnant de voir
que le juge Jacques conclut de la façon suivante :
[205] Les reportages visés, préparés par les défendeurs Therriault et Langelier, sont le fruit d’une enquête sérieuse, sur un
sujet manifestement d’intérêt public et furent livrés de façon
tout à fait objective, impartiale et professionnelle.
Quant aux autres reportages invoqués par les demandeurs, le
juge Jacques ne leur trouve pas non plus de caractère fautif.
Décisions d’intérêt rendues en 2009 en droit de la diffamation
259
Bref, TVA et ses journalistes ont suivi la démarche journalistique conforme à la conduite d’un journaliste prudent placé dans les
mêmes circonstances. Le recours est donc entièrement rejeté.
5.
VALLIÈRES C. PELLETIER 2009 QCCS 1211
Cette décision porte sur l’une des techniques utilisées en
matière de journalisme d’enquête, à savoir les caméras cachées.
La majorité des personnes filmées à leur insu considère qu’on
a violé leurs droits. Cependant, sans l’utilisation de ce procédé, plusieurs escroqueries ou autres injustices pourraient ne jamais être
mises au jour.
Vallières, le demandeur, un arpenteur-géomètre de plusieurs
années d’expérience, a été l’objet d’un reportage de l’émission « La
facture ». L’un de ses anciens clients a contacté les journalistes pour
leur faire part du fait qu’il y avait une différence significative entre
l’estimation produite par l’arpenteur-géomètre et sa facture finale.
En fait, le montant qui était réclamé au client était presque trois fois
plus élevé que le montant de l’estimation.
« La facture » décide d’aller faire enquête sur cette situation.
Son journaliste contacte plusieurs clients de l’arpenteur et consulte
le plumitif pour constater que Vallières est demandeur dans plus de
50 causes de la Cour du Québec.
Une équipe de tournage se rend au bureau du demandeur et
l’accoste dans le stationnement. Le journaliste s’identifie et demande
à Vallières s’il veut bien lui accorder une entrevue. Vallières refuse
mais sans toutefois arrêter de répondre à certaines questions du
journaliste. L’entretien se termine brusquement lorsque Vallières
réalise qu’il est filmé.
Quelques jours plus tard, Vallières contacte le journaliste et
lui offre de participer à une entrevue. Quelque temps avant la date
prévue de l’entrevue, le journaliste assiste à une audition qui oppose
Vallières à l’un de ses clients devant la Cour du Québec, division des
petites créances. Vallières, constatant la présence du journaliste,
demande par la suite que l’entrevue soit reportée en invoquant que
celle-ci pourrait provoquer la récusation du juge.
Après cinq semaines d’enquêtes, le journaliste est prêt à faire
son reportage malgré qu’il n’ait toujours pas obtenu d’entrevue du
260
Les Cahiers de propriété intellectuelle
demandeur. Puisqu’il était difficile de faire valoir la position de
Vallières sans une entrevue formelle, le journaliste suit les formalités
internes de Radio-Canada pour obtenir la permission de diffuser les
images captées grâce aux caméras cachées. Ses patrons acceptent et
un reportage assez négatif est diffusé.
Parallèlement, Pelletier, la source initiale du reportage, entreprend une véritable campagne pour aviser le plus de gens possible de
la diffusion du reportage. Il adresse une lettre au journal local, pose
des affiches dans les supermarchés et les poteaux de la municipalité.
Il va même jusqu’à distribuer un enregistrement de l’émission aux
agents immobiliers du coin.
Vallières institue par la suite un recours en diffamation contre
Pelletier, Hardy et Radio-Canada alléguant qu’on avait porté atteinte
à sa réputation et sa dignité.
La décision de la juge Suzanne Mireault contient une analyse
classique des faits en fonction de droit de la responsabilité extracontractuelle. Elle fait référence aux arrêts classiques Prud’homme c.
Prud’homme 2002 CSC 85, Radio-Canada c. Radio Sept-Iles et Gilles
E. Néron Communication Marketing inc. c. Chambre des notaires du
Québec, 2004 CSC 53.
Quant à la norme de conduite qui doit guider l’analyse de la
démarche journalistique, le demandeur soutenait que le code interne
de Radio-Canada (normes et pratiques journalistiques) était un
cadre rigoureux auquel devait se plier l’ensemble des journalistes de
cette institution. Ainsi, tout manquement à ce code entraînerait la
responsabilité du journaliste et de son employeur. La juge Mireault
ne partage cependant pas ce point de vue. Selon elle, ces normes adoptées de façon volontaire par Radio-Canada ne servent qu’à orienter
les employés et doivent être interprétées de façon souple. Vallières
soutenait que l’utilisation des caméras cachées avait été faite sans
suivre scrupuleusement les normes et pratiques de Radio-Canada.
Pourtant la juge Mireault conclut :
[178] Dans le cas sous étude, la soussignée considère que l’utilisation d’une caméra et d’un micro cachés n’a pas contrevenu
au Code civil du Québec et n’a pas constitué une atteinte à la
vie privée de J. Vallières car elle était justifiée par l’information
légitime du public, la nécessité d’accorder à cet arpenteurgéomètre la possibilité, même sommairement, d’exprimer son
point de vue et l’intérêt public.
Décisions d’intérêt rendues en 2009 en droit de la diffamation
261
Fait à noter, la juge Mireault considère que l’utilisation de
caméras cachées était encore plus justifiée en l’espèce puisque Vallières avait refusé de participer à une entrevue formelle.
La juge Mireault rappelle le rôle du tribunal en semblable
matière :
[188] Par conséquent, la question n’est pas de décider si l’information véhiculée ou les propos tenus dans le reportage
sont de nature à jeter de l’ombre sur la réputation de (…)
[J. Vallières] : ils le sont. La question est plutôt de décider si
(…) [Radio-Canada et Y. Lamontagne peuvent] (…) invoquer
l’intérêt public ou l’utilité sociale pour justifier la préparation
et la diffusion de ce reportage et ainsi éviter que le tribunal ne
conclue à une faute civile en raison d’un voyeurisme médiatique
injustifié.
Elle en arrive à la conclusion qu’il y a absence de faute puisque
l’enquête journalistique avait été faite en prenant des précautions
habituelles. Et ce, malgré qu’il y ait eu quelques erreurs factuelles
dans le reportage car elles n’ont eu que peu d’incidence sur la portée
ou la substance du reportage.
Bien que le reportage diffusé ait été très dur envers Vallières,
cela ne suffit pas à entraîner la responsabilité des défendeurs. En
effet, selon la Cour :
[208] (…) l’intérêt public a été servi par ce reportage car, entre
autres :
– il y a été établi qu’il était essentiel pour le client d’un
arpenteur-géomètre de s’informer des implications des
services requis ;
– il y a été démontré l’importance pour ce client d’obtenir
par écrit, avant de retenir lesdits services, une estimation simple et compréhensible des honoraires à lui être
facturés ;
– il y a été mentionné que, quand ce professionnel faisait
face à des difficultés inattendues sur le terrain, il devait en
aviser son client au plus tôt afin d’éviter tout malentendu
relativement à la facturation ;
-et-
262
Les Cahiers de propriété intellectuelle
– si jamais il y avait un différend sur le montant à payer
en honoraires, l’arpenteur-géomètre devait informer son
client que son Ordre offrait un service de conciliation et
d’arbitrage.
La Cour rejette donc le recours contre Radio-Canada et Hardy.
Pelletier quant à lui ne peut bénéficier de la même clémence. La
Cour juge sévèrement son excès de zèle dans la promotion du reportage : « son acharnement a été tel qu’il peut être qualifié de malicieux
et démontre chez lui une volonté de nuire à J. Vallières. » (paragraphe
[219] du jugement). Elle le condamne donc à payer 5 000 $.
Ce jugement se démarque par l’importance relative qu’il
accorde à l’intérêt public dans l’analyse de la faute. Même si les
gens consentent rarement à l’usage de leur nom, de leur image ou de
leur voix par les journalistes, cette décision confirme que l’absence
de consentement ne représente pas nécessairement un obstacle à
la diffusion d’informations que la personne visée peut considérer
choquante, humiliante, plaisante ou insultante (voir paragraphe 187
de la décision).
Ainsi, l’information légitime du public à l’égard d’un sujet qui
dépasse le simple voyeurisme peut justifier l’utilisation de caméras
cachées.
6.
GIFRIC C. CORPORATION SUNMEDIA (2009)
QCCS 4148
Cette dernière décision provient elle aussi de la ville de Québec
et elle porte sur un éditorial du Journal de Québec rédigé par un vieux
routier, J. Jacques Samson.
Le journalisme d’opinion est par sa nature susceptible de soulever des passions et de frustrer ceux qui en font l’objet. Cependant,
il s’agit d’un élément important de la liberté d’expression. Tant en
common law qu’en droit civil on a tenté de délimiter les contours de
ce qui était acceptable en la matière.
Ainsi, comme mentionné plus haut, en 2008, la Cour suprême
du Canada s’est penchée sur l’arrêt WIC Radio c. Simpson 2008 CSC
40. Dans le cadre d’une émission de radio bien connue et au contenu
souvent controversé, l’animateur avait pour cible une activiste sociale
très connue qui s’élevait contre toute présentation de position sur
l’homosexualité. L’animateur entretenait quant à lui une position
diamétralement opposée quant à l’utilisation dans les écoles publiques
Décisions d’intérêt rendues en 2009 en droit de la diffamation
263
de documents traitant de l’homosexualité et visant à prêcher la
tolérance à l’égard des homosexuels. Dans son éditorial, l’animateur
comparait Kari Simpson à Hitler, au Ku Klux Klan et aux Skin Head.
La Cour suprême a modifié le contenu de la défense d’un commentaire loyal de façon à ce qu’il contienne les éléments suivants :
– le commentaire doit porter sur une question d’intérêt public ;
– le commentaire doit être fondé sur des faits ;
– le commentaire peut comprendre des conclusions de faits, mais
doit être reconnaissable en tant que commentaire ;
– le commentaire doit répondre aux critères objectifs suivants :
pouvait-on exprimer honnêtement cette opinion vu les faits
prouvés.
C’est à la lumière de cet arrêt qui témoigne d’une relative
tolérance à l’égard des opinions véhiculées que la Cour supérieure
aborde, dans la présente affaire, la responsabilité d’un éditorialiste.
Bien que la décision de la Cour suprême n’a pas d’application directe
en droit civil, les valeurs qui la sous-tendent semblent influencer la
Cour supérieure.
Fondée en 1977, le Groupe Interdisciplinaire Freudien de
recherches et d’interventions cliniques et culturelles (GIFRIC) est un
organisme sans but lucratif regroupant une quarantaine de professionnels de diverses disciplines dont l’objectif était la promotion et les
développements d’approches novatrices en santé mentale. Le centre
qui accueillait des adultes atteints de maladies mentales graves
offrait un traitement dans leur communauté en vertu d’une entente
intervenue avec le centre hospitalier Robert-Giffard.
Les relations entre GIFRIC, le centre hospitalier et ses
employés ont toujours été tumultueuses. En 2001, on avait même
annoncé la fermeture du centre pour des motifs budgétaires. En
2006, le comité des usagers du centre faisait un signalement à la
protectrice du citoyen, qui recommandait une conciliation qui a
débuté en juillet 2007. Quelques jours plus tard, le relationniste et
le directeur général adjoint du centre hospitalier Rober-Giffard ont
rencontré le défendeur Samson et, le 14 juillet, le Journal de Québec
publiait un article désignant le centre comme un « partenariat public
privé payant » qui faisait preuve d’un manque de transparence et
d’imputabilité dans la disposition des fonds publics.
264
Les Cahiers de propriété intellectuelle
L’article publié était relativement court mais se terminait par
un paragraphe coup de poing :
Le « 388 » n’a pas été seulement un ppp ; il a été un pppp, un
partenariat public privé payant pour ses administrateurs
depuis 1990 ; mais la formule en place concentre tout ce qui
inquiète dans la délégation de services au privé : manque de
transparence et d’imputabilité à la fois dans la disposition
de fonds publics et pour les services dispensés et règlements
politiques des conflits au-dessus de la tête des administrateurs
du réseau.
À la suite de la publication de l’article, le journal a été mis en
demeure dans le cadre d’une lettre très détaillée qui soulevait des
inexactitudes factuelles importantes. Le journal a choisi de faire un
correctif très court dans lequel seulement quelques précisions étaient
apportées.
Par leur action, les demandeurs (le GIFRIC et certains de ses
administrateurs, dont les noms n’étaient d’ailleurs pas mentionnés
dans l’article) soutiennent que l’éditorialiste a commis une faute en ne
respectant pas les normes journalistiques applicables. Ainsi, il aurait
basé son article uniquement sur une seule source manifestement
hostile aux demandeurs sans faire d’autres vérifications qui auraient
dû s’imposer dans les circonstances.
Le juge Denis Jacques fait une étude exhaustive des faits et
de l’histoire du GIFRIC à la lumière d’une preuve apparemment très
détaillée. Il souligne ensuite avec justesse que les journalistes ne sont
pas tenus à un critère de perfection absolue, mais qu’ils ont une simple
obligation de moyen. Le juge Jacques s’appuie d’ailleurs fortement
sur le guide de déontologie des journalistes du Québec. Bien que ce
guide n’a aucune force cœrcitive, la Fédération professionnelle des
journalistes du Québec l’a adopté et il reflète les valeurs fondamentales du journalisme, à savoir l’esprit critique, l’impartialité, l’équité,
l’indépendance, le respect du public, l’honnêteté et l’ouverture d’esprit.
Le juge s’appuie aussi sur le conseil de presse. Il indique :
[188] Le Conseil de presse affirme que la liberté d’expression
ne saurait permettre au chroniqueur de se soustraire aux
exigences de rigueur et d’exactitude :
Les auteurs de chroniques, de billets et de critiques
ne sauraient se soustraire aux exigences de rigueur et
d’exactitude. Ils doivent éviter, tant par le ton que par le
Décisions d’intérêt rendues en 2009 en droit de la diffamation
265
vocabulaire qu’ils emploient, de donner aux événements
une signification qu’ils n’ont pas ou de laisser planer des
malentendus qui risquent de discréditer les personnes ou
les groupes.
S’ils peuvent dénoncer avec vigueur les idées et les actions
qu’ils réprouvent, porter des jugements en toute liberté,
rien ne les autorise cependant à cacher ou à altérer des
faits pour justifier l’interprétation qu’ils en tirent.
Il importe, par ailleurs, qu’ils rappellent les faits relatifs
aux événements, situations et questions qu’ils décident de
traiter avant de présenter leurs points de vue, critiques et
lectures personnelles de l’actualité, afin que le public puisse
se former une opinion en toute connaissance de cause quant
aux sujets sur lesquels ils se prononcent.
Fort d’une enquête judiciaire ayant duré plusieurs jours, le juge
Jacques en vient à la conclusion que le journaliste avait formulé son
opinion à la suite d’une trop courte enquête. Il indique :
[196] Sans même rencontrer l’autre partie à la conciliation
pour obtenir sa version des faits, il se forge une opinion qu’il
reproduit dans sa chronique, laquelle est inexacte, abusive et
diffamatoire à l’égard des demandeurs.
[197] Le défendeur Samson a été imprudent dans la préparation de sa chronique.
(…)
[201] S’il avait eu la prudence de faire les vérifications minimales, monsieur Samson n’aurait pu arriver à la conclusion
« punch » où il attaque sans raisons le GIFRIC et ses administrateurs.
[202] En l’espèce, les demandeurs ont prouvé à l’audience les
faits allégués dans la mise en demeure signifiée aux défendeurs
le 17 juillet 2007 exigeant rétractation.
[203] Tous ces faits auraient été dévoilés au journaliste Samson
s’il avait consulté les demandeurs avant de se commettre dans
sa chronique.
Le juge Jacques reproche principalement à Samson non pas
d’être contre les PPP et de l’écrire, mais plutôt d’avoir élaboré son
266
Les Cahiers de propriété intellectuelle
argumentation sans procéder aux vérifications appropriées. Il précise :
[241] Il ne pouvait se contenter de s’appuyer sur les faits
rapportés par une source ni indépendante, ni impartiale ou
objective pour émettre une opinion aussi défavorable et injuste
envers les demandeurs.
[242] Journaliste d’expérience, il aurait dû procéder aux vérifications des informations facilement disponibles lesquelles,
manifestement, ne pouvaient l’amener à la conclusion qu’il
véhicule dans sa chronique.
[243] En l’espèce, l’opinion exprimée dans sa chronique ne peut
être qualifiée de raisonnable.
Le juge constate ensuite que l’article a eu des conséquences
dévastatrices tant pour le GIFRIC que pour les individus qui y étaient
associés. Il souligne que les dommages sont d’autant plus importants
que le journal a été vendu à plus de 100 000 exemplaires et que l’article a été accessible partout dans le monde au moyen de l’Internet. Le
tribunal accorde donc 25 000 $ de dommages au GIFRIC et 120 000 $ à
six individus qui y étaient associés. En l’absence d’intention manifeste
de nuire, les dommages punitifs ne sont pas accordés.
Cette décision rappelle que, malgré la grande latitude qui est
laissée aux éditorialistes, ceux-ci n’ont pas carte blanche. L’opinion
qu’ils expriment doit être solidement ancrée dans des faits révélés
par une enquête raisonnable. Il faut toutefois faire attention de verser dans la tentation de comparer les faits démontrés dans le cadre
d’une enquête judiciaire de plusieurs jours et ceux qui peuvent être
rassemblés par un journaliste. Les moyens de l’un sont sans commune
mesure avec ceux de l’autre. Ceci dit, ne pas chercher à connaître
la version de ceux qui sont le sujet d’un article demeurera presque
toujours un élément déclencheur de responsabilité.
Vol. 22, nº 2
La preuve des documents
technologiques
Vincent Gautrais* et Patrick Gingras**
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 269
Avant-propos . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 269
1. Document technologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 270
2. Équivalence fonctionnelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 277
3. Neutralité technologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 279
1. Règle de la meilleure preuve et notions sous-jacentes . . . . . . 281
1.1 Original . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 282
1.2 Distinction de copie et de transfert . . . . . . . . . . . . . . . . . . 285
1.3 Copie certifiée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 292
2. Moyens de preuve et documents technologiques . . . . . . . . . . 294
2.1 Acte sous seing privé technologique . . . . . . . . . . . . . . . . . 294
2.1.1 Admissibilité en preuve . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 294
2.1.1.1 Intégrité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 296
© Vincent Gautrais et Patrick Gingras, 2010.
* Professeur agrégé, avocat, Faculté de droit de l’Université de Montréal. Titulaire
de la Chaire de l’Université de Montréal en droit de la sécurité et des affaires
électroniques.
** Avocat et agent de marques de commerce, ministère de la Justice du Québec. Les
opinions exprimées dans le présent article n’engagent que son auteur et ne représentent pas nécessairement celles du ministère de la Justice du Québec.
267
268
Les Cahiers de propriété intellectuelle
2.1.1.2 Présomptions d’intégrité . . . . . . . . . . . . . . . 302
2.1.1.3 Signature . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 303
2.1.2 Contestation d’un écrit technologique selon
l’article 89 C.p.c. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 306
2.2 Autre écrit technologique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 307
2.2.1 Autre écrit technologique constatant un acte . . . . . 308
2.2.2 Autre écrit technologique constatant un fait . . . . . 308
2.3 Élément matériel technologique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 310
2.4 Témoignage technologique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 313
INTRODUCTION
La preuve des documents technologiques*** commence petit
à petit à donner lieu au Québec à une jurisprudence variée1 et à une
doctrine qui s’affirme2. Néanmoins, il est malheureusement possible
de constater quelques variations dans l’interprétation à donner à la
Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information3,
ci-après désignée la « Loi », et ce, au niveau de ces deux sources du
droit. Au-delà des principes directeurs de cette Loi, nous voudrions
proposer un éclairage sur les principaux changements que les technologies de l’information occasionnent en matière de preuve. Aussi, et
au-delà d’une présentation des modifications sous-jacentes à la notion
de la règle de la meilleure preuve, il importera de présenter certains
moyens de preuve qui peuvent se « matérialiser » technologiquement.
AVANT-PROPOS
Les personnes morales et physiques sont de plus en plus
confrontées à des preuves technologiques dont il n’est pas toujours
*** Les auteurs tiennent à remercier Gilles De Saint-Exupéry, étudiant à la maîtrise
en droit des technologies de l’information (Université de Montréal), pour son aide
dans la relecture du présent article.
1. Voir tout au long de cet article la vingtaine de décisions citant la Loi concernant le
cadre juridique des technologies de l’information (L.R.Q. c. C-1.1). Le recensement
des décisions est à jour au 18 juin 2010.
2. Voir notamment FABIEN (Claude), « La preuve par document technologique »,
(2004) 38 Revue juridique Thémis 533 – 611 ; GAGNÉ (Michel), « La preuve dans
un contexte électronique », dans Développements récents en droit de la preuve,
Service de la formation permanente, Barreau du Québec, (Cowansville : Blais,
2001), p. 93 ; MARSEILLE (Claude), « Règle de la nécessité de l’original », dans
Preuve et prescription, JurisClasseur Québec, (Montréal : LexisNexis, 2008) ;
ROYER (Jean-Claude) et al., « Les documents technologiques », La preuve civile,
4e édition, (Cowansville : Blais, 2008) ; DE RICO (Jean-François) et al., « Le cadre
juridique des technologies de l’information », dans Développements récents en droit
criminel 2008, Service de la formation continue du Barreau du Québec, (Cowansville : Blais, 2008) ; LACHANCE (Martine), « Le document technologique » (2005)
107 Revue du Notariat 351 ; LAFONTAINE (M.), « Technologies de l’information
au Québec : une technique législative inappropriée », dans BEAULNE (Jacques)
(Dir.), Mélanges Ernest Caparros, (Montréal : Wilson & Lafleur, 2002), p. 105 ;
TESSIER (Pierre) et al., « La preuve devant le tribunal », dans Preuve et procédure,
Collection de droit 2008-2009, École du Barreau du Québec, vol. 2, 2008.
3. L.R.Q. c. C-1.1.
269
270
Les Cahiers de propriété intellectuelle
facile de connaître tant l’admissibilité que la force probante. Un
courrier électronique, une photographie numérique, un fichier en
format PDF, une page Internet, une vidéo, etc., peuvent-ils être utilisés
en preuve par une partie ? Comment cette preuve se doit-elle d’être
gérée ? Par qui ? Ces éléments de preuve doivent-ils être considérés
comme des écrits, des éléments matériels, des témoignages ?
Une chose est sûre, la Loi est venue modifier le droit en la
matière – notamment et principalement le Code civil du Québec et
le Code de procédure civile – et oblige en bien des cas les personnes à
documenter leurs façons de faire. Elle a aussi apporté des précisions
sur les notions d’« écrit », de « signature », d’« original » et de « copie
et transfert » qui sont régulièrement utilisées par les juges.
Mais au-delà de règles somme toute assez détaillées et bien
souvent nouvelles en matière de preuve, il y a des principes fondateurs
sur lesquels il importe de s’arrêter préalablement.
1.
Document technologique
À la différence des législations du reste du Canada4 et des
autres pays5, la Loi a choisi d’utiliser le terme de document « technologique » plutôt qu’« électronique », faisant ainsi référence aux
« technologies de l’information », les documents « électroniques »
étant associés, techniquement, à une « technologie » en particulier, la
première incluant la seconde6. Soit. Mais au-delà de cette précision
4. En effet, il y a des lois en Alberta, Electronic Transaction Act, http://www.iijcan.
org/ab/laws/sta/e-5.5/20060115/whole.html ; en Colombie-Britannique, Electronic Transaction Act, http://www.qp.gov.bc.ca/statreg/stat/E/01010_01.htm ; à
l’Île-du-Prince-Édouard, Electronic Commerce Act, http://www.iijcan.org/pe/laws/
sta/e-4.1/20060115/whole.html ; au Manitoba, Loi sur le commerce et l’information
électroniques, http://www.iijcan.org/mb/legis/loi/e-55/20060115/tout.html ; au Nouveau-Brunswick, Loi sur les opérations électroniques, http://www.canlii.org/nb/legis/
loi/e- 5.5/20050801/tout.html ; en Nouvelle-Écosse, Electronic Commerce Act, http://
www.canlii.org/ns/laws/sta/2000c.26/20060115/whole.html ; en Ontario, Loi de 2000
sur le commerce électronique, http://www.canlii.org/on/legis/loi/2000c.17/20050801/
tout.html ; en Saskatchewan, Electronic Information and Document Act, http://
www.iijcan.org/sk/laws/sta/e-7.22/20060115/whole.html ; à Terre-Neuve, Electronic
Commerce Act, http://www.iijcan.org/nl/laws/sta/e-5.2/20051121/whole.html et au
Yukon, Electronic Commerce Act, http://www.canlii.org/yk/legis/loi/66/20041124/
tout.html.
5. Voir notamment la Loi nº 2000-230 du 13 mars 2000 portant adaptation du droit
de la preuve aux technologies de l’information et relative à la signature électronique,
J.O. du 14 mars 2000 (France).
6. Comme d’ailleurs cela apparaît à l’article 1 al. 2 de la Loi : « La présente loi a pour
objet d’assurer (…) 2) la cohérence des règles de droit et leur application aux communications effectuées au moyen de documents qui sont sur des supports faisant
appel aux technologies de l’information, qu’elles soient électronique, magnétique,
La preuve des documents technologiques
271
terminologique, il est possible de définir cette notion à travers trois
questions qui sont souvent posées sur cette notion.
Question 1 :
De quoi est composé un document ?
La notion de document est au cœur de la Loi. L’article 3 al. 1
définit cette notion en lui attribuant deux qualités inhérentes, soit
l’information même et le support sur lequel cette information est
portée :
Un document est constitué d’information portée par un support.
L’information y est délimitée et structurée, de façon tangible
ou logique selon le support qui la porte, et elle est intelligible
sous forme de mots, de sons ou d’images. L’information peut
être rendue au moyen de tout mode d’écriture, y compris d’un
système de symboles transcriptibles sous l’une de ces formes ou
en un autre système de symboles. [Les italiques sont nôtres.]
L’information constitue le contenu même du document, sa substance. Celle-ci n’est pas restreinte par l’emploi d’un mode d’écriture
en particulier. Toutefois, elle doit être délimitée et structurée et se
doit d’être intelligible. L’information est la raison d’être du document.
Ainsi, à titre d’illustration, l’image d’une photographie, le texte d’un
document ou l’échange verbal d’un enregistrement sonore constituent
tous une information au sens de la Loi.
Le support quant à lui est l’élément « matériel »7, et ce, avec
toute la polysémie associée à ce terme. Il est donc la base « concrète »
qui porte l’information8. Que ce soit une feuille de papier, une clé USB,
un disque dur d’ordinateur, un cédérom ou un ruban magnétique, le
support porte l’information selon ses spécifications propres. Ainsi,
un texte et une photographie imprimés sur une feuille de papier
pourraient être reproduits sur une clé USB respectivement dans un
format TXT et un format BMP ou JPEG par exemple. Dans ces deux
cas, l’information serait la même, mais délimitée et structurée d’une
façon logique qui serait différente de celle utilisée pour son support
précédent, et ce, compte tenu des exigences du nouveau support qui
porte le texte et la photographie.
optique, sans fil ou autres ou faisant appel à une combinaison de technologies ; (…) ».
Par ailleurs, voir aussi : MINISTÈRE DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX,
Glossaire, disponible à http://www.msg.gouv.qc.ca/gel/loi_ti/glossaire/g051.asp.
7. Ou composante matérielle.
8. MINISTÈRE DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX, Glossaire, disponible à
http://www.msg.gouv.qc.ca/gel/loi_ti/glossaire/g152.asp.
272
Les Cahiers de propriété intellectuelle
En matière de preuve, l’information et le support constituent
un tout symbiotique, c’est-à-dire un document, et ce tout, cette association des deux composantes, va permettre de qualifier le moyen de
preuve. En revanche, c’est le support qui va déterminer si le document
est technologique ou non9.
Aussi, et en toute déférence, nous croyons qu’une erreur de
terminologie doit être relevée dans la décision Solmax-Texel Géosynthétiques c. Solution Optimum10, où l’on s’interrogeait sur la
qualification de deux écrits sur support électronique pour lesquels
les défendeurs n’avaient pas conservé de copie sur support papier,
à savoir le support original des documents. En effet, nous sommes
d’avis que l’on ne pourrait, aux fins de la qualification d’un moyen de
preuve, différencier l’information du support. Dans cette décision, le
juge en est venu à la conclusion que ces écrits étaient des documents
technologiques, ce qui est bien entendu le cas11, mais que « [p]ar
contre, le support sur lequel se trouve [les écrits] peut être [quant à
lui] qualifié d’élément matériel de preuve »12. Une telle apparence de
scission entre l’information et le support nous semble dommageable
dans un contexte où une même information, selon le support qui la
porte, pourrait être assujettie à un régime de preuve différent.
En d’autres mots, si l’on prend l’illustration d’un écrit, ce dernier va rester un écrit, et ce, quelle que soit la nature de son support
(papier ou technologique). À titre d’exemple, un texte reçu par courrier
électronique, qu’il ait été imprimé sur une feuille de papier ou qu’il
soit uniquement disponible via la boîte de réception d’un logiciel de
courriers électroniques, devrait toujours être qualifié d’écrit, et ce, peu
importe son support. Le même courrier électronique qui afficherait
uniquement des photographies, qu’il soit imprimé sur une feuille de
papier ou qu’il soit simplement disponible via la boîte de réception
dudit logiciel de courriers électroniques devra quant à lui être qua9.
Par. 3(4) de la Loi. Par ailleurs, malgré ce qu’énonce le tribunal dans la décision
Compagnie des chemins de fer nationaux du Canada c. Compagnie d’arrimage de
Québec ltée, 2010 QCCQ 942, ce n’est pas les données contenues aux documents
provenant du système informatique qui constituent des documents technologiques,
mais bien les données portées par un support technologique qui forment ensemble
un document technologique.
10. Solmax-Texel Géosynthétiques c. Solution Optimum, 2007 CanLII 4677 (C. sup.
Qué.).
11. Infra, question 2 de la présente section.
12. Solmax-Texel Géosynthétiques c. Solution Optimum, préc., note 10, par. 17. L’intérêt
de la partie demanderesse dans cette décision était de faire reconnaître l’élément
de preuve, soit l’écrit sur support électronique, comme élément matériel afin de
pouvoir obtenir une expertise en vertu de l’article 402 al. 2 C.p.c. Toutefois, bien
que le juge reconnaisse la preuve comme étant un élément matériel, il refuse
d’accorder l’expertise pour d’autres motifs.
La preuve des documents technologiques
273
lifié d’élément matériel du fait de la nature de l’information que l’on
y trouve, soit des photographies. C’est ce même raisonnement qui
devrait s’appliquer à une vidéo enregistrée sur un DVD, un disque
dur ou une cassette VHS.
Le support qui porte l’information ne devrait donc pas à lui seul
avoir d’incidence sur la qualification du moyen de preuve. Toutefois,
s’il est de nature technologique, il aura un impact sur la détermination
des règles de preuve qui pourront être différentes de celles du papier13.
Question 2 :
Qu’est-ce qu’un document technologique ?
Que l’on soit face à un contrat en format PDF, une déclaration
enregistrée sur un ruban magnétique, un courrier électronique
disponible via la boîte de réception d’un logiciel de courriers électroniques ou une page Internet, ces moyens de preuve ont tous une
chose en commun : ils peuvent tous être qualifiés comme étant des
documents technologiques au sens de la Loi. C’est donc à juste titre
que le tribunal convient :
[qu’]une copie de sauvegarde ou une copie miroir d’un disque
dur est un ensemble de documents technologiques au sens de
la [Loi].14
Si la notion de document s’avère être la pierre angulaire de la
Loi, la notion de document technologique quant à elle en constitue un
sous-ensemble important. À la différence du document, le document
technologique ne bénéficie pas d’une définition aussi précise15.
Mais pour le définir, et sans que cela ne soit formellement écrit
nulle part, nous croyons que le document technologique pourrait être
opposé au document « non technologique », c’est-à-dire à celui faisant
appel au support papier ou à tout autre support physique de même
nature16. À plusieurs reprises, nous pouvons constater dans la Loi
des régimes distincts pour les documents technologiques, ce qui soustend que des règles de preuve distinctes s’appliquent pour le « non
technologique »17. Le document technologique peut donc être défini
13. C’est par exemple le cas, comme nous le verrons, du paragraphe 5(3) de la Loi et
des articles 89 al. 4 C.p.c. et 2874 et 2855 C.c.Q. qui prévoient des régimes distincts
pour les documents sur support papier et ceux sur support technologique.
14. Bouchard c. Société industrielle de décolletage et d’outillage (SIDO) ltée, 2007
CanLII 2272 (C. sup. Qué.).
15. Voir par. 3(4) de la Loi.
16. Comme nous le constaterons ultérieurement, la Loi établit certaines distinctions
à l’égard des documents sur support technologique de ceux sur support papier.
17. Voir par exemple les art. 2855 et 2874 C.c.Q.
274
Les Cahiers de propriété intellectuelle
par rapport à ce qu’il n’est pas. Toutefois, il importe de se rappeler
qu’un document technologique est un sous-ensemble faisant partie
de la notion de document au sens de la Loi.
Le document technologique peut aussi être défini de manière
plus positive. Ainsi, un document est qualifié de document technologique lorsque le support qui porte l’information fait appel aux
technologies de l’information :
que celles-ci soient électronique, magnétique, optique, sans fil
ou autres ou faisant appel à une combinaison de technologies.18
Évidemment, les deux composantes du document se retrouvent
aussi dans le document technologique. Néanmoins, à l’égard de ce
dernier, la notion de support réfère à deux sous-notions, soit le support
physique lui-même et la technologie qu’il emploie.
Comme nous l’avons constaté précédemment19, le support
physique est la composante matérielle qui porte l’information. Dans
un contexte technologique, ce support fait appel aux technologies de
l’information afin de porter l’information. À titre d’exemple, nous
croyons que peuvent être considérés comme des supports faisant appel
aux technologies de l’information les éléments suivants :
– une disquette ;
– un cédérom ;
– un DVD ;
– une carte mémoire ;
– une clé USB ;
– un disque dur ;
– etc.20
Ils permettent tous de sauvegarder des documents faisant
appel à différentes technologies de l’information comme par exemple :
– des textes ou des fichiers en format PDF ou HTML ;
18. Voir par. 1(2) et art. 3 al. 4 de la Loi. Par ailleurs, malgré ce qu’énonce le tribunal
dans la décision Stadacona, s.e.c./Papier White Birch c. KSH Solutions, 2010
QCCS 2054, un fichier informatique doit être considéré comme un document, de
surcroît, technologique.
19. Supra, question 1 de la présente section.
20. Pour une plus grande liste d’exemples, voir : WIKIPEDIA, http://fr.wikipedia.org/
wiki/Cat%C3%A9gorie:Stockage_informatique.
La preuve des documents technologiques
275
– des photographies en format BMP ou GIF ;
– des documents en format DOC (Word) ou XLS (Excel) ;
– des vidéos en format AVI ou MOV ;
– etc.21
Un contrat conclu sur une feuille de papier ne pourrait donc
pas, considérant qu’aucune technologie de l’information n’est employée
pour délimiter et structurer l’information, être qualifié de document
technologique. De ce fait, la technologie réfère donc :
aux savoirs théoriques et pratiques de nature scientifique
dans le domaine de la préparation, de la circulation et de la
conservation de l’information.22
Au meilleur de notre compréhension, il nous apparaît que la
notion de « technologie », telle qu’utilisée dans la Loi, ne devrait pas
être opposée à celle de « format » que l’on y trouve aussi23. Si cette
dernière nous paraît devoir être vue comme un sous-ensemble de la
première, dans le cadre de l’analyse qui est faite par après, les deux
notions semblent pouvoir être utilisées indifféremment. En effet, le
format peut se définir comme une :
structure définie de données contenues sur un support magnétique ou autre, établie selon des règles qui régissent le stockage,
l’affichage, la manipulation, l’impression ou la transmission
de ces données.24
La technologie et le format réfèrent donc tous les deux aux
éléments structurants qui assurent l’intelligibilité de l’information
portée par un support technologique25.
À ce jour, la jurisprudence a été confrontée à divers documents
technologiques, bien que ces documents n’étaient généralement plus,
au moment de leur dépôt en preuve, considérés comme des documents
21. Pour davantage d’exemples, voir WIKIPEDIA http://fr.wikipedia.org/wiki/Liste
_d%27extensions_de_fichiers.
22. MINISTÈRE DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX, Glossaire, disponible à
http://www.msg.gouv.qc.ca/fr/enligne/loi_ti/glossaire/g157.asp.
23. Voir les art. 10, 17 et 65 de la Loi.
24. GRAND DICTIONNAIRE TERMINOLOGIQUE, http://www.granddictionnaire.
com/BTML/FRA/r_Motclef/index1024_1.asp.
25. MINISTÈRE DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX, Glossaire, disponible à
http://www.msg.gouv.qc.ca/gel/loi_ti/glossaire/g065.asp.
276
Les Cahiers de propriété intellectuelle
technologiques26, mais plutôt comme des documents puisqu’ils avaient
été transférés sur un support papier. Un courrier électronique27, un
agenda électronique28 et une page Internet29, lorsqu’ils sont portés
par un support faisant appel aux technologies de l’information, sont
considérés comme des documents technologiques. Toutefois, lorsqu’un
tel document technologique aura fait l’objet d’un transfert vers un
support ne faisant pas appel aux technologies de l’information, et que
le document résultant du transfert sera déposé en preuve, celui-ci
devra plutôt être considéré comme un document, et non comme un
document technologique. Ainsi, bien que le tribunal ait reconnu que
les pages Internet du site Web du ministère des Transports du Québec
constituent des documents technologiques au sens de la Loi30, nous
sommes d’avis que les transcriptions de celles-ci sur des feuilles de
papier qui ont été déposées en preuve auraient plutôt dû être considérées comme des documents résultant du transfert de documents
technologiques.
Question 3 :
La Loi s’applique-t-elle aussi au document sur
support papier (télécopie, photocopie, etc.) ?
La réponse n’est pas simple, car si certaines dispositions sont
applicables à tous les types de support, qu’ils fassent appel ou non aux
technologies de l’information, d’autres sont propres aux documents
technologiques. Par exemple, les articles 2855 et 2874 C.c.Q., portant
respectivement sur la preuve par un élément matériel et la déclaration
extrajudiciaire31, établissent un régime distinct entre un document
en général, peu importe son support, et le document technologique.
Le premier exige systématiquement une preuve d’authenticité alors
que le second, non.
La Loi a donc prévu certaines règles distinctes selon les supports ; plus exactement, si un régime général a été construit, des
exceptions existent aussi, et ce, sans que cela ne soit ni rare (le droit
étant toujours régulé par des principes donnant lieu à des exceptions)
ni contraire au principe de neutralité technologique, que nous verrons
plus tard.
26. Citadelle, Cie d’assurance générale c. Montréal (Ville), 2005 CanLII 24709 (C. sup.
Qué.).
27. Vandal c. Salvas, 2005 CanLII 40771 (C. Qué.) et Intercontinental Corporate
Technology Services Ltd. c. Bombardier inc., 2008 CanLII 5086 (C. sup. Qué.).
28. Lefebvre Frères ltée c. Giraldeau, 2009 CAnLII 404 (C. sup. Qué.).
29. Bérubé c. Doncar Dionne Soter Mécanique., 2008 CanLII 2743 (Commission des
lésions corporelles du Québec).
30. Cintech Agroalimentaire, division inspection inc. c. Thibaudeau, 2008 CanLII 6196
(C. Qué.).
31. Infra, partie 2.
La preuve des documents technologiques
277
À titre d’exemple, une télécopie est donc susceptible d’être
traitée au regard d’un régime distinct selon que celle-ci ait donné lieu
à une transmission du document se retrouvant sur un support papier
ou plutôt qu’elle demeure sur l’ordinateur de son destinataire à la
suite de sa réception (document technologique). De la même manière,
une photographie numérique, en dépit de la synonymie du terme,
sera aussi traitée différemment au niveau de la preuve de celle qui
apparaît sur un support « classique » papier.
2.
Équivalence fonctionnelle
L’équivalence fonctionnelle est l’un des principaux concepts
de la Loi32.
À l’égard d’un document, elle s’entend comme étant la possibilité pour un individu d’utiliser un même document faisant appel à son
libre choix d’employer des supports différents pourvu qu’ils portent la
même information, que leur intégrité soit assurée et qu’ils « respectent
tous deux les règles de droit qui les régissent »33 :
Afin d’atteindre les objectifs de cette nouvelle loi, il faut interpréter la volonté du législateur de manière à innover dans le
choix des moyens à prendre pour se conformer à la règle de droit.
(…)
[Elle] montre bien l’intention du législateur de permettre le
recours aux technologies de l’information dans la mesure où
une technologie n’est pas strictement interdite par la loi.34 (Les
italiques sont nôtres.]
À titre d’exemple, qu’une carte d’embarquement pour un vol
en avion soit transmise par courrier électronique sur le téléphone
intelligent d’un passager, tel un Blackberry, ou qu’elle soit accessible
sur le site Internet de la compagnie aérienne pour impression sur une
feuille de papier, puisque l’information communiquée est la même,
mais qu’elle est portée par un support différent, ces deux documents
auront la même « valeur juridique », la même portée juridique, dès
lors qu’ils remplissent tous deux les mêmes fonctions que le document est censé avoir. En pratique, dans cet exemple, ils peuvent en
32. Art. 1 de la Loi ; voir aussi : Loi type de la CNUDCI sur le commerce électronique, http://www.uncitral.org/uncitral/fr/uncitral_texts/electronic_commerce/
1996Model.html
33. Art. 9 de la Loi.
34. Entreprises Robert Mazeroll c. Expertech - Batisseur de réseaux Inc., 2005 CanLII
131 (C. Qué.).
278
Les Cahiers de propriété intellectuelle
effet être utilisés pour la même finalité, soit accéder à l’avion. Peu
importe que le passager arrive à la porte d’embarquement avec sa
carte d’embarquement imprimée sur une feuille de papier ou avec
son Blackberry affichant sa carte d’embarquement, dans ces deux
situations, ladite carte permettra d’accéder à l’avion et d’attendre le
décollage en tout confort.
Ce principe fut notamment employé par la Cour suprême du
Canada dans la décision Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs35 pour interpréter la notion de clause externe au sens de l’article 1435 C.c.Q. dans le cadre d’un contrat sur support électronique :
[…] L’accès à la clause sur support électronique ne doit pas être
plus difficile que l’accès à son équivalent sur support papier.
Cet énoncé découle tant de l’interprétation de l’art. 1435 C.c.Q.
que du principe d’équivalence fonctionnelle qui sous-tend la Loi
concernant le cadre juridique des technologies de l’information.
Il ressort de la preuve au dossier que le consommateur peut
accéder directement à la page du site Internet de Dell où figure
la clause d’arbitrage en cliquant sur l’hyperlien en surbrillance
intitulé « Conditions de vente » (ou « Terms and Conditions of
Sale » dans la version anglaise de ce site). Ce lien est reproduit
à chaque page à laquelle le consommateur accède. Dès que le
consommateur active le lien, la page contenant les conditions
de vente, dont la clause d’arbitrage, apparaît sur son écran.
En ce sens, cette clause n’est pas plus difficile d’accès pour
le consommateur que si on lui avait remis une copie papier
de l’ensemble du contrat comportant des conditions de vente
inscrites à l’endos de la première page du document.36 (Les
italiques sont nôtres.]
La notion d’équivalence fonctionnelle permet ainsi l’interchangeabilité des supports et des technologies qui les portent, et
ce, en leur offrant de conserver la « même valeur juridique »37. Il en
résulte donc que tout individu dispose d’une liberté de choix quant au
support du document qu’il souhaite utiliser, sous réserve des règles
de droit applicables. Par ailleurs, il importe de rappeler qu’en vertu
de l’article 29 al. 1 de la Loi, l’on ne peut exiger de quelqu’un qu’il se
procure un support ou une technologie spécifique pour transmettre
ou recevoir un document, et ce, à moins que la loi ou une convention
35. Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs, [2007] 2 R.C.S. 801.
36. Id., voir le par. 5.
37. MINISTÈRE DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX, Glossaire, disponible à
http://www.msg.gouv.qc.ca/gel/loi_ti/glossaire/g129.asp.
La preuve des documents technologiques
279
le prévoit expressément. De même, nul n’est tenu d’accepter, conformément à l’article 29 al. 2 de la Loi, de recevoir un document sur un
autre support que le papier ou au moyen d’une technologie dont il
ne dispose pas.
Sans que cela ne soit expressément noté dans la décision
Mont-Royal (Ville) c. Saleh38, le juge en est venu à la conclusion que
le témoin ne pouvait pas utiliser son ordinateur et, le cas échéant, le
« print-out » du contenu de ses notes afin de rafraîchir sa mémoire,
en comparant les fonctions d’une technologie par rapport à une
autre ; en appliquant une approche fonctionnelle. En effet, que l’une
des parties ne puisse prendre connaissance de ses notes en utilisant
directement un logiciel de traitement de texte disponible sur son
ordinateur ou qu’il ne puisse le faire en utilisant plutôt une copie de
celles-ci imprimées sur une feuille de papier, dans les deux cas, ces
documents ont été considérés comme des équivalents fonctionnels où
l’on considère que le témoin ne pourrait, par leur utilisation, produire
un témoignage contemporain et intègre dans le cadre du procès39.
3.
Neutralité technologique
Bien que la neutralité technologique ne soit pas explicitement
prévue dans la Loi, elle constitue aussi l’un des fondements importants des nouvelles dispositions sur la preuve. En premier lieu, il y
est fait une référence expresse dans le titre même de la Section 6 du
Code civil du Québec qui traite des documents technologiques : « Des
supports de l’écrit et de la neutralité technologique ». En second lieu,
la neutralité technologique constitue un principe que l’on ne peut
dissocier de l’équivalence fonctionnelle des documents que nous
venons de présenter.
38. Mont-Royal (Ville) c. Saleh, 2009 CanLII 2914 (Tribunal administratif du Québec).
39. À ce sujet, le juge écrit aux par. 45 et 46 : « […] la transcription de l’enregistrement
de l’audience du 20 novembre 2008 correspondant au témoignage de monsieur
Saleh, confirme la non-contemporanéité et non-intégrité des notes que ce dernier a
compilées dans son ordinateur, plus particulièrement aux pages 213 à 215 lorsqu’il
répond à des questions spécifiques sur le sujet de la part du procureur de la partie
expropriante. Il confirme, en effet, avoir ajouté, touché, ajusté, amendé et complété
ses notes en fonction de documents consultés et des témoignages entendus lors
de l’audience. Quelle est la valeur probante de ces notes … tout en précisant ici
que l’intégrité du témoin lui-même n’est aucunement en cause.
Le Tribunal est donc d’avis que le témoin Saleh, pour les raisons précisées
ci-devant conformément à la loi s’appliquant ainsi qu’à la doctrine et la jurisprudence sur le sujet, ne peut utiliser ni son ordinateur ni le « print-out » ou contenu
de ce dernier en regard des notes compilées aux fins de la présente cause. ».
280
Les Cahiers de propriété intellectuelle
En dépit de quelques critiques notamment quant à l’imprécision qui est associée à cette notion40, il est possible d’identifier deux
grandes tendances dans la manière de percevoir ce concept41. Une
première est de croire que les technologies de l’information et le
papier se valent et disposent des mêmes attributs. Cette croyance
n’est d’ailleurs peut-être pas étrangère aux propos tenus par la Cour
suprême dans la décision Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs qui affirme l’élément suivant :
Certains aspects des documents informatiques sont régis par
la loi. En effet, devant le nombre croissant d’actes juridiques
conclus par Internet, le législateur québécois est intervenu et
a énoncé des règles relatives à ce nouvel environnement. Ainsi,
la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information, L.R.Q. c. C- 1.1., prévoit qu’un document a la même
valeur juridique, qu’il soit sur support papier ou technologique
(art. 5). Un contrat peut donc être conclu aussi bien en utilisant
un support électronique qu’un support papier, par exemple en
remplissant un formulaire sur une page Internet […]42 [Les
italiques sont nôtres.]
En toute déférence, l’esprit de la Loi, tout comme sa lettre à
l’article 5, semble davantage considérer qu’un document sur support
papier ou sur un support technologique dispose d’une même « valeur
juridique » dès lors qu’il « respecte par ailleurs les mêmes règles de
droit »43. Une règle de droit qui en matière de preuve semble directement associée à la notion d’intégrité44.
Aussi, il nous semble plus juste de définir la neutralité technologique conformément à une seconde vision, moins ambitieuse, selon
laquelle ce principe correspond davantage à un désintéressement
du cadre technologique par le législateur45 ; il s’agirait donc d’un
40. GAUTRAIS (Vincent), « La couleur du consentement électronique », (2003), 16-1
Cahiers de propriété intellectuelle 61-130. ; REED (Chris), « Taking Sides on
Technology Neutrality », (2007) 4:3 SCRIPTed 263, 269, disponible à http://www.
law.ed.ac.uk/ahrc/script-ed/vol4-3/reed.asp ; KOOPS (Bert-Jaap), « Should ICT
Regulation be Technology-Neutral » in KOOPS (Bert-Jaap) (Dir.), Starting Points
for ICT Regulation: deconstructing prevalent policy one-liners, (The Hague: TMC
Asser Press, 2006), p. 77 ; BENNETT-MOSES (Lyria), « Recurring Dilemmas: The
Law’s Race to Keep Up With Technological Change », (2007) UNSW Law Research
Paper No. 2007-21, p. 4, disponible à l’adresse http://ssrn.com/abstract=979861.
41. Voir GAUTRAIS, préc., note 40.
42. Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs, préc., note 35.
43. Art. 5 al. 2 de la Loi.
44. Art. 5 in fine de la Loi.
45. MINISTÈRE DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX, Glossaire, disponible à
http://www.msg.gouv.qc.ca/gel/loi_ti/glossaire/g109.asp. Le glossaire prévoit en
La preuve des documents technologiques
281
principe de rédaction législative. En d’autres mots, sous réserve que
la loi n’exige l’emploi exclusif d’un support46 ou d’une technologie
spécifique, et dans la mesure où ce choix respecte les règles de droit,
toute personne peut utiliser le support ou la technologie de son choix
pour créer un document et en assurer son intégrité47.
Cette neutralité encourage donc l’utilisation de tout support
ou toute technologie qui respecte les règles de droit. Un document
pourrait ainsi faire autant appel à un support papier qu’à un support
technologique. De plus, un même support pourrait faire appel à plusieurs technologies. À titre d’exemple et en l’absence de dispositions
plus précises, un formulaire pourrait remplir les mêmes fonctions quel
que soit le support de l’information utilisé, une feuille de papier, un
cédérom ou une clé USB, dans un format PDF ou TXT par exemple.
1.
RÈGLE DE LA MEILLEURE PREUVE ET NOTIONS
SOUS-JACENTES
D’inspiration de Common Law48, ce principe est peu à peu
devenu une « règle de prudence pour les juges et les plaideurs »49. Une
souplesse qui fut reprise dans le Code civil du Québec où, même si le
principe est énoncé à l’article 2860, les exceptions sont nombreuses,
46.
47.
48.
49.
effet :
« Caractéristique d’une loi qui énonce les droits et les obligations des personnes
de façon générique, sans égard aux moyens technologiques par lesquels s’accomplissent les activités visées. La loi est désintéressée du cadre technologique
spécifique mis en place.
La loi ne spécifie pas la technologie qui doit être installée pour la réalisation
et le maintien de l’intégrité des documents et l’établissement d’un lien avec un
document. De plus, elle n’avantage pas l’utilisation d’une technologie au détriment
d’une autre ».
Pour le papier : Loi sur la protection du consommateur (L.R.Q. c. P-40.1) aux art. 25,
54.4, 54.7, 54.8 et Loi sur les sociétés par actions, projet de loi nº 63 (sanctionné
– 4 décembre 2009), 1ère sess., 39e légis. (Qc), art. 61, 467, 475, 479, 485.
Art. 2 de la Loi.
La doctrine s’accorde en effet sur l’idée que ce principe provient majoritairement
de l’ordonnance de Carleton du 25 février 1777 qui substitua, en matières commerciales, les règles de preuve anglaises aux règles françaises en vigueur jusqu’alors.
D’après l’article 7 de cette ordonnance : « Pour établir la preuve des faits, en
matières commerciales, l’on aura recours, dans toutes les cours de juridiction civile
dans la province du Québec, aux règles régissant la preuve prescrites par les lois
anglaises ». Cité dans Arthur Georges DOUGHTY, Documents concernant l’histoire
constitutionnelle du Canada (1759-1791), t. 1, (Ottawa : Archives canadiennes,
1911), p. 447.
NADEAU (André) et al., La preuve en matières civiles et commerciales, (Montréal :
Wilson & Lafleur, 1965), nº 349, p. 103.
282
Les Cahiers de propriété intellectuelle
notamment pour les documents technologiques avec l’article 89 par. 4
du Code de procédure civile50.
Néanmoins, il importe d’examiner comment ce principe né
et directement inspiré par un support technologique précis51, le
papier, va se concevoir sous un autre. Il s’agit donc bien d’un travail
de « raccommodage »52 : s’assurer que l’original puisse désormais
devenir technologique. C’est ce que nous verrons en premier lieu
avec ce concept clé, soit l’original, tel qu’énoncé aux articles 12 et 16
de la Loi. En deuxième lieu, il s’agira de proposer un éclairage sur
la distinction qui est proposée entre les notions de copie et celle de
transfert, respectivement aux articles 15 et 17 de la Loi (et repris à
l’article 2841 C.c.Q.). Enfin, nous examinerons l’hypothèse prévue
dans la Loi où il est possible de certifier une copie afin de densifier
son utilisation en preuve.
1.1
Original
Si l’original « origine » du support papier, le développement
du commerce électronique se devait de permettre que cette exigence
formelle puisse également être réalisée dans un environnement technologique. L’approche utilisée dans la Loi répond à la même méthode
d’équivalence fonctionnelle53 utilisée pour l’écrit et la signature. L’article 12 opère une distinction précise des fonctions pour lesquelles
l’original est exigé. Il est en effet prévu que l’original est susceptible
de remplir trois fonctions distinctes :
Un document technologique peut remplir les fonctions d’un
original. À cette fin, son intégrité doit être assurée et, lorsque
l’une de ces fonctions est d’établir que le document :
1º est la source première d’une reproduction, les composantes
du document source doivent être conservées de sorte qu’elles
puissent servir de référence ultérieurement ;
2º présente un caractère unique, les composantes du document
ou de son support sont structurées au moyen d’un procédé de
traitement qui permet d’affirmer le caractère unique du document, notamment par l’inclusion d’une composante exclusive
50. Cette disposition, avant la Loi, a clairement établi un régime dérogatoire aux
« Inscriptions informatisées ». Cette mesure a été, avec l’entrée en vigueur de la
Loi, répétée aux documents technologiques.
51. Mais qui ne fait pas appel aux technologies de l’information.
52. GAUTRAIS (Vincent), Le contrat électronique international, (Bruxelles : Bruylant,
2002), p. 110.
53. Supra, section sur l’équivalence fonctionnelle de l’avant-propos.
La preuve des documents technologiques
283
ou distinctive ou par l’exclusion de toute forme de reproduction
du document ;
3º est la forme première d’un document relié à une personne, les
composantes du document ou de son support sont structurées
au moyen d’un procédé de traitement qui permet à la fois d’affirmer le caractère unique du document, d’identifier la personne
auquel le document est relié et de maintenir ce lien au cours de
tout le cycle de vie du document. » [Les italiques sont nôtres.]
Un juge qui doit évaluer le respect de la condition d’un original doit donc au préalable tenter d’identifier pourquoi, pour quelle
fonction, cette condition formelle est exigée.
La première hypothèse, sans doute la plus fréquente, est
celle où l’original est la « source première d’un document ». C’est
assurément la finalité que l’on retrouve sous l’article 2860 C.c.Q.
qui est à la base de la règle de la meilleure preuve. En effet, si l’on
considère qu’un original doit être produit, c’est qu’il y a des a priori
négatifs quant à l’altération rendue possible lors d’une reproduction.
La « source première » est donc valorisée et préférée, sous réserve
des multiples exceptions. Dans un tel cas, il existe donc une double
condition pour satisfaire cette exigence formelle : le document, pour
valoir original doit être intègre et doit être conservé de manière à
« servir de référence ultérieurement ».
De ce fait, nous croyons qu’une « liste de transactions quotidiennement envoyée à une banque, qui vient en fait d’un registre
informatique auquel le témoin ne peut accéder par le terminal de la
banque »54, constitue un document technologique pouvant remplir
les fonctions d’un original au sens du 1er paragraphe de l’article 12
de la Loi. De même, dans Stefanovic c. ING Assurances55, les entrées
informatiques apparaissant aux pages 4 à 14 du fichier informatique
d’ING56 pourraient aussi constituer un document technologique remplissant les fonctions d’un original. Toutefois, dans ces deux cas, ce
n’est pas un document technologique qui fut déposé en preuve, mais
plutôt des documents sur support papier résultant du transfert de
ces documents technologiques.
La deuxième fonction qu’un original est susceptible de remplir
est celle de l’unicité prévue au 2e paragraphe de l’article 12 de la
Loi. Il est possible de donner à cette fonction, moins commune que
54. R. c. Ladouceur, 2003 CanLII 14163 (C. Qué.).
55. Stefanovic c. ING Assurances, 2007 CanLII 10363 (C. Qué.).
56. Id., par. 53 à 63.
284
Les Cahiers de propriété intellectuelle
la première, l’exemple du connaissement maritime qui autorise son
détenteur à prendre possession des marchandises dans le port d’arrivée57. Il est également possible de donner l’exemple du chèque. En
pareils cas, la Loi dispose qu’outre le caractère intègre du document,
ce dernier doit disposer d’une composante technologique permettant
d’assurer cette condition d’unicité. La Loi n’en dit pas plus, neutralité
technologique oblige. Toutefois, cette composante servant à réaliser
ces documents pourra s’appuyer sur des standards ou normes techniques approuvés par un organisme reconnu visé à l’article 68 de la
Loi. À charge entre autres pour le Comité pour l’harmonisation des
systèmes et des normes58 de proposer des technologies qui pourraient
satisfaire cette exigence59.
Enfin, la dernière fonction qui a été identifiée au 3e paragraphe
de l’article 12 de la Loi est celle où l’original cumule les deux fonctions
précédentes (source première et unicité) en plus de faire un lien avec
une personne. Là encore, nous pouvons illustrer ce dernier alinéa par
un contrat signé ou un testament qui peut devoir être fait par un écrit
original et signé60.
L’article 12 a tenté d’appliquer rigoureusement le principe
d’équivalence fonctionnelle61. Une application passablement plus
précise des autres textes de loi équivalents qui ne s’arrêtent généra-
57. LE BAYON (Alain), Dictionnaire de droit maritime, (Rennes : Presses Universitaires de Rennes, 2004).
58. Art. 63 et suiv. de la Loi. Voir aussi : MINISTÈRE DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX, Foire aux questions, disponible à http://www.msg.gouv.qc.ca/gel/
loi_ti/faq/normes.asp#83.
59. Id.
60. Voir les articles 716 et suivants, 726 et 727 C.c.Q pour les trois formes possibles
de testament. Le testament notarié ne peut être fait technologiquement, faute
de règlement d’application de la Loi du notariat. Pour le testament olographe,
la condition de l’original, bien que non expressément requise, semble nécessaire
dans la mesure où l’on mentionne la nécessité d’un document « entièrement »
écrit et signé par le testateur. En revanche, là encore, il ne peut se faire technologiquement dans la mesure où l’on ne peut utiliser un « moyen technique ».
Enfin, pour le testament devant témoins, il peut quant à lui être rédigé par un
« moyen technique », mais le testateur et les témoins doivent parapher chaque
page (article 728 al. 1 C.c.Q.). Cela dit, les deux dernières formes de testament
pourraient néanmoins être reconnues même si elles utilisent un support technologique sur la base de l’article 714 C.c.Q. qui dispose : « Le testament olographe
ou devant témoins qui ne satisfait pas pleinement aux conditions requises par
sa forme vaut néanmoins s’il y satisfait pour l’essentiel et s’il contient de façon
certaine et non équivoque les dernières volontés du défunt. ».
61. Par ailleurs, en vertu de l’article 14 de la Loi, il importe de préciser qu’au plan de
la forme, un ou plusieurs procédés peuvent être utilisés pour remplir les fonctions
prévues à l’article 12. Ceux-ci doivent toutefois faire appel aux caractéristiques
du support qui porte l’information.
La preuve des documents technologiques
285
lement qu’à la seule première fonction que l’original est susceptible
d’avoir62.
1.2
Distinction de copie et de transfert
La copie se définit par l’original dont elle provient et, comme lui,
est une notion directement inspirée du support papier. Il est possible
et désormais utile de la circonscrire comme la :
[r]eproduction d’un document source qui en conserve l’information et la forme.63
Ainsi, outre la reproduction du contenu informationnel que
toute reproduction se doit d’avoir, en ce qui concerne la copie, la
forme, soit l’agencement de l’information, semble également devoir
être identique au document source.
Mais cette situation doit être mise en perspective avec une
autre opération de « reproduction » différente, nommée transfert.
Cette dernière, selon notre compréhension, consiste à confectionner un
document qui en fin de compte pourra remplacer le document source.
D’une part, la copie implique la multiplication de l’information sur
un même support ou avec une même technologie (document source
et document(s) copié(s)), alors que le transfert vise à remplacer le
document source qui pourra alors être détruit, soit de déplacer l’information d’un support à un autre en faisant appel à une technologie
différente64. D’autre part, alors que la copie entend être fidèle quant
à l’information et à la forme, le transfert est beaucoup plus attaché à
l’information, et semble autoriser des modifications de forme65. Nous
y reviendrons.
Dans la décision Lefebvre Frères c. Giraldeau66, il s’agissait
de savoir si l’on pouvait recevoir en preuve un agenda électronique,
rédigé plus de 10 ans auparavant et qui avait donné lieu à une
impression (transfert) sur un support papier. Il ne fait aucun doute
que le document en cause implique un écrit technologique au sens
du Code civil du Québec et de la Loi. Ce qui est plus problématique,
62. Voir par exemple l’article 9 al. 4 de la Convention des Nations Unies sur l’utilisation
de communications électroniques dans les contrats internationaux de 2005. http://
www.uncitral.org/uncitral/fr/uncitral_texts/electronic_commerce/2005Convention.
htm.
63. MINISTÈRE DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX, Glossaire, disponible à
http://www.msg.gouv.qc.ca/gel/loi_ti/glossaire/g035.asp.
64. Id., http://www.msg.gouv.qc.ca/gel/loi_ti/glossaire/g161.asp.
65. Id., http://www.msg.gouv.qc.ca/gel/loi_ti/glossaire/g161.asp.
66. Lefebvre Frères ltée c. Giraldeau¸ 2009 QCCS 404 (C. sup. Qué.).
286
Les Cahiers de propriété intellectuelle
et sur quoi le juge ne donne pas de réponse franche, est de savoir si
cet écrit doit être traité comme une copie ou comme un document
résultant du transfert au regard des articles 17 et suivants de la
Loi. Dans le premier cas, il s’agit de vérifier que, conformément à
l’article 15 de la Loi :
(…) le procédé employé (pour réaliser la copie) doit présenter
des garanties suffisamment sérieuses pour établir le fait qu’elle
comporte la même information que le document source. (…) [Les
italiques sont nôtres.]
Dans le second cas, il faut s’assurer que le document résultant
du transfert comporte la même information que le document source et
que son intégrité est assurée. Pour ce faire, le transfert pourrait être
documenté conformément à l’article 17 al. 2 de la Loi. La documentation du transfert s’avère importante, car à défaut de la détenir, le
document résultant du transfert n’aura pas la même force probante
que le document source. Dans ce cas, et sous réserve des règles de
preuve applicables, une partie pourrait s’objecter au dépôt en preuve
d’un tel document transféré.
Dans Lefebvre Frères c. Giraldeau, sur ce point, il est sûr, au
regard des faits, qu’aucune documentation n’a été élaborée. Pourtant,
le juge admet de facto en preuve l’impression sur support papier de
l’agenda électronique, sans aucune preuve, ni mention de la documentation. Bien que le juge cite l’article 17 de la Loi dans la liste des
articles applicables, nous ne pouvons déterminer au regard de cette
décision quel régime s’applique dans cette hypothèse. Par conséquent,
nous croyons qu’il importe de chercher des éléments de distinction
entre les deux, ce à quoi ce jugement, en associant les deux concepts,
n’est pas parvenu67. D’où l’intérêt de les examiner.
La copie est le corollaire de l’original. Ces notions sont techniquement reliées au support papier pour lequel la Loi a fort justement
apporté un statut par le biais d’une fiction. Si la notion d’original bénéficie d’une description assez précise, celle de copie est passablement
plus vague, car principalement associée au seul critère de « garanties
suffisamment sérieuses »68, ce qui a donné lieu à peu d’interprétation
jurisprudentielle69. Néanmoins, l’article 2841 al. 1 C.c.Q. considère
67. Id., note 66, par. 83 : « De la preuve examinée et entendue, le Tribunal est satisfait
que les copies de relevés d’agendas électroniques produits sous la pièce D-27
sont complètes et reflètent fidèlement le contenu desdits agendas sur support
électronique. Leur transfert sur papier reflète de façon adéquate les informations
qui y ont été insérées. ». [Nos italiques].
68. Art. 15 de la Loi.
69. Di Marco c. Bradford, 2003 CanLII 7414 (C. Qué.), voir notamment le par. 19.
La preuve des documents technologiques
287
qu’une copie implique une duplication de l’information sur un même
support, ou sur un support qui fait appel à une même technologie en
affirmant :
La reproduction d’un document peut être faite soit par l’obtention d’une copie sur un même support ou sur un support qui ne
fait pas appel à une technologie différente, soit par le transfert
de l’information que porte le document vers un support faisant
appel à une technologie différente. [Les italiques sont nôtres.]
Pour être plus précis, nous distinguerons donc deux hypothèses
concernant la notion de copie.
En premier lieu, une copie peut impliquer qu’aucun changement de support ne soit constitué. En d’autres mots, la nature du
support restera la même. Concrètement, il s’agit par exemple de la
situation où un écrit original sur support papier est photocopié sur
une autre feuille de papier, la reproduction étant comme son nom
l’indique une « copie » au regard de l’article 2841 C.c.Q. Cette hypothèse est assez simple encore une fois dans la mesure où la copie est
initialement une notion directement liée au support papier. Mais cette
disposition permet aussi de transposer la copie à un environnement
uniquement technologique et il est possible d’envisager une situation
courante même en jurisprudence70, où un fichier par exemple en format PDF ou XLS (Excel) serait reproduit sur un même support, tel
le même disque dur d’un ordinateur ou une autre clé USB semblable.
Par ailleurs, la sauvegarde d’une photographie en format JPEG dans
un autre répertoire d’un cédérom constitue elle aussi une copie. Implicitement, cette première hypothèse nécessite donc une technologie
qui n’est pas différente de celle du document source.
Ainsi, voici des exemples qui peuvent être considérés comme
des copies selon la première hypothèse de l’article 2841 C.c.Q. :
– le texte d’une feuille de papier est photocopié sur une autre
feuille de papier ;
– un fichier en format PDF enregistré sur le disque dur d’un
ordinateur est reproduit et enregistré sur le même disque dur
de l’ordinateur ;
– un fichier en format XLS (Excel) enregistré sur une clé USB
est reproduit et enregistré sur une autre clé USB semblable ;
70. Par exemple Bouchard c. Société industrielle de décolletage et d’outillage (SIDO)
ltée, préc., note 14.
288
Les Cahiers de propriété intellectuelle
– un fichier en format JPEG enregistré sur un cédérom est reproduit et enregistré sur le même cédérom.
En second lieu, la copie peut être faite sur un « autre » support
qui « ne fait pas appel à une technologie différente ». Cette seconde
hypothèse constitue assurément la situation la plus courante en
pratique. Cette précision réfère au fait qu’une distinction existe
entre le « support » qui supporte l’information et la « technologie »
qui permet notamment de la lire (logiciel, langage, etc.)71. Prenons
l’exemple d’un fichier en format PDF qui, plutôt que d’être copié sur
un même support, tel que par exemple un même disque dur, l’est sur
un autre support comme une clé USB. Le document en cause garde
intacte sa technologie (le format PDF) et par conséquent sa forme
ainsi que son apparence, mais est passé sur un support distinct de
celui du document source. Bien que le support soit différent, puisque
celui-ci ne fait pas appel à une technologie différente, il en résulte une
copie au sens de l’article 2841 C.c.Q. Par ailleurs, la transmission par
courrier électronique d’une photographie en format JPG vers une boîte
de courriers électroniques, GMail ou Hotmail par exemple, constitue
elle aussi une copie. Implicitement, cette seconde hypothèse nécessite
la même technologie, mais un nouveau support.
Voici des exemples qui peuvent être considérés comme des
copies selon la seconde hypothèse de l’article 2841 C.c.Q. :
– un fichier en format PDF enregistré sur le disque dur d’un ordinateur portable est reproduit et enregistré sur une clé USB ;
– un fichier en format JPEG enregistré sur le disque dur d’un ordinateur est reproduit et transmis en pièce jointe d’un courrier
électronique vers une boîte de courriers électroniques Gmail.
Enfin, rappelons que dans les situations où il y aura lieu
d’établir que le document constitue une copie, celle-ci devra, sur le
plan de la forme, respecter les exigences de l’article 15 al. 3 de la Loi.
Le transfert, quant à lui, est une opération qui permet d’associer une « valeur juridique » à un document lors du passage d’un
support à un autre ou d’une technologie à une autre, dès lors que cette
opération est documentée. Cette opération se distingue donc bien de
celle de copie que nous venons de voir.
Tout comme pour la copie, il existe donc deux hypothèses qu’il
importe de distinguer au sein de la notion de transfert.
71. Supra, avant-propos.
La preuve des documents technologiques
289
En premier lieu, un transfert peut impliquer qu’aucun changement de support ne soit constitué, mais que la technologie diffère.
À titre d’exemple, il s’agit de la situation où une personne désire
« transformer » un document de format DOC (Word) en format PDF
afin de le conserver sur le disque dur de son ordinateur ou de « transformer » une vidéo de format AVI en format MPEG afin de la conserver
sur une clé USB. Implicitement, cette première hypothèse nécessite
donc une technologie différente de celle du document source tout en
conservant le support original. C’est notamment un tel transfert qui
est à l’origine de la décision Stadacona, s.e.c./Papier White Birch c.
KSH Solutions.
En second lieu, le transfert peut impliquer un nouveau support
de même qu’une nouvelle technologie. C’est par exemple l’hypothèse
de notre fichier en format DOC (Word) qui, plutôt que d’être copié
sur un même support, tel le disque dur d’un autre ordinateur, est
« transformé » en format PDF et enregistré sur une clé USB. De
même, l’enregistrement sur une clé USB en format PDF d’une page
Internet constitue un transfert, tout comme l’impression d’un courrier
électronique sur une feuille de papier.
Voici des exemples qui peuvent être considérés comme des
transferts selon l’article 2841 C.c.Q. :
– un fichier en format DOC (Word) est imprimé sur une feuille
de papier ;
– le texte d’une feuille de papier est numérisé et sauvegardé
dans un fichier en format PDF sur le disque dur d’un ordinateur ;
– un fichier en format DOC (Word) enregistré sur le disque dur
d’un ordinateur est transformé en format PDF et enregistré
sur le même disque dur de l’ordinateur ;
– un fichier en format DOC (Word) enregistré sur le disque dur
d’un ordinateur est transformé en format PDF et enregistré
sur une clé USB ;
– un fichier en format HTML (Page Internet)72 disponible via
le fureteur d’un ordinateur est sauvegardé en format PDF et
enregistré sur une clé USB ;
– un courrier électronique73 reçu via une boîte de courriers électroniques Hotmail est imprimé sur une feuille de papier.
72. Cintech Agroalimentaire, division inspection inc. c. Thibaudeau, préc., note 30.
73. Vandal c. Salvas, préc., note 27.
290
Les Cahiers de propriété intellectuelle
À l’égard du transfert, l’article 17 al. 2 de la Loi énonce que :
(…) réserve de l’article 20, pour que le document source puisse
être détruit et remplacé par le document qui résulte du transfert tout en conservant sa valeur juridique, le transfert doit être
documenté de sorte qu’il puisse être démontré, au besoin, que le
document résultant du transfert comporte la même information
que le document source et que son intégrité est assurée. [Les
italiques sont nôtres.]
À la lecture de cet alinéa, il appert que la documentation
afférente au transfert ne devrait être créée que dans les cas où il est
dans l’objectif de détruire le document source. Dans un tel contexte,
la documentation afférente au transfert devrait être conforme aux
exigences de l’article 17 de la Loi. Tout particulièrement, elle pourra
être jointe, directement ou par référence, soit au document résultant
du transfert, soit à ses éléments structurants ou à son support, et
devra comprendre au minimum conformément à l’article 17 al. 3 de
la Loi :
(…) la mention du format d’origine du document dont l’information fait l’objet du transfert, du procédé de transfert utilisé ainsi
que des garanties qu’il est censé offrir, selon les indications
fournies avec le produit, quant à la préservation de l’intégrité,
tant du document devant être transféré, s’il n’est pas détruit,
que du document résultant du transfert.
Ainsi, une telle documentation, bien que fortement à conseiller,
ne semble toutefois pas être obligatoire. Dans cette situation, la documentation permettra de démontrer aisément la « valeur juridique »
du document résultant du transfert et légalement en tenir lieu74.
En effet, dans les cas où il n’est pas prévu de détruire le document
source75, s’il n’existe aucune documentation afférente au transfert, il
sera toujours possible, advenant une contestation portant sur l’intégrité du document résultant du transfert, qu’une partie requière le
dépôt en preuve du document source. Dans un tel cas, étant donné
que ce document sera l’original ou une copie certifiée de celui-ci,
la documentation ne s’avérera plus nécessaire. Toutefois, dans les
situations où le document source aura été détruit et qu’il n’existera
aucune documentation eu égard au transfert de celui-ci, nous croyons
que le tribunal disposera toujours d’une certaine latitude pour juger
74. Art. 2841 C.c.Q.
75. Un tel constat est soutenu par l’article 2841 al. 2 C.c.Q. qui précise que « le document résultant du transfert de l’information, s’il est documenté, peu[t] légalement
tenir lieu du document reproduit. » [Nos italiques].
La preuve des documents technologiques
291
de la pertinence et de l’intégrité d’une preuve. Cela fut notamment
le cas dans la décision Lefebvre Frères c. Giraldeau76.
En résumé et à titre d’exemple, prenons le cas où un contrat sur
support papier aurait été conclu entre deux parties. L’une d’elles, la
personne « A », numérise le document en format PDF (ce qui constitue
un transfert au regard de l’article 2841 C.c.Q.) et le communique par
courrier électronique, en pièce jointe, à la personne « B ». Le document
reçu en format PDF par cette dernière constitue alors une copie de
celui envoyé par la personne « A ». Si la personne « B » désire de
nouveau reproduire le document, la qualification risque alors d’être
différente selon la manière employée. D’une part, la reproduction
peut être envisagée comme une copie si, par exemple, le document
numérique est archivé dans le même format dans l’ordinateur de
la personne « B » ou même sur un autre support (autre ordinateur,
disque dur externe, clé USB, etc.). D’autre part, la reproduction peut
être considérée comme un transfert si le document est, par exemple,
conservé avec une technologie distincte (comme par exemple si le
fichier en format PDF est transformé en format JPEG (image) ou
HTML (texte)).
Au-delà de la présente tentative d’expliquer plus avant, et
concrètement, les éléments de distinction qui sont proposés dans la
Loi, il importe aussi de rechercher la justification d’une telle opposition entre les notions de « copie » et « transfert ». En d’autres mots,
quelle est la « rationalité » qui justifie une distinction entre ces deux
concepts ?
Selon nous, la raison d’être de cette distinction est que la
reproduction d’un document technologique présente plus de variétés
que celle des documents sur support papier. Généralement, la reproduction d’un support papier sera une copie où l’information et la
forme seront forcément les mêmes pour que la copie puisse valoir en
preuve (respect du critère de l’intégrité). La photocopie par exemple,
même quand elle est de piètre qualité, représente identiquement
l’information, mais aussi la forme du document source. Or, c’est différent pour les documents technologiques. En effet, il est possible de
reproduire technologiquement une copie avec une information et une
forme identiques, mais il est possible aussi de « transférer » l’information dans une forme distincte. Aussi, du fait de cette perte quant au
format, il semble opportun qu’il faille la compenser par l’obligation
de documentation. En effet, à la perte d’« [e]ncrage » avec la matière
physique que le support papier présente, il importait d’associer un
76. Lefebvre Frères ltée c. Giraldeau, préc., note 66, par. 83.
292
Les Cahiers de propriété intellectuelle
élément extérieur qui puisse faire état du caractère en bien des cas
processuel que le document technologique présente77. « Paper contract
is an act; electronic contract is a process »78.
1.3
Copie certifiée
À cet égard, et au-delà de la distinction entre les notions de
copie et transfert, il importe de souligner que les deux notions ne s’opposent pas. En effet, il est notamment prévu aux articles 2841 al. 2 et
3 et 2842 al. 2 C.c.Q. qu’une copie puisse être certifiée, processus qui à
certains égards n’est pas si différent de la notion de documentation :
Art. 2841 al. 2 : (…) Lorsqu’ils reproduisent un document
original ou un document technologique qui remplit cette fonction aux termes de l’article 12 de la Loi concernant le cadre
juridique des technologies de l’information, la copie, si elle est
certifiée, et le document résultant du transfert de l’information,
s’il est documenté, peuvent légalement tenir lieu du document
reproduit.
La certification est faite, dans le cas d’un document en la
possession de l’État, d’une personne morale, d’une société ou
d’une association, par une personne en autorité ou responsable
de la conservation du document.
Art. 2842 : La copie certifiée est appuyée, au besoin, d’une
déclaration établissant les circonstances et la date de la reproduction, le fait que la copie porte la même information que le
document reproduit et l’indication des moyens utilisés pour
assurer l’intégrité de la copie. Cette déclaration est faite par
la personne responsable de la reproduction ou qui l’a effectuée. (…).
En effet, qu’est-ce que cette procédure de certification si ce
n’est une certaine forme de documentation ? On peut ainsi imaginer
qu’une copie sera certifiée par le seul fait de voir une personne en
autorité, identifiée comme telle dans une entreprise ou à l’intérieur
d’un ministère ou organisme, et ce, au regard d’un processus qui
semble dégager une certaine crédibilité. Sur la base de la neutralité
technologique, la Loi ne pouvait aller plus loin dans la précision.
77. GAUTRAIS, préc., note 52, p. 96.
78. KATSH (Ethan), Law in a digital world, (New York: Oxford University Press,
1995), p. 129.
La preuve des documents technologiques
293
Au-delà de cette exigence relative à la personne responsable de
la certification, il est également prévu certains critères qui viennent
préciser la manière dont celle-ci doit s’opérer. Deux articles sont en
l’occurrence applicables. En premier lieu, l’article 2842 al. 2 C.c.Q.
précité réfère à une possible déclaration, que l’on peut imaginer
venir de la personne responsable, qui viendrait étayer la qualité de
la copie quant aux « circonstances » et à la « date » de ladite copie. Ce
premier critère attaché à cette exigence de déclaration est surtout
« organisationnel ». En second lieu, l’on doit envisager la certification
de la copie au regard de l’article 2860 al. 3 C.c.Q. qui mentionne
explicitement l’article 16 de la Loi79. Un article qui réfère davantage
ici à une solution technologique de « procédé de comparaison ». Sans
être impératifs, ces deux critères de satisfaction de la certification de
la copie semblent être présentés dans la lettre de la Loi et du Code
civil du Québec comme des solutions possibles pour s’assurer de la
qualité de la copie.
Il importe aussi d’ajouter que, contrairement à ce qui a déjà
été vu dans certaines jurisprudences80 et selon une analyse littérale
de l’article 2841 al. 2 C.c.Q., si la certification d’une copie n’est pas
faite selon une procédure précisément et impérativement prescrite
par la Loi, le fait même de certifier une copie pourrait ne pas être
considéré comme étant obligatoire. Ceci est d’autant plus vrai que le
Code civil du Québec dispose de la souplesse requise, et notamment
dans l’hypothèse courante de l’application de la règle de la meilleure
preuve de l’article 2860 al. 2 C.c.Q., où la preuve de la copie peut se
faire par tous moyens.
Enfin, dernière précision, le terme de certification ne doit pas
être compris comme faisant référence aux articles 47 et suivants de
la Loi qui traitent davantage de certification numérique81. La copie
certifiée est plutôt considérée comme un synonyme de la copie vidimée
(copie certifiée conforme) qui renforce la preuve tant de l’intégrité que
de l’auteur du document en cause82.
79. Art. 16 de la Loi : « Lorsque la copie d’un document doit être certifiée, cette exigence peut être satisfaite à l’égard d’un document technologique au moyen d’un
procédé de comparaison permettant de reconnaître que l’information de la copie
est identique à celle du document source. ».
80. Voir par exemple Intercontinental Corporate Technology Services Ltd. c. Bombardier inc., préc., note 27. Dans cette décision, le juge énonce clairement que la
certification est obligatoire.
81. MINISTÈRE DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX, Loi annotée par sujets,
disponible à http://www.msg.gouv.qc.ca/gel/loi_ti/sujets/certification.asp et MINISTÈRE DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX, Glossaire, disponible à http://
www.msg.gouv.qc.ca/gel/loi_ti/glossaire/g020.asp.
82. Id., http://www.msg.gouv.qc.ca/gel/loi_ti/glossaire/g034.asp.
294
2.
Les Cahiers de propriété intellectuelle
MOYENS DE PREUVE ET DOCUMENTS
TECHNOLOGIQUES
Le Code civil du Québec prévoit cinq différentes formes de
moyens de preuve à l’article 2811. Nous nous permettons de faire un
choix en traitant seulement de l’acte sous seing privé et des autres
écrits83 en ce qui a trait aux écrits. Ensuite, et toujours sur la base
des quelques interprétations jurisprudentielles eu égard aux documents technologiques, nous discuterons de l’élément matériel et du
témoignage.
2.1
Acte sous seing privé technologique
L’acte sous seing privé est celui qui constate un acte juridique
et porte la signature des parties84. Aucune autre formalité n’est
exigée à l’égard de cet acte. On pourra donc le qualifier de document
technologique au sens de la Loi lorsqu’il sera porté par un support
faisant appel aux technologies de l’information.
L’admissibilité en preuve d’un acte sous seing privé porté par
un support technologique ou résultant d’un transfert s’est vu modifier par la Loi. Bien qu’aucune décision concernant l’admissibilité
en preuve d’un tel acte n’ait été, à notre connaissance, répertoriée
depuis l’entrée en vigueur de la Loi, il importe d’analyser la façon de
procéder pour admettre en preuve un tel acte.
Cette question, quoique importante, ne doit pas dans le cadre
de l’admissibilité en preuve laisser de côté la notion d’intégrité sur
laquelle la Loi se fonde et celle de signature. Également, il importera
de discuter des modalités de contestation qui sont désormais offertes.
2.1.1 Admissibilité en preuve
Qu’il soit technologique ou non, tout acte sous seing privé
déposé en preuve se doit de respecter les règles de droit applicables.
De ce fait, la partie qui entend invoquer un tel acte doit en faire la
preuve puisqu’elle incombe en effet à celui qui prétend (actor incumbit
probatio)85.
83. Ce choix éditorial est grandement motivé par la jurisprudence qui au Québec n’a
donné lieu, au meilleur de notre connaissance, à aucun cas relatif aux copies des
lois et aux actes semi-authentiques. Également, les actes authentiques requièrent
une intervention réglementaire telle que prévue selon la Loi sur le notariat (L.R.Q.
c. N-3).
84. Art. 2826 C.c.Q.
85. Art. 2811 et 2828 C.c.Q.
La preuve des documents technologiques
295
Une fois prouvé, l’acte sous seing privé fera preuve de l’acte
juridique qu’il renferme et des déclarations des parties qui s’y rapportent directement. Ainsi, à l’égard d’un contrat intervenu entre
deux personnes, soit A et B, si la personne « A » oppose à la personne
« B » le contrat qu’elles ont signé, celui-ci fera preuve, sous réserve
d’être contesté de la manière prévue au Code de procédure civile, de
l’acte juridique qu’il renferme et des déclarations des parties qui s’y
rapportent directement86.
L’article 2860 C.c.Q. énonce la règle de la production d’un acte
juridique constaté dans un écrit ou du contenu d’un écrit. Il se lit
comme suit :
L’acte juridique constaté dans un écrit ou le contenu d’un écrit
doit être prouvé par la production de l’original ou d’une copie
qui légalement en tient lieu.
Toutefois, lorsqu’une partie ne peut, malgré sa bonne foi et sa
diligence, produire l’original de l’écrit ou la copie qui légalement
en tient lieu, la preuve peut être faite par tous moyens.
À l’égard d’un document technologique, la fonction d’original
est remplie par un document qui répond aux exigences de
l’article 12 de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information et celle de copie qui en tient lieu, par
la copie d’un document certifié qui satisfait aux exigences de
l’article 16 de cette loi. [Les italiques sont nôtres.]
Conformément à l’article 2860 al. 1 C.c.Q., un acte sous seing
privé se doit d’être prouvé par la production de l’original ou d’une
copie qui légalement en tient lieu. En pratique, une partie pourrait
ainsi produire :
– un document technologique remplissant l’une des trois fonctions qu’un original peut avoir en vertu de l’article 12 de la Loi ;
– un document technologique qui constitue une copie certifiée87
de l’acte sous seing privé technologique ;
– un document technologique ou non résultant du transfert de
l’acte sous seing privé.
En analysant la jurisprudence portant sur la Loi, il nous a été
possible de constater qu’il y a, à notre connaissance, peu de décisions
86. Art. 2829 C.c.Q.
87. Art. 2841, 2842 et 2860 C.c.Q.
296
Les Cahiers de propriété intellectuelle
portant sur l’admissibilité en preuve d’un écrit technologique. Dans
les faits, force est d’admettre que les décisions qui étudient cette
question portent non pas sur des écrits technologiques, mais plutôt
sur des écrits technologiques ayant fait l’objet d’un transfert sur un
support papier, et ce, que l’écrit technologique (document source)
soit détruit ou non88. Par conséquent, ce n’est non pas l’écrit technologique qui est généralement déposé en preuve, mais plutôt un
document sur support papier résultant du transfert d’un document
source qualifié d’écrit technologique. Dans un tel cas, nous ne sommes
donc plus confrontés à un document technologique, mais plutôt à un
document89.
Soulignons enfin que l’article 2860 al. 2 C.c.Q. prévoit que
lorsqu’une partie ne pourra, malgré sa bonne foi et sa diligence,
produire l’original de l’écrit ou la copie qui légalement en tient lieu,
que celle-ci soit un document technologique ou non, la preuve pourra
ainsi être faite par tous moyens. Il va sans dire, tout comme pour
la latitude dont le tribunal dispose pour juger de la pertinence et
de l’intégrité d’une preuve90, cette exception pourra sûrement être
utile pour une partie dans les situations où, à l’égard d’un document
technologique, elle ne serait pas en mesure de satisfaire aux exigences afférentes à la production en preuve d’un acte sous seing privé
technologique.
2.1.1.1 Intégrité
La partie qui souhaite déposer un acte sous seing privé afin
que celui-ci soit reconnu comme un original ou une copie certifiée doit
démontrer, outre le fait que le document émane réellement de son
auteur, c’est-à-dire de la personne qui y a apposé sa signature, que
son intégrité est assurée91. En pratique, et c’est souvent le cas, une
telle démonstration peut se faire par la reconnaissance du document
par le témoignage du signataire de l’acte.
88. Cintech Agroalimentaire, division inspection inc. c. Thibaudeau, préc., note 30.
89. Supra, questions 1 et 2 de la section sur le document technologique de l’avantpropos.
90. Supra, section sur le document technologique de l’avant-propos et Lefebvre Frères
ltée c. Giraldeau, préc., note 66.
91. Art. 2838 C.c.Q. ; GAUTRAIS (Vincent), « Le contrat électronique au regard de la
Loi relative à l’encadrement des technologies de l’information », dans GAUTRAIS
(Vincent) (Dir.), Le droit du commerce électronique, (Montréal : Thémis, 2002),
p. 3-56 ; DUCHARME (Léo), Précis de la preuve, 6e éd., Coll. Bleue, (Montréal :
Wilson et Lafleur, 2005).
La preuve des documents technologiques
297
Bien que les articles 2839 al. 1 C.c.Q.92 et 6 de la Loi93 définissent l’intégrité d’un document, nous croyons qu’une telle preuve de
l’intégrité d’un document, bien qu’obligatoire à détenir, n’aurait pas
à être présentée au tribunal lorsqu’un témoin peut confirmer que
c’est bel et bien le document qu’il a signé. Toutefois, une telle preuve
pourrait néanmoins être utilisée advenant l’impossibilité, pour une
quelconque raison, d’obtenir une reconnaissance du document par
un témoin.
L’intégrité est l’état d’une chose qui est demeurée intacte94.
Ainsi, un document, technologique ou non, sera intègre si l’information qu’il contient n’a pas été modifiée depuis sa création95, qu’elle
est maintenue dans son intégralité et que son support lui procure la
stabilité et la pérennité voulue96. Il en est de même pour l’acte sous
seing privé établi sur un support faisant appel aux technologies de
l’information97, tel un contrat signé par les parties et sauvegardé en
format PDF sur un disque dur. Dès lors, un contrat conclu en format
PDF ou sur une feuille de papier ne serait plus intègre si l’une des
parties avait, à l’insu de l’autre, et dans le but d’en changer le sens,
modifié certaines clauses une fois le contrat signé98.
L’intégrité, lorsqu’elle est maintenue pendant tout son cycle
de vie, et sous réserve que le document respecte les règles de droit
qui lui sont applicables99, permet à un document d’acquérir une
« valeur juridique ». Cette notion de « valeur juridique » n’est pas un
92.
93.
94.
95.
96.
97.
98.
99.
Art. 2839 al. 1 C.c.Q. : « L’intégrité d’un document est assurée, lorsqu’il est possible de vérifier que l’information n’en est pas altérée et qu’elle est maintenue
dans son intégralité, et que le support qui porte cette information lui procure
la stabilité et la pérennité voulue. ».
Supra, note 3, art. 6 : « L’intégrité du document est assurée, lorsqu’il est possible
de vérifier que l’information n’en est pas altérée et qu’elle est maintenue dans son
intégralité, et que le support qui porte cette information lui procure la stabilité
et la pérennité voulue.
L’intégrité du document doit être maintenue au cours de son cycle de vie, soit
depuis sa création, en passant par son transfert, sa consultation et sa transmission, jusqu’à sa conservation, y compris son archivage ou sa destruction.
Dans l’appréciation de l’intégrité, il est tenu compte, notamment des mesures
de sécurité prises pour protéger le document au cours de son cycle de vie. ».
MINISTÈRE DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX, Glossaire, disponible
à http://www.msg.gouv.qc.ca/gel/loi_ti/glossaire/g084.asp.
De même que maintenue durant le cycle de vie du document.
Art. 6 de la Loi.
Art. 2838 C.c.Q.
ROYER (Jean-Claude), La preuve civile, 4e édition, (Cowansville : Blais, 2008),
p. 231.
MINISTÈRE DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX, Loi annotée par sujets,
disponible à http://www.msg.gouv.qc.ca/gel/loi_ti/sujets/cycle.asp.
298
Les Cahiers de propriété intellectuelle
terme usuel dans le Code civil du Québec et est précisée en vertu de
l’article 5 al. 1 de la Loi comme suit :
La valeur juridique d’un document, notamment le fait qu’il
puisse produire des effets juridiques et être admis en preuve,
n’est ni augmentée ni diminuée pour la seule raison qu’un
support ou une technologie spécifique a été choisi.100
Le document technologique pourra ainsi servir aux mêmes fins
et produire les mêmes effets juridiques que le document sur support
papier, et ce, dans les situations où il respecte les règles de droit qui
lui sont applicables101.
Dans les faits, le respect de la condition d’intégrité est le
constat que le document auquel nous sommes confrontés porte la
même information depuis sa création. À cet égard, lorsque nécessaire, une telle preuve d’intégrité pourra notamment se faire par le
témoignage de la personne tenue de conserver intègre ledit document
ou la démonstration des mesures de sécurité mises en place pour
protéger le document au cours de son cycle de vie102. Il va sans dire
qu’il s’avère complexe d’exposer des exemples pratiques à cet égard
puisque jusqu’à maintenant, nous n’avons répertorié aucune jurisprudence démontrant une telle preuve d’intégrité. Par ailleurs, nous
croyons que, dépendamment du support utilisé et de la technologie
employée, de même que des règles de sécurité applicables, l’intégrité
pourra ainsi être protégée par des moyens ou procédés appropriés
au support du document. De ce fait, chaque situation pourrait être
considérée comme un cas unique103.
Notons à titre de comparaison, comme vu précédemment, que
l’intégrité est aussi précisée pour les notions de copie et de transfert.
Ainsi, à l’égard des copies certifiées et des documents résultant du
transfert, l’intégrité pourra notamment être démontrée par une
comparaison de ceux-ci, c’est-à-dire du document source avec, selon
le cas, la copie ou le document résultant du transfert.
Également, en ce qui a trait aux « simples » copies, c’est-à-dire
celles non certifiées, leur intégrité sera sujette au procédé employé
100.
101.
102.
103.
MINISTÈRE DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX, Glossaire, disponible
à http://www.msg.gouv.qc.ca/gel/loi_ti/glossaire/g165.asp.
Art. 9 de la Loi.
Par. 6(3) de la Loi.
Il convient de souligner que le comité pour l’harmonisation des systèmes et des
normes pourra élaborer des guides de pratiques sur les mesures de sécurité
et les mesures de gestion adéquates pour assurer l’intégrité d’un document
technologique au cours de tout son cycle de vie. Voir art. 64 et s. de la Loi.
La preuve des documents technologiques
299
afin de réaliser ladite copie et, conformément à l’article 15 de la Loi,
devra présenter des garanties suffisamment sérieuses pour établir
le fait qu’elle comporte la même information que le document source.
Enfin, et contrairement à certaines décisions104 et à certains
auteurs105 qui laissent croire que l’article 7 de la Loi106 crée une
présomption d’intégrité d’un document technologique, nous sommes
plutôt d’avis que cet article exempte seulement la partie désireuse
de déposer en preuve un document technologique de démontrer que
le support du document employé ou que la technologie utilisée assure
l’intégrité de l’information portée par le support technologique107 :
Il n’y a pas lieu de prouver que le support du document ou que
les procédés, systèmes ou technologies utilisés pour communiquer au moyen d’un document permettent d’assurer son intégrité, à moins que celui qui conteste l’admission du document
n’établisse, par prépondérance de preuve, qu’il y a eu atteinte
à l’intégrité du document. [Les italiques sont nôtres.]
En d’autres mots, l’admissibilité en preuve d’un acte sous seing
privé technologique sera sujette à la démonstration de l’intégrité de
l’information qu’il porte et non pas, à ce stade-ci, à la démonstration
que le support utilisé et les technologies employées permettent
d’assurer l’intégrité du document. Une telle preuve sera toutefois
nécessaire si la partie adverse démontre une atteinte à l’intégrité du
document, et ce, afin de justifier que l’information est intègre compte
tenu de son support utilisé et de la technologie employée.
L’article 7 de la Loi constitue donc une exemption de preuve
visant à faciliter l’usage des technologies de l’information lors de la
présentation d’un document technologique en preuve. En aucun cas
l’article 7 ne saurait constituer une présomption d’intégrité à l’égard
d’un document technologique. Il incombe donc à la partie qui souhaite
104.
105.
106.
107.
Voir notamment Montréal (Ville) c. Bolduc, 2009 CanLII 30774 (Cour municipale
de Montréal) ; Vandal c. Salvas, préc., note 27 ; Stefanovic c. ING Assurances,
préc., note 55 ; Citadelle, Cie d’assurance générale c. Montréal (Ville), préc.,
note 26. La toute récente décision Compagnie des chemins de fer nationaux
du Canada c. Compagnie d’arrimage de Québec ltée, 2010 QCCQ 942 (C. Qué.)
prévoit en effet, ce qui ne nous apparaît pas, en toute déférence, juste : « 120] Les
inscriptions informatisées et les factures sont donc recevables en preuve, sans
avoir à prouver leur intégrité (art. 2840 C.c.Q.) à moins que la partie adverse
n’établisse qu’il y aurait eu atteinte à leur intégrité ».
FABIEN, préc., note 2.
Voir aussi l’article 2840 C.c.Q. qui énonce le même principe.
GAUTRAIS, préc., note 91.
300
Les Cahiers de propriété intellectuelle
déposer un document en preuve de démontrer l’intégrité du document,
sous réserve de l’article 89 par. 4 du C.p.c.108.
En pratique, une telle justification de l’intégrité devra se faire
au moment du dépôt en preuve du document technologique. Ainsi,
une requête déposée au stade préliminaire visant à accéder à tous
les ordinateurs d’une tierce partie (afin de valider l’intégrité des
copies des fichiers électroniques) nous semble inopportune dans un
contexte où le Code de procédure civile prévoit un tel mécanisme de
contestation. À cet égard, la décision 2414-9098 Québec c. Pasargad
Development109 souligne :
S’il s’avère un jour que la preuve révèle qu’il y a eu dissimulation ou modification illégitime des fichiers fournis, il y aurait
alors lieu de sanctionner le comportement de celui qui en serait
responsable. Pour l’instant, demander que Pasargad paie ces
frais est totalement injustifié, d’autant plus qu’elle ne peut
nécessairement dicter à Bélec sa conduite. [Les italiques sont
nôtres.]
Dans cette décision, le fait que l’expert des demandeurs n’a
pas été en mesure d’ouvrir lui-même l’ordinateur de la tierce partie
et, de ce fait, de valider les fichiers reçus et leur intégrité, n’a pas été
jugé comme problématique.
Enfin, et considérant les diverses possibilités qu’offrent les
technologies de l’information, notamment dans le cadre de la réalisation de copies ou de transferts de l’information portée par un support
à un autre, il importe de noter que la Loi prévoit à l’article 10110
certaines hypothèses où des modifications, notamment de forme,
ou que le seul fait qu’un document comporte de façon apparente ou
108.
109.
110.
Infra, sous-section sur la contestation d’un écrit technologique selon l’article 89 C.p.c. de la section sur l’acte sous seing privé technologique de la présente
partie.
2414-9098 Québec c. Pasargad Development Corporation, 2009 QCCS 3351
(C. sup. Qué.).
Art. 10 de la Loi : « Le seul fait que des documents porteurs de la même information, mais sur des supports différents, présentent des différences en ce qui
a trait à l’emmagasinage ou à la présentation de l’information ou le seul fait
de comporter de façon apparente ou sous-jacente de l’information différente
relativement au support ou à la sécurité de chacun des documents n’est pas
considéré comme portant atteinte à l’intégrité du document.
De même, ne sont pas considérées comme des atteintes à l’intégrité du document,
les différences quant à la pagination du document, au caractère tangible ou
intangible des pages, à leur format, à leur présentation recto ou verso, à leur
accessibilité en tout ou en partie ou aux possibilités de repérage séquentiel ou
thématique de l’information. ».
La preuve des documents technologiques
301
sous-jacente de l’information différente relativement au support ou à
sa sécurité, ne porteraient pas forcément atteinte à l’intégrité d’une
copie ou d’un document résultant d’un transfert. De tels changements,
dont par exemple la perte de certaines métadonnées111 lorsqu’elles
concernent la sécurité d’un document, ne devraient donc pas, conformément à la Loi, constituer des atteintes à l’intégrité du document112.
Par ailleurs, quant à tout autre changement apporté qui pourrait
avoir une incidence sur l’intégrité, ils devront être effectués par la
personne habilitée et selon les modalités de la Loi, soit l’article 21.
C’est notamment de tels changements qui, à notre avis, ont été apportés aux documents technologiques déposés en preuve dans la décision
Stadacona, s.e.c./Papier White Birch c. KSH Solutions. Bien qu’aucune
documentation ne fut produite et que les documents sources à l’origine
du transfert n’ont, selon notre compréhension, pas été détruits, nous
croyons qu’en communiquant à la partie demanderesse les documents
technologiques dans un format PDF, soit un format différent de celui
d’origine, celle-ci ne pouvait examiner les effets qu’une modification
à l’échéancier des travaux pouvait induire sur les autres éléments de
l’échéancier. Dans le présent cas, où la partie défenderesse poursuivait
la partie demanderesse en dommages résultant d’un retard dans
l’exécution des travaux de modernisation, les modifications apportées
à l’échéancier étaient un élément important de la preuve et l’accès
aux documents technologiques dans leur format d’origine aurait dû,
à notre avis, être autorisé par le tribunal113.
En terminant, précisons que tout document dont le support
ou la technologie ne permettent ni d’affirmer, ni de dénier que l’intégrité en est assurée, pourra, selon les circonstances, être admis
à titre de témoignage ou d’élément matériel de preuve et servir de
commencement de preuve comme prévu à l’article 2865 C.c.Q. Nous
y reviendrons114.
111.
112.
113.
114.
MINISTÈRE DES SERVICES GOUVERNEMENTAUX, Glossaire, disponible
à http://granddictionnaire.com/btml/fra/r_motclef/index1024_1.asp.
Par ailleurs, l’article 11 de la Loi prévoit qu’en cas de divergence entre l’information de documents portée par des supports différents ou faisant appel à
des technologies différentes et qui sont censés porter la même information, le
document dont il est possible de vérifier que l’information n’a pas été altérée
et qu’elle a été maintenue dans son intégralité a préséance sous réserve d’une
preuve contraire.
Stadacona, s.e.c./Papier White Birch c. KSH Solutions inc., préc., note 18.
Par. 5(3) de la Loi.
302
Les Cahiers de propriété intellectuelle
2.1.1.2 Présomptions d’intégrité
L’alinéa 4 de l’article 15 de la Loi crée une présomption d’intégrité à l’égard de toute copie effectuée par une entreprise115 ou l’État.
Une telle présomption exempte donc un tiers de démontrer l’intégrité
de la copie qu’il souhaite déposer en preuve à l’égard de l’entreprise
ou de l’État. Une telle présomption est toutefois seulement applicable
à la copie et non au document résultant du transfert.
La Loi offre une seconde présomption à son article 33. Ainsi,
toute personne jouit d’une présomption d’intégrité à l’égard de tout
exemplaire ou copie d’un document d’une entreprise116 ou de l’État
qu’elle génère à partir d’un système, y compris un logiciel, mis à sa
disposition par l’un d’eux.
Une telle présomption en faveur de la personne qui génère le
document empêche donc une entreprise ou un État d’exiger qu’elle
démontre l’intégrité de l’exemplaire ou de la copie. Dans les faits,
une telle présomption s’avère intéressante puisqu’il peut être parfois difficile et complexe pour une personne de présenter une telle
preuve. Dans de telles situations, le document devient admissible
par son simple dépôt, sous réserve des règles applicables, et ce, sans
la nécessité d’en démontrer l’intégrité. L’entreprise ou l’État pourrait
toutefois toujours contester cette dernière.
À titre d’exemple, nous sommes d’avis qu’une confirmation
d’achat d’un produit générée à même le site Web du magasin Archambault ou des Rôtisseries St-Hubert, ou reçue par courrier électronique
bénéficie d’une telle présomption, et ce, tout comme pour un avis
généré par le site Web d’un ministère ou d’une municipalité confirmant l’accomplissement de certains actes dont le paiement d’une
somme d’argent. Une telle présomption aurait aussi existé en faveur
de Mme Thibaudeau si son employeur avait été le ministère des Transports du Québec. Dans la décision Cintech Agroalimentaire, division
inspection inc. c. Thibaudeau117, cette dernière déposa en preuve les
distances entre certaines villes du Québec, lesquelles provenaient
du site Web du ministère des Transports, afin de justifier ses frais
de déplacement.
115.
116.
117.
Au sens de l’article 1525 al. 3 C.c.Q.
Au sens de l’article 1525 al. 3 C.c.Q.
Cintech Agroalimentaire, division inspection inc. c. Thibaudeau, préc., note 30.
La preuve des documents technologiques
303
2.1.1.3 Signature
Selon l’article 2827 C.c.Q., la signature :
(…) consiste dans l’apposition qu’une personne fait à un acte
de son nom ou d’une marque qui lui est personnelle et qu’elle
utilise de façon courante, pour manifester son consentement.
À l’égard d’un document technologique, la signature répond
entre autres à deux fonctions fondamentales, soit l’identité du signataire et la manifestation de son consentement. Deux fonctions propres
à la notion d’équivalence fonctionnelle que l’on retrouve d’ailleurs
uniformément tant dans les autres droits nationaux118 que dans les
documents internationaux119.
Dans la décision Montréal (Ville) c. Bolduc120 de la Cour municipale de la Ville de Montréal, le tribunal devait déterminer si un
constat d’infraction est valide par la seule apposition, par procédé
électronique, des nom, prénom, numéro de matricule et numéro
d’unité de l’agent de la paix en lettres moulées, alors qu’une signature est requise au regard du Règlement sur la forme des constats
d’infraction121. Sans que l’on puisse en déduire une argumentation
parfaitement claire, le tribunal répond par l’affirmative, admettant
en preuve ledit constat dûment signé. Portée en appel devant la Cour
supérieure122, le tribunal en vient de nouveau à la même conclusion,
soit que l’apposition des nom, prénom, numéro matricule et numéro
d’unité de l’agent de la paix constitue une signature, mais non pas
sur la base de l’article 2827 C.c.Q., mais plutôt à la lumière de diverses définitions de la notion de « signature » provenant de nombreux
dictionnaires consultés123.
118.
119.
120.
121.
122.
123.
Notamment la Loi nº 2000-230 du 13 mars 2000 portant adaptation du droit de
la preuve aux technologies de l’information et relative à la signature électronique,
article 4 intégrant l’article 1316-4 du Code civil français. Ceci vaut aussi pour
la plupart des lois provinciales du reste du Canada.
Voir par exemple l’article 9 al. 3 de la Convention des Nations Unies sur l’utilisation de communications électroniques dans les contrats internationaux, préc.,
note 62.
Montréal (Ville) c. Bolduc, préc., note 104.
Règlement sur la forme des constats d’infraction (L.R.Q., c. C-25.1, r. 0.1.1).
Montréal (Ville) c. Bolduc, 500-36-005161-099 (C. sup. Qué.) (08 février 2010).
Par ailleurs, il importe de souligner qu’une requête pour permission d’appeler
du jugement de la Cour supérieure a été accueillie le 19 avril 2010. Bolduc c.
Montréal (Ville de), 2010 QCCA 755 (CanLII).
Comme l’ont d’ailleurs déjà fait les juges de la Cour d’appel de l’Alberta dans
la décision Leoppky c. Meston, 2008 ABQB 45.
304
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Indirectement, en énonçant que l’agent de la paix n’avait pas
seulement apposé son nom au constat d’infraction, mais qu’il était
« allé plus loin [en y] ajout[ant] des éléments qui font que sa signature est unique », dont l’ajout de son numéro de matricule et de son
numéro d’unité, le tribunal a ainsi reconnu l’une des deux fonctions
fondamentales, soit l’identité du signataire. Ces éléments ont ainsi
permis de rendre distinctive la signature :
(…) en ce qu’elle permet au défendeur d’individualiser, sans
doute possible, l’agent qui a attesté les faits mentionnés au
constat d’infraction. L’ajout du matricule et du numéro d’unité
constitue le « code de validation » de sa signature. En effet, il
n’y a qu’une personne qui peut, au SPVM, signer un document,
Gagnon Pascal, matricule 1676, unité 429. [Les italiques sont
nôtres.]
Comme le souligne le tribunal, il importe de garder à l’esprit
l’objet de la loi. Ainsi, la signature apposée au constat d’infraction est
requise « afin de permettre au défendeur de s’assurer de l’identité de
la personne qui lui décerne le constat d’infraction et qui a constaté
les faits qui y sont relatés ». Elle démontre de ce fait la volonté (le
consentement) de l’agent de la paix à délivrer ledit constat à la lumière
des faits qu’il a constatés. Une telle signature respecte donc, d’après
nous, l’article 39 al. 1 de la Loi.
Cette décision contraste toutefois avec la décision Québec
(Ville) c. Lortie124 de la Cour municipale de la Ville de Québec où, à
l’égard de faits semblables, le tribunal est en venu à la conclusion
que l’attestation prévue au constat ne comporte pas de signature
puisque seulement le nom en lettres moulées et le matricule du
policier apparaissent.
Encore une fois, la réponse à donner à cette controverse jurisprudentielle pourrait être traitée au regard de l’équivalence fonctionnelle. En effet, une signature sert à identifier le signataire125 et
à manifester son consentement comme l’indique l’article 2827 C.c.Q.
Deux fonctions qui semblent dans ces deux décisions ne pas véritablement poser de problème, l’identité du policier et sa volonté de
sanctionner le contrevenant étant pour le moins caractérisées.
D’une part, quant à l’identité, elle n’est nullement contestée par
l’automobiliste ; et si cette première fonction est forcément associée à
un certain niveau de confiance, l’on peut dans un cas comme celui-ci
124.
125.
Québec (Ville) c. Lortie, 2008 CanLII 26333 (Cour municipale de Montréal).
Art. 39 al. 2 de la Loi.
La preuve des documents technologiques
305
tenir compte du contexte général pour considérer que la simple apposition du nom dactylographié de l’agent de police suffise en pareilles
circonstances. D’ailleurs, l’identité pourrait aisément être prouvée en
faisant venir à la cour ce dernier.
D’autre part, relativement à la manifestation de volonté, elle
ne fait ici aucun doute non plus, la remise du document étant pour le
moins non équivoque. Aussi, si la manifestation de volonté est souvent
associée à un certain degré de formalisme – comme par exemple
dans les hypothèses de contrats de consommation électroniques126 –,
le degré de formalisme va dépendre du niveau de vulnérabilité du
signataire qui s’engage. Or ici, ce dernier est un policier qu’il n’est
nul besoin de protéger par une telle mesure. Au-delà de cette définition « fonctionnelle » que le Code civil du Québec propose, il est donc
important d’interpréter le niveau de formalisme requis en se basant
sur les circonstances et le contexte de l’exigence légale :
Étant donné ma conclusion au sujet des exigences établies par
le par. 742.6 (4), il n’est pas nécessaire de décider si le nom
dactylographié du policier constitue une signature au sens de
cette disposition. Je soulignerais tout simplement que, lorsque
cette question se pose, il convient d’y répondre, d’une part, en
tenant compte du contexte, et notamment de l’importance de
l’attestation personnelle, et, d’autre part, en faisant preuve de
la souplesse nécessaire pour permettre le recours à la technologie en constante évolution.127
Ce même constat fut sensiblement repris par la Cour supérieure dans la décision Montréal (Ville) c. Bolduc alors que le Tribunal
énonce :
Il ne faut également pas perdre de vue que le motif invoqué par
l’appelant relève de la forme et que celle-ci doit s’incliner devant
le fond comme le rappellent si bien les auteurs Lebel et Roy :
« À l’instar du Code de procédure civile, le Code de procédure pénale fait l’objet d’une interprétation généreuse.
Les tribunaux y font prévaloir la substance sur la forme,
écartant ainsi le formalisme d’autrefois. »
Accueillir l’appel ferait triompher la forme sur la substance
alors que l’appelant n’a pas démontré que ce prétendu vice de
forme lui cause un quelconque préjudice. Le Tribunal est d’avis
126.
127.
Dell Computer Corp. c. Union des consommateurs, préc., note 35.
Montréal (Ville) c. Bolduc, préc., note 104.
306
Les Cahiers de propriété intellectuelle
que le constat d’infraction émis à l’appelant est conforme à la
lettre et à l’esprit de la Loi et du Règlement et que rappel doit
être rejeté.128 [Les italiques sont nôtres.]
2.1.2 Contestation d’un écrit technologique selon
l’article 89 C.p.c.
Conformément aux articles 89 par. 1 et 4 C.p.c., toute contestation de la signature ou d’une partie importante d’un écrit sous seing
privé, qu’il soit sur support technologique ou non, de même que toute
contestation d’un document technologique fondée sur une atteinte à
son intégrité doivent être expressément alléguées et appuyées d’un
affidavit :
89. Doivent être expressément alléguées et appuyées d’un affidavit :
1º la contestation de la signature ou d’une partie importante
d’un écrit sous seing privé, ou celle de l’accomplissement des
formalités requises pour la validité d’un écrit ;
(…)
4º la contestation d’un document technologique fondée sur une
atteinte à son intégrité. Dans ce cas, l’affidavit doit énoncer de
façon précise les faits et les motifs qui rendent probable l’atteinte
à l’intégrité du document.
À défaut de cet affidavit, les écrits sont tenus pour reconnus
ou les formalités pour accomplies, selon le cas. [Les italiques
sont nôtres.]
Ainsi, comme le souligne le dernier paragraphe de l’article 89 C.p.c., le fait de ne pas produire un tel affidavit équivaut à
une reconnaissance de l’écrit sous seing privé, incluant sa signature,
ou de l’intégrité d’un document technologique. À l’égard de ce dernier,
il va sans dire qu’ayant fait l’objet d’un transfert vers un support ne
faisant pas appel aux technologies de l’information, telle une feuille
de papier par exemple, il ne serait pas sujet à l’obligation d’avoir un
tel affidavit afin de contester l’intégrité du document résultant du
transfert. Toutefois, cet affidavit serait nécessaire si la contestation
concerne la signature ou une partie importante d’un écrit sous seing
privé conformément au 1er paragraphe.
128.
Montréal (Ville) c. Bolduc, préc., note 122.
La preuve des documents technologiques
307
L’omission de la part des parties en cause d’évoquer cette
formalité procédurale est une cause constante d’admission des documents technologiques sans qu’aucune analyse ne soit faite à l’égard
de l’intégrité de ces derniers, et ce, en faisant fi du principe général
prévu à l’article 2860 al. 1 C.c.Q. selon lequel la preuve incombe à la
partie qui prétend129.
Jusqu’à maintenant, nous n’avons répertorié aucune décision
traitant de la contestation d’une atteinte à l’intégrité d’un document
technologique en vertu de l’article 89 par. 4 C.p.c.130. Toutefois, un
tel affidavit aurait pu être nécessaire dans les décisions mettant en
cause l’intégrité d’un document, si les documents que l’on souhaitait
faire admettre en preuve avaient été qualifiés de documents technologiques131.
Toutefois, malgré l’absence de décision à ce sujet, nous sommes
d’avis qu’une fois un tel affidavit soumis, énonçant de façon précise
les faits et motifs qui rendent probable l’atteinte à l’intégrité du
document, la partie qui souhaite mettre en preuve un tel document
technologique devrait, conformément à l’article 7 de la Loi132, prouver
que le support du document ou que les procédés, systèmes ou technologies utilisés pour communiquer au moyen d’un document permettent
d’assurer son intégrité. Une fois cette preuve établie, preuve qui, à
notre avis, pourrait nécessiter un témoin expert à l’égard du support,
des procédés, des systèmes ou des technologies utilisés, il reviendra
au tribunal de juger de l’admission de la preuve quant à son intégrité
selon la balance des probabilités.
2.2
Autre écrit technologique
Cet écrit pour le moins courant dans la pratique des affaires,
et introduit dans le Code civil du Québec sous les articles 2831 et
suivants, l’est peut-être encore plus dans les nouveaux réseaux,
l’information y circulant davantage, l’interaction étant passablement
augmentée.
129.
130.
131.
132.
Vandal c. Salvas, préc., note 27 et Intercontinental Corporate Technology Services
c. Bombardier, préc., note 27.
Dans les faits, les documents contestés étaient plutôt des documents sur support
papier résultant d’un transfert à partir des documents technologiques (document
source).
Voir par exemple Vandal c. Salvas, préc., note 27.
Art. 2840 C.c.Q.
308
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Ces articles réfèrent plus précisément à un écrit rapportant un
acte et à celui faisant état d’un fait, respectivement aux articles 2831
et 2832 C.c.Q.
2.2.1 Autre écrit technologique constatant un acte
Dans ce cas, au-delà des trois conditions constitutives, soit
i) dans le cours des activités, ii) d’une entreprise, et iii) constatant
un acte), il est à noter que l’article 2838 C.c.Q. ne requiert pas formellement le respect du critère de l’intégrité que l’on trouve ailleurs.
En effet, la liste des écrits cités à cet article prend le soin de ne pas
référer à ces seuls « autres écrits ». Cette omission se justifie sans
doute par le fait que l’article 2835 C.c.Q. évoque un régime de liberté
probatoire, celui qui l’invoque n’ayant qu’à faire la preuve de la seule
origine, et ce, même si certains auteurs considèrent que cette condition
est implicite en dépit du silence de l’article 2838 C.c.Q.133.
Cela dit, ce régime à part que l’on consacre aux autres écrits ne
veut évidemment pas dire qu’un document technologique ne puisse
être un écrit instrumentaire134.
2.2.2 Autre écrit technologique constatant un fait
Cette seconde catégorie d’autres écrits, également décrite
comme « écrit non instrumentaire », est de la nature du témoignage135
même si elle entre aussi sous la juridiction de l’article 2832 C.c.Q.
Il est souvent constaté que des documents technologiques constituent
ce moyen de preuve, comme on peut le voir dans la jurisprudence136.
La preuve des faits, à la différence des actes, fait l’objet d’une
liberté probatoire comme énoncée à l’article 2857 C.c.Q. La rationalité
derrière cette permissivité s’entend bien et laisse légitimement le
soin au juge de décider de la pertinence de la preuve invoquée. Cette
liberté est d’ailleurs souvent remarquée par la jurisprudence. C’est
notamment le cas dans les décisions Vandal c. Salvas137 et Intercontinental Corporate Technology Services c. Bombardier138. Soit. En
133.
134.
135.
136.
137.
138.
ROYER, préc., note 2, p. 285 et particulièrement la note 687.
FABIEN, préc., note 2, p. 555.
DUCHARME, préc., note 91.
GMAC Location c. Cie mutuelle d’assurance Wawanesa, 2003 CanLII 39453
(C. Qué.) et Cintech Agroalimentaire, division inspection inc. c. Thibaudeau,
préc., note 30.
Vandal c. Salvas, préc., note 27.
Intercontinental Corporate Technology Services c. Bombardier, préc., note 27,
par. 44 et s. Notons que le juge reconnaît qu’un courrier électronique n’est pas ici
un original, ce qui n’est pas systématique, mais qu’en l’espèce, cette exigence n’est
La preuve des documents technologiques
309
revanche, « liberté de preuve ne veut pas dire absence de preuve »139.
Aussi, importe-t-il d’avoir à l’esprit que certains supports technologiques sont d’une malléabilité telle que l’on doit parfois éveiller une
suspicion tant sur leur intégrité (relative au contenu) que sur leur
authenticité (relative à l’auteur).
En la matière, un exemple jurisprudentiel qu’il nous paraît
important de souligner est la décision Vandal c. Salvas140, où est
en cause la preuve de quatre courriers électroniques prétendument
adressés par l’une des parties à l’autre et qui montre bien la complexité de gérer juridiquement de tels documents. Si le fait que le
juge ait rejeté à juste titre l’objection relative au fait que les courriers
électroniques ne sont pas des originaux, ceux-ci ne retranscrivant
pas des actes juridiques, mais des faits141, il n’en demeure pas moins
que les courriers électroniques sont d’une « fragilité » probatoire qui
ne peut qu’avoir une incidence directe sur leur force probante. Et
toute personne connaissant un peu les ordinateurs sait combien il
est simple d’adresser un courrier électronique à quelqu’un au nom
de quelqu’un d’autre que soi.
Cela dit, mentionnons que le juge justifie son point de vue au
regard de différents moyens de preuve admissibles en l’espèce qui
tournent autour de témoignages, de transferts de fonds et de quatre
courriers électroniques. L’argument central est lié aux transferts
d’argent répétés qui, bien qu’étant des actes juridiques, seraient
couverts en terme d’admissibilité par le fait qu’ils soient corroborés
par un commencement de preuve142.
Au regard de l’article 2865 C.c.Q., il est d’abord établi que l’obligation de la preuve écrite peut être levée par « un écrit émanant de
la partie adverse ». Mais, on se trouve ici dans une situation quelque
peu circulaire où la preuve de l’intégrité des courriers électroniques
semble être apportée par les courriers électroniques eux-mêmes, et
ce, sans qu’aucune analyse de leur intégrité ne soit faite. Plus exactement, on peut se demander si la preuve de l’intégrité est requise,
celle-ci semblant de mise uniquement dans une liste d’écrits prévue à
139.
140.
141.
142.
pas requise puisque l’on est face à la preuve de faits. Lire plus particulièrement
le par. 46.
LECLERCQ (Pierre), « Évolutions et constantes du droit civil ou commercial de
la preuve », dans Rapport de la Cour de cassation, La documentation française,
1991, p. 183.
Vandal c. Salvas, préc., note 27.
Id., par. 13.
Id., par. 18.
310
Les Cahiers de propriété intellectuelle
l’article 2838 C.c.Q. et n’incluant pas les simples écrits143. Il faudrait
minimalement être en mesure d’apporter un argument externe en
faveur ou défaveur de leur admission.
Ensuite, il est possible de procurer le commencement de preuve
nécessaire à l’exemption de l’acte en utilisant, toujours selon l’article 2865 C.c.Q., le « témoignage de la partie adverse ». À ce sujet, il
y a là encore une certaine circularité des preuves qui nous apparaît
quelque peu troublante, le juge ayant considéré que les témoignages
de la demanderesse (et de son père) constituaient des commencements
de preuve, car ayant permis de montrer que les courriers électroniques
avaient été adressés par M. Salvas144.
Enfin, l’article 2865 C.c.Q. permet aussi la présentation d’un
« élément matériel » à titre de commencement de preuve dans la
mesure où la partie adverse n’a pas fait la preuve de l’occurrence de
l’article 5 al. 3 de la Loi, c’est-à-dire de l’hypothèse où le support des
quatre courriers électroniques ne permettait ni d’affirmer ni de dénier
leur intégrité, ce qui manifestement était le cas en l’espèce. Ainsi,
les courriers électroniques ont été considérés comme des éléments
matériels, admissibles à titre de commencement de preuve145 ; une
allégation qui ne nous apparaît pas totalement évidente.
Relativement à la force probante, donc, le juge se limite à dire
qu’elle n’a pas été contestée et qu’il n’y a donc pas lieu de la remettre
en question146.
2.3
Élément matériel technologique
De manière similaire au traitement du témoignage tel que
prévu à l’article 2874 C.c.Q.147, la preuve d’un élément matériel utilisant un support technologique a donné lieu à l’article 2855 C.c.Q. à
un changement législatif suite à l’adoption de la Loi :
143.
144.
145.
146.
147.
Si effectivement les simples écrits ne sont pas dans la liste des documents qui
requiert l’intégrité, il n’est pas facile de croire que cette exigence ne leur soit pas
imposable. D’ailleurs, l’article 5 de la Loi considère l’intégrité comme nécessaire
de manière générale.
Vandal c. Salvas, préc., note 27, par. 18 : « [l]e Tribunal est d’avis qu’il apparaît
clair que les quatre documents reçus en preuve (P-3) constituent un commencement de preuve au sens de l’article 2865 précité, puisque les témoignages de la
demanderesse et de son père ont établi que ces messages électroniques avaient
bel et bien été expédiés par le défendeur ».
Id., par. 19 et 20.
Vandal c. Salvas, préc., note 27, par. 23.
Infra, section sur le témoignage technologique de la présente partie.
La preuve des documents technologiques
311
La présentation d’un élément matériel, pour avoir force probante, doit au préalable faire l’objet d’une preuve distincte
qui en établisse l’authenticité. Cependant, lorsque l’élément
matériel est un document technologique au sens de la Loi
concernant le cadre juridique des technologies de l’information,
cette preuve d’authenticité n’est requise que dans le cas visé
au troisième alinéa de l’article 5 de cette loi. [Les italiques
sont nôtres.]
Ainsi, il semble exister deux régimes différents selon la nature
du support. Plus exactement, on considère que, dans l’hypothèse d’un
document technologique, il n’est pas nécessaire d’apporter la preuve
de son authenticité dès lors qu’une preuve quant à la qualité du
support aura été présentée, soit le considérant comme permettant
l’intégrité du document ou, au contraire, soit déterminant que celui-ci
ne dispose pas de la qualité requise pour ce faire148. Dès lors, la preuve
quant à la qualité du support n’est pas formellement requise, comme
on a pu le voir à l’article 2840 C.c.Q. (reproduisant l’article 7 de la
Loi)149. Mais si elle existe, elle permettra néanmoins de s’exonérer de
celle de l’authenticité prévue aux articles 2855 et 2874 C.c.Q.
La rationalité derrière cette disposition nous apparaît basée
sur le fait qu’une partie qui apporterait des éclaircissements quant
au support (élément indissociable sans lequel un document n’existe
pas 150) justifierait en soi l’authenticité dudit document. Il n’en
demeure pas moins que dans les décisions que nous avons pu analyser relativement à l’élément matériel, la plupart de celles-ci ne
semblent pas considérer le tout de cette manière. Par exemple, cela
ne semble pas avoir été compris de la sorte dans la décision Vandal
c. Salvas151, où il est plutôt mentionné que la preuve de l’authenticité
des courriers électroniques n’était pas requise152 dans la mesure où
la preuve n’avait pas été faite que l’on était dans l’hypothèse prévue
à l’article 5 al. 3 de la Loi. Pourtant, à la lecture des faits, le support
148.
149.
150.
151.
152.
Voir l’article 5 al. 3 qui énonce que « Le document dont le support ou la technologie ne permettent ni d’affirmer, ni de dénier que l’intégrité en est assurée peut,
selon les circonstances, être admis à titre de témoignage ou d’élément matériel
de preuve et servir de commencement de preuve, comme prévu à l’article 2865
du Code civil. ».
Supra, sous-section sur l’admissibilité en preuve de la section sur l’acte sous
seing privé technologique de la présente partie.
Comme cela apparaît dans la définition même du document à l’article 3 de la Loi.
Vandal c. Salvas, préc., note 27.
Id., par. 19 « En l’espèce, la preuve de l’authenticité des quatre documents
technologiques n’est pas requise, puisque la preuve offerte n’a pas établi qu’il
s’agissait d’un cas prévu au troisième alinéa de l’article 5 ».
312
Les Cahiers de propriété intellectuelle
des courriers électroniques n’est aucunement traité ; l’authenticité
aurait donc dû être requise.
Les deux « régimes » basés sur des supports différents, papier
versus technologique, technologiquement non neutres153, ne sont donc
en fin de compte pas si différents que cela : dans les deux cas, la preuve
de l’authenticité est requise. Nous considérons seulement avec cette
disposition que si une preuve associée à la qualité du support est
présentée par une partie, alors l’exigence de l’authenticité n’est plus
requise. Par exemple, si pour prouver un élément matériel associé à un
courrier électronique, nous parvenons à produire une documentation
faisant état d’une gestion documentaire diligente, alors il ne nous est
plus nécessaire de prouver en plus cette condition. Et pour cause, la
documentation en question l’assurera déjà. Autre illustration, dans
l’hypothèse où une partie utilise une infrastructure à clés publiques
pour communiquer un document, la sécurité généralement associée
à un tel procédé la dispense à juste titre de prouver l’authenticité
prévue traditionnellement à l’article 2855 C.c.Q.
L’article 5 al. 3 de la Loi a donné lieu à plusieurs citations par
les tribunaux154 ; il fut en toute déférence passablement incompris. En
fait, il importe de limiter sa portée et de bien montrer que, là encore,
l’article en cause ne traite que du support et non du document dans
son ensemble, conformément à l’article 2840 C.c.Q. (ou 7 de la Loi).
D’ailleurs, et pour bien montrer que ces deux régimes ne sont
pas si distincts l’un de l’autre, il peut être intéressant de citer la
décision Bérubé c. Doncar Dionne Soter Mécanique155 rendue en 2008
par la Commission des lésions professionnelles. Certes, ce tribunal
153.
154.
155.
Cette disposition est justement un exemple selon lequel si la neutralité technologique est un principe général, elle peut bien évidemment donner lieu à des
exceptions législatives dès lors qu’une loi considère qu’il importe de faire une
différence.
Bastonnais c. Lemelin, 2007 CanLII 3283 (C. Qué.) ; Bérubé c. Doncar Dionne
Soter Mécanique inc., préc., note 29 ; Bouchard c. Société industrielle de décolletage et d’outillage (SIDO) ltée, préc., note 14 ; Citadelle, Cie d’assurance générale c. Montréal (Ville), préc., note 26 ; Collège des médecins c. Feldman, 2008
CanLII 19576 (Comité de discipline du Collège des médecins du Québec) ; Dell
Computer Corp. c. Union des consommateurs, préc., note 35 ; Guilbault c. Pelletier,
2006 CanLII (C. sup. Qué.) ; Sabourin c. SSQ Société d’assurance-vie Inc., 2003
CanLII 35802 (C. Qué.) ; Tanguay c. Ordre des ingénieurs du Québec, 2006 CanLII 5296 (C. sup. Qué.), par. 26 : « L’admissibilité en preuve de même que la valeur
probante d’inscriptions informatisées sont régies par certaines dispositions du
Code civil du Québec, dont l’article 2874. En vertu de cette disposition, la preuve
par le moyen d’un document technologique est autorisée et l’authenticité n’est
requise que dans certains cas énoncés à l’article 5 de la Loi concernant le cadre
juridique des technologies de l’information. » ; Vandal c. Salvas, préc., note 27.
Bérubé c. Doncar Dionne Soter Mécanique, préc., note 29.
La preuve des documents technologiques
313
administratif dispose d’un régime probatoire distinct156 de celui du
Code civil du Québec qui lui permet de s’en dissocier même s’il s’en
inspire très souvent. Cependant, il est rapidement fait référence à
l’article 2855 C.c.Q. sans qu’une analyse véritable ne fut faite quant
à l’application ou non de l’article 5 al. 3 de la Loi.
Au regard des faits en cause, à savoir si la copie d’une vidéo pouvait être admissible en preuve relativement à un prétendu accident
du travail, il nous semble que l’élément matériel était assurément
un document technologique. Cette analyse peut sembler importante
à faire du fait des deux régimes précités ; le juge ne le fait pas, mais
propose plutôt un « combo » d’éléments qui, si la preuve n’était pas un
document technologique, aurait sans aucun doute permis de respecter
le critère de l’authenticité. En effet, il est fait mention de l’identité du
technicien en informatique qui a fait la copie, de sa compétence et de
sa crédibilité, des modalités et circonstances relatives à la confection
du document, des raisons pour lesquelles l’enregistrement fut scindé
en plusieurs fichiers157, etc., soit autant d’éléments généraux extérieurs au document à proprement parler. La rationalité de l’article 5
al. 3 se vérifie dans cette jurisprudence.
2.4
Témoignage technologique
Tout comme les autres éléments de preuve (différents écrits,
élément matériel), la question de la recevabilité en preuve d’un
document technologique s’analyse surtout à travers le traitement
des objections par les parties en cause. Plus souvent qu’autrement,
le traitement de celles-ci par les juges est d’abord assez sommaire et
en faveur de l’admissibilité en preuve. Parmi les exemples que l’on
peut tirer de la jurisprudence, il y a en premier lieu la décision GMAC
Location c. Cie mutuelle d’assurance Wawanesa158, où la recevabilité
d’un questionnaire électronique retranscrivant des déclarations
téléphoniques du plaignant a été très sommairement traitée. Le juge
admet en preuve le document, sans argumentation aucune159 et sans
156.
157.
158.
159.
Selon l’article 2 du Règlement sur la preuve et la procédure de la Commission
des lésions professionnelles, 2000 G.O.Q. 2, 1627.
Ce qui n’est aucunement un empêchement au respect du critère de l’intégrité
au regard de l’article 4 de la Loi.
GMAC Location c. Cie. mutuelle d’assurance Wawanesa, préc., note 136.
Id., par. 9 : « Le Tribunal a permis cette preuve sous réserve et rejette l’objection.
La pièce D-5 n’est pas partie du contrat mais bien un document technologique
tel que défini aux articles 2837 et suivants du Code civil utilisé maintenant
de façon courante dans toutes les activités économiques non seulement des
assureurs mais des commerçants en général. ».
314
Les Cahiers de propriété intellectuelle
même qualifier le document d’« écrit non instrumentaire »160. Une
qualification d’écrit non instrumentaire a en revanche été clairement
identifiée dans la décision Cintech Agroalimentaire, division inspection inc. c. Thibaudeau161, où le juge devait considérer la recevabilité
en preuve d’une page Internet d’un site gouvernemental faisant état
des distances entre différentes villes du Québec.
L’article 2874 C.c.Q. est l’un des articles qui méritent attention.
Aussi, importe-t-il de le citer :
Art. 2874 C.c.Q. : « La déclaration qui a été enregistrée sur
ruban magnétique ou par une autre technique d’enregistrement à laquelle on peut se fier, peut être prouvée par ce moyen,
à la condition qu’une preuve distincte en établisse l’authenticité. Cependant, lorsque l’enregistrement est un document
technologique au sens de la Loi concernant le cadre juridique
des technologies de l’information, cette preuve d’authenticité
n’est requise que dans le cas visé au troisième alinéa de l’article 5 de cette loi.
Parfois critiqué par la doctrine162, l’article est composé de deux
propositions qui pourraient laisser croire à un risque de chevauchements entre support magnétique et « autre » d’un côté et support
technologique de l’autre. Ceci est d’autant plus vrai que d’abord l’article 1 al. 2 de la Loi évoque clairement le support magnétique dans
une énumération non exhaustive de supports qui semblent tous être
technologiques163, comme d’ailleurs la Loi prend le soin de l’expliciter164. Le support magnétique se retrouve donc dans les deux cas.
En fait, la distinction entre ces deux cas nous apparaît pouvoir
être explicitée ainsi : la première est de l’ancien droit datant de 1994 ;
160.
161.
162.
163.
164.
FABIEN, préc., note 2, p. 559 : « Le Tribunal a permis cette preuve sous réserve
et rejette l’objection. La pièce D-5 n’est pas partie du contrat mais bien un document technologique tel que défini aux articles 2837 et suivants du Code civil
utilisé maintenant de façon courante dans toutes les activités économiques non
seulement des assureurs mais des commerçants en général. ».
Cintech Agroalimentaire, division inspection inc. c. Thibaudeau, préc., note 30.
C. FABIEN, préc., note 2, p. 557 ; LAFONTAINE, préc., note 2.
Art. 1 al. 2 de la Loi : « La présente loi a pour objet d’assurer : la cohérence des
règles de droit et leur application aux communications effectuées au moyen de
documents qui sont sur des supports faisant appel aux technologies de l’information, qu’elles soient électronique, magnétique, optique, sans fil ou autres ou
faisant appel à une combinaison de technologies ».
Voir l’article 3 al. 3 de la Loi qui est sans équivoque à cet égard : « Les documents sur des supports faisant appel aux technologies de l’information visées
au paragraphe 2º de l’article 1 sont qualifiés dans la présente loi de documents
technologiques. ».
La preuve des documents technologiques
315
la seconde a été introduite en 2001 avec la Loi. La première réfère à
une volonté législative permissive selon laquelle la preuve d’un témoignage implique une preuve de l’authenticité, le support magnétique
servant d’illustration. La seconde omettant de corriger cette erreur,
se situe davantage dans la dichotomie précédente entre document
« physique » d’un côté et « technologique » de l’autre. Cela dit, et parce
qu’il faut bien donner une réponse, il nous apparaît néanmoins que
le témoignage sur un support magnétique devrait être traité sous
la seconde proposition dans la mesure où, d’une part, la disposition
de la Loi est plus récente et, d’autre part, plus précise en terme de
gestion des technologies, cette dernière étant précisément dédiée à
la cohérence du traitement des différents supports.
Mais au-delà de ce doute introduit par la Loi, et tout comme
relativement au traitement préalable de l’article 2855 C.c.Q., il ne
faut pas non plus voir cette ambivalence de traitement comme deux
régimes fondamentalement différents. Et dans la grande majorité
des cas, tous les témoignages apportés sur un support quel qu’il soit
ne seront recevables qu’avec l’appui d’une preuve de l’authenticité
liée à l’auteur. Car en effet, l’hypothèse de l’article 5 al. 3 de la Loi
est celle où une personne affirmerait (celui qui invoque la preuve) ou
infirmerait (celui qui la conteste) que le support permet l’intégrité du
document. Il a donc été considéré que si la preuve de la qualité du
support était présente – ce qui n’est aucunement une exigence requise
conformément à ce qu’affirme l’article 2840 C.c.Q. –, il n’était alors pas
nécessaire d’ajouter la preuve de l’authenticité. Ainsi, que le document
soit technologique ou non, pour qu’il puisse être utilisé en preuve d’un
témoignage au regard de l’article 2874 C.c.Q., il est nécessaire d’avoir
une preuve accessoire à la seule preuve de l’intégrité.
À cet égard, et comme vu pour l’élément matériel, notons que
l’article 5 al. 3 de la Loi est souvent cité par la jurisprudence, et ce,
même s’il n’apparaît pas toujours avoir clairement la portée que la
jurisprudence tend à lui donner165.
165.
Tanguay c. Ordre des ingénieurs du Québec, préc., note 154, par. 26 : « L’admissibilité en preuve de même que la valeur probante d’inscriptions informatisées sont
régies par certaines dispositions du Code civil du Québec, dont l’article 2874. En
vertu de cette disposition, la preuve par le moyen d’un document technologique
est autorisée et l’authenticité n’est requise que dans certains cas énoncés à l’article 5 de la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information. »
Vol. 22, nº 2
Quelques développements récents en droit de la concurrence
De quelques développements
récents en droit de la concurrence
Mistrale Goudreau et Jennifer Quaid*
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 319
Modifications législatives à la Loi sur la concurrence . . . . . . . . . 319
1. La collaboration entre concurrents . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 320
1.1 L’article 45 – le complot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 320
1.2 La nouvelle disposition 90.1 – pratique révisable –
entente ou arrangement anticoncurrentiel. . . . . . . . . . . . 323
2. Les peines applicables aux infractions pénales . . . . . . . . . . . 325
3. Les pratiques commerciales trompeuses . . . . . . . . . . . . . . . . . 326
4. Les dispositions sur la détermination des prix . . . . . . . . . . . . 328
5. Le maintien des prix. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 329
6. L’abus de position dominante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 329
7. La procédure d’examen des fusions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 330
De quelques développements jurisprudentiels . . . . . . . . . . . . . . . 331
© Mistrale Goudreau et Jennifer Quaid, 2010.
* Mistrale Goudreau est vice-doyenne aux études et professeure titulaire, Faculté
de droit – section de droit civil, Université d’Ottawa. Jennifer Quaid est doyenne
adjointe, Études supérieures, Faculté de droit – section de droit civil, Université
d’Ottawa.
317
INTRODUCTION
Ce bref commentaire a pour objet de passer en revue les importantes modifications législatives qui ont été apportées à la Loi sur
la concurrence1 en 2009 et d’attirer l’attention sur deux décisions
rendues au cours de l’année, qui ont semblé dignes d’intérêt.
MODIFICATIONS LÉGISLATIVES À LA LOI SUR LA
CONCURRENCE
La Loi d’exécution du budget de 20092, sanctionnée le 12 mars
2009, a apporté des modifications importantes à la Loi sur la concurrence. Les modifications touchent à de nombreux aspects du droit de
la concurrence, notamment à la collaboration entre concurrents, aux
peines applicables à plusieurs infractions pénales prévues à la Partie
VI de la Loi, aux pratiques commerciales trompeuses, aux dispositions
sur la détermination des prix, au maintien de prix, à l’abus de position
dominante et à la procédure d’examen des fusions.
La Loi d’exécution, étant principalement une loi budgétaire, fut
adoptée de façon expéditive sans être débattue en détail en chambre.
Bien que cette méthode d’adoption de modifications à la Loi ait été
l’objet d’assez nombreuses critiques, il faut souligner que la grande
majorité des modifications avaient déjà été proposées et analysées
au fil des dernières années3. Suite à l’adoption de la Loi d’exécution,
le Bureau de la concurrence a publié des nouvelles lignes directrices
concernant deux aspects de la Loi ayant fait l’objet de changements
significatifs, soit la collaboration entre concurrents4 et la procédure
1. L.R.C. 1985, ch. C-34, aux présentes, la Loi.
2. L.C. 2009, ch. 2, aux présentes, la Loi d’exécution.
3. Les modifications suivent de très près les recommandations du Groupe d’étude
sur les politiques en matière de concurrence, publiées dans le rapport Foncer pour
gagner – Rapport final, juin 2008, disponible en ligne au http://www.ic.gc.ca/eic/
site/cprp-gepmc.nsf/fra/h_00040.html. De plus, une partie des recommandations du
Groupe reprennent les modifications à la Loi proposées dans le Projet de loi C-19
(Loi modifiant la Loi sur la concurrence et d’autres lois en conséquence, 1ère lecture
le 2 nov. 2004) qui est mort au feuilleton au stade du renvoi en comité à cause des
élections fédérales déclenchées en 2005.
4. Lignes directrices sur la collaboration entre concurrents, Gatineau : Bureau de la
concurrence, le 18 décembre 2009. Disponible en ligne au : http://competitionbureau.
319
320
Les Cahiers de propriété intellectuelle
d’examen des fusions5. La Loi d’exécution a également entraîné des
modifications au Règlement sur les transactions devant faire l’objet
d’un avis6, dont la version finale a été enregistrée le 2 février 20107.
Toutes les modifications à la Loi sont entrées en vigueur à
la date de la sanction royale, soit le 12 mars 2009, à l’exception des
modifications aux dispositions traitant de la collaboration entre
concurrents (l’article 45 et le nouvel article 90.1), qui entrent en
vigueur le 12 mars 2010. Ce délai a donné l’occasion à toute partie à
un accord ou un arrangement existant de demander au commissaire
de la concurrence (en vertu de l’article 124.1 de la Loi) son avis sur
l’applicabilité des articles 45 ou 90.1 à l’accord ou à l’arrangement
en question8.
1.
LA COLLABORATION ENTRE CONCURRENTS
Il ne fait pas de doute que la modification la plus importante
à la Loi a été la transformation de l’ancien article 45 (complot pour
réduire sensiblement la concurrence) en deux dispositions séparées,
dont la première est une infraction per se de complot (l’article 45, tel
que modifié) et la deuxième, une nouvelle matière sujette à examen –
« les accords ou arrangements empêchant ou diminuant sensiblement
la concurrence » (le nouvel article 90.1).
1.1
L’article 45 – le complot
La reconceptualisation de l’infraction du complot est significative tant au niveau de la forme que du fond. En ce qui concerne la
rédaction de l’article de loi, le langage tordu, ambigu et compliqué de
l’ancien article 45 est largement disparu. À sa place se trouve une disposition mieux organisée et rédigée dans un style plus convivial pour
le lecteur. Ceci est particulièrement évident au premier paragraphe,
où les éléments de l’infraction sont décrits en termes généraux – il n’y
a pas de tentative de faire une liste exhaustive des diverses variantes
de comportements qui pourraient y être visés.
5.
6.
7.
8.
gc.ca/eic/site/cb-bc.nsf/fra/03178.html. Un projet pour consultations publiques de
ces mêmes Lignes directrices fut publié le 8 mai 2009 et est disponible en ligne au :
http://competitionbureau.gc.ca/eic/site/cb-bc.nsf/fra/02987.html.
Lignes directrices concernant le processus d’examen des fusions, Gatineau : Bureau de
la concurrence, le 18 septembre 2009. Disponible en ligne au : http://competitionbureau.
gc.ca/eic/site/cb-bc.nsf/fra/03128.html.
Règlement sur les transactions devant faire l’objet d’un avis, DORS/87-348.
Règlement modifiant le Règlement sur les transactions devant faire l’objet d’un avis,
DORS/2010-22.
Loi d’exécution, supra, note 2, art. 440.
Quelques développements récents en droit de la concurrence
321
Quant au fond, au cœur des modifications à l’article 45, se
trouve une distinction entre d’une part, les comportements considérés
comme des atteintes en soi à la concurrence, c’est-à-dire la fixation
de prix, l’allocation de marchés et la réduction de l’offre d’un produit, et d’autre part, toutes les autres formes de collaboration entre
concurrents. Dorénavant, seulement les premiers seront visés par
l’infraction de l’article 459.
Faire une telle distinction a plusieurs conséquences importantes. D’abord, en limitant l’application de l’infraction du complot,
l’art. 45 s’accorde maintenant avec l’opinion générale de ce qui
constitue les atteintes les plus graves à la concurrence10. Sans que
ce soit expressément mentionné, le nouvel article 45 a un champ
d’application qui se rapproche de celui de l’article 1 du Sherman
Act11 américain (même si la formulation des dispositions demeure
différente12). Le nouvel article 45 importe également le concept d’infraction per se – c’est-à-dire une infraction qui vise un comportement
qu’on considère tellement répréhensible qu’on en présume l’effet
anticoncurrentiel. Réserver l’article 45 à des comportements per se
anticoncurrentiels élimine de l’infraction l’élément le plus complexe et
difficile à prouver sous l’ancien article 45 : démontrer que le complot
implique des comportements restreignant indûment la concurrence.
Vu le peu de poursuites réussies en vertu de l’ancien article 45, on peut
souhaiter que cette modification aura pour effet de faciliter la mise
9. Voir les alinéas a), b) et c) du par. 45(1) de la Loi.
10. Le Bureau de la concurrence fait mention expresse de la Recommandation du
Conseil de l’OCDE concernant une action efficace contre les ententes injustifiables
(1998) (disponible en ligne au : http://www.oecd.org/dataoecd/39/4/2350130.pdf)
dans la Préface de ses Lignes directrices sur la collaboration en concurrents, supra,
note 4. Depuis 1998, trois Rapports du Comité de la concurrence sur la Mise en
œuvre de la recommandation du Conseil concernant une action efficace contre
les ententes injustifiables (2000, 2003 et 2005) ont été publiés par l’OCDE. Ceci
reflète l’émergence d’un consensus international voulant que les comportements
anticoncurrentiels les plus flagrants soient sanctionnés vigoureusement vu leurs
effets néfastes sur le fonctionnement des marchés et l’activité économique.
11. 15 U.S.C. § 1.
12. L’art. 1 du Sherman Act est rédigé de façon très générale, mais a fait l’objet de
plusieurs interprétations jurisprudentielles qui ont donné lieu au concept de
comportements per se criminels. Le texte de l’art. 1 se lit comme suit :
Every contract, combination in the form of trust or otherwise, or conspiracy, in
restraint of trade or commerce among the several States, or with foreign nations,
is declared to be illegal. Every person who shall make any contract or engage in
any combination or conspiracy hereby declared to be illegal shall be deemed guilty
of a felony, and, on conviction thereof, shall be punished by fine not exceeding
$100,000,000 if a corporation, or, if any other person, $1,000,000, or by imprisonment not exceeding 10 years, or by both said punishments, in the discretion of
the court.
322
Les Cahiers de propriété intellectuelle
en application de l’article 45 dans les circonstances plus restreintes
où il s’applique.
Ensuite, le nouvel article 45 se limite à des accords et arrangements entre concurrents. L’ancien article 45 s’appliquait à toute
entente avec une autre personne. La définition d’un concurrent
(prévue au par. (8) de l’art. 45), bien que relativement simple, est
néanmoins large13. Il n’est donc pas surprenant que dans les Lignes
directrices sur la collaboration entre concurrents, le Bureau de la
concurrence énonce certaines nuances à la définition qu’il entend
employer dans l’évaluation de cas de collaboration en vertu de l’article 4514. Le plus important est que le Bureau considère que la
définition englobe tant des concurrents actuels que des concurrents
potentiels. En revanche, le Bureau estime que la définition ne vise,
à défaut de preuve contraire dans un cas particulier, que les accords
horizontaux. Un autre point à signaler est que le Bureau est d’avis que
dans le cas d’un accord où toutes les parties ne sont pas concurrentes,
rien n’empêcherait l’application de l’article 45 aux parties qui sont des
concurrentes ; par ailleurs, les parties qui ne sont pas concurrentes
pourraient être poursuivies en vertu de l’article 21 du Code criminel
(aide et encouragement).
Enfin, il n’est pas surprenant que la restructuration de l’infraction de complot, visant les comportements en soi anticoncurrentiels, prévoit une nouvelle défense (au par. 45(4)) qui permet à
l’accusé de présenter une preuve selon laquelle un accord qui semble
autrement contrevenir aux interdictions du paragraphe 45(1) n’est,
en réalité, qu’une restriction de la concurrence accessoire à un
accord plus large ou distinct dont le but est légitime. Cette défense
est assujettie à la preuve de deux éléments dont le fardeau (sur une
prépondérance des probabilités) repose sur l’accusé. L’accusé doit
13. La définition se lit comme suit :
(8) …
“competitor” includes a person who it
is reasonable to believe would be likely
to compete with respect to a product in
the absence of a conspiracy, agreement
or arrangement to do anything referred
to in paragraphs (1)(a) to (c).
(8) …
« concurrent » S’entend notamment de
toute personne qui, en toute raison,
ferait vraisemblablement concurrence
à une autre personne à l’égard d’un
produit en l’absence d’un complot, d’un
accord ou d’un arrangement visant à
faire l’une des choses prévues aux alinéas (1)a) à c).
14. Supra, note 4, aux pages 8 à 10. Il est entendu que des lignes directrices n’ont
pas la valeur d’une interprétation juridique et ne lient ni les tribunaux, ni le
Commissaire de la concurrence, ni le Directeur des poursuites pénales (DPP), mais
elles donnent une indication de la mise en application probable que le Bureau
emploiera (sous réserve, bien sûr, de l’exercice du pouvoir discrétionnaire des
procureurs du DPP).
Quelques développements récents en droit de la concurrence
323
démontrer que : 1) l’accord est accessoire à un accord plus large (et que
ce dernier accord inclut les parties à l’accord qui enfreint l’art. 45) et
2) l’accord autrement contraire au pararagraphe 45(1) est directement
lié, ainsi que raisonnablement nécessaire à la réalisation de l’objectif
de l’accord plus large ou distinct. L’alinéa b) du paragraphe 45(4)
précise que l’accord plus large, considéré individuellement, ne peut
pas contrevenir au paragraphe 45(1).
Malgré toutes les modifications, l’article 45 retient certains
éléments de son prédécesseur, notamment, la défense pour les accords
ou arrangements se rattachant exclusivement à l’exportation15, et les
exceptions pour les accords et arrangements intervenus : 1) exclusivement entre des personnes morales qui sont affiliées16 ou 2) entre
institutions financières fédérales visées au paragraphe 49(1) de la
Loi17. De plus, le paragraphe 45(7) indique que la théorie de l’activité
réglementée, telle qu’élaborée dans la jurisprudence, continuera à
s’appliquer à l’article 45 modifié de la même manière qu’elle s’appliquait avant les modifications de 2009.
1.2
La nouvelle disposition 90.1 – pratique révisable –
entente ou arrangement anticoncurrentiel
Les modifications à l’article 45, restreignant de façon importante le champ d’application de l’infraction de complot, pourraient
donner l’impression que les autres collaborations entre concurrents
seront dorénavant permises. Or, l’article 90.1 crée une nouvelle
opération que le Tribunal de la concurrence peut examiner, soit « les
accords ou arrangements empêchant ou diminuant sensiblement la
concurrence. » Il donne au commissaire de la concurrence le pouvoir
de faire une demande d’examen au Tribunal de la concurrence dans
tout cas où il conclut qu’une collaboration entre concurrents diminue
sensiblement la concurrence. Comme dans le cas de l’article 45, la
définition de « concurrent » à l’article 90.1 restreint l’application de
l’article à des accords et arrangements horizontaux18. Il y a toutefois
une nuance entre la définition de concurrent à l’article 45 et celle à
l’article 90.1 – cette dernière n’exige pas que les parties à un accord
sujet à examen soient des concurrents à l’égard du produit qui fait
l’objet de l’accord.
15.
16.
17.
18.
Par. 45(5) de la Loi.
Al. 45(6) a) de la Loi.
Al. 45(6) b) de la Loi.
Voir par. 90.1(11) de la Loi qui se lit comme suit : « (11) Au paragraphe (1),
“concurrent” s’entend notamment de toute personne qui, en toute raison, ferait
vraisemblablement concurrence à une autre personne à l’égard d’un produit en
l’absence de l’accord ou de l’arrangement. »
324
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Vu le champ d’application potentiellement très large de cette
disposition, il importe de noter deux commentaires énoncés dans les
Lignes directrices sur la collaboration entre concurrents à ce sujet.
D’un côté, le commissaire considère qu’il va de soi que les accords qui
ne sont pas visés par l’article 45 ou à l’égard desquels une défense
d’accord accessoire peut être démontrée pourraient néanmoins être
examinés en vertu de l’article 90.119. De l’autre côté, l’existence d’un
parallélisme conscient entre concurrents, à elle seule, ne sera pas
considérée par le commissaire comme étant suffisante pour constituer
un accord visé par l’article 90.120. À ces précisions de nature générale,
le commissaire ajoute des commentaires plus détaillés au sujet de la
manière dont il fera l’examen de l’effet anticoncurrentiel de certains
genres d’accord : la commercialisation et les ententes de ventes communes21, les ententes de partage d’information22, les ententes visant
la recherche et développement23, les ententes de coproduction24, les
ententes d’achats groupés et groupes d’achat25 et les clauses de nonconcurrence26. Sans discuter de chaque cas individuellement, selon
les Lignes directrices sur la collaboration entre concurrents, dans la
majorité des cas, l’examen du commissaire suivra des cadres d’analyse
déjà appliqués à d’autres matières civiles de la Loi, telle la fusion.
La ressemblance entre l’examen des accords en vertu de l’article 90.1 et l’examen des fusions s’étend à d’autres éléments : les
critères pour évaluer l’effet anticoncurrentiel de l’accord sont les
mêmes27, l’interdiction de fonder l’examen de l’effet anticoncurrentiel uniquement sur des constatations relatives à la concentration
ou à la part de marché28 et la possibilité de soulever une défense
fondée sur les gains en efficience découlant directement de l’accord
qui surpasseront et neutraliseront tout effet anticoncurrentiel de
ce dernier29.
19.
20.
21.
22.
23.
24.
25.
26.
27.
28.
29.
Supra, note 4, à la page 20, note 1.
Supra, note 4, à la page 20.
Supra, note 4, aux pages 26 à 28.
Supra, note 4, aux pages 28 à 30.
Supra, note 4, aux pages 31 à 32.
Supra, note 4, aux pages 33 à 35.
Supra, note 4, aux pages 35 à 38.
Supra, note 4, à la page 38.
Voir le par. 90.1(2) aux alinéas a) à h) et l’art. 93 aux alinéas a) à h) de la Loi.
Voir le par. 90.1(3) et le par. 92(2).
Voir le par. 45(4) et le par. 96(1) de la Loi. Le cadre d’analyse qu’emploie le commissaire de la concurrence est décrit en détail dans le Bulletin Le traitement des
gains en efficience dans le cadre de l’examen d’une fusion, (Gatineau : Bureau de la
concurrence, mars 2009). Disponible sur l’Internet au : http://competitionbureau.
gc.ca/eic/site/cb-bc.nsf/fra/02982.html ainsi que la publication Fusions : lignes
directrices pour l’application de la Loi, Gatineau : Bureau de la concurrence, le
Quelques développements récents en droit de la concurrence
325
Au niveau des sanctions en vertu de l’article 90.1, à la différence de certaines autres matières sujettes à révision, elles sont
limitées à des ordonnances qui remédient à l’effet anticoncurrentiel
de l’accord en question – il n’y a pas de sanctions monétaires ni de
possibilité pour une partie privée d’intenter un recours en dommagesintérêts. Le pouvoir du Tribunal de rendre une ordonnance est prévu
aux alinéas a) et b) du par. 90.1(1) :
90.1 (1) … le Tribunal peut rendre une ordonnance :
a) interdisant à toute personne – qu’elle soit ou non partie à
l’accord ou à l’arrangement – d’accomplir tout acte au titre
de l’accord ou à l’arrangement ;
b) enjoignant à toute personne – qu’elle soit ou non partie à
l’accord ou à l’arrangement – de prendre toute autre mesure,
si le commissaire et elle y consentent.30
2.
LES PEINES APPLICABLES AUX INFRACTIONS
PÉNALES
Outre la modification de fond de l’infraction prévue à l’article 45, la Loi d’exécution renforce et alourdit les peines applicables
à plusieurs infractions pénales prévues à la partie VI de la Loi ainsi
que les dispositions relatives à l’entrave, la destruction de preuve et
la conformité avec l’article 11 (ordonnance de faire une déposition
orale ou une déclaration écrite), et les paragraphes 15(5) et 16(2)
(obligation de se conformer à un mandat de perquisition délivré en
vertu du paragraphe 15(1)) de la Loi.
Au niveau des peines maximales, la modification la plus significative est l’augmentation de la peine maximale d’emprisonnement
de cinq ans à quatorze ans pour les infractions suivantes : le complot,
le truquage des offres31, les indications fausses ou trompeuses, le
télémarketing trompeur et la documentation trompeuse quant à la
possibilité de gagner un prix32.
1er septembre 2004. Disponible sur l’Internet au : http://competitionbureau.gc.ca/
eic/site/cb-bc.nsf/fra/01245.html.
30. Al. 90.1(1) a) et b) de la Loi.
31. Voir l’art. 47 de la Loi. Une autre modification à l’infraction de truquage des offres
est l’ajout à la définition de « truquages des offres » du retrait d’une offre qui a
déjà été présentée (l’alinéa 47(1) a)).
32. Pour les infractions sur les indications fausses ou trompeuses, le télémarketing
trompeur et la documentation trompeuse quant à la possibilité de gagner un
prix, la peine maximale d’emprisonnement de 14 ans s’applique alors qu’il y a
326
Les Cahiers de propriété intellectuelle
En ce qui a trait aux amendes, il n’y a qu’une modification –
l’amende maximale pour le complot est augmentée de 10 millions $
à 25 millions $33. Pour les autres infractions principales de la Partie
VI, le montant maximal de l’amende (sur condamnation par mise en
accusation) demeure à la discrétion du tribunal34.
Dans le cas des infractions visant à assurer le respect d’ordonnances en vertu de l’article 11 et les mandats de perquisition,
et à empêcher des comportements qui nuisent à l’application de la
Loi, la Loi d’exécution prévoit des augmentations importantes des
peines maximales. En ce qui concerne l’entrave (paragraphe 64(2))
et le défaut de se conformer à une ordonnance en vertu de l’art. 11 ou
un mandat de perquisition (paragraphe 65(1)), les peines maximales
augmentent, pour une condamnation par voie de mise en accusation,
de deux ans à dix ans d’emprisonnement et d’une amende maximale de 5 000 $ à une amende à la discrétion du tribunal. Pour une
condamnation par voie de poursuite sommaire, l’amende maximale va
de 5 000 $ à 100 000 $ alors que la peine maximale d’emprisonnement
de deux ans est inchangée. Les peines maximales pour la destruction
de documents ou autre chose dont la production est exigée en vertu de
l’article 11 ou qui est visée dans un mandat de perquisition atteignent
des seuils semblables : pour une condamnation par voie de mise en
accusation, l’amende maximale monte de 50 000 $ à un montant
à la discrétion du tribunal et l’emprisonnement maximal de deux à
dix ans ; pour une condamnation par voie de poursuite sommaire,
l’amende maximale monte de 25 000 $ à 100 000 $ (la peine maximale
d’emprisonnement de deux ans est inchangée).
3.
LES PRATIQUES COMMERCIALES TROMPEUSES
La Loi d’exécution a apporté des changements à la fois aux
dispositions pénales et aux dispositions civiles applicables aux pratiques commerciales trompeuses. Outre les augmentations de peines
maximales applicables aux infractions pénales d’indications fausses
ou trompeuses, le télémarketing trompeur et la documentation
trompeuse (voir l’énumération ci-dessus), la Loi d’exécution augmente
également les sanctions administratives pécuniaires (SAP) maximales
pouvant être ordonnées dans le cadre d’un recours administratif
une condamnation par voie de mise en accusation. Pour les condamnations par
voie de poursuite sommaire, la peine maximale d’un an est inchangée.
33. Par. 45(1) de la Loi.
34. Voir le par. 47(2) (truquage d’offres), le par. 52(5) (indications fausses ou trompeuses), l’al. 52.1(9) a) (télémarketing trompeur) et l’al. 53(6) a) (documentation
trompeuse quant à la possibilité de gagner un prix).
Quelques développements récents en droit de la concurrence
327
intenté par le commissaire de la concurrence à l’encontre d’une pratique d’indications trompeuses (article 74.01 et suivants).
Pour les personnes physiques, la SAP maximale dans le cas
d’une première ordonnance monte de 50 000 $ à 750 000 $ pour la première ordonnance et de 100 000 $ à 1 000 000 $ pour toute ordonnance
subséquente. Pour les personnes morales, la SAP maximale dans le
cas d’une première ordonnance monte de 100 000 $ à 10 000 000 $
pour la première ordonnance et de 200 000 $ à 15 000 000 $ pour
toute ordonnance subséquente. De plus, la Loi d’exécution ajoute un
pouvoir d’injonction temporaire (à l’art. 74.111 de la Loi) permettant
au Tribunal de la concurrence d’empêcher la disposition d’actifs par
la personne qui fait l’objet d’une demande d’examen d’une pratique
commerciale trompeuse alors qu’une telle disposition pourrait nuire
à l’exécution d’une ordonnance rendue pour remédier à la pratique
en question.
En ce qui concerne la preuve d’une indication trompeuse, que ce
soit au pénal ou au civil, la Loi est modifiée afin de préciser qu’il n’est
nécessaire ni de prouver « qu’une personne faisant partie du public à
qui les indications ont été données se trouvait au Canada »35, ni que
« les indications ont été données à un endroit auquel le public avait
accès »36. Sans que cela soit indiqué expressément dans la publication
du Bureau décrivant les modifications à la Loi37, ces ajouts aux paragraphes 52(1.1) (disposition pénale) et 74.03(4) (pratique révisable)
semblent avoir été adoptés en réponse à certaines décisions ayant
exigé de telles preuves38.
Les dispositions civiles et pénales sont encore plus uniformisées par l’ajout d’un paragraphe (5) à l’article 74.03. Ce paragraphe
reprend l’essentiel du paragraphe 52(4) en stipulant qu’il faut tenir
compte de l’impression générale donnée par les indications ainsi que
de leur sens littéral pour déterminer si les indications sont fausses
ou trompeuses.
35. Voir les alinéas 52(1.1) b) et 74.03(4) b) de la Loi.
36. Voir les alinéas 52(1.1) c) et 74.03(4) c) de la Loi.
37. Voir Guide sur les modifications à la Loi sur la concurrence, (Gatineau : Bureau de
la concurrence, 22 avril 2009). Disponible en ligne au : http://competitionbureau.
gc.ca/eic/site/cb-bc.nsf/fra/03045.html.
38. Voir R. c. Stucky, (2006), 53 C.P.R. (4th) 369 (Ont. S.C.J.). Cette décision fut
cependant infirmée par un jugement de la Cour d’appel de l’Ontario publié au
début de 2009 : 240 C.C.C. (3d) 141. Une demande d’autorisation d’appel à la Cour
suprême du Canada fut abandonnée le 2 septembre 2009 et le dossier fermé le
11 septembre 2009. Voir aussi Canada (Commissioner of Competition) v. Premier
Career Management Group Corp., (2009) 78 C.P.R. (4th) 401 (F.C.A.) renversant
une décision du Tribunal de la concurrence.
328
4.
Les Cahiers de propriété intellectuelle
LES DISPOSITIONS SUR LA DÉTERMINATION
DES PRIX
Une modification d’importance, qui était souhaitée depuis
plusieurs années39, porte sur la dépénalisation des dispositions sur la
détermination des prix, soit la discrimination par les prix, l’établissement de prix d’éviction, la discrimination géographique par les prix
et les remises promotionnelles. Ces pratiques de détermination des
prix seront dorénavant assujetties au régime civil de la Partie VIII
de la Loi. Les articles 50, 51 et 61 sont donc abrogés. À part la
discrimination par les prix qui fait l’objet d’une disposition particulière à la Partie VIII de la Loi, soit l’article 76, les autres pratiques
relatives à la détermination des prix seront évaluées en fonction des
pratiques révisables existantes, soit l’abus de position dominante
(les articles 78-79), le refus de vendre (article 75) et l’exclusivité, les
ventes liées et la limitation du marché (article 77).
Ce changement a pour but de favoriser des pratiques innovatrices en matière de détermination des prix et de limiter l’examen
de ces pratiques aux cas où il y a preuve d’une réduction sensible de
concurrence. De plus, les réparations possibles sont alors limitées à
des réparations civiles, soit des ordonnances de faire ou de cesser de
faire ou l’octroi de dommages-intérêts.
Il est à noter qu’en matière de prix d’éviction, l’abrogation de
l’article 50 n’aura probablement que peu d’effet en pratique, puisque
le Bureau de la concurrence avait déjà adopté une politique de mise
en application qui restreignait de façon significative le recours à
l’infraction pénale40.
39. Le Bureau de la concurrence avait déjà depuis un certain temps reconnu la
nécessité de modifier la Loi en ce qui avait trait aux dispositions pénales sur la
détermination des prix. En 1998, le commissaire de la concurrence avait demandé
aux professeurs Anthony VanDuzer et Gilles Paquet de mener une étude indépendante sur le sujet. Leur rapport, “Pratiques anticoncurrentielles en matière
de prix et la Loi sur la concurrence – Doctrine, droit et pratique”, publiée en
octobre 1999 (disponible en ligne au : http://www.bureaudelaconcurrence.gc.ca/
eic/site/cb-bc.nsf/fra/00760.html), indiquait que dans la mise en application des
dispositions sur la détermination des prix, il était très difficile de distinguer les
pratiques pro-compétitives et les pratiques anti-compétitives. Les auteurs avaient
donc recommandé la dépénalisation des dispositions et avaient proposé un certain
nombre de modifications dans la révision civile de telles pratiques. Le projet de loi
C-19 notamment (voir supra, note 3) a repris un bon nombre des recommandations
faites dans ce rapport.
40. Voir Lignes directrices pour l’application des dispositions – prix d’éviction,
Gatineau : Bureau de la concurrence, juillet 2008. Disponible en ligne au : http://
competitionbureau.gc.ca/eic/site/cb-bc.nsf/fra/02713.html.
Quelques développements récents en droit de la concurrence
5.
329
LE MAINTIEN DES PRIX
En ce qui concerne le maintien de prix, tel que mentionné plus
haut, l’article 61 est abrogé. À sa place, il y a maintenant une nouvelle
disposition civile – l’art. 76 – ajoutée à la Partie VIII de la Loi. Le
texte de la disposition reprend, aux alinéas 76(1) a) et b), l’essentiel
des comportements et des personnes41 que visait l’ancien article 61,
sauf qu’on y ajoute l’exigence de démontrer que « le comportement a
eu ou aura vraisemblablement pour effet de nuire à la concurrence
dans un marché » (alinéa 76(1) b)).
Une demande d’examen en vertu de l’article 76 peut être faite
soit par le commissaire, soit par une personne à qui la permission
de faire une telle demande en vertu de l’art. 103.1 est accordée. Une
ordonnance rendue en vertu de l’article 76 se limite à interdire à la
personne visée de se livrer au comportement visé à l’alinéa 76(1) a) ou
à exiger qu’elle fasse affaires avec une autre personne aux conditions
de commerce normales (paragraphe 76(2)).
6.
L’ABUS DE POSITION DOMINANTE
En ce qui concerne l’abus de position dominante, la modification
la plus significative est au niveau des sanctions. Le paragraphe 3.1
de l’article 79 prévoit désormais la possibilité d’imposer une sanction
administrative pécuniaire (SAP) à toute personne visée par une
ordonnance en vertu des paragraphes (1) ou (2) de l’article 79 (ordonnances dans le cas d’abus de position dominante) – l’ancien paragraphe 3.1 ne visait l’imposition de SAP que pour les lignes aériennes
domestiques (l’ancien paragraphe 3.1 et toutes les dispositions,
dites « Air Canada », sont abrogées). Les sanctions sont importantes
– 10 000 000 $ pour une première ordonnance et 15 000 000 $ pour
toute ordonnance subséquente. La détermination du montant d’une
sanction en vertu du paragraphe 3.1 doit tenir compte des facteurs
énumérés au paragraphe 3.2, dont l’impact de l’abus de position dominante sur la concurrence dans le marché pertinent et sur les revenus
bruts provenant de ventes sur lesquelles l’abus a eu une incidence et
la situation financière de la personne visée par l’ordonnance, ainsi que
son comportement antérieur eu égard au respect de la Loi. Malgré
l’importance des sanctions prévues, il faut noter que l’art. 79 retient
l’essentiel de l’ancien paragraphe 3.3, qui précisait que le but de toute
41. Le par. (3) de l’art. 76, tout comme l’ancien par. 61(1), fait mention expresse des
personnes suivantes pouvant faire l’objet d’une ordonnance : a) les fournisseurs,
b) les personnes offrant du crédit et c) les détenteurs de divers droits de la propriété
intellectuelle.
330
Les Cahiers de propriété intellectuelle
ordonnance en vertu de l’article 79 est d’en encourager la conformité
et non pas de punir42.
7.
LA PROCÉDURE D’EXAMEN DES FUSIONS
En matière de fusions, c’est au niveau de la procédure d’examen
des fusions – et non pas au niveau de la substance des éléments retenus et du cadre d’analyse employé pour effectuer un tel examen – qu’il
y a eu des changements. L’ancienne distinction entre la déclaration
abrégée et détaillée est abandonnée en faveur d’une procédure en deux
temps qui se rapproche de la procédure appliquée aux États-Unis
en vertu du Hart-Scott-Rodino Act43. Selon cette nouvelle procédure,
toute transaction excédant un des divers seuils de préavis prévus à
la Partie IX de la Loi emporte l’obligation de fournir les renseignements exigés à la Partie IX (paragraphe 114(1)). Suite à la réception
de ce préavis par le commissaire de la concurrence, les parties à une
transaction sont assujetties à un délai d’attente de 30 jours (alinéa 123(1) a)). À l’intérieur de cette période d’attente, le commissaire
peut envoyer un avis aux parties exigeant qu’elles fournissent des
renseignements supplémentaires (paragraphe 114(2)). Si une telle
demande est envoyée, le délai d’attente est prolongé jusqu’à l’expiration d’un délai de 30 jours suivant la réception des informations
supplémentaires par le commissaire. D’après les Lignes directrices sur
la procédure d’examen des fusions, le commissaire entend envoyer une
demande de renseignements supplémentaires seulement dans le cas
où la transaction proposée soulève un risque important de diminution
sensible de la concurrence44.
Il faut aussi faire mention de deux autres modifications. La
première concerne l’augmentation du seuil de préavis applicable
aux paragraphes (2) à (6) de l’article 110 de la Loi (le seuil relatif
à la valeur de la transaction45) : d’abord, pour l’année au cours de
laquelle la disposition entre en vigueur, le seuil passe de 50 millions $
à 70 millions $ (paragraphe (7)) et ensuite, dans les années subséquentes, à un montant déterminé par le mécanisme de calcul prévu au
paragraphe (8). La deuxième modification vise à diminuer la période
de prescription applicable aux demandes faites par le commissaire
42. Par. 79(3.3) de la Loi.
43. Les dispositions créant la procédure de préavis de fusions sont refondues à 15
USC §18a.
44. Supra, note 5, à la page 8.
45. Ceci se distingue du seuil applicable à la valeur des actifs et des revenus bruts
des parties et de leurs affiliés – 400 millions $ – qui demeure inchangé (par. 109(1)
de la Loi).
Quelques développements récents en droit de la concurrence
331
en vertu de l’article 92 (contestation d’une fusion) de trois ans à un
an (article 97).
DE QUELQUES DÉVELOPPEMENTS JURISPRUDENTIELS
En juin 2009, la Cour d’appel fédérale a eu à nouveau à se
prononcer sur l’interface brevet et droit de la concurrence. Dans
l’affaire Laboratoires Servier c. Apotex Inc.46, Apotex était poursuivi
pour violation du brevet sur un composé, le périndopril, utilisé pour
le traitement de l’hypertension et de l’insuffisance cardiaque. Le
brevet avait été émis à ADIR suite à de longues procédures de conflits
entre revendications concurrentes, procédures ayant pris fin par un
règlement intervenu entre ADIR, Shering Corporation et Hoechst
Aktiengesellschaft. Apotex, dans l’action intentée par ADIR, fait une
demande reconventionnelle, alléguant que les actes d’ADIR et des
autres parties à l’entente de règlement constituaient des agissements
contraires à l’article 45 de la Loi sur la concurrence, ce qui lui donnerait droit de réclamer des dommages-intérêts en vertu de l’article 36.
Selon Apotex, sans le règlement entre les compagnies novatrices, aucun brevet n’aurait été accordé sur le périndopril ou encore
des revendications concurrentes auraient été octroyées à de multiples
brevetés. Le règlement aurait donc restreint la concurrence dans le
marché des inhibiteurs de l’ECA (enzyme de conversion de l’angiotensine).
La Cour d’appel rejettera les arguments d’Apotex, les qualifiant
de spéculatifs. Ne trouvant au dossier aucune preuve d’une puissance
commerciale accrue en faveur d’ADIR suite au règlement, ni aucune
suggestion que la Cour fédérale n’aurait pas pu allouer les revendications de la même manière que celle retenue dans le règlement des
parties, elle estima les prétentions d’Apotex sans fondement.
Au contraire, la Cour d’appel fera remarquer que le juge de
première instance a bien indiqué que toutes les étapes du processus
d’octroi du brevet, y compris le règlement entre les parties, avaient
été suivies conformément à la Loi sur les brevets47 et aux Règles des
Cours fédérales48. Elle prendra soin toutefois de préciser que le droit
de la concurrence peut jouer un rôle en cas de règlement de conflits
entre demandeurs de brevets, dès lors qu’il y aurait preuve que le
breveté a fait plus que simplement exercer ses droits. La décision suit
46. Apotex Inc. c. ADIR, 2009 CAF 222 ; demande d’autorisation d’appel refusée,
Bulletin des procédures de la Cour suprême du Canada, 26 mars 2010, p. 368.
47. L.R.C. 1985, ch. P-4.
48. DORS/98-106.
332
Les Cahiers de propriété intellectuelle
donc le même schéma que celui élaboré dans les affaires Eli Lilly ;
le droit de la concurrence s’applique aux conduites qui comportent
quelque chose de plus que le simple exercice d’un droit de propriété
intellectuelle49.
Enfin, en 2009, les tribunaux provinciaux ont aussi rendu des
décisions qui ont attiré l’attention. Dans l’affaire Pro-Sys Consultants
Ltd c. Infineon Technologies AG50, la Cour d’appel de la ColombieBritannique a renversé la décision de première instance, qui avait
refusé la certification d’un recours collectif contre des entreprises
ayant présumément comploté pour fixer les prix d’une microplaquette
de mémoire vive dynamique, utilisée dans les ordinateurs et appareils
électroniques. Dans ces cas de complots, il peut être difficile de démontrer l’existence d’une perte ou d’un dommage commun aux membres
du groupe, condition nécessaire à la certification. Le groupe proposé
comprend les acheteurs directs du produit dont le prix a été fixé, ici
la DRAM, et aussi les acheteurs indirects des produits, c’est-à-dire les
acheteurs des nombreux produits dans lesquels la DRAM est incorporée. Les deux sous-groupes prétendent avoir subi des dommages,
alors que le sous-groupe des acheteurs directs a pu décider, ou non,
de transférer le prix plus élevé à ses clients, sans subir de préjudice.
Lequel des sous-groupes devrait être admis à intenter le recours
collectif reste une question difficile. La Cour d’appel de la ColombieBritannique, rompant avec une jurisprudence plus sévère51, a admis
la certification sur la base d’une perte collective, n’exigeant qu’une
méthodologie « plausible » ou « crédible » pour la calculer.
Au Québec, en 2008, dans l’affaire Option Consommateurs c.
Infineon Technologies AG52, la Cour supérieure a été moins réceptive53,
mais surtout a jugé ne pas avoir compétence pour entendre le recours
collectif portant sur un complot survenu aux États-Unis et non au
49. Molnlycke AB c. Kimberly-Clark of Canada Ltd. (1991), 36 C.P.R. (3d) 493 (F.C.A.)
(Molnlycke) ; Eli Lilly and Co. c. Apotex Inc., 2004 FCA 232 (Eli Lilly 1) et Eli Lilly
and Co. c. Apotex Inc., 2005 FCA 361 (Eli Lilly 2).
50. Pro-Sys Consultants ltd c. Infineon Technologies AG, 2009 BCCA 503 et 2010
BCCA 91 ; demande d’autorisation d’appel refusée, Bulletin des procédures de la
Cour suprême du Canada, 4 juin 2010, p. 795.
51. Chadha c. Bayer Inc., (2003) 63 O.R. (3d) 22 (On C.A.).
52. Option Consommateurs c. Infineon Technologies AG, 2008 QCCS 2781, [2008]
R.J.Q. 1694, inscription en appel 500-09-018872-085.
53. La Cour semble avoir eu dans le dossier peu d’éléments sur lesquels s’appuyer ;
elle déclare : [178] … alléguer seulement que le cartel a eu une incidence sur les
prix de la DRAM au Québec ne peut être considéré comme une description de
faits appuyant l’exercice d’un recours.
[179] Il y a une lacune évidente et déterminante dans la requête en autorisation.
Le lien de causalité est en quelque sorte laissé à l’imagination et non pas allégué
d’une façon satisfaisante. C’est une hypothèse qui ne s’appuie sur aucun fait.
Quelques développements récents en droit de la concurrence
333
Canada. Par contre, en 2009, d’autres recours collectifs pour fixation
de prix ont été autorisés54.
Évidemment, il faut attendre les jugements au fond avant
de se prononcer sur l’impact qu’auront ces recours collectifs sur le
droit de la concurrence. Ce sont donc des affaires à suivre dans les
prochaines années.
54. Voir notamment Jacques c. Petro-Canada, 2009 QCCS 5603 ; Irving Paper Limited
c. Atofina Chemicals inc., [2009] O.J. 4021 (Ont. S.C.J.) ; demande d’autorisation
d’appel refusée, 2010 ONSC 2705.
Vol. 22, nº 2
Quelle protection pour les personnages fictifs ?
La décision Robinson c. Cinar :
quelle protection pour les
personnages fictifs ?
Caroline Jonnaert*
1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 337
2. Bref rappel des faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 338
3. Analyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 340
3.1 Titularité et originalité de l’œuvre . . . . . . . . . . . . . . . . . . 340
3.1.1 Œuvre originale au sens de la Loi . . . . . . . . . . . . . . 340
3.1.2 Titularité des droits d’auteur . . . . . . . . . . . . . . . . . . 340
3.2 Accès à l’œuvre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 341
3.3 Similitudes substantielles . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 341
3.3.1 Expertise des défendeurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 341
3.3.2 Expertise du demandeur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 343
3.3.2.1 Expert Frigon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 343
3.3.2.2 Expert Perraton . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 344
3.3.3 Similitude substantielle : la comparaison
des œuvres. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 345
3.3.3.1 Personnages fictifs représentés
graphiquement ou sous une forme
sculpturale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 346
3.3.3.2 Personnages issus d’une œuvre
littéraire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 346
© Caroline Jonnaert, 2010.
* Avocate et agente de marques de commerce du cabinet Lussier & Khouzam.
L’auteure souhaite remercier Me Zénaïde Lussier pour sa collaboration et ses
précieux conseils dans la rédaction de cet article.
335
336
Les Cahiers de propriété intellectuelle
3.3.3.3 Application des principes aux faits . . . . . . . 347
3.3.3.4 Similitudes graphiques des
personnages principaux . . . . . . . . . . . . . . . . 347
3.3.3.5 Similitudes des personnages
secondaires : le cas de Paresseux et
Dimanchemidi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 348
3.3.3.6 Similitudes des personnages secondaires :
le cas de Boum Boum et Duresoirée alias
Hildegarde Van Boum Boum . . . . . . . . . . . . 349
3.3.4 Similitudes à écarter . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 350
3.3.5 Différences. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 350
3.3.6 Conclusion sur les similitudes substantielles . . . . . 351
3.4 Création indépendante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 352
3.5 Conclusion de la Cour et mesures de réparation . . . . . . . 352
3.5.1 Ordonnance de remise . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 353
3.5.2 Reddition de comptes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 354
3.5.3 Dommages . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 355
3.5.3.1 Dommages pour préjudice moral . . . . . . . . 355
3.5.3.2 Dommages économiques en vertu
de la Loi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 358
3.5.3.3 Dommages exemplaires . . . . . . . . . . . . . . . . 358
3.5.4 Frais extrajudiciaires . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 360
4. Et la suite ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 361
5. Quelles leçons tirer de cette décision quant à la
protection des personnages fictifs ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 362
5.1 Première nuance : nivellement de la protection . . . . . . . . 363
5.1.1 Personnages représentés graphiquement . . . . . . . . 363
5.1.2 Personnages issus d’une œuvre littéraire . . . . . . . . 363
5.1.3 Personnages fictifs procédant d’œuvres
dramatiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 364
5.2 Deuxième nuance : un cas d’espèce . . . . . . . . . . . . . . . . . . 366
5.3 Vers une nouvelle protection pour les personnages
fictifs ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 366
1.
INTRODUCTION
– Le personnage principal : Robinson et, comme le héros de
Defoe, il se retrouve seul, dans une aventure « étrange et
surprenante ».
– Les antagonistes : Cinar, Ronald Weinberg, feue Micheline
Charest et quelques autres défendeurs1.
– Le décor : « Une affaire qui aura duré 13 ans, nécessité les
dépositions de plus de 40 témoins, 20 765 pages de documents
divers, 23 interrogatoires au préalable déposés, 4 expertises,
plus de 53 heures de visionnage d’épisodes divers et une commission rogatoire en France »2.
– L’élément déclencheur : Une usurpation, mais pas n’importe
laquelle, celle de l’œuvre de Claude Robinson, l’œuvre de sa vie.
– Le dénouement : La décision Robinson c. Films Cinar Inc.3
rendue le 26 août 2009 par la Cour supérieure, sous la plume
de l’Honorable juge Auclair. Grâce à ce volumineux jugement
de 240 pages, l’auteur Claude Robinson récupère l’œuvre de
sa vie et se voit octroyer un dédommagement de 5,2 millions
de dollars (plus les intérêts depuis 1995).
Certes, les chiffres sont impressionnants. Mais pourquoi cette
affaire a-t-elle suscité tant de réactions de la part des journalistes,
des juristes, de la communauté artistique et de la population en
général ? Ce jugement se distingue-t-il des autres décisions rendues
en la matière ?
1. Il s’agit des défendeurs suivants : Films Cinar inc. ; Corporation Cinar ; Ronald A.
Weinberg ; France Animation S.A. ; Christian Davin ; Christophe Izard ; Ravensburger Film + TV gmbh ; RTV Family Entertainment AG ; Peter Hille ; BBC Worldwide
Television ; Theresa Plummer-Andrews ; Hélène Charest ; MCRAW Holdings inc. et
Ronald Weinberg, ès qualité d’unique liquidateur de la succession de feue Micheline
Charest.
2. Robinson c. Films Cinar Inc., 2009 QCCS 3793, par. 5.
3. Id.
337
338
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Selon certains spécialistes en droit d’auteur4, le jugement de la
Cour supérieure s’inscrit dans la lignée des décisions en la matière. Il
se distingue cependant par l’importance du montant des dommages
octroyés, ainsi que par le ton employé par le juge Auclair. Au delà
de ces éléments toutefois, il est important de rappeler les grandes
lignes de cette décision hautement médiatisée et d’en souligner les
répercussions sur la protection accordée aux personnages fictifs en
droit d’auteur canadien.
2.
BREF RAPPEL DES FAITS
En octobre 1983, Claude Robinson crée les personnages des
Aventures de Robinson Curiosité, dont le fameux Robinson Curiosité
(ci-après conjointement « Robinson Curiosité »). Par la suite, il entame
de nombreuses démarches au Canada et aux États-Unis, afin d’intéresser un producteur à son projet. Il sollicite alors l’aide de CINAR
et de ses deux dirigeants, Micheline Charest et Ronald Weinberg,
en 1985. CINAR accepte d’agir comme consultant pour Robinson,
pour la promotion et la vente de la série aux États-Unis. Cependant,
malgré l’intérêt de certains diffuseurs américains, les démarches
entreprises demeurent sans suite. Claude Robinson poursuit alors
ses sollicitations auprès du marché européen cette fois-ci, lesquelles
n’aboutiront pas plus.
C’est en septembre 1995 que l’histoire se déclenche vraiment,
alors que Claude Robinson voit avec effarement des personnages à
la télévision, dans la série d’animation Robinson Sucroë, coproduite
par CINAR et France Animation, qui lui apparaissent très similaires
aux siens. L’auteur est présenté comme étant Christophe Izard, alors
directeur artistique de France Animation.
C’est alors que la saga judiciaire commence. Robinson et
Productions Nilem inc.5 (ci-après conjointement le « demandeur »
4. Selon Normand Tamaro : « La décision rendue est classique. Dans le domaine du
droit, le juge n’a pas fait d’innovations ». Voir « Robinson obtient 5,2 millions $ :
jugement « sévère », mais « classique » », [2009-08-27], Le Soleil, disponible en ligne :
http://www.cyberpresse.ca/le-soleil/actualites/justice-et-faits-divers/200908/26/
01-896174-robinson-obtient-52-millions-jugement-severe-mais-classique.php.
« La décision du juge Auclair ne fracasse rien. Elle est dans la foulée du droit
actuel en matière de droit d’auteur » constate Claude Brunet. « Robinson c. Cinar :
Y aura-t-il appel ? », 1er septembre 2009, disponible en ligne : http://www.droit-inc.
com/tiki-read_article.php?articleId=2890
« Ce jugement n’est pas une révolution » selon Ysolde Gendreau, id.
5. « Productions Nilem inc. » est une compagnie privée dont Claude Robinson est
administrateur et seul actionnaire.
Quelle protection pour les personnages fictifs ?
339
ou « Robinson ») poursuivent Cinar et plusieurs autres défendeurs6
(ci-après conjointement les « défendeurs »), au Canada, pour la violation de droits d’auteur et moraux sur l’œuvre Robinson Curiosité,
ainsi qu’en responsabilité civile (pour avoir agi déloyalement et de
mauvaise foi). Il importe de préciser à ce sujet que, pour les fins de
nos propos, nous concentrerons principalement notre analyse sur les
recours intentés en droit d’auteur.
Au soutien de ses prétentions, le demandeur soumet que les
défendeurs ont eu accès à son œuvre et qu’il existe des similitudes
substantielles entre les deux œuvres. Robinson admet toutefois qu’il
n’y a pas de reprise de l’histoire, mais plutôt reprise des personnages
principaux, de leurs caractères et de certains dessins.
Les défendeurs, pour leur part, contestent l’ensemble de ces
allégations : le statut d’auteur du demandeur, la titularité de son
droit, la reconnaissance de l’œuvre de Robinson au sens de la Loi sur
le droit d’auteur7 (ci-après la « Loi »), les similitudes, le plagiat et les
dommages réclamés.
Dans ces circonstances : qui croire ?
Malgré un cadre analytique bien précis, l’affaire repose avant
tout sur la preuve, et plus particulièrement sur les témoignages des
parties et de leurs experts. Or, à la lecture du jugement, il ressort
clairement que la crédibilité des défendeurs a été mise à dure épreuve,
le juge Auclair qualifiant notamment leur conduite d’« outrageante,
[de] préméditée et [de] délibérée »8. La preuve des défendeurs semble
donc avoir été affaiblie. Malgré cet élément en sa faveur, Robinson
doit toutefois prouver qu’on a violé ses droits d’auteur. Analysons
son parcours.
6. Voir la note 1.
7. L.R.C. 1985, c. C-42 (ci-après la « L.D.A. »).
8. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 1065. Les propos suivants du
juge Auclair méritent également d’être cités :
– « […] sa théorie de la falsification de son écriture est quasi impossible, voire
même loufoque » (par. 343) ;
– « […] la cupidité lui a rendu un bien mauvais service » (par. 362) ;
– « […] explications tordues » (par. 366) ;
– « […] il a le culot de venir déclarer sous serment » (par. 358) ;
– « […] le Tribunal croit que la pièce D-263D n’est déposée que pour l’induire en
erreur » (par. 359) ;
– « […] les défendeurs ont tenté de distraire le Tribunal » (par. 749) et
– « Quand la tricherie est la règle, quand on se gargarise d’honneurs – Izard
portant fièrement au revers de sa veste l’insigne de la Légion d’honneur à toutes
ses présences en Cour – et que le mensonge et les versions contradictoires sont
la règle, on ne peut reprocher au demandeur l’importance et l’amplitude de
son enquête dans sa recherche de la vérité » (par. 1091).
340
3.
Les Cahiers de propriété intellectuelle
ANALYSE
Pour gagner sa cause, Claude Robinson a le fardeau de prouver
les éléments suivants :
– sa titularité des droits d’auteur sur l’œuvre revendiquée et
l’originalité de celle-ci ;
– l’accès à l’œuvre par les défendeurs ;
– les similitudes substantielles de son œuvre Robinson Curiosité
avec celle de Robinson Sucroë.
Si le demandeur franchit ces étapes, les défendeurs doivent, par
prépondérance de la preuve, établir que Robinson Sucroë constitue
une création indépendante. À défaut de prouver cet élément, la Cour
établira alors qu’il y a contrefaçon et déterminera en conséquence les
redressements appropriés.
3.1
Titularité et originalité de l’œuvre
Pour invoquer la violation d’un droit, il faut d’abord établir
qu’on en détient un. Robinson doit donc prouver i) qu’il a créé une
œuvre originale au sens de la Loi et ii) qu’il possède toujours les
droits sur celle-ci.
3.1.1 Œuvre originale au sens de la Loi
Au sujet de l’originalité, la Cour rappelle les critères traditionnels à prendre en considération dans l’examen d’une œuvre, et
notamment l’approche globale préconisée par les tribunaux. Ainsi,
un tribunal doit « utiliser une approche globale pour déterminer si
l’œuvre produite est nouvelle et originale et ne résulte pas d’un simple
collage de morceaux épars »9.
Après examen, le juge Auclair est d’avis que Robinson Curiosité
est une œuvre littéraire composée de différentes œuvres : dramatique par les scénarios, artistique par les dessins et musicale par la
chanson-thème.
3.1.2 Titularité des droits d’auteur
D’accord, Robinson a créé une œuvre originale au sens de la Loi.
Mais il doit encore prouver à la Cour qu’il est bel et bien le titulaire
des droits d’auteur sur l’œuvre en cause. Chose facile direz-vous.
9. Production Avanti Ciné Vidéo inc. c. Favreau, [1999] R.J.Q. 1939 (C.A. Qué.), p. 8,
cité dans Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 410.
Quelle protection pour les personnages fictifs ?
341
Pas tout à fait. Il aura d’abord fallu démêler plusieurs transactions
commerciales, conventions entre actionnaires10 et autres documents
corporatifs, avant que le juge Auclair ne conclue que Robinson est bel
et bien titulaire des droits sur l’œuvre Robinson Curiosité. Première
étape franchie.
3.2
Accès à l’œuvre
Deuxième étape : prouver que les défendeurs ont eu accès à
l’œuvre de Robinson. En effet, selon la Cour, « [p]our réussir son action,
le demandeur doit avant tout prouver que les personnes qu’il poursuit
en justice ont eu accès à son œuvre ou aux œuvres originales »11.
En ce sens, il est établi12 que la preuve de l’accès à une œuvre, sans
établir la contrefaçon, fait toutefois présumer plus facilement que le
contrefacteur s’est emparé de l’œuvre en cause.
À la lumière des témoignages et des autres éléments mis en
preuve, le juge Auclair conclut que les défendeurs Micheline Charest
et Ronald Weinberg ont eu accès à l’œuvre de Claude Robinson. Il en
va de même pour Christophe Izard, qui apparaît comme concepteur
original de Robinson Sucroë et producteur exécutif de cette série chez
France Animation, et Christian Davin, président directeur général
de cette entreprise.
3.3
Similitudes substantielles
Troisième étape : prouver l’existence de similitudes substantielles entre les œuvres respectives des parties.
3.3.1 Expertise des défendeurs
Les faiblesses au niveau de la preuve des défendeurs ont sans
doute permis à Robinson de franchir une étape supplémentaire dans
son parcours avec plus de facilité.
10. À cet effet, il est surprenant de constater que le juge Auclair soit d’avis « que l’article 13(4) de la LDA n’exige pas une rétrocession écrite en l’espèce, compte tenu
de la volonté clairement exprimée des signataires de la convention d’actionnaires,
et ce, à l’égard des effets de l’annulation du contrat entre eux », l’exigence de l’écrit
étant une règle de droit substantif. Voir Robinson c. Films Cinar Inc., précitée,
note 2, par. 240.
11. Id., par. 226.
12. « In an action for infringement relating to the right to reproduce frequently direct
evidence of copying is not available. In such cases the plaintiff must usually prove
copying by circumstantial evidence. Evidence consisting of similarity and access
to the plaintiff’s work raise an inference of copying. », MCKEOWN (John), Fox on
Canadian Law of Copyright and Industrial Designs, 4e éd., (Toronto : Thomson
Carswell, 2009, édition à feuilles mobiles), p. 24-54.5 et s.
342
Les Cahiers de propriété intellectuelle
En effet, Cinar a notamment13 fait analyser les œuvres en
cause par Louise Dansereau, qualifiée d’experte en analyse d’émissions pour enfants. Or, au terme du procès, le juge conclut qu’il ne
peut se fier ni à son rapport, ni à son témoignage. La crédibilité de
Mme Dansereau est en effet attaquée à deux niveaux précis, à savoir
i) l’absence de méthodologie et de rigueur, et ii) une partialité que le
juge estime évidente.
D’abord, le juge Auclair relève plusieurs erreurs14 dans le
rapport de Mme Dansereau et conclut que « la rigueur n’est pas au
rendez-vous »15. De plus, il note que le rapport de Louise Danserau
a été produit six mois après qu’elle ait visionné les épisodes de
Robinson Sucroë, et que rien n’a été fait dans l’intervalle16. Le juge
se demande également si Louise Dansereau a bien préparé seule une
partie de son rapport. En effet, la Cour constate que plus de 50 % des
heures facturées par Mme Dansereau ont été passées en compagnie
de l’avocat des défendeurs, soit « presque trois fois plus de temps que
ce que Louise Dansereau a facturé pour l’analyse et le visionnage
de Sucroë »17. « Quelqu’un d’autre a-t-il préparé ce chapitre ? »18 se
questionne le juge. En raison de ces éléments, le juge est d’avis que
Mme Dansereau a pris son travail à la légère et ne lui accorde alors
aucune crédibilité.
Au surplus, la Cour estime que la crédibilité de Louise Dansereau est également entachée en raison de sa « partialité »19, celle-ci
13. La deuxième experte présentée par les défendeurs est Ruth Corbin, experte en
« statistic survey evidence and content analysis », dont le témoignage n’a porté
que sur la méthodologie utilisée par Monsieur Frigon, l’expert des demandeurs,
tel que nous le verrons au point 3.3.2 du présent texte.
14. Parmi les erreurs soulevées par le juge Auclair, citons les suivantes :
« a) À la page 3, elle parle de 26 épisodes de 30 minutes alors qu’il s’agit d’épisodes de 22 minutes ;
b) Aux pages 5 et 21, quant à Robinson, elle oublie le qualificatif maladroit
et colérique alors qu’elle le qualifie comme tel à la page 21, paragraphes 2
et 5 ;
c) À la page 5, quant au personnage de Mercredi, elle omet d’écrire qu’il est
éduqué alors qu’elle utilise ce qualificatif à la page 11 ; […]. », Robinson c.
Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 479.
15. Id., par. 480.
16. « Le rapport Dansereau a été préparé plus de 6 mois après le visionnage des
26 épisodes de 22 minutes, auquel elle a consacré 11 heures, incluant la prise
de notes et la manipulation des 26 vidéocassettes. Vraiment, elle travaille vite,
Mme Dansereau ! Pourtant, lorsqu’elle révise le dossier à l’ouverture du procès,
elle y consacre 13 heures. », id., par. 480.
17. Id., par. 483.
18. Id., par. 494.
19. Id., par. 481-482.
Quelle protection pour les personnages fictifs ?
343
ayant connu personnellement le couple Charest-Weinberg20, en plus
d’avoir travaillé pour Cinar de 1995 à 1996.
Ainsi, la Cour conclut qu’elle ne peut se fier au témoignage
de Mme Dansereau, pas plus qu’à son rapport. Mais qu’en est-il de la
preuve avancée par le demandeur ? Celle-ci a-t-elle plus convaincu
le juge Auclair ?
3.3.2 Expertise du demandeur
Le demandeur a présenté deux experts, soit les docteurs i) Frigon et ii) Perraton.
3.3.2.1 Expert Frigon
Au sujet de Monsieur Frigon, la Cour note d’abord que celui-ci
a été mandaté par la Gendarmerie royale canadienne (ci-après la
« G.R.C. »), afin de préparer un rapport d’expertise et d’établir, le
cas échéant, des ressemblances entre les deux œuvres en cause. Le
demandeur a ensuite retenu cet expert, pour les fins des procédures
judiciaires.
La méthodologie employée par l’expert Frigon est toutefois
mise à rude épreuve, celui-ci ayant développé « une série d’unités
d’analyses et de comparaison à partir de la bible originale de Curiosité
et de la bible reconstituée de Sucroë, et ce, afin de préparer des grilles
d’analyse servant de base aux analyses de comparaison »21. En effet,
selon l’expert, il était impossible de comparer objectivement la bible
originale à la bible reconstituée ou encore à la série télévisée, et ce, à
cause de la grande quantité d’informations. Il a donc développé des
condensés tirés de la bible originale qui constituent sa bible « A » pour
Robinson Curiosité, et sa bible « B » pour Robinson Sucroë.
Aussi, bien que la Cour ne mette pas en doute « la bonne foi et
l’honnêteté du Dr Frigon »22, la fiabilité, la validité et la pertinence de
sa méthodologie sont cependant remises en question.
Le Tribunal retient que […] les résumés de la bible […] reconstruite par le Dr Frigon, et à partir desquels il a préparé ses
unités d’analyses étaient d’une troisième génération de l’œuvre
20. « En effet, au début des années 90, elle a été l’une des 50 personnes invitées à
une réception au chalet des Charest-Weinberg pour fêter le 40e anniversaire de
naissance de ce dernier », Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 483.
21. Id., précitée, note 2, par. 439-440.
22. Id., par. 444.
344
Les Cahiers de propriété intellectuelle
originale dont certaines questions et résumés orientaient les
réponses, rendant ainsi le questionnaire partial. De ce fait, cela
invalidait les réponses.
La modification involontaire des éléments comparatifs a pour
effet de contaminer les grilles d’analyse et, de ce fait, enlever
toute fiabilité aux réponses données rendant le questionnaire
partial. Il est impossible d’isoler de nouvelles réponses.23
En conséquence, la Cour décide de ne pas utiliser le rapport
de l’expert Frigon.
3.3.2.2 Expert Perraton
Le deuxième expert présenté par le demandeur est le Dr Perraton, dont le mandat consiste à répondre à la question suivante :
« Existe-t-il entre l’œuvre de Robinson Curiosité et la série Robinson
Sucroë des similitudes et des liens ? Et, si oui, de quelle nature sontils ? »24.
À cette question, Monsieur Perron répond notamment que :
– le personnage central a été repris ;
– les autres personnages principaux ont été repris ;
– les personnages ont été repris et redoublés ;
– les relations entre les personnages ont été reprises ;
– l’environnement a été repris ;
– d’importants éléments scénaristiques ont été repris ; et
– certaines apparences trompeuses ont rendu moins perceptibles les similitudes de la forme intelligible, tels que le changement d’époque, la construction des noms, les titres des
épisodes et l’ajout de personnages.
« On comprendra qu’avec une telle conclusion, les procureurs
des défendeurs tirent à boulets rouges sur le Dr Perraton. »25.
En effet, les défendeurs invoquent notamment la partialité
de l’expert Perraton, ce que la Cour rejette d’emblée. Les défendeurs
reprochent également à Monsieur Perraton de ne pas avoir analysé
23. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 450-452.
24. Id., précitée, note 2, par. 453.
25. Id., par. 458.
Quelle protection pour les personnages fictifs ?
345
les différences entre les deux œuvres. À cet argument, la Cour, sous
la plume du juge Auclair, rétorque que l’expert Perraton a été clair
et précis sur cet aspect et qu’il a répondu dans les limites de son
mandat : « [l]a stratégie des défendeurs est évidente : améliorer leur
position en faisant faire le travail par l’expert du demandeur. Est-ce
une reconnaissance de la faiblesse du rapport de leur propre expert,
Mme Dansereau ? »26.
Les défendeurs allèguent ensuite certaines inexactitudes qui
se sont glissées dans le rapport de l’expert27, l’absence de priorisation
entre les similitudes et de définition de l’œuvre du demandeur, ainsi
que la déficience de la méthodologie employée par l’expert Perraton.
La Cour considère toutefois que l’expertise de Monsieur Perraton constitue « une étude réfléchie, sérieuse quoique contenant
certaines erreurs mineures »28. Au surplus, la Cour est d’avis que les
reproches adressés par les défendeurs « sont des remarques adressées
à son intention pour lui signaler les réserves dont il devra tenir compte
dans l’appréciation du rapport »29. Par conséquent, le juge Auclair
décide que le rapport en cause est suffisamment fiable et crédible
pour être recevable en preuve.
Ainsi, au soutien de son examen des similitudes substantielles
entre les œuvres en cause, la Cour ne dispose que du rapport de l’expert Perraton, les autres expertises ayant été rejetées ou ne portant
pas sur cet aspect.
3.3.3 Similitude substantielle : la comparaison des œuvres
Le demandeur ayant admis que les défendeurs n’ont pas repris
l’histoire, mais plutôt les personnages, leurs caractères et certains
dessins, l’examen du juge porte sur ces éléments.
Dans un premier temps, la Cour, citant Hélène Messier30,
rappelle les principes juridiques applicables à la protection des
personnages. Elle explique ainsi que la jurisprudence établit une
distinction entre la protection accordée i) aux personnages fictifs
26. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 463.
27. À titre d’exemple, M. Perraton a utilisé l’illustration d’un parc thématique au lieu
de prendre le dessin de l’Île Curieuse, ce qui l’a amené à comparer les deux îles
erronément.
28. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 469.
29. Id., par. 468.
30. MESSIER (Hélène), « Jean-Paul, Rémi, Bella, Blanche… et une, une souris verte »,
(1994), 7 Cahiers de propriété intellectuelle 219, 220, citée dans id., par. 504.
346
Les Cahiers de propriété intellectuelle
représentés graphiquement ou sous une forme sculpturale et ii) ceux
issus d’une œuvre littéraire.
3.3.3.1 Personnages fictifs représentés graphiquement ou sous une
forme sculpturale
D’une part, la Cour rappelle que les personnages fictifs représentés graphiquement ou sous forme de sculptures se qualifient
généralement d’« œuvres artistiques » au sens de la Loi et peuvent
bénéficier de la protection législative. La Cour ajoute que, dans
l’évaluation des similitudes substantielles entre de tels personnages
fictifs, il suffit de « [c]omparer visuellement le modèle original avec
la reproduction qui en a été faite […]. [Le Tribunal] s’attardera sur
la ressemblance entre le produit dérivé et l’œuvre originale. « The
test is purely visual. » ».31
3.3.3.2 Personnages issus d’une œuvre littéraire
D’autre part, au sujet des personnages fictifs issus d’une œuvre
littéraire, la Cour précise que ces derniers peuvent, sous réserve de
certaines conditions, bénéficier de la protection de la Loi : « [o]n doit
préalablement établir que le personnage reproduit est inclus dans
une œuvre littéraire protégée par la Loi et qu’il constitue une partie
importante de l’œuvre originale au sens de l’article 3 [de la Loi] »32.
Ainsi, la Cour doit s’assurer que le personnage en cause occupe une
place prépondérante dans l’œuvre littéraire.
Reprenant les propos d’Hélène Messier, le juge Auclair précise
ensuite que, pour établir une contrefaçon, le demandeur devra également démontrer que son personnage est particulièrement défini
et qu’il existe une similitude substantielle entre celui-ci et sa reproduction :
Pour qu’on puisse comparer l’original et le personnage qui en
dérive, il faut que le premier soit suffisamment développé.
Si seulement les caractéristiques générales du personnage
ont été reprises, les juges auront tendance à rejeter l’action
en s’appuyant sur la théorie de l’universalité des idées. Plus
l’auteur aura défini ses personnages, plus il s’éloignera des
stéréotypes généraux en introduisant de la nouveauté dans ses
personnages, plus il lui sera facile de prouver la contrefaçon.
[…]. Le demandeur aura évidemment plus de facilité à établir
31. MESSIER, loc. cit., note 30.
32. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 505.
Quelle protection pour les personnages fictifs ?
347
sa preuve si plusieurs éléments propres au personnage sont
repris : ses expressions, ses manies, son apparence, son nom,
ses caractéristiques psychologiques... On devra ultimement
convaincre le juge qu’un individu « ordinaire », un profane,
reconnaîtrait dans l’œuvre dérivée un sous-produit de l’œuvre
originale. Il ne s’agit pas ici d’une vague ressemblance mais
d’une similarité certaine. »33 [Les italiques sont nôtres.]
3.3.3.3 Application des principes aux faits
Faisant référence aux principes applicables aux personnages
issus d’œuvres littéraires, la Cour compare alors les similitudes existant entre les personnages présents dans Robinson Curiosité et Robinson Sucroë. Elle s’appuie alors sur divers témoignages confirmant la
ressemblance graphique des deux personnages principaux et poursuit
avec une comparaison de leurs caractères. La Cour entreprend une
démarche similaire avec certains personnages secondaires. Au terme
de son examen, le juge Auclair conclut que les personnages analysés
ont été reproduits de façon substantielle dans Robinson Sucroë.
Les exemples suivants illustrent les conclusions (parfois surprenantes) de la Cour :
3.3.3.4 Similitudes graphiques des personnages principaux
En comparant les ressemblances graphiques de ces deux personnages, la Cour précise que :
Sucroë et Curiosité sont de stature moyenne et ont le même
âge. Sucroë porte des monocles alors que Curiosité porte des
lunettes rondes. Leur nez est arrondi. Quant aux oreilles, celles
de Curiosité sont plus grandes que celles de Sucroë. Ils portent
tous deux un chapeau. Sucroë a une barbe hirsute alors que
celle de Curiosité est taillée.34
33. MESSIER, loc. cit., note 30.
34. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 508.
348
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Quant aux traits de caractère, le juge Auclair énonce les similitudes suivantes entre les deux personnages. Entre autres, ils sont tous
deux boudeurs, enfantins, lunatiques, maladroits, naïfs, polyvalents,
désordonnés, curieux, tendres à leurs heures, parfois colériques et
impatients envers les autres, ainsi que généreux.
Sur la base de ces comparaisons, la Cour conclut à une similitude substantielle entre les deux personnages principaux.
Le juge Auclair poursuit ensuite une analyse des similitudes
substantielles entre les personnages secondaires, laquelle est essentiellement, voire exclusivement, basée sur les traits de caractère
desdits personnages. Pourtant, il est reconnu que « si seulement les
caractéristiques générales du personnage ont été reprises, les juges
auront tendance à rejeter l’action en s’appuyant sur la théorie de
l’universalité des idées »35.
Certes, l’examen peut porter sur les traits de caractère d’un
personnage, mais celui-ci doit alors occuper une place importante
dans l’œuvre originale, en plus d’être suffisamment développé et
distinctif36. Or, les personnages secondaires n’ont pas fait l’objet d’une
telle qualification, en l’espèce.
Nous croyons donc que c’est sur la base i) de sa conclusion relative aux similitudes substantielles entre les personnages principaux
et ii) celle au sujet de l’accès aux œuvres, que le juge Auclair a conclu
à l’existence de similitudes substantielles entre les personnages secondaires, et ce, en se basant principalement sur leurs traits de caractère.
Les exemples suivants illustrent ces propos :
3.3.3.5 Similitudes des personnages secondaires :
le cas de Paresseux et Dimanchemidi
35. MESSIER, loc. cit., note 30.
36. Id.
Quelle protection pour les personnages fictifs ?
349
En se basant sur leurs caractères respectifs, la Cour conclut
que, malgré leurs apparences différentes, les personnages ci-dessus
ont des similitudes substantielles. Les deux personnages luttent
en effet contre le sommeil, dorment fréquemment et sont tous deux
paresseux.
3.3.3.6 Similitudes des personnages secondaires : le cas de Boum
Boum et Duresoirée alias Hildegarde Van Boum Boum
Quant à la comparaison des deux personnages suivants, le juge
constate d’abord que, bien que les deux personnages soient physiquement gros, l’un est un animal, alors que l’autre est un être humain.
Malgré cette évidence, il n’écarte pas pour autant la possibilité de
similitudes substantielles entre ces deux personnages :
Ainsi, poursuivant son analyse, le juge trouve étonnant qu’Hildegarde Van Boum Boum porte le même nom que celui de deux des
personnages de Claude Robinson dans Robinson Curiosité, soit « Gertrude » et « Boum Boum ». Malgré quelques tentatives, les défendeurs
n’arrivent toutefois pas à justifier cette étrange similitude.
Le personnage Boum Boum est au cœur d’un autre élément
de preuve particulier. En effet, dans la description de ce personnage,
Claude Robinson traitait d’un « pachiderme ». Or, un personnage
semblable de Robinson Sucroë est non seulement décrit en ces termes,
mais le texte reprend également la faute d’orthographe de Claude
Robinson (pachiderme au lieu de pachyderme). Nous croyons que
la Cour s’est ici basée sur la décision Beauchemin c. Cadieux, dans
laquelle il a été établi que la « reproduction of mistakes taken from
the original work may constitute proof of copying »37. Il semble donc
que cet élément, qui tend à confirmer l’accès à l’œuvre de Robinson,
tend également à établir l’existence de similitudes substantielles
entre les personnages étudiés.
37. Beauchemin c. Cadieux (1900), 10 B.R. 255, citée dans RICHARD (Hugues G.)
et al., Canadian Copyright Act Annotated, (Toronto : Thomson Carswell, 2003,
édition à feuilles mobiles), p. 27-8.
350
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Quoi qu’il en soit, la Cour conclut que les personnages en cause
présentent des similitudes substantielles.
3.3.4 Similitudes à écarter
S’appuyant sur l’auteur McKeow38, les défendeurs plaident
alors que les similitudes fortuites suivantes doivent être écartées :
– les similitudes qui résultent d’une source d’inspiration commune ;
– les similitudes résultant de techniques artistiques ;
– les similitudes propres aux émissions pour enfants ;
– les similitudes communes avec les œuvres originales de Christophe Izard ; et
– les similitudes entre les personnages résultant de traits de
caractère généraux.
La Cour rejette cependant cet argument, au motif que, dans
le cas où le lien de causalité (l’accès aux œuvres) ou des similitudes
objectives existent, la défense de coïncidence doit être écartée39.
3.3.5 Différences
Les défendeurs plaident ensuite qu’il existe des différences
importantes entre les deux œuvres, afin de conclure à l’absence de
similitudes substantielles. La Cour cite alors notamment les auteurs
Richard et Carrière, ainsi que le professeur français Gauthier, selon
lesquels :
In order to determine if a partial copy is an « infringing copy »,
one need not look at the percentage or quantity of an original
work which has been copied, but rather examine the qualitative
aspect when comparing the second work to the original one.
This assessment must be made by examining the essential
feature of the presumably copied work in order to determine if
it is found in the second work […]. The question to be resolved
38. « Similarity between two works may be merely a matter of coincidence or may be
due to both having been derived from a common source or sources. In the absence
of an objective similarity and causal connection mere similarity between two
works does not constitute infringement. », McKEOWN (John), Fox on Canadian
Law of Copyright and Industrial Designs, 4e ed., (Toronto : Thomson Carswell,
2007), p. 21-36, cité dans Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 651.
39. Id., par. 652.
Quelle protection pour les personnages fictifs ?
351
is not whether the copy constitutes a substantial part of the
infringer’s work but rather whether the copy is a substantial
part, in quantity or quality, of the copyright owner’s work. »40
[Les italiques sont nôtres.]
Pour toutes ces œuvres [secteurs scientifique, artistiques, plastique], les défendeurs/prévenus font plaider leurs avocats sur
les différences existant entre les deux œuvres. La réponse des
juges est invariablement la suivante : la contrefaçon s’apprécie
d’abord par le groupement et l’addition des points de ressemblance, après quoi, l’on passera aux différences. Si celles-ci
ne détruisent pas l’impression d’ensemble de démarquage, la
condamnation s’ensuivra. De ce point de vue, elles ont souvent
pour but de masquer l’intention de fraude.41 [Les italiques sont
nôtres.]
S’appuyant sur ces références doctrinales, la Cour rejette alors
les prétentions des défendeurs : « [q]ue le chapeau, la barbe ou les
oreilles soient légèrement différents ne change rien, puisqu’il ne s’agit
que de maquillage et de déguisement ayant pour objectif de confondre
un observateur » (nos italiques)42.
3.3.6 Conclusion sur les similitudes substantielles
Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que les personnages
et le caractère de certains d’entre eux ont été reproduits de façon
substantielle dans Robinson Sucroë. En effet, la Cour estime que :
1. La reproduction substantielle s’apprécie davantage sous un
angle qualificatif que quantitatif ;
2. Les ressemblances entre les œuvres ne sont pas fortuites,
mais découlent plutôt du fait que les défendeurs ont eu accès
à l’œuvre de Robinson, ce qui autorise la Cour à prendre
en considération des similitudes ayant pu autrement être
qualifiées de coïncidences ;
3. Les différences présentées par les défendeurs constituent
essentiellement une « imitation déguisée » de l’œuvre de
40. RICHARD (Hugues G.) et al., Canadian Copyright Act Annotated, (Toronto :
Thomson Carswell, 1993, édition à feuilles mobiles), p. 2-322.3 et s., cité dans
Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 666.
41. GAUTIER (Pierre Yves), Propriété littéraire et artistique, 6e édition, (Paris : Presses
universitaires de France, 2007), par. 754, cité dans Robinson c. Films Cinar Inc.,
précitée, note 2, par. 669.
42. Id., par. 676.
352
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Robinson, acte sanctionné par la Loi et la jurisprudence
canadienne43.
3.4
Création indépendante
Cette conclusion de la Cour relative aux similitudes substantielles des deux œuvres crée une présomption de contrefaçon, les
défendeurs devant désormais prouver de façon prépondérante que
Robinson Sucroë résulte d’une création indépendante.
À ce stade de son analyse, le juge remarque que les défendeurs
n’ont fait témoigner aucun concepteur graphique ou dessinateur, à
l’exception d’un seul qui n’a produit aucun dessin original. De même,
aucun des défendeurs n’a conservé les dessins originaux de Robinson
Sucroë et aucune description écrite des personnages n’a été déposée
en preuve. La Cour conclut conséquemment que les défendeurs ne
se sont pas déchargés de leur fardeau de preuve afin d’établir une
création graphique indépendante :
« Il n’y a pas de hasard en l’instance. Les défendeurs ont tenté par
tous les moyens possibles de cacher la vérité. Les défendeurs ne se
sont pas déchargés de leur fardeau de preuve quant à cet aspect
majeur de la cause qu’est la création graphique indépendante. »44.
3.5
Conclusion de la Cour et mesures de réparation
La Cour conclut conséquemment que les défendeurs Charest,
Weinberg, CINAR, Izard, Davin et France Animation ont violé les
droits d’auteur, mais non les droits moraux de Claude Robinson.
Au sujet des droits moraux, le demandeur réclame la somme
de 250 000 $ sous ce chef, en vertu de la Loi. D’abord, au sujet du
droit de paternité, le juge Auclair estime que la reconnaissance que le
demandeur désire obtenir par cette réclamation n’est pas judicieuse,
43. « Contrefaçon : À l’égard d’une œuvre sur laquelle existe un droit d’auteur, toute
reproduction, y compris l’imitation déguisée, qui a été faite contrairement à la
présente loi ou qui a fait l’objet d’un acte contraire à la présente loi. » (Les italiques
sont nôtres), L.D.A, précitée, note 7, art. 2.
Voir également : « […] It would still be a colourable imitation even though the
copied work showed some differences from the original, once these differences,
rather than constituting a new creation, indicate a preoccupation on the part
of the copier with changing the original work in order to deceive the public and
escape penal sanction. », Bouchet c. Kyriacopoulos, (1964), 45 C.P.R. 266 (C. d’É.),
p. 279, cité dans GILKER (Stéphane), « Principes généraux du droit d’auteur »,
Congrès du Barreau (Cowansville : Blais, 2009), p. 89.
44. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 752.
Quelle protection pour les personnages fictifs ?
353
« compte tenu qu’il est en désaccord avec l’œuvre produite et, deuxièmement, qu’il a obtenu une reconnaissance face au public des erreurs
et des agissements des défendeurs. Il demeure toujours que Sucroë
n’est pas le produit auquel il veut s’associer »45. Ensuite, quant au
droit à l’intégrité de l’œuvre, la Cour est d’avis qu’aucune violation n’a
été établie, car le demandeur n’a pas rempli son fardeau de preuve.
La Cour retient ensuite que CINAR, Charest et Weinberg ont
commis une faute grave entraînant leur responsabilité civile selon le
Code civil du Québec46 pour avoir manqué à leur obligation de loyauté
envers le demandeur, ce dernier leur ayant donné mandat d’entreprendre des démarches aux États-Unis pour produire sa série47 :
CINAR avait l’obligation de remettre tout le matériel au
demandeur sans en faire de copie. Elle ne pouvait pas l’utiliser
ou le proposer à d’autres car elle n’était que le gardien de ces
documents aux fins de promotion de Curiosité et de recommandations à ses propriétaires. Elle ne pouvait pas non plus
l’utiliser pour servir de base à une copie éventuelle.48
Aussi, à ce stade de l’analyse, la Cour analyse les mesures de
réparation appropriées à ce cas d’espèce.
3.5.1 Ordonnance de remise
D’abord, le demandeur réclame la possession de l’œuvre Robinson Sucroë en s’appuyant sur l’article 38.1 de la Loi49. Pour leur part,
les défendeurs répliquent à cet argument que la musique, les paroles
des chansons, la trame dramatique de Robinson Sucroë sont différents de ceux de Robinson Curiosité et que, même si le demandeur
récupérait les copies de son œuvre, plusieurs autres droits d’auteur
subsisteraient. Par conséquent, les défendeurs proposent de remettre
45. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 948 et 949.
46. L.Q., 1991, c. 64.
47. Selon un contrat intervenu entre le demandeur et CINAR, cette dernière offrait
de fournir les services suivants :
– démarcher le projet de Curiosité auprès du marché américain ;
– effectuer une analyse du projet et faire des recommandations ;
– effectuer certains sondages auprès des gros joueurs aux États-Unis ; et
– coordonner la production.
Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 871.
48. Id., par. 894.
49. « Le titulaire du droit d’auteur peut, comme s’il en était propriétaire, recouvrer la
possession de tous les exemplaires contrefaits de l’œuvre ou de tous autres objets
de ce droit d’auteur et de toutes les planches qui ont servi ou qui sont destinées
à servir à la confection de ces exemplaires. », L.D.A., précitée, note 7, art. 38.1.
354
Les Cahiers de propriété intellectuelle
au demandeur, sous serment, dans les trente jours suivant le jugement, tous les exemplaires de Robinson Sucroë, afin qu’il procède à
leur destruction dans les quinze jours de la remise.
La Cour accepte cette alternative à la reprise de possession
des œuvres contrefaites, mais substitue un délai de soixante jours
au délai suggéré :
Cela permettra au demandeur, s’il le désire, d’organiser une fête
privée pour leur destruction et ainsi mettre fin à son cauchemar.
Il pourra saisir cette occasion pour tourner la page, retrouver la
joie de vivre et rendre heureux ses proches, eux qui ont beaucoup souffert avec lui au cours des treize dernières années.50
3.5.2 Reddition de comptes
Ensuite, le demandeur réclame, à la discrétion de la Cour, une
proportion des profits réalisés par les défendeurs qui ont commis la
violation et ce, en vertu du paragraphe 34(1) de la Loi51.
De leur côté, les défendeurs sont d’avis que la Cour n’a pas à
calculer les profits, mais qu’elle doit plutôt accorder une reddition de
comptes conformément à l’article 532 du Code de procédure civile,
selon lequel « [l]e jugement qui ordonne de rendre compte doit fixer
le délai pour ce faire »52.
Le juge Auclair est d’avis que les défendeurs recherchent en
fait une scission de l’instance ou, à tout le moins, que la Cour accorde
la reddition de comptes afin d’établir le montant exact des profits.
La Cour note cependant que la procédure de reddition de
comptes prévue au Code de procédure civile est un processus lent,
« puisqu’elle ouvre la porte à un second procès, car à la suite du dépôt
des comptes par les défendeurs, leur contestation se fait de la même
manière que la contestation d’une action ordinaire »53.
Or, le juge Auclair constate que les parties se sont affrontées
âprement depuis presque quatorze ans. S’appuyant sur le principe de
50. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 916.
51. « En cas de violation d’un droit d’auteur, le titulaire du droit est admis, sous réserve
des autres dispositions de la présente loi, à exercer tous les recours — en vue
notamment d’une injonction, de dommages-intérêts, d’une reddition de compte ou
d’une remise — que la loi accorde ou peut accorder pour la violation d’un droit »,
L.D.A., précitée, note 7, par. 34(1).
52. L.R.Q. c. C-25, art. 532.
53. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 930.
Quelle protection pour les personnages fictifs ?
355
la proportionnalité énoncé aux articles 4.1 et 4.2 du Code de procédure
civile, le juge estime alors qu’« il n’est pas dans l’intérêt de la justice
ni des parties de les retourner dans un débat, la procédure prévue
aux articles 532 et suivants C.p.c. étant lourde »54. La Cour rejette
ainsi les prétentions des défendeurs55.
3.5.3 Dommages
Finalement, la Cour condamne les défendeurs conjointement
et solidairement au paiement de dommages s’élevant à plus de 4,6
millions de dollars. Cette somme est scindée en trois parties, soit i) les
dommages pour préjudice moral, ii) les dommages économiques en
vertu de la Loi et iii) les dommages exemplaires.
3.5.3.1 Dommages pour préjudice moral
D’abord, le demandeur réclame la somme de 500 000 $ à titre
de dommages moraux et s’appuie sur les propos suivants de l’auteur
Tamaro :
Sometimes there is non-financial harm suffered by the copyright owner which must be compensated. […]. The Act protects
not only the exclusive rights in the work (s.3), but also rights
regarding the author’s personality, notably his reputation. […].
Whether the remedy be of common law or civil law origin, it
may be applied in matters of copyright. The wording of the
section seems to leave the door open to the application of all
remedies existing in provincial law which are not specifically
prohibited in federal law.56
Ainsi, le demandeur se base sur le concept civiliste de dommages moraux. « Par dommages moraux, on entend généralement
le préjudice subi par une personne suite à une atteinte à l’intégrité
54. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2.
55. « Bien sûr, le Tribunal pourrait ordonner une reddition de compte qui ferait bien
l’affaire des défendeurs. Une telle décision entraînerait des délais additionnels
injustifiés. Les défendeurs ont choisi de ne pas faire entendre de témoin sur ce
point litigieux. Peut-être ont-ils craint d’avoir à révéler en contrepartie l’ensemble
de tous les revenus ? Ils ont préféré se satisfaire des revenus déclarés et ajouter
une contestation sur la portion des revenus dont nous discuterons plus loin. Le
Tribunal, exerçant sa discrétion judiciaire, rejettera cette conclusion. », id., par. 932
et 933.
56. TAMARO (Normand), The 2009 Annotated Copyright Act, (Toronto : Thomson
Carswell, 2009), p. 645, 581 et 583, cité dans Robinson c. Films Cinar Inc., précitée,
note 2, par. 959.
356
Les Cahiers de propriété intellectuelle
et à la dignité de la personne, à sa vie privée, à sa réputation, à son
honneur et à son droit à l’anonymat. »57.
Sur la base de ce principe, le demandeur allègue que la découverte du plagiat a eu un impact sévère sur sa capacité fonctionnelle,
ainsi que sur ses activités intellectuelles et sociales. La preuve
démontre d’ailleurs que, de nature créative et passionnée, Claude
Robinson est devenu dépressif et a perdu confiance en lui.
Face à ces prétentions, les défendeurs tentent de minimiser
l’impact psychologique des événements sur le demandeur, alléguant
« qu’il exagère puisqu’il a refusé de suivre le traitement approprié. Ils
invoquent qu’il s’agit d’un refus de mitiger ses dommages »58.
Pourtant, en appliquant la « théorie du crâne fragile » (ou la
« règle de la vulnérabilité »)59, le juge Auclair estime que les dommages
subis doivent être compensés entièrement, peu importe que la victime
ait subi des dommages plus importants qu’une autre personne.
Une fois ce principe établi, la Cour se penche sur le quantum
des dommages moraux. S’appuyant sur des décisions en matière de
diffamation60, la Cour accorde une indemnité de 400 000 $ à Claude
57. Société Radio-Canada c. Gilles E. Néron Communication Marketing inc., [2002]
R.J.Q. 2639 (C.A. Qué.), par. 98.
58. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 974.
59. « [L]a règle de la vulnérabilité de la victime, qui repose sur le principe assez simple
que l’auteur du délit est responsable des dommages subis par le demandeur,
même s’ils sont d’une gravité imprévue en raison d’une prédisposition. L’auteur
du délit doit prendre sa victime comme elle est, et il est donc responsable même
si le préjudice subi par le demandeur est plus considérable que si la victime avait
été une personne ordinaire. », Athey c. Leonati, [1996] 3 R.C.S. 458, citée dans
Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 972.
« Cette théorie est basée sur le concept de restitutio in integrum, dont nous avons
déjà traité. Étant donné l’application claire du principe de réparation intégrale
du préjudice en matière de dommages non pécuniaires, il va de soi que la théorie
du crâne fragile s’applique autant à l’égard de ces dommages. » (les italiques
sont nôtres), LEHOUX (Jean-François), Pour une approche plus méthodique des
dommages psychologiques non pécuniaires dans Service de la formation continue
du Barreau du Québec, 2006 EYB 2006DEV1213, cité dans D.S. c. Giguère, 2007
QCCQ 3847, par. 55.
60. Fillion c. Chiasson, [2007] R.J.Q. 867 (C.A. Qué.). Dans cette affaire, la Cour d’appel
du Québec avait alloué une somme de 100 000 $ à titre de dommages moraux.
Hill c. Église de scientologie de Toronto, [1995] 2 R.C.S. 1130. Dans cet arrêt, la
Cour suprême a accordé une somme de 300 000 $ à un substitut du Procureur
général pour atteinte à sa réputation et diffamation par des allégations non
fondées d’abus de confiance criminelles.
Société Radio-Canada c. Gilles E. Néron Communication Marketing inc., précitée,
note 57. Dans cette décision, la Cour d’appel du Québec avait attribué 300 000 $
à titre de dommages moraux, dans le cadre d’un recours en diffamation.
Quelle protection pour les personnages fictifs ?
357
Robinson. Elle actualise61 ainsi le « seuil »62 de 300 000 $ établi par la
Cour suprême, dans l’arrêt Hill63, du fait que 14 ans se sont écoulés
depuis le début de la saga judiciaire et que « nous sommes dans un
cas de viol »64.
L’octroi même de ces dommages peut surprendre à première
vue. En effet, bien que des dommages moraux soient occasionnellement octroyés en matière de droit d’auteur, ceux-ci sont généralement
soulevés en matière d’atteinte à la réputation de l’auteur (et présumément de violation des droits moraux de ce dernier)65. Or, en l’espèce,
la Cour a rejeté la requête des demandeurs en matière de violation
de droits moraux. De plus, la preuve ne révèle pas une atteinte à la
réputation de Robinson, mais plutôt une atteinte personnelle, décrite
comme étant un « viol »66.
Certes, l’arrêt Hill sur lequel s’est appuyé le juge en l’espèce
« semble maintenant faire autorité en matière d’évaluation de préjudice moral dans les cas où il y a eu atteinte à la réputation « et à
la vie privée » (les italiques sont nôtres)67. Toutefois, les décisions en
matière de droit d’auteur ne semblent pas, à notre connaissance, avoir
octroyé de tels dommages dans des circonstances autres que celles
d’atteintes à la réputation de l’auteur (telles qu’une atteinte à la vie
privée de l’auteur)68.
61. Ter Neuzen c. Korn, [1995] 3 R.C.S. 674.
62. Il ne s’agit pas d’un « plafond », puisque, dans un arrêt unanime de la Cour
suprême, le plus haut tribunal du pays rejette catégoriquement la fixation d’un
plafond en matière d’atteinte à la réputation : « [o]n ne devrait imposer aucun
maximum aux dommages-intérêts accordés en matière de diffamation. », Hill c.
Église de scientologie, précitée, note 60.
63. Id.
64. « En l’espèce, nous sommes devant un viol si on considère la relation très personnelle qui existe entre le personnage de Curiosité et le demandeur, son lien de
paternité étant directement inspiré de sa vie, de sa famille et de ses proches et
de l’intimité avec le personnage principal dans la mesure où celui-ci a été inspiré
de sa propre personne, tant par son caractère que par ses attributs physiques et
son patronyme. », Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 991.
65. Citant la décision Joubert c. Géracimo (1916), 26 B.R. 97, Tamaro explique
que « [t]hus, the Quebec Superior Court, applying Quebec civil law notions to
copyright, has held that two co-authors’ refusal to recognize another co-author’s
contribution to the creation of a work constituted a “prejudice to his reputation”
and accorded damages under this head ». Voir TAMARO (Normand), The 2010
Annotated Copyright Act (Toronto : Thomson Carswell, 2010), p. 600.
66. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 991.
67. Société Radio-Canada c. Gilles E. Néron Communication Marketing inc., précitée,
note 57, par. 98.
68. À titre d’exemple, les décisions citées dans l’ouvrage The 2010 Annotated Copyright
Act, traitent uniquement d’atteinte à la réputation de l’auteur. Voir TAMARO,
op. cit., note 65, p. 600 et s.
358
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Les faits uniques en l’espèce pourraient cependant justifier
l’octroi d’une telle somme sous ce chef. En pareilles circonstances,
McKeown souligne que « [m]alovence or spite, or the manner of
committing the wrong, may be as such as to injure the plaintiff ’s
feelings of dignity and pride. These are matters which can be taken
into account in assessing appropriate compensation »69. Les propos
de l’auteur visent cependant les dommages exemplaires et non les
dommages moraux, lesquels ont également été accordés, tel que nous
le verrons plus loin.
3.5.3.2 Dommages économiques en vertu de la Loi
Une somme de 607 000 $, soit l’équivalent de ce que les « créateurs » de Robinson Sucroë avaient reçu à titre de salaires, ainsi
qu’une indemnité de 1 716 804 $ pour perte de profits ont également
été accordées au demandeur. La Cour souligne à cet effet que la Loi
reconnaît le droit à une telle double réclamation : « [n]on seulement,
[le demandeur] a-t-il droit à compensation pour les dommages causés
à son œuvre propre et à lui-même mais en plus, […] il a aussi droit
aux profits […] réalisés par le contrefacteur suite à son exploitation
illicite des œuvres contrefaites. »70.
3.5.3.3 Dommages exemplaires
Le juge Auclair condamne par la suite les défendeurs à payer
des dommages exemplaires d’un million de dollars, afin de sanctionner
leur comportement.
Pour justifier une telle indemnité, le juge Auclair indique que
les circonstances sont exceptionnelles, les défendeurs ayant eu, selon
lui, une conduite immorale et illégale : « leur conduite [étant] basée
sur la tricherie, le mensonge et la malhonnêteté »71. Le juge considère
également le fait que les défendeurs aient voulu tromper la Cour, qu’ils
aient menti, fait de fausses déclarations et que leurs tentatives pour
dissimuler leurs actes lors du procès sont outrageantes, préméditées
et délibérées72.
69. McKEOWN (John), Fox on Canadian Law of Copyright and Industrial Designs,
3e ed., (Toronto : Thomson Carswell, 2000), p. 655.
70. Robinson c. Les films CINAR inc., C.S. Montréal, 500-05-021498-967, 26 novembre
1998, citée dans Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 607.
71. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 1061.
72. Id., par. 1065.
Quelle protection pour les personnages fictifs ?
359
Aussi, pour fixer le montant des dommages exemplaires, le juge
Auclair se fonde sur l’arrêt de principe Whiten c. Pilot Insurance Co.73,
dans lequel le plus haut tribunal du pays avait accordé un million
de dollars à titre de dommages exemplaires, afin de dissuader les
défendeurs dont la conduite était « exceptionnellement répréhensible »74. Dans la même veine, le juge Auclair précise vouloir envoyer
un message clair à ceux qu’il surnomme les « bandits à cravate ou à
jupon » : « [l]’objectif de l’octroi de dommages punitifs […] est de prévenir des cas semblables et de punir ces bandits à cravate ou à jupon,
afin de les décourager de répéter leur stratagème et de sanctionner
leur conduite scandaleuse, infâme et immorale »75.
Pour ces raisons, le juge Auclair condamne les défendeurs à
payer la somme d’un million de dollars à Robinson, à titre de dommages exemplaires.
73. [2002] 1 R.C.S. 595. La Cour suprême du Canada avait établi les lignes directrices
suivantes en matière de dommages exemplaires, dans cet arrêt de principe :
« (1) Les dommages-intérêts punitifs sont vraiment l’exception et non la règle.
(2) Ils sont accordés seulement si le défendeur a une conduite malveillante, arbitraire ou extrêmement répréhensible qui déroge nettement aux normes ordinaires
de bonne conduite.
(3) Lorsqu’ils sont accordés, leur quantum doit être raisonnablement proportionné,
eu égard à des facteurs comme le préjudice causé, la gravité de la conduite répréhensible, la vulnérabilité relative du demandeur et les avantages ou bénéfices
tirés par le défendeur,
(4) ainsi qu’aux autres amendes ou sanctions infligées à ce dernier par suite de
la conduite répréhensible en cause.
(5) En règle générale, des dommages-intérêts punitifs sont accordés seulement
lorsque la conduite répréhensible resterait autrement impunie ou lorsque les
autres sanctions ne permettent pas ou ne permettraient probablement pas de
réaliser les objectifs de châtiment, dissuasion et dénonciation.
(6) L’objectif de ces dommages-intérêts n’est pas d’indemniser le demandeur, mais
(7) de punir le défendeur comme il le mérite (châtiment), de le décourager – lui
et autrui – d’agir ainsi à l’avenir (dissuasion) et d’exprimer la condamnation de
l’ensemble de la collectivité à l’égard des évènements (dénonciation).
(8) Ils sont accordés seulement lorsque les dommages-intérêts compensatoires, qui
ont dans une certaine mesure un caractère punitif, ne permettent pas de réaliser
ces objectifs.
(9) Leur quantum ne doit pas dépasser la somme nécessaire pour réaliser rationnellement leur objectif.
(10) Bien que l’État soit généralement le bénéficiaire des amendes ou sanctions
infligées pour cause de conduite répréhensible, les dommages-intérêts punitifs
constituent pour le demandeur un « profit inattendu » qui s’ajoute aux dommagesintérêts compensatoires.
(11) Dans notre système de justice, les juges et les jurys estiment que les
dommages-intérêts punitifs modérés sont généralement suffisants, puisqu’ils
entraînent inévitablement une stigmatisation sociale », id., par. 94.
74. Id., par. 32, cité dans Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 1072.
75. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 2, par. 1066.
360
Les Cahiers de propriété intellectuelle
L’octroi de tels dommages constitue certainement l’un des
aspects les plus intéressants de la décision du juge Auclair, compte
tenu du fait que la jurisprudence (fédérale, canadienne et québécoise) accorde rarement des dommages, punitifs ou exemplaires, en
la matière. Et il est d’autant plus surprenant au Québec, puisque :
[s]’il reste de pratique de demander de tels dommages punitifs
ou exemplaires dans les procédures, il faut seulement marquer
d’une sérieuse réserve la juridiction des cours civiles du Québec
pour l’attribution de dommages de ce type, puisqu’en droit civil
les dommages exemplaires n’existent pas.
Une analyse des quelques décisions québécoises où de tels
dommages ont été octroyés donne à penser que ce qui a été
qualifié d’exemplaire était, dans quelques cas, improprement
nommé et se qualifiait plutôt comme dommages « nominaux »
ou « moraux », car s’y apparentant.76
En l’espèce, la conduite des défendeurs semble justifier l’octroi
de dommages exemplaires. Le montant de ces derniers, par contre,
sera peut-être jugé excessif en appel (voir la section 4) et réduit à un
montant jugé « proportionnel au préjudice, réel ou potentiel, souffert
par le demandeur dans la situation particulière, ce qui veut dire qu’il
faut éviter que le demandeur ne tire un avantage financier excessif
en raison de la conduite répréhensible du défendeur »77.
3.5.4 Frais extrajudiciaires
Finalement, le juge condamne solidairement les défendeurs au
remboursement d’honoraires extrajudiciaires, précisant, de manière
assez étonnante, qu’une telle indemnité est fondée sur le paragraphe
34(2) de la Loi. En effet, selon les termes du paragraphe 34(2) de la
Loi :
Le tribunal, saisi d’un recours en violation des droits moraux,
peut accorder à l’auteur ou au titulaire des droits moraux visé
au paragraphe 14.2(2) ou (3), selon le cas, les réparations qu’il
pourrait accorder, par voie d’injonction, de dommages-intérêts,
de reddition de compte, de remise ou autrement, et que la
76. CARRIÈRE (Laurent), « Recours civils en matière de violation de droits d’auteurs
au Canada » (1996), 85 Revue de droit intellectuel - L’ingénieur conseil 218, disponible en ligne : http://www.robic.ca/publications/Pdf/272-LC.pdf.
77. BEAULAC (Stéphane), « Les dommages-intérêts punitifs depuis l’affaire Whiten
et les leçons à en tirer pour le droit civil québécois », (2002), 36 Revue juridique
Thémis 637, 653.
Quelle protection pour les personnages fictifs ?
361
loi prévoit ou peut prévoir pour la violation d’un droit.78 [Les
italiques sont nôtres.]
Or, tel que discuté ci-avant, la Cour n’a retenu aucune violation
de droits moraux, en l’espèce. Sans doute la Cour faisait-elle référence
au paragraphe 34(3) de la Loi, selon lequel « [l]es frais de toutes les
parties à des procédures relatives à la violation d’un droit prévu par
la présente loi sont à la discrétion du tribunal »79.
Malgré ce qui précède et au soutien de cette conclusion, le juge
Auclair précise notamment que les défendeurs ont choisi de produire
trois défenses séparées, qu’ils se sont opposés à 311 reprises au cours
d’interrogatoires au préalable, qu’ils ont contesté tous les aspects de
l’instance et ont persisté à le faire jusqu’à la fin, dans le but d’épuiser
Robinson, dans un rapport de force économiquement inégal80 :
Ne pas faire droit à la réclamation du demandeur quant aux
honoraires avocat-client sanctionnerait le fait que les tricheurs
et les menteurs puissent perpétuer leur conduite immorale
et leurs manœuvres illégales en toute impunité, car aucun
individu ne pourrait se permettre seul une telle dépense et de
tels débours.81
Pour ces motifs, le juge fait donc droit à la demande de Robinson
en lui octroyant la somme de 1,5 million de dollars à titre d’honoraires
extrajudiciaires.
4.
ET LA SUITE ?
À la lumière de cette décision, on peut croire que le long combat
de Claude Robinson est enfin terminé… vraiment ?
Il semble pourtant que non, trois des adversaires français de
Claude Robinson, soit Christophe Izard et les compagnies France Animation et Ravensburger, ayant décidé de porter leur cause en appel82.
78. L.D.A., précitée, note 7, par. 34(2).
79. Id., par. 34(3).
80. « [Les défendeurs] ont persisté dans leur tromperie et ont tout fait pour épuiser
le demandeur, tant moralement que financièrement. », Robinson c. Films Cinar
Inc., précitée, note 2, par. 1094.
81. Id., par. 1096.
82. FAUTEUX (Micheline), « Les fondements du jugement Robinson c. Films Cinar
inc. », (2009), disponible en ligne à l’adresse http://soquij.qc.ca/fr/ressources-pourtous/articles/les-fondements-du-jugement-robinson-c-films-cinar-inc.
Une des plus récentes décisions de la Cour d’appel dans le dossier a été rendue
le 23 octobre 2009. Dans leur requête, les appelants demandaient uniquement la
suspension du paragraphe [1117] du jugement de la Cour supérieure. Le para-
362
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Selon la requête déposée par ces derniers, le juge Auclair aurait erré
dans ses conclusions relatives au rejet du rapport de leur expert,
son approche globale et la condamnation solidaire au paiement de
dommages moraux et exemplaires. Ils reprochent également au juge
d’avoir manqué à son devoir de retenue dans ses commentaires83.
5.
QUELLES LEÇONS TIRER DE CETTE DÉCISION
QUANT À LA PROTECTION DES PERSONNAGES
FICTIFS ?
Quelle que soit la décision de la Cour d’appel, la décision de
première instance demeure d’un grand intérêt.
En effet, il semble désormais possible d’être en présence de
contrefaçon et ce, malgré l’absence de similitudes substantielles
graphiques entre deux personnages, les ressemblances substantielles
des caractères de ces derniers étant apparemment suffisantes pour
conclure à une violation des droits d’auteur. Cette avenue est pour le
moins étonnante : les caractéristiques générales d’un personnage ne
sont-elles pas assimilées à l’universalité des idées ?
Il devient donc nécessaire de voir les nuances dans les propos
de la Cour et de les ramener dans leur contexte particulier.
graphe en question ordonnait aux défendeurs de remettre à Claude Robinson,
dans les trente (30) jours suivant le jugement de première instance, tous les
exemplaires de Robinson Sucroë, originaux, dessins, toutes bandes magnétiques
ou autres et de les détruire dans les soixante (60) jours suivant leur remise.
Selon une récente décision de la Cour d’appel, celle-ci a conclu que le dépôt de
l’inscription en appel par les appelants suspendait l’exécution de l’ordonnance
de remise du paragraphe [1117] du jugement de première instance. Or, l’ordonnance de remise étant ainsi suspendue, les intimés ne peuvent pas donner
effet à l’ordonnance de destruction du jugement, parce que son exécution était
conditionnelle à la remise des exemplaires de Robinson Sucroë y mentionnés.
Par conséquent, il semble que, sur l’ensemble des ordonnances émises par le juge
de première instance, seule l’exécution de celles mentionnées au paragraphe
[1117] du jugement soit suspendue. Voir France Animation, s.a. c. Robinson,
2009 QCCA 1990.
83. Selon les appelants, « [l]e jugement de première instance est extrêmement virulent
à l’égard des défendeurs. […]. À l’évidence, le jugement du juge de première instance va bien au-delà de la cause dont le tribunal était saisi et le juge de première
instance outrepasse à plusieurs reprises le principe de la retenue judiciaire. Les
Appelants-Requérants en sont gravement préjudiciés, d’autant plus qu’il s’agit
d’une cause hautement médiatisée. […]. », France Animation, s.a. c. Robinson,
2009 QCCA 2101, par. 2.
Quelle protection pour les personnages fictifs ?
5.1
363
Première nuance : nivellement de la protection
Le droit d’auteur canadien accorde une protection différente
aux personnages, selon qu’ils sont issus d’une œuvre littéraire ou
représentés graphiquement : « [l]a jurisprudence […] canadienne est
unanime sur un point : s’il est relativement facile pour un auteur de
faire valoir ses droits sur un personnage représenté graphiquement,
il en va tout autrement lorsqu’il appartient à une œuvre littéraire. »84.
5.1.1 Personnages représentés graphiquement
Dans le cas des personnages représentés graphiquement, le
juge Auclair rappelait que les personnages fictifs représentés graphiquement ou sous forme de sculptures et qui se qualifient d’« œuvre
artistique » au sens de la Loi bénéficient de la protection de la Loi.
Par conséquent, le test pour analyser l’existence ou non de
contrefaçon est purement visuel, en ce sens qu’il s’agit de « [c]omparer visuellement le modèle original avec la reproduction qui en a été
faite soit en deux ou en trois dimensions pour déterminer s’il s’agit
d’une copie exacte de l’œuvre ou d’une partie importante de celle-ci
ou encore d’une imitation déguisée »85. L’examen des caractères des
personnages n’entre donc pas en ligne de compte.
5.1.2 Personnages issus d’une œuvre littéraire
Par contre, dans le cas des personnages issus d’une œuvre littéraire, l’analyse dépasse la comparaison purement visuelle. D’ailleurs,
le professeur Moyse précise qu’« [i]l faut comparer des compositions
théâtrales, la manière dont le personnage est rendu, ses interventions
dans le temps, etc. »86.
Ces propos sont au même effet que ceux tenus par le juge
Auclair, dans l’affaire Robinson : la protection d’un personnage issu
d’une œuvre littéraire est conditionnelle à son importance dans
l’œuvre en cause. Dans ces circonstances, la Cour examinera les éléments propres au personnage, tels que ses expressions, ses manies,
son apparence, son nom et ses caractéristiques psychologiques87.
84. MESSIER, loc. cit., note 30.
85. Id.
86. MOYSE (Pierre-Emmanuel), « La parodie » (2008), disponible en ligne à l’adresse
http://www.robic.ca/publications/Pdf/072PEM.pdf.
87. À titre d’exemple, dans l’affaire Anne of Green Gables, la Cour d’appel d’Ontario
admet la protection de personnages issus d’une œuvre littéraire par droit d’auteur,
car les personnages sont distinctifs et suffisamment décrits quant à leurs carac-
364
Les Cahiers de propriété intellectuelle
5.1.3 Personnages fictifs procédant d’œuvres dramatiques
Mais qu’en est-il alors des personnages fictifs procédant
d’œuvres dramatiques (par opposition à des personnages illustrés,
c’est-à-dire une œuvre artistique)88 ?
Dans ce cas bien précis, l’auteur Tamaro précise que l’analyse
est similaire à celle prévalant dans le cadre des personnages fictifs
issus d’une œuvre littéraire89. Ainsi, il est nécessaire d’évaluer la place
qu’occupent les personnages en cause dans l’œuvre dans laquelle ils
figurent pour vérifier s’ils bénéficient ou non de la protection de la
Loi. Pour reprendre les termes de Normand Tamaro :
À côté des personnages originaux, dont le seul nom fait surgir
en nous des références directes aux œuvres dont ils forment
une partie importante, et d’autres personnages plus circonstanciels, dont le seul objet est de « meubler » une œuvre, on trouve
également des personnages qui, sans atteindre la renommée
de personnages largement diffusés, n’en constituent pas moins
des parties importantes d’une œuvre. Il importe donc de distinguer entre différents personnages ceux dont il est possible
de dire qu’ils constituent une partie importante d’une œuvre.
Encore une fois, c’est l’ensemble des circonstances qui permet
de discriminer entre différents personnages, afin de voir quels
sont ceux sur lesquels peut ou non porter un droit d’auteur.
Dans leur tâche qui est d’apprécier si un personnage constitue
une partie importante d’une œuvre, les tribunaux canadiens
ont développé certains critères qui ne s’excluent pas les uns
les autres. On peut les résumer ainsi : plus un personnage est
particularisé, plus grandes sont les chances de le voir considéré
partie importante d’une œuvre.
Par exemple, on apprécie l’importance que le personnage prend
dans l’intrigue de l’œuvre originale. On cherche à savoir si le
personnage dépasse le stade de l’idée, donc s’il est doté de caractéristiques originales et distinctives qui permettent au public de
l’attribuer spécifiquement à telle ou telle œuvre. Dans le même
sens, on se demande si le fait de sortir le personnage de son
environnement original empêche le public de le reconnaître.
téristiques physiques et psychologiques. Voir Anne of Green Gables Licensing
Authority Inc. c. Avonlea Traditions Inc., 2000 CanLII 5698 (C.A. Ont.).
88. TAMARO (Normand), Loi annotée sur le droit d’auteur, 7e édition, (Toronto :
Thomson Carswell, 2006), p. 265.
89. Id., p. 267.
Quelle protection pour les personnages fictifs ?
365
Il s’ensuit que plus un personnage est célèbre et largement
popularisé, plus grande sera la propension à considérer qu’il
forme une partie importante d’une œuvre. Un exemple précis
a été donné par un tribunal canadien qui souligne que le personnage « Bécassine » est original et doté de caractéristiques
le distinguant nettement des autres personnages. Le tribunal
devait conclure en l’occurrence à une contrefaçon, puisque la
personnification sonore de ce personnage à la radio ne pouvait
tromper les auditeurs québécois qui le connaissaient bien.90
[Les italiques sont nôtres.]
La décision clé en la matière est Productions Avanti Ciné Vidéo
Inc. c. Favreau (qui n’a d’ailleurs été citée qu’une seule fois dans la
décision Robinson c. Cinar, au chapitre de l’approche globale dans
le cadre de l’évaluation des similitudes substantielles). Dans cette
affaire, la Cour d’appel du Québec a conclu que les personnages particuliers et uniques en leur genre (les personnages avaient en effet un
aspect visuel important, en plus de personnalités outrancièrement
caricaturées) de la série télévisée La Petite Vie, bénéficient d’une
protection en vertu de la Loi :
Je retiens donc du dossier que Meunier a littéralement conçu
des personnages autonomes, parfaitement caractérisés tant
par leur allure extérieure que par leurs tics, leur conduite et
leur langage et à qui il a confié un texte absurde et drôle. Ce
qui définit l’œuvre, c’est à la fois l’individualité des composantes
parfaitement identifiables et leur intégration dans un tout. Il
est incontestable qu’au Québec, les personnages de La Petite
Vie sont aussi singularisés que ceux de Tintin, d’Astérix le
Gaulois ou de Garfield. […].
En effet, j’estime que l’œuvre de Meunier forme un tout original, cohérent et intégré. La mise en scène est essentielle au
texte comme d’ailleurs les décors et les personnages. L’un ne
va pas sans l’autre. Chacune des parties est une création en
elle-même et le fruit de l’imagination de l’auteur. […].91 [Les
italiques sont nôtres.]
En somme, selon la Cour, afin d’appeler à la qualification
d’« œuvre » au sens de la Loi, un personnage fictif procédant d’une
œuvre dramatique devrait être « à la fois autonome et parfaitement
90. TAMARO (Normand), Le droit d’auteur : Fondements et principes, (Montréal : Les
presses de l’Université de Montréal, 1994), p. 74, cité dans Productions Avanti
Ciné Vidéo Inc. c. Favreau, précitée, note 9.
91. Productions Avanti Ciné Vidéo Inc. c. Favreau, précitée, note 9.
366
Les Cahiers de propriété intellectuelle
intégré à une œuvre dramatique dont tous les éléments (scénarios,
décors, costumes, musique, graphisme) sont essentiels et forment un
tout cohérent et original »92.
Par conséquent, il devient nécessaire d’analyser l’ensemble
d’une œuvre dramatique ainsi que la place qu’occupe un personnage
en particulier pour vérifier s’il bénéficie ou non de la protection de
la Loi. Ainsi, un personnage incident dans une œuvre dramatique
ne saurait bénéficier d’une protection au sens de la Loi, puisqu’il
n’occuperait pas une place importante au sein de l’œuvre dramatique.
De la même manière, la reprise de certains traits de caractère d’un
personnage principal ne saurait constituer de la contrefaçon, à moins
que ceux-ci ne soient tellement originaux et distinctifs que le public
les associerait directement au personnage en cause.
5.2
Deuxième nuance : un cas d’espèce
Or, dans la décision Robinson c. Cinar, le juge Auclair a, dans
certains cas, conclu à la contrefaçon, sur la base de similitudes substantielles entre les caractères de certains personnages secondaires.
Certes, les personnages examinés semblent avoir été classifiés
sous la rubrique « personnages issus d’une œuvre littéraire », le juge
Auclair ayant basé son analyse sur les critères propres à cette catégorie. Dans cette catégorie, rappelons-le, la protection d’un personnage
issu d’une œuvre littéraire est tributaire de la place qu’il occupe dans
l’œuvre en cause et de son caractère distinctif, ce qui autorise la Cour
à examiner certains éléments propres au personnage, telles que ses
expressions et ses caractéristiques psychologiques.
Or, nous n’avons relevé aucune remarque quant à la place
qu’occupaient les personnages secondaires de l’œuvre du demandeur.
Le juge était-il donc justifié de fonder son examen des similitudes
substantielles sur les traits de caractère de ces personnages ? Assistons-nous à la création d’une nouvelle catégorie de protection pour
les personnages fictifs ?
5.3
Vers une nouvelle protection pour les personnages
fictifs ?
En fait, dans ce cas précis, il ressort de la preuve que les défendeurs avaient manifestement eu accès à l’œuvre de Robinson et leur
conduite a été jugée à tout le moins « frauduleuse et répréhensible ».
92. TAMARO, op. cit., note 88, p. 267.
Quelle protection pour les personnages fictifs ?
367
Ces éléments semblent donc avoir ouvert la porte à l’examen de similitudes qui, en temps normal, n’auraient pas fait l’objet d’une telle
analyse. C’est donc sans doute l’ensemble des circonstances propres
à cette affaire qui a conduit le juge à conclure à la contrefaçon. Une
généralisation de la décision Robinson c. Cinar n’est donc pas de mise,
tout comme il ne nous semble pas pertinent de parler d’une nouvelle
catégorie de protection accordée aux personnages fictifs.
En somme, des développements précédents, il ressort qu’un
personnage fictif créé dans le cadre d’un roman, d’une télésérie, d’une
bande dessinée, ou encore d’une pièce de théâtre, puisse être protégé
par le droit d’auteur. Pourtant, la Loi ne le prévoit pas expressément
et c’est donc la jurisprudence qui est venue préciser les contours de
cette protection. En outre, elle est venue catégoriser la protection
accordée aux personnages fictifs. Ainsi, un personnage fictif peut en
théorie bénéficier à lui seul de la protection du droit d’auteur, indépendamment de l’histoire qui l’a fait naître ; la décision sous étude,
ainsi que l’affaire Productions Avanti Ciné Vidéo c. Favreau93, en sont
d’ailleurs des illustrations.
Toutefois, si ces quelques exemples vont dans le sens de l’autonomie des personnages, la prudence reste de mise, puisque la protection ainsi reconnue à certains personnages dépend notamment de
l’originalité, du caractère hautement distinctif du personnage, ainsi
que de la place qu’il occupe dans l’œuvre dont il tire son origine. Les
critères à satisfaire afin de bénéficier de la protection de la Loi sont
donc élevés et ne sera pas admis à cette protection autonome tout
personnage fictif.
93. Productions Avanti Ciné Vidéo Inc. c. Favreau, précitée, note 9.
Vol. 22, nº 2
Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes
Un portrait de 2009 en quelques
décisions intéressantes sinon
« divertissantes »
Rémy Khouzam*
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 373
1. La protection des personnages par droit d’auteur . . . . . . . . . 373
1.1 Bref rappel des faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 374
1.2 Analyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 374
1.2.1 Similarités entre les œuvres en cause . . . . . . . . . . . 375
1.2.1.1 Personnages fictifs représentés
graphiquement ou sous une forme
sculpturale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 375
1.2.1.2 Personnages fictifs issus d’une œuvre
littéraire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 376
1.2.1.3 Application des principes aux faits . . . . . . . 376
1.2.1.4 Similitudes à écarter et différences
entre les œuvres en cause . . . . . . . . . . . . . . 376
1.2.2 Création indépendante . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 377
1.2.3 Conclusion de la Cour et mesures de réparation . . . . 377
1.3 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 378
© Rémy Khouzam, 2010.
* Avocat et associé chez Lussier & Khouzam. Me Khouzam tient à remercier Me Caroline Jonnaert pour sa précieuse contribution à la recherche et à la rédaction de cet
article.
369
370
Les Cahiers de propriété intellectuelle
2. Le Doc Mailloux et André Arthur : des personnages
hauts en couleurs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 379
2.1 Bref rappel des faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 379
2.2 Analyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 380
2.2.1 Recours collectif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 380
2.2.1.1 Alinéa 1003 a) du C.p.c. . . . . . . . . . . . . . . . . 381
2.2.1.2 Alinéa 1003 b) du C.p.c. . . . . . . . . . . . . . . . . 381
2.2.1.3 Alinéa 1003 c) du C.p.c. . . . . . . . . . . . . . . . . 383
2.2.1.4 Alinéa 1003 d) du C.p.c. . . . . . . . . . . . . . . . . 383
2.2.2 Prescription . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 384
2.3 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 384
3. Les limites imposées à la lutte contre l’enregistrement
non autorisé d’un film. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 386
3.1 Bref rappel des faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 386
3.2 Analyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 387
3.2.1 Caractère abusif et illégal de la fouille . . . . . . . . . . 387
3.2.2 Responsabilité de Cinéma Guzzo en tant que
commettant . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 388
3.2.3 Quantum des dommages . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 388
3.3 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 388
4. La première condamnation québécoise en vertu du
Projet de loi C-59 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 389
4.1 Bref rappel des faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 389
4.2 Analyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 389
4.3 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 390
5. La saga suédoise : le cas de Pirate Bay . . . . . . . . . . . . . . . . . . 393
5.1 Bref rappel des faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 393
Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes
371
5.2 Analyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 394
5.3 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 394
6. Le cas de Google Books. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 396
6.1 Bref rappel des faits . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 396
6.2 Analyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 397
6.2.1 Poursuite en France . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 397
6.2.2 Poursuite aux États-Unis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 399
6.2.3 Réponse européenne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 400
6.3 Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 401
Perspectives . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 402
INTRODUCTION
Dresser une revue de la jurisprudence en droit du divertissement n’est pas une mince affaire, compte tenu de la définition même
de ce domaine du droit. La pratique nous le confirme : le droit du
divertissement traite autant des droits liés à la personnalité que du
droit d’auteur et des marques de commerce, en passant par le droit
des contrats. Face à cette diversité, la sélection des décisions les plus
percutantes en 2009 n’est pas des plus simples.
Aussi, à la lecture de nombreux jugements, nous avons décidé
de dépeindre le droit d’auteur dans tous ses états… ou presque.
À l’exception d’une décision (Le Doc Mailloux et André Arthur : des
personnages hauts en couleurs), nous traiterons donc de la portée
du droit d’auteur, de la menace que représente Internet pour les
œuvres, des efforts déployés pour assurer leur protection, ainsi que
des répercussions de ces mesures.
1.
LA PROTECTION DES PERSONNAGES PAR DROIT
D’AUTEUR
Comment même envisager une revue jurisprudentielle de
l’année 2009 sans examiner l’affaire Robinson c. Cinar1 ? En effet,
il semble difficile de passer sous silence cette décision hautement
médiatisée. Pourtant, s’il a fait couler beaucoup d’encre, le jugement
de la Cour supérieure semble s’inscrire dans la lignée des décisions
en droit d’auteur, selon certains spécialistes2. Dès lors, une question
se pose : si cette affaire ne se distingue pas des arrêts de principe en
droit d’auteur, pourquoi a-t-elle suscité tant de réactions ?
1. Robinson. c. Films Cinar Inc., 2009 QCCS 3793.
2. Selon Normand Tamaro : « La décision rendue est classique. Dans le domaine du droit,
le juge n’a pas fait d’innovations ». Voir « Robinson obtient 5,2 millions $ : jugement
« sévère », mais « classique » », [2009-08-27] Le Soleil, disponible en ligne : http://
www.cyberpresse.ca/le-soleil/actualites/justice-et-faits-divers/200908/26/01-896174robinson-obtient-52-millions-jugement-severe-mais-classique.php ;
« La décision du juge Auclair ne fracasse rien. Elle est dans la foulée du droit actuel
en matière de droit d’auteur » constate Claude Brunet. Voir « Robinson c. Cinar :
Y-aura-t-il appel ? », 1er septembre 2009, disponible en ligne :
http://www.droit-inc.com/tiki-read_article.php?articleId=2890 ;
« Ce jugement n’est pas une révolution » selon Ysolde Gendreau, id.
373
374
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Pour répondre à cette interrogation, il convient, dans un premier temps, de rappeler les grandes lignes de cette affaire.
1.1
Bref rappel des faits
En 1983, Claude Robinson crée les personnages et l’univers
d’un projet de série animée intitulé « Aventures de Robinson Curiosité » (ci-après désigné « Robinson Curiosité »). Il sollicite l’aide de
plusieurs producteurs, au Canada et aux États-Unis, incluant CINAR
et ses deux dirigeants, Micheline Charest et Ronald Weinberg. En
1985, ceux-ci acceptent d’agir comme consultant pour la promotion
et la vente de la série aux États-Unis. Malgré l’intérêt manifesté par
certains diffuseurs américains, les démarches entreprises ne portent
cependant pas fruits.
En septembre 1995, Claude Robinson voit des personnages à
la télévision, dans la série d’animation « Robinson Sucroë », qui lui
apparaissent très similaires aux siens.
À la suite de cette découverte, Claude Robinson et Les Productions Nilem Inc.3 (ci-après conjointement désignés « Robinson »)
entament une poursuite judiciaire à l’encontre de CINAR et plusieurs
autres défendeurs4 (ci-après conjointement désignés les « Défendeurs »), au Canada, pour la violation du droit d’auteur et du droit
moral de Robinson sur l’œuvre « Robinson Curiosité », ainsi qu’en
responsabilité civile (pour avoir agi déloyalement et de mauvaise
foi). Notons que, pour les fins de notre analyse, seules les violations
de la Loi sur le droit d’auteur5 (ci-après désignée la « LDA ») seront
examinées.
1.2
Analyse
Robinson doit prouver les éléments suivants : i) sa titularité
des droits d’auteur sur l’œuvre revendiquée et l’originalité de celle-ci,
ii) l’accès à l’œuvre par les défendeurs et iii) l’existence de similitudes
substantielles entre son œuvre et celle des défendeurs.
3. Les Productions Nilem inc. est une compagnie de production dont Claude Robinson
est administrateur et actionnaire majoritaire.
4. Il s’agit des défendeurs suivants : Films Cinar inc. ; Corporation Cinar ; Ronald
A. Weinberg ; France Animation S.A. ; Christian Davin ; Christophe Izard ; Ravensburger Film + TV gmbh ; RTV Family Entertainment AG ; Peter Hille ; BBC Worldwide Television ; Theresa Plummer-Andrews ; Hélène Charest ; MCRAW Holdings
inc. et Ronald Weinberg, ès qualité d’unique liquidateur de la succession de feu
Micheline Charest.
5. L.R.C. 1985, c. C-42.
Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes
375
Pour les fins de cet article, nous nous pencherons principalement sur l’examen des similarités entre les œuvres en cause.
Soulignons néanmoins les conclusions de la Cour relativement à
l’originalité et la titularité de l’œuvre de Robinson, ainsi qu’à l’accès
de celle-ci par les Défendeurs :
1. « Robinson Curiosité » est une œuvre littéraire originale composée de différentes œuvres (dramatique par les scénarios,
artistique par les dessins et musicale par la chanson-thème) ;
2. Robinson est bel et bien le titulaire des droits d’auteur sur
« Robinson Curiosité » ; et
3. Les Défendeurs ont eu accès à l’œuvre de Robinson.
Ces éléments étant établis, attardons-nous maintenant à
l’examen des ressemblances entre les œuvres en cause.
1.2.1 Similarités entre les œuvres en cause
À ce titre, Robinson admet que les Défendeurs n’ont pas repris
l’histoire, mais plutôt les personnages, leurs caractères et certains
dessins. Dans ces circonstances, la Cour, citant Madame Hélène
Messier6, rappelle les principes juridiques applicables à la protection
des personnages. Elle explique ainsi que la jurisprudence établit une
distinction entre la protection accordée i) aux personnages fictifs
représentés graphiquement ou sous une forme sculpturale et ii) ceux
issus d’une œuvre littéraire.
1.2.1.1 Personnages fictifs représentés graphiquement ou sous une
forme sculpturale
D’abord, quant aux personnages fictifs représentés graphiquement ou sous forme de sculptures, la Cour précise qu’ils se qualifient
généralement d’« œuvres artistiques » au sens de la LDA. La Cour
ajoute que, dans l’évaluation des similarités entre de tels personnages,
le test est purement visuel : « [il suffit de] comparer visuellement
le modèle original avec la reproduction qui en a été faite […]. [Le
Tribunal] s’attardera sur la ressemblance entre le produit dérivé et
l’œuvre originale. »7
6. MESSIER (Hélène), « Jean-Paul, Rémi, Bella, Blanche… et une, une souris verte »,
(1994), 7 Cahiers de propriété intellectuelle 219, 220, citée dans Robinson. c. Films
Cinar Inc., précitée, note 1, par. 504.
7. MESSIER, loc. cit., note 6.
376
Les Cahiers de propriété intellectuelle
1.2.1.2 Personnages fictifs issus d’une œuvre littéraire
Ensuite, la Cour précise que les personnages issus d’une œuvre
littéraire peuvent, sous réserve de certaines conditions, bénéficier
de la protection de la LDA : « [o]n doit préalablement établir que le
personnage reproduit est inclus dans une œuvre littéraire protégée
par la Loi et qu’il constitue une partie importante de l’œuvre originale
au sens de l’article 3 [de la Loi] » (nos italiques)8. Le juge Auclair
mentionne ensuite que, pour établir une contrefaçon, le demandeur
doit également prouver que son personnage est particulièrement
défini et qu’il existe une similitude substantielle entre celui-ci et sa
reproduction.
1.2.1.3 Application des principes aux faits
À la lumière des principes applicables aux personnages issus
d’œuvres littéraires, la Cour compare les ressemblances entre les
personnages des deux œuvres en cause. Le juge Auclair s’appuie
notamment sur divers témoignages confirmant la ressemblance
graphique des deux personnages principaux et poursuit avec une
comparaison de leurs caractères. La Cour entreprend une démarche
similaire avec certains personnages secondaires, mais cet examen
repose essentiellement sur les traits de caractère des personnages
et non sur leurs traits physiques9.
Au terme de cette analyse, la Cour conclut que les personnages
de Robinson ont été reproduits de façon substantielle dans « Robinson
Sucroë ».
1.2.1.4 Similitudes à écarter et différences entre les œuvres en cause
Face à cette conclusion, les Défendeurs plaident alors que les
similitudes fortuites suivantes doivent être écartées :
1. Les similitudes qui résultent d’une source d’inspiration commune ;
2. Les similitudes résultant de techniques artistiques ;
3. Les similitudes propres aux émissions pour enfants ;
8. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 1, par. 505.
9. À titre d’exemple, la Cour conclut à l’existence de similitudes substantielles entre
les personnages secondaires « Paresseux » et « Dimanchemidi », en se basant sur
leurs caractères respectifs, les deux luttant en effet contre le sommeil, dormant
fréquemment et étant deux paresseux et ce, malgré leurs apparences différentes
(l’un étant un animal, l’autre un humain).
Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes
377
4. Les similitudes communes avec les œuvres originales de Christophe Izard et
5. Les similitudes entre les personnages résultant de traits de
caractère généraux.
La Cour rejette cependant cet argument, au motif que, dans
le cas où le lien de causalité (l’accès aux œuvres) ou des similitudes
objectives existent, la défense de coïncidence doit être écartée10.
Afin de conclure en l’absence de ressemblances substantielles,
les Défendeurs plaident alors qu’il existe des différences importantes
entre les deux œuvres. La Cour rejette cependant cet argument, au
motif que les différences relevées constituent avant tout une imitation
déguisée de l’œuvre de Robinson.
Ainsi, au vu de ce qui précède, la Cour conclut que les personnages et le caractère de certains d’entre eux ont été reproduits de
façon substantielle dans « Robinson Sucroë ». Cette conclusion crée
une présomption de contrefaçon, les Défendeurs devant désormais
prouver de façon prépondérante que « Robinson Sucroë » résulte d’une
création indépendante.
1.2.2 Création indépendante
À cet effet, le juge remarque que les Défendeurs n’ont fait
témoigner aucun concepteur graphique ou dessinateur, à l’exception
d’un seul qui n’a produit aucun dessin original, et qu’aucun des défendeurs n’a conservé les dessins originaux de « Robinson Sucroë ». Dès
lors, la Cour conclut que les Défendeurs ne se sont pas déchargés de
leur fardeau de preuve quant à la création graphique indépendante.
1.2.3 Conclusion de la Cour et mesures de réparation
Au vu de ce qui précède, la Cour conclut que les défendeurs
Charest, Weinberg, CINAR, Izard, Davin et France Animation ont
violé les droits d’auteur (mais non le droit moral11) que détient Robinson sur son œuvre.
10. « Similarity between two works may be merely a matter of coincidence or may be
due to both having been derived from a common source or sources. In the absence of
an objective similarity and causal connection mere similarity between two works
does not constitute infringement » (nos italiques), McKEOWN (John S.), Fox on
Canadian Law of Copyright and Industrial Designs, 4e éd., (Toronto : Thomson
Carswell, 2009, édition à feuilles mobles), p. 21-36, cité dans Robinson. c. Films
Cinar Inc., précitée, note 1, par. 651.
11. Au chapitre du droit moral, le demandeur réclame la somme de 250 000 $ à titre
de dommages. D’abord, au sujet du droit de paternité, le juge Auclair estime que
378
Les Cahiers de propriété intellectuelle
La Cour retient ensuite que CINAR, Charest et Weinberg ont
commis une faute entraînant leur responsabilité civile en vertu du
Code civil du Québec12 (ci-après le « C.c.Q. »), car ils ont failli à leur
obligation de loyauté envers le demandeur, ce dernier leur ayant
donné mandat d’entreprendre des démarches aux États-Unis pour
vendre et produire sa série.
Compte tenu de ces conclusions, la Cour se penche sur les
mesures de réparation appropriées à ce cas d’espèce.
Spécifiquement, la Cour ordonne aux Défendeurs de remettre
à Robinson, dans les soixante jours suivant le jugement, tous les
exemplaires de « Robinson Sucroë », afin que ce dernier procède à
leur destruction.
De plus, la Cour condamne les Défendeurs conjointement et
solidairement au paiement de dommages s’élevant à plus de 4,6 millions de dollars. Cette somme est scindée en trois volets, soit i) les
dommages pour préjudice moral, ii) les dommages économiques en
vertu de la LDA et iii) les dommages exemplaires.
1.3
Conclusion
Les conclusions du juge Auclair peuvent sembler surprenantes
sous certains aspects, notamment celles relatives à l’existence de
similarités substantielles entre des personnages secondaires et ce,
en raison de l’examen de leurs traits de caractère. En ce sens, il est
reconnu que « [s]i seulement les caractéristiques générales du personnage ont été reprises, les juges auront tendance à rejeter l’action
en s’appuyant sur la théorie de l’universalité des idées »13.
Cependant, il ressortait de la preuve que les Défendeurs avaient
manifestement eu accès à l’œuvre de Robinson et leur conduite était
jugée comme étant « frauduleuse et répréhensible ». Ces éléments
semblent donc avoir ouvert la porte à l’examen de similitudes qui, en
la reconnaissance que le demandeur désire obtenir par cette réclamation n’est
pas judicieuse, « compte tenu qu’il est en désaccord avec l’œuvre produite et,
deuxièmement, qu’il a obtenu une reconnaissance face au public des erreurs et des
agissements des défendeurs. Il demeure toujours que Sucroë n’est pas le produit
auquel il veut s’associer ». Ensuite, quant au droit à l’intégrité de l’œuvre, la Cour
est d’avis qu’aucune violation n’a été établie, car Robinson n’a pas satisfait son
fardeau de preuve. Robinson c. Films Cinar Inc., précitée, note 1, par. 948 et 949.
12. L.Q. 1991, c. 64.
13. MESSIER, loc. cit., note 6.
Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes
379
temps normal, n’auraient peut-être pas fait l’objet d’une telle analyse.
Notons que la décision est présentement en appel14.
2.
LE DOC MAILLOUX ET ANDRÉ ARTHUR : DES
PERSONNAGES HAUTS EN COULEURS
La décision Gordon c. Société Radio-Canada15 met également
en scène un personnage haut en couleurs, mais cette fois-ci son
implication ne relève pas du droit d’auteur, mais plutôt du droit à la
réputation et à la vie privée.
Dans cette cause, la Cour supérieure du Québec a refusé la
demande d’autorisation d’exercer un recours collectif introduite
par un individu (ci-après le « Requérant »), au nom des personnes
de la communauté de race noire du Québec. Spécifiquement, cette
demande a pour objet la réclamation de dommages et intérêts subis
suite aux propos tenus par le psychiatre Pierre Mailloux (également
surnommé le « Doc Mailloux »), au sujet des personnes de race noire
lors de l’émission « Tout le monde en parle » (ci-après l’« Émission »),
diffusée le 25 septembre 2005.
Pour quels motifs la Cour a-t-elle rejeté cette requête ? Ce
jugement s’inscrit-il dans la lignée des décisions en la matière ? Mais
avant tout : quels sont les faits ayant mené à cette cause ?
2.1
Bref rappel des faits
Au cours de la diffusion de l’Émission, le Docteur Mailloux
tente d’expliquer une de ses anciennes affirmations, selon laquelle
« [l]es Noirs vivant en Amérique [sont] le résultat d’un processus de
sélection artificielle et par conséquent ils ont un léger désavantage
sur le plan intellectuel »16.
14. Trois des adversaires français de Claude Robinson, soit Christophe Izard et les
compagnies France Animation et Ravensburger, ont récemment décidé de porter
leur cause en appel. Selon la requête déposée par ces derniers, le juge Auclair
aurait erré dans ses conclusions relatives au rejet du rapport de leur expert, son
approche globale et la condamnation solidaire au paiement de dommages moraux
et exemplaires. Ils reprochent également au juge d’avoir manqué à son devoir de
retenue dans ses commentaires. Selon les appelants, « [l]e jugement de première
instance est extrêmement virulent à l’égard des défendeurs. […]. À l’évidence, le
jugement du juge de première instance va bien au-delà de la cause dont le tribunal était saisi et le juge de première instance outrepasse à plusieurs reprises le
principe de la retenue judiciaire. Les Appelants-Requérants en sont gravement
préjudiciés, d’autant plus qu’il s’agit d’une cause hautement médiatisée. […]. »,
France Animation, s.a. c. Robinson, 2009 QCCA 2101, par. 2.
15. Gordon c. Société Radio-Canada, 2009 QCCS 4149, par. 11.
16. Id., par. 11.
380
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Suite à la diffusion de l’Émission, le requérant, un homme de
race noire, décide d’introduire un recours collectif au nom des personnes qui auraient été victimes de ces paroles jugées « offensant[e]s,
à caractère discriminatoire, portant atteinte à la dignité humaine et
au droit à l’égalité »17. Le groupe visé par la demande d’autorisation
à exercer le recours collectif est le suivant : « [t]oute personne faisant
partie de la communauté de race noire et domiciliée et résidant dans
la Province de Québec, Canada, soit environ 175 000 personnes »18.
2.2
Analyse
À ce stade des procédures, le juge doit vérifier si les conditions
pour introduire un recours collectif sont remplies en l’espèce. Précisons qu’à cette étape de la requête, la Cour ne tranche pas le fond
du litige ; le Requérant n’a qu’à démontrer une apparence sérieuse
de droit19.
En l’espèce, il s’agit donc d’examiner i) les exigences prescrites
par le Code de procédure civile20 (ci-après désigné le « C.p.c. ») en
matière de recours collectif et ii) les règles relatives à la prescription
d’un recours civil.
2.2.1 Recours collectif
La Cour, sous la plume de l’honorable juge De Wever, rappelle
d’abord que l’article 1003 C.p.c. énonce les conditions applicables à
l’autorisation d’un recours collectif :
1003. Le tribunal autorise l’exercice du recours collectif et
attribue le statut de représentant au membre qu’il désigne
s’il est d’avis que :
a) les recours des membres soulèvent des questions de droit
ou de fait identiques, similaires ou connexes ;
b) les faits allégués paraissent justifier les conclusions recherchées ;
c) la composition du groupe rend difficile ou peu pratique
l’application des articles 59 ou 67 ; et que
17. Id., par. 1.
18. Id., par. 6.
19. Comité régional des usagers des transports en commun de Québec c. La Commission
des transports de la Communauté urbaine de Québec, [1981] 1 R.C.S. 424, 429.
20. L.R.Q., c. C-25.
Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes
381
d) le membre auquel il entend attribuer le statut de représentant est en mesure d’assurer une représentation adéquate
des membres.21
La Cour analyse ensuite chacune de ces conditions, à la lumière
des faits en l’espèce.
2.2.1.1 Alinéa 1003 a) du C.p.c.
D’abord, elle note que les exigences de l’alinéa 1003 a) du C.p.c.
ne sont pas remplies, puisque, de l’avis de la Cour, « il n’existe pas
de questions importantes, suffisamment communes ou connexes »22.
Le juge note en effet que la réclamation du Requérant pour atteinte
à la dignité humaine mènerait à une multitude de procès, puisqu’une
telle réclamation « ne pourra qu’être individuelle en fonction de la
réaction de chacun à ces propos »23.
2.2.1.2 Alinéa 1003 b) du C.p.c.
Ensuite, la Cour rappelle que l’alinéa 1003 b) du C.p.c. « exige
[…] de s’intéresser à la valeur juridique du recours du requérant et
de chacun des membres dont on désire collectiviser le traitement
judiciaire »24. Il s’agit donc d’écarter tout recours manifestement mal
fondé. La Cour énumère alors chacune des conclusions recherchées
par le Requérant25 et évalue leur nature juridique.
En fait, le Requérant réclame une condamnation pour dommages matériels et moraux découlant des propos du Docteur Mailloux
qu’il juge vexatoires et discriminatoires. Selon la Cour, il s’agit ici
21.
22.
23.
24.
25.
C.p.c., art. 1003.
Gordon c. Société Radio-Canada, précitée, note 15, par. 31.
Id., par. 32.
Id., par. 36.
« Les conclusions que votre requérant recherche sont :
ACCUEILLIR l’action en recours collectif du requérant et des membres du groupe
contre les intimés ;
CONDAMNER les défendeurs solidairement à payer un montant de vingtquatre millions cinq cent mille dollars (24 500 000 $) à être distribués aux
175 000 membres de la Communauté noire du Québec, ou, selon la décision du
tribunal, à des œuvres de bienfaisance de la communauté noire du Québec ;
CONDAMNER les défendeurs conjointement et solidairement à payer les dommages matériels ou moraux subis par certains membres du groupe, au cas où des
membres feraient certaines réclamations particulières ;
ORDONNER le recouvrement collectif de tous ces montants. », id., par. 38.
382
Les Cahiers de propriété intellectuelle
d’une action en diffamation26 fondée sur l’article 1457 C.c.Q. En effet,
le droit civil québécois ne prévoyant pas de recours particulier pour
atteinte à la réputation, le fondement d’un recours en diffamation
prend alors appui sur les règles générales applicables en matière de
responsabilité civile.
Ceci étant établi, la Cour se penche ensuite sur la nature
diffamatoire des propos en cause, laquelle doit s’évaluer selon une
norme objective27. Après examen des faits en cause, elle conclut en
l’absence « de propos de nature à nuire et déconsidérer la réputation
du Requérant »28.
Malgré cette conclusion, la Cour se penche ensuite sur la
nature de la diffamation alléguée, à savoir, la diffamation collective.
Elle rappelle alors les trois catégories énoncées par la Cour d’appel
du Québec :
On peut donc dégager des enseignements de la Cour d’appel
trois situations possibles lorsqu’on est en présence de diffamation d’une collectivité :
1) La diffamation collective vise un groupe large et elle se perd
dans la foule. Les membres n’ont pas droit à compensation.
2) Il y a diffamation collective, mais certains membres sont
désignés ou facilement identifiables. Dans ce cas, les membres visés ont droit à une compensation.
3) La diffamation collective vise un groupe assez restreint pour
que tous les membres soient atteints personnellement. Les
membres ont alors droit à des dommages.29
Le Requérant estime être visé et atteint personnellement,
ce qui permet ainsi de situer son recours dans le troisième cas de
figure. Sous cette catégorie, il est possible « par des propos qui visent
26. « De façon générale, on reconnaît que la diffamation consiste dans la communication de propos ou d’écrits qui font perdre l’estime ou la considération de
quelqu’un ou qui, encore, suscitent à son égard des sentiments défavorables ou
désagréables », Prud’homme c. Prud’homme, 2002 CSC 85, par. 20.
27. « La nature diffamatoire des propos s’analyse selon une norme objective. Il faut,
en d’autres termes, se demander si un citoyen ordinaire estimerait que les propos
tenus, pris dans leur ensemble, ont déconsidéré la réputation d’un tiers. À cet
égard, il convient de préciser que des paroles peuvent être diffamatoires par
l’idée qu’elles expriment explicitement ou encore par les insinuations qui s’en
dégagent », Prud’homme c. Prud’homme, précitée, note 26, par. 34.
28. Gordon c. Société Radio-Canada, précitée, note 15, par. 62
29. Malhab c. Métromédia CMR Montréal Inc., 2003 CanLII 47948 (C.A. Qué.), par. 50.
Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes
383
en apparence une collectivité très large, de s’attaquer à un groupe
restreint, suffisamment repérable et identifiable, dont chacun des
membres sera individuellement pris à partie et, de ce fait, sera atteint
personnellement dans ses sentiments et dans ses biens »30.
Or, selon la Cour, les allégations du Requérant « font état d’un
sentiment d’humiliation, de vexation, de tristesse, en d’autres termes
d’une affectivité particulière »31. Cette détermination du préjudice ne
relève donc pas de la norme objective retenue par la jurisprudence,
mais plutôt du sentiment purement subjectif du requérant.
Pour ces raisons, la Cour conclut que les faits allégués ne
paraissent pas justifier les conclusions recherchées, selon les termes
de l’alinéa 1003 b) du C.p.c.
2.2.1.3 Alinéa 1003 c) du C.p.c.
Quant à l’alinéa 1003 c) du C.p.c., la Cour estime que le présent
recours rencontre les exigences qu’il édicte, la composition du groupe
rendant difficile ou peu pratique l’application des articles 59 ou 67
du C.p.c.32.
2.2.1.4 Alinéa 1003 d) du C.p.c.
Après examen de la preuve qui lui est soumise, la Cour estime
que le Requérant peut se qualifier comme représentant en vertu de
l’alinéa 1003 d) du C.p.c.
30. Gordon c. Société Radio-Canada, précitée, note 15, par. 87.
31. Id., par. 91.
32. « 59. Nul ne peut plaider sous le nom d’autrui, hormis l’État par des représentants
autorisés.
Toutefois, lorsque plusieurs personnes ont un intérêt commun dans un litige, l’une
d’elles peut ester en justice, pour le compte de toutes, si elle en a reçu mandat. La
procuration doit être produite au greffe avec le premier acte de procédure ; dès
lors, le mandat ne peut être révoqué qu’avec l’autorisation du tribunal, et il n’est
pas affecté par le changement d’état des mandants ni par leur décès. En ce cas,
les mandants sont solidairement responsables des dépens avec leur mandataire.
[…]
67. Plusieurs personnes, dont les recours ont le même fondement juridique ou
soulèvent les mêmes points de droit et de fait, peuvent se joindre dans une même
demande en justice. Cette demande doit être portée devant la Cour du Québec,
si cette cour est compétente à connaître de chacun des recours ; sinon, elle doit
l’être devant la Cour supérieure.
Le tribunal peut, en tout temps avant l’audition, ordonner que des recours joints
en vertu du présent article soient poursuivis séparément, s’il est d’avis que les
fins de la justice seront ainsi mieux servies. […] ».
384
Les Cahiers de propriété intellectuelle
2.2.2 Prescription
En dernière analyse, la Cour examine la prescription du recours, laquelle est régie par l’article 2929 du C.c.Q. : « [l]’action fondée
sur une atteinte à la réputation se prescrit par un an, à compter du
jour où la connaissance en fut acquise par la personne diffamée. »33.
En l’espèce, la Cour conclut à la prescription du recours présenté par le Requérant, puisque la diffusion de l’émission en cause,
ainsi que la connaissance du Requérant ont pris place le 25 septembre 2005. Or, la signification de la requête en autorisation a été
présentée les 15 et 16 février 2007, soit plus d’un an après.
2.3
Conclusion
Pour l’ensemble de ces raisons, la Cour rejette la requête du
Requérant, ce dernier n’ayant ni satisfait aux critères des aliénas a)
et b) de l’article 1003 du C.p.c., ni introduit sa requête dans le délai
prescrit par le C.c.Q.
Les conclusions dans cette affaire se distinguent de celles de
la Cour d’appel du Québec, dans la décision Malhab c. Métromédia
CMR Montréal Inc.34.
Dans cette affaire, une action est intentée suite aux propos
tenus par André Arthur lors d’une émission de radio au sujet de
certains chauffeurs de taxi de Montréal35. Le requérant, estimant
les commentaires diffamatoires envers les chauffeurs de taxi dont la
langue maternelle est l’arabe ou le créole, demande alors l’autorisation
de la Cour supérieure du Québec, pour intenter un recours collectif
en dommages moraux et punitifs au nom d’un groupe d’environ
1 100 chauffeurs de taxi.
La permission d’entreprendre ce recours collectif est d’abord
refusée par la Cour supérieure du Québec en 2001, car les conditions
des alinéas 1003 b) et c) du C.p.c. ne sont pas remplies selon elle, mais
accordée par la Cour d’appel du Québec en 2003. Suite à ce jugement,
la cause est alors présentée à la Cour supérieure, laquelle a à juger
son bien-fondé.
33. C.c.Q., art. 2129.
34. Malhab c. Métromédia CMR Montréal Inc., précitée, note 29.
35. Entre autres choses, l’animateur de radio qualifie les Arabes de « fakirs » et les
Haïtiens de « ti-nègres ».
Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes
385
Aussi, lors du procès au fond, la Cour supérieure du Québec
condamne les appelants à payer la somme de 220 000 $ en dommages
moraux punitifs. Cependant, en 2008, la Cour d’appel du Québec
infirme le jugement de première instance et rejette le recours collectif 36.
En outre, la majorité de la Cour d’appel du Québec note que
la question soulevée devant elle consiste à déterminer si chaque
membre du groupe a été personnellement visé par les commentaires
en question. Or, selon l’état du droit québécois, la diffamation doit
être évaluée selon une norme objective. Suivant cette norme, la Cour
décide alors qu’un citoyen ordinaire ne conclurait pas que la réputation individuelle, ainsi que la dignité personnelle de chaque membre
du groupe sont compromises.
La Cour se prononce également sur la notion de « diffamation
collective », puisque les commentaires en cause ne nomment pas,
directement ou indirectement, des individus en particulier, mais sont
plutôt dirigés vers un groupe. Selon la Cour, pour réussir dans une
telle action, un individu faisant partie d’un groupe cible, doit établir
qu’il est visé spécifiquement par les commentaires émis et qu’il a
souffert un préjudice direct et personnel, indépendant du préjudice
commun subi par le groupe. Or, puisque ces conditions ne sont pas
remplies en l’espèce, la Cour rejette la demande du requérant.
Mais que retenir des développements précédents ? Pouvonsnous dégager une certaine ligne de conduite ?
En fait, si la décision sous étude se distingue de celle de la Cour
d’appel du Québec, au stade de l’autorisation du recours collectif, elle
rejoint les conclusions du tribunal de deuxième instance, relativement
au bien-fondé de l’action en diffamation collective.
Dès lors, nous pouvons retenir qu’en matière de diffamation
collective, pour que chaque membre d’une collectivité puisse réclamer
un dommage pour atteinte à sa réputation, il faut que la diffamation
ait provoqué dans l’esprit du public une diminution de l’estime qu’il
porte aux membres de cette collectivité.
Ce critère soulève des avis partagés, certains le trouvant justifié par la liberté d’expression, d’autres estimant qu’il mine le droit
des citoyens à la dignité et à la vie privée37.
36. Diffusion Métromédia CMR inc. c. Bou Malhab, 2008 QCCA 1938.
37. Pour plus d’informations sur cette position des tribunaux québécois, voir notamment les articles suivants : SIMARD (Marc), « Recours collectif, diffamation et
386
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Malgré ce qui précède, un arrêt de la Cour suprême pourrait
renverser ce courant jurisprudentiel, la décision Malhab c. Métromédia CMR Montréal Inc.38 étant en effet actuellement révisée par le
plus haut tribunal du pays.
3.
LES LIMITES IMPOSÉES À LA LUTTE CONTRE
L’ENREGISTREMENT NON AUTORISÉ D’UN FILM
Le jugement Berthiaume c. Cinéma Guzzo inc. (Cinéma Mégaplex Marché central 18)39 en est un qui a également été rendu en
matière d’atteinte aux droits et libertés fondamentales. Mais cette
fois-ci, l’action prend place dans un cinéma et oppose le droit à la vie
privée à la lutte contre le piratage de films.
3.1
Bref rappel des faits
En fait, il s’agit ici d’un recours en dommages pour, entre autres
choses, atteinte aux droits à la dignité et à la vie privée, résultant
d’une fouille illégale et abusive, réalisée par la défenderesse, laquelle
opère plusieurs salles de cinéma à Montréal.
En effet, en juin 2007, la demanderesse et ses deux filles se
présentent au cinéma de la défenderesse pour y visionner un film.
Après avoir acheté leurs billets, la demanderesse et ses filles sont
interpellées par une agente de sécurité. Celle-ci les avise que le sac
à main de la demanderesse doit être fouillé.
La demanderesse proteste cependant et refuse de faire fouiller
son sac à main. Elle exige de voir la gérante du cinéma. Mais la
gérante tarde à arriver et, dans l’intervalle, un autre gardien de sécurité arrive, informant la demanderesse que la fouille est obligatoire.
Se sentant mal à l’aise, la demanderesse s’approche d’une
table pour y déposer son sac et l’ouvrir elle-même, mais l’agente de
sécurité l’en empêche, procédant elle-même à la fouille, sous le regard
terrorisé de ses filles.
liberté d’expression » dans Développements récents en recours collectifs 2009,
Service de la formation continue (Cowansville : Blais, 2009) et TREMBLAY (Christian M.), « Recours collectifs visant le propos discriminatoire comme atteinte à la
dignité et au droit à l’égalité » dans Développements récents en recours collectifs
2009, Service de la formation continue (Cowansville : Blais, 2009).
38. Malhab c. Métromédia CMR Montréal Inc., précitée, note 36.
39. Berthiaume c. Cinéma Guzzo inc. (Cinéma Méga-plex Marché central 18), 2009
QCCQ 4419.
Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes
387
Finalement, lorsque la gérante arrive, une quinzaine de minutes suivant cette scène, celle-ci remet à la demanderesse les coordonnées d’une personne à qui adresser sa plainte.
La demanderesse affirme entre autres que la sortie au cinéma
avait un but thérapeutique pour l’une des filles. Il s’agissait en effet
de sa première sortie en public, suite à une réclusion due à des
agressions physiques l’ayant marquée au visage. Elle affirme aussi
que l’incident l’a traumatisée.
3.2
Analyse
3.2.1 Caractère abusif et illégal de la fouille
À la suite de ces évènements, la demanderesse introduit alors
un recours à l’encontre de la défenderesse, au motif que la fouille
exercée à son endroit est illégale et abusive.
D’abord, la Cour précise que le droit de la défenderesse d’adopter certaines mesures pour contrer le piratage de films dans ses salles
de cinéma est balisé par les droits et libertés protégés notamment
par la Charte des droits et libertés de la personne40 et par le C.c.Q.41.
La Cour précise à ce sujet que « le choix des moyens pour atteindre
son objectif de dissuasion du piratage des films dans ses salles de
cinéma appartient au Cinema Guzzo, à condition que l’atteinte aux
droits et libertés des usagers ne soit pas affectée au-delà des limites
permises par la loi »42.
Or, dans ce contexte précis, la Cour constate que les fouilles sont
effectuées de façon systématique et sont appliquées à tous les clients
portant un sac. De plus, le juge Dortélus expose que la demanderesse
n’a pas donné un consentement libre et éclairé pour autoriser l’agente
de sécurité à procéder à la fouille de son sac à main.
40. « 24.1 Nul ne peut faire l’objet de saisies, perquisitions ou fouilles abusives. »,
Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C-12, art. 24.1.
41. « 3. Toute personne est titulaire de droits de la personnalité, tels le droit à la
vie, à l’inviolabilité et à l’intégrité de sa personne, au respect de son nom, de sa
réputation et de sa vie privée.
Ces droits sont incessibles. […].
7. Aucun droit ne peut être exercé en vue de nuire à autrui ou d’une manière
excessive et déraisonnable, allant ainsi à l’encontre des exigences de la bonne
foi. », C.c.Q., art. 3 et 7.
42. Berthiaume c. Cinéma Guzzo inc. (Cinéma Méga-plex Marché central 18), précitée,
note 39, par. 75.
388
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Dès lors, elle estime que la solution adoptée par la défenderesse
n’est pas proportionnelle au problème du piratage de films dans ses
salles de cinéma43.
3.2.2 Responsabilité de Cinéma Guzzo en tant que
commettant
Au terme de cette conclusion relative au caractère abusif de la
fouille, la Cour examine la responsabilité de la défenderesse à titre de
commettant et conclut que l’agente de sécurité a agi à titre de préposée
de la défenderesse dans l’exécution de ses fonctions. Or, l’agente de
sécurité ayant causé préjudice à la demanderesse en portant atteinte
à ses droits, celle-ci a engagé la responsabilité de la défenderesse, en
application du premier alinéa de l’article 49 de la Charte des droits
et libertés de la personne44 et de l’article 1463 du C.c.Q.45.
3.2.3 Quantum des dommages
À titre de réparation, la Cour octroie 4 000 $ à la demanderesse, ainsi que 3 000 $ à chacune de ses filles, à titre de dommages
moraux pour violation de leurs droits fondamentaux. La Cour ne
fait cependant pas droit à la réclamation de la demanderesse en
matière de droits punitifs, en raison de l’absence d’atteinte illicite et
intentionnelle.
3.3
Conclusion
Cette décision expose la réaction des distributeurs de films face
au piratage dans les salles de cinéma (« camcording »). En effet, depuis
plusieurs années, Montréal a porté le titre de « Capitale mondiale du
piratage de films »46.
43. « Cette politique qui depuis a été abandonnée avait une portée trop large, n’était
pas raisonnable, en ce qu’elle comportait un déséquilibre marqué entre le droit
de l’entreprise prestataire de service de se protéger contre les pirates de films
et les droits fondamentaux des cinéfilms. Ce manquement à lui seul suffit pour
donner ouverture à la responsabilité de la Défenderesse, vu les atteintes aux
droits fondamentaux qu’il occasionne. », id., par. 79.
44. « Une atteinte illicite à un droit ou à une liberté reconnu par la présente Charte
confère à la victime le droit d’obtenir la cessation de cette atteinte et la réparation
du préjudice moral ou matériel qui en résulte », Charte des droits et libertés de la
personne, précitée, note 39, art. 49.
45. « Le commettant est tenu de réparer le préjudice causé par la faute de ses préposés
dans l’exécution de leurs fonctions ; il conserve, néanmoins, ses recours contre
eux », C.c.Q., art. 1463.
46. Selon les chiffres de l’industrie cinématographique mentionnés par le gouvernement devant le Comité sénatorial permanent des transports et des communica-
Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes
389
Face à cette situation, les salles de cinéma ont adopté certaines
mesures afin de contrôler cette situation et le Parlement canadien a
adopté le Projet de loi C-59 : Loi modifiant le Code criminel (enregistrement non autorisé d’un film)47 (ci-après désigné le « Projet de loi »),
en 2007, afin de contrer ce type de piratage.
Essentiellement, le Projet de loi s’attaque à l’enregistrement
illégal de films dans les salles de cinéma, en créant deux nouvelles
infractions au Code criminel48. Mais quelles sont les conséquences de
ce nouveau cadre législatif ? La lutte contre le piratage de films dans
les salles de cinéma gagne-t-elle du terrain au Québec ?
4.
LA PREMIÈRE CONDAMNATION QUÉBÉCOISE EN
VERTU DU PROJET DE LOI C-59
Dans une décision non rapportée49, une personne ayant enregistré illégalement un film dans un cinéma a été déclarée coupable
pour l’enregistrement illégal d’une œuvre cinématographique, en
application de ces nouvelles dispositions.
4.1
Bref rappel des faits
Le 26 octobre 2007, l’inculpé est arrêté dans un cinéma Guzzo
montréalais, lors de l’une des dernières projections en soirée du film
« Dan in Real Life ». En fait, étant l’un des rares spectateurs lors de
cette projection, le jeune homme a installé un trépied sur lequel il a
posé son caméscope pour enregistrer le film. Il s’est cependant fait
prendre par le dispositif de sécurité mis en place par le cinéma pour
détecter le piratage.
4.2
Analyse
Cette décision est fondée sur la Loi modifiant le Code criminel
(enregistrement non autorisé d’un film), lequel est entré en vigueur le
tions, 70 pour cent des films téléchargés illégalement proviennent des cinémas
montréalais.
Voir : Sénat, Comité permanent des transports et des communications, Témoignages, 1re session, 39e législature, 20 juin 2007.
47. Projet de loi C-59 : Loi modifiant le Code criminel (enregistrement non autorisé
d’un film), Première session, trente-neuvième législature, 55-56 Elizabeth II,
2006-2007, adopté le 13 juin 2007.
48. Code criminel, L.R. 1985, c. C-46.
49. L’information rapportée dans le présent article est tirée de la presse canadienne
et de certains sites traitant, entre autres choses, du droit d’auteur canadien. Voir
notamment le site Web de Michael Geist : http://www.michaelgeist.ca/content/
view/3694/275/
390
Les Cahiers de propriété intellectuelle
22 juin 2007. Le Projet de loi a pour but de contrer l’enregistrement
illégal de films et la distribution de ces copies piratées, problème ayant
pris de l’ampleur au cours des dernières années.
Pour ce faire, le Projet de loi s’attaque à l’enregistrement illégal
de films dans les salles de cinéma en créant deux infractions à l’article 432 du Code criminel.
Avant l’entrée en vigueur du Projet de loi, l’enregistrement
illégal de films dans les salles de cinéma est uniquement traité dans
le cadre de la LDA. En vertu de cette loi, seul l’enregistrement à des
fins commerciales peut permettre un recours criminel50. Or, selon les
membres de l’industrie cinématographique, il est laborieux de prouver
qu’une personne a reproduit une œuvre dans l’intention d’en faire la
distribution commerciale.
Pour cette raison, l’amendement prévoit deux infractions au
Code criminel, soit i) l’enregistrement illégal d’un film projeté dans
un cinéma à des fins personnelles et ii) l’enregistrement illégal d’un
film projeté dans un cinéma à des fins commerciales.
« Aussi, selon le Projet de loi, l’enregistrement à des fins commerciales demeure une infraction, mais cette fois il est ajouté au Code
et constitue une sorte de circonstance aggravante51 ». En ce sens,
l’enregistrement de films à des fins personnelles est punissable d’un
emprisonnement maximal de deux ans, alors que celui effectué à des
fins commerciales est punissable, quant à lui, d’un emprisonnement
maximal de cinq ans.
De plus, étant donné que le Projet de loi crée une infraction au
Code criminel, tout corps policier canadien peut intervenir (et non
uniquement la Gendarmerie royale du Canada), dans le cadre de la
mise en œuvre de ces nouvelles dispositions.
4.3
Conclusion
Depuis l’adoption du Projet de loi, il semble que Montréal ait
perdu son titre peu enviable de « Capitale mondiale du piratage ».
Selon l’Association canadienne des distributeurs de films, « [l]a loi
anti-piratage fut d’une extrême efficacité pour nous. Avant juin 2007,
50. LDA, art. 42.
51. VALIQUET (Dominique), « Résumé législatif - LS-559F - Projet de loi C-59 : Loi
modifiant le Code criminel (enregistrement non autorisé d’un film) », (2007),
Bibliothèque du Parlement, Service d’information et de recherches parlementaires,
disponible en ligne : http://www2.parl.gc.ca/Sites/LOP/LegislativeSummaries/
Bills_ls.asp?Parl=39&Ses=1&lang=F&ls=c59&source=library_prb#description.
Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes
391
plus de 50 % du piratage des films dans les salles de cinéma se faisait
à Montréal, d’où notre titre peu enviable de capitale du piratage. Or,
maintenant, le mal est définitivement contrôlé52 ».
D’ailleurs, il n’est pas inutile de préciser que la décision sous
étude n’est pas la première au Canada et ne sera sans doute pas la
dernière en matière d’enregistrement illégal de films dans une salle
de cinéma.
En effet, un Albertain a déjà été condamné pour des infractions
semblables en 200853. Un autre Montréalais recevra également sa
sentence en juin prochain, pour avoir enregistré et vendu plusieurs
films piratés au cours des dernières années ; il risque cinq ans de
prison ou une amende pouvant s’élever à un million de dollars.
Cependant, la réelle menace selon les distributeurs de films
et autres titulaires de droits demeure Internet. En effet, plusieurs
réclament que la LDA soit amendée afin de leur conférer une protection législative efficace contre ce genre de violation. Les violations
sur Internet sont en effet de plus en plus fréquentes et il revient à
chaque État d’adopter les mesures juridiques adéquates.
À titre d’exemple, les États-Unis ont tenté de refréner les
téléchargements illégaux d’œuvres musicales par l’octroi d’une condamnation exemplaire de 222 000 dollars américains en 2009, laquelle
a été réduite en janvier 201054. Malgré la révision à la baisse, le
montant des dommages exemplaires, s’élevant à 54 000 dollars
américains, demeure faramineux et est susceptible de dissuader les
contrefacteurs.
La France, quant à elle, a adopté certaines mesures législatives
afin de contrer les violations de droit d’auteur sur la toile. Ainsi, la loi
« DADVSI »55, adoptée en 2006, vise à protéger les droits d’auteur sur
Internet. Cette loi a été complétée, en 2009, par la loi « HADOPI »56.
52. Propos tenus par Steve Covey, directeur adjoint des opérations anti-piratage
en Amérique du Nord de l’Association canadienne des distributeurs de films, et
Wendy Noss, directrice générale de cette même association, lors d’une entrevue
accordée à la presse. COUDÉ-LORD (Michelle), « Montréal n’est plus la capitale du
piratage », [2009-05-04] Journal de Montréal, disponible en ligne : http://fr.canoe.
ca/divertissement/cinema/nouvelles/2009/05/04/9340096-jdm.html.
53. Voir R. c. Lissaman, 2008 ABPC 375.
54. Capitol Records c. Thomas-Rasset, Case 0:06-cv-01497-MJD-RLE.
55. Loi nº 2006-961 du 1 août 2006 relative au droit d’auteur et aux droits voisins
dans la société de l’information, disponible en ligne : http://www.legifrance.gouv.
fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000266350&dateTexte=.
56. Un premier projet de loi (« HADOPI ») avait été adopté en 2009, puis censuré par
le Conseil constitutionnel, la même année. En fait, ce premier projet de loi créait
392
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Spécifiquement, la loi « HADOPI » vise à enrayer le téléchargement
illégal de musique et/ou de films. Pour ce faire, le texte met en place
un mécanisme de « riposte graduée ». Ainsi, la mise en œuvre des
sanctions est graduelle et a lieu en trois étapes : d’abord, un message
d’avertissement par courriel, puis un avertissement par lettre recommandée et, enfin, la suspension de l’abonnement à Internet. Dans le
cadre de la mise en œuvre de la loi « HADOPI », le gouvernement
français a publié en mars 2010 un décret d’application, lequel vise la
création d’un « Système de gestion des mesures pour la protection des
œuvres sur Internet ». Il s’agit en fait d’un fichier permettant de garder un historique des infractions présumées et d’obtenir l’identité des
abonnés suspectés, afin de leur envoyer les messages d’avertissement.
Pour sa part, la Suède a également adopté une loi communément désignée comme « loi IPRED »57 en avril 2009, laquelle apporte
plusieurs amendements à la loi suédoise sur le droit d’auteur. La nouvelle loi tire son origine des pressions exercées par certains titulaires
une « Haute Autorité pour la Diffusion des Œuvres et la Protection des droits
sur Internet ». Cette autorité administrative indépendante avait notamment le
pouvoir d’adresser au titulaire d’un accès à internet une recommandation lui
rappelant son obligation de veiller à ce que cet accès ne fasse pas l’objet d’une
utilisation à des fins de reproduction, de représentation, de mise à disposition ou
de communication au public d’œuvres ou d’objets protégés par un droit d’auteur
ou par un droit voisin sans l’autorisation des titulaires des droits. La première
mouture de la loi prévoyait également la possibilité pour la Haute Autorité de
suspendre l’accès à internet d’un abonné ayant manqué à son obligation de veille.
Or, dans sa décision du 10 juin 2009, le Conseil constitutionnel a considéré que
confier ce pouvoir de suspension à une autorité administrative indépendante
portait atteinte au principe fondamental de la liberté d’expression. Pour ces
raisons, il déclare contraires à la Constitution les articles autorisant la coupure
de l’accès à l’Internet hors d’une décision judiciaire. Voir : Décision nº 2009-580
DC du 10 juin 2009, disponible en ligne : http://www.conseil-constitutionnel.fr/
conseil-constitutionnel/francais/les-decisions/2009/decisions-par-date/2009/2009580-dc/decision-n-2009-580-dc-du-10-juin-2009.42666.html.
La loi actuelle est ainsi complémentaire au premier projet de loi « HADOPI », en
ce quelle instaure un régime de protection pénale des droits d’auteur sur Internet.
Il prévoit, entre autres, que le contrefacteur en ligne pouvait, selon la gravité des
faits, être condamné non seulement à de la prison et une amende, mais aussi à la
suspension de son accès à internet. La « HADOPI » prévoit également la possibilité pour les victimes de contrefaçon de demander au Tribunal des dommages et
intérêts. En octobre 2009, le Conseil constitutionnel validait le texte, ne censurant
que certaines dispositions de la loi permettant au juge de statuer par ordonnance
pénale sur une demande de dommages et intérêts. Voir Décision nº 2009-590 DC
du 22 octobre 2009, disponible en ligne : http://www.conseil-constitutionnel.fr/
conseil-constitutionnel/francais/les-decisions/acces-par-date/decisions-depuis-1959/
2009/2009-590-dc/decision-n-2009-590-dc-du-22-octobre-2009.45986.html.
57. Lag om ändring i lagen (1960:729) om upphovsrätt till litterära och konstnärliga
verk (Loi (1960:729) modifiant la loi relative au droit d’auteur du 1er avril 2009,
Journal officiel (SFS 2009:109). Il s’agit de la transposition de la Directive européenne 2001/29/CE relative au droit d’auteur dans la société de l’information.
Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes
393
de droits d’auteur, lesquels estimaient que l’encadrement législatif
antérieur ne les protégeait pas suffisamment contre les violations
prenant place sur la toile.
En réponse à ces requêtes, la loi IPRED met en œuvre un
système de riposte graduée, similaire à la loi HADOPI. Cette nouvelle législation impose en effet au fournisseur d’accès Internet de
divulguer aux ayants droit les données de trafic ainsi que l’adresse
IP58 de leurs clients internautes, sur simple demande.
Mais si cette nouvelle loi a provoqué une baisse de 30 à 50 %
du trafic Internet en Suède quelques mois après son entrée en
vigueur, ses effets se sont largement amoindris peu de temps après.
En effet, en riposte à la loi IPRED, le fameux site « The Pirate Bay »
a développé un programme dénommé « IPREDATOR », lequel permet
de télécharger des œuvres de manière anonyme. Fort de son succès,
le programme IPREDATOR semble avoir miné la loi IPRED, en
augmentant le taux de téléchargements illégaux59. Il y a fort à parier
que le site « The Pirate Bay » répondra de ses actes en justice, tout
comme il l’a déjà fait auparavant.
5.
LA SAGA SUÉDOISE : LE CAS DE PIRATE BAY
« The Pirate Bay » est un site suédois dont la popularité a
notamment été créée par les poursuites judiciaires entourant ses
activités de piratage d’œuvres protégées.
5.1
Bref rappel des faits
En fait, le site en cause fournit des fichiers « torrents » (nom
de l’application qui permet l’échange d’un ordinateur à l’autre) et des
liens vers les sources des données. Au nom du libre partage des biens
culturels, les administrateurs de ce site ont fait de leur lutte une cause
politique, allant jusqu’à créer une organisation non gouvernementale,
le « Piratbyran », n’hésitant pas à invoquer le patriotisme européen
face à l’ingérence judiciaire américaine.
58. Dans un réseau utilisant le protocole IP (« Internet Protocol »), notamment le
réseau Internet, chaque ordinateur connecté possède une adresse IP qui permet
de l’identifier. Chaque adresse est unique et permet à la machine de communiquer
avec d’autres ordinateurs, de transmettre et de recevoir des données.
59. SANYAS (Nil), « L’Hadopi suédoise n’a plus du tout d’influence sur les internautes », 18 février 2010, disponible en ligne : http://www.pcinpact.com/actu/
news/55463-suede-ipred-p2p-streaming-telechargement-illegal.htm.
394
Les Cahiers de propriété intellectuelle
En 2008, les administrateurs du site « The Pirate Bay » sont
poursuivis en Suède pour avoir mis à la disposition des internautes
des liens vers des fichiers disponibles sur le réseau peer to peer
et, par le même fait, d’être complice de téléchargement illicite. Le
17 avril 2009, les administrateurs du site sont condamnés à un an de
prison ferme et à payer la somme de 2,7 millions d’euros de dommages
et intérêts pour avoir aidé à la diffusion illégale de fichiers soumis au
droit d’auteur sur Internet60.
5.2
Analyse
D’abord, le juge conclut que le serveur du site Web contient des
fichiers torrents relatifs à des œuvres protégées par le droit d’auteur
et que certains des utilisateurs du site utilisent les services de « The
Pirate Bay » pour partager illégalement ce matériel, ce qui constitue
une violation de la loi sur le droit d’auteur suédoise61.
Ensuite, puisque les défendeurs ont fourni un site Web comportant des fonctions de recherche avancées, des installations de téléchargement facilement utilisables et un mécanisme de suivi, le juge
estime que les activités de « The Pirate Bay » aident et encouragent
la violation de droits d’auteur par les utilisateurs.
Finalement, bien que le juge reconnaisse que les défendeurs
puissent être considérés comme des « fournisseurs de services » aux
termes de la loi sur le commerce électronique de la Suède, il déclare
que ces derniers ne respectent pas les exigences pour se prévaloir de
dispositions d’exonération. Cette loi dégage en effet les fournisseurs de
services de toute responsabilité lorsque ceux-ci n’ont pas connaissance
de la violation ou prennent sans délai des mesures pour empêcher la
violation lorsqu’ils en sont avisés.
5.3
Conclusion
Les administrateurs du site ont porté leur cause en appel au
motif que le juge du procès, Tomas Norström, était membre de certaines organisations de protection des droits d’auteur, ce qui aurait
entaché son impartialité. Le magistrat s’est cependant défendu en
déclarant que « [son] point de vue n’a pas été influencé par [son] inves-
60. Stockholms tingsrätts avgörande den 17 april 2009 i mål nr B 13301-06 (Arrêt du
tribunal du district de Stockholm, du 17 avril 2009, dans l’affaire nº B 13301-06).
61. Loi relative au droit d’auteur sur les œuvres littéraires et artistiques (loi nº 729 du
30 décembre 1960, modifiée en dernier lieu par la loi nº 1274 du 7 décembre 1995).
Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes
395
tissement auprès des groupes de protection des droits d’auteur »62. Le
25 juin 2009, la cour d’appel chargée d’examiner la demande d’annulation du procès a toutefois rejeté la demande des requérants : « [l]a
Cour d’appel en est arrivée à la conclusion qu’aucune des circonstances exposées, envisagées de façon individuelle ou dans leur ensemble,
ne signifie qu’il existe un doute légitime sur l’impartialité du juge »63.
À la suite de cette décision, les médias ont annoncé que les
condamnés ont décidé de porter l’affaire devant la Cour européenne
des droits de l’homme. Aucune procédure judiciaire à ce sujet n’a
cependant été trouvée au terme de nos recherches.
Plus tard, un tribunal suédois a ordonné à l’hébergeur64 du site
litigieux de le rendre inaccessible, le 1er août 200965. Le site était à
nouveau en marche après 3 heures de coupure, les administrateurs
ayant agi rapidement, pour « re-router »66 le trafic et remettre le site
en opération.
Hormis la Suède, le site « The Pirate Bay » a également fait
parler de lui à l’étranger. En outre, le 2 octobre 2009, Google a retiré
de son index plusieurs pages du site, dont sa page d’accueil, suite à
une plainte déposée en vertu de la Digital Millennium Copyright
Act67 (ci-après la « DMCA »). Le géant américain a cependant rétabli
la page d’accueil quelques heures plus tard, avisant les internautes
que la plainte ne visait que certaines pages virtuelles.
L’implication de Google dans cette affaire n’est pas la seule à
avoir fait les manchettes au cours de l’année 2009. En effet, le développement de nouveaux outils par le célèbre moteur de recherche a
62. CHAMPEAU (Guillaume), « The Pirate Bay : le juge était membre de lobbys du droit d’auteur », 23 avril 2009, disponible en ligne : http://www.
numerama. com/magazine/12718-The-Pirate-Bay-le-juge-etait-membre-delobbys-du-droit-d-auteur-MAJ.html.
63. TOLMAN (Benjamin), « Pirate Bay : pas de second procès, mais une action en
justice pour atteinte aux droits de l’homme », 26 juin 2009, disponible en ligne :
http://www.paperblog.fr/2068409/pirate-bay-pas-de-second-proces-mais-uneaction-en-justice-pour-atteinte-aux-droits-de-l-homme/.
64. L’hébergeur est une entité ayant pour objet de mettre des sites Internet, conçus
et gérés par des tiers, à la disposition des internautes.
65. Stockholms tingsrätts beslut den 21 augusti 2009 i mål nr T 7540-09 och T 11712-09
(Jugement du tribunal d’instance de Stockholm du 21 août 2009 rendu dans les
affaires nos T 7540-09 et T 11712-09).
66. « Router » : désigner le fait d’utiliser un outil logiciel pour diriger certaines données
à travers un réseau.
67. An Act to amend title 17, United States Code, to implement the World Intellectual
Property Organization Copyright Treaty and Performances and Phonograms
Treaty, and for other purposes, Pub. L. 105-304.
396
Les Cahiers de propriété intellectuelle
notamment68 fait l’objet de poursuites judiciaires hautement médiatisées.
6.
LE CAS DE GOOGLE BOOKS
En 2009, Google a développé la nouvelle application « Google
Books », laquelle a suscité la révolte auprès des auteurs et éditeurs et
ce, tant en Europe qu’aux États-Unis. Tout comme l’affaire précédente,
le cas de « Google Books » implique la protection des œuvres sur
Internet. Avant d’aborder cet aspect juridique, nous nous proposons
de brièvement présenter cette application controversée.
6.1
Bref rappel des faits
« Google Books » repose sur la numérisation, entamée depuis
2004, et la mise à disposition de contenus d’œuvres littéraires, permettant à l’internaute la recherche, la consultation, ainsi que, pour les
œuvres tombées dans le domaine public, le téléchargement d’œuvres
littéraires, le tout, gratuitement.
Cette immense bibliothèque virtuelle est présentée par Google
comme une formidable opportunité pour les auteurs et les éditeurs,
améliorant la visibilité et la promotion des œuvres, ainsi que leur
distribution, par le biais de liens pour acheter ou emprunter le livre
recherché.
Si la mise à disposition d’œuvres du domaine public ne semble
pas poser de difficulté, la situation apparaît différente pour les œuvres
protégées par le droit d’auteur, et ce, bien que dans ce cas, seuls des
extraits soient mis en ligne. En effet, Google a fait l’objet de deux
poursuites, l’une en France, l’autre aux États-Unis, en raison de cette
dernière situation.
68. Dans l’affaire Boring c. Google, Inc., 2:08-cv-00694-ARH, la firme américaine a
été poursuivie notamment pour atteinte au droit à la vie privée et empiètement
(« trespass »), en raison de la diffusion d’une photographie représentant la propriété privée des demandeurs, sur « Google Street View ». La requête a cependant
été rejetée, au motif que les demandeurs n’avaient pas rempli leur fardeau de
preuve.
Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes
6.2
397
Analyse
6.2.1 Poursuite en France
Par un jugement du 18 décembre 2009, le Tribunal de grande
instance de Paris69 a condamné la société américaine Google pour
avoir numérisé et rendu accessibles sur « Google Books » plusieurs
œuvres françaises sans l’autorisation préalable des défenderesses70.
À ce titre, il convient de souligner que le jugement ne porte que sur
une liste précise et bien identifiée de livres qui avait été établie par
un constat d’huissier pour initier la procédure.
Comme le rappelle le Tribunal, la numérisation d’une œuvre
« consistant en l’espèce à scanner l’intégralité des ouvrages dans un
format informatique donné, constitue une reproduction de l’œuvre
qui requiert, lorsque celle-ci est protégée, l’autorisation préalable de
l’auteur ou de ses ayants droit »71. Or, en l’espèce, Google n’a obtenu
aucune de ces autorisations.
Aussi, afin de pallier l’absence d’une telle autorisation, Google
se prévaut, dans un premier temps, de l’article 5 § 2 de la Convention
de Berne72 (en vertu duquel la loi applicable en matière de délits
commis sur Internet est celle du territoire sur lequel sont commis
les agissements litigieux), afin de bénéficier de l’application de la loi
américaine. Cet argument vise à permettre au géant américain de se
prévaloir de l’exception de « fair use ». Le Tribunal rejette toutefois
ce raisonnement, appliquant ainsi la loi française, au motif que, bien
que la numérisation des ouvrages en cause ait eu lieu aux États-Unis,
la France est le pays qui entretient les liens les plus étroits avec le
litige, notamment parce que le recours concerne des œuvres d’auteurs
français, numérisées pour être accessibles aux internautes français.
Dans un second temps, Google invoque l’exception de courte
citation, prévue par le droit français, selon laquelle l’auteur ne peut
interdire « les analyses et courtes citations justifiées par le caractère
critique, polémique, pédagogique, scientifique ou d’information de
69. Tribunal de Grande Instance de Paris, 3e chambre, 2e section, 18 décembre 2009.
70. Il s’agit de « La Martinière », le Syndicat National de l’Edition et l’organisation
représentant les auteurs (S.G.D.L.).
71. Tribunal de Grande Instance de Paris, précitée, note 69, p. 15.
72. « L’étendue de la protection ainsi que les moyens de recours garantis à l’auteur
pour sauvegarder ses droits se règlent exclusivement d’après la législation du
pays où la protection est réclamée. », Convention de Berne pour la protection des
œuvres littéraires et artistiques, disponible en ligne : http://www.wipo.int/treaties/
fr/ip/berne/trtdocs_wo001.html.
398
Les Cahiers de propriété intellectuelle
l’œuvre à laquelle elles sont incorporées »73. Cet argument n’est pas
plus retenu par le Tribunal, car les couvertures des œuvres concernées
sont communiquées au public dans leur intégralité et la reproduction
d’extraits des œuvres en cause selon un choix aléatoire ne poursuivent
aucun but d’information.
Pour ces raisons, le Tribunal considère que Google viole les
droits des demandeurs en numérisant et rendant accessibles plusieurs
de leurs œuvres. Au surplus, il retient que la compagnie américaine
porte atteinte à l’intégrité des œuvres concernées en affichant, sur le
site litigieux, des extraits tronqués, de façon aléatoire et sous forme
de bandeaux de papier déchirés.
La société Google est ainsi condamnée à verser 300 000 euros
en dommages-intérêts aux demanderesses et à cesser ses agissements
de contrefaçon, sous astreinte de 10 000 euros par jour de retard.
Cette décision peut cependant être renversée dans les mois à
venir, Google ayant interjeté appel de ce jugement le 21 janvier 2010.
Le géant américain estime en effet que le juge a erré dans la détermination du droit applicable et de l’application de l’exception de la
citation courte.
Malgré ce qui précède, les auteurs et éditeurs français souhaitent entamer un dialogue avec la firme américaine. En effet, ils
soutiennent ne pas être opposés à la numérisation des livres, pour
autant toutefois que leurs droits d’auteur soient respectés.
Par ailleurs, le ministre de la Culture français, Frédéric Mitterrand, souhaite entamer des pourparlers avec Google, en mars ou
avril 2010, au sujet de la numérisation des œuvres culturelles. Pour
le ministre, il est nécessaire que l’État garde la main sur ce dossier,
tout en reconnaissant la nécessité de numériser les œuvres pour
qu’elles deviennent accessibles à tous. Ces pourparlers surviendront
quelques semaines après la remise du rapport de Marc Tessier74, président d’une commission sur la numérisation des fonds patrimoniaux
des bibliothèques françaises (ci-après désignée la « Commission »).
La Commission avait pour mission d’analyser le cadre technique,
économique et juridique dans lequel s’inscrivent les accords et projets
d’accords passés entre la société Google et les bibliothèques françaises.
73. Code de la propriété intellectuelle, Première partie – La propriété littéraire et
artistique, article L. 122-5, 3.
74. « Rapport sur la numérisation du patrimoine écrit », remis par Marc Tessier au
ministre de la Culture et de la Communication le 12 janvier 2010 disponible en
ligne : http://www.culture.gouv.fr/culture/mrt/numerisation/fr/f_01.htm.
Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes
399
Cette analyse a été conduite dans une perspective de renforcement
de la présence et de l’accessibilité des œuvres du patrimoine écrit sur
l’internet. Au terme de son examen, la Commission proposait la mise
en œuvre d’un partenariat entre la firme américaine et la France, dans
le cadre de la numérisation des œuvres de la Bibliothèque nationale
de France.
6.2.2 Poursuite aux États-Unis
Par ailleurs, aux États-Unis, les associations de défense des
auteurs (« The Authors Guild ») et des éditeurs (« The Association of
American Publishers »), de même que des auteurs et éditeurs indépendants, ont également initié conjointement des recours judiciaires
contre la nouvelle application de Google75.
Le litige initié contre Google aux États-Unis a débouché sur
un accord conclu en contrepartie d’une indemnisation estimée à
125 millions de dollars américains, cette somme servant à la fois
à réparer l’atteinte aux droits pour les actes illicites d’exploitation
passés et à préparer la mise en place selon Google d’un « Registre
des droits du livre indépendant et à but non lucratif représentant les
auteurs, éditeurs et autres détenteurs de droits » ayant pour mission
de localiser les titulaires de droits et de leur garantir la rémunération
à laquelle ils ont droit dans le cadre de l’accord.
L’accord, qui doit encore être validé par la justice américaine,
ne comprend que les livres inscrits au United States Copyright Office
ou publiés au Royaume-Uni, en Australie et au Canada. Également,
l’accord prévoit que Google percevra 37 % des bénéfices liés à cette
exploitation, les auteurs et éditeurs en recevant 63 %.
En 2010, deux accords ont été soumis au ministère américain
de la Justice (ci-après désigné le « ministère »), mais aucun d’entre
eux n’a été entériné.
Le premier protocole d’accord, signé le 28 octobre 200976, n’a
pas reçu l’aval du ministère, celui-ci estimant que cette entente est
problématique en termes de respect du droit d’auteur et d’abus de
position dominante.
75. The Authors Guild, Inc. c. Google Inc., affaire 05 CV 8136.
76. « Settlement Agreement », disponible en ligne sous la rubrique « Accord de règlement d’origine » : http://books.google.com/booksrightsholders/agreement-contents.
html.
400
Les Cahiers de propriété intellectuelle
La deuxième mouture de cet accord77 a également essuyé un
refus des autorités américaines, le 5 février 2010. En effet, le ministère
note que : « despite the substantial progress reflected in the proposed
amended settlement agreement […] class certification, copyright
and antitrust issues remain »78. En outre, selon le ministère, l’accord
amendé confère toujours à Google des avantages significatifs et potentiellement anti-concurrentiels. En ce sens, si le ministère entérinait
l’accord sous cette forme, cela permettrait à « Google Books » d’être le
seul acteur sur le marché numérique avec les droits de distribution
et d’exploitation d’une grande variété de contenus dans de multiples
formats.
Compte tenu de la réponse du ministère, les parties à cet accord
avaient l’obligation de retourner à leurs tables de travail et de lui
soumettre une nouvelle proposition de règlement le 18 février 2010.
Dès le début de l’audience, le juge saisi du dossier a prévenu avoir
besoin de temps pour rendre sa décision, invoquant le besoin de garder
un esprit ouvert face à tous les arguments des différentes parties
concernées. Aussi, à ce jour, l’accord soumis en février 2010 n’avait
pas encore reçu l’approbation de la justice américaine.
6.2.3 Réponse européenne
En Europe, les pays sont divisés au sujet de l’accord américain,
car ce dernier ne semble pas tenir compte des législations européennes
en matière de numérisation de livres. En effet, Allemands, Français et
Italiens sont assez circonspects quant au projet de « Google Books ».
S’ils ne sont théoriquement pas opposés au principe de la numérisation des ouvrages, les nombreux ayants droit s’inquiètent de l’écart
législatif entre les États-Unis et l’Union européenne et notamment
des disparités existant au regard du droit moral.
Pour ces raisons, les pays de l’Union européenne ont demandé
à la Commission européenne, en mai 2009, d’évaluer les conséquences
économiques de « Google Books », craignant que l’application ne nuise
à l’industrie de l’édition européenne.
77. « Amended Settlement Agreement », disponible en ligne sous la rubrique
« Accord de règlement amendé » : http://books.google.com/booksrightsholders/
agreement-contents.html.
78. « Justice Department Submits Views on Amended Google Book Search Settlement », communiqué de presse émis par le Département de Justice des ÉtatsUnis, le 4 février 2010, disponible en ligne : http://www.justice.gov/opa/pr/2010/
February/10-opa-128.html.
Portrait de 2009 en quelques décisions intéressantes
401
Au terme de cette consultation la Commission européenne a
émis l’avis que le projet « Google Books » a le mérite d’amener les
pays européens à se questionner sur le patrimoine européen. Dès
lors, le défi pour les décideurs publics européens est d’assurer la mise
en place d’un cadre réglementaire favorisant un déploiement rapide
de services semblables à ceux que permettrait l’accord négocié aux
États-Unis et dont bénéficieront les Européens79.
La réponse concrète de la Commission européenne est la
mise sur pied, en novembre 2008, d’une bibliothèque numérique
européenne en ligne : « Europeana »80. Lancée en réponse à « Google
Books » qui ambitionne de numériser les documents des plus grandes
bibliothèques du monde, « Europeana » vise la mise en commun de
différentes ressources numériques des bibliothèques nationales des
États membres de l’Union européenne81. Toutefois, à la différence de
« Google Books », « Europeana » ne propose à ce jour que des œuvres
libres de droits.
6.3
Conclusion
Des développements précédents, il ressort que si « Google
Books » a attiré les foudres de plusieurs titulaires de droits à ses
débuts, la numérisation du patrimoine culturel charme cependant
plusieurs. Les négociations que souhaite entamer la France avec
le géant américain, tout comme la mise en place d’« Europena » et
l’accord entamé entre Google et certains ayants droit américains,
sont d’ailleurs des exemples criants de cette situation. Mais si ces
tentatives de numérisation séduisent, le respect préalable des droits
d’auteur demeure une condition sine qua non à leur mise en œuvre.
Malgré ce premier constat, il n’en demeure pas moins que la
Chine ne semble pas emboîter le pas des occidentaux. En effet, l’écrivaine Mian Mian a porté plainte contre le géant américain pour la
numérisation et la mise en ligne sans autorisation d’un de ses livres, le
roman « Acid House », en octobre dernier. En réponse, Google a affirmé
avoir retiré l’ouvrage de sa bibliothèque numérique. Le tribunal de
79. « L’Europe doit ouvrir un nouveau chapitre dans le domaine des livres numériques
et des droits d’auteur » : déclaration commune de Mme Reding et de M. Mc Creevy à
l’occasion des rencontres Google Books cette semaine à Bruxelles », Communiqué
de presse émis par la Commission européenne, le 7 septembre 2009, disponible
en ligne : http://europa.eu/rapid/pressReleasesAction.do?reference=MEMO/09/
376&format=HTML&aged=0&language=FR&guiLanguage=fr.
80. http://www.europeana.eu/portal/.
81. En 2009, tous les membres de l’UE sont parties prenantes dans le projet, sauf le
Royaume-Uni.
402
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Pékin saisi du litige ne s’est pas encore prononcé à ce sujet, invitant
plutôt les parties à trouver un terrain d’entente. L’auteure chinoise
n’est cependant pas la seule auteure à se plaindre des méthodes de
Google en Chine. Il semble en effet que la « China Written Works
Copyright Society » cherche à obtenir une compensation pour les
ouvrages numérisés sans autorisation par le géant américain.
PERSPECTIVES
Sous réserve de l’affaire concernant le Docteur Mailloux, les
décisions exposées présentent un droit d’auteur au cœur de nombreuses controverses, chacune mettant en lumière des titulaires de
droits soucieux de défendre leurs intérêts.
Les causes analysées présentent notamment des situations
complexes, mettant en cause des nouvelles technologies et des défis
de taille pour les titulaires de droits d’auteur.
Dès lors, le droit d’auteur semble être en pleine mutation et
l’attitude des titulaires de droits d’auteur apparaît également se
modifier. En effet, ces derniers semblent progressivement accepter
la large diffusion, ainsi que la numérisation de leurs œuvres sur
Internet, sous certaines conditions. Un tel comportement est-il une
réaction à l’inadéquation des textes législatifs ? Les législations sur
le droit d’auteur sont-elles inadaptées aux nouveaux médias ?
Certes, l’affaire de Claude Robinson et le Projet de loi C-59
témoignent de la pertinence d’une loi sur le droit d’auteur. Mais ces
deux affaires ne mettent pas en cause Internet. Dès lors, une question
se pose : comment le Canada82 réagira-t-il face aux nouvelles technologies ? Le Canada considérera-t-il les nouveaux médias comme
étant une menace pour les titulaires de droits d’auteur ou verra-t-il
plutôt ces technologies comme un outil favorable à la promotion de
son patrimoine culturel ?
Le débat reste ouvert et 2010 nous apportera peut-être la
réponse.
82. Le projet de loi C-32 a été déposé après la rédaction du présent article.
Vol. 22, nº 2
Cinq décisions importantes en droit des marques
Cinq décisions importantes de
l’année 2009 en droit des marques de
commerce
Jean-Philippe Mikus*
1. Glenora Distillers International Inc. c. Scotch Whisky
Association (Cour d’appel fédérale) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 406
2. Drolet c. Stiftung Gralsbotschaft et Fondation du
mouvement du Graal Canada (Cour fédérale) . . . . . . . . . . . . 409
3. Simpson Strong-Tie Company, Inc. c. Peak
Innovations Inc. (Cour fédérale) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 412
4. Princess Group Inc. c. Canadian Standards Association
(Cour fédérale) . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 416
5. Parfums de cœur, Ltd. c. Asta (Cour fédérale) . . . . . . . . . . . . . 418
© Jean-Philippe Mikus, 2010.
* LL.B. (Montréal), LLM (Cantab.), associé, Fasken, Martineau, DuMoulin
S.E.N.C.R.L., s.r.l., Montréal.
403
La moisson a été bonne en matière de marques de commerce
au cours de l’année 2009, mais ceci a rendu la tâche d’établir la liste
des décisions marquantes plus ardue. La Cour suprême ne s’est pas
commise en 2009 en droit des marques de commerce, mais la Cour
d’appel fédérale s’est jetée dans la mêlée à plusieurs reprises.
Nous ne retenons toutefois qu’un seul arrêt de la Cour d’appel
fédérale, soit l’arrêt Glenora Distillers International Inc. c. Scotch
Whisky Association1 qui est venu couronner une bataille épique
ayant pour but de déterminer si un producteur canadien de whisky
pouvait employer le préfixe GLEN- afin d’identifier ses produits. La
demande d’autorisation d’appel devant la Cour suprême du Canada
a été refusée dans ce dossier et l’arrêt de la Cour d’appel fédérale
constitue donc la fin de la saga.
La deuxième décision retenue nous plonge dans le monde
du mysticisme, alors que des adeptes du Mouvement du Graal s’affrontent pour déterminer qui a le droit de diffuser auprès du public
canadien les enseignements de son fondateur. Ce faisant, la Cour
fédérale dans l’affaire Drolet c. Stiftung Gralsbotschaft et Fondation
du mouvement du Graal Canada2 ouvre la voie à une réflexion
nouvelle en droit canadien au sujet de la protection des titres par le
droit des marques.
La Cour fédérale est aussi à l’honneur en raison de sa décision
dans l’affaire Simpson Strong-Tie Company, Inc. c. Peak Innovations
Inc.3. L’objet du litige peut paraître banal, soit l’enregistrement d’une
marque qui consiste simplement en une couleur appliquée à des
attaches pour planches de terrasses. Il s’agit d’une approche qui est
fréquemment employée pour revendiquer une protection par marque
de commerce et qui donne lieu, en l’espèce, à des débats au sujet de
la doctrine de fonctionnalité.
L’avant-dernière place au palmarès revient à l’affaire Princess
Group Ltd c. Canadian Standards Association4 qui met en scène les
1.
2.
3.
4.
Glenora Distillers International Inc. c. Scotch Whisky Association, 2009 CAF 16.
Drolet c. Stiftung Gralsbotschaft, 2009 CF 17.
Simpson Strong-Tie Company, Inc. c. Peak Innovations Inc., 2009 CF 1200.
Princess Group Ltd c. Canadian Standards Association, 2009 CF 926.
405
406
Les Cahiers de propriété intellectuelle
notoires marques officielles. Cette fois-ci la Cour fédérale se penche
sur les délais péremptoires pour contester la publication d’une marque
officielle.
La dernière étoile qui vient garnir notre revue du firmament
judiciaire en marques de commerce pour l’année 2009 est aussi une
décision de la Cour fédérale, cette fois-ci dans l’affaire Parfums de
Cœur, Ltd. c. Asta5. La Cour a été appelée à déterminer le sort d’un
enregistrement obtenu sur la base d’une déclaration d’usage erronée.
La Cour y établit des nuances quant à la nature des inexactitudes qui
peuvent donner ouverture à l’invalidité de l’enregistrement.
1.
GLENORA DISTILLERS INTERNATIONAL INC. C.
SCOTCH WHISKY ASSOCIATION (COUR D’APPEL
FÉDÉRALE)
Cet arrêt découle d’une procédure d’opposition initiée par
l’association des producteurs de whisky écossais contre la demande
d’enregistrement de la marque de commerce GLEN BRETON. Cette
demande vise du whisky de type « single malt » produit par une
distillerie de Nouvelle-Écosse, Glenora Distillers International Ltd.
Bien qu’il s’agisse d’un whisky ayant des caractéristiques similaires
à celles des whiskys écossais, Glenora ne peut le désigner comme
étant un « whisky écossais » ou même un « whisky de type écossais »
puisque ceci est interdit par l’article B.02.016 du Règlement sur les
aliments et drogues6.
La raison pour laquelle Glenora s’attire les foudres de l’association écossaise est que les marques de nombreux whiskys single
malt produits en Écosse comportent le préfixe GLEN-, par exemple
GLENFIDDICH, GLENMORANGIE, GLENLIVET, GLENDULLAN,
GLEN GARIOCH, etc. L’emploi du mot GLEN par Glenora est donc
perçu comme une manière indirecte de bénéficier de la réputation
internationale des producteurs de whisky écossais. Il s’agit bien ici
d’une réputation collective, puisque chaque producteur écossais est
propriétaire de sa propre variante comportant le préfixe GLEN-.
L’association n’est donc pas titulaire d’une marque GLEN dont elle
concéderait l’utilisation à ses membres.
Il était donc peu indiqué dans ce contexte de faire opposition en
revendiquant des droits de marque de commerce antérieurs possédés
par l’association. L’association écossaise s’est plutôt fondée sur une
5. Parfums de Cœur, Ltd. c. Asta, 2009 CF 21.
6. C.R.C., ch. 870.
Cinq décisions importantes en droit des marques
407
disposition peu fréquemment employée au Canada qui s’applique
potentiellement à des « marques » de nature collective. Il s’agit de l’article 10 de la Loi sur les marques de commerce qui empêche quiconque
d’adopter une « marque » désignant le genre, la qualité, la quantité,
la destination, la valeur, le lieu d’origine ou la date de production de
marchandises ou services de manière susceptible d’induire le public
en erreur. Cette « marque » doit avoir été établie par une pratique
commerciale ordinaire et authentique de manière à ce que le public
pertinent associe la « marque » à la caractéristique pertinente.
La Cour d’appel trace une distinction claire entre une « marque »
et une « marque de commerce », rappelant que l’article 2 de la Loi
sur les marques de commerce ne comporte aucune définition du mot
« marque ». Il va de soi qu’une « marque » au sens de l’article 10 ne
peut être une « marque de commerce » au sens de l’article 2 de la Loi
sur les marques de commerce, puisque cette dernière doit désigner
l’origine des marchandises ou services d’une seule personne, ou encore
des marchandises ou services d’origine différente, mais dont le contrôle des caractéristiques et qualités repose sur une seule personne. Ce
sera le cas même pour la marque de certification, puisque l’organisme
de certification impose les normes qui doivent être respectées par les
utilisateurs de la marque (la Cour d’appel fédérale semble s’égarer
à ce sujet en indiquant qu’une marque de certification n’est pas une
« marque de commerce » alors que c’est ce qui est expressément prévu
à l’article 2 de la Loi sur les marques de commerce).
Le juge de première instance n’avait eu aucune difficulté à
conclure en se fondant sur la preuve devant lui que le préfixe GLENétait reconnu au Canada comme signifiant un whisky d’origine
écossaise. Il a donc refusé la demande d’enregistrement en se fondant
sur l’article 10 de la Loi sur les marques de commerce.
La difficulté à laquelle l’association de producteurs écossais
a fait face en Cour d’appel fédérale est que le préfixe GLEN-, n’est
précisément qu’un préfixe. Il s’agit d’une composante de diverses
marques de commerce enregistrées ou non détenues par des membres
de l’association. Dans le cas de certaines marques de whisky il ne
s’agit pas d’un préfixe, mais bien d’un mot parmi d’autres formant
ensemble une marque de commerce (par exemple dans le cas de la
marque GLEN GARIOCH).
Le débat en Cour d’appel fédérale a gravité autour du concept
de « marque », plus particulièrement si une « marque » peut valablement être un élément d’un ensemble plus important. La jurisprudence
portant sur l’article 10 de la Loi sur les marques de commerce est
408
Les Cahiers de propriété intellectuelle
bien maigre, tout comme la jurisprudence portant sur la notion de
« marque » (par opposition à une « marque de commerce »). La Cour
s’est donc tournée vers une jurisprudence bien établie voulant qu’il
soit inapproprié de décortiquer une marque de commerce en ses
éléments constitutifs aux fins de déterminer s’il y a confusion, si elle
est clairement descriptive ou si elle est distinctive.
La Cour d’appel fédérale traduit cette jurisprudence dans le
contexte de l’article 10 de la Loi sur les marques de commerce en
énonçant que l’interdiction visée ne s’applique pas lorsque le mot
reproché n’est qu’un fragment d’un ensemble plus grand. Il ne s’agirait pas alors d’une « marque ». Il faut donc selon la Cour que le mot
en cause ait été employé distinctement par les distilleries écossaises
(donc que le mot « GLEN » apparaisse isolément sur des bouteilles)
pour donner naissance à un recours sous l’article 10 de la Loi sur les
marques de commerce.
Un facteur qui pousse la Cour en cette direction est le fait
que le mot GLEN- soit une composante de nombreuses marques
enregistrées – étant alors une marque faible. Ceci nous semble peu
pertinent dans le contexte de l’article 10 de la Loi sur les marques de
commerce, puisque par définition la « marque » visée fait l’objet d’une
utilisation généralisée dans l’industrie qui fait en sorte qu’elle désigne
clairement une caractéristique des marchandises ou du service. On ne
parle plus ici d’une marque faible, mais bien d’une marque générique
qui ne pourrait jamais être enregistrée à titre de marque de commerce.
On pourrait penser que ce que le législateur souhaitait éviter ici c’est
qu’une entreprise usurpe le terme générique afin de l’employer dans
un contexte qui trompe les consommateurs des produits. Ceci s’apparente beaucoup plus à l’infraction de commercialisation trompeuse
figurant à l’article 52 de la Loi sur la concurrence.
Il est fréquent de constater que des enregistrements de marques
de commerce comportent des mots génériques, ceci est particulièrement le cas lorsque l’étiquette complète d’un produit fait l’objet
d’une demande d’enregistrement. Il faudrait vraisemblablement aller
au-delà de la simple présence et examiner le contexte dans lequel le
mot est présenté. En l’espèce cependant, le mot GLEN constituait généralement une partie totalement intégrée d’une marque de commerce.
Même si cette étape avait été franchie, la Cour d’appel fédérale
aurait quand même permis l’enregistrement de la marque. En effet,
en considérant l’ensemble de la marque GLEN BRETON, celle-ci
n’aurait pas été interdite puisque le mot « GLEN » ne forme pas une
partie dominante de celle-ci. Le mot « BRETON » a donc été jugé suf-
Cinq décisions importantes en droit des marques
409
fisamment distinctif dans le contexte pour s’imposer comme élément
dominant. Cette approche crée une distinction avec l’infraction sous
l’article 52 de la Loi sur la concurrence, où le fait qu’un élément ne
soit pas dominant n’est pas nécessairement un obstacle, c’est plutôt
le fait que la représentation fausse résultant de l’élément porte sur
un point important aux yeux des consommateurs qui est au cœur des
préoccupations du tribunal.
La Cour justifie son approche en indiquant que de faire droit à
l’opposition compromettrait les marques des membres de l’association
puisque celles-ci seraient aussi interdites. Il est vrai que le libellé de
l’article 10 de la Loi sur les marques de commerce pourrait prêter à
une telle interprétation. Plutôt que d’interdire l’adoption du terme
à titre de marque de commerce lorsqu’il est susceptible d’induire le
public en erreur, cet article semble également interdire l’adoption pure
et simple à titre de marque de commerce. Une telle interprétation
aurait potentiellement pour effet d’empêcher un enregistrement
même si les marchandises en cause concordent bien avec le sens
de l’expression employée. Ceci aurait pu faire en sorte d’invalider
certains enregistrements d’étiquettes ou d’emballages comportant
des mots descriptifs reconnus par un usage commercial.
2.
DROLET C. STIFTUNG GRALSBOTSCHAFT ET
FONDATION DU MOUVEMENT DU GRAAL CANADA
(COUR FÉDÉRALE)
Cette décision fleuve de 278 paragraphes traite d’un différend
portant principalement sur le droit d’auteur entre un gestionnaire
et enseignant à la retraite, Yvon Drolet (ci-après : « Drolet »), et
une fondation qui est légataire des droits de propriété intellectuelle
d’Oskar Ernest Bernhardt (ci-après : « Bernhardt »). Celui-ci a publié
plusieurs livres entre 1923 et 1937 contenant ses réflexions spirituelles et donné naissance à un mouvement qui fait la promotion de ses
enseignements. Son principal ouvrage s’intitule Dans la lumière de
la vérité, mais l’ensemble de son œuvre, qui comporte de nombreuses
conférences, est désigné par l’expression « Le Message du Graal ».
Drolet était un des bénévoles impliqués dans les activités de la fondation au Canada et a été responsable du « Cercle du Graal » dans
la région de Québec avant qu’il ne se retire.
Le cœur du litige porte sur les activités de Drolet après son
départ du mouvement, alors qu’il a travaillé à établir une nouvelle
édition en langue française des écrits de Bernhardt, ceci au plus grand
désarroi de la fondation. La Cour a dû trancher à cet égard de la légalité
de cette publication à la lumière des règles de la Loi sur le droit d’auteur.
410
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Dans cette mer de droit d’auteur, un îlot intéressera toutefois
le praticien du droit des marques de commerce. Une des réclamations
de la fondation était fondée sur ses enregistrements des marques
ABD-RU-SHIN (le nom de plume de Bernhardt), un « A » stylisé
comportant la représentation d’un serpent, ainsi que la marque DANS
LA LUMIÈRE DE LA VÉRITÉ (de même que ses versions française
et allemande). C’est cette dernière marque qui nous intéressera
particulièrement. Ces enregistrements visent essentiellement des
œuvres littéraires et publications diverses ainsi que des présentations
publiques des œuvres et conférences. Puisque l’édition de Drolet
employait plusieurs de ces marques, il n’a eu d’autre choix que de
contester ces enregistrements.
Nous ferons grâce au lecteur de la majorité des reproches formulés à l’encontre de ces enregistrements, pour nous concentrer sur
deux d’entre eux. Le reproche le plus intéressant formulé par Drolet
à l’encontre des enregistrements de la marque DANS LA LUMIÈRE
DE LA VÉRITÉ (en français et en langue étrangère) est que le titre
d’une œuvre n’est tout simplement pas enregistrable, il est descriptif
du contenu de l’œuvre. L’inspiration de cette attaque provient, selon la
Cour, de la jurisprudence américaine qui a adopté une telle approche,
avec certaines nuances.
C’est bien une approche similaire qu’adopte la Cour. Elle effectue d’abord une analyse classique des mots « DANS LA LUMIÈRE
DE LA VÉRITÉ » afin de déterminer dans quelle mesure ceux-ci
amèneraient les lecteurs à croire dès la première impression qu’ils
désignent des caractéristiques des textes que l’on retrouve dans les
publications. La Cour admet qu’elle est incapable de tirer une telle
conclusion selon la balance des probabilités. C’est plutôt en raison du
fait que le titre est le seul moyen d’identifier le livre en cause. Le titre
serait, selon la Cour, « indissociable de l’œuvre elle-même ». Le raisonnement peut paraître surprenant, car il n’y a pas plus de moyen aisé
ou précis d’identifier de manière spécifique une chaise, un ordinateur,
une voiture ou un téléphone sans recourir à une marque de commerce.
Dans cette perspective, c’est comme si la Cour considérait que chaque
livre était une catégorie de marchandise complètement distincte des
milliers d’autres publications, même portant sur un sujet similaire.
C’est exactement l’approche qui avait été entreprise par l’ancêtre de la Cour d’appel du circuit fédéral aux Etats-Unis dans l’arrêt
In re Cooper7. Cette Cour avait tranché que le titre d’un livre (même
vendu à des milliers d’exemplaires) n’identifie en principe que le livre
7. In re Cooper, 254 F.2d 611 (CCPA, 1958).
Cinq décisions importantes en droit des marques
411
et aucunement la source du livre, c’est-à-dire l’éditeur ou l’imprimeur
qui l’a produit. Ceci, sans égard au caractère descriptif ou non du
titre à la lumière du contenu du livre. L’office des brevets et marques
de commerce américain a adopté cette position en prévoyant que du
moment qu’un titre s’applique à une série de livres, cette objection de
principe s’efface. Par contre, cet office ne se laissera pas convaincre
d’un caractère distinctif acquis par des ventes considérables. Ce n’est
toutefois pas l’approche des tribunaux américains lorsque l’éditeur de
livres tente de faire valoir que le titre constitue une marque d’usage.
On admettra alors qu’il peut y avoir un caractère distinctif acquis.
Comme le note la Cour fédérale, la Cour d’appel du circuit fédéral a
eu l’occasion récemment de se pencher à nouveau sur cette question
dans l’arrêt Herbko International Inc. c. Kappa Books, Inc.8. Cette
Cour a maintenu le cap et a tranché en l’espèce que le titre Crossword
Companion ne pouvait être une marque de commerce distinctive d’un
livre comportant essentiellement des mots croisés, non pas parce que
le titre avait un lien avec le contenu, mais tout simplement parce qu’il
s’agit du titre d’un livre.
La Cour adopte également une raison plus fondamentale de
refuser l’enregistrement d’un titre d’œuvre protégée qui est chère
aux tribunaux américains. Selon la Cour d’appel du circuit fédéral en
particulier, si une protection par le droit des marques de commerce
était accordée au titre d’une œuvre, ceci pourrait entraver l’emploi de
l’œuvre une fois que la période de protection prévue par la Loi sur le
droit d’auteur est expirée. En effet, il sera difficile pour toute personne
qui voudra publier une œuvre dans le domaine public d’éviter de
recourir à son titre. Cela peut se faire, mais elle aura de la difficulté
à rejoindre son public naturel.
Cette situation découle bien sûr du fait que les droits de
marque de commerce à l’égard de marchandises ou services peuvent
être perpétuels. Les registres des marques de commerce à travers le
monde regorgent d’ailleurs de noms d’œuvres, que ce soit de films,
de pièces de théâtre, de livres, de personnages de bande dessinée. On
peut donc valablement se demander si le raisonnement de la Cour
fédérale peut viser autre chose que les livres. L’expérience américaine
démontre que le registraire des marques de commerce et les tribunaux ont transposé cette approche à un grand nombre de produits
culturels, dont des comédies musicales, des films, etc. Ceci a également
été appliqué au personnage principal d’un livre pour enfants, même
si son nom apparaissait sur la page couverture du livre9 ; selon le
8. Herbko International Inc. c. Kappa Books, Inc., 308 F.3d 1156 (Fed. Cir., 2002).
9. In Re Caserta, 46 U.S.P.Q. 345 (TTAB, 1983).
412
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Trademark Trial and Appeal Board, dans cette affaire la fonction du
personnage dans le contexte de ce livre n’avait rien à voir avec un
rôle d’indicateur de source.
Il est donc à craindre que ce raisonnement fasse tache d’huile
au Canada. Pour le moment toutefois, nous n’avons pas connaissance
d’un énoncé de pratique du bureau des marques de commerce qui
reprenne cet aspect.
En terminant, la Cour a offert un meilleur traitement à l’enregistrement de la marque ABD-RU-SHIN, qui correspond au nom de
plume de Bernhardt. Cet enregistrement était attaqué précisément du
fait qu’il s’agissait d’un nom de plume, qui serait non enregistrable en
raison de l’alinéa 12(1) a) de la Loi sur les marques de commerce. Cette
disposition fait en sorte qu’un mot qui n’est « principalement » que le
nom ou le nom de famille d’un particulier vivant ou décédé dans les
trente années précédentes ne puisse être enregistré à titre de marque
de commerce (à moins de preuve d’une signification secondaire acquise
par son utilisation selon le paragraphe 12(2) de la Loi sur les marques
de commerce). La Cour conclut assez rapidement qu’un « nom » ou un
« nom de famille » ne comprend pas un pseudonyme qu’une personne
peut choisir d’adopter dans le cadre de certaines de ses activités. Ce
n’était toutefois pas le seul motif pour lequel le paragraphe 12(1)
de la Loi sur les marques de commerce ne s’appliquait pas. En effet,
Bernhardt était bien décédé depuis plus de trente ans et de plus,
selon la Cour, la perception du résidant canadien moyen des mots
relativement exotiques « ABD-RU-SHIN » serait clairement qu’il ne
s’agissait pas d’un nom ou d’un nom de famille.
3.
SIMPSON STRONG-TIE COMPANY, INC. C. PEAK
INNOVATIONS INC. (COUR FÉDÉRALE)
Il est de commune renommée que les véritables marques
tridimensionnelles consistant en la forme d’une partie ou de la
totalité de la surface d’un produit ou de son emballage, autrement
appelées « signes distinctifs » en vertu de la Loi sur les marques de
commerce, sont particulièrement difficiles à enregistrer depuis un
avis de pratique émis par le registraire des marques de commerce
en décembre 2000. Cet avis de pratique est toutefois plus clément
à l’égard des marques bidimensionnelles appliquées sur la surface
visible d’un produit ou de son emballage, pour autant que le dessin
indique clairement à l’aide de lignes pointillées que le produit ou
son emballage n’est pas revendiqué aux fins de l’enregistrement. Il
s’agit alors d’une disposition particulière d’une marque sur la surface
tridimensionnelle d’un objet qui est revendiquée. C’est de ce type
Cinq décisions importantes en droit des marques
413
de marque de commerce dont il est question dans l’affaire Simpson
Strong-Tie Company, Inc. c. Peak Innovations Inc. portée devant
la Cour fédérale. Dans le cadre de cet appel de deux décisions de la
Commission des oppositions de marques de commerce, il est question
non pas d’un logo appliqué à un objet, mais plutôt une couleur verte
ou vert grisâtre (PANTONE 5635C) appliquée à l’ensemble de la
surface de quincaillerie employée dans la construction de terrasses.
L’opposante Simpson Strong-Tie Company a fait valoir une
panoplie considérable de motifs d’opposition devant la Commission
des oppositions de marques de commerce et devant la Cour fédérale
afin de contester le droit à l’enregistrement d’une telle marque. Nous
ne nous intéresserons pas aux motifs d’opposition liés à la confusion
alléguée avec d’autres enregistrements de marques et marques
d’usage de tiers et de l’opposante Simpson Strong-Tie Company ainsi
qu’au motif d’inexactitude de la date de premier emploi. Ces motifs
ont été écartés sans trop d’hésitation par les deux instances et le
raisonnement des décideurs ne sont pas particulièrement éclairants.
Il est plus intéressant dans le contexte de ce type de marque
d’examiner ce qui a poussé à la fois la Cour fédérale et la Commission
des oppositions à écarter les motifs fondés sur l’absence de caractère
distinctif de la marque, le caractère utilitaire de la couleur et de la
forme et le caractère clairement descriptif de la couleur et, enfin, le fait
que la marque revendiquée serait un « signe distinctif » ou ne serait
pas représentée de manière adéquate dans le cadre de la demande
d’enregistrement.
En ce qui a trait au caractère distinctif, Simpson Strong-Tie
Company faisait valoir qu’une autre compagnie avait vendu des pieux
métalliques permettant de fixer des poteaux de clôture au sol auxquels
la couleur verte avait été appliquée.
La Cour fédérale a fait peu de cas de cette preuve pour deux raisons. D’abord, la Cour n’avait pas de preuve que les pieux verts avaient
été vendus avant la date pertinente, c’est-à-dire pour ce motif d’opposition la date de la déclaration d’opposition. Ensuite, elle a considéré
que les attaches de terrasse et les pieux à clôture étaient des produits
« très différents » faisant en sorte que l’emploi de la couleur verte à
l’égard des pieux ne minerait pas le caractère distinctif de la marque
de Peak Innovations Inc. au point de la rendre non enregistrable.
Simpson Strong-Tie Company a également apporté la preuve que
d’autres manufacturiers de quincaillerie (y compris pour des attaches
de terrasses) appliquent aussi une couleur (pas toutefois un vert ou
un vert grisâtre) à la totalité de la surface visible de leurs produits. La
414
Les Cahiers de propriété intellectuelle
généralisation d’une telle technique dans l’industrie de la construction
et de la rénovation n’a pas fait sourciller la Cour fédérale. Plutôt que de
considérer que cette généralisation démontrait que les consommateurs
n’associent pas l’application d’une couleur à un manufacturier spécifique, la Cour a conclu simplement qu’aucun autre manufacturier n’avait
choisi d’appliquer une couleur verte ou vert grisâtre à ses produits et
qu’à ce titre Peak Innovations Inc. se distinguait.
En appel devant la Cour fédérale, Simpson Strong-Tie Company a cherché à amplifier (considérablement aux yeux de la Cour
fédérale) son motif d’opposition fondé sur l’absence de caractère
distinctif. Au lieu de se limiter à faire valoir que l’emploi par des tiers
faisait en sorte qu’il n’y ait pas de caractère distinctif, elle souhaitait
faire valoir que, de par sa nature (une couleur appliquée à la totalité
de la surface d’un produit), la marque de Peak Innovations Inc. ne
pouvait être distinctive. Simpson Strong-Tie Company aurait vraisemblablement fait valoir dans cette optique que les consommateurs
ne se fient aucunement à la couleur d’un produit pour déterminer
son origine. La déclaration d’opposition adressée au registraire des
marques de commerce ne faisait aucune mention de cette saveur
particulière d’objection et la Cour fédérale a jugé à cet égard qu’il
n’était plus possible d’ajouter un motif d’opposition (même s’il était
voisin d’un autre motif d’opposition).
Un autre angle d’attaque de Simpson Strong-Tie Company
était tout de même assez voisin. Elle prétendait devant la Commission
des oppositions de marques de commerce ainsi que devant la Cour
fédérale que la couleur verte (ou vert grisâtre selon le cas) était soit
clairement descriptive d’une caractéristique ou qualité du produit ou
encore était purement (ou principalement) fonctionnelle. La Commission avait rejeté cet argument en faisant référence à la décision du
juge Strayer de la Cour fédérale dans l’affaire Smith Kline & French
Canada Ltd. c. Registraire des marques de commerce10, où il avait été
question d’une marque consistant en une couleur appliquée à l’ensemble d’un comprimé de médicament traitant les ulcères gastriques. La
Cour avait estimé que rien dans la Loi sur les marques de commerce
n’interdisait l’enregistrement de marques consistant en une couleur
appliquée à un produit, par opposition à une revendication de marque
de commerce dans une couleur sans lien à un objet particulier.
Aucune preuve du caractère soi-disant fonctionnel ou clairement descriptif de l’application d’une couleur aux attaches de
10. Smith Kline & French Canada Ltd. c. Registraire des marques de commerce, [1987]
2 C.F. 633 (aux présentes : « Smith Kline and French »).
Cinq décisions importantes en droit des marques
415
terrasses n’avait été soumise au registraire. Ce vide a été comblé en
appel devant la Cour fédérale, principalement en référant à des interrogatoires d’un représentant de Peak Innovations Inc. qui a indiqué
que la couleur verte résultait d’un traitement destiné à accroître la
longévité du produit en inhibant la rouille. La prétention était donc
que la « marque » revendiquée était une protection contre la rouille
et ne servait aucunement à distinguer les produits mis sur le marché
de ceux des autres commerçants.
La Cour s’est aussi fondée sur l’affaire Smith Kline & French
en faisant remarquer qu’en l’espèce la couleur verte n’était pas la
couleur d’un ingrédient nécessaire ou même utile aux fins de protéger les attaches contre la rouille. Au contraire, la couleur verte
était une coloration à la substance employée comme traitement
antirouille. Toute une variété de couleurs pouvait être intégrée au
traitement contre la rouille, sans affecter la qualité du traitement. Il
est intéressant de relever que la Cour se demande dans le corps de
ses motifs si la couleur est « principalement » fonctionnelle, plutôt que
de se demander si la couleur est « purement » fonctionnelle comme
l’annonce le titre de cette partie du jugement. Ceci démontre bien
le flottement qui existe en ce moment en matière de fonctionnalité,
bien que ce flottement ne pouvait avoir d’impact significatif dans le
cadre de cette affaire.
Ce succès sur le front de la fonctionnalité et du caractère
clairement descriptif ne laisse pas nécessairement présager que
l’argument d’absence de caractère distinctif aurait été rejeté par la
Cour fédérale. D’ailleurs, le juge Strayer dans l’affaire Smith Kline &
French faisait remarquer que la question du caractère distinctif d’une
couleur appliquée à la surface complète d’un objet pourrait se révéler
être un obstacle important à l’enregistrement, sans toutefois trancher
cette question puisqu’elle n’était pas soulevée devant lui. Une décision
plus récente illustre bien qu’une attaque portant sur le caractère
distinctif peut avoir du mordant. En effet, dans l’affaire Apotex Inc. c.
Registraire des marques de commerce11 la Cour a jugé que des formes
colorées en mauve sur un appareil médical (un inhalateur contenant
des médicaments servant à traiter l’asthme notamment) ne servaient
pas à distinguer les marchandises de celles d’autres commerçants,
notamment en raison de la présence de marques verbales qui assumaient cette fonction.
Un autre motif d’opposition plaidé en appel devant la Cour
fédérale était que la marque revendiquée était en fait un « signe dis11. Apotex Inc. c. Registraire des marques de commerce, 2010 FC 291.
416
Les Cahiers de propriété intellectuelle
tinctif » au sens de l’article 2 de la Loi sur les marques de commerce,
qui signifie entre autres un « mode d’envelopper ou d’empaqueter
des marchandises » employé pour distinguer ou de façon à distinguer
ceux-ci de marchandises vendues par d’autres. Une telle qualification
aurait servi les intérêts de Simpson Strong-Tie Company Inc. puisque
le régime particulier propre à l’enregistrement de signes distinctifs à
l’article 13 de la Loi sur les marques de commerce fait en sorte qu’un
caractère distinctif doit être acquis avant la date de la demande d’enregistrement et démontré à la satisfaction du registraire. Un témoin
de Peak Innovations Inc. avait eu la malheureuse idée de déclarer
que la couleur « enveloppait » en quelque sorte les attaches, donnant
ainsi des munitions à la partie adverse. La Cour a cependant encore
tracé une distinction entre la substance qui enrobe les attaches de
terrasses et la couleur de cette substance. Ce n’est pas la poudre qui
enrobe le produit qui est revendiquée, mais bien la coloration du
produit qui en résultait.
Le dernier motif d’opposition que nous examinerons est un
motif de non-conformité à l’article 30 de la Loi sur les marques de commerce qui décrit les exigences formelles auxquelles doit répondre une
demande de marque de commerce. Le reproche plus particulier vise
l’alinéa h) de cet article, qui exige que la représentation de la marque
doit être « exacte ». En somme, on reproche à Peak Innovations Inc.
de ne pas avoir indiqué les dimensions de l’objet sur lequel la couleur
est appliquée. La Cour fait d’abord valoir que l’alinéa 30 h) ne fait
aucune référence aux dimensions de la marque de commerce ou, par
extension, de tout objet qui arborerait la marque. Simpson Strong-Tie
Company a aussi tenté en appel de faire valoir que la représentation
de la marque était incomplète puisqu’elle ne comprenait pas une
vue arrière de la pièce sur laquelle la couleur était apposée. Nous
n’aurons pas de réponse à cette question à court terme, car la Cour a
considéré qu’il s’agissait d’un motif d’opposition nouveau qui n’avait
pas été soulevé devant la Commission des oppositions de marques de
commerce. Elle l’a donc écarté pour ce motif procédural sans exprimer
d’opinion sur ce nouveau motif d’opposition.
4.
PRINCESS GROUP INC. C. CANADIAN STANDARDS
ASSOCIATION (COUR FÉDÉRALE)
Cette décision est une page de plus dans le feuilleton des
marques officielles. Plusieurs décisions et arrêts ont fusé avant que
les tribunaux déterminent que la publication d’une marque officielle
en vertu de l’article 9 de la Loi sur les marques de commerce doit se
faire par voie d’une demande de contrôle judiciaire. Le hic, c’est que
Cinq décisions importantes en droit des marques
417
l’article 18.1 de la Loi sur les cours fédérales12 prévoit qu’une demande
de contrôle judiciaire doit être présentée dans les trente jours de la
première communication à la partie concernée de la décision du registraire, à moins qu’un juge de la Cour fédérale n’accepte d’accorder un
délai supplémentaire. L’impact considérable des marques officielles
en raison de leur extension automatique à tous les champs d’activité
fait en sorte que tôt ou tard une entreprise aura maille à partir
avec le titulaire de la marque officielle si un consentement n’est pas
envisageable. Une telle situation pourrait théoriquement survenir
dans les trente jours de la publication de la marque officielle, mais
il est beaucoup plus probable qu’elles surviennent plusieurs mois ou
années après la publication.
La prolongation des délais pour intenter une demande de
contrôle judiciaire de la décision du registraire de publier une marque
officielle est donc un thème récurrent. La décision Princess Group Inc.
c. Canadian Standards Association montre un exemple extrême de ce
genre de situation. Dans cette affaire, le registraire des marques de
commerce avait publié en 1982 la marque CSA (sous forme figurative)
à la demande de l’Association canadienne de normalisation. Au mois
d’avril 2009, l’Association canadienne de normalisation a intenté une
action en justice contre Princess Group Inc. alléguant la contrefaçon
de marques enregistrées, mais également l’emploi illégal de la marque
officielle figurative CSA, celle-là même qui avait été publiée en 1982.
On comprend que la défenderesse Princess Group Inc. n’avait pas
porté d’attention particulière au registre des marques de commerce
au fil des ans et apprenait donc 27 ans plus tard l’existence de cette
marque officielle.
Trente-huit jours après la signification de l’action en justice,
Princess Group Inc. déposait une défense dans le cadre de laquelle
elle demandait le contrôle judiciaire de la décision de publier la
marque officielle. Deux questions se posaient donc. D’abord, la Cour
devait trancher si l’écoulement de 27 ans mettait l’Association de la
normalisation canadienne à l’abri de la contestation judiciaire de sa
marque officielle et, ensuite, si le fait d’avoir excédé de huit jours le
délai de trente jours de sa connaissance de la marque officielle faisait
en sorte que Princess Group Inc. était forclose de soulever l’illégalité
de la publication de la marque officielle.
L’Association de normalisation canadienne soulevait que des
mises en demeure avaient été transmises dès 2007 alléguant la
contrefaçon de ses marques de commerce enregistrées et que ceci
12. L.R.C. 1985, ch. F-7.
418
Les Cahiers de propriété intellectuelle
aurait dû mettre la puce à l’oreille de Princess Group Inc. La Cour
rejette cette prétention en faisant valoir que la décision du registraire
de publier la marque officielle de cette association en 1982 n’avait
jamais été communiquée à la défenderesse Princess Group Inc. La
Cour établit donc que le simple fait de la publication dans le Journal
des marques de commerce ne laisse pas présumer que toute entreprise
canadienne a connaissance de la marque officielle. Le protonotaire
de la Cour fédérale avait pris une approche différente en indiquant
qu’une entreprise n’avait aucun intérêt juridique lui permettant de
contester la décision du registraire tant que la marque officielle ne
lui était pas opposée. Cette approche n’est pas endossée par la Cour
fédérale et on peut se demander ce qui adviendra si une partie a
connaissance de la publication d’une marque officielle sans que celle-ci
ne lui soit opposée, y a-t-il alors début du décompte de trente jours ?
À tout le moins, la Cour indique que Princess Group Inc. n’a pas le
devoir de faire des recherches afin de déterminer si une partie qui
allègue un enregistrement de marque de commerce n’aurait pas par
hasard aussi dans sa manche une marque officielle.
Il demeure donc par la suite la question des huit jours excédentaires avant de signifier une défense demandant le contrôle judiciaire
de la décision du registraire. La Cour applique à cet égard les facteurs
traditionnels retenus par la jurisprudence afin de la guider dans
l’exercice de son pouvoir discrétionnaire de relever une partie de son
défaut de procéder à l’intérieur du délai de trente jours, notamment
si la partie qui souhaite être relevée de son défaut a une cause d’un
certain mérite, si la partie adverse subit un quelconque préjudice en
raison du retard et si la partie a démontré une intention continue de
faire valoir ses droits. La Cour tient compte du fait que le mode par
lequel une partie conteste une marque officielle est plutôt mystérieux
au premier abord, faisant en sorte de justifier plus facilement un
retard à procéder.
5.
PARFUMS DE CŒUR, LTD. C. ASTA (COUR
FÉDÉRALE)
L’enregistrement de marques de commerce au Canada nécessite
de nombreuses représentations au sujet de l’emploi d’une marque de
commerce ou de l’intention d’employer une marque. Tout d’abord, l’article 30 de la Loi sur les marques de commerce exige qu’une demande
d’enregistrement indique les marchandises et services à l’égard desquels la marque est employée (que ce soit au Canada ou à l’étranger si
le fondement de l’enregistrement au Canada est un certificat étranger)
ou à l’égard desquels il y a une intention de l’employer. Même à ce
Cinq décisions importantes en droit des marques
419
dernier égard, une déclaration d’emploi doit faire valoir que l’emploi a
débuté avant que le registraire émette le certificat d’enregistrement.
Ce sont autant d’occasions où des réponses erronées peuvent être placées au dossier de poursuite, particulièrement lorsque l’état déclaratif
des marchandises et services est très important. De telles complications sont inconnues dans plusieurs systèmes étrangers (notamment
en Europe), où l’emploi de la marque est une considération qui ne
jouera que plusieurs années après l’émission du certificat d’enregistrement. Cela simplifie grandement le processus d’enregistrement ;
trop, d’aucuns diront, mais là n’est pas notre propos.
Dans l’affaire Parfums de cœur, Ltd. c. Asta, Christopher Asta
(ci-après : « Asta ») avait obtenu l’enregistrement de la marque BOD
en liaison avec des marchandises destinées au « soin des cheveux »,
au « soin de la peau » et au soin du corps, de même que des produits
cosmétiques. Chaque catégorie générale de marchandises était précisée en énonçant une série de marchandises plus spécifiques. Comme
la demande d’enregistrement en 1999 était faite sur fondement d’une
intention d’employer la marque BOD en liaison avec l’ensemble de
ces marchandises, le registraire des marques de commerce a exigé
que Asta produise une déclaration d’emploi. Il s’est exécuté en 2004,
déclarant que l’emploi avait débuté à l’égard de toutes les marchandises énumérées dans la demande d’enregistrement de marque de
commerce. L’enregistrement a été délivré peu de temps après.
Parfums de cœur, Ltd. est une société qui a amorcé un emploi
de la marque BOD MAN au Canada en 2002, soit avant le début de
l’emploi de la marque BOD par Asta, mais après la date à laquelle
Asta avait déposé sa demande d’enregistrement. Parfums de cœur,
Ltd. avait donc nettement intérêt à contester la validité de l’enregistrement de Asta, puisque ceci ferait normalement en sorte de lui accorder la priorité au Canada en raison de son usage antérieur. Parfums
de cœur, Ltd. a d’abord avisé Asta de son intention de contester son
enregistrement. Ceci a donné lieu très rapidement à un amendement
à la demande d’enregistrement afin de clarifier que le véritable emploi
de la marque BOD par Asta se limitait aux marchandises portant sur
le « soin des cheveux, à savoir shampooing, revitalisant ».
Parfums de cœur, Ltd. a tenu parole et a déposé en Cour
fédérale une action en justice ayant pour objet de faire biffer l’enregistrement de la marque BOD possédé par Asta (après l’amendement
ayant donné lieu à une réduction considérable de l’état déclaratif
des marchandises et services). La Cour devait donc trancher si la
déclaration d’usage erronée produite par Asta avait eu pour effet de
vicier irrémédiablement l’enregistrement de marque.
420
Les Cahiers de propriété intellectuelle
La Cour fédérale a traité d’abord de la date à laquelle la
validité de l’enregistrement doit être considérée. Elle tranche que
cette appréciation doit se faire à la date de la demande de radiation
de l’enregistrement, ce qui n’est pas sans conséquence pour le sort
du litige. Comme Asta avait amendé son certificat d’enregistrement
avant que Parfums de cœur, Ltd. ne dépose son action en justice, la
Cour ne semble pas avoir tenu compte des déclarations erronées de
celui-ci en suivant cette logique.
Le juge convient que l’enregistrement d’origine de Asta contenait de fausses déclarations importantes qui auraient normalement
donné ouverture à l’annulation de l’enregistrement selon les critères
établis par l’arrêt General Motors du Canada c. Moteurs Décarie
Inc.13, mais elles devenaient sans conséquence puisque toutes les
marchandises visées par une fausse déclaration avaient été éliminées
de l’enregistrement. Parfums de cœur, Ltd. préconisait toutefois une
approche similaire à celle du droit américain à l’époque des plaidoiries
qui allaient au-delà en invoquant qu’un enregistrement affecté d’un
tel vice devait être annulé dans sa totalité, même quant aux parties
de celui-ci qui n’avaient pas été obtenues sur la base de fausses déclarations. En rétrospective, l’approche entreprise par la Cour fédérale
dans cette affaire aura été sage compte tenu du fait que la Cour
d’appel du circuit fédéral a renversé cette jurisprudence américaine
au mois d’août 2009 dans l’affaire In re Bose Corporation14. Du coup,
cette Cour d’appel a relevé la barre afin d’obtenir l’annulation d’un
enregistrement. Une annulation totale d’un enregistrement ne peut
dorénavant être obtenue sur fondement d’une représentation inexacte
par manque d’attention sans intention d’induire en erreur.
Le juge rappelle toutefois que si l’existence d’une déclaration
intentionnellement fausse dans le but d’obtenir l’enregistrement
d’une marque de commerce est démontrée, il peut y avoir ouverture
à l’annulation de l’enregistrement dans sa totalité. Ceci ne règle
pas complètement la question puisqu’il faudra déterminer l’impact
d’un amendement d’un enregistrement afin d’éliminer tout ce qui
est vicié par la fausse déclaration intentionnelle. La Cour semblait
indiquer que l’enregistrement doit être pris dans l’état où il se trouve
au moment de l’introduction de l’action en annulation et une partie
pourrait faire valoir que l’enregistrement expurgé des parties visées
par de fausses déclarations intentionnelles survivra.
13. General Motors du Canada c. Moteurs Décarie Inc., [2001] 1 C.F. 665 (C.A.F.).
14. In re Bose Corporation, 2009 U.S. App. LEXIS 19658 (Fed. Cir.).
Vol. 22, nº 2
Cinq décisions ayant marqué les technologies de l’information
Pentacles et Pentiums
Cinq décisions ayant marqué
le droit des technologies de
l’information en 2009
Nicolas Vermeys*
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 423
1. Bishop c. Minichiello : disques durs et troubles
de sommeil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 424
2. Crookes c. Newton : pour en finir avec les hyperliens . . . . . . . 428
3. Leduc c. Roman ; Wice c. The Dominion of Canada
General Insurance Company et Schuster c. Royal &
Insurance Company of Canada : la trilogie
« Facebookienne » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 432
4. Ville de Montréal c. Bolduc : une signature sous tout
autre nom… . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 436
5. York University c. Bell Canada Enterprises : quand
Norwich arrive sur le Web . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 439
Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 444
© Nicolas Vermeys, 2010.
* Avocat et CISSP, directeur adjoint du Laboratoire sur la cyberjustice.
421
INTRODUCTION
Commenter les cinq décisions ayant le plus marqué le droit
des technologies de l’information au cours de la dernière année ; voilà
en quelques mots la mission m’ayant été confiée par les éditeurs des
Cahiers de propriété intellectuelle. Pourtant, malgré la séduisante
simplicité de cette prémisse, poursuivre cette tradition récemment
initiée par mon collègue Vincent Gautrais représente un mandat particulièrement complexe. D’abord, puisqu’il s’agit d’un exercice prédictif
et manifestement suggestif : il faut un certain niveau de clairvoyance
(voire d’arrogance) pour prétendre être à même d’établir l’importance
relative qu’aura une décision dans les annales de l’histoire juridique.
Ensuite, parce que la jurisprudence semble lentement rattraper le
retard qu’accuse le droit par rapport aux technologies. En effet, le
volume de décisions abordant de près ou de loin le droit des technologies de l’information semble croître de façon exponentielle, ce qui
rend toute tentative d’exhaustivité dans leur identification plus ardue
que par les années précédentes. En effet, si les discussions relatives
au droit des technologies de l’information se limitaient autrefois à
des échanges entre avocats « technologues », le survol jurisprudentiel
effectué permet d’affirmer que des considérations technologiques se
sont aujourd’hui infiltrées dans toutes les sphères du droit : obligations, preuve, propriété intellectuelle, etc.
Cette observation nous pousse d’ailleurs à soumettre qu’il
nous faut cesser d’envisager le droit des technologies de l’information
comme constituant un ensemble monolithique de concepts propres
à l’environnement numérique. À cette fin, le titre du présent commentaire, au-delà de l’évidente allitération autour du chiffre « 5 », se
veut réflectif. Le pentacle, « figure géométrique tendant à exprimer
une structure universelle »1 associée au mysticisme et à l’inconnu,
est présenté comme une métaphore de cette vision dépassée d’un
cadre législatif autonome propre aux technologies de l’information.
Cette conception surannée du droit des technologies de l’information
se doit, au même titre que le Pentium – technologie associée aux
premiers balbutiements du Web et, par le fait même, à l’éclosion de ce
droit « nouveau » – d’être remplacée par un modèle plus ouvert, plus
1. http://www.granddictionnaire.com.
423
424
Les Cahiers de propriété intellectuelle
« réseauté » et permettant une meilleure intégration des technologies
dans les divers domaines juridiques.
C’est avec cette vision que le palmarès ci-dessous est soumis.
S’il est fort probable que les décisions choisies ne feront pas l’unanimité quant à leur classification dans le « top 5 » de l’année 2009,
il demeure qu’elles apportent chacune une pièce au casse-tête que
constitue l’amalgamation de notre droit « classique » et des technologies de l’information. Par ordre alphabétique, il s’agit de :
– Bishop c. Minichiello (2009 BCSC 358), une décision de la Cour
suprême de la Colombie-Britannique sur les critères à remplir
pour forcer la production en preuve d’un disque dur ;
– Crookes c. Newton (2009 BCCA 392), une décision de la Cour
d’appel de la Colombie-Britannique relative à la responsabilité
quant au contenu d’un site accessible par hyperlien ;
– Leduc c. Roman (2009 CanLII 6838) ; Wice c. The Dominion
of Canada General Insurance Company (2009 CanLII 36310)
et Schuster c. Royal & Insurance Company of Canada (2009
CanLII 58971), une trilogie de décisions complémentaires de
la Cour supérieure de l’Ontario sur la divulgation obligatoire
du contenu d’un compte Facebook ;
– Ville de Montréal c. Bolduc (2009 CanLII 30774), une décision
de la Cour municipale de la Ville de Montréal quant à la notion
de signature électronique ; et
– York University c. Bell Canada Enterprises (2009 CanLII
46447), une décision de la Cour supérieure de l’Ontario quant
à la divulgation, par un intermédiaire, de l’identité d’un tiers
diffamateur.
1.
BISHOP C. MINICHIELLO : DISQUES DURS ET
TROUBLES DE SOMMEIL
Nous débutons notre rétrospective avec la décision britannocolombienne Bishop c. Minichiello2. Dans cette affaire, le demandeur,
suite à un accident automobile causé par le défendeur, prétend souffrir
de fatigue chronique. Le défendeur, de son côté, est plutôt d’avis que
la fatigue du demandeur est causée par une surutilisation du site de
réseautage Facebook et non par l’accident en question. Afin d’établir
le bien-fondé de sa position, le défendeur demande que le disque dur
de l’ordinateur du demandeur soit déposé au dossier. L’objectif avoué
2. 2009 BCSC 358.
Cinq décisions ayant marqué les technologies de l’information
425
de cette requête est de faire analyser le disque dur par un tiers afin
d’établir le nombre d’heures passées sur Facebook par le demandeur
entre 23 h et 5 h.
Cette demande soulève deux principales questions, la première
visant la vie privée des autres utilisateurs de l’ordinateur (il s’agit
de l’ordinateur familial) et la deuxième, touchant la qualification
juridique d’un disque dur, à savoir s’il s’agit d’un « document ».
La première question est évacuée assez rapidement puisqu’il
est admis que seul le demandeur utilise l’ordinateur familial durant
les heures visées et que seules ces données seront communiquées au
défendeur. Afin d’assurer ceci, la Cour ordonne la nomination d’un
expert indépendant :
privacy concerns are not at issue because the order sought is
so narrow that it does not have the potential to unnecessarily delve into private aspects of the plaintiff’s life. In saying
that, I recognize the concern of the plaintiff that to isolate the
information the defence does seek, its expert may well have
consequent access to irrelevant information or that over which
other family members may claim privilege. For that reason, I
direct that the parties agree on an independent expert to review
the hard drive of the plaintiff’s family computer and isolate
and produce to counsel for the defendant and counsel for the
plaintiff the information sought.3
La deuxième question – soit l’application du terme « document » à un disque dur – fait, quant à elle, l’objet d’une analyse
particulièrement étoffée. En effet, seuls les « documents », au sens
du paragraphe 1(8) des Supreme Court Rules4, doivent être communiqués à la partie adverse en vertu de l’article 26 des mêmes règles.
Selon cette disposition, la notion de document « has an extended
meaning and includes a photograph, film, recording of sound, any
record of a permanent or semi-permanent character and any information recorded or stored by means of any device ».
La Cour, bien qu’elle admette d’emblée qu’un document électronique puisse être qualifié de document au sens de l’article précité,
refuse d’étendre cette adéquation au support que constitue le disque
dur d’un ordinateur. Le juge Melnick, après un survol de la jurispru-
3. Bishop (C.S.), par. 57.
4. B.C. Reg. 221/90.
426
Les Cahiers de propriété intellectuelle
dence pertinente à cet effet5, assimile plutôt ce support à un classeur,
reprenant ainsi l’analogie effectuée dans Northwest Mettech Corp.
c. Metcon Services Ltd.6, puis citée avec approbation dans Roeske c.
Grady7 :
In my view the plaintiff is not entitled to production of the hard
drive itself. They are entitled to production of only the relevant
electronic data which is resident on that hard drive. As I
understand it, a computer hard drive is simply a medium on
which data is stored on a semi-permanent basis in the form of
electronic impulses. It may be thought of as an electronic filing
cabinet which contains electronic files, each of which in turn
contains electronic documents. The defendants are obliged to
list all relevant documents of whatever form (including electronic documents resident on computer hard drives). In my
view they are not required to list the entire contents of nor are
they required to produce their entire electronic filing cabinet
any more than a party is required to list or to produce the
complete contents of its steel filing cabinets which house documents which are in paper format. In my view the plaintiff has
not shown any proper basis to require production of the actual
hard drive. The plaintiff is entitled to know with certainty,
however, that all relevant electronic data which is resident on
the hard drive has been disclosed. Accordingly, I order that the
defendant Mr. Delcea provide an affidavit verifying all of the
files still resident on the computer hard drive which relate to
the matters in issue.8
Notons que cette position, bien qu’elle semble s’être imposée
en Colombie-Britannique, s’éloigne de ce qui avait été décidé dans la
décision ontarienne Reichmann c. Toronto Life Publishing Co.9, soit
que la notion de disquette « fell within the common law meaning of
“document” »10. Or, la définition de « document » alors en vigueur en
5.
Baldwin Janzen Insurance Services, (2004) Ltd. c. Janzen, 2006 BCSC 554 ;
Northwest Mettech Corp. c. Metcon Services Ltd., [1996] B.C.J. 1915 (S.C.) ; Roeske
c. Grady, 2006 BCSC 1975 ; Pritchard c. Crosfield, 2005 BCSC 1872 ; Prism
Hospital Software Inc. c. Hospital Medical Records Institute, [1991] B.C.J. 3732
(S.C.) ; Ireland c. Low, 2006 BCSC 393 ; Desgagne c. Yuen, 2006 BCSC 955 ; Privest
Properties Ltd. c. W.R. Grace & Co. – Conn, (1992), 74 B.C.L.R. (2d) 353 (C.A.) ;
Chadwick c. Canada (Attorney General), 2008 BCSC 851.
6. [1996] B.C.J. 1915.
7. 2006 BCSC 1975.
8. Northwest Mettech Corp. c. Metcon Services Ltd. [1996] B.C.J. 1915, par. 10.
9. [1988] O.J. 1727.
10. Id.
Cinq décisions ayant marqué les technologies de l’information
427
vertu des Rules of Civil Procedure11 ontariennes était pratiquement
identique à celle précitée, soit « “document” includes a sound recording,
videotape, film, photograph, chart, graph, map, plan, survey, book of
account and information recorded or stored by means of any device ».
La position adoptée par la Cour suprême de la ColombieBritannique paraît toutefois plus cohérente puisqu’il est difficile de
prétendre qu’une série de fichiers sans aucun lien constituent un
seul et même document. Il s’agit d’ailleurs de la position adoptée par
le législateur québécois, lequel précise qu’un document est « constitué d’information portée par un support »12, alors que « plusieurs
documents technologiques, même réunis en un seul à des fins de
transmission ou de conservation, ne perdent pas leur caractère
distinct »13. Au plus, peut-être pourrait-on prétendre qu’un disque
dur constitue un « dossier », soit un ensemble « composé d’un ou de
plusieurs documents »14.
Quant aux métadonnées15 visant l’utilisation de Facebook, la
Cour est d’avis qu’il s’agit nécessairement d’« information recorded
or stored by means of a device » et, donc, que celles-ci constituent un
« document » au sens des règles.
Il est intéressant de souligner que la décision sous étude a
été portée en appel16, non pas afin de faire renverser celle-ci, mais
bien afin d’en redéfinir l’étendue. En effet, bien que le jugement de
première instance ait autorisé l’analyse par un tiers indépendant du
disque dur de l’ordinateur du demandeur17, cette analyse ne visait
qu’à permettre l’obtention des données relatives à son utilisation de
Facebook entre 23 h et 5 h18. En appel, le défendeur demanda à ce
que cette décision soit élargie afin de permettre l’accès à toutes les
données concernant l’utilisation de l’ordinateur durant ces heures,
notamment quant au compte Hotmail du demandeur. Cet appel fut
rejeté par la Cour sous prétexte que la demande initiale ne visait
que les données relatives au compte Facebook du demandeur et que
la preuve au dossier ne laissait pas supposer une quelconque autre
utilisation de l’ordinateur durant les heures litigieuses. Cette décision
11. R.R.O. 1990, Reg. 194.
12. Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information, L.R.Q. c. C-1.1,
art. 3.
13. Id., art. 4.
14. Id., art. 3.
15. « Donnée qui renseigne sur la nature de certaines autres données et qui permet
ainsi leur utilisation pertinente. » Voir http://www.granddictionnaire.com.
16. Voir Bishop c. Minichiello, 2009 BCCA 555.
17. Bishop (C.S.), par. 57.
18. Bishop (C.A.), par. 7.
428
Les Cahiers de propriété intellectuelle
ne fait que confirmer l’idée que les données d’utilisation de Facebook
et les données d’utilisation de Hotmail constituent deux documents
différents et donc qu’une preuve distincte est requise pour l’admission
en preuve de chacun de ceux-ci.
Notons que cet appel renferme certaines similarités avec une
décision prononcée par la Cour supérieure du Québec quelques mois
auparavant, soit en juin 2009. Dans 2414-9098 Québec inc. c. Pasargad
Development Corporation19, la demanderesse demande à ce qu’un
« expert nommé par le Tribunal puisse avoir un accès aux bureaux et
à tous les ordinateurs d’un ingénieur du nom de Richard Bélec […] en
vue d’obtenir copie du fichier-maître détenu par ce dernier, et procéder
à différentes vérifications “à la satisfaction des experts du tribunal
et de ceux de la demanderesse” ». Bien que les faits soient distincts,
la conclusion du juge est au même effet, c’est-à-dire que ce qui est
demandé « est clairement excessif et va bien au-delà de l’ordonnance
visant en définitive à donner à Beaudoin copie du fichier-maître »20.
La morale de l’histoire est donc la suivante : en matière de
demande de divulgation de documents électroniques, la précision
est de mise.
2.
CROOKES C. NEWTON : POUR EN FINIR AVEC
LES HYPERLIENS
Les faits dans cette affaire sont relativement simples. Le
demandeur est un homme d’affaires résidant à Vancouver, ainsi qu’un
volontaire occasionnel auprès du Parti Vert du Canada. Ce dernier
prétend que divers écrits publiés sur les sites www.openpolitics.ca et
www.usgovernetics.com contiennent des propos diffamatoires à son
égard. Le défendeur est gestionnaire du site www.p2pnet.net. En
juillet 2006, il y publie un article intitulé « Free Speech in Canada »
où il mentionne la poursuite en diffamation intentée par le demandeur
contre les sites précités. Cet article contient notamment des liens
hypertextes21 vers www.openpolitics.ca et www.usgovernetics.com.
Selon le demandeur, ces liens constituent une publication des propos
tenus sur ces sites. Le défendeur, en refusant de les retirer, serait donc
responsable desdits propos au même titre que leur auteur.
19. 2009 QCCS 3351.
20. 2414-9098 Québec inc., préc., note 19, par. 23.
21. « Connexion activable à la demande sur le Web, reliant des données textuelles
ayant une relation de complémentarité les unes avec les autres, et ce, où qu’elles
se trouvent dans Internet. » Voir http://www.granddictionnaire.com.
Cinq décisions ayant marqué les technologies de l’information
429
Tel que l’explique la juge Prowse, l’intérêt principal de cette
décision réside dans le fait que « [t]his appears to be the first case
at the appellate level in Canada which addresses the question of if
and when an author of an article who provides a hyperlink in his or
her article to another website or article which contains defamatory
material can be found liable for defamatory comments contained in
the linked articles »22.
Selon la majorité23, pour être jugé avoir publié des propos
diffamatoires, deux éléments doivent être établis :
1) le défendeur a publié les propos diffamatoires, c’est-à-dire qu’il
les a rendus publics ;
2) un tiers situé dans la juridiction de la Cour en a pris connaissance.24
Quant au premier critère, la majorité, comme la dissidence,
sont tous d’avis que « the mere fact [Mr. Newton] hyperlinked the
impugned sites does not make him a publisher of the material found
at the hyperlinked sites »25. Pour en venir à cette conclusion, la Cour
adopte l’analogie voulant que les hyperliens ne soient rien de plus
que l’équivalent de notes de bas de page sur un document papier26,
adéquation préalablement formulée par la doctrine en matière de
droit d’auteur27 et notamment défendue en science de l’information28.
Cette position était également celle qu’avait adoptée le tribunal de
première instance :
footnotes in an article are an apt analogy. Where a footnote
leads a reader to further material, that does not make the
author who provided the footnote a publisher of what the
reader finds when the footnote is followed. […] A hyperlink
is like a footnote or a reference to a website in printed material
such as a newsletter. The purpose of a hyperlink is to direct
the reader to additional material from a different source. The
only difference is the ease with which a hyperlink allows the
22.
23.
24.
25.
26.
27.
Crookes, par. 23.
Crookes, préc., note 22, par. 80.
Crookes, préc., note 22, par. 80.
Crookes, préc., note 22, par. 58 et 78.
Crookes, préc., note 22, par. 89.
Voir par exemple CARRIÈRE (Laurent), « Hypertextes et hyperliens au regard du
droit d’auteur : quelques éléments de réflexion », (1997), 9:3 Cahiers de propriété
intellectuelle 467.
28. Voir ERTZSCHEID (Olivier), « De la note de bas de page au lien hypertexte :
philosophie de l’identique et stylistique de l’écart », (2004), 67 La Licorne 199.
430
Les Cahiers de propriété intellectuelle
reader, with a simple click of the mouse, to instantly access the
additional material.29
Ceci n’implique pas pour autant qu’un hyperlien ne pourra
jamais être considéré comme une republication. Comme le souligne
la Cour, ce n’est que lorsqu’il appert du contexte que le lien hypertexte n’est qu’une simple référence bibliographique qui n’encourage
aucunement le lecteur ni ne lui recommande d’accéder à la source que
l’analogie à la note de bas de page pourra être employée30.
Cette conclusion s’inspire d’une cause similaire, Carter c.
B.C. Federation of Foster Parents Assn.31, dossier dans lequel l’auteur
d’un bulletin d’information « papier » était accusé de diffamation
parce qu’il citait un hyperlien renvoyant à un site Web contenant
des propos litigieux. Selon la Cour, le fait de se référer à un article
contenant des propos diffamatoires sans répéter lesdits propos ne
constitue pas une republication de ceux-ci32. Notons toutefois que la
Cour dans Carter prend bien soin de limiter l’étendue de son jugement
aux documents imprimés :
I take note of the fact that this was a reference in a printed
newsletter to a website and I would limit the effect of this case
to that factual situation. Whether a different result should
obtain concerning an internet website that makes reference to
another website I would leave for decision when that factual
circumstance arises.33
Cette réserve est cependant écartée par la majorité dans
Crookes puisqu’elle est d’avis qu’il existe une équivalence fonctionnelle entre les deux écrits : « it is difficult, in principle, to distinguish
the act of creating the hyperlinks to the impugned articles in this case
from the act of circulating a website address in the newsletter ».34
Quant au second critère, la majorité est d’avis que, bien qu’il
soit établi que l’article « Free Speech in Canada » ait fait l’objet de
1 788 visites, l’on ne peut présumer que ces lecteurs ont cliqué sur les
liens menant vers le contenu litigieux, ou encore que ces internautes
étaient résidents de la Colombie-Britannique. Sans s’y référer, la Cour
29. Crookes c. Wikimedia Foundation Inc., 2008 BCSC 1424, par. 28 et 29 [confirmé
2009 BCCA 392 ; requête pour permission d’en appeler à la Cour suprême du
Canada accueillie le 2010-04-01].
30. Crookes, préc., note 29, par. 59.
31. Carter c. B.C. Federation of Foster Parents Assn., 2005 BCCA 398.
32. Id., par. 12.
33. Id., par. 13.
34. Crookes, préc., note 22, par. 58.
Cinq décisions ayant marqué les technologies de l’information
431
rappelait ainsi la position qu’elle avait préalablement adoptée dans
Braintech, Inc. c. Kostiuk35 à l’effet que « [i]t is trite law that a libel
is only committed when the defamatory material is published to at
least one person other than the complainant »36. Dans cette décision,
où la partie demanderesse tentait de faire homologuer une décision
texane à l’effet que le défendeur avait tenu des propos diffamatoires à
son égard sur le Web, la Cour en était venue à la conclusion suivante :
In these circumstances the complainant must offer better proof
that the defendant has entered Texas than the mere possibility that someone in that jurisdiction might have reached out
to cyberspace to bring the defamatory material to a screen
in Texas. […] It would create a crippling effect on freedom of
expression if, in every jurisdiction the world over in which access
to Internet could be achieved, a person who posts fair comment
on a bulletin board could be haled before the courts of each of
those countries where access to this bulletin could be obtained.37
Malheureusement, l’élément de l’appel qui, pour les juristes
québécois, aurait été le plus éclairant a été écarté par la Cour pour
des raisons processuelles. Le demandeur exigeait également des dommages sous prétexte que le défendeur avait refusé de retirer les liens
menant vers les propos litigieux malgré un avis à cet effet. Comme
cette question n’avait pas été prise en compte dans les motifs du juge
de première instance, la Cour d’appel a décliné de se prononcer.
Une décision sur ce point aurait pourtant pu offrir une piste de
réflexion quant à la façon dont pourrait être interprété l’article 22 de
la Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information38.
Rappelons que cette disposition prévoit notamment que « le prestataire qui agit à titre d’intermédiaire pour offrir des services de référence à des documents technologiques, dont un index, des hyperliens,
des répertoires ou des outils de recherche, n’est pas responsable des
activités accomplies au moyen de ces services ». C’est donc dire que la
décision sous étude trouverait une conclusion similaire au Québec en
supposant que le fait de fournir des liens dans le cadre d’un texte peut
qualifier son auteur d’intermédiaire offrant des services de référence.
Cependant, l’article poursuit en précisant qu’« il peut engager sa
responsabilité, notamment s’il a de fait connaissance que les services
qu’il fournit servent à la réalisation d’une activité à caractère illicite et
35.
36.
37.
38.
1999 BCCA 0169.
Braintech, préc., note 35, par. 59.
Braintech, préc., note 35, par. 62 et 63.
Préc., note 12.
432
Les Cahiers de propriété intellectuelle
s’il ne cesse promptement de fournir ses services aux personnes qu’il
sait être engagées dans cette activité ». Notons qu’il était admis de
part et d’autre que les propos litigieux étaient diffamatoires39. La seule
question pertinente devenait donc celle de la republication. À la lecture de la dernière phrase de l’article 22 de la Loi concernant le cadre
juridique des technologies de l’information40, l’on pourrait prétendre
que le défendeur, eût-il été québécois, aurait été dans l’obligation de
retirer les liens. Cependant, dans la mesure où il n’est pas considéré
comme les ayant publiés ou comme ayant autrement contribué à leur
illicéité, le recours à l’article 22 ne devient-il pas un acte de censure à
l’égard de la presse ? Cette question devra malheureusement demeurer
sans réponse à moins que la Cour suprême ne vienne apporter certains
éclaircissements, la demande d’autorisation d’appel de Wayne Crookes
ayant été accordée en date du 1er avril 201041.
3.
LEDUC C. ROMAN ; WICE C. THE DOMINION OF
CANADA GENERAL INSURANCE COMPANY ET
SCHUSTER C. ROYAL & INSURANCE COMPANY
OF CANADA : LA TRILOGIE « FACEBOOKIENNE »
Les incidences juridiques des sites de réseautage ne cessent
de se multiplier. L’année 2009 a d’ailleurs débuté avec la publication,
par le Commissariat à la protection de la vie privée du Canada, d’un
rapport intitulé La vie privée sur les sites de réseau social : analyse
comparative de six sites42.
Avec plus de 7 millions d’utilisateurs actifs en sol canadien43,
Facebook constitue probablement le site de réseautage le plus fréquenté au pays. Cette popularité de Facebook se traduit par une
utilisation de plus en plus fréquente de l’outil dans le cadre de procédures judiciaires. En effet, au-delà de la plainte déposée devant la
Commissaire contre l’entreprise par la Clinique d’intérêt public et
de politique d’Internet du Canada (CIPPIC)44, 85 litiges mettant en
cause le profil Facebook d’utilisateurs ont été répertoriés en 2009,
contrairement à une trentaine pour l’année précédente45.
Parmi les décisions répertoriées, trois jugements de la Cour
supérieure d’Ontario – Leduc c. Roman46, Wice c. The Dominion of
39.
40.
41.
42.
43.
44.
45.
46.
Crookes, préc., note 22, par. 7.
Préc., note 12.
Crookes c. Newton, 2010 CanLII 15601 (C.S.C.).
Voir http://www.priv.gc.ca/information/pub/sub_comp_200901_f.cfm.
Id.
Résumé de conclusions d’enquête en vertu de la LPRPDE nº 2009-008.
Voir http://www.canlii.org.
2009 CanLII 6838.
Cinq décisions ayant marqué les technologies de l’information
433
Canada General Insurance47 et Schuster c. Royal & Sun Alliance
Insurance Company of Canada48 – se sont mérité une place dans notre
palmarès. En effet, ces trois décisions complémentaires forment en
quelque sorte une trilogie quant à l’admissibilité en preuve du profil
Facebook d’un utilisateur.
Les faits dans les trois décisions sous étude étaient pratiquement identiques. Dans les trois cas, la partie demanderesse est blessée
dans le cadre d’un accident de la route et demande compensation de la
part de son assureur (Wice et Schuster) ou de la partie responsable de
l’accident (Leduc). Dans les trois cas, la partie défenderesse demande
un accès au contenu du profil Facebook de la partie demanderesse
sous prétexte qu’elle contiendrait des documents pertinents au
litige, à savoir des photos contredisant les prétentions de la partie
demanderesse.
Comme dans Bishop c. Minichiello49, la question au cœur du
litige est celle d’établir si les différents contenus d’un profil Facebook
constituent un document au sens de l’article 30.01 des Règles de
procédure civile50, auquel cas ils doivent être divulgués à la partie
adverse s’ils sont pertinents au litige51 et ce, même s’ils vont à l’encontre de ses intérêts52. Aux yeux de la Cour, cela ne fait aucun doute,
« postings on Facebook profiles are documents within the meaning
of the Rules of Civil Procedure and a party must produce any of his
Facebook postings that relate to any matter in issue in an action »53.
Notons qu’il n’était pas question, dans l’une ou l’autre de ces
décisions, de permettre à la partie défenderesse d’avoir directement
accès au compte Facebook du demandeur, seulement de recevoir copie
de photos pertinentes au litige contenues dans son profil. D’ailleurs,
un obiter prononcé dans Schuster54 laisse croire qu’une requête
demandant l’accès direct au compte Facebook d’une partie serait
vouée à l’échec et donc qu’un tel empiètement dans la sphère privée
de la partie demanderesse serait inéquitable.
Bien qu’il appartienne à la partie défenderesse d’établir que le
profil Facebook de la partie demanderesse comporte des documents
47.
48.
49.
50.
51.
52.
53.
54.
2009 CanLII 36310.
2009 CanLII 58971.
2009 BCSC 358, préc., note 2.
R.R.O. 1990, Règl. 194.
Id., art. 30.02.
Leduc, préc., note 46, par. 15.
Leduc, préc., note 46, par. 27 et 36.
Schuster, préc., note 48, par. 19.
434
Les Cahiers de propriété intellectuelle
pertinents au litige55, la Cour dans Leduc et dans Wice vient établir
une série de présomptions qui facilitent une telle preuve, à savoir :
– tout renseignement personnel pertinent affiché sur le profil
public d’un utilisateur du service Facebook peut être produit
en preuve56 ;
– si le profil public d’un utilisateur du service Facebook contient
des informations pertinentes, l’on peut en inférer que son profil
privé en contiendra également57 ;
– on peut inférer, de par la nature de Facebook, que le profil privé
d’une partie va renfermer des documents pertinents au litige58.
Ces présomptions, particulièrement la dernière, semblent
problématiques dans la mesure où elles empiètent sur le droit à la vie
privée de la partie demanderesse. Dans une autre décision sur l’admissibilité en preuve des documents contenus dans le profil Facebook
d’une partie, Murphy c. Perger59, le même tribunal considère cependant
que « any invasion of privacy is minimal and is outweighed by the
defendant’s need to have the photographs in order to assess the case »60.
Notons toutefois qu’un tel jugement semble être tributaire du nombre
d’« amis » ayant accès au profil privé de la partie demanderesse. Plus
ce nombre est élevé (366 dans le cas de Murphy), moins l’expectative de
vie privée est grande. À l’opposé, un nombre d’amis restreint (67 dans
le cas de Schuster) semble militer en faveur d’une protection accrue du
droit à la vie privée, auquel cas « [u]nless the Defendant establishes a
legal entitlement to such information, the Plaintiff’s privacy interest
in the information in her profile should be respected »61.
Cette position plus protectrice de la vie privée dans Schuster pourrait laisser croire que la présomption à l’effet que le profil
Facebook d’une partie puisse renfermer des documents pertinents
semble s’estomper. En effet, le juge Price refuse d’appliquer une telle
présomption dans la mesure où :
I do not regard the mere nature of Facebook as a social networking platform or the fact that the Plaintiff possesses a Facebook
55. Leduc, préc., note 46, par. 15.
56. Leduc, préc., note 46, par. 29.
57. Leduc, préc., note 46, par. 30 ; Schuster, préc., note 48, par. 37. Voir également
Murphy c. Perger, [2007] O.J. 5511, par. 17.
58. Leduc, préc., note 46, par. 31, 32 et 36 ; Wice, préc., note 47, par. 18 ; Murphy c.
Perger, préc., note 57, par. 17.
59. Préc., note 57.
60. Murphy, préc., note 57, par. 20. Au même effet, voir Carter c. Connors, 2009
NBQB 317.
61. Schuster, préc., note 48, par. 53.
Cinq décisions ayant marqué les technologies de l’information
435
account as evidence that it contains information relevant to
her claim or that she has omitted relevant documents from her
Affidavit of Documents. The photographs that the Defendant
has obtained from the Plaintff’s account in the present case
do not appear, on their face, to be relevant.62
Notons toutefois que la défenderesse dans Schuster présentait
une requête en injonction et non une simple demande de communication d’un affidavit de documents amendé. Or, rappelons que, en
matière d’injonction, le requérant doit démontrer qu’il subira un
dommage irréparable advenant le refus de l’injonction63. Dans la
mesure où l’on ne connaît pas le contenu du compte Facebook d’un
tiers, il s’avère difficile de faire une telle démonstration ; au mieux, le
préjudice subi demeure spéculatif. Cette position ne vient donc pas
invalider les conclusions prononcées dans Leduc et Wice.
Comme l’ont souligné certains commentateurs64, les conclusions prononcées dans Leduc et Wice pourraient toutefois déjà être
périmées. En effet, une modification apportée en janvier 2010 par le
législateur à l’article 30.02 des Règles de procédure civile prévoit, tel
qu’indiqué ci-dessus, qu’un document doit maintenant être « pertinent
à l’égard d’une question en litige » pour que l’on puisse en exiger
l’inclusion dans l’affidavit de documents de la partie adverse, alors
que la version antérieure de la disposition demandait simplement
qu’un tel document ait « trait à une question en litige ». Vu la précision
apportée à ce critère, il est possible que les tribunaux soient réticents
à appliquer les présomptions susmentionnées.
Avant de passer à la prochaine décision sous étude, il est intéressant de souligner que, en plus de forcer la partie demanderesse à
produire un affidavit de documents amendé et à se soumettre à un
interrogatoire hors cour quant au contenu de ce dernier – ce qui a été
ordonné dans Leduc – le tribunal, dans Wice, a par ailleurs ordonné
à la partie demanderesse qu’elle « preserve any and all information
and documentation in his Facebook account or other similar accounts
for the duration of this litigation »65. Avec respect pour la Cour, cette
conclusion est simplement impossible à respecter dans la mesure où
un utilisateur de Facebook n’exerce pas de contrôle sur la totalité de
62. Schuster, préc., note 48, par. 39.
63. Schuster, préc., note 48, par. 27. La Cour cite ici les décisions Centre Ice Ltd. c.
National Hockey League, (1994), 53 C.P.R. (3d) 34 (C.A.F.) et Syntex Inc. c. Novopharm Ltd., (1991), 36 C.P.R. (3d) 129 (C.A.F.).
64. Voir notamment Jeff GRAY, « Facebook pokes limits of personal-injury law »,
[2010-03-02] Globe and Mail.
65. Wice, préc., note 47, par. 54. Notons qu’une demande similaire a été rejetée dans
Schuster.
436
Les Cahiers de propriété intellectuelle
l’information présentée sur sa page personnelle. En effet, tel qu’il est
indiqué dans la Politique de confidentialité de Facebook66, l’entreprise
se réserve le droit de « compléter votre profil (notamment lorsque
vous êtes désigné sur une photo ou mentionné dans une mise à jour
de statut) », tout en permettant à des tiers de « dépose[r] un commentaire, écri[re] quelque chose sur le mur de quelqu’un, inscri[re]
un mot ou envoye[r] un message à quelqu’un ». Bref, tant Facebook
que les « amis » de la partie demanderesse peuvent afficher et retirer
certains contenus dans son profil, rendant ainsi le site dynamique et
difficile, voire impossible, à préserver intact.
4.
VILLE DE MONTRÉAL C. BOLDUC : UNE
SIGNATURE SOUS TOUT AUTRE NOM…
La seule décision québécoise de notre palmarès, Ville de Montréal c. Bolduc67, porte sur la notion de signature « électronique ».
Marc-André Bolduc (« Bolduc ») conteste un constat d’infraction lui
ayant été remis pour excès de vitesse sous prétexte que celui-ci n’a
pas été signé par le policier l’ayant préparé. En effet, en vertu de l’article 34(8º) du Règlement sur la forme des constats d’infraction68, le
constat d’infraction remis à Bolduc devait contenir « la signature [du
policier] pour l’attestation des faits et pour la signification ou, selon
le cas, sa signature apposée au moyen d’un procédé électronique ou
le code de validation de sa signature ainsi apposée ».
Le constat remis à Bolduc était un document imprimé sur
lequel figuraient les nom, matricule et numéro d’unité de l’agent
Gagnon. La question était donc celle d’établir si ces informations
constituaient une signature au sens du Règlement.
Comme le souligne la Cour municipale, la notion de signature
est définie à l’article 2827 du Code civil du Québec69. Selon le C.c.Q.,
cette notion « consiste dans l’apposition qu’une personne fait à un acte
de son nom ou d’une marque qui lui est personnelle et qu’elle utilise
de façon courante, pour manifester son consentement ». Ironiquement,
cette définition a complètement été écartée par la Cour supérieure lors
d’un appel entendu en février 201070. En effet, le jugement en appel
précise que « le législateur n’a pas cru bon de définir ce qu’il entend
66. Disponible à l’adresse http://www.facebook.com/policy.php?ref=pf.
67. 2009 CanLII 30774 (Cour municipale de Montréal), confirmée en appel : Bolduc
c. Ville de Montréal, 2010 QCCS 1062 (C. sup. Qué.).
68. 1997 G.O.Q. 2, 6454.
69. L.Q. 1991, c. 64 (aux présentes « C.c.Q. »).
70. Préc., note 67.
Cinq décisions ayant marqué les technologies de l’information
437
par « signature » »71. Pourtant, comme le rappelle Pierre-André Côté
« la règle selon laquelle une définition donnée dans une loi provinciale
devrait s’appliquer à l’égard des autres textes législatifs dans le même
domaine constitue une des applications du principe de cohérence des
lois entre elles »72. Bref, il n’y a aucune raison pour laquelle la définition de signature fournie au C.c.Q. ne trouverait pas application en
matière de constat d’infraction, d’autant plus que cette application
est prévue par l’article 39 de la Loi concernant le cadre juridique des
technologies de l’information73.
Selon la Cour municipale, cette analyse semble toutefois superflue dans la mesure où l’article 34(8º) du Règlement sur la forme des
constats d’infraction74 prévoit expressément que la signature du policier peut être « apposée au moyen d’un procédé électronique ». Restait
donc à savoir si l’apposition du nom et du matricule de l’agent Gagnon
sur le constat d’infraction « au moyen d’un procédé électronique »
constituait une « marque qui lui est personnelle et qu’[il] utilise de
façon courante », c’est-à-dire une signature.
Un survol jurisprudentiel a permis à la Cour de donner une
réponse positive à cette interrogation.
En effet, selon la Cour municipale de Montréal dans Ville de
Montréal c. Danny75, « le code d’employé qui apparaît entre parenthèses après le nom de l’employé qui a matérialisé le constat et le
rapport d’infraction correspond à la signature électronique dudit
employé qui est autorisé à matérialiser lesdits documents »76. Bref,
le jumelage du nom dactylographié d’un individu et d’un code l’identifiant semble suffisant pour constituer une signature en matière de
constats d’infraction.
Notons que les conclusions de la décision sous étude sont
diamétralement opposées à celles auxquelles est parvenue la Cour
municipale de Québec dans Ville de Québec c. Lortie77, une décision
portant sur des faits similaires rendue en mai 2008. Dans cette
affaire où « [s]euls le nom en lettres moulées et le matricule du
policier apparaissent à [l’attestation] »78, la Cour en est venue à la
71. Par. 13 de la décision.
72. Pierre-André CÔTÉ, Interprétation des lois, 4e édition (Montréal : Thémis, 2009),
p. 76.
73. Préc., note 12.
74. 1997 G.O.Q. 2, 6454.
75. 2007 CanLII 56769 (Cour municipale de Montréal).
76. Id., par. 40.
77. 2008 CanLII 26333 (Cour municipale de Québec).
78. Id., par. 5.
438
Les Cahiers de propriété intellectuelle
conclusion que « l’attestation ne comporte pas de signature »79. Avec
déférence pour la Cour municipale de Québec, la décision rendue
dans Bolduc semble mieux rendre compte de l’objectif de la signature. Rappelons, comme l’ont fait plusieurs auteurs, que la signature
répond « à deux fonctions fondamentales, soit l’identité du signataire
et la manifestation de son consentement »80. Cette double fonction
est d’ailleurs clairement identifiée à l’article 2827 C.c.Q. précité. Or,
ici, l’apposition du nom et du matricule de l’agent « au moyen d’un
procédé électronique » remplit ces fonctions tout aussi bien que ne
le ferait une signature manuscrite.
S’il est vrai qu’une telle signature « électronique » n’a pas
la même consonance qu’une signature manuscrite81, le contexte du
constat d’infraction en est un où l’équivalence fonctionnelle entre ces
deux modes d’identification de l’agent de la paix responsable de la
rédaction du constat ne cause pas de problème. En effet, comme le
souligne la Cour supérieure :
Il faut également garder à l’esprit l’objet de la loi. Cette signature est requise afin de permettre au défendeur de s’assurer de
l’identité de la personne qui lui décerne le constat d’infraction
et qui a constaté les faits qui y sont relatés afin de pouvoir
l’assigner s’il le désire.82
Bref, l’objectif poursuivi par la loi est pris en compte lorsque
l’on permet la signature électronique telle que définie dans le présent
contexte.
Par ailleurs, il est intéressant de souligner que la Cour n’a pas
cru utile de commenter l’article 14 du Règlement sur la forme des
constats d’infraction83, lequel article énonce que :
Le constat d’infraction composé de feuillets comportant des
inscriptions informatisées est un constat sur support papier
assujetti aux normes de la présente section et il doit être signé
de façon manuscrite lors de sa délivrance.
79. Id.
80. Voir GAUTRAIS (Vincent) et GINGRAS (Patrick), « La preuve des documents
technologiques », au présent numéro.
81. Sur les distinctions entre la signature manuscrite et la signature électronique,
voir GAUTRAIS (Vincent), « La couleur du consentement électronique », (2003),
16:1 Cahiers de propriété intellectuelle 61.
82. Bolduc (C.S.), préc., note 67, par. 21.
83. Préc., note 74.
Cinq décisions ayant marqué les technologies de l’information
439
Cette disposition semble donc infirmer le raisonnement adopté
par la Cour municipale de Montréal. Notons toutefois que cet article
vise les constats rédigés de façon manuscrite sur des formulaires
« préimprimés ». En effet, comme le souligne la Cour supérieure,
les constats préparés de façon électronique sont plutôt visés par les
articles 16 et 17 du Règlement, lesquelles dispositions ne prévoient
aucune obligation d’apposer une quelconque signature manuscrite
sur le constat ainsi généré84, même lorsque celui-ci est matérialisé85.
Pour conclure, il importe de mentionner que la Cour d’appel a accepté
de se prononcer sur les questions soulevées dans ce litige86. Il nous
faudra donc attendre encore plusieurs mois avant de connaître le
dénouement de ce dossier.
5.
YORK UNIVERSITY C. BELL CANADA
ENTERPRISES : QUAND NORWICH ARRIVE
SUR LE WEB
Nous finissons notre revue de l’année 2009 avec la décision
ontarienne York University c. Bell Canada Enterprises87. Dans cette
affaire, la demanderesse, l’Université York, a demandé qu’il soit
ordonné aux fournisseurs d’accès Internet Bell Canada Enterprises
(« Bell ») et Rogers Communications Inc. (« Rogers ») de divulguer
l’identité d’un blogueur ayant tenu des propos diffamatoires à l’égard
de son recteur.
Le document litigieux, une lettre transmise à une liste indéterminée d’individus puis affichée sur le site Web http://cupe3903unit2.
cupe.ca/, avait été transmis puis affiché de façon anonyme par un
individu s’identifiant par l’acronyme YFCFYU. Aux dires de l’Université, sans la collaboration de Bell et Rogers, il s’avérerait impossible
d’identifier l’auteur de ces propos et donc de lui demander réparation.
Afin d’obtenir les renseignements convoités, la demanderesse
demande que soit prononcée une ordonnance Norwich à l’égard de
Bell et Rogers. L’ordonnance Norwich, procédure nommée d’après
la cause Britannique Norwich Pharmacal Co. c. Commissioners of
Customs & Excise88, constitue un véhicule procédural peu connu en
droit québécois89, mais de plus en plus commun ailleurs au pays. Il
84.
85.
86.
87.
88.
89.
Bolduc (C.S.), préc., note 67, par. 17.
Art. 19 et par. 25 (5º) du Règlement.
Bolduc c. Montréal (Ville de), 2010 QCCA 755.
2009 CanLII 46447 (C. sup. d’Ont.).
[1974] A.C. 133 (H.L.).
En effet, bien que certains auteurs prétendent que ce type d’ordonnance pourrait
être prononcée par la cour en vertu de son pouvoir inhérent (art. 2, 20 et 46 C.p.c.),
440
Les Cahiers de propriété intellectuelle
s’agit d’une ordonnance de divulgation qui s’obtient de façon ex parte90
et qui « vise à obtenir de l’information auprès d’une tierce partie qui
aurait aidé de façon innocente un individu aux intentions malicieuses à commettre un acte frauduleux ou préjudiciable à l’égard d’un
demandeur »91. Comme l’explique Lord Reid :
if through no fault of his own a person gets mixed up in the
tortious acts of others so as to facilitate their wrongdoing he
may incur no personal liability but he comes under a duty to
assist the person who has been wronged by giving him full
information and disclosing the identity of the wrongdoers.92
Les critères d’obtention d’une ordonnance Norwich sont énoncés au paragraphe 13 de la décision, à savoir :
a) whether the applicant has provided evidence sufficient to raise
a valid, bona fide or reasonable claim;
b) whether the applicant has established a relationship with the
third party from whom the information is sought, such that
it establishes that the third party is somehow involved in the
acts complained of;
c) whether the third party is the only practicable source of the
information available;
d) whether the third party can be indemnified for costs to which
the third party may be exposed because of the disclosure; and
e) whether the interests of justice favour obtaining the disclosure.
Il importe de souligner que ces critères sont quasi identiques à
ceux qu’avait mis de l’avant le juge Sexton dans l’affaire BMG Canada
Inc. c. John Doe93, soit :
a) le demandeur doit démontrer qu’il existe à première vue quelque chose à reprocher à l’auteur inconnu du préjudice ;
b) la personne devant faire l’objet d’un interrogatoire préalable
doit avoir quelque chose à voir avec la question en litige – elle
ne peut être un simple spectateur ;
90.
91.
92.
93.
aucune telle ordonnance n’a encore été formulée par un tribunal québécois. Voir
GAGNÉ (Krishna), « Les injonctions de type Norwich Pharmacal / Bankers Trust
en droit québécois », (2009), disponible à l’adressse : http://www.sarailis.ca/fr/
publications/200909-norwich-bankers.htm.
GAGNÉ, préc., note 89.
Id.
Norwich, préc., note 88, page 175.
2005 CAF 193.
Cinq décisions ayant marqué les technologies de l’information
441
c) la personne devant faire l’objet de l’interrogatoire préalable
doit être la seule source pratique de renseignements dont
disposent les demandeurs ;
d) la personne devant faire l’objet de l’interrogatoire préalable
doit recevoir une compensation raisonnable pour les débours
occasionnés par son respect de l’ordonnance portant interrogatoire préalable, en sus de ses frais de justice ;
e) l’intérêt public à la divulgation doit l’emporter sur l’attente
légitime de respect de la vie privée.
Tout comme dans la décision sous étude, l’arrêt BMG Canada
Inc. c. John Doe concernait une demande visant à forcer des fournisseurs d’accès Internet à révéler l’identité d’abonnés. Notons toutefois
qu’il n’était pas ici question d’une ordonnance Norwich en bonne et
due forme (bien que la Cour ait fait directement référence à la décision
Norwich Pharmacal Co. c. Commissioners of Customs & Excise), mais
plutôt une demande d’interrogatoire au préalable en equity.
Contrairement au raisonnement adopté dans BMG Canada
Inc. c. John Doe, le juge Strathy a, dans York, convenu que la première
étape du test était atteinte, c’est-à-dire « qu’il existe à première vue
quelque chose à reprocher à l’auteur inconnu du préjudice ». En effet,
le tribunal est d’avis que « the words used in the e-mail and web site
posting are capable of being found by a reasonably charged jury to
be defamatory of York and President Shoukri »94. Dans la mesure où
le recteur de l’Université York y était accusé de fraude simplement
parce qu’il avait vanté les mérites d’un professeur dont la qualité du
cv était remise en question par l’auteur des propos, cette conclusion
est difficilement critiquable, d’autant plus que le critère ne vise pas
à établir avec certitude que les propos rapportés sont diffamatoires,
mais bien « l’existence prima facie d’une cause d’action contre le
présumé auteur du préjudice »95.
Les critères subséquents laissent toutefois perplexes quant à
leur interprétation eu égard au médium électronique. La Cour est
d’avis que Bell et Rogers sont aptes à divulguer les renseignements
requis parce que « As the providers of internet services to their customers, from whose “gmail” address the anonymous e-mail originated,
Bell and Rogers provided the conduit for the communication of the
e-mail. Without the internet services provided by Bell and Rogers,
the e-mails could not have been sent over the internet ». Cette préten94. York, préc., note 87, par. 25.
95. GAGNÉ, préc., note 89.
442
Les Cahiers de propriété intellectuelle
tion découle de la divulgation préalable, par Google, des adresses IP
desquelles les propos diffamatoires ont été transmis96.
Pourtant, comme l’avantage premier d’un compte de courriel
Web97 tel Gmail découle du fait qu’il est accessible en tout temps
de n’importe quel poste informatique, comment établir que Bell et/
ou Rogers est associée d’une quelconque façon à l’auteur des propos
litigieux au-delà d’être un simple conduit de communication ? En
effet, dans la mesure où un individu contracte rarement avec deux
fournisseurs d’accès Internet distincts, il est fort probable qu’au moins
l’une de ces deux entités (voire les deux si le message est transmis d’un
café Internet, par exemple) n’a aucun lien contractuel avec l’auteur
des propos litigieux. Ceci implique par ailleurs qu’il y a risque de
communication de renseignements personnels d’un tiers au litige.
Dans le même ordre d’idée, il importe de souligner que les
propos diffamatoires furent publiés le 3 février 2009, alors que la
requête de l’Université York a été entendue six mois plus tard, soit
le 4 août 2009. Or, selon la Cour d’appel fédérale dans BMG Canada
Inc. c. John Doe :
S’il s’écoule un long délai entre le moment où la demande
de divulgation d’identité est faite par les demandeurs et le
moment où ceux-ci reçoivent les renseignements, il se peut que
les renseignements soient inexacts. Il semble que cela soit dû
au fait qu’une adresse IP peut ne pas être associée à la même
personne pendant longtemps. Par conséquent, il est possible
que le droit à la vie privée de personnes innocentes soit violé et
que des poursuites en justice soient intentées sans justification
contre ces personnes. Par conséquent, on doit voir à éviter les
retards entre l’enquête et la demande de renseignements. Si on
ne fait pas cela, une cour de justice serait peut-être justifiée de
refuser de délivrer une ordonnance de divulgation.98
Pourtant, de telles préoccupations n’ont pas été abordées par
la Cour, laquelle a accordé l’ordonnance.
La question de l’obligation de confidentialité contractuelle et
législative des fournisseurs d’accès Internet a également fait l’objet
d’une analyse par le juge Strathy.
96. York, préc., note 87, par. 3.
97. « Service gratuit de messagerie électronique, directement accessible sur le Web
depuis un navigateur, sans faire appel à un logiciel de courrier électronique. » Voir
http://www.granddictionnaire.com.
98. BMG, préc., note 93, par. 43.
Cinq décisions ayant marqué les technologies de l’information
443
Quant à une éventuelle obligation contractuelle de la part
des fournisseurs d’accès Internet de protéger les renseignements
personnels de leurs utilisateurs, la Cour souligne que les conditions
d’utilisations tant de Bell que de Rogers prévoient une exception
à l’obligation de confidentialité en cas d’ordonnance de la Cour99.
Notons toutefois que ces conditions visent les clients des services et
non les simples utilisateurs, ce qui pourrait s’avérer problématique.
Cette observation est toutefois de peu d’importance puisque « [u]ne
fois l’ordonnance de divulgation obtenue, celle-ci aura préséance sur
tout devoir de confidentialité dû [aux utilisateurs] »100.
Quant à la législation, bien que la Loi sur la protection des
renseignements personnels et les documents électroniques101 prévoit
que « [t]oute personne doit être informée de toute collecte, utilisation ou communication de renseignements personnels qui la concernent »102, elle prévoit également, comme le soulève la Cour, qu’une
divulgation est tout de même possible lorsque « elle est exigée par
assignation, mandat ou ordonnance d’un tribunal, d’une personne ou
d’un organisme ayant le pouvoir de contraindre à la production de
renseignements ou exigée par des règles de procédure se rapportant
à la production de documents »103. Quant à l’obligation d’obtenir le
consentement préalable de la personne visée par l’information104 sauf
lorsqu’il est « impossible ou peu réaliste d’obtenir » celui-ci105, un obiter
du juge Strathy, lequel s’inspire des décisions américaines Cohen c.
Google106 et Dendrite International Inc. c. Doe107, offre une ouverture
intéressante. Celui-ci soumet que les intermédiaires techniques pourraient, dans certains cas non définis, être tenus d’aviser la personne
dont on demande de divulguer l’identité afin de lui permettre de faire
des représentations le cas échéant. Une telle obligation viendrait,
en quelque sorte, contrer la problématique liée à la protection des
renseignements personnels de tiers énoncée ci-dessus.
99.
100.
101.
102.
103.
104.
105.
106.
107.
York, préc., note 87, par. 31.
GAGNÉ, préc., note 89.
L.C. 2000, c. 5.
Article 4.3 des Principes énoncés dans la norme nationale du Canada intitulée
Code type sur la protection des renseignements personnels, CAN/CSA-Q830-96,
Annexe 1 de la Loi sur la protection des renseignements personnels et les documents
électroniques.
Al. 7(3) c) de la Loi.
Article 4.3 des Principes énoncés dans la norme nationale du Canada intitulée
Code type sur la protection des renseignements personnels, préc., note 102.
Id.
N.Y.S.C. Index No. 100012/09, August 17, 2009.
(2001), 342 N.J. Super 134, 775 A. 2d 756 (N.J. Sup. Ct., App Div.).
444
Les Cahiers de propriété intellectuelle
Tel que souligné en introduction, l’ordonnance Norwich n’est
pas prévue au C.p.c., mais pourrait, semble-t-il, être demandée en
vertu des articles 2, 20 et 46 C.p.c. au même titre qu’une ordonnance
Anton Pillar108. Une telle ordonnance serait toutefois inutile dans le
cadre d’une poursuite pénale dans la mesure où le second alinéa de
l’article 27 de la Loi concernant le cadre juridique des technologies
de l’information109 prévoit que le prestataire de services qui agit
à titre d’intermédiaire pour fournir des services sur un réseau de
communication ou qui y conserve ou y transporte des documents
technologiques « ne doit prendre aucun moyen […] pour empêcher
les autorités responsables d’exercer leurs fonctions, conformément
à la loi, relativement à la sécurité publique ou à la prévention, à la
détection, à la preuve ou à la poursuite d’infractions », ce qui laisserait
transparaître une obligation de collaborer avec les autorités étatiques.
CONCLUSION
Ainsi se clôture ce palmarès des cinq décisions canadiennes qui
ont le mieux reflété les incidences des technologies de l’information
et des communications sur la sphère juridique en 2009. Il importe
de souligner qu’une constante se dégage de l’ensemble des décisions
étudiées, constante que l’on peut associer à cette fameuse notion de
« neutralité technologique » consacrée par le législateur québécois au
titre de la section VI du chapitre du C.c.Q. portant sur l’écrit110. En
effet, Bishop c. Minichiello, tout comme Leduc c. Roman, Wice c. The
Dominion of Canada General Insurance Company et Schuster c. Royal
& Insurance Company of Canada, nous rappellent qu’un document
demeure un document peu importe le support sur lequel il se trouve,
alors que Crooke c. Newton crée une « équivalence fonctionnelle »111
entre hyperliens et notes de bas de page et que Ville de Montréal c.
Bolduc vient préciser que la notion de signature s’applique dès qu’un
procédé remplit les fonctions d’identification et de manifestation du
consentement. Finalement, York University c. Bell Canada Enterprises
confirme une fois de plus que la définition de « diffamation » n’est pas
affectée par le médium utilisé112. Bref, le droit demeure le même, peu
importe le médium utilisé.
108. GAGNÉ, préc., note 89.
109. Préc., note 12.
110. Pour une analyse plus poussée de la notion de « neutralité technologique », voir
GAUTRAIS et GINGRAS, préc., note 80.
111. Loi concernant le cadre juridique des technologies de l’information, préc., note 12,
art. 1.
112. Sur ce point, voir BRUN (Bernard), « Le blogue : un équilibre délicat entre communication et responsabilité », dans [email protected], droit et technologies de l’information :
devenir aujourd’hui l’avocat de demain (Cowansville : Blais, 2007) 73, à la page 79.
Cinq décisions ayant marqué les technologies de l’information
445
Il ne faudrait toutefois jamais oublier les propos du juge
Mahoney dans l’affaire Apple Computer113 : « La difficulté principale
que j’ai rencontrée en l’espèce procède du caractère anthropomorphique de presque tout ce qui est pensé, dit ou écrit au sujet des
ordinateurs. […] Les métaphores et analogies que nous utilisons pour
décrire leurs différentes fonctions ne demeurent que des métaphores
et des analogies »114. En effet, « équivalence fonctionnelle » signifie que
« tous les procédés, mécanismes ou objets capables d’accomplir une
fonction déterminée ont un statut équivalent »115 et non que ceux-ci
sont en tout point identiques et nécessairement interchangeables
dans n’importe quel contexte. Il ne faudrait donc pas confondre
« équivalence fonctionnelle » et « identité matérielle »…
113. Apple Computer, Inc. c. Mackintosh Computers Ltd., (1987), 18 C.P.R. (3d) 129
(C.A.F.).
114. Id., par. 38.
115. Voir http://www.msg.gouv.qc.ca/gel/loi_ti/glossaire/g129.asp.
Capsule
L’« exception de miniature » ou
quand les principes généraux
du droit des marques limitent la
protection conférée par celles-ci
Commentaires sur l’arrêt du
14 janvier 2010 de la Cour suprême
allemande dans l’affaire Adam Opel
AG c. Autec AG et sur l’arrêt du
31 octobre 2008 de la Cour d’appel
de Paris dans l’affaire Fondation
Belem c. Han
Nicolas Pelèse*
1. Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 449
2. Cadre juridique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 450
3. Faits et procédure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 450
4. Prétentions de la Fondation Belem . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 451
5. Arrêt de la Cour d’appel de Paris. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 451
5.1 Sur l’utilisation de l’image du voilier « Belem » par la
société Han . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 451
5.2 Sur la contrefaçon de marque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 452
6. Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 454
© Nicolas Pelèse, 2010.
* Conseil en propriété intellectuelle, Germain Maureau (Paris).
447
1.
INTRODUCTION
En 2007, nous avions analysé dans ces pages1 l’arrêt rendu
par la CJCE (Cour de Justice des Communautés Européennes)
dans une affaire opposant les sociétés allemandes Adam Opel AG,
constructeur automobile, et Autec AG, fabricant de modèles réduits.
Répondant à diverses questions préjudicielles, la Cour rappelait le principe selon lequel les prérogatives reconnues aux titulaires
de marques en vertu de l’article 5 de la directive 89/104 rapprochant
les législations des États membres de l’Union Européenne devaient
s’analyser in concreto, et que l’exercice du droit exclusif des titulaires
de marques devait être réservé aux cas dans lesquels l’usage du
signe par un tiers était susceptible de porter atteinte à la fonction
essentielle de la marque qui est de garantir aux consommateurs la
provenance du produit.
Dans le cas d’espèce, elle considérait que « l’apposition d’un
signe identique à une marque enregistrée notamment pour des
véhicules automobiles sur des modèles réduits de véhicules de cette
marque, afin de reproduire fidèlement ces véhicules, ne vise pas à
fournir une indication relative à une caractéristique desdits modèles
réduits, mais n’est qu’un élément de la reproduction fidèle des véhicules
originaux » [Les italiques sont nôtres].
Suivant l’avis de la CJCE, la Cour suprême allemande (Bundesgerichthof) a, par un arrêt du 14 janvier 2010, débouté la société
Adam Opel AG de ses demandes, estimant que les consommateurs
allemands ne percevraient pas la marque OPEL figurant sur les
modèles réduits comme une indication de l’origine de ceux-ci, mais
comme un simple élément de fidélité au modèle original.
Cette décision, qui consacre, en Allemagne, la position de la
CJCE a été précédée, à l’échelle européenne, d’un arrêt de la Cour
d’appel de Paris du 31 octobre 2008, dont l’étude nous semble intéressante, en raison de la proximité des faits en cause.
1. (2007), 19:3 Cahiers de propriété intellectuelle 1175.
449
450
2.
Les Cahiers de propriété intellectuelle
CADRE JURIDIQUE
Aux termes de l’article L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle français :
« Sont interdits, sauf autorisation du propriétaire :
a) La reproduction, l’usage ou l’apposition d’une marque […],
pour des produits ou services identiques à ceux désignés dans
l’enregistrement ;
[…] »
Aux termes de l’article 5 paragraphes 1 et 2, de la directive
89/104 rapprochant les législations des Etats membres de
l’Union Européenne :
« 1. La marque enregistrée confère à son titulaire un droit
exclusif. Le titulaire est habilité à interdire à tous tiers, en
l’absence de son consentement, de faire usage, dans la vie des
affaires :
b) d’un signe identique à la marque pour des produits ou des
services identiques à ceux pour lesquels celle-ci est enregistrée ;
[…]
3.
FAITS ET PROCÉDURE
Le « Belem » est le plus vieux trois-mâts d’Europe et le dernier
rescapé de la flotte française de navires marchands du XIXe siècle.
Ce navire est aujourd’hui la propriété de la Fondation Belem
qui, après l’avoir réhabilité, l’exploite à des fins culturelles et promotionnelles, notamment sous la forme de modèles réduits hauts de
gamme.
À ce titre, la Fondation Belem est titulaire de la marque
française BELEM objet de l’enregistrement 1 528 715, déposée le
8 juin 1979, couvrant notamment les appareils de locomotion par
eau et les jouets.
La société Han, quant à elle, fabrique et commercialise des
modèles réduits, dont des maquettes représentant le « Belem ».
Après avoir mis en demeure la société Han de cesser la commercialisation de ces dernières maquettes et fait procéder à une
L’« exception de miniature »
451
saisie-contrefaçon dans ses locaux, la Fondation Belem l’a assignée
devant le Tribunal de grande instance d’Evry pour violation de son
droit de propriété et contrefaçon de sa marque.
Par un jugement du 15 février 2007, le Tribunal a débouté la
Fondation Belem de l’ensemble de ses prétentions et prononcé la nullité partielle de la marque BELEM en ce qu’elle désignait des voiliers.
Désireuse d’obtenir gain de cause, la requérante a interjeté
appel de ce jugement devant la Cour d’appel de Paris.
4.
PRÉTENTIONS DE LA FONDATION BELEM
En substance, la Fondation Belem demande à la Cour d’appel :
– de dire qu’en exploitant à des fins commerciales et publicitaires sans son autorisation l’image du trois-mâts BELEM
dont elle est propriétaire, la société Han lui a causé un
trouble anormal et de condamner la société Han en conséquence ;
– de dire qu’en reproduisant la marque nominative BELEM
dans son catalogue et sur le socle de ses modèles de maquettes la société Han a commis des actes de contrefaçon de cette
marque.
5.
ARRÊT DE LA COUR D’APPEL DE PARIS2
5.1
Sur l’utilisation de l’image du voilier « Belem » par la
société Han
Selon la Fondation Belem, la société Han porterait atteinte
à l’image du voilier « Belem » en commercialisant des maquettes de
qualité médiocre et en tirant indûment profit de la notoriété attachée
à ce navire, alors qu’elle met en œuvre d’importants moyens financiers
en vue de la préservation et de la promotion de ce navire.
En préambule, la Cour rappelle que l’image du voilier n’a pas
fait l’objet d’une protection au titre du droit de la propriété intellectuelle, de sorte que l’appréciation des faits relèvera des principes du
droit commun de la responsabilité délictuelle.
En conséquence, elle rappelle le principe selon lequel, en pareil
cas, « le propriétaire d’un bien offert à la vue du public ne peut s’op2. Cour d’appel de Paris (4e Chambre B ; 2008 -10-31) – RG 07/06204.
452
Les Cahiers de propriété intellectuelle
poser à l’exploitation de l’image de ce bien par un tiers qu’autant que
cette exploitation lui cause un trouble anormal ».
La Cour constate ensuite que la Fondation Belem ne se prévaut pas d’une baisse des ventes de ses maquettes haut de gamme,
et considère, après analyse, que les maquettes proposées à la vente
par la société Han « bien que de simple facture, reproduisent les
caractéristiques essentielles du voilier dont elles ne renvoient pas
une image déformée ni dévalorisante ».
Estimant enfin que la notoriété dont se prévaut la requérante
préexistait à son acquisition en 1981, la Cour en conclut qu’elle « n’est
pas fondée à interdire ou faire interdire l’exploitation par autrui de
l’image de ce bien (…), alors qu’elle ne justifie d’aucun trouble dans
l’usage et l’exploitation de son bien ».
Elle déboute donc la Fondation Belem de ses prétentions sur
ce premier fondement.
5.2
Sur la contrefaçon de marque
La Cour infirme tout d’abord le jugement de première instance
en ce qu’il annulait partiellement la marque BELEM pour des voiliers,
et considère que cette marque est parfaitement valable pour de tels
produits.
Elle constate ensuite que les conditions d’application de l’article
L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle, à savoir l’apposition
d’une marque identique à celle enregistrée sur des produits identiques
à ceux visés dans l’enregistrement, sont remplies.
Mais ne se contentant pas de cette simple constatation, la Cour
va interpréter l’article L. 713-2 du Code de la propriété intellectuelle
au regard de la jurisprudence communautaire, selon laquelle le droit
exclusif reconnu aux titulaires de marques par l’article 5 paragraphe 1
sous a) de la directive (voir supra) n’a pour but que « de permettre
au titulaire de la marque de protéger ses intérêts spécifiques en tant
que titulaire de cette marque, c’est-à-dire d’assurer que cette dernière
puisse remplir ses fonctions propres (…) et notamment à sa fonction
essentielle qui est de garantir (…) aux consommateurs la provenance
du produit »3 [Les italiques sont nôtres].
3. Aff. C-206/01 - Arsenal Football Club, 12 novembre 2002 ; Aff., C-245/02 Anheuser-Busch, 16 novembre 2004.
L’« exception de miniature »
453
La Cour va donc analyser si la reproduction de la marque
BELEM sur les modèles réduits de la société Han est de nature à créer
une confusion dans l’esprit du public quant à l’origine de ces produits.
En d’autres termes, elle va chercher à savoir si la présence de
la marque BELEM sur ceux-ci est de nature à laisser croire au public
qu’ils sont fabriqués par ou avec l’autorisation de la Fondation Belem.
À cette fin, la Cour va suivre le raisonnement retenu par la
CJCE quelques mois plus tôt dans l’affaire opposant les sociétés Adam
Opel AG et Autec AG au sujet de la reproduction de modèles réduits
de véhicules automobiles4.
Elle va donc estimer, tout comme la CJCE, que les amateurs
de maquettes et de modèles réduits sont particulièrement attentifs
à l’exactitude de la reproduction des caractéristiques du modèle
original sur le modèle réduit, pour conclure que le public « percevra
la reproduction du signe BELEM comme une des caractéristiques
[du modèle original] nécessairement reprises et non pas comme un
signe lui garantissant une origine ou une qualité particulière des
modèles en cause ».
Ainsi, selon la Cour, le public accordant une grande importance
à la fidélité de la reproduction, il percevra naturellement la présence
de la marque BELEM sur différentes parties du navire miniature
comme un élément de fidélité au trois-mâts « Belem » original, et
non pas comme un signe indiquant que le modèle réduit concerné est
fabriqué par la Fondation Belem ou avec son autorisation.
La reproduction de la marque BELEM sur les modèles réduits
de la société Han ne portant pas atteinte à la fonction essentielle de
la marque, la Cour en conclut qu’il n’existe pas de risque de confusion
quant à l’origine des produits, et partant, que la société Han ne se
rend pas coupable de contrefaçon de la marque française BELEM
objet de l’enregistrement 1 528 715.
Ainsi, la Cour confirme la position du Tribunal de grande instance et déboute la Fondation Belem de ses prétentions en ce qu’elles
concernent l’usurpation de l’image du navire et la contrefaçon de la
marque BELEM.
4. Aff. C-48/05 - Adam Opel AG c. Autec AG, 25 janvier 2007.
454
6.
Les Cahiers de propriété intellectuelle
CONCLUSION
Le présent arrêt est tout d’abord un bel exemple du fonctionnement des institutions juridiques communautaires et illustre
parfaitement l’harmonisation juridique au sein de l’Union européenne
voulue par le législateur.
En effet, après que la CJCE se soit prononcée sur l’interprétation de la règle de droit communautaire, la juridiction allemande
à l’origine de sa saisine a interprété les règles de droit national à la
lumière des réponses de la Cour, puis l’interprétation de la CJCE
s’est imposée à d’autres juridictions nationales d’États membres (en
l’espèce la France), uniformisant de fait la jurisprudence au sein de
l’Union.
L’arrêt de la Cour d’appel de Paris est également très intéressant, car bien qu’étant conforme à l’esprit du droit des marques,
il vient créer une exception dans la protection que les marques sont
censées conférer à leurs titulaires.
La particularité de cet arrêt vient du fait que l’exception
qu’il consacre en droit français ne trouve pas son origine dans des
contingences extérieures ou des nécessités pratiques indépendantes
de la théorie juridique, mais dans les principes généraux du droit des
marques, ceux-là mêmes qui ont présidé à l’adoption de la règle de
droit qu’ils viennent maintenant tempérer.
En effet, selon la lettre de l’article L. 713-2 du Code de la
propriété intellectuelle, la reproduction d’une marque identique sur
des produits identiques à ceux couverts par l’enregistrement est
constitutif d’un acte de contrefaçon.
Or, dans le cas particulier des modèles réduits de véhicules
automobiles ou nautiques, le principe supérieur selon lequel la
fonction essentielle de la marque est de garantir au public l’origine
des produits marqués vient limiter la protection dont bénéficient
les titulaires de marques enregistrées à la fois pour des véhicules
(classe 12) et des modèles réduits (classe 28).
Cette limitation est d’ailleurs particulièrement sévère puisque
si l’on suit le raisonnement de la CJCE, de la Cour suprême allemande
et de la Cour d’appel de Paris, les constructeurs automobiles ou les
chantiers navals se voient purement et simplement interdire toute
protection de leurs marques en relation avec des modèles réduits,
quand bien même ils auraient acquis un droit de marque en relation
avec ces produits.
L’« exception de miniature »
455
Si cette limitation est juridiquement compréhensible, elle est
en revanche économiquement choquante.
En effet, nous nous trouvons dans un cas où des sociétés se
voient de fait interdire la protection de leurs marques dans un secteur d’activité qui constitue un axe de diversification pour le moins
légitime de leur activité.
Ces acteurs économiques ainsi privés de protection au titre
du droit des marques se tourneront-ils vers le droit des modèles ou
le droit d’auteur ? Quelle sera alors l’appréciation des tribunaux ?
Cette exception de protection actuellement limitée aux miniatures
de véhicules automobiles ou nautiques sera-t-elle étendue à d’autres
secteurs d’activité ?
C’est avec intérêt que nous suivrons l’évolution de la jurisprudence dans ce domaine.
Capsule
Têtu et « Les jeux olympiques
du sexe »
Commentaire de l’arrêt du
15 septembre 2009 de la Cour de cassation
dans Société C.N.O.S.F. c. Société C.P.P.D.
Chloé Pham Van Hoa*
« Nous jurons que nous nous présentons aux Jeux Olympiques
en concurrents loyaux, respectueux des règlements qui les
régissent et désireux d’y participer dans un esprit chevaleresque
pour l’honneur de nos pays et la gloire du sport ».
Pierre, baron de Coubertin, Le serment de
l’athlète (1920).
1. Les différents fondements juridiques applicables . . . . . . . . . 460
1.1 Sanction issue du Code de la propriété intellectuelle,
l’article L. 713-5 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 460
1.2 Sanction issue du Code du sport, l’article L. 414-5 . . . . . 462
1.3 Sanction issue du Code civil, les articles 1382
et suivants . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 463
2. Une interprétation jurisprudentielle hésitante
ou le marathon « olymprix » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 464
3. L’existence d’une protection autonome, clé de voûte
de l’espèce . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 467
© CIPS, 2010.
* Étudiante en droit, stagiaire chez ROBIC, S.E.N.C.R.L., un cabinet multidisciplinaire d’avocats et d’agents de brevets et de marques de commerce.
457
Attendu que le Comité national olympique et sportif français (CNOSF), propriétaire des emblèmes olympiques nationaux,
et titulaire d’une marque figurative française composée de cinq
anneaux de couleurs entrelacés, a poursuivi la société Communication presse publication diffusion (la société CPPD) en contrefaçon,
concurrence déloyale et parasitisme, pour avoir édité, aux mois
de juillet-août 2004, un numéro du périodique « Têtu » consacré
aux « jeux olympiques du sexe » et faisant usage des signes dont
le CNOSF assume la protection (…) ;
Vu l’article L. 141-5 du Code du sport ;
Attendu qu’il résulte de ce texte qu’il est interdit à quiconque de déposer à titre de marque, reproduire, imiter, apposer,
supprimer ou modifier les emblèmes, devise, hymne, symbole et
termes qu’il vise, à des fins autres que d’information ou de critique, sans l’autorisation du Comité national olympique et sportif
français (…) ;
Attendu (…) que l’article L. 141-5 du Code du sport institue
un régime de protection autonome…
En droit français, la propriété intellectuelle n’est pas exclusivement
régie par des règles issues du Code de la propriété intellectuelle.
Fréquemment, d’autres règles de sphères juridiques différentes
se juxtaposent avec celles de la propriété intellectuelle. Ainsi, les
articles 1382 et suivants du Code civil, grâce à leur caractère général,
ont maintes fois aidé les titulaires de marques lors d’atteintes commises en dehors du principe de spécialité. Par ailleurs, comme le suggère
la présente espèce et l’a déjà confirmé une part de la doctrine (tel que
Christophe Caron1), le droit relevant de l’organisation d’évènements
sportifs relève en grande partie du Code du sport, lequel consacre un
droit voisin de la propriété intellectuelle.
1. CARON (Christophe), « Affaire olymprix : la raison l’emporte ! », [septembre 2004] 9 Communication Commerce Électronique, comm. 101.
459
460
Les Cahiers de propriété intellectuelle
À la lumière de ces considérations, la question de la nature
des relations juridiques avec d’autres normes et celles du Code de
la propriété intellectuelle s’imposent à nous. L’arrêt en étude offre
la possibilité de nous interroger sur les fondements juridiques dont
il faut faire usage pour protéger les marques « olympiques ». En
d’autres termes, la protection accordée aux signes « olympiques »
est-elle issue du droit commun de la propriété intellectuelle ou, au
contraire, provient-elle d’un régime de protection spéciale des normes
du Code du sport ?
Dans le présent arrêt2 et sur le fondement de l’article L.141-5
du Code du sport, la Cour répond par l’affirmative. L’arrêt rendu par la
Cour de cassation en sa formation commerciale le 15 septembre 2009
offre alors un régime de protection autonome issu de la propriété
intellectuelle aux marques « olympiques ». En conséquence, et dans le
cadre de la protection spécifique des marques notoires « olympiques »,
pour évaluer la portée de cette décision, il est nécessaire de déterminer
les différents fondements juridiques applicables et d’en apprécier les
applications jurisprudentielles récentes.
1.
LES DIFFÉRENTS FONDEMENTS JURIDIQUES
APPLICABLES
La devise, l’hymne, le symbole ainsi que les termes « jeux olympiques » et « olympiade » sont autant de signes qui appartiennent au
Comité international olympique. En France, le dépositaire desdites
marques, d’une exceptionnelle renommée, est le Comité national
olympique et sportif français (ci-après « CNOSF »).
Lorsqu’un tiers porte atteinte à l’un de ces signes, s’offrent au
CNOSF différentes bases légales issues du Code civil, du Code de la
propriété intellectuelle et du Code du sport.
1.1
Sanction issue du Code de la propriété intellectuelle,
l’article L. 713-5
Tant en droit communautaire qu’en droit interne, les marques
de renommées sont des marques exceptionnelles, qui sont si connues
et réputées auprès du public qu’elles se détachent des produits et
services dont elles assurent la distinctivité. Ces marques bénéficient
d’une protection élargie au-delà du principe de spécialité.
2. Société C.N.O.S.F. (Comité national olympique et sportif diffusion) c Société
C.P.P.D. (Communication presse publication diffusion) (nº 08-15.418).
L’« exception de miniature »
461
Au regard de l’article L. 713-5 du Code de propriété intellectuelle, « la reproduction ou l’imitation d’une marque jouissant
d’une renommée pour des produits ou services non similaires à ceux
désignés dans l’enregistrement engage la responsabilité civile de
son auteur si elle est de nature à porter préjudice au propriétaire
de la marque ou si cette reproduction ou imitation constitue une
exploitation injustifiée de cette dernière. Les dispositions de l’alinéa
précédent sont applicables à la reproduction ou l’imitation d’une
marque notoirement connue au sens de l’article 6 bis de la Convention
de Paris pour la protection de la propriété industrielle précitée. »
[nos italiques].
Le premier alinéa a été récemment modifié par une ordonnance
de 20083. En effet, dans sa rédaction initiale le texte disposait que :
l’emploi d’une marque jouissant d’une renommée pour des
produits ou services non similaires à ceux désignés dans l’enregistrement engage la responsabilité civile de son auteur si elle
est de nature à porter préjudice au propriétaire de la marque
ou si cette reproduction ou imitation constitue une exploitation
injustifiée de cette dernière. (…) [nos italiques]
Cet article est le fruit de l’harmonisation communautaire sur
la marque de renommée, régie par la directive nº 89-104 CEE du
21 décembre 19884. L’article 5.2 de la directive précitée prévoit que :
Tout État membre peut également prescrire que le titulaire est
habilité à interdire à tout tiers, en l’absence de son consentement, de faire usage dans la vie des affaires d’un signe identique ou similaire à la marque pour des produits ou des services
qui ne sont pas similaires à ceux pour lesquels la marque est
enregistrée, lorsque celle-ci jouit d’une renommée dans l’État
membre et que l’usage du signe sans juste motif tire indûment
profit du caractère distinctif ou de la renommée de la marque
ou leur porte préjudice. [nos italiques]
Jusqu’en 2008, la transposition infidèle par le législateur de la
directive communautaire, comme il sera démontré ci-dessous, a posé
de nombreux problèmes d’interprétation et a abouti à des décisions
critiquables rendues par la Cour de cassation.
En tout état de cause, ce texte impose une dérogation à une
pierre angulaire du droit des marques, le principe de spécialité. En
3. Ord. nº 2008-1301, 11 décembre 2008, art. 2, III, 1º.
4. Dir. nº 89-104 CEE du Conseil, 21 décembre 1888 : JOCE nº L 40, 11 février 1989.
462
Les Cahiers de propriété intellectuelle
conséquence, le titulaire de la marque renommée qui se prévaut
de la protection issue de l’article L. 713-5 du Code de la propriété
intellectuelle est assujetti au respect de deux conditions alternatives :
1) l’emploi du signe notoire ou renommé doit être une exploitation injustifiée. Comme le rappelle M. Malaurie-Vignal5,
« il peut donc y avoir agissement parasitaire sans préjudice : le tiers tire avantage de la marque en se plaçant
dans son sillage sans pour autant lui causer un dommage.
Le consommateur ne se méprend pas nécessairement sur
l’origine du produit. Ce que l’on tend à protéger, ce n’est pas
tant la fonction de garantie d’identification de la marque
que sa valeur économique, à travers sa fonction publicitaire
et l’image qu’elle véhicule » ;
2) l’emploi du signe notoire ou renommé porte préjudice au
caractère distinctif ou à la renommée de la marque par
l’avilissement de la marque et par sa dilution.
Enfin, le lien aux yeux du public entre les deux marques doit
être prouvé afin que ce texte reçoive application.
1.2
Sanction issue du Code du sport, l’article L. 414-5
Rédigé en 2006, l’article L. 141-5 du Code du sport, au centre
de l’arrêt commenté, dispose que :
le Comité national olympique et sportif français est propriétaire des emblèmes olympiques nationaux et dépositaire de la
devise, de l’hymne, du symbole olympique et des termes « jeux
Olympiques » et « Olympiade ».
Le fait de déposer à titre de marque, de reproduire, d’imiter,
d’apposer, de supprimer ou de modifier les emblèmes, devise,
hymne, symbole et termes mentionnés au premier alinéa, sans
l’autorisation du Comité national olympique et sportif français,
est puni des peines prévues aux articles L. 716-9 et suivants
du Code de la propriété intellectuelle.
Ainsi, se superpose à la protection issue du droit des marques
un texte spécial, l’article L. 141-5 du Code du sport6. Selon l’inter5. [Novembre 2009] 19:11 Contrats Concurrence Consommation, comm. 271,
MALAURIE-VIGNAL (Marie) « Des rapports entre le droit du sport et le droit des
marques ».
6. Issu de l’ordonnance nº 2006-596 du 23 mai 2006 relative à la partie législative du
Code du sport.
L’« exception de miniature »
463
prétation de ce récent texte par la jurisprudence, le CNOSF pourra
certainement défendre les atteintes aux marques « olympiques »
dont il est le dépositaire citrus, altuis, fortuis (devise olympique, plus
vite, plus haut, plus fort). L’important pouvoir de sanction issu des
dispositions pénales de la contrefaçon de marques confié au CNOSF
garantit l’effectivité du texte précité. En effet, l’article L. 716-9 du
Code de la propriété intellectuelle prévoit que :
[…] est puni de quatre ans d’emprisonnement et de 400 000
euros d’amende le fait pour toute personne, en vue de vendre,
fournir, offrir à la vente ou louer des marchandises présentées
sous une marque contrefaite :
a) D’importer, d’exporter, de réexporter ou de transborder des
marchandises présentées sous une marque contrefaisante ;
b) De produire industriellement des marchandises présentées
sous une marque contrefaisante ;
c) De donner des instructions ou des ordres pour la commission
des actes visés aux a et b.
Lorsque les délits prévus au présent article ont été commis en
bande organisée ou lorsque les faits portent sur des marchandises dangereuses pour la santé, la sécurité de l’homme ou
l’animal, les peines sont portées à cinq ans d’emprisonnement
et à 500 000 euros d’amende.
1.3
Sanction issue du Code civil, les articles 1382 et
suivants
La concurrence déloyale sanctionne un comportement contraire
aux usages du commerce, qui s’écarte de la conduite normale du professionnel avisé, ou qui fausse l’équilibre dans les relations concurrentielles en rompant l’égalité des chances entre les concurrents7. Nous
pouvons aisément imaginer d’user de ce fondement pour défendre
l’atteinte à des signes renommés.
En France, le législateur n’est pas intervenu pour sanctionner
la concurrence déloyale. C’est une notion jurisprudentielle fondée simplement sur les articles 1382 et 1383 du Code civil et qui rattache l’action en concurrence déloyale à la catégorie délictuelle. L’article 1382
du Code civil prévoit que « tout fait quelconque de l’homme, qui cause
à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à
7. Cass. 1ère civ. 27 novembre 2008, Scté rue du commerce.
464
Les Cahiers de propriété intellectuelle
le réparer », et l’article 1383 du même Code dispose que : « chacun est
responsable du dommage qu’il a causé non seulement par son fait,
mais encore par sa négligence ou par son imprudence ».
Dans ce contexte, l’action en concurrence déloyale assure une
protection subsidiaire en l’absence des éléments constitutifs de la
contrefaçon, elle pallie l’échec de cette dernière. Les signes classiques
bénéficient de la jurisprudence Bollé8, qui précise que :
l’action en concurrence déloyale peut être intentée même par
celui qui ne peut se prévaloir d’un droit privatif (par exemple
lorsque l’action en contrefaçon est rejetée), même si les faits
incriminés sont matériellement les mêmes que ceux qui ont
été invoqués à l’appui d’une action en contrefaçon, à condition
que ces faits puissent être qualifiés de fautifs (Cass. com.,
3 juin 2008).
La portée ou l’application desdits textes a conduit à des interprétations divergentes, comme l’atteste parfaitement le véritable
marathon judiciaire « olymprix ».
2.
UNE INTERPRÉTATION JURISPRUDENTIELLE
HÉSITANTE OU LE MARATHON « OLYMPRIX »
Grâce à la pugnacité du CNOSF, le marathon judiciaire « olymprix » a permis une meilleure protection des marques « olympiques ».
Il s’agit ici d’une vraie saga judiciaire, engagée il y a plus de dix ans
qui a donné lieu à pas moins de trois arrêts en cassation.
Le litige oppose le CNOSF, titulaire des marques notoires non
enregistrées « jeux olympiques » et « olympique », au groupement
d’achat Leclerc (ci-après « Gallec »), lequel est titulaire d’une marque
enregistrée OLYMPRIX pour des produits alimentaires.
En l’espèce, le CNOSF, demandeur à l’action, était désireux
d’obtenir la radiation et d’interdire l’usage de la marque OLYMPRIX
déposée par Gallec, au motif que ladite marque portait atteinte à la
notoriété de ses signes. Son action était fondée à la fois sur l’article
L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle et sur l’article 1382
du Code civil. Par un jugement en date du 10 juin 1996, le Tribunal
de grande instance de Nanterre9 a satisfait à la requête du CNOSF.
Ledit Tribunal a, dans un premier temps, relevé le caractère notoire
des marques puis la qualité distinctive des termes « jeux olympiques »
8. Cass Com 12 juin 2007, Bollé et Cass 1ère civ, 20 mars 2007.
9. TGI Nanterre 11 juillet 1996
L’« exception de miniature »
465
et « olympique » pour conclure au « détournement de la notoriété des
jeux olympiques » par le groupe Gallec. La Cour d’appel de Versailles10
a retenu la même interprétation de la notion « d’emploi de marque »,
introduite à l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle
(issue de sa première rédaction), dans un arrêt confirmatif du 15 janvier 1997, ce que censura la Cour de cassation.
Dans un premier arrêt de cassation en date du 29 juin 199911,
la chambre commerciale de la Cour de cassation a écarté le jeu de l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle. La jurisprudence
a estimé ici que la notion « d’emploi de marque » ne permet d’accorder une protection spécifique, réservée aux marques renommées et
notoires, qu’en cas de reproduction strictement identique desdites
marques, mais non en cas de l’utilisation d’un signe voisin ou similaire. En formation de renvoi, le surprenant arrêt de la Cour d’appel
daté du 8 novembre 200012 a suscité de très nombreuses réactions. En
effet, la Cour a rejeté la protection issue de l’article L. 713-5 du Code
de la propriété intellectuelle, en s’en tenant à la solution de la Cour
de cassation, et a refusé celle issue de l’article 1382 du Code civil,
puisque l’action spéciale visée par l’article L. 713-5 écartait le jeu de
l’action de droit commun (même lorsque les conditions d’application
de l’action spéciale ne sont pas réunies).
L’étrange analyse réalisée par la jurisprudence aboutissait à
ce que les titulaires de droit sur une marque notoire bénéficiaient
d’une moindre protection que ceux dépositaires d’une marque classique puisque ces derniers pouvaient invoquer le jeu de l’article 1382
du Code civil. Le professeur le Tourneau13 commenta comme suit la
décision de la Cour de renvoi « Mieux vaudrait imiter les marques
les plus célèbres, permettant d’attirer une vaste clientèle en toute
impunité, que des signes ordinaires, ne permettant pas d’obtenir les
mêmes résultats, ce qui serait illicite. Cette conséquence absurde fait
éclater l’erreur ! La loi accorderait une primauté à la turpitude ! ».
Conforté par le contenu du serment de l’athlète de Pierre Baron
de Coubertin, le CNOSF ne s’avoua pas vaincu et forma un second
pourvoi. Certes, l’imitation n’était pas visée par l’article L. 713-5, en
raison d’une lacune rédactionnelle, mais l’existence d’une règle spéciale n’excluait pas l’application des règles générales ! À juste titre,
10. CA Versailles, 14e ch, 15 janvier 1997, Groupement d’achat des centres Leclerc
SCA Gallec c. CNOSF, jurisdata nº 1997-0408045
11. Cass. com., 29 juin 1999 : Bull. civ. 1999, IV, nº 143 ; Ann. propr. ind. 1999, p. 183.
12. CA Paris, 8 novembre 2000, SA GALEC c. CNOSF, juris data nº 2000-126831
13. LE TOURNEAU (Philippe), « Retour sur le parasitisme », D. 2000, chrno.
p. 403 et s.
466
Les Cahiers de propriété intellectuelle
la loi générale évincée ressurgit quand le texte spécial ne trouve pas
d’application. Comme le souligne Olivier Debat14, « l’imitation était
un fait distinct de l’emploi identique de la marque, la juridiction du
fond avait nécessairement commis une erreur de droit en écartant
le jeu de l’article 1382 du Code civil ». Puisque l’hypothèse n’était
plus celle du Code de la propriété intellectuelle, il convenait de revenir aux principes de droit commun de la responsabilité civile. Fort
heureusement, le 11 mars 200315, la chambre commerciale retint ce
raisonnement et précisa que « l’imitation d’une marque notoirement
connue ne constitue pas le même fait que son emploi, seul visé par
l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle, le dépositaire
d’une telle marque est recevable à agir, quant à une telle imitation,
dans les termes du droit commun ». La deuxième juridiction de renvoi16 respecta aisément cette sage position.
Au demeurant, la directive européenne, qui a inspiré la rédaction de l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle, invitait
vivement les États membres à protéger la marque notoire contre les
signes strictement identiques et simplement similaires. Cette position
est d’ailleurs suivie par la jurisprudence de la Cour de justice des
communautés européennes17, qui sanctionne l’imitation de marque
notoire dans de nombreuses espèces. Conformément à l’esprit de la
directive et désireuse de se conformer à l’interprétation de la Cour
de justice des communautés européennes, la Cour de cassation a
abandonné la jurisprudence « olymprix » de 1999. Effectivement,
elle a consacré en 200518 une lecture extensive de l’article précité et
déclare par une formule limpide que « l’emploi d’un signe identique ou
similaire à une marque jouissant d’une renommée pour les produits
ou services non similaires à ceux désignés dans l’enregistrement
engage la responsabilité de son auteur » sur le fondement de l’article
L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle. Compte tenu de cette
nouvelle jurisprudence, « l’épilogue olymprix »19 demeure déroutant
car la Cour a écarté (une fois de plus) l’application de l’article L. 713-5
du Code de la propriété intellectuelle, le 31 octobre 2006, dans le
14. DEBAT (Olivier), « Parasitisme et marque notoire : l’imitation d’un signe notoire
constitue une faute délictuelle », Semaine juridique, édition générale (nº 10,
3 mars 2004, II 10034).
15. Cass. com., 11 mars 2003, SA GALEC c. CNOSF : Bull. civ. 2003, IV, nº 44.
16. CA Orléans, 2 juill. 2004.
17. CJCE, 21 novembre 2002, Rodelco ; CJCE, 9 janvier 2003, Davidoff ; CJCE,
23 octobre 2003, Adidas.
18. Cass. Com. 12 juillet 2005 nº 03 17.640, Scté Cartier c. Scté Oxipas, jurisdata :
2005-029485
19. TRÉFIGNY (Pascale), « L’épilogue Olymprix ? Ou la fin d’une trop longue histoire
… » [janvier 2007] Propriété Industrielle, comm. 3.
L’« exception de miniature »
467
cadre du troisième pourvoi20 et a caractérisé l’atteinte à la marque
« olympique » sur le fondement du droit commun.
En tout état de cause, la jurisprudence consacrée en 2005 est
toujours effective. « Le raté législatif », selon Jacques Foyer21, de l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle est corrigé par
une ordonnance de 200822, donnant naissance à la version modifiée
que nous connaissons actuellement de l’article précité. Cette version
introduit dans le champ d’application de la protection tant les imitations que les reproductions de signes renommés. La marque de
renommée est donc explicitement protégée contre tout usage identique
ou similaire.
À la suite d’une longue chevauchée juridique, le contentieux
« olymprix » a été gagné par le CNOSF aux prix d’efforts considérables. Les signes « olympiques », ou plus généralement les signes
renommés, ont acquis une plus solide protection. Ici, « les qualités
gagnées sont plus importantes que les parties gagnées » (John Kessel).
3.
L’EXISTENCE D’UNE PROTECTION AUTONOME,
CLÉ DE VOÛTE DE L’ESPÈCE
Au regard de la difficulté à protéger les marques « olympiques »
et des conséquences financières que cela implique, la rédaction en
2006 d’un texte spécial, l’article L. 141-5 du Code du sport23, est une
aubaine pour le CNOSF. Ce texte n’avait pas trouvé application dans
le marathon judiciaire « olymprix » compte tenu de sa nouveauté,
l’espèce à l’étude permet d’en apprécier la portée.
Fort d’un passif judiciaire conséquent, le CNOSF assigne en
contrefaçon sur les fondements de l’article L. 141-5 du Code du sport
et de l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle la société
Communication Presse Publication Diffusion (ci-après CPPD). Cette
dernière a édité en juillet août 2004 un numéro de la revue « Têtu »,
dédié aux « Jeux olympiques du sexe », associant des signes dont les
CNOSF est dépositaire.
La Cour d’appel, par un arrêt en date du 7 mars 2008, déboute
le CNOSF. Effectivement, selon la Cour, l’article L. 141-5 du Code du
20. Cass Com, 31 octobre 2006, SA GALEC c. CNOSF jurisdata : 035696.
21. FOYER (J.), Mélanges – la protection des marques notoires dans le Code de la
propriété intellectuelle (Paris : PUF, 1997).
22. Ord. nº 2008-1301, 11 décembre 2008, art. 2, III, 1º.
23. Issu de l’ordonnance nº 2006-596 du 23 mai 2006 relative à la partie législative
du Code du sport.
468
Les Cahiers de propriété intellectuelle
sport offre au CNOSF la qualité pour agir mais renvoie directement à
l’article L. 713-5 du Code de la propriété intellectuelle pour qualifier
le délit24. Ainsi, par application de l’article L. 713-5 du Code de la
propriété intellectuelle, la Cour recherche si i) l’emploi des signes
olympiques est une exploitation injustifiée, ou si ii) l’emploi des mêmes
signes porte préjudice au caractère distinctif ou à la renommée des
marques « olympiques ».
La Cour d’appel conclut, au terme d’un raisonnement rigoureux, qu’en l’espèce « rien ne montre que la société (CPPD) se soit
présentée comme un partenaire officiel, un prestataire officiel ou un
fournisseur officiel de l’organisation des jeux olympiques en vue de
bénéficier des retombées financières d’engagements de cette sorte ».
De surcroît, « Il n’y a ni préjudice, en raison de l’absence de lien fait
par le public entre les deux signes litigieux ni exploitation injustifiée
du signe « Olympiades ». Elle ajoute que l’emploi des signes litigieux
par la CPPD se situe dans un ton « non dénigrant », « humoristique »
ou « délibérément décalé ». Les juges du fond accordent à l’article
L. 141-5 du Code du sport une portée limitée. Ce dernier offre la
qualité à agir au CNOSF mais le droit commun de la propriété intellectuelle reste de vigueur pour poursuivre les atteintes aux signes.
Toujours aussi endurant, le CNOSF saisit la Cour de cassation.
Cette dernière casse l’arrêt de la Cour d’appel de Paris et pose le
principe d’autonomie de l’article L. 141-5 du Code du sport. Ainsi, le
régime de protection accordé par l’article précité est indépendant de
celui instauré par le Code de la propriété intellectuelle. Ainsi, comme
le souligne très justement Christophe Caron25, les exceptions et les
contraintes tirées du Code de la propriété intellectuelle auxquelles
sont soumis les titulaires de droit sur les signes volent en éclats. Dès
lors, les théories de l’épuisement des droits (art. L. 713-4 CPI), de la
contrefaçon par imitation (art. L. 713-3 CPI), de la dégénérescence
(art. L. 714-6 CPI) ne s’appliquent plus pour les signes visés par l’article L. 141-5 du Code du sport.
Les signes olympiques bénéficient d’une protection quasi absolue, libérés des contraintes instaurées par le Code de la propriété intellectuelle. Cette interprétation de l’article semble peut-être quelque
peu extensive. Ainsi, la Cour assortit la protection d’une limitation,
le CNOSF n’est pas en mesure d’interdire l’usage des signes dont il
24. MALAURIE-VIGNAL (Marie), « Des rapports entre le droit du sport et le droit
des marques », [novembre 2009] 19:11 Contrat Concurrence Consommation,
comm. 271.
25. CARON (Christophe), « A propos d’une propriété intellectuelle olympique autonome », [novembre 2009] 11 Communication Commerce Électronique, comm. 99.
L’« exception de miniature »
469
est le dépositaire à titre informatif ou polémique : « Cette forme de
propriété intellectuelle en dehors du Code est bien plus puissante que
celles qui existent au sein du Code de la propriété intellectuelle »26.
À la lecture de cette décision, nul ne peut s’empêcher de penser que
le marathon juridique « olymprix » aurait été bien moins épuisant à
l’aide de la protection instituée par l’article L. 141-5 du Code du sport.
Si l’instauration d’un régime de protection autonome et quasi
absolue des signes olympiques par la Cour de cassation surprend,
il faut rapprocher, comme le suggère l’Association des praticiens
du droit des marques et des modèles27 (APRAM), cet arrêt de celui
du 16 juillet 2009 rendu par la Cour de justice des communautés
européennes. Effectivement, dans cette espèce, la Cour de justice des
communautés européennes accorde une protection également absolue
aux emblèmes d’État. La haute juridiction française, souvent piètre
élève européen, aurait-elle envisagé de s’aligner dès maintenant sur
la jurisprudence européenne ?
À la veille des Jeux olympiques d’hiver de Vancouver et à
la lumière du lourd contentieux français, le législateur canadien
qui a adopté le 22 juin 2007 la « Loi sur les marques olympiques et
paralympiques » est à féliciter. Issu de ladite loi, le paragraphe 3(1)
prévoit que « nul ne peut adopter ou employer à l’égard d’une entreprise, comme marque de commerce ou non, une marque olympique
ou paralympique, ou une marque dont la ressemblance avec celle-ci
est telle qu’on pourrait vraisemblablement les confondre ». Ce dernier
peut être certainement assimilé à l’article L. 141-5 du Code du sport
et il est souhaitable qu’il offre une protection aussi forte aux marques
« olympiques ».
26. CARON, précité, note 25.
27. APRAM, Flash du 16 novembre 2009 (nº 149).