1-Introduction- p.21 - Dokumente/Documents

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DOCUMENTS
CULTURE ET POLITIQUE
EN RDA (1945-1990)
DOSSIER
UN APERÇU DE 45 ANS DE CULTURE
ULRICH PFEIL
I
l y a cinquante ans était fondée la RDA comme second État allemand. Mais
à la différence de la République fédérale, elle ne peut pas célébrer de jubilé
cette année, et pourtant, presque dix ans après l'ouverture du Mur de Berlin, l'ancien « État des ouvriers et des paysans » semble continuer à exister.
Comment expliquer que Volker Handloik et Harald Hauswald puissent publier
un livre au titre provocateur : « La RDA aura cinquante ans. » (1) Est-ce seulement par « [N]Ostalgie » que l'on a célébré à Berlin en octobre 1998 le « Jour
de la culture est-allemande » ? (2) Frank Hörnigk constate que si la RDA
n'existe plus, sa littérature persiste. (3) Si la RDA semble encore agir sur le
présent, il est donc indispensable, et plus particulièrement pour la future communication inter-allemande de connaître les différentes facettes de sa culture (4) et d'en conserver la mémoire. (5)
Comprendre les conditions qui ont formé le cadre politique et réglementaire
de la politique culturelle est une condition préalable indispensable avant toute
approche de l'art et de la culture en RDA. La définition de la culture dans le
« dictionnaire de politique culturelle » de la RDA manifeste une totale orientation idéologique : « L'ensemble des principes, objectifs, missions et mesures
destinés à la promotion consciente et méthodique de la culture socialiste et
de ses rapports mutuels avec les missions politiques, économiques, sociales,
idéologiques, etc. visant au développement général de la société.» (6) La
conception de l'histoire de la culture comme histoire politique du milieu culturel
n'est cependant qu'un aspect des choses ; l'autre aspect, que montre aussi
le présent dossier, est l'accès à l'histoire de la culture comme histoire d'une
affirmation de soi esthétique et d'un sens propre créatif. Dans cette relation
mutuelle, il y a cependant toujours eu des interdépendances où l'État et les
intellectuels agissaient et réagissaient les uns par rapport aux autres.
Dès ses débuts, la politique culturelle dans la Zone d'Occupation soviétique
et dans la RDA a servi à la promotion du politiquement souhaitable et à l'op-
(1) En raison de l'abondance de notes, celles-ci sont reportées en fin d'article, p 40.
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pression de ce qui était politiquement nuisible. A l'intérieur d'un système stalinien en train de se mettre en place, orienté sur la lutte des classes et considérant l'idéologie marxiste-léniniste comme la seule correcte, il était impossible
de laisser se développer toutes les orientations artistiques, librement, spontanément et de manière non bridée. Cette thèse n'est pas contredite par le fait
que dans les premiers temps les occupants soviétiques et leurs collaborateurs
est-allemands avaient procédé d'une façon très prudente. Il ne fallait pas intimider les représentants de l'intelligentsia bourgeoise qui ne s'étaient pas compromis pendant le national-socialisme, mais les insérer aux efforts culturels du
SED (Sozialistische Einheitspartei Deutschlands). Ce faisant en comparaison
avec la masse de la population active, le SED accordait aux créateurs culturels
des privilèges qui servirent aussi de moyen de différenciation et de « disciplination » à l'intérieur de l'intelligentsia. (7)
« Formalisme » et « décadence »
La soviétisation de la politique culturelle, entreprise entre 1945 et 1949, fut
poursuivie après la fondation de la RDA le 7 octobre 1949. Dans les premiers
temps, le SED s'en prit ainsi à l'art « moderne » considéré comme formaliste
et négatif. Lors du troisième congrès du Parti, le SED condamna « les théories
du cosmopolitisme hostiles au peuple », « l'objectivisme bourgeois » ainsi que
la « barbarie culturelle américaine ». (8) Le combat contre le « formalisme »
et la « décadence » fut mené avec une grande véhémence et dirigé, entre
autres, également contre les compositeurs Hanns Eisler et Paul Dessau et
contre Bertolt Brecht qui, au printemps 1949, fut la cible d'une violente polémique provoquée par sa pièce de théâtre Mère Courage et ses enfants. Pendant la campagne menée contre le formalisme (1951-1953), selon le modèle
soviétique, on jeta le discrédit sur la musique moderne et la peinture, qualifiées
de « formalistes ». En ce qui concerne Brecht, la propagande porta essentiellement sur son concept esthétique de distanciation. Derrière le concept de
« décadence » se cachait un « concept de lutte » qui considérait l'art et la culture exclusivement à travers le prisme de l'idéologie. Ses défenseurs menèrent
ce combat contre certaines manifestations de l'histoire culturelle et de l'art du
XIXe siècle qui avaient pour caractéristiques « la décadence de l'image humaine », « la dissolution des formes traditionnelles sous le signe de la modernité »
et « la préférence pour le laid et l'absurde ». Miro, Ionesco et Beckett étaient
considérés comme des « produits extrêmes » de la « décadence ». (9) Cette
augmentation présentait des correspondances évidentes avec le modèle national-socialiste opposant le « sain » au « malade » et faisait de la « décadence »
un concept artistique normatif auquel on pouvait opposer, d'une façon subjective et arbitraire, le « réalisme socialiste », utilisé en Union soviétique pour éliminer des artistes. (10) Le « verdict de décadence » ne resta d'ailleurs pas
limité à la seule peinture, mais s'appliqua aussi au cinéma et à la littérature
ainsi que le décida le Bureau Politique du SED en juillet 1952. (11) Le débat
sur la « décadence » atteignit des sommets de virulence au milieu des années
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soixante et montra que le SED n'était pas prêt à abandonner son pouvoir
sémantique et son « concept de lutte ».
Dans ce contexte, le traitement infligé au roman d'Irmtraud Morgner Rumba
auf einen Herbst (Rumba pour un automne), qui fut rejeté par l'Office d'autorisation d'impression, apparaît comme exemplaire. Le manuscrit resta introuvable jusqu'à la mort de l'auteur en 1990. Grâce à sa publication en 1992 (12),
on peut à présent savoir quelles étaient les zones de tabou dans la politique
culturelle. L'auteur montre dans son livre les difficultés que rencontrent des
jeunes gens en RDA à se positionner en tant qu'individus dans la société
socialiste. A travers des histoires d'amour et de mariage conflictuelles, elle
décrit différentes manières de vivre ensemble en ayant une pratique libre des
relations amoureuses et sexuelles. Mais à cette époque, un tel roman transgressait les « principes de la morale socialiste » et tombait sous le coup de
l'accusation de « décadence ».
La soviétisation de la politique culturelle s'accompagna de grands efforts pour
préserver l'héritage culturel allemand et les œuvres classiques, comme le
montrent les publications et les manifestations organisées en l'honneur de
Beethoven, Herder et Schiller entre 1952 et 1955. Ces efforts se traduisirent
aussi par la reconstruction de l'Opéra d'État de Berlin, du Zwinger et de la Hofkirche à Dresde. Il s'agissait de rattacher les idées des écrivains et penseurs
allemands de l'époque classique à l'utopie socialiste « en vertu de la thèse
selon laquelle ce que les premiers avaient dû se contenter de désirer et d'entrevoir, la classe des travailleurs le réaliserait à présent sous la direction du
SED.» (13) Ce recours à la tradition nationale, constituait un appel à l'intelligentsia, en langue détentrice d'une conscience humaniste et visait avant tout
les écrivains émigrés qu'on entendait transformer en symboles des traditions
majeures de l'esprit allemand. Chez ceux-ci, pensait-on, il y avait l'espoir que
l'État deviendrait le champion d'un système humaniste qui rendrait la culture
accessible à de larges couches de la population et poursuivrait les traditions
que la classe ouvrière avait héritée des Lumières. Ils imaginaient un avenir
démocratique et antifasciste de l'État et de la culture.
Dès le début, ces espoirs se heurtèrent à la volonté du SED de contrôler totalement la politique culturelle. Les sections locales du Parti furent placées dans
les institutions culturelles et des associations, elles devaient en orienter le travail et les contrôler. Les circonstances politiques défavorables et les extraordinaires difficultés de la situation servirent en général de justification à cette
directive autoritaire. Beaucoup d'artistes fermèrent les yeux sur ces faits et
manifestèrent leur loyauté envers le Parti. L'époque du grand doute ne vint
qu'après ; beaucoup se faisaient encore des illusions sur les missions qui leur
étaient destinées et sur leur propre position. L'attitude des créateurs artistiques
fut le plus souvent déterminée par l'enthousiasme des premiers temps face
au renouveau antifasciste et par la conviction de vivre dans la meilleure Allemagne. Les formules employées par deux dirigeants du SED des années Cinquante soulignent le poids particulier et la fonction didactique que devaient
remplir les arts en RDA. Pour le Ministre-Président de RDA de l'époque, Otto
Grotewohl, « la littérature et les beaux arts étaient soumis à la politique » et
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« dans l'art, l'idée devait suivre la direction du combat politique ». (14) Paul
Wandel, secrétaire du Comité Central, déclara en juillet 1955 : « Les décisions
de notre parti s'appliquent aussi aux camarades artistes. » (15) Cette politique
culturelle comprise de manière fonctionnelle se poursuivit dans les années
soixante sous la direction d'Alfred Kurella, responsable politique de la culture
au SED et membre du Bureau Politique. Il concevait la culture et l'art comme
des « armes dans la lutte des classes » et aspirait à une orientation et une
direction politico-culturelle « totalitaire ». (16) Jusqu'à la disparition de la RDA,
cette attitude demeura l'exigence fondamentale de l'appareil totalitaire : la culture devait se soumettre aux nécessités politiques.
La RDA – un paradis culturel ?
Au début, beaucoup de ceux et de celles qui travaillaient dans les domaines
culturels ne virent pas de contradiction entre ces formulations et leurs propres
positions. Les très vastes développements culturels intervenus – des infrastructures très multiples, un nombre considérable de monuments, de musées
et de bibliothèques de même que l'aménagement de maisons de la culture
municipales ou au sein des entreprises – correspondaient à leurs propres
attentes. De florissantes maisons d'édition publiaient des classiques et d'autres
livres à des prix extrêmement avantageux. Rien qu'à Berlin le réseau théâtral
était extrêmement dense et nombre de ces scènes jouissaient d'une renommée internationale. Il en allait de même pour les orchestres. Les artistes euxmêmes étaient généralement financièrement dépendants de l'État et vivaient
des commandes publiques. Cela correspondait à l'idée que la production artistique socialiste devait être autarcique, sans dépendance idéologique envers
l'Ouest. Une importante partie de la population considérait même l'attention
extraordinaire portée par l'État aux événements culturels et l'impression d'intense activité culturelle qui s'en dégageait comme un avantage du système
social socialiste. Cet état d'esprit persista longtemps et joua un rôle stabilisateur en RDA. Il fallut la désertification du paysage culturel dans les années
quatre-vingt pour produire un vaste changement de mentalité.
Institutionnalisation et idéologisation selon le Plan
Pour mieux réaliser la fusion de l'État et de la culture furent créées au début
des années cinquante une « Commission étatique pour les Affaires
artistiques » (Staatliche Kommission für Kunstangelegenheiten) et une « Administration pour la Littérature et l'Édition » (Amt für Literatur und Verlagswesen).
Ces deux institutions, de même que l'Académie des Sciences fondée en 1946
et l'Académie des Arts ouverte en 1950, servirent le SED pour établir la prétention au monopole culturel du réalisme socialiste dans sa forme stalinienne
de l'époque. Mais on ne put empêcher par la suite l'apparition de fréquentes
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tensions entre les créateurs et l'appareil bureaucratique. Les conflits s'envenimèrent plus particulièrement après la mort de Staline et les troubles du 17
juin 1953 ; ils conduisirent le SED à créer en 1954 le Ministère de la Culture
qui se substitua à la Commission des Affaires artistiques et au Service de la
Littérature, étendit et raffina les mécanismes de contrôle.
L'institutionnalisation de la politique culturelle extérieure
Cette conception politico-idéologique de la culture servit aussi de fondement
à la politique culturelle extérieure dont le contenu et les institutions furent déterminés jusqu'à la fin de la RDA par le Bureau Politique du SED. (17) Derrière
l'activité des organisations étatiques et non-étatiques, il y eut toujours une
conception cohérente de la politique culturelle extérieure que coordonnaient
les services compétents du Comité Central du SED. (18) La politique culturelle
extérieure devint ainsi l'instrument d'un projet politique global déterminé par
l'idéologie. On ne peut pas la comprendre sans prendre également en compte
les objectifs généraux poursuivis en matière de politique étrangère et de politique allemande par le SED. A cette époque, seule la politique culturelle extérieure offrait l'occasion de nouer des contacts avec l'Ouest en dehors du milieu
communiste afin de saper « par en bas » la prétention de la République fédérale à représenter seule l'Allemagne sur le plan international. Elle était pour
le SED un instrument important dans son combat pour la reconnaissance internationale en tant que second État allemand souverain et le moyen le plus efficace pour améliorer l'image de la RDA, condition essentielle pour obtenir la
reconnaissance internationale. Des artistes et des groupes d'artistes furent
ainsi transformés en « diplomates » de la RDA et brisèrent fréquemment son
isolement international.
Si aux commencements de la RDA il n'y avait pas d'organisation étatique de
la politique culturelle extérieure, on porta remède à cette situation dans le
cadre de l'institutionnalisation générale de la politique culturelle. En application
d'une décision du IIIe Congrès du SED en juillet 1950 et sous l'influence déterminante de l'Union soviétique, le Bureau Politique décida le 18 mars 1952 de
fonder la « Société pour l'établissement de relations culturelles avec l'étranger » (GfkVA - Gesellschaft für kulturelle Verbindungen mit dem Ausland), ce
qui fut fait le 7 juin de cette même année. (19) La forme de cette organisation
correspondait au modèle soviétique et constituait un élément de la soviétisation de la politique culturelle dans la Zone d'Occupation soviétique dans la
RDA. (20) Officiellement, la GfkVA dépendait du Ministère des Affaires étrangères de la RDA, mais elle recevait ses instructions du Département des Relations internationales du Comité Central du SED. L'instauration de ce premier
cadre organisationnel, permit au SED de placer la politique culturelle extérieure
sous le contrôle du parti, d'en déterminer la préparation et la mise en œuvre
afin de l'utiliser en fonction de ses intérêts (cf. l'article de U. Pfeil).
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Malgré les quelques succès que connut la RDA en matière de politique culturelle extérieure, au cours des années cinquante, le SED ne se rapprocha pas
considérablement de son objectif, la reconnaissance internationale par des
États qui n'appartenaient pas au monde socialiste. Pour cette raison, le Parti
renforça au début des années Soixante son activité à travers des organisations
créées pour servir cet objectif. Quelques semaines avant la construction du
Mur, le 14 mars 1961, le Parti décida « dans une situation où la lutte des
classes s'aggrave sur le sol allemand » (21) de fonder la « Ligue de la RDA
pour l'amitié entre les peuples »(Liga für Völkerfreundschaft der DDR). La fondation de la « Ligue » représenta en même temps un tournant dans la politique
allemande du SED. Après avoir officiellement mené dans les années cinquante
une politique de réunification et s'être présenté comme le seul véritable représentant des intérêts nationaux allemands, vers 1960, même officiellement, il
renonça à cette politique et renforça ses efforts pour stabiliser et consolider
la RDA. La réorganisation institutionnelle de la politique culturelle extérieure
avait de ce fait pour objet d'établir à l'étranger l'image de la RDA comme un
Etat allemand légitime et souverain. (22) Dans ce contexte, la dénomination
« Ligue de la RDA pour l'amitié entre les peuples » était un signe extérieur du
changement de paradigme dans la politique allemande.
La réorganisation de la politique culturelle extérieure fut synonyme de l'abandon du droit d'association civil qui existait jusqu'alors. Alors qu'auparavant tout
citoyen intéressé pouvait adhérer à une association, l'appartenance à l'une
d'elle ne fut désormais plus possible qu'à travers les partis, les organisations
de masse, les collectifs de travail, leurs institutions ou organisations qui y déléguaient des membres. La Commission de Politique extérieure au Bureau Politique du Comité Central du SED devait confirmer les plans de travail de la
« Ligue », impulser son activité et la contrôler. (23) Grâce à cette structure
organisatrice, le Comité Central du SED s'assura le contrôle du travail de la
« Ligue », ce qui renforça encore le lien réciproque entre l'État et le Parti.
Sur le chemin de la Conférence de Bitterfeld
Après une période de relatif « dégel » dans la politique culturelle intervenue
au milieu des années cinquante, le soulèvement en Hongrie à l'automne 1956
et sa répression par l'armée soviétique provoquèrent un revirement. L'arrestation du philosophe et publiciste Wolfgang Harich ainsi que du directeur de
la maison d'édition Aufbau, Walter Janka, et leur condamnation à de longues
années de détention montrèrent aux créateurs que le SED n'était pas disposé
à libéraliser la culture et à discuter de « troisièmes voies ». Le 17 mai, la direction du Parti avait catégoriquement déclaré à Neues Deutschland qu'« il serait
criminel de tolérer une opposition ». Le Parti prôna une nouvelle morale, une
« morale socialiste » dans laquelle ce n'étaient pas les exigences individuelles,
mais les besoins « collectifs » et les exigences sociales définies par le SED
qui devaient être placés au premier plan.
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Tandis qu'au cours de ces années, la monotonie et la sclérose se propageaient
dans les beaux arts, les écrivains de RDA trouvèrent, eux, une reconnaissance
même à l'étranger, par exemple Bruno Apitz avec Nackt unter Wölfen (Nu
parmi les loups, 1958) et Dieter Noll avec Die Abenteuer des Werner Holt (Les
aventures de Werner Holt, 1960). Au milieu des années cinquante, divers
jeunes poètes (par exemple Günter Kunert et Armin Müller) avaient osé recourir dans leurs œuvres à des formes d'expression modernes et s'étaient fait
remarquer par des prises de position sur des problèmes de société. Le Parti
réagit alors en les blâmant vigoureusement et se vit même amené en 1958
de faire arrêter l'écrivain Erich Loest.
Dans le domaine culturel, on entendait à présent parvenir à un « profond changement socialiste dans l'idéologie et la culture ». Une conférence des écrivains
eut lieu à Bitterfeld, ville où se bâtissait une importante industrie chimique, mise
en œuvre par l'appareil du Parti ; elle exigea en avril 1959 l'abolition de la séparation entre la production et la culture. En étroite liaison avec le Plan de Sept
ans pour l'Industrie chimique (24) lancé sous le slogan « La chimie dispense
pain, aisance et beauté », les écrivains devaient aller dans les entreprises pour
y étudier le travail quotidien et le traiter dans le style du « réalisme socialiste ».
Les planificateurs de la culture pensaient pouvoir combler ainsi « le fossé entre
l'art et la vie ». Ce projet était subordonné à l'objectif dominant, associer les
traditions allemandes de l'État culturel à celles du mouvement ouvrier (cf. l'article de Sandrine Kott). En même temps, les auteurs professionnels devaient
s'inspirer de la concurrence des amateurs qu'on allait encourager (« A vos
plumes, camarade ! ») pour se lancer eux-mêmes à l'assaut des « sommets
de la culture ».
Une partie des écrivains professionnels refusèrent de collaborer, d'autres
décrivirent leurs expériences au contact du travail quotidien de manière plus
critique que ne le souhaitait le Parti. Même les profanes qui avaient une activité
artistique, comme le « mouvement des ouvriers écrivant », comblèrent rarement les espoirs du SED car leurs œuvres ne purent généralement pas être
utilisées à des fins de propagande. Le rôle joué dans la politique culturelle du
SED par les entreprises et la courroie de transmission du Parti auprès des
ouvriers, la « Fédération allemande libre des Syndicats ouvriers » (FDGB), ne
soulignait pas seulement la volonté du Parti d'associer la culture au monde du
travail, mais également l'importance des entreprises dans la société de la RDA.
Travailler dans une « entreprise industrielle nationalisée » (VEB - Volkseigener
Betrieb), dans un combinat ou dans une « coopérative de production agricole »
(LPG - Landwirtschaftliche Produktionsgenossenschaft), n'était pas seulement, pour les citoyens de la RDA, le moyen de gagner leur vie. Le lieu de travail était souvent un centre de vie sociale : on passait les vacances dans le
camp de vacances appartenant à l'entreprise, les enfants étaient installés dans
le jardin d'enfants de l'entreprise, on faisait du sport dans les associations sportives de l'entreprise. Mais c'était là aussi le moyen d'exercer un contrôle social
car ces soins étaient toujours combinées avec la surveillance. Dans ce contexte, le concept de culture, appliqué au monde du travail, prend une toute nouvelle dimension. En RDA, le travail culturel était toujours orienté vers l'entre27
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prise et les activités culturelles et pédagogiques dans les entreprises faisaient
partie de la substance culturelle de la RDA. (25)
Le « déboisage » artistique
Après la construction du Mur, le SED mena pendant quelque temps une politique culturelle relativement libérale, mais cette situation changea de nouveau
à la fin de l'année 1965. En décembre 1965, le onzième « Plenum » du Comité
Central critiqua « les tendances nocives » à l'œuvre dans des films, des émisssions de télévision, des pièces de théâtre et la littérature. Seule Christa Wolf,
en tant que candidate du Comité Central du SED risqua une objection, mais
elle demeura minoritaire. Ce furent surtout le compositeur de chansons Wolf
Biermann, l'écrivain Stefan Heym et le physicien Robert Havemann qui devinrent alors les cibles des critiques du Parti. Par leurs œuvres en apparaissaient
comme modèles chez les jeunes qui n'avaient plus peur à présent de présenter
leurs travaux au public sans y avoir été invités, tels notamment les étudiants
de l'Académie des Arts. La situation s'envenima lorsqu'il s'avéra à maintes
reprises que dans le Foyer de l'Académie, des expositions présentant des
tableaux peints de manière très appréciée trouvaient de plus en plus d'écho
auprès du public. Ces œuvres déplurent à Alfred Kurella, le plus haut responsable du SED chargé de la politique culturelle, au point qu'il finit par enlever
lui-même de ses mains « les tableaux les plus mauvais ». (26)
Au cours de ce qu'on a appelé le « Plenum du déboisage », les relations de
pouvoir au sein de la politique culturelle furent rétablies. Honecker, qui présenta le rapport du Comité central, en appela à une sorte de bon sens populaire
en exigeant un « écran propre » car la RDA était un « État propre » : « Il y a
en elle des critères éthiques et moraux immuables de bienséance et de
bonnes mœurs. » (27) Les violentes attaques du SED contre les créateurs
étaient en outre pour partie une manœuvre de diversion destinée à cacher les
manifestations de la crise économique. Le SED frappa certains artistes d'interdiction de se produire en public, dont Wolf Biermann, et fit retirer de la vente
les livres contestés. Presque tous les films de l'année, produit par la DEFA
(Société est-allemande du film) fut alors interdite, mesure d'intimidation qui eut
évidemment des conséquences à long terme.
Durcissement des positions sous Honecker
Avec le remplacement d'Ulbricht par Honecker à la tête de l'État et du Parti
en 1971, une phase plus libérale parut d'abord s'annoncer dans la politique
culturelle. Les mesures destinées à développer la confiance prises alors par
le SED firent espérer une démocratisation du système. Les dirigeants chargés
de la politique culturelle expliquèrent à présent que l'art ne pouvait se réduire
à une simple fonction idéologique. Par crainte d'une sclérose de la vie artistique, il y eut davantage de voix pour refuser de promouvoir de manière monolithique l'art de propagande et pour encourager les œuvres d'arts originales
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et permettant des interprétations diverses. L'étroitesse d'esprit bureaucratique
fut remplacée par une attitude plus souple. En décembre 1971, Erich Honecker
déclara : « Si l'on part d'une situation où le socialisme est solidement établi,
il ne peut y avoir selon moi de tabou dans le domaine de l'art et de la littérature.» (28) En juillet 1972, au 6e Congrès du Comité Central du SED, Kurt
Hager énuméra les éléments constitutifs de la culture socialiste : « La culture
du travail socialiste, la protection et l'aménagement de l'environnement, la culture dans les relations humaines et dans les modes de vie personnelle, le perfectionnement de l'idéologie scientifique et son extension au sein du peuple,
l'encouragement de la science et de la culture, l'entretien de l'héritage culturel
humaniste et son appropriation par la population active, l'essor de l'art et de
son efficacité sociale, le développement de tous les dons et de tous les talents
créatifs du peuple.» (29)
Au cours du débat sur la pièce d'Ulrich Plenzdorf Les nouvelles souffrances
du jeune W. en 1972-1973, il s'avéra cependant qu'il ne s'agissait là que de
belles paroles. Pour les fonctionnaires de la culture, les anciens dangers
n'étaient pas conjurés et la méfiance à l'égard des formes d'expression artistique nonconformistes se réinstalla. Ils ne laissèrent pas remettre en cause le
monopole étatique des autorisations et revinrèrent ainsi à leur prétention à
conserver la haute main sur l'interprétation des règles. Leur nouvelle méfiance
résultait de la modification de la situation internationale. Après le « Traité fondamental » signé avec la République fédérale en 1972, la RDA avait aussi été
reconnue selon les modalités de droit national par les États occidentaux et était
devenue membre de l'ONU (1972-1973). Peu après, en tant qu'État co-signataire de la Conférence de la CSCE à Helsinki, elle s'était engagée en 1975 à
ne pas faire obstacle à l'échange des informations, des idées et des hommes
et à œuvrer en faveur du respect des droits de l'homme. Cependant la reconnaissance du second État allemand comme État souverain et l'entérinement
du statu quo ne furent pas synonymes d'une plus grande tolérance à l'intérieur
envers ceux qui critiquaient le régime.
La politique du chancelier Willy Brandt relative au « changement par le rapprochement » fit craindre au sein du SED que l'art et les artistes ne puissent
devenir un « cheval de Troie » de l'ennemi de classe. Il s'avéra en fait que l'antifascisme et le refus critique de la pseudo-corruption actuelle occidentale
n'avaient plus le même effet immunisant contre l'influence venue de République fédérale que dans les premières années de la RDA. La stagnation de
l'économie de la RDA et la séduction croissante exercée par la société de
consommation amenèrent le SED à davantage encore de contrôle, de réglementation et de répression sur la culture. Le premier signe de ce durcissement
fut l'exclusion de Reiner Kunze de l'association des écrivains.
A cause de cette position dogmatique du SED, nombre d'artistes et d'auteurs
ne furent plus prêts à accepter le contenu et les contraintes esthétiques imposés par le Parti. Sur le plan linguistique, cela eut pour conséquence le rejet
du discours convenu de trois manières : la langue dominante fut d'abord critiquée et largement déconstruite. On découvrit que la langue était un jouet à
partir duquel on pouvait « générer » un autre discours, libéré celui-là. Finale29
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ment, à travers sa dimension destructive et purement ludique, la langue poétique fut transformée en langage d'opposition à celui du pouvoir.
En raison de la dynamique propre de la population, le SED ne réussit que de
manière limitée à orienter l'évolution politique, sociale et culturelle vers les
canaux qu'il avait lui-même établis. La polarisation entre un art de propagande
dépourvu de substance et un courant artistique autonome externe à la culture
étatique se renforça peu à peu. Cette tendance était la conséquence du décalage existant en RDA entre un discours officiel prometteur et une déception
croissante au sein de la « jeune génération », notamment parmi les gens de
théâtre, du milieu des années soixante-dix devant l'expérience quotidienne des
artistes dans leur travail (cf. l'article de Florence Baillet). En présentant dans
leurs œuvres une image « pessimiste » du monde, ils s'écartaient à ce point
de la ligne du Parti, défendue par les représentants de la politique culturelle
officielle qui pensaient en termes de noir et blanc, qu'on peut parler d'une
déception mutuelle. La conception qu'avait l'État de la dictature du socialisme
réellement existant, c'est-à-dire le droit au monopole d'interprétation de toutes
les questions sociales et la politisation de tous les domaines de la vie qui en
résultait, l'amena à qualifier le théâtre de la « jeune génération » de contreculture. Eux-mêmes ne se considéraient que très rarement comme subversifs,
ils insistaient davantage sur l'authenticité subjective et l'autonomie littéraire.
En même temps, leurs œuvres traduisaient une ambivalence qui ne fut jamais
abolie : d'une part, ils montraient avec des moyens esthétiques l'échec de la
tentative politique et sociale de la RDA, mais d'autre part transparaissait aussi
dans leurs œuvres une sympathie pour cette tentative qui ne cessa jamais de
les intéresser. C'est pourquoi les dénigrer comme poètes d'État est simplification qui rejette les différenciations inscrites dans la réalité de l'époque,
comme cela se fit en partie après 1989.
Wolf Biermann déchu de sa citoyenneté
Les romans, les poèmes et les chansons remplirent alors la fonction que la
presse, contrôlée par l'État, ne pouvait exercer : en faisant des problèmes
sociaux et politiques de la RDA le fond et la forme de leurs œuvres, les écrivains les dotaient en quelque sorte d'un public d'Ersatz et poussaient à la discussion. La découverte que seuls les écrivains et les artistes disaient publiquement la vérité en fit, et pas seulement pour leurs lecteurs, les représentants
de la société au moment même où le pouvoir politique perdait précisément sa
légitimité. Cependant, les retards ou les refus d'impression d'ouvrages, comme
ce fut par exemple le cas pour Stefan Heym, n'étaient que les signes d'un combat d'arrière-garde que, tôt ou tard, le SED allait perdre. Le fait que beaucoup
d'auteurs est-allemands publiaient leurs œuvres en République fédérale contribuait à cette évolution, de sorte que leurs livres réussissaient par ce détour à
revenir en RDA.
La confrontation entre le parti et les artistes s'exacerba lorsque le chansonnier
Wolf Biermann fut déchu de sa citoyenneté en novembre 1976. (30) Le SED
30
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exploita l'apparition sur scène de Biermann à Cologne le 13 du même mois
pour lui retirer sa nationalité et l'empêcher ainsi de rentrer en RDA. (31) Il
croyait s'être ainsi débarrassé d'une forte source de troubles. Mais rétrospectivement, il faut admettre qu'il s'agissait là de l'une de ses fautes les plus
graves. « L'affaire Biermann » montra avec une grande netteté comment le
SED avait l'habitude de traiter « ses » intellectuels lorsqu'ils échappaient à son
contrôle. Cette démonstration d'autorité n'eut qu'un effet à court terme ; à long
terme, le SED perdit lui-même de plus en plus de terrain, comme le remarqua
également l'écrivain Stefan Heym : « La déchéance de la citoyenneté se mit
à se généraliser ». Au cours des années suivantes, un grand nombre d'artistes
quittèrent la RDA et s'installèrent en République fédérale. Ceux qui avaient
décidé de rester n'étaient plus disposés à se laisser mettre au pas par les
méthodes habituelles. S'ils ne pouvaient plus publier leurs œuvres en RDA,
ils se rabattaient sur la République fédérale. Les menaces de sanctions pour
publications non autorisées à l'Ouest s'avérèrent sans effet.
Le SED réagit par une campagne prolongée aux protestations publiques véhémentes émanant d'artistes renommés de la RDA. Des « points de vue de travailleurs » furent publiés dans différents médias qui exprimaient un « total
contentement et une totale satisfaction » qu'après des années de « magnanimité », on ait enfin montré la frontière à « l'insupportable empêcheur de tourner en rond et ennemi du socialisme ». Parallèlement, le SED concentra sa
propagande sur les entreprises et les structures étatiques où il pestait contre
« Biermann et consorts ». En même temps, le Ministère pour la Sécurité de
l'État renforça ses activités et arrêta un grand nombre d'artistes et d'intellectuels connus. Commença alors l'exode massif des artistes dont Sarah Kirsch,
Jurek Becker, Katharina Thalbach, Manfred Krug, Reiner Kunze et d'autres,
mais la direction du SED ne relâcha pas sa pression politique. Christa Wolf,
Volker Braun et Stefan Heym adoptèrent une position de plus en plus critique
à l'égard de l'État-SED. Dans la mesure où d'éminents représentants de la littérature de RDA ne s'identifiaient plus avec l'État, celui-ci perdit aussi une partie de son identité. De ce point de vue, le retrait de la citoyenneté à Biermann
et la protestation qu'elle souleva constitue un important élément du début de
la fin de la RDA. (32)
La RDA, « pays de la lecture » ?
La notion de « pays de la lecture » remonte aux années soixante-dix et servit
au SED à donner une description positive de la « situation socialiste de la littérature ». Elle devait suggérer que la forte présence du livre dans la société
et sa large distribution étaient la conséquence de la politique culturelle du SED.
Ce n'était cependant pas le cas. Dans les librairies, les lecteurs se voyaient
confrontés à un nombre limité d'œuvres dont la distribution était dirigée par
l'État. Elles étaient par ailleurs sélectionnées selon des critères idéologiques,
moraux et esthétiques. (33) La production de livres en RDA se caractérisait
par une contradiction entre la part élevée représentée par les belles-lettres
31
DOCUMENTS
dans la production générale et le faible nombre de titres bénéficiant chacun
d'un fort tirage. Les œuvres du réalisme socialiste et de la littérature « réaliste »
mondiale représentaient la plus grande part des belles-lettres. Parmi les
auteurs français, on peut entre autres citer Émile Zola. L'omniprésence de la
littérature soutenue par le pouvoir avait pour effet de la faire lire par un large
public : on obtenait ainsi un socle de lecture commune sans arriver pour autant
à faire disparaître les centres d'intérêts individuels. Cependant cette situation
conduisit également à un déclin de l'intérêt et à une production de livres qui
ne prenait pas en compte les besoins et les préférences du public.
Au sein de la politique culturelle étatique, la formule de la RDA comme « pays
de la lecture » ne pouvait plus être réalisée qu'à l'école. Dès le jardin d'enfants,
il y avait une initiation systématique à la littérature afin d'amener les enfants
au livre. Cette politique se poursuivait à l'école par un grand nombre d'heures
de cours de littérature et l'obligation de lire beaucoup. Il en allait de même pour
les mesures d'encouragement à la littérature dans les entreprises où elles
étaient soutenues avec bienveillance par les directeurs. Le réseau dense des
bibliothèques dans les communes devait lui aussi favoriser la diffusion du livre.
Mais le vieillissement croissant des équipements et le contrôle idéologique
exercé sur les ouvrages proposés provoquèrent l'effondrement des emprunts
de livres dans les années quatre-vingt. (34)
Pendant la période de la révolution « pacifique », la littérature de la RDA, qui
avait jusque-là été interdite et devenait à présent accessible, connut une rapide
diffusion. Celle-ci s'accompagna d'un essor sensible de la lecture ou plutôt du
temps consacré chaque jour à la lecture et des dépenses destinées à l'achat
de livres. Depuis 1993, les dépenses des ménages pour l'achat de livres sont
à peu près comparables à l'Ouest et à l'Est compte tenu des différences de
niveau de revenu. De même, une fois terminés les changements de structures,
le nombre de lecteurs dans les bibliothèques et celui des emprunts de livres
ont de nouveau augmenté au milieu des années quatre-vingt-dix. (35) Cela
s'explique en premier lieu par l'extraordinaire retard dont souffraient les nouveaux Länder et par la reconnaissance du fait qu'on avait caché aux lecteurs
d'importantes œuvres littéraires. En second lieu, la part considérable des
ouvrages spécialisés en matière économique et juridique et en matière d'aide
psychologique montre que, dans les premiers temps, les Allemands de l'Est,
bon gré mal gré, étaient fortement intéressés par les informations sur les orientations que prendrait le nouvel État. (36)
Stagnation et signes de désagrégation
Les années quatre-vingt furent marquées par la poursuite de la ligne habituelle.
« L'immobilisme en matière de politique culturelle pourrait suggérer la stabilité,
en réalité, il était le signe du long dépérissement qui annonçait l'effondrement
de la RDA », écrit pour résumer Manfred Jäger. (37) Les discussions sur le
contenu de cette politique furent menées sur la base du statu quo idéologique
et ne donnèrent pas de nouvel élan. A une exception près : les efforts de plus
32
DOCUMENTS
en plus intenses consacrés à l'héritage culturel, par exemple l'achèvement de
la rénovation de la Wartburg à Eisenach pour l'année Luther en 1983 et la volumineuse biographie consacrée à Bismarck par l'historien Ernst Engelberg qui
trouva aussi un écho unanimement positif en République fédérale. Il s'agissait
pour les dirigeants du SED de créer, ce faisant, par-delà l'idéologie de l'État,
une identification des citoyens avec leur patrie et peut-être même, dans une
perspective à long terme, une conscience nationale particulière. (38)
Cette tentative déjà presque désespérée pour trouver un modèle de légitimité
s'accompagna d'une politique culturelle dotée à présent d'une dimension conspiratrice et transférée au Ministère pour la Sécurité de l'État (MfS) devenu gardien
en chef de l'art. Au total, soixante-seize collaborateurs professionnels du MfS
s'occupaient dès lors d'espionner et d'infiltrer les milieux littéraires. S'y ajoutaient
les collaborateurs officieux (IM : Inoffizieller Mitarbeiter) recrutés dans le même
but. Ils rassemblaient et fabriquaient des profils psychologiques individuels des
auteurs et des artistes, que le MfS comptait utiliser pour exercer un chantage
sur ces personnes et détruire leurs personnalités. Certains individus étaient
observés vingt-quatre heures sur vingt-quatre, des appréciations opérationnelles
étaient élaborées, les séances de lectures privées de ces auteurs étaient empêchées au moyen de grands efforts bureaucratiques, on jouait les amis les uns
contre les autres et on les chargeait de s'espionner les uns les autres.
Cependant le matériel ainsi accumulé s'avéra souvent inutilisable pour le travail opérationnel. Des informateurs auraient été retournés ; en même temps,
le Parti redoutait le scandale en politique intérieure ou extérieure. Il n'était plus
possible de connaître les critères de ce qui était permis, de sorte que les
artistes bénéficiaient de zones grises et de créneaux (« niches ») qui laissaient
la place à une culture autonome. Les dernières années de la RDA furent marquées par des disputes de compétence entre différents services et fonctionnaires. Dans ce chaos, dans lequel les associations d'artistes et l'Académie
des Arts mêlaient aussi leurs interventions, tout artiste qui avait réussi à s'imposer dans ces conflits de compétence finissait par se voir prescrire sa politique culturelle « individuelle ». (39)
Naissance d'une sous-culture
Dans les années quatre-vingt commença à se développer en dehors des associations étatiques une seconde culture (40) qui communiquait à travers un
réseau de relations privées. Celles-ci ouvraient pour leurs productions, au-delà
de la médiation publique, un marché officieux entièrement différencié. Ce groupe se définissait lui-même comme « non concerné par la langue dominante
et les exigences artistiques dominantes ». (41) Il avait élaboré une expression
de la négation qui correspondait également à son sentiment de l'existence.
L'exemple le plus connu en était le milieu culturel de la Prenzlauer Berg à Berlin (cf. l'article de Carola Hähnel), expression de la méfiance croissante des
artistes à l'égard de la politique culturelle officielle qui comptait au début les
utiliser comme un simple moyen destiné à servir son objectif. Une culture paral33
DOCUMENTS
lèle, avec de nouveaux genres littéraires et artistiques, se constitua ainsi en
réaction au langage officiel du Parti, à la censure et aux persécutions. Elle se
distinguait par un discours apolitique et devint un terrain de jeu pour une libre
activité personnelle. Les artistes de la Prenzlauer Berg étaient une partie de la
« société de niches » (42) décrite par Günter Gaus, ils exprimaient leur protestation par le refus et la recherche d'une troisième voie. Dans ce cas, l'art et la
littérature furent transformés en instrument contre l'intégration collective forcée.
C'est pourquoi Rüdiger Thomas écrit de manière fort pertinente : « Dans une
histoire de la culture en RDA, il ne s'agit pas de la valeur de modèle de l'artiste,
mais de la valeur de ses tableaux et de ses mots. Découvrir l'art en RDA signifie
donc s'interroger sur l'autonomie des œuvres d'art. » (43) Cependant, cette
autonomie servit de motif à l'Autorité pour renforcer la surveillance car l'apparition d'une opinion publique non officielle remettait en cause le monopole de
pensée établi par le SED et sa construction idéologique qui devait faire de lui
l'agrégation de tous les intérêts de la société. (44) Le MfS considérait la culture
de la Prenzlauer Berg comme un lieu servant de « bases à l'ennemi
idéologique » (44 bis) et ses produits comme des œuvres dépourvues de toute
valeur, malfaisantes, nihilistes et pessimistes. Il infiltrait des collaborateurs informels dans ce milieu (la Szene) pour contrôler cette « diversion politico-économique » (PID - Politisch-ideologische Diversion).
La sous-culture qui s'était constituée à la Prenzlauer Berg à Berlin dans les
années quatre-vingt revendique aujourd'hui encore son droit à être présente
dans la vie culturelle de la ville. Ses protagonistes se rassemblent autour des
deux revues, Sklaven (Esclaves) et Sklaven Aufstand (Révolte des esclaves)
où l'on ne se contente pas de rapporter l'histoire quotidienne de la RDA de
manière critique et de réviser le marxisme traditionnel, mais où l'on appelle
aussi à la résistance contre la toute-puissance de la pensée du commerce et
du profit. Les auteurs décrivent les potentialités que leur offrait la vie en RDA
et se considèrent comme les dépositaires d'une culture de la mémoire. La
conviction qu'on aurait pu réformer le socialisme de la RDA entretient en eux
un reste de pensée réformatrice qui se manifeste dans le choix de leurs références : L'histoire de l'Europe de l'Est se trouve au centre de leurs contributions de même que l'histoire du socialisme avec un fort penchant pour les travaux provenant du milieu anarchiste. L'ancienne sous-culture qui critiquait la
RDA invoque aujourd'hui « l'Est » pour exprimer ses réserves à l'égard du nouvel ordre économique et social.
La « révolution pacifique » de 1989-1990
Les signes croissants de désagrégation du paysage culturel est-allemand
annonçaient l'effondrement de l'ensemble de l'État. Au cours des semaines de
bouleversements qui suivirent l'été 1989, ce sont des représentants du milieu
artistique de la RDA qui jouèrent précisément le rôle de révolutionnaires sur
les scènes publiques. Mais ils en appelaient davantage à la liberté qu'à l'unité.
Ils plaidaient pour le maintien de l'indépendance étatique de la RDA et pour
34
DOCUMENTS
la réalisation de l'idée généreuse du socialisme. Cependant, cette position les
marginalisa vite et ils passèrent à côté de l'opinion dominante de ceux qui se
prononçaient en faveur du système de la République fédérale et réclamaient
une unité rapide. « Une révolution a eu lieu en Allemagne. Les gens de lettres
peuvent dire qu'ils n'en ont pas été », commente Karl-Rudolf Korte. (45) Ils ne
voulaient pas tenter une nouvelle expérience du socialisme réel de sorte que
l'appel rédigé par plusieurs intellectuels « Pour notre pays » fut un coup d'épée
dans l'eau. Alors que les gens de lettres de la RDA étaient passé jusqu'en
1989 aux yeux des Allemands de l'Est pour une contre-élite face au régime
du SED, ils perdirent cette importance après l'unité parce que leur fonction
d'opinion publique de remplacement n'avait plus de validité.
Le débat lancé par l'Ouest sur les liens de nombreux écrivains avec la Stasi fit
tomber quelques personnes de leur piédestal (46) et amena le public à s'interroger sur le rapport entre la personne d'un auteur et son œuvre ou encore sur
sa crédibilité politico-morale et littéraire. Nombre d'observateurs de cette polémique eurent d'abord l'impression qu'il ne s'agissait plus de la qualité esthétique
de la littérature, mais d'« un règlement de comptes exemplaire mettant en jeu
des vies précédemment considérées comme exemplaires. » (47) Au début de
la polémique sur la littérature, en 1990, Christa Wolf tenta de définir sa position
dans son récit Was bleibt (Ce qui reste). En faisant parler à la première personne une femme écrivain, elle explique ses craintes et ses réactions à l'égard
de la Stasi. Lorsque, quelque temps plus tard, on apprit qu'à la fin des années
cinquante, Christa Wolf avait travaillé pour la Stasi comme collaboratrice officieuse pendant une courte période, le débat sur son œuvre littéraire et sa position politique connut une nouvelle actualité. Erich Loest, qui s'était installé en
République fédérale avant 1989, réagit au débat sur le complexe de la Stasi
en publiant son propre dossier établi par la Stasi. Dans ses deux livres autobiographiques Der Zorn des Schafes (La Colère du mouton, 1990) et Die Stasi
war mein Eckermann oder : mein Leben mit der Wanze (La Stasi me surveillait
au coin de la rue ou ma vie avec le micro*, 1991), il donne une idée des
méthodes inhumaines de cet État dans lequel régnaient les écoutes. Dans
Nikolaikirche (Église Saint-Nicolas, 1995) ce même auteur décrit les origines
du bouleversement, l'atmosphère, les peurs, les menaces, la grandeur humaine
et les trahisons perfides. Dans Stille Zeile sechs (La Secrète ligne six, 1991)
Monika Maron place au centre de son récit les structures totalitaires du système
totalitaire et les aspects politico-culturels de la vie quotidienne en RDA. Malgré
l'existence d'espaces de liberté de plus en plus grands dans les années quatrevingt, les exemples cités montrent que la littérature de RDA avait poussé en
se greffant profondément et de manière contradictoire sur le système politique
et social sans toutefois coïncider pleinement avec lui. (48)
Le livre de Günter Grass Ein weites Feld (Toute une histoire, 1995) peut être
considéré de son côté comme le testament de l'ancienne gauche de la République fédérale. Lui et d'autres voient la division comme le résultat de la faute
historique des Allemands. Comme les deux États allemands séparés n'existaient plus désormais, ils interprétèrent la réunification comme une nouvelle
faute qui portait déjà en germe de futurs malheurs. Ce jugement fut un juge35
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ment spécifiquement ouest-allemand ; le livre connut un grand succès dans
les nouveaux Länder et notamment parce que les Allemands de l'Est se retrouvaient dans ce livre qui les prenaient au sérieux, ainsi que leurs soucis et leur
détresse. A ce sujet Christoph Diekmann écrit : « Nous nous y retrouvons. Les
Wessis ne le comprennent pas. Grass l'a écrit pour nous. Nous aimons ce
roman comme un dernier colis envoyé par l'Ouest. » (Cette formule rappelle les colis
alimentaires que les habitants de l'Ouest envoyaient à leurs parents ou amis en RDA, N.d.l.R.) (49)
La culture quotidienne en RDA
L'étude de l'histoire et de la vie quotidienne, a montré qu'il était préférable,
compte tenu de la profusion de notions et de concepts les plus différents, de
définir la vie quotidienne de manière pragmatique. Pour analyser la culture quotidienne en RDA, nous sommes partis d'une définition du quotidien comme un
cadre de vie et un espace d'expériences dans lesquels les hommes s'affrontent
quotidiennement, ou du moins régulièrement, par leurs actions, interactions et
réactions à la réalité qu'ils ont trouvée afin d'y survivre, y vivre et lui adapter
leurs besoins. (50) Il est par ailleurs important dans cette approche, que le quotidien n'y est jamais autonome, mais s'y trouve mêlé de nombreuses manières
aux envahissantes structures politiques et socio-économiques. Par conséquent,
la culture quotidienne ne recouvre jamais qu'un domaine partiel de la société
à décrire. Elle ne peut ni reproduire la totalité d'un État ni se limiter aux aspects
anecdotiques de l'Histoire. Elle s'occupe au contraire des conditions de vie des
gens, telles qu'elles ont été formées au cours de l'histoire, et devient ainsi un
complément important à la vision du système. Il existe une interaction entre ces
deux sphères dans laquelle la répartition inégalitaire des moyens de pouvoir
en RDA produisait une prédominance du pouvoir étatique, la « société » étant
considérée comme une organisation étatique fonctionnant sous l'autorité du
Parti. « La vie quotidienne en RDA semblaient relativement beaucoup plus
orientées sur le pouvoir » écrit Alf Lüdtke (51) dans sa comparaison des sociétés industrialisées et bureaucratisées dans lesquelles l'influence de l'État est
limitée par la séparation des pouvoirs et l'existence des médias. Malgré l'influence normative de l'État dans tous les domaines de la vie sociale en RDA,
beaucoup des dominés n'étaient pas totalement impuissants et organisaient
leurs conditions de vie de manière à n'être pas continuellement en contact avec
le pouvoir étatique ; cependant, les conditions et l'ampleur de cette faculté ont
évolué au cours des différentes phases historiques. Ces continuels rapports
mutuels expliquent qu'en RDA aussi il y ait eu des réactions très différentes aux
prétentions totalitaires du Parti. Elles allaient de la soumission volontaire à la
loyauté de mauvaise grâce et l'opposition radicale en passant par l'acceptation
personnelle. Il faut par conséquent distinguer, selon les moments, entre l'affirmation par le SED de sa prétention au pouvoir qui se manifestait dans les institutions et les structures politiques créées par celui-ci, et la réalité des rapports
sociaux et quotidiens qui existaient au sein et au côté de ces institutions et de
ces structures. C'est pourquoi une histoire de la société et de la vie quotidienne
36
DOCUMENTS
en RDA doit « poser la question de l'importance des comportements sociaux
en deçà et au-delà des rapports liés au pouvoir dominant pour reconstituer
aussi le sens propre que possédait la vie pour les gens en RDA. Il s'agit de
l'histoire des hommes qui vivaient dans la RDA et, en ce sens seulement, de
l'histoire de la RDA », écrit Thomas Lindenberger. (52)
L'étude de la culture de la vie quotidienne en RDA pose en premier lieu la
question de savoir quand et comment elle a commencé à se différencier de
celle de la République fédérale, quand et comment elle a reçu ses caractéristiques propres. C'est pourquoi, dans le cadre des différentes tentatives qui se
situent dans le débat sur l'existence d'une double histoire contemporaine, il faut
aussi décider si nous pouvons partir de l'idée qu'il existait effectivement une
double culture de la vie quotidienne dans les deux États allemands. Le regard
que l'on jette sur la culture de la vie quotidienne est-allemande ne doit pas ce
faisant s'insérer dans le débat public sur la notion de l'Ostalgie et servir aussi
à une réflexion collective rétrospective transfigurant un passé prétendument
meilleur. Au centre de cette présentation des différentes facettes de la culture
de la vie quotidienne en RDA se pose toujours la question de savoir quelles
étaient à quelle époque les différences, les points communs et les interdépendances entre les deux côtés et quelles sont aujourd'hui leurs répercussions
sur le processus d'unité intérieure de l'Allemagne.
En ce sens, la période comprise entre la fin des années cinquante et le début
des années soixante paraît pour différentes raisons constituer un tournant
décisif et sera donc traitée de manière détaillée dans ce dossier. Sur le plan
politique, c'est alors que la RDA renonça à ses prétentions à représenter l'Allemagne tout entière ; la construction du Mur mit fin à l'exode massif de RDA,
rendant presque totalement impossible de choisir un autre mode de vie en
franchissant la frontière. Parallèlement à cette stabilisation démographique eut
lieu la stabilisation économique liée à la contrainte pour les habitants de devoir
se contenter de ce qu'ils avaient. L'intégration économique de la RDA dans le
COMECON fit de notables progrès et joua un rôle déterminant dans l'évolution
peu à peu divergente des cultures de la vie quotidienne entre les deux États
allemands. Des nouveautés techniques et des produits des pays-frères de l'Est
arrivèrent dans les magasins d'Allemagne de l'Est et eurent des répercussions
notamment sur toute la culture des objets de sorte que pendant les années
soixante les Allemands de l'Est eurent l'impression d'une modernisation intense propre à la RDA.
Cependant, malgré tous les progrès accomplis en RDA, le boom économique
de la République fédérale possédait une tout autre dynamique et continua à
accroître l'écart des niveaux de bien-être entre les deux États allemands. Dès
les années soixante, l'Est cessa d'être un défi pour la société ouest-allemande,
ce qu'il n'avait d'ailleurs jamais été que de manière marginale. L'évolution
divergente des économies allait de pair avec celle qui s'accomplissait à l'intérieur des sociétés. La représentation stylisée de l'ouvrier comme modèle social
de l'Est amena à une prolétarisation du sentiment de la vie et à la destruction
des différences à l'intérieur de la société. (53)
37
DOCUMENTS
La fin de la RDA et la réunification allemande, le 3 octobre 1990, ne marquèrent
pas d'emblée la fin de la culture de la vie quotidienne est-allemande. Il y eut
une phase transitoire de la désagrégation interne de la société de la RDA. Les
produits, les habitudes, les façons de faire, la langue et les mentalités commencèrent à changer. C'est pourquoi étudier aujourd'hui la culture de la vie quotidienne de la RDA présente toujours un intérêt à la fois historique et actuel. Les
objets de la vie quotidienne continuent même aujourd'hui à passer du statut
d'objets utilitaires à celui d'objets de culture historique. (54) Par conséquent,
l'étude de l'histoire de la vie quotidienne en RDA évolue encore sur un terrain
incertain. Malgré l'ouverture des archives, le savoir portant d'une manière assurée sur les contextes reste limitée, ce qui complique le classement historique
et réduit la force probante des phénomènes culturels de la vie quotidienne.
La culture de consommation
Une vision d'ensemble de la culture de la RDA ne peut de ce fait se limiter à
des témoignages écrits, mais nécessite une prise en compte du monde des
objets. Au premier regard, les objets ne trahissent pas leur valeur, mais ils recèlent en eux-mêmes de nombreuses significations. L'imagination, la mémoire et
les contextes explicites chez l'observateur et chez le consommateur leur donnent leur dimension particulière, leur fonction de sensibilisation. Le Goldbroiler
(le type est-allemand du poulet de batterie) et le magazine de mode Sybille (55)
en font notamment partie à côté des objets d'usage quotidien.
La culture de consommation constitue donc un sous-chapitre important de la
culture de la vie quotidienne (56), qui permet une vision profonde pénétrant
dans la politique, dans l'économie et dans la société de la RDA au cours des
différentes périodes. La consommation en RDA dépendait de la décision du
pouvoir politique et s'insérait dans une stratégie de légitimation des autorités
et d'affirmation de ce pouvoir qui reposait sur la satisfaction des besoins indépendamment de la productivité. Ce modèle recélait ainsi une force capable de
faire exploser le système car il découplait la consommation de la productivité
économique. La consommation devait manifester la supériorité du socialisme
et les avantages qu'il offrait dans la vie quotidienne afin de prouver, grâce à l'expérience quotidienne, que la RDA constituait la partie de l'Allemagne la plus performante et socialement supérieure, et qu'on pouvait témoigner au SED une
confiance aveugle pour l'organisation de l'État. L'amélioration constante de la
consommation privée et publique devint donc la condition de la légitimité du
pouvoir du SED. Pour atteindre cet objectif, le Parti mena une politique de
larges subventions étatiques afin de pouvoir garantir des prix bas à la consommation. De ce fait cependant, on allait manquer de moyens pour financer les
investissements nécessaires à une croissance économique durable. (57)
Dans le domaine de la culture de l'habillement, la prétention pédagogique du
SED, qui existait déjà en matière de beaux arts et de littérature, saute aux yeux
(cf. l'article de Susanne Kittelberger). Les besoins de la population étaient pro38
DOCUMENTS
grammés « d'en haut », ce qui laissait peu de place à des expressions individuelles. Mais en fin de compte, la « dictature éducative » souhaitée ne réussit
pas toutefois à réaliser ses propres objectifs et les espoirs qu'elle avait éveillés
parce que la gestion de l'économie et de la production ne parvenaient pas à
couvrir les besoins généraux ni les souhaits individuels de la population (cf.
l'article de Philipp Heldmann) et la « dictature du consommateur » finirent par
succomber, selon la formule d'Annette Kaminsky. (58) L'augmentation progressive des exigences et de la régression dans la réalité jouèrent un rôle important
dans l'évolution de la vie en RDA et transformèrent le système en « dictature
de l'aide sociale », comme l'écrit Konrad Jarausch. (59) L'industrie des biens
de consommation en RDA ne pouvait satisfaire à des exigences plus élevées
et dut se contenter d'une production standard qui contribua à niveler la société
par le biais de la consommation.
Bien que ce qu'on a nommé par une formule expressive la « société de
pénurie » de la RDA et les queues devant les magasins soient devenues le
symbole de la culture de consommation dans l'État-SED, ces faits ne doivent
pas détourner les regards de l'existence de diverses niches et différentes
périodes. L'exemple de la mode laisse ainsi supposer que la culture de consommation et la vie quotidienne en RDA étaient peut-être plus riches que beaucoup
d'Allemands de l'Ouest ne le supposent et que ne veulent également l'admettre
aujourd'hui de nombreux Allemands de l'Est. Cela tenait moins aux initiatives
de l'État et du Parti qu'à l'initiative propre d'individus ou de petits groupes
comme par exemple l'Institut des Beaux Arts de Berlin-Weissensee (60) qui
réussit à créer lui-même opiniâtrement de modestes niches d'anti-conformisme.
La culture culinaire en RDA dépendait dans une large mesure des entreprises.
On ne faisait en général la cuisine chez soi que le week-end car en semaine,
presque tous les membres de la famille prenaient leur principal repas en
dehors de la maison (crèche, jardin d'enfants, école, entreprise). Il était en
général très bon marché, mais pour cette raison, également très lourd, très
calorifique, trop sucré et trop gras. Cela n'avait pas seulement pour conséquence une alimentation déséquilibrée, mais encore une forte vie de famille
à la maison pendant le week-end et l'attachement à des usages de table façonnés par les repas collectifs. (61) Dans ce contexte, les cafés-restaurants spéciaux Zum Goldenbroiler que le SED comptait utiliser pour modifier la culture
culinaire et de restauration en RDA étaient destinés à apporter un changement
(cf. l'article de Patrice G. Poutrus).
La langue relève elle aussi de la culture quotidienne. Sur ce plan, les différences linguistiques avec la République fédérale (Broiler-Grillhähnchen /poulet
grillé ; Fahrerlaubnis-Führerschein/permis de conduire ; Drei-Raum-WohnungDrei-Zimmer-Wohnung/appartement trois-pièces ; Plaste-Plastik/plastique,
etc.) sont plutôt superficielles et n'apportent pas à elles seules de réponse
satisfaisante à la question de savoir s'il y a eu une « langue propre à la RDA »
ou s'il faudrait plutôt parler de formes spécifiques de la « langue allemande
en RDA ». Cela ne vaut pas seulement pour la langue de bois du SED, cela
vaut surtout pour les pratiques de l'esquive et de l'opposition linguistiques et
textuelles chez les artistes qui se servaient de l'écriture. On y voit clairement
39
DOCUMENTS
que tout locuteur construit et calcule sa langue par référence à un vis-à-vis.
En RDA, la langue ritualisée, imposée de manière officielle, offrait aux artistes
des possibilités de manœuvres : ils pouvaient la reprendre jusqu'à un certain
point et y coder leur message sans devenir pour autant l'objet d'attaques de
la part des dominateurs. La remarque de Heiner Müller selon lequel artistes
et créateurs se trouvent « toujours des deux côtés » (62) ne vaut pas seulement pour la langue et son usage dans la littérature, mais fut aussi un facteur
essentiel de détermination pour la culture et ses représentants en RDA. ■
(Traduction : Isabelle Hausser)
NOTES
(1) Volker Handloik/Harald Hauswald (éditeurs) : Die DDR wird 50 (La RDA aura cinquante ans), Berlin 1998.
(2) Cf. Katrin Rohnstock : Ex oriente lux in : Berliner Zeitung 247/23.10.1998.
(3) Frank Hörnigk : Les rapports entre littérature et politique en RDA in : Anne Saint-Sauveur/Gérard Schneilin
(éditeurs) : La mise en œuvre de l'unification allemande 1989-1990, Asnières 1998, p. 423.
(4) Cf. Dietrich Mühlberg : Sexualität und ostdeutscher Alltag (Sexualité et vie quotidienne des Allemands de
l'Est) dans Mitteilungen aus der kulturwissenschaftlichen Forschung (Publications de la recherche en sciences
culturelles), Berlin 18 (1995) 36, p.8-39.
(5) Cf. Jeannette Otto : Sinnlicher Alltag (Sensualité quotidienne) in : Die Zeit 41/1.10.1998, p.32.
(6) Kulturpolitisches Wörterbuch (Dictionnaire politico-culturel), Berlin (Est) 1978, p. 403.
(7) Manfred Jäger : Kultur in der DDR 1945-1990 (Culture en RDA, 1945-1990), Cologne 1994, p. 29 et s.
(8) Dokumente der SED (Documents du SED), volume III, Berlin (Est) 1952, p. 118.
(9) Cf. Alfred Kurella : Zum Problem der Dekadenz (Sur le problème de la décadence) in : Einheit 5 (1958) p. 749.
(10) Cf. Simone Barck : Das Dekadenz-Verdikt. Zur Konjunktur eines kulturpolitischen "Kampfkonzepts" Ende
der 1950er bis Mitte der 1960er Jahre (Le verdict de décadence. Sur la dimension conjoncturelle d'un "critère
de lutte" politico-culturel de la fin des années cinquante au milieu des années soixante) in : J. Kocka (éditeur) :
Historische DDR-Forschung. Aufsätze und Studien (La recherche historique en RDA. Essais et études), Berlin
1993, p.327-344.
(11) Dokumente der SED, volume IV, Berlin (Est) 1954, p.84 et s.
(12) Rudolf Bussmann (éditeur) : I. Morgner, Rumba auf einen Herbst (I. Morgner, Rumba pour un automne),
Hambourg 1992.
(13) Manfred Jäger : Kulturpolitik (Politique culturelle) dans Rainer Eppelmann et autres (éditeur) : Lexikon des
DDR-Sozialismus (Encyclopédie du socialisme de RDA), Volume I, Paderborn 1997, p. 491.
(14) Citations figurant dans Manfred Heider : Politik-Kulturbund. Zur Gründungs-und Frühgeschichte des Kulturbundes zur demokratischen Erneuerung Deutschlands 1945-1954 (L'alliance de la politique et de la culture.
Sur l'histoire de la fondation et des débuts de l'alliance culturelle pour un renouveau démocratique de l'Allemagne
1945-1954 ) in : SBZ/DDR, Cologne 1993, p. 129.
(15) Cf. Neues Deutschland du 26.7.1955.
(16) Cf. Simone Barck, op. cit. note 10, p. 330 et s.
(17) Cf. Hans Lindemann/Kurt Müller : Auswärtige Kulturpolitik der DDR. Die kulturelle Abgrenzung der DDR
von der Bundesrepublik Deutschland (La politique culturelle extérieure de la RDA. La séparation culturelle de
la RDA de la République fédérale d'Allemagne), Bonn 1974, p. 94 et s.
(18) Cf. Johannes Kuppe : Internationale kulturelle Organisationen (Organisations culturelles internationales)
dans W.R. Langenbucher et autres (éditeur) : Handbuch zur deutsch-deutschen Wirklichkeit Bundesrepublik
Deutschland – Deutsche Demokratische Republik im Kulturvergleich (Manuel sur la réalité germano-allemande,
comparaison culturelle entre la RFA et la RDA), Stuttgart 1988, p. 283.
(19) Cf. Annexe N° 3 au protocole N°160/52 de la séance du secrétariat du Comité central du SED du 15 mai
1952, SAPMO-BArch DY 30/J IV 2/3/289, feuilles 36-48 ; Annexe N°9 au protocole N°102 de la séance du
Bureau Politique du Comité central du SED du 18.3.1952 ; SAPMO-BArch DY 30/IV 2/2/202, feuilles 87-91.
(20) Cf. Anne Hartmann/Wolfram Eggeling : Sowjetische Präsenz im kulturellen Leben der SBZ und frühen DDR
1945-1953 (La présence soviétique dans la vie culturelle de la zone d'occupation soviétique et les débuts de
la RDA 1945-1953), Berlin 1998.
(21) Citation figurant dans Andreas Herbst et autres (éditeur) : So funktionierte die DDR (C'est ainsi que fonctionnait la RDA), Volume 1, Reinbek 1994, p.342.
(22) Cf. Johannes Kuppe : Die deutsch-deutschen Beziehungen aus der Sicht der DDR (Les relations entre les
deux Allemagne du point de vue de la RDA) in : Werner Weidenfeld/Hartmut Zimmermann (éditeur) : Deutsch-
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land-Handbuch. Eine doppelte Bilanz 1949-1989 (Manuel de l'Allemagne. Un double bilan 1949-1989), Bonn
1989, p. 551-567.
(23) Cf.Aufgaben und Zusammensetzung der Aussenpolitischen Kommission beim Politbüro (Missions et composition de la commission extérieure du Bureau Politique) ; protocole de travail N° 2/63 de la séance du Bureau
Politique du Comité Central du SED du 5.2.1963 ; SAPMO-BArch DY 30/J IV 2/2/ A/946.
(24) Cf. Dietrich Staritz : Geschichte der DDR (Histoire de la RDA), Francfort/M., Suhrkamp, 1996, p. 177/178.
(25) Horst Groschopp : Kulturelle Arbeit im sozialen Umbruch. Ein Beitrag über die "kulturelle Substanz" der
DDR (Le travail culturel au sein du bouleversement social. Une contribution à la "substance culturelle" de la
RDA) in : Mitteilungen aus der kulturwissenschaftlichen Forschung (Publications sur la recherche en sciences
culturelles), Berlin 32 (1992), p. 52.
(26) Cf. Jürgen Winkler : Kulturpolitik (Politique culturelle) in : Andreas Herbst et autres (éditeur) : Die SED.
Geschichte-Organisation-Politik. Ein Handbuch (Le SED. Histoire-Organisation-Politique. Un manuel), Berlin
1997, p. 398.
(27) Erich Honecker : Rapport du Bureau Politique au 11e Congrès du Comité Central du SED. 15.12.1965, Berlin
(Est) 1966, p. 56.
(28) 4e Congrès du Comité Central du SED. 16/17/12.1971, Berlin (Est) 1971, p. 43.
(29) Kurt Hager : Beiträge zur Kulturpolitik (Contributions à la politique culturelle), Berlin (Est) 1982, p. 42.
(30) Cf. Roland Berbig et autres (éditeur) : In Sachen Biermann. Protokolle, Berichte und Briefe zu den Folgen
einer Ausbürgerung (L'affaire Biermann. Procès-verbaux, rapports et lettres, conséquences d'une déchéance
de nationalité), Berlin 1994.
(31) ADN, Biermann das Recht auf weiteren Aufenthalt in der DDR entzogen. Staatsbürgerschaft der DDR
aberkannt (Biermann se voit retirer le droit de séjourner de nouveau en RDA. Déchu de sa nationalité de la
RDA) in : Neues Deutschland, 17.11.1976.
(32) Cf. Joachim Wittkowski : Die DDR und Biermann. Über den Umgang mit kritischer Intelligenz : ein gesamtdeutsches Resümee (La RDA et Biermann. Sur les relations avec l'intelligentsia de l'opposition : une conclusion
pan-allemande) in : Aus Politik und Zeitgeschichte (APZ) B 20/1996, p. 37-45.
(33) Cf. Simone Barck et autres (éditeur) : "Jedes Buch ein Abenteuer." Zensur-System und literarische Öffentlichkeit in der DDR bis Ende der sechziger Jahre ("Chaque livre est une aventure". Le système de censure et
de publication littéraire en RDA jusqu'à la fin des années soixante), Berlin 1997.
(34) Cf. Dietrich Löffler : Lektüren im "Leseland" vor und nach der Wende (La lecture au "pays de la lecture"
avant et après le changement) in : Aus Politik und Zeitgeschichte B 13/1998, p.20-30.
(35) Cf. Données du service fédéral des statistiques, annales 1993-1997.
(36) Cf. Stiftung Lesen (éditeur) : Leseverhalten in Deutschland 1992/1993. Repräsentativstudie zum Lese- und
Medienverhalten der erwachsenen Bevölkerung im vereinigten Deutschland. Zusammenfassung der Ergebnisse
(Comportements de lecture en Allemagne 1992-1993. Étude représentative sur les comportements de la population
adulte face à la lecture et aux médias dans l'Allemagne réunifiée. Résumé des résultats), Mainz 1993, p. 34.
(37) Manfred Jäger (op. cit. note 13), p. 494.
(38) Cf. Stefan Wolle : Die heile Welt der Diktatur. Alltag und Herrschaft in der DDR 1971-1989 (L'univers intact
de la dictature. Vie quotidienne et pouvoir en RDA 1971-1989), Berlin 1998, p. 131.
(39) Manfred Jäger (op. cit. note 13) p. 494 et s.
(40) Cf. sur la problématique et sa description Jacques Poumet : Publications autonomes et culture autonome en
RDA dans les années quatre-vingt in : Anne Saint-Sauveur/Gérard Schneilin (éditeur) : La mise en œuvre de l'unification allemande 1989-1990, Asnières, PIA, 1998, p. 405. Même auteur : Nouvelles formes d'opposition en RDA
dans les années quatre-vingt : de la critique au rejet dans Allemagne d'aujourd'hui 146 (1998) p. 148-164.
(41) Irma Hanke : Deutsche Traditionen, Notizen zur Kulturtradition der DDR (Traditions allemandes, notes sur
la tradition culturelle en RDA) in : Gisela Herwig (éditeur) : Rückblicke auf die DDR (Rétrospective de la RDA),
Cologne 1995, p. 78.
(42) Cf.Günter Gaus : Wo Deutschland liegt. Eine Ortsbestimmung (Où l'Allemagne se trouve. Détermination
du lieu), Hambourg 1983, p. 155 et s.
(43) Rüdiger Thomas : Zum Projekt einer Kulturgeschichte der DDR (Sur le projet d'une histoire de la culture
en RDA) in : Heiner Timmermann (éditeur) : Diktaturen in Europa im 20. Jahrhundert – der Fall DDR (Les dictatures en Europe au XXe siècle – le cas de la RDA), Berlin 1996, p. 483.
(44) Cf. Hubertus Knabe : Nachrichten aus einer anderen DDR. Inoffizielle politische Publizistik in Ostdeutschland in den achtziger Jahren (Nouvelles d'une autre RDA. L'opinion publique politique non-officielle en Allemagne
de l'Est dans les années quatre-vingt ) in : APZ B 36/1998, p. 26-38.
(45) Karl-Rudolf Korte : Literatur in : même auteur/Werner Weidenfeld (éditeur) : Handbuch zur deutschen Einheit (Manuel de l'unité allemande), Bonn 1996, p. 465.
(46) Anne-Marie Corbin-Schuffels : La force de la parole. Les intellectuels face à la RDA et à l'unification allemande, Villeneuve d'Asq 1998, p. 215 et s.
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DOCUMENTS
(47) Uwe Wittstock : Die Dichter und ihre Richter (Les poètes et leurs juges) in : Süddeutsche Zeitung
13/14.10.1990 ; cf. Hermann Glaser : Deutsche Identitäten. Gesellschaft und Kultur im vereinten Deutschland
(Identités allemandes. Société et culture dans l'Allemagne réunifiée) in : APZ B 13-14/1996, p. 32-41.
* Jeu de mot sur Wanze qui signifie à la fois la punaise et le micro caché. (NdT) Eckermann fut le secrétaire et
confident de Goethe dont il nota les conversations. (N.d.l.R.)
(48) Cf. Wolfgang Emmerich : Rückblicke auf die Literatur der DDR (Regard rétrospectif sur la littérature en
RDA) APZ B.13-14/1996, p. 15.
(49) Die Zeit 1.12.1995, p. 6.
(50) Cf. Volker Ullrich : Alltagsgeschichte (Histoire du quotidien) in : Manfred Asendorf et autres (éditeur) : Geschichte. Lexikon der Wissenschaftlichen Grundbegriffe (Histoire. Encyclopédie des concepts scientifiques de
base), Reinbek 1994, p. 24-26.
(51) Alf Lüdtke : Die DDR als Geschichte. Zur Geschichteschreibung über die DDR (La RDA comme histoire.
Sur l'historiographie de la RDA) in : APZ B 36/1998 p. 12.
(52) Thomas Lindenberger : Alltagsgeschichte und ihr möglicher Beitrag zu einer Gesellschaftsgeschichte der
DDR (L'histoire quotidienne et son éventuelle contribution à une histoire de la société en RDA.) dans Richard
Bessel/Ralph Jessen (éditeurs) : Die Grenzen der Diktatur. Staat und Gesellschaft in der DDR (Les limites de
la dictature. État et société en RDA), Göttingen 1996, p. 320.
(53) Cf. Peter Steinbach : Deutschland vor und seit der Wende. Von der Kenntnis zur Anerkennung der Verschiedenheiten (L'Allemagne avant et depuis le changement. De la connaissance à la reconnaissance des différences) in : APZ B 51/1998, p. 24-30.
(54) Cf. Andreas Ludwig (éditeur) : Alltagskultur der DDR. Tempolinsen und P2 (Culture quotidienne en RDA ?),
Berlin 1996, p. 7-13.
(55) Cf. Dorothea Melis (éditeur) : Sybille. Modefotografie aus drei Jahrzehnten DDR (Sybille. Trois décennies
de photographie de mode en RDA ), Berlin 1998.
(56) Cf. Wunderwirtschaft.DDR-Konsumkultur in den 60er Jahren (Le miracle économique. La culture de
consommation en RDA dans les années soixante) édité par Neue Gesellschaft für Bildende Kunst, Cologne
1996 ; Ina Merkel : Konsumkultur in der DDR (la culture de consommation en RDA) in : Mitteilungen aus der
kulturwissenschaftlichen Forschung (Publications sur la recherche en sciences culturelles) Berlin, 19 (1996) 37,
p. 314-330.
(57) Cf. Jörg Roesler : Privater Konsum in Ostdeutschland 1950-1960 (Consommation privée en Allemagne
de l'Est 1950-1960) dans Axel Schildt/Arnold Sywottek (éditeur) : Modernisierung in Wiederaufbau. Die westdeutsche Gesellschaft der 50er Jahre (Modernisation dans la reconstruction. La société ouest-allemande dans
les années cinquante), Bonn 1993, p. 290-306 ; Stephan Merl : Sowjetisierung in der Welt des Konsums (Soviétisation dans le domaine de la consommation) in : Konrad Jarausch/Hannes Siegrist (éditeur) : Amerikanisierung
und Sowjetisierung in Deutschland 1945-1970 (Américanisation et soviétisation en Allemagne 1945-1970),
Francfort/M. 1997, p. 167-194.
(58) Annette Kaminsky : "Adrett auf grosse Fahrt". Die Erziehung des neuen Verbrauchers in der DDR ("Soignée
pendant un grand voyage". L'éducation du nouveau consommateur en RDA) in : Deutschland Archiv 30 (1997)
2, p. 231-242.
(59) Konrad H. Jarausch : Realer Sozialismus als Fürsorgediktatur. Zur begrifflichen Einordnung der DDR (Le
socialisme réel comme dictature de l'aide sociale. Pour une classification sémantique de la RDA) in : APZ
20/1998, p. 33-46.
(60) Cf. Hiltrund Ebert (éditeur) : Drei Kapitel Weissensee. Dokumente zur Geschichte der Kunsthochschule
Berlin-Weissensee (Trois chapitres de Weissensee. Documents sur l'histoire de l'Institut de Berlin-Weissensee),
Berlin 1995.
(61) Cf. Horst Groschopp : Eine andere deutsche Alltagskultur (Une autre culture quotidienne allemande) in :
Mitteilungen aus der kulturwissenschaftlichen Forschung (Communications de la recherche en sciences culturelles), Berlin, 32 (1992), p. 189-200.
(62) Cf. Alf Lüdtke : Sprache und Herrschaft in der DDR. Einleitende Überlegungen (Langue et pouvoir en RDA.
Réflexions préliminaires), in : même auteur (éditeur) : Akten. Eingaben. Schaufenster : Die DDR und ihre Texte :
Erkundungen zu Herrschaft und Alltag (Dossiers. Requêtes. Vitrines : la RDA et ses textes : Recherches sur
le pouvoir et la vie quotidienne), Berlin 1997, p.11-26.
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DOCUMENTS
DOSSIER
LA CENTRALISATION DE LA POLITIQUE
CULTURELLE EXTÉRIEURE DE LA RDA
VIS-À-VIS DE LA FRANCE
ULRICH PFEIL
L
a tentative d'institutionnaliser les relations culturelles avec la France
était dictée en première ligne par le souci d'assurer au SED une fonction
de contrôle, dans ce domaine comme dans tous les autres. Depuis
1955, le Parti envisageait de créer, en coopération avec ses partenaires traditionnels en France, une base organisationnelle sous la forme d'un groupe
de travail, afin d'approfondir et de coordonner leurs relations culturelles. (1)
On prévoyait dans un premier temps de fonder un tel groupe de travail parallèlement à Paris et à Berlin-Est ; mais ce projet ne rencontra, au début, que
peu d'écho de la part des partenaires français et le côté est-allemand se
concentra donc sur les travaux préparatoires auprès de ses propres organisations. L'ébauche de statuts pour ce groupe de travail laisse entrevoir qu'il
s'agissait au premier chef d'une réaction à l'intégration à l'Ouest de la République fédérale ; cette intégration plaçait le SED face à un défi politique et
social vis-à-vis de la France, dans le cadre de la situation concurrentielle dans
laquelle il se trouvait par rapport à la République fédérale. (2)
« Grâce à une étroite coopération sur le plan culturel et scientifique, le peuple
français sera amené à prendre conscience de l'existence d'une nouvelle Allemagne, une Allemagne dépourvue de militarisme, de chauvinisme et de tendances revanchardes. Pour cette raison, l'approfondissement des relations
amicales entre les deux peuples est au service direct de la lutte commune des
travailleurs allemands et français contre les traités de Paris et le réarmement
de l'Allemagne de l'Ouest. » Le groupe de travail ne devait pas avoir de caractère étatique ou semi-étatique, mais faire figure, à l'extérieur, de comité indépendant. Le fait que les travaux préparatoires de la fondation étaient assurés
par le Kulturbund et la GfkVA, et que cette dernière était chargée de la direction, correspondait à cette visée. Mais l'indépendance n'était que de façade,
et ceci ressort clairement de ce que le MfAA (Ministère des Affaires étrangères) devait en assumer la direction politique « sans pour autant se manifester de quelque manière que ce soit au sein du comité même. » (3) On prit
(1) Information sur l'état des relations entre la RDA et la France du 4/5/1956 ; Archives politiques du Ministère
des Affaires étrangères (PAdAA), Bestand MfAA/A 12058, Feuillet 4.
(2) Esquisse pour un statut du groupe de travail franco-allemand en RDA du 3/10/1956 ; PAdAA, Bestand
MfAA/A 9504, Feuillets 24-26.
(3) Cf. Analyse élaborée par la Section principale I — Section Pays de l'Europe de l'Ouest — du MfAA sur les
relations et contacts existants entre la RDA et la République française du 20/8/1955 ; PAdAA, Bestand MfAA/A
12056, Feuillet 33.
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contact avec des personnes « de toutes les parties de l'Allemagne » qui soutenaient la coopération avec la France et souscrivaient aux objectifs du groupe
de travail et à ses statuts. Officiellement, on n'avait pas encore abandonné l'idée
d'une Allemagne unie. La direction du groupe de travail devait être assurée par
un comité de personnalités connues du monde scientifique et culturel de la
RDA. (4) On prévoyait d'installer un coin de littérature française à l'intérieur des
locaux mis à la disposition par le Kulturbund, afin de créer « un centre de propagande pour la culture française dans le secteur démocratique de Berlin ».
On envisageait aussi de prendre contact avec la « Maison de France » à BerlinOuest pour être en mesure d'inviter des personnalités de France et d'avoir
accès à des films français. (5) La coopération avec la « Maison de France »
ne prévoyait cependant pas d'activité culturelle par-delà les frontières des secteurs existants de Berlin. L'Institut culturel français ne devait être qu'un simple
moyen pour augmenter l'attractivité du groupe de travail et lui assurer une plus
large fréquentation de la part du public, le rendant ainsi également plus intéressant aux yeux d'institutions culturelles de l'État français. Un grand nombre
de personnalités des milieux culturels de la RDA fréquentaient les manifestations organisées par la « Maison de France » et utilisaient sa bibliothèque et
ses espaces d'exposition et de débats, une situation qui préoccupait le SED.
Ces contacts se soustrayant au contrôle des organes du SED, ce dernier voulait
y mettre un terme. (6) Le groupe de travail qu'on envisageait de mettre sur pied
devait donc, grâce aux succès qu'il allait remporter, faire fonction de contrepoids
à l'Institut culturel français et son activité devait contribuer à détourner les
artistes et autres représentants de la culture en RDA de la fréquentation de la
« Maison de France ». Il serait donc erronné d'affirmer qu'on envisageait une
coopération ; la mise sur pied de ce groupe de travail visait au contraire une
division des relations culturelles avec la France à Berlin et signifiait un premier
pas en direction des tendances à la monopolisation de la part du SED. Toutefois, l'on abandonna l'idée de la création de ce groupe de travail. (7)
L'Institut culturel français ne refusait pas de coopérer avec la RDA, mais se
considérait comme institution chargée d'une mission culturelle pour Berlin
dans sa totalité. Ainsi avait-il, en 1954, fait fonction de médiation lors de la
venue en RDA de l'Ensemble de Marcel Marceau, et invité d'autre part le professeur Beseler, musicologue est-allemand, à donner une conférence à la
« Maison de France ». En passant par des intermédiaires, le directeur de la
(4) Information sur quelques mesures prises pour renforcer les relations culturelles avec la France du 8/12/1956 ;
PAdAA. Bestand MfAA/A 630, Feuillets 67-69.
(5) Note du 15/6/1956 sur des pourparlers dans la Société de relations culturelles avec l'étranger (Gesellschaft
für kulturelle Verbindungen mit dem Ausland-GfkVA) à propos du groupe de travail France, Centre de propagande, et du 14 juillet ; PAdAA. Bestand MfAA/A 9504, Feuillets 11/12.
(6) Cf. Analyse de la Section principale I - Section Pays de l'Europe de l'Ouest - dans le MfAA sur les relations
et contacts existants entre la RDA et la République française, du 20/8/1955 ; PAdAA. Bestand MfAA/A 12056,
Feuillets 15/16.
7) Cf. Prise de position du 17/9/1957 par rapport aux compte-rendus de la Section de la presse sur l'état de la
propagande concernant la RDA en France et en Italie, ainsi que sur l'information régulière, chez nous, sur la
situation dans ces pays ; PAdAA. Bestand MfAA/A 9504, Feuillets 193-197.
44
DOCUMENTS
Maison était entré à plusieurs reprises, en 1955, en relations avec le ministère
de la Culture, avec la GfkVA et avec l'Institut de Romanistique de l'Université
Humboldt, afin de nouer des contacts sur le plan culturel et scientifique. (8)
Dans les années soixante, le SED reprit l'ancienne idée de la centralisation
de la politique culturelle extérieure vis-à-vis de la France, cette fois-ci dans une
constellation différente sur le plan de la politique extérieure, et avec d'autres
objectifs. Conformément aux lignes directrices du parti et aux buts politicoidéologiques de la « Ligue pour l'amitié entre les peuples » (Liga für Völkerfreundschaft) ainsi qu'à la décision de la Commission de politique extérieure
du Comité central du SED, on fonda, le 17 février 1962, la « Société FrancoAllemande de la RDA » (Deutsch-Französische Gesellschaft in der DDR -Deufra). Des personnalités connues du monde politique et culturel faisaient partie
de son comité directeur.
La Deufra avait pour but d'assurer une « explication large, variée et à la portée
du grand public, du développement social, politique et culturel de la RDA ».
Le SED espérait, grâce à la Deufra, « un renforcement de l'autorité internationale de la RDA et de sa renommée. » (9) La Deufra devait nouer des
contacts d'ordre culturel, scientifique, sportif et commercial avec des personnalités influentes de la vie publique en France et y organiser, en coopération
avec son partenaire en France, les Échanges franco-allemands. Association
française pour les échanges culturels avec l'Allemagne d'aujourd'hui (EFA),
des manifestations culturelles sur la RDA. A un échelon inférieur, elle jouait
un rôle de médiation lors de voyages en RDA de délégations d'hommes politiques, de scientifiques et d'autres groupes professionnels français, et accordait chaque année une bourse d'études d'un semestre en RDA à dix
étudiant(e)s français(es).
Simultanément – et c'est là qu'est perceptible la situation concurrentielle par
rapport à la République fédérale, à laquelle le SED se voyait constamment
exposé – la Deufra devait mettre en garde la France contre « le militarisme
et l'impérialisme de l'Allemagne de l'Ouest » et contre la politique
« agressive » de Bonn : « Face à la propagande de Bonn – mettant en avant
l'idée d'une réconciliation entre la France et l'Allemagne – elle affirme qu'il n'y
a pas de réconciliation possible avec le militarisme allemand revanchard,
mais qu'une réconciliation entre militarisme allemand et français peut être
obtenue. » La création de la Deufra était donc une réaction directe à l'élargissement des contacts entre l'Allemagne de l'Ouest et la France, auquel le
SED se croyait dans l'obligation de riposter, comme il ressort d'une note du
MfAA d'août 1961 à l'intention du Bureau politique du SED : « Enfin, les
(8) Compte rendu du 31/1/1956 sur les relations de la RDA avec la France durant l'année 1955 ; PAdAA. Bestand MfAA/A 12058, Feuillets 13/14.
(9) Cf. Décision du 31/10/1961 quant à l'esquisse à soumettre au Secrétariat du Comité central du SED concernant la création d'une Société Franco-Allemande de la RDA (Deutsch-Französische Gesellschaft in der DDR),
dans : Protocole et protocole de travail n° 3/62 de la session du Secrétariat du Comité central du SED du
17/1/1962 ; Stiftung Archiv der Parteien und Massenorganisationen der DDR im Bundesarchiv (SAPMO-BArch)
DY 30/J IV 2/3/786 ; DY 30/J IV 2/3/A/839.
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DOCUMENTS
grands efforts entrepris par Bonn pour associer plus intimement la France à
sa politique agressive et revancharde doivent être contrecarrés de notre côté
par un renforcement de notre propagande extérieure en France. » (10) Durant
les années qui suivirent également, cette référence à la République fédérale
demeura l'un des facteurs les plus déterminants de la politique culturelle extérieure de la RDA qui essaya de s'affirmer comme partenaire à droits égaux
au sein de cette relation indirectement triangulaire.
La création et l'activité de la Deufra allait donc de pair avec le changement de
paradigmes évoqué plus haut au niveau de la politique de la RDA concernant
la question allemande et plus généralement dans sa politique extérieure. La
politique menée dans les années cinquante par le SED vis-à-vis de la France
tendait à empêcher l'intégration à l'Ouest de la République fédérale ; il s'agissait dorénavant, dans le cadre de la consolidation extérieure de la RDA, de
lancer une « campagne en faveur de la reconnaissance diplomatique de la
RDA par la France ». Dans cette politique, la République fédérale, qui avait
obtenu une autorité accrue sur le plan de la politique étrangère grâce à la
signature du Traité de l'Élysée de 1963, demeurait le point de référence. Par
ce Traité, la France soulignait une fois de plus clairement que ses choix dans
la question allemande allaient du côté de la République fédérale. Le SED, et
par là également la Deufra, considéraient donc comme l'une de leurs tâches
importantes d'« entraver » (11) le bon fonctionnement du Traité de l'Élysée.
Des exemples tirés de l'époque de l'entre-deux-guerres devaient montrer que
la politique d'Adenauer et de De Gaulle représentait un plus grand danger pour
le peuple français. Cette campagne misait sur le déclenchement d'un mouvement « d'en bas » pour faire pression sur le gouvernement français. La diabolisation de la République fédérale et les différents scénarios concernant les
risques encourus de son fait par la France visaient à présenter la RDA comme
un contrepoids à la République fédérale revigorée. (12)
« Notre tâche est de le (i.e. le peuple français, U.P.) convaincre que l'amitié
avec la RDA correspond aux meilleures traditions des deux peuples en matière
de lutte pour la paix. L'Histoire connaît des pactes semblables au pacte Adenauer-De Gaulle, qui voilaient les contradictions et n'empêchaient pas la guerre – ce fut clairement le cas pour le pacte Briand-Stresemann. Il s'agit de dégager de tels exemples dans l'histoire et de les faire connaître au peuple
français. »
Les statuts de la Deufra prévoyaient que des représentants d'organisations
et d'institutions scientifiques, culturelles et sociales de la RDA et de la France
pouvaient en devenir membres dans la mesure où ils souscrivaient aux buts
(10) Esquisse de la 5e Section Européenne - Section France - dans le MfAA du 24/8/1961 à l'intention du Bureau
politique en vue de la création d'une Deutsch-Französische Gesellschaft der DDR - Deufra ; PAdAA. Bestand
MfAA/A 12093, Feuillet 6/7.
(11) Cf. pour ce qui est des premières démarches entreprises par la Deufra, le rapport annuel de 1962 du
6/2/1963 ; SAPMO-BArch DY 30/IV A2/20/465.
(12) Documents servant de base au rapport du Président à l'occasion de la session du comité directeur de la
Deutsch-Französische Gesellschaft in der DDR du 4 octobre 1962 ; SAPMO-BArch DY 13/1966.
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qu'elle poursuivait et la soutenaient activement. Le comité directeur de la Deufra était habilité à déclarer « amis » certaines personnalités de France et
d'ailleurs et d'en faire des membres d'honneur du fait de leurs « mérites particuliers ». Le secrétariat décidait de l'appartenance à la Société sur proposition
d'au moins deux membres du comité directeur. (13) Le comité directeur devait
être également composé de personnalités de la vie publique et culturelle de
la RDA, et il était possible à des Français d'en devenir membre. (14) Dans la
pratique, la Deufra, tout comme d'autres amicales, se constituait exclusivement du comité directeur composé, selon un code élaboré par le ZK (Comité
central) du SED, de membres du SED, des autres partis du « Bloc » et des
« organisations de masse ».
Le fait que le comité directeur et le secrétariat furent composés de membres
issus des couches dirigeantes du Parti et des organisations de masse eut un
effet négatif sur le travail de la Deufra, particulièrement à ses débuts. Cumulant
les mandats, de nombreux membres ne pouvaient qu'irrégulièrement assister
aux séances et aux réunions. Ainsi, la Deufra dut constater en 1963 que certains membres du comité directeur n'avaient encore jamais participé à une
manifestation ou à une session, ou jamais répondu à une quelconque lettre.
On décida alors d'élargir la composition du secrétariat à 10 membres pour
garantir un travail plus efficace lors des séances. « L'expérience montre qu'en
règle générale, 50 % seulement des membres sont présents et qu'un travail
productif n'est guère possible avec 3 membres du secrétariat. » (15) Afin d'intensifier le travail au sein de la Deufra, on procéda à la mise en place de sections spécialisées (par ex. Presse et Radio-Télévision, Documentation, Culture
et Formation continue). On visait ainsi à établir des relations suivies avec des
spécialistes au sein des Ministères, ainsi que dans les partis et les organisations de masse.
A ce travail, le SED voulait associer avant tout des « représentants de l'intelligentsia » qui avaient déjà séjourné quelque temps en France. Elle attendait
par là une plus forte insertion de ces personnalités dans la vie sociale de la
RDA, tout en créant une instance de contrôle supplémentaire. Cette mesure
correspondait parfaitement à la façon de penser de la plupart des fonctionnaires du Parti chargés de la culture, qui, considérant en règle générale la
liberté artistique comme une menace pour la stabilité de leur propre position
de pouvoir, tenaient par cela à étatiser la culture. (16) Grâce à la structure de
la Deufra, le SED espérait pouvoir exercer une fonction de contrôle et d'inté-
(13) Documents servant de base au rapport du Président à l'occasion de la session du comité directeur de la
Deutsch-Französische Gesellschaft in der DDR du 4 octobre 1962 ; SAPMO-BArch DY 13/1966.
(14) Cf. Statut de la Deutsch-Französische Gesellschaft in der DDR, dans : Protocole et protocole de travail
no 3/62 de la séance du secrétariat du ZK (Comité central) du SED du 17/1/1962 ; SAPMO-BArch DY 30/J IV
2/3/786 ; DY 30/J IV 2/3A/839.
(15) Herbert Schönfeld (Secrétaire général de la Ligue pour l'Amitié entre les peuples) lors de la 2e session du
comité directeur de la Deufra du 29/4/1963 ; SAPMO-BArch DY 13/1966.
(16) Cf. Klaus Schroeder : Der SED-Staat. Geschichte und Strukturen der DDR, (L'État-SED. Histoire et structures de la RDA), Hanser Verlag, Munich, 1998, p. 610.
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grer celle-ci à son concept global de politique extérieure. Les questions touchant à l'organisation de la culture devaient obéir à la primauté de la politique
et de l'idéologie, et donc au maintien du pouvoir.
Le cadre institutionnel de la politique culturelle extérieure de la RDA s'inscrit
ainsi dans l'histoire et la fonction de l'ordre institutionnel de l'État-SED. « Pour
ce qui est de la chaîne de commandement et de la répartition des tâches au
sein du parti et de l'État », elle était caractérisée, comme le souligne R.
Lepsius (17), par « une façon de procéder de type hiérarchique et bureaucratique ». Une caractéristique importante des organisations ainsi décrites devait
être leur manque de publicité. Elles ne représentaient pas un forum de débats
sur des intérêts divergents, ayant sa légitimité propre, mais servaient la rééducation politique et sociale et renforçaient le monopole de pouvoir du SED. En
définissant, déterminant et orientant leurs tâches et leurs objectifs, le Parti voulait empêcher l'émergence d'espaces culturels libres et soustraits à sa compétence. Il réprimait ainsi toute différenciation institutionnelle et s'en promettait
une légitimation accrue de sa position de pouvoir. Le SED avait beau essayer
de présenter vers l'extérieur les Sociétés d'amitié avec des pays étrangers
comme des organisations jouant un rôle d'intermédiaire, au-delà des partis ;
leur structure interne n'en était pas moins en contradiction flagrante avec cette
affirmation. Les principes du droit associatif civil ayant été abolis, la « Ligue
pour l'amitié entre les peuples » et les associations d'amitié devenaient des
organisations-cadres du Parti, excluant toute articulation pluraliste d'intérêts.
Elles favorisaient au contraire la fusion entre l'appareil d'État et l'appareil du
Parti, ainsi que le retrait des citoyens des affaires publiques. Leurs structures
hiérarchiques, leur position de monopole pour l'organisation des activités de
leur ressort et la possibilité qu'avait la Direction du SED d'intervenir directement dans leurs affaires conduisaient tout à la fois à une disponibilité au
conformisme chez leurs « élites » et, comme le montrent bien les rapports
annuels de la Deufra, à une ritualisation de leur gestuel public et de la communication écrite à l'intérieur de ces organismes.
■
(Traduction : Robert Kremer)
(17) Rainer Lepsius : Die Institutionalisierung als Rahmenbedingung der Sozialgeschichte der DDR (L'institutionnalisation comme condition-cadre de l'histoire sociale de la RDA), in : Hartmut Kaelble u.a. (éditeurs) : Sozialgeschichte der DDR (Histoire sociale de la RDA), Klett-Cotta, Stuttgart, 1994, p. 18.
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LA RDA
UN KULTURSTAAT OUVRIER ?
DOSSIER
SANDRINE KOTT
A
vos plumes, camarades ! Greif zur Feder Kumpel ! Ce mot d'ordre,
formulé lors de la grande conférence culturelle de Bitterfeld en 1959,
résonne encore comme une promesse, celle d'une possible culture
nouvelle enfantée par les ouvriers. La nouvelle Allemagne socialiste aurait
ainsi réconcilié la tradition allemande du Kulturstaat (État culturel) avec celle
du mouvement ouvrier.
Au sortir de la guerre, la culture est une priorité fondamentale des communistes allemands. La constitution, dès août 1945, de la Confédération culturelle
pour le renouveau démocratique de l'Allemagne (Kulturbund zur demokratischen Erneuerung Deutschlands) dirigée par le poète communiste Johannes
R. Becher en témoigne. (1) En juillet 1946, le nouveau Parti socialiste unifié
(SED) né de la fusion des partis communiste et social-démocrate organise une
commission culturelle (Kulturausschuss). A partir de 1947, toutes les organisations de masse du SED entretiennent également leur propre commission
culturelle. D'abord antifascistes et pluralistes, ces associations et commissions
doivent favoriser le développement d'une culture propre à soutenir le processus de dénazification. Mais dès 1947, elles militent de plus en plus clairement
pour une culture qui s'affirme comme l'instrument et l'expression d'une société
nouvelle dans laquelle le SED, parti de la classe ouvrière, aurait un rôle dirigeant. (2)
Nombreux sont les travaux qui, dans la foulée de ceux de Manfred Jäger (3),
ont ainsi étudié comment le SED a progressivement imposé sa domination sur
la culture et l'a instrumentalisée afin d'asseoir sa domination politique. Mon
objectif est différent. A travers l'analyse des archives du syndicat (FDGB) et
celles des entreprises (4) je voudrais tenter de saisir, dans sa logique propre,
(1) Sur ce point, Magdalena Heider : Politik, Kultur, Kulturbund. Zur Gründungs-undFrühgeschichte des Kulturbundes zur demokratische Erneuerung Deutschlands, 1945/1954 in der SBZ/DDR, Köln, Verlag Wissenschaft
und Politik, 1993, p.33-83.
(2) Gerd Dietrich : Politik und Kultur in der SZB, 1945/1949, Bern, Berlin, Peter Lang, 1993.
(3) Voir la première édition de son livre en 1982, Manfred Jäger : Kultur und Politik in der DDR. Ein historischer
Abriß, Köln, Wissenschaft und Politik, coll. Deutschland Archiv, 1982, et les nombreux articles qu'il a fait paraître
dans Deutschland Archiv dans les années 80.
(4) Ce travail se fonde sur l'analyse des dossiers culturels du Bureau central du syndicat conservés aux Archives
fédérales, fondation des archives du parti et des organisations de masse (Stiftung, Archiv der Parteien und Massenorganisation der DDR im Bundesarchiv), (désormais SAPMO-BArch) dans la série DY34 ; de celles de la
direction syndicale du Bezirk de Berlin conservées au Landesarchiv de Berlin (désormais LAB) et d'archives
d'entreprises berlinoises également conservées au Landesarchiv de Berlin.
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le projet de renouvellement culturel énoncé par le nouveau régime, de comprendre et d'analyser les enjeux et contradictions de cette nouvelle « culture
ouvrière » comme les difficultés pratiques liées à sa mise en œuvre. Se révèlent ainsi certaines des contradictions fondamentales de la société et de l'État
est-allemands.
La culture ouvrière (Arbeiterkultur) des années 1950
En février 1948, le SED définit les formes et les objectifs de la politique culturelle de la future Allemagne socialiste. La culture doit désormais être accessible à tous et cesser d'être réservée aux élites sociales. Cette politique doit
trouver son aboutissement dans le développement d'un véritable art populaire
(Volkskunst) qui pourrait se substituer à une culture savante détenue par des
artistes et intellectuels professionnels. (5) La nouvelle société socialiste pourrait ainsi accoucher d'un homme nouveau qui serait tout à la fois un travailleur
manuel et un intellectuel ou un artiste.
La conférence organisée en avril 1959 par le SED et des artistes dans le combinat électrochimique de Bitterfeld constitue une consécration de cette orientation. Le mouvement des Schreibende Arbeiter (ouvriers écrivant) étroitement
associé à la constitution des brigades de production socialiste en constitue une
sorte d'apothéose.
Dans ce double processus de démocratisation et de constitution d'une nouvelle culture, le syndicat, pensé comme le porte-parole de la classe ouvrière,
constitue un acteur essentiel ; l'entreprise, matrice de la nouvelle société socialiste, en constitue le lieu. En janvier 1949, les autorités d'occupation placent
les organisations culturelles existant dans les entreprises sous la responsabilité des syndicats. (6) La vie culturelle de l'entreprise et du quartier où elle
est implantée doit être systématiquement développée grâce aux maisons de
la culture et aux bibliothèques qui constituent les nouveaux centres culturels
de l'Allemagne socialiste. A partir de 1950, elles sont financées par le fond culturel des entreprises et des subsides du syndicat. Ces activités culturelles doivent être encadrées et impulsées par des responsables du syndicat formés à
cet effet par des intellectuels et artistes professionnels. (7) L'ensemble de ce
dispositif indique qu'il ne s'agit pas seulement de développer la vie culturelle
à l'intérieur des entreprises mais bien d'organiser un véritable transfert des
activités culturelles vers les entreprises, conçues comme des acteurs essentiels de la construction du socialisme.
Dans les premières années du régime, les entreprises abritent ainsi des rencontres entre artistes ou intellectuels et ouvriers. En 1950, l'entreprise Berg-
(5) Voir Gerd Dietrich, op. cit. p. 122/127.
(6) SAPMO-BArch, DY 34, 11/h/408.
(7) SAPMO-BArch, DY 34, 11/k/281 et DY 34, 11/b/408.
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mann Borsig de Berlin accueille la troupe du Deutsches Theater sous la direction de Wolfgang Langhoff, tandis que la Volksbühne y organise une troupe
de cabarettistes. (8) A Berlin des écrivains, des peintres, des musiciens se portent alors volontairement au devant des ouvriers des grandes entreprises dans
le cadre de contrats d'amitié.
Ils y participent à la mise en place de cercles d'amateurs au sein desquels doit
s'élaborer une expression artistique authentiquement populaire. En mars 1957,
lors d'une conférence sur l'art populaire organisée par le syndicat, Rentzsch
alors responsable de la culture, recense 4.500 chœurs, 3.000 troupes de danse
et 1.500 troupes dramatiques. Quelque 40.000 personnes seraient alors impliquées dans l'élaboration d'une nouvelle culture socialiste. (9)
En février 1958, lors d'une conférence culturelle du syndicat, Alfred Kurella,
chef de la commission culturelle du Bureau politique du SED, définit précisément les objectifs et la nature de cette culture populaire en l'inscrivant dans
une double filiation. Conformément à une conception étroitement léniniste, la
classe ouvrière doit s'« approprier la culture » afin de parachever l'édification
du socialisme. La tradition de l'agit-prop allemand des années 1920 fournit les
méthodes et les voies de cette appropriation. (10) Au milieu des années 1950,
des troupes de théâtre, en particulier des cabarettistes, mais aussi les troupes
de choristes sont ainsi envoyées en appoint lors des campagnes électorales.
Cette pratique, revendiquée avec vigueur dans la seconde moitié des années
1950, est en réalité très circonscrite mais elle témoigne du rôle accordée à la
culture ouvrière dans les représentations dominantes du nouveau régime. Elle
est tout à la fois la gardienne et l'instrument de propagation de l'orthodoxie politique. Le travail culturel en milieu ouvrier est un « travail culturel de masse »
(kulturelle Massenarbeit) qui a d'abord une fonction idéologique et politique.
Cette culture doit donc s'exprimer dans le langage du réalisme socialiste (11),
plus propre à servir le message et plus accessible à ceux qui doivent le recevoir. A cet égard, il est intéressant de souligner que les « goûts naturels » des
ouvriers, leur aversion pour des œuvres formellement complexes a pu servir
à légitimer le rôle de censeur du parti dans le domaine culturel et les orientations esthétiques du régime. (12) Lors des échanges entre artistes et ouvriers
au sein des entreprises, les premiers sont souvent constitués en juges des
seconds et leurs critiques sont largement mobilisés par le régime pour souligner le bien-fondé de ces choix esthétiques. Ainsi les premières peintures
murales réalisées dans les entreprises par des artistes qui prennent au sérieux
(8) LAB, Rep 432 05 156.
(9) SAPMO-BArch, DY 34 20256.
(10) SAPMO-BArch, DY 34 21154.
(11) Pour l'adoption du « réalisme socialiste » en RDA, voir Manfred Jäger : op.cit., p. 29/68. Dans le domaine
des beaux-arts, voir Martin Damus : Malerei in der DDR. Funktionen der Bildenden Kunst im Realen Sozialismus,
Hamburg, Rowohlt, 1991.
(12) Voir sur ce point l'article de Arnulf Siebeneicker : Kulturarbeit in der Industrieprovinz. Entstehung und Rezeption bildender Kunst im VEB Petrolchemisten Kombinat Schwedt 1960/1990, in : Historische Anthropologie
3/1997, p. 435/453.
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leur rôle d'éducateur sont souvent mal reçues par les ouvriers qui les jugent
trop éloignées des réalités. Ce qui était conçu comme une collaboration tourne
souvent au conflit. Les enjeux autour de la Volksbühne, dissoute en 1953
après l'intervention répétée d'Herbert Warnke, secrétaire du FDGB, constitue
une illustration de ces tensions. (13)
Vers la sous-culture (Subkultur) ouvrière
L'élaboration d'une nouvelle culture ouvrière dépendait étroitement de la participation active des ouvriers. Incontestablement, les ouvriers est-allemands
ont « consommé » plus de biens culturels que leurs collègues de l'Ouest.
Certes, dès les années 1950 les directeurs de théâtre, dont Brecht lui-même,
se plaignent que les ouvriers constituent une part trop réduite du public et à
partir des années 1960, le nombre des abonnements dans les entreprises tend
à diminuer ; toutefois, ceux-ci demeurent comparativement très nombreux. La
même constatation peut d'ailleurs être faite pour la lecture ou la visite des
musées et expositions. (14) En revanche, les ouvriers n'ont jamais participé
en masse à l'élaboration d'une culture ouvrière. En 1962 on recense certes
environ 300 cercles d'ouvriers écrivant mais ceux-ci comptent rarement plus
de 10 membres et un tiers d'entre eux au plus sont des ouvriers. (15) Des
études soulignent alors que la double journée de travail pour les femmes, très
nombreuses dans l'industrie, et les contraintes du travail en équipes limitent
l'exercice d'une activité artistique en milieu ouvrier. Mais par delà ces
contraintes « objectives », la nature même de cette culture contribue sans
aucun doute à expliquer le manque d'enthousiasme. La fonction d'agitation et
de propagande conférée à toute forme d'expression artistique ouvrière limitait
nécessairement l'expression artistique et transformait une expérience qui
aurait pu être créatrice en un exercice scolaire et contraignant. Il y eut parfois
d'éphémères rencontres. Ainsi de cette ouvrière à chaîne de la grande entreprise de lampe de Narva qui s'initie avec passion à l'écriture au sein du cercle
des ouvriers écrivant de l'entreprise et se charge de la rédaction du journal de
bord de la brigade à laquelle elle appartient. Mais elle se heurte rapidement
aux limites de sa liberté créatrice et doit abandonner ses fonctions. (16)
Les archives sont surtout emplies de rencontres impossibles entre les artistes
et les ouvriers qui témoignent de conflits d'intérêts fondamentaux entre
professionnels de la culture et monde du travail. Car, si au début des années
1950, le syndicat parvient à imposer sa conception de la culture, la situation
se renverse assez rapidement. La fondation du Ministère de la Culture en 1954
(13) LAB, 6140.
(14) Sur ce point, voir l'article de Bernd Lindner : « "Anders als in Dresden damals…". Ostdeutsche Kunstrezipienten und ihre Ausstellungserfahrungen nach 1989 » in : Deutschland Archiv 5/1998, p. 732/744.
(15) SAPMO-BArch, DY 34 27303.
(16) LAB, Rep 409/1 214, Journal de la brigade Erich Mühsam, mars et avril 1963.
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témoigne, me semble-t-il dans les faits d'une volonté de rétablir une certaine
autonomie du champ culturel. Au début des années 1960, alors qu'on venait
de clamer bien haut à Bitterfeld le souci de faire marcher de front les producteurs et les artistes, le nouveau ministre de la Culture, Hans Bentzien, multiplie
les critiques à l'égard de la Volkskunst et développe une politique qui tend à
déposséder le syndicat, et à travers lui les ouvriers, d'une partie de ses pouvoirs sur les institutions et la politique culturelles. (17) Par deux fois, le syndicat
soutient sans succès la candidature du peintre Bernhard Francke qui dirige le
cercle des beaux arts de l'entreprise de peinture de Wolfen pour l'attribution
du prix artistique de la RDA (DDR-Kunstpreis). A une lettre des brigades de
l'entreprise, le ministère de la Culture répond qu'il apprécie le travail effectué
par Francke au sein de l'entreprise mais souligne que la qualité artistique de
celui-ci n'est pas encore suffisante. Pour répondre en bloc aux contestations
émanant de différentes entreprises, Hans Bentzien fait une mise au point dans
un article de Neues Deutschland du 19 septembre 1962, dans lequel il souligne que la qualité artistique des œuvres doit être prise en compte indépendamment de l'activité des artistes en faveur de la classe ouvrière. En compensation, Francke obtient le prix artistique du syndicat qui semble devenir un prix
de « seconde zone ». En 1963, l'écrivain Peter Hacks se félicite d'ailleurs de
ne pas être lauréat du concours littéraire du FDGB. (18)
En 1964, le ministre de la Culture souligne le manque de discernement artistique des fonctionnaires du FDGB en affirmant, lors d'une discussion publique,
que les œuvres de commande du syndicat sont si mauvaises qu'une grande
partie d'entre elles ne peuvent être exposées. Ces critiques tendent d'ailleurs,
dans la première moitié des années 1960, à s'étendre à l'ensemble de l'activité
culturelle du syndicat. La qualité des œuvres et des prestations des cercles
d'amateurs lors des fêtes ouvrières (Arbeiterfestspiel) organisées chaque
année depuis 1959 font l'objet de critiques sévères de la part des artistes professionnels. Les responsables municipaux soulignent la médiocrité des programmes développés par les fonctionnaires chargés des maisons de la culture
du syndicat. Ces critiques sont à l'origine d'un transfert de compétences. Si
les entreprises continuent de financer partiellement les maisons de la culture
des quartiers, celle-ci seront gérées par les autorités communales. L'ensemble
des ces évolutions trouvent leur fondement politique, lors de la seconde conférence de Bitterfeld de 1964. Walter Ulbricht y présente clairement les nouvelles
orientations culturelles du régime en affirmant le rôle dirigeant du ministère et
des institutions étatiques dans le domaine de la culture. Cette nouvelle ligne
va de pair avec une libéralisation timide du régime en matière culturelle qui
se heurte à l'hostilité d'une fraction du Bureau politique emmené par Erich
Honecker. Le renvoi de Bentzien en 1966 pour « faute grave » sanctionne
(17) Sur ce point, voir les dossiers d'archives suivant SAPMO-BArch, DY 34 21778, 3419.
(18) SAPMO-BArch, DY 34 554. Pour les mêmes raisons, dans les années 1980, il est de plus en plus difficile
de trouver des peintres pour livrer des œuvres de commande aux entreprises, voir Arnulf Siebeneicker, op.
cit., p. 75.
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l'échec de cette tentative de libéralisation (19), mais il ne modifie pas fondamentalement les orientations du régime en matière de culture ouvrière. Le partage des tâches est désormais établi. La « haute culture » est entre les mains
des professionnels et le syndicat est en charge d'une culture qui se confond
de plus en plus avec l'accompagnement du mode de vie (Lebensweise). (20)
Temps libre ou mode de vie (Lebensweise)
Depuis 1962, le régime a entrepris de redéfinir la notion de culture qui devient
une espèce de concept fourre-tout. Derrière cette redéfinition le régime prend
acte de l'échec de sa politique « offensive » en matière de culture ouvrière et
tente de s'adapter aux aspirations et pratiques qui se sont développées de
manière incontrôlée dans la société parallèllement à la réduction du temps de
travail et à l'accroissement de la durée du temps libre. La politique culturelle
du syndicat tend alors surtout à organiser les loisirs ouvriers. A coté des conférences politiques, rituel obligé, l'organisation de discothèques, de défilés de
mode, de fêtes diverses constitue apparemment une tâche essentielle des
maisons de la culture à partir des années 1970. (21) Les fêtes d'entreprise
(Betriebsfestspiele), organisées à partir de 1970 témoignent de cette nouvelle
orientation. (22) Celles de Narva comprennent toujours au moins un défilé de
mode, et plusieurs discothèques ainsi que deux après-midi dansant pour les
personnes âgées du quartier. (23) Les cercles d'artistes amateurs de l'entreprise participent peu à ces fêtes.
On peut alors se demander quelle est encore leur fonction et pourquoi les
entreprise ont continué de les subventionner jusqu'à la fin. Dans les années
1980, l'entreprise Narva finance ainsi 10 cercles qui pour la plupart ne regroupent jamais plus de 10 personnes. (24) Dans les années 1970, ceux de l'entreprise de transformateurs Karl Liebknecht sont alimentés essentiellement
pas des membres extérieurs à l'entreprise. (25) Or chaque cercle est encadré
par un artiste professionnel auquel l'entreprise verse un salaire important au
regard du niveau de rémunération en RDA. C'est là, en partie au moins, qu'il
faut voir, il me semble, une raison d'être de ces cercles. Ils permettent de faire
(19) Sur les conditions de ce renvoi, voir Monika Kaiser : Machtwechsel von Ulbricht zu Honecker. Funktionsmechanismen der SED-Diktatur in Konfliktsituationen 1962 bis 1972, Berlin, Akademie Verlag, 1997, p. 167/192.
(20) Le point de vue interne, dans : Alice Kahl, Steffen Wilsdorf, Herbert Wolf : Kollektivbeziehungen und Lebensweise, Berlin, Dietz, 1984. Voir aussi un point de vue ouest-allemand, dans : Werner Rossade : « "Sozialistische
Lebensweise" und weiter Kulturbegriff in der Führungsideologie der SED », in : Deutschland Archiv 3/1981,
p. 277/285.
(21) Voir sur ce point les rapports détaillés des Maisons de la Culture de Berlin, dans LAB, 2847.
(22) Sur ces fêtes, voir Jürgen Pranz : Der Zusammenhang zwischen geistig-kulturellem Leben der Arbeiterklasse und sozialistischer Lebensweise (untersucht an den Betriebsfestenspielen als Entwicklungsform des geistig-kulturellen Lebens), Leipzig, octobre 1982, Promotion A, p. 99, tableau 6, Annexe II.
(23) LAB, Rep 409 103.
(24) LAB, Rep 409 103.
(25) LAB, Rep 411 1425.
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vivre des artistes qui peuvent ainsi continuer à exercer leur activité sans
dépendre de commandes hypothétiques. L'attrait exercé par ce genre de
contrat est d'ailleurs bien réel et il n'est pas rare de trouver des offres de service dans les archives des entreprises. A la fin du régime, les artistes ont sans
doute préféré ce type de travail à la réalisation d'œuvres de commande pour
lesquelles la liberté de création était très étroitement surveillée par les représentants du parti et du syndicat au sein de l'entreprise. (26)
A la fin des années 1980, les entreprises financent de nombreux artistes
mais elles ne sont pas ces mécènes engagés dans la formulation d'une nouvelle culture dont Kurella souhaitait l'avènement en 1958. Elles se contentent
de remplir une fonction incontestable de stabilisation sociale. La fusion
annoncée entre le monde du travail et celui de la création intellectuelle et
artistique avait cédé la place à une cohabitation souvent indifférente. Les
entreprises participent à la satisfaction des intérêts économiques des artistes
au prix d'une loyauté, au moins apparente, au régime. Les ouvriers, quant
à eux se distraient gratuitement dans les Maisons de la Culture ou lors des
multiples fêtes organisées par le syndicat. Les espaces de communication
continuent d'exister mais à la veille de la chute du Mur ils ne sont plus fréquentés que par une infime minorité qui a perdu toute velléité de faire de la
RDA un Arbeiter-Kulturstaat.
■
Par suite d'une erreur trop tard découverte, la traduction française des titres des
ouvrages cités dans plusieurs contributions du présent dossier a été omise à l'impression. Pour ne pas retarder trop la parution du présent cahier nous avons pris la résolution de ne pas ajouter ces traductions. Nous prions nos lecteurs de nous en excuser.
Nous tenons en effet à ces traductions afin de ne pas décourager ceux de nos lecteurs
qui ne maîtrisent pas la langue allemande. J.R.
(26) Voir sur ce point Arnulf Siebeneicker : « Auftrags-Werke. Bildende Kunst in den Grossbetrieben der DDR »
in : Monika Flacke (éd.) : Auf der Suche nach dem verlorenen Staat. Die Kunst der Parteien und Massenorganisationen, Berlin, Deutsches Historisches Museum, 1994, p. 61/78.
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L'ÉMERGENCE
D'UNE CONTRE-CULTURE ?
DOSSIER
Le scepticisme de la « jeune génération »
d'hommes de théâtre
face au « socialisme réellement existant »
FLORENCE BAILLET
«E
n vérité, il manque encore à Faust une troisième partie. Goethe
n'a pas pu l'écrire parce que les temps n'étaient pas encore
mûrs. C'est seulement plus de cent ans après, alors que
Goethe a dû déposer la plume pour toujours, que tous les travailleurs de la République Démocratique Allemande ont commencé à écrire cette troisième partie de
Faust grâce à leur travail, à leur lutte pour la paix et le socialisme. » (1)
Tels sont les propos tenus en 1968 par Walter Ulbricht, chef de l'État et du
Parti : l'utopie serait en train de devenir réalité au sein de ce qu'on appellera
dans les années soixante-dix et quatre-vingt la « société du socialisme réellement existant ». En 1987, lors d'une interview publiée par la revue théâtrale
de RFA Theater heute, Georg Seidel, un de ces auteurs dramatiques qui fait
partie, selon le terme employé par les critiques, de la « jeune génération »,
souligne au contraire, à propos de sa pièce Jochen Schanotta, la disparition
de toute perspective d'avenir :
« Auparavant, on pouvait encore formuler des utopies, l'avenir était ouvert (...),
on construisait du Nouveau. Aujourd'hui se dressent des murs. Ils sont apparemment stables (...). Tel est le monde auquel les jeunes sont confrontés. Soit
ils s'y heurtent, soit ils s'y installent (...). SCHANOTTA est la description d'un
état afin d'aboutir à un changement (...). Le silence au sein de la pièce, le
caractère fragmentaire des scènes décrivent une perte : la perte de la possibilité d'exprimer publiquement des critiques. » (2)
L'écart entre la langue de bois du discours officiel et la réalité quotidienne
vécue provoque peu à peu un divorce entre le régime au pouvoir et certains
artistes : ces derniers, désillusionnés par un discours officiel qui ne tient pas
ses promesses, présentent dans leurs œuvres des visions du monde critiques,
jugées « pessimistes », ce qui ne répond pas aux attentes formulées par la
politique culturelle à l'égard du théâtre ; bref, on se déçoit mutuellement.
(1) Kurt Lennartz (éd.), Vom Aufbruch zur Wende in der DDR. Theater in der DDR, Velber, Deutscher Bühnenverein, 1992, p. 32.
(2) Georg Seidel : Die Zeit ist aufgehoben, der Raum ein Labyrinth, in : Theater heute, 4/1987, p.46.
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Ce sentiment de malaise se fait sentir confusément au sein du monde théâtral
dès les années soixante et de manière très nette à partir du milieu des années
soixante-dix, à la suite des deux chocs que représentent la répression du printemps de Prague en 1968 et l'« affaire Biermann » en novembre 1976. (3) Il
règne, à la fin des années soixante-dix, une impression de stagnation (4), fortement ressentie par ceux que la critique appelle globalement la « jeune
génération » ou encore les « Hineingeborenen » (les nés-dedans), c'est-àdire ceux qui n'ont pas connu la période d'édification du socialisme, son élan
et ses espoirs, mais sont nés dans une société déjà en place et commencent
à écrire au sein d'un socialisme qui s'affirme d'emblée comme « réellement
existant ».
Cependant, l'appellation de « jeune génération » (junge Generation, junge
Autoren, Nachwuchs) utilisée de manière générale par les critiques de théâtre
ou les responsables politiques, est problématique : ainsi, l'auteur d'un article
sur le « jeune auteur » Lothar Trolle, paru en novembre 1987 dans la revue
théâtrale de RDA Theater der Zeit, se permet de discuter ce qualificatif,
constatant ironiquement que « celui qui n'est ni publié ni joué reste éternellement jeune ». (5) Le critique Martin Linzer souligne de manière analogue,
dans une postface consacrée à Georg Seidel, que la RDA avait « les plus
vieux jeunes auteurs du monde », « jeune » auteur étant synonyme d'auteur
jugé « immature » car trop « pessimiste » ou « sceptique », par conséquent
non conforme à la politique culturelle officielle. (6) Au-delà d'une entité démographique, le terme de « jeune génération » serait donc plutôt l'indice d'une
attitude subversive : faut-il y voir l'émergence d'une contre-culture, une alternative à ce qui est recommandé ou défini officiellement par les responsables
politiques ? On aimerait observer de plus près ce que recouvre ce terme de
« jeune génération » à la fois du côté de la réception, de la critique théâtrale
qui fait grand usage de ce concept, et du côté de la « production », des
hommes de théâtre désignés sous cette appellation (en plus des susnommés,
on peut citer Stefan Schütz, Heinz Drewniok, Frank Castorf, Jo Fabian...) :
peut-on vraiment parler, à la manière des critiques, de LA « jeune génération » comme d'un groupe homogène, ou du moins soudé par des références
et des traits communs ?
(3) Une lettre de protestation contre la destitution du chanteur Wolf Biermann de sa nationalité fut signée par
de nombreux hommes de théâtre (entre autres Volker Braun, Heiner Müller, Thomas Brasch, Thomas et Matthias
Langhoff, Adolf Dresen…). A la suite de cette affaire, certains, tels que Thomas Brasch, Einar Schleef, Adolf
Dresen, Matthias Langhoff etc. quittèrent la RDA.
(4) Dans son autobiographie, Heiner Müller écrit à propos des années soixante-dix : « En RDA, la stagnation
était absolue dans ces années-là. Et dans ces cas-là, tout ce qu'il y a en-dessous, ce qui est enseveli ou enterré,
remonte à la surface. Il n'y avait plus de mouvement, plus que des manœuvres de freinage et de consolidation.
La RDA, qui n'existait plus réellement, en tant que contre-projet dans l'histoire allemande, que dans la conscience
erronée de sa souche dirigeante, allait vers une fin qui était tout autant déterminée de l'extérieur, produit dérivé
de la déchéance politique. » cf. Heiner Müller, Guerre sans bataille – Vie sous deux dictatures, traduit par Michel
Deutsch, Paris, L'Arche, 1996, p. 218.
(5) Otto Fritz Hayner/Jürgen Verdofsky, Gespräch über Lothar Trolle, in : Theater der Zeit, 11/1987, p. 40 – le
propos rapporté est de Jürgen Verdofsky.
(6) Martin Linzer, Nachwort, in : Georg Suhrkamp, Villa Jugend, Francfort/Main, Suhrkamp, 1992, p. 379.
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Si l'on parcourt les numéros de la revue théâtrale de RDA Theater der Zeit
datant de 1976 à 1989, on constate que le terme de « jeune génération », qui
apparaît à maintes reprises (7), donne lieu à une double stratégie au sein des
critiques : d'une part le blâme, la dénonciation des erreurs, suivie parfois des
indications de corrections à apporter, et d'autre part des tentatives de justification et « récupération » des œuvres de ces « jeunes gens », qui sont censés
constituer la « relève » de la RDA.
Qu'est-ce que la « jeune génération » ?
La « jeune génération » est tout d'abord définie dans la revue par ce qu'elle
n'a pas : la « maturité », ce qu'il faudrait traduire par « la foi dans le socialisme
que représente la RDA ». Ainsi, le critique Rolf Rohmer, qui consacre en 1979
une série d'articles à la « jeune génération », trace une double ligne de démarcation par rapport aux aînés : la différence d'âge et d'engagement politique.
Il souligne en particulier le fait que « beaucoup de directeurs de théâtre et de
collègues plus âgés critiquent le peu de motivation sociale et politique de la
jeune génération. » (8) On reproche de manière générale aux jeunes artistes
d'ignorer la perspective qualifiée de « réelle et scientifique » (et non simplement utopique) du socialisme en RDA, que l'art serait chargé de soutenir et
d'anticiper. Par son pessimisme, la discontinuité de ses œuvres parfois fragmentaires, la « jeune génération » trahirait une conception de l'histoire erronée.
Le metteur en scène du théâtre de Rostock, Hanns Anselm Peter, prodigue
en ce sens force conseils aux auteurs dramatiques :
« Les auteurs n'ont pas seulement pour tâche de refléter les phénomènes, la
situation de la société d'aujourd'hui, mais ils doivent aussi avoir le regard dirigé
vers l'avenir. Le développement du socialisme s'effectue selon des lois, nous
le savons. Mais il est en même temps une chose inouïe, extraordinaire, d'une
nouveauté stimulante. » (9)
La « jeune génération » est justement celle qui ne répond pas aux critères édictés par le pouvoir en place : le « principe optimisme », d'où découle l'esthétique
du « réalisme socialiste », prônant la progression de l'action dans le cadre d'une
(7) Pour étudier le discours de la critique sur ce qu'elle appelle la « jeune génération », on choisit de se pencher
sur la revue théâtrale de la RDA, Theater der Zeit, fondée en 1946 et, depuis 1968, organe du Verband der
Theaterschaffenden (le Theaterverband comprend à la fois des hommes de théâtre et des responsables du Parti,
et se réunit périodiquement pour décider de la ligne à suivre). La revue ouvrait ses colonnes aux responsables
politiques, ministres et membres du Comité central et appliquait les « recommandations » reçues par son rédacteur en chef sur la politique à suivre (quitte à ne pas publier des comptes rendus de mises en scène jugées
« problématiques »). Elle n'était pourtant pas seulement une simple « courroie de transmission » entre le pouvoir
et le théâtre, les critiques s'étant efforcés, comme le déclarera Martin Linzer dans le numéro de janvier 1990,
de trouver « un langage entre la censure et l'autocensure »
(8) Rolf Rohmer, In konkreter Beziehung zur neuer Wirklichkeit – Zur Ausbildung und Arbeit des künstlerischen
Nachwuchses, in : Theater der Zeit 11/1979, pp. 20-22.
(8) Hanns Anselm Peter : Erfahrungen und Probleme bei der Entwicklung einer sozialistischer Gegenwartdramatik, in : Theater der Zeit 7/1975, p. 5.
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fable si possible exemplaire, dotée du moins d'un « héros positif ». Les critiques
justifient par le qualificatif d'« immaturité » le fait que ces jeunes artistes restent
à la marge, parfois non publiés et souvent non joués. Au sein des colonnes de
la revue, ils ne sont d'ailleurs évoqués le plus souvent que de façon allusive
ou secondaire, dans un avant-dernier paragraphe à la fin d'un article.
Selon le système de représentations officiel que reflète la critique de Theater
der Zeit, toute personne qui remet en cause la perspective socialiste peut être
soupçonnée de défendre un contre-modèle, et donc de trahir la cause socialiste au profit du pays dont la RDA se veut justement le contre-modèle : la RFA.
Aucune « troisième voie » n'est envisagée, et toute alternative ou tentative de
parole différente est perçue comme une trahison, une manière de faire le jeu
de l'ennemi. Klaus Pfützner, résumant dans un article daté de mars 1980 les
positions du Verband der Theaterschaffenden, semble lancer un avertissement à tous les « sceptiques » :
« L'adversaire de la classe des travailleurs concentre ses forces idéologiques
dans le but précis de semer le discrédit sur le socialisme réél en Union soviétique et dans les autres pays socialistes ; il différencie ses méthodes, allant
de l'intimidation brutale par le potentiel de l'OTAN aux méthodes de l'anticommunisme et de la guerre psychologique, qui consistent à répandre le doute sur
le socialisme et à saper la confiance dans la perspective historique du socialisme. » (10)
On perçoit toutefois une certaine évolution au sein de la critique. Lors du VIIIe
Congrès du SED tenu en juin 1971, Erich Honecker avait déclaré qu'il ne pouvait plus y avoir de tabous en art, les artistes étant au contraire encouragés à
présenter une vision critique de la société socialiste et de ses « contradictions ». (11) Le mot qui revient de plus en plus dans les colonnes de Theater
der Zeit est alors celui de « betroffen », qui suggère l'idée d'être à la fois
concerné et consterné : les artistes, en particulier la « jeune génération »,
s'émouvraient de la lenteur du processus historique et des contradictions rencontrées par lui. La critique manifeste sa compréhension, et les articles sur
les « jeunes artistes » deviennent de plus en plus fréquents dans Theater der
Zeit, notamment à partir du début des années quatre-vingt (suivi de la Glasnost soviétique). Si l'on continue à taxer leurs œuvres de « pessimistes », on
tente cependant de justifier ces « utopies négatives » (et d'une certaine manière, de les « récupérer ») en y voyant une critique du capitalisme et en leur
conférant le pouvoir de mobiliser le public pour le socialisme, grâce à la peinture d'un monde effrayant. (12)
(10) Klaus Pfützner, Gewinn und Defizit ? Zu einigen Problemen im gegenwärtigen dramatischen Schaffen (aus
dem Referat des ersten Sekretärs des Verbandes des Theaterschaffenden), in : Theater der Zeit 4/1980, pp. 5-6.
(11) Gisela Rüss (éd.), Dokumente zur Kunst-, Literatur-, und Kulturpolitik der SED 1971-1974, Stuttgart, Metzler,
1976, p. 287.
(12) Gottfried Fischborn, Dramatik im Druck – Beim Lesen von Stückveröffentlichungen in : Theater der Zeit
1980/81 notiert (1) in : Theater der Zeit 3/1982, pp. 64-66.
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Le statut de la « jeune génération », tel que le définit la critique, est donc ambigu : les « jeunes artistes » sont présentés comme un groupe d'individus, alors
qu'ils auraient pour seule caractéristique commune celle de n'être pas rejetés
en tant que « sceptiques », sans qu'on les intègre pour autant au collectif théâtral. La critique les situe dans un entre-deux, qui est perçu comme un stade
provisoire, un passage, bref un « pas encore », et ne laisse aucune place à
une « contre-culture ». Les propos du membre du Verband der Theaterschaffenden, Klaus Pfützner sont à cet égard éloquents :
« Le théâtre de RDA dispose d'une jeune génération d'écrivains. C'est un groupe très hétérogène, autant par son âge (ils ont jusqu'à 40 ans) que par leurs
diverses biographies et expériences en qualité d'auteur (...). Ils décrivent (...)
un monde, auquel ils ont plus de questions à poser que de réponses à
apporter (...). Dans leurs histoires, l'homme se révèle rarement être le sujet
des processus de l'existence. C'est peut-être la raison pour laquelle le théâtre
ne s'empare pas encore spontanément de ces pièces de débutants ? » (13)
Les jeunes artistes de théâtre
Qu'en est-il de ces « jeunes artistes » ? Considèrent-ils eux aussi qu'ils forment
une entité ? De quel espace disposent-ils, quand la critique les cantonne dans
le « pas encore » ? La « jeune génération » occupe manifestement les marges
du monde théâtral. Les jeunes metteurs en scène qui « dérangent » sont
repoussés hors de la capitale dans les théâtres de province, où ils jouissent
d'ailleurs d'une plus grande liberté et peuvent poursuivre avec une relative
tranquillité leur travail théâtral. C'est le cas par exemple de Frank Castorf à
Anklam, de Christoph Schroth à Schwerin ou de Wolfgang Engel à Dresde.
Les « jeunes artistes », disséminés à travers tout le pays, semblent cependant
s'efforcer de prendre la parole et d'obtenir un lieu d'expression, notamment à
partir du milieu des années quatre-vingt (sans doute avec le regard posé sur
l'évolution de l'URSS de Gorbatchev). Un théâtre « off », déjà présent au début
des années quatre-vingt (on songe en particulier à l'un des premiers Freie
Gruppen de RDA : Zinnober) émerge peu à peu de la clandestinité. Les
« jeunes auteurs » s'organisent, et à l'initiative de l'auteur dramatique Harald
Müller, on envisage de fonder une nouvelle maison d'édition théâtrale, chargée
de mettre fin au monopole du Henschel Verlag : le Autoren-Kollegium est créé
en décembre 1988, qui se propose d'éditer en particulier les pièces de la
« jeune génération ». Les « jeunes artistes » haussent le ton quand un vent
de Glasnost se met à souffler en Union soviétique : ils semblent alors revendiquer une communauté de vues. En effet, lors du deuxième Atelier des
Jeunes artistes de Théâtre, qui se déroule à Potsdam en 1987, l'organisateur,
(13) Klaus Pfützner, DDR-Dramatik ins Zentrum rücken – Zu den III. Werkstatt-Tagen des DDR-Schauspiels,
in : Theater der Zeit 7/1982, pp. 3-6.
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le « jeune metteur en scène » Michael Funke, justifie son entreprise de la
manière suivante :
« C'est une tentative de jeunes artistes de théâtre pour trouver et définir leur
place à l'intérieur de la structure plutôt rigide du théâtre de la RDA (...). Je crois
que nous, la jeune génération, avons trop peu d'occasion de nous entretenir
sur les nouvelles positions qui résultent du processus historique actuel ». (14)
A l'occasion de cette rencontre, les « jeunes artistes » (entre autres Frank Castorf, Bert Koß, Holger Teschke, Lothar Walsdorf...) discutèrent de leurs problèmes et rédigèrent une requête en vingt points, adressée au Verband der
Theaterschaffenden, dans laquelle ils demandaient plus de liberté d'expression et de démocratie, la participation de la « jeune génération » aux décisions
prises par les théâtres et le Verband, ainsi que le changement de certaines
structures pour permettre l'expérimentation de nouvelles formes théâtrales.
Au-delà de ces rassemblements ponctuels, la « jeune génération » n'a pas
formé cependant d'organisation permanente.
Si le travail théâtral de ces « jeunes artistes » est très divers, il est toutefois
frappant de constater qu'ils partagent la même quête d'un espace d'expression
délivré de toute pression idéologique : on pratique donc le démontage des
conceptions toutes faites, des formes, du langage, en s'inspirant amplement
du théâtre de l'absurde longtemps cloué au pilori en RDA. Holger Teschke affirme ainsi écrire « contre toute récupération idéologique ». (15) L'auteur et metteur en scène Jo Fabian, qui présenta ses spectacles à partir du milieu des
années quatre-vingt, dans une plus ou moins grande clandestinité, cherche
avant tout à briser l'ordonnance du langage, comme pour libérer les concepts
de leurs connotations ou significations a priori : des mots sont démontés et
leurs bribes remontées, des injures verbales dénoncent les valeurs morales
et idéologiques, les stéréotypes de certaines tournures ou d'une « langue de
bois » sont mis en évidence. Aux mots, la « jeune génération » préfère
d'ailleurs souvent le « langage » des corps et des émotions, d'où un intérêt
croissant pour des formes jugées marginales (et sans doute par conséquent
moins censurées) telles que le mime, le théâtre-danse etc... D'autres metteurs
en scène, tels que Frank Castorf, jouent avec « l'esprit de sérieux », ils instaurent en permanence un second degré, un double parodique, souvent grotesque et parfois trivial : toute expression d'un idéal donne quasi automatiquement lieu à son ironisation. Les « jeunes artistes », guidés par « le soupçon »,
espèrent ainsi parvenir à une parole relativement libre.
Cependant, ces « jeunes artistes » ne revendiquent pas un projet de société
commun. Ils refusent la plupart de temps de proclamer ouvertement (et il en
sera de même après 1989) un engagement politique quel qu'il soit, sinon peutêtre une vague parenté avec des conceptions anarchistes. Au lieu de rêver
(14) Ingeborg Pietzsche, Von jungen Leuten für junge Leute, in Theater der Zeit 6/1987, p. 24. Michael Funke,
auteur des propos cités, était metteur en scène et assistant à la mise en scène au Théâtre de Dresde.
(15) Peter Reichel, Die Gegenwart, die Autoren, das Theater - Peter Reichel befragt Stückeschreiber der jüngeren Generation über ihr Verhältnis zu unserer Zeit, in : Theater der Zeit 1/1990, p. 11
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du grand soir, on se penche sur le quotidien individuel. Il n'est pas question
d'« utopie » mais plutôt d'« utopies » ou bien d'« énergie utopique » : il s'agit
avant tout de maintenir un mouvement, une ouverture, des possibilités de
changement au lieu d'être enfermé dans un cadre ou un modèle. L'explication
que fournit le « jeune auteur dramatique » Heinz Drewniok, à propos de sa
pièce Waldesruh, est tout à fait révélatrice :
« Ce qui m'a le plus intéressé dans Waldesruh, lorsque je projetais d'écrire
cette histoire, c'est la vie que menaient ces deux personnes, suivant un modèle
tout fait, ainsi que la difficulté éprouvée à sortir de ce modèle (...). Cela me
dérange de penser qu'aujourd'hui, on tend de manière si générale à se trouver
une place quelque part, s'y affirmer et se fermer à tout changement. »
Afin de se dégager du modèle officiel, la « jeune génération » refuserait de
donner un sens à l'Histoire et préférerait façonner l'avenir dans un travail de
fourmi, adoptant la « perspective de la grenouille » (Froschperspektive) plutôt
que celle de l'oiseau (Vogelperspektive).
Cette « jeune génération » représenterait par conséquent une « contreculture », non pas parce qu'elle aurait offert un « contre-modèle » ou une alternative au régime en place, mais dans le sens d'une « culture du contre », de
l'opposition, du subversif, bref d'une énergie prête au changement, sans que
ce dernier soit davantage déterminé, ni ne s'intègre dans un projet précis pour
l'avenir. Là où la critique voulait une inadéquation provisoire au modèle officiel,
la « jeune génération » s'installait dans cette marge et revendiquait ce décalage. Elle s'affirmera d'ailleurs de la même manière après la réunification,
« contre l'idéologie du marché » : selon Sybille Weber, qui analyse en 1993
les débuts de Frank Castorf en qualité de directeur à la Volksbühne berlinoise,
cette « jeune génération » aurait remplacé le « Principe Espérance » par le
« Principe Refus » (Prinzip Verweigerung). (16)
■
(16) Sybille Weber, Wo verläuft die Front ? – Das Werbekonzept der Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz,
in : Theater der Zeit 8-9/1993, p. 26.
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LE DÉPASSEMENT DE LA MODE
DANS LA MODE
DOSSIER
La culture vestimentaire socialiste en RDA
SUSANNE KITTELBERGER
L
es théories sur la mode et ses tribulations pullulent tout autant que les
formes sous lesquelles elle se manifeste. La longue liste des spécialistes chevronnés qui se sont intéressés à la mode, à commencer par
les classiques comme J. C. Flügel, Georg Simmel et Werner Sombart en passant par Roland Barthes et Pierre Bourdieu, et le nombre en progression
constante de ceux qui ont contribué au débat sur le « phénomène social total »,
témoignent de l'intérêt permanent que suscite l'une des formes d'objectivation
culturelle les plus anciennes et les plus belles.
La motivation qui pousse à se « vêtir à la mode » va bien au-delà du besoin
physique de protection et du sentiment de pudeur. On y trouve en effet, à côté
d'un besoin très personnel de se parer, le souhait d'une distinction et d'une
reconnaissance sociales, et celui d'affirmer son individualité en même temps
que son appartenance à un groupe. (1)
L'époque où mode était associée à futilité, où l'on réduisait le phénomène de
dynamique qui la caractérise, celui de son aspect éphémère et de ses incessantes transformations, à une extravagance – une « danse burlesque de la
femelle-mode » (2), cette époque-là est révolue.
La mode entre les fronts du socialisme et du capitalisme
Quel rôle joua alors la mode dans une société qui aspirait à mettre en place,
dans le cadre d'un système d'économie planifiée (3), une communauté humaine
homogène, illimitée et sans classes ? Ursula Fehlig, chargée à partir de 1961
de la classe de création de mode et de façonnage des textiles à la Kunsthochschule de Weißensee à Berlin-Est (4) se sert du thème de la démocratisation
de la mode lorsque, dans son Kostümkunde für die Berufsausbildung, au chapitre Epoche des Übergangs vom Kapitalismus zum Sozialismus (L'époque du
passage du capitalisme au socialisme) elle insiste sur le fait que « la démocra-
(1) Cf. René König : Menschheit auf dem Laufsteg (L'humanité sur la passerelle), Ullstein, Francfort/Berlin, 1988 ;
Thomas Schnierer : Modewandel und Gesellschaft. Die Dynamik von in und out (Évolution de la mode et société.
La dynamique du in et out), Leske + Budrich, Opladen, 1995.
(2) Friedrich Theodor Vischer : Mode und Zynismus (Mode et cynisme), in : Silvia Bovenschen (éd.): Die Listen
der Mode (L'état de la mode), Suhrkamp, Francfort, 1986, p. 34.
(3) Cf.: Peter Awand : Was ist Mode ? (Qu'est-ce que la mode ?) In : Sibylle, Leipzig/Berlin, N° 4/1963, p. 54.
(4) C'est en mai 1947 que l'activité scolaire de la Kunsthochschule Weißensee fut officiellement reconnue. On
y enseignait dix matières, dont la création de mode.
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tisation de la mode dans notre société répond à un souci profondément
humain ». En concrétisant son propos : « il n'existe pas d'image imposée préfabriquée, il n'y a pas de dictature de la Haute Couture » (5), elle révèle clairement d'une part son interprétation de la démocratisation et montre, d'autre part,
qu'on en arrive aussi dans le secteur de la mode, à une polarisation entre la
démocratie et la dictature : la mode devient, en l'occurrence, une affaire politique.
La mode, le marché et la morale
La « conscience sociale », base de la « personnalité socialiste » qui devait à
son tour constituer le fondement de la communauté humaine socialiste, est, dans
la culture vestimentaire aussi, une charnière. Le « Dictionnaire de Politique culturelle » de la RDA fournit pour ces deux mots-clés des définitions détaillées,
impliquant à nouveau l'interdépendance de la société et de la culture, de l'individu et de l'objet culturel – transposé au vêtement – de la personnalité socialiste
et de la mode. La définition proposée par le « Dictionnaire de Politique culturelle » pour le terme « mode », met des accents très nets et semble conséquente
et convaincante lorsqu'on y constate que « la mode dans le socialisme est dotée
d'une qualité nouvelle. Pour la première fois au cours de son histoire, elle sert
des intérêts communs à l'ensemble de la société. En tant que telle, la culture
vestimentaire est immanente à la culture de la société socialiste. Dans la société
socialiste, la mode a pour objectif de développer un style de vêtement empreint
de culture, propre à contribuer, grâce aux moyens spécifiques dont elle dispose,
à faire évoluer tous azimuts la personnalité socialiste et son mode de vie ». (6)
Pour Babette Koplowitz, le travail du créateur de mode est un défi ayant un
caractère moral élevé, lorsqu'elle écrit : « Libéré des intérêts et du profit du
business de la mode, du commerce au sens capitaliste du terme, le créateur
a devant lui une tâche à accomplir qui, si elle n'est pas facile, n'en est pas
moins grande et belle. Elle consiste à tirer profit de la culture, de la mobilité,
des traditions et expériences valables de la mode internationale, tout en remplissant les exigences de notre société dans la conscience de l'autonomie
nationale de l'État ouvrier et paysan. » (7)
Horst Öser sait quel effet direct on pouvait attendre d'un investissement idéal
autant que matériel dans la culture vestimentaire lorsqu'il pronostique que la
mode « notre culture vestimentaire, [...] va influencer le comportement intime
de nos travailleurs, contribuer du même coup à renforcer leur conscience de
soi, à les rendre plus ouverts et plus disponibles pour les tâches de notre nouvelle société, et aider ainsi à développer un nouvel idéal de beauté. » (8)
(5) Ursula Fehlig : Kostümkunde für die Berufsausbildung, (La science du costume pour la formation professionnelle) 4e éd., Leipzig 1985, p.174.
(6) Harald Bühl, Dieter Heinze, Hans Koch, Fred Staufenbiel (éd.) : Kulturpolitisches Wörterbuch (Dictionnaire
de la Politique culturelle), 1e éd., Berlin 1970.
(7) Babette Koplowitz : Gesellschaft und Mode (Société et mode), in : Die Bekleidung (le Vêtement), N°5/1958, p.7.
(8) Horst Öser : Die Dialektik in historischen und schöpferischen Fragen der Bekleidung (La dialectique dans
les questions historiques et créatrices du vêtement), in : Die Bekleidung, N°2/1954, p. 23.
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La culture vestimentaire vue comme un enrichissement de la vie culturelle,
libérée des intérêts économiques du marché, élaborée sous sa propre responsabilité désintéressée et conçue en toute connaissance des besoins de la personnalité socialiste, reflète la conscience missionnaire immanente au système,
ainsi que les visées pédagogiques de la RDA.
Planification de la mode contre changement de mode
Qu'en était-il dès lors de l'aspect de changement, caractéristique de la mode,
au sein du système de pensée théorique élaboré ? Les deux composantes,
économie socialiste planifiée et conscience morale en liaison avec l'esthétique
socialiste, combinées à des aspects pragmatiques – comme la longévité et la
fonctionnalité – s'unissent en une construction à effet anti-mode.
« Il ne peut y avoir chez nous de changements fondamentaux dans le secteur
de la mode, au fil des saisons ; et ces formes excentriques, ces formes en H,
en X ou en Y comme les impose la lutte impitoyable de la concurrence dans
les pays occidentaux – ou comme elles peuvent bien se nommer encore dans
leurs exagérations grotesques – ne peuvent ni ne doivent trouver place chez
nous [...] ». (9) Avec ces propos, Elli Schmidt délimite clairement l'espace à
l'intérieur duquel doit se mouvoir le créateur socialiste de mode. Même la restriction « nous ne négligeons nullement pour autant la création internationale »
est complétée par « nous nous orientons vers tout ce qui est sain et beau dans
le monde de la mode » pour quiconque s'occupe de la création du vêtement
à la mode. Mais ceci apparaît être une concession mi-figue mi-raisin qui, au
plus tard lors de l'essai de définir et de réaliser sur le plan formel le sain et le
beau dans le cadre de la culture vestimentaire socialiste, se révèle être une
restriction supplémentaire et un handicap moral. Dans ce contexte, Ursula
Fehlig insiste à nouveau sur une distinction éthique à prendre en compte lorsqu'elle constate : « Nous pouvons observer, dans la mode des pays capitalistes, un changement permanent de ces images idéales [manipulées], qui sont
sciemment élaborées et largement diffusées dans les mass médias, dans le
but d'augmenter le chiffre d'affaires et d'atteindre un profit maximum. Ces
modes n'ont rien à voir avec nos idées sur la personnalité. » (10)
On a conscience d'autre part que la mode n'évolue pas en vase clos, que, sans
une attitude fondamentalement ouverte sur le monde et sur les nouvelles
influences étrangères, elle reste réduite à la valeur utilitaire du vêtement, et
on passe à côté des qualités spécifiques qui la caractérisent – telles que le
changement et l'innovation. La rédaction de Die Bekleidung, une revue de
mode paraissant depuis 1954, est très consciente de cette problématique
lorsque, en mentionnant « qu'il faut donner aux meilleures créatrices de mode
la possibilité de se rendre régulièrement, au début de chaque saison, dans les
(9) Elli Schmidt : Das Modeschaffen - eine kulturelle und gesellschaftliche Aufgabe (La création en matière
de mode - une tâche culturelle et sociale), in : Die Bekleidung, N°1/1955, p. 2.
(10) Ursula Fehlig : op. cit., 4e éd., Leipzig 1985, p. 174.
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principaux centres européens de la mode », elle constate « qu'on ne peut créer
la mode enfermé dans ses quatre murs et fermé au monde extérieur ! » (11)
Un conflit auquel se sont vus particulièrement confrontés les collaborateurs de
l'IBK (Institut für Bekleidungskultur : l'Institut pour la Culture du Vêtement), créé
en 1952 à Berlin-Est (12), lorsqu'ils pensent d'une part « que l'IBK est sûrement
en mesure de résoudre la tâche qui lui a été assignée, à savoir réaliser une Haute
Couture artistique faisant fonction de ligne directrice à la mode pour la production
du prêt-à-porter », mais que ces impulsions ne sont pas ensuite reprises par l'industrie ou ne sont commercialisées qu'avec un grand retard, car « l'IBK ne peut
entreprendre lui-même la réalisation concrète des modèles de Haute Couture ». (13) L'un des problèmes fondamentaux semble déjà résider dans l'image
de marque de l'IBK, et l'attitude auto-justificatrice qui consiste à déclarer : « Nous
ne faisons pas la mode, comme les couturiers de l'Ouest, pour un seul petit groupe d'élus ; mais nous souhaitons que chaque femme, chez nous, ait la possibilité
de se vêtir à la pointe de la mode » (14), invite à conclure que l'efficacité et l'utilité
de l'Institut étaient quelque peu contestées. La prétention à créer une Haute Couture pour tout le monde semble – indépendamment des conditions économiques
et techniques de l'époque – avoir également trop tiré sur la corde idéologique en
la matière. Un commentaire de Walter Ulbricht à la Conférence sur le Commerce
de 1959 reflète l'écho que cette prise de position déclencha au plus haut-lieu :
« Que l'Institut de la Mode produise des lignes de conduite, soit. Pourquoi pas ?
Mais cela ne veut pas dire pour autant que les entreprises doivent s'y conformer !
En effet, les choses se passent ainsi : si une année les chaussures pointues sont
à la mode en Italie, c'est l'année suivante que l'on fera chez nous la publicité pour
ce genre de modèles. Dans l'intervalle, ce sont les chaussures à bout large qui
seront à la mode en Italie. Nous serons donc toujours à la traîne ! » (15) Outre
le succès d'hilarité que remporta Walter Ulbricht avec cette boutade à l'adresse
de l'Institut pour la Mode, il allait totalement dans le sens des économistes de l'industrie, et s'exprimait en faveur d'une « élévation de la production standard et
pour la baisse de la part des produits à la mode », ce qui « allait dans le sens
opposé à la tâche de l'Institut pour la Mode » et rabaisse ainsi l'IBK au rang d'institution de prestige au caractère douteux et surtout représentatif.
A la pointe de la mode
Au début de 1962, le vent semble avoir tourné ; on trouve en effet inscrit à l'ordre
du jour d'une réunion du Bureau Politique : « Choix de produits à la pointe de
la mode et fixation de leur prix »). (16 Conformément à la décision prise » [...]
l'Institut Allemand pour la Mode est chargé du développement [...] de produits à
(11) Die Industrie stellt vor. Modelle für Frühjahr und Sommer 1957 (L'industrie présente. Modèles printemps
et été 1957), in : Die Bekleidung, Berlin, N° 5/1956, p. 13.
(12) Voir DMI (éd.) : 25 Jahre Mode Institut der DDR, Berlin 1977.
(13) In : Die Bekleidung, N° 3/1957, p. 1.
(14) Ibid.
(15) Neues Deutschland du 13 août 1959, p. 4. (Le N. D. était le journal officiel du régime.)
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la pointe de la mode [...], à compter du 1er mars 1962. » Il n'était pas question de
laisser au hasard l'aspect extérieur de ces produits car, « une commission allait
être constituée sous la direction d'un collaborateur assumant des responsabilités
à l'Institut Allemand pour la Mode, dans le but d'en venir à une fixation homogène
des caractéristiques et signes distinctifs des produits à la pointe de la mode ».
Le facteur déclenchant dans cette décennie fut pour une part le mécontentement des travailleurs qui se demandaient « pourquoi on ne pouvait trouver
aussi, à côté d'une offre permanente de beaux vêtements, adaptés et de couleurs vives, des marchandises à la pointe de la mode et des produits de luxe
correspondant aux besoins élevés et aux exigences maximales. » Le terme
« standardisation », peu apprécié, ne cessait de déclencher des discussions
quand il était question de la mise en œuvre d'une production de masse qui
apparaissait comme « ayant peu de valeur sur le plan artistique aux yeux de
l'esthétique bourgeoise ». (17) Pour échapper au reproche du nivellement par
uniformisation, on tenta de faire une distinction entre « standardisation » et
« standard à la mode ». Il fallait appliquer aussi à l'industrie vestimentaire le
principe du « système du jeu de construction » qui avait si bien fait ses preuves
dans l'industrie du meuble. La capacité à combiner et à compléter devient le
mot magique d'une culture vestimentaire innovatrice et moderne, qui permettrait à chacun de se vêtir sans dépenser trop, selon sa personnalité et d'une
manière adaptée à chaque situation. On ne laissa pas non plus sans réponse
la question de savoir si ce système pouvait tenir compte des changements de
mode dans le secteur vestimentaire. Lilo Mühling reconnaît en effet : « Le vêtement est naturellement, plus que tout autre produit, tributaire de la mode. Mais
chez nous, les changements de mode ne s'effectueront jamais radicalement
à 180°, de façon primesautière et sans motivation aucune pour les non-initiés,
comme cela se fait dans les pays capitalistes. Il existe tout de même, précisément aussi dans le domaine de la mode, toute une quantité d'éléments
moins instables qui peuvent être standardisés ». (18) Elle attire particulièrement l'attention du lecteur, à côté de la taille et de la coupe, sur « certains éléments de façon », car « par éléments de façon, vous devez comprendre les
détails qui reviennent sans cesse ou qui restent similaires, comme poches,
ceintures, cols, décolletés, ceintures de pantalons ou de jupes. »
Même si l'idée de Lilo Mühling qu'il pourrait éventuellement y avoir à l'avenir
un « catalogue des éléments vestimentaires » – qui pourrait être classé, eu
égard à la situation prévalant à l'époque en RDA – dans la catégorie « La
pénurie rend inventif », il s'avère aujourd'hui, au vu des méthodes de création
dans le domaine du prêt-à-porter, comme progressiste et innovateur. Dans le
secteur de la mode, on pourrait donc, dans ce contexte, proposer l'idée d'une
modernité relative de la RDA.
■
(Traduction : Marie-Lys Wilwerth)
(16) SAPMO-BArch, DY 30 J IV 2/2A - 875.
(17) Erika Thiel : Geschichte des Kostüms (Histoire du costume), Berlin-Est, 1980, p. 391.
(18) Lilo Mühling : Standardisierung bedeutet keine Uniformierung (La standardisation ne signifie pas l'uniformisation), in : Die Bekleidung, N° 1/1960, p. 26.
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LES JEUNES ET LA MODE
DANS LES ANNÉES SOIXANTE
DOSSIER
PHILIPP HELDMANN
«N
ous n'avons plus d'estime, ma famille et moi, pour les seigneurs de l'Allemagne de l'Ouest qui détiennent le monopole du capital. Mais cette prise de parti pour notre État se
trouve parfois fortement ébranlée par le fait qu'on ne puisse acheter ce qu'on
souhaite avec l'argent que l'on gagne. » Voilà ce qu'écrivait un père de famille
qui cherchait vainement pour son fils un anorak en nylon. « Pour nous qui
sommes apparemment à la pointe de l'industrie chimique, ce devrait être un
jeu d'enfant de satisfaire tel ou tel besoin. [...] Ou bien nous faut-il écrire à
quelque parent ou ami en Allemagne de l'Ouest pour qu'il nous envoie un anorak ? Et si vous nous répondez, alors s'il vous plaît, pas de verbiage. Du
concret. Nous ne pouvons pas n'avoir toujours que des difficultés momentanées de production. » (1)
Cette lettre datée de janvier 1968 montre clairement le degré de politisation
de la consommation qui existait en RDA. La légitimation du régime semblait
dépendre continuellement de sa capacité à satisfaire les besoins des
consommateurs. (2) Dans le bloc de l'Est, le gouvernement et la direction
du Parti exerçaient, effectivement, une forte influence sur l'économie, à
laquelle était aussi naturellement proportionnelle l'attente de la population.
Et, dans ce domaine, l'étalon absolu pour la direction du Parti et pour la
population restait la République fédérale. Même après la fermeture des frontières, le riche voisin de l'Ouest ne cessa de demeurer présent, que ce soit
au travers des relations amicales ou familiales, ou encore par le biais de la
radio et de la télévision.
Comparés à ceux de la RFA, les présupposés économiques pour une consommation de masse n'étaient guère encourageants en RDA. Car non seulement
l'Allemagne communiste était coupée du marché mondial et entravée par son
économie de planification, mais, prenant modèle sur l'Union soviétique, la politique économique donnait le pas à l'industrie des matières premières et des
biens d'investissement sur l'industrie de la consommation ; de plus, dans la
doctrine idéologique, le commerce ne jouait qu'un rôle secondaire. Il est
cependant aujourd'hui un sujet d'analyse intéressant. Car il se situait entre les
citoyens-consommateurs d'une part et l'industrie, l'appareil étatique et la direction du Parti d'autre part.
(1) Lettre du 4.1.1968, Sächsisches Staatsarchiv Chemnitz (SäStArchC) ZWK, 156.
(2) Jeffrey Kopstein, The Politics of Economic Decline in East Germany, 1945-1989, Chapel Hill 1997.
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Pour trois raisons, les années soixante sont une période intéressante à analyser. Premièrement parce que cette époque marque le début de la consolidation
de la RDA, la fin de l'après-guerre et de la phase de reconstruction. Le rationnement des vivres prit fin en 1958 et fut suivi, peu après, par la dernière vague
de collectivisation de l'agriculture. La construction du Mur en 1961 représentait,
elle aussi, une stabilisation de la République. Deuxièmement parce que les
années soixante furent une période d'expérimentations sur le plan économique (3), qui conduisirent à une libéralisation considérable au sein de l'économie, sans toutefois remettre en question la prééminence du Parti. Troisièmement enfin parce qu'on entrevoyait une certaine ouverture dans la politique
concernant la jeunesse. (4) La musique beat est un bon exemple pour illustrer
l'attitude du régime face à la culture de la jeunesse. Un communiqué adressé
aux jeunes par le Bureau Politique du SED en 1963 parlait en ces termes de
la musique occidentale qui était honnie peu avant encore : « Il ne vient à l'idée
de personne de prescrire à la jeunesse de n'exprimer ses sentiments et ses
états d'âme que dans la valse ou le tango. A la jeunesse de choisir son rythme.
L'important est qu'elle reste dans le rythme. » (5) Cette ouverture avait naturellement ses limites. On le vit clairement au milieu des années soixante lorsque
le gouvernement réprima rapidement et très sévèrement une manifestation des
partisans de la musique beat en octobre 1965 à Leipzig. Peu après, Walter
Ulbricht, le chef du Parti, annonça : « Il me semble, camarades, qu'il faudrait
en finir avec la monotonie du yeah, yeah et de tout ce tintouin. » (6)
Une nouvelle phase de détente s'installa pourtant peu après. Parallèlement, les
réformateurs de l'économie cherchèrent à faire, au niveau du commerce intérieur, des essais propres à réaliser leurs idées de façon exemplaire. (7) Il fallait
regrouper le commerce pour gagner plus d'influence sur l'industrie. En effet, le
commerce étant éclaté en RDA, même des produits dont les prix étaient surfaits, ou de qualité moindre, finissaient toujours par trouver preneur. Il fallait que
cela change. Pour un groupe de produits donnés, les réformateurs voulaient
réussir le commerce par-delà les différentes voies de la distribution, c'est-à-dire
réunir les magasins spécialisés, les grands magasins et la vente par correspondance pour faire front à l'industrie. Et pour finir, on voulait vendre ces produits dans des boutiques spécifiques ou dans certains rayons particuliers des
grands magasins. Mais la réforme avait un autre objectif important : le souci
(3) André Steiner, Die DDR-Wirtschaftsreform der sechziger Jahre - Konflikt zwischen Effizienz- und Machtkalkül,
Berlin 1999.
(4) Monika Kaiser, Machtwechsel von Ulbricht zu Honecker. Funktionsmechanismen der SED-Diktatur in Konfliktsituationen 1962 bis 1972, Berlin 1997, p. 133 ss.
(5) Cité d'après Michael Rauhut, Beat in der Grauzone. DDR-Rock 1964 bis 1972 - Politik und Alltag, Berlin 1993,
p. 63.
(6) Ibid. p. 62.
(7) Principes d'application du nouveau système économique de la planification et de la direction de l'économie
politique sur le plan commercial. Décision de la 5e session du Comité Central du SED, Stiftung Archiv der Parteien und Massenorganisationen der DDR im Bundesarchiv (SAPMO BArch) DY30 IV A2/2.032, 24 et mesures
concernant le changement d'activité du Ministère du Commerce et de l'Approvisionnement, in SAPMO BArch
DY30 IV A2/2.032, 16.
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d'économie. Que le choix soit porté sur la confection pour la jeunesse relevait
certes un peu du hasard, mais cela correspondait par ailleurs assez bien à l'esprit
de l'époque. Si la musique beat en était un indice, la vente par correspondance
en était un autre : les mannequins figurant sur les catalogues étaient de plus en
plus jeunes. En tout état de cause, la confection semblait être (au contraire des
chaussures par exemple) un point de départ prometteur. Car, si au milieu des
années soixante l'approvisionnement n'était plus un problème d'ordre quantitatif,
les vêtements souvent ne plaisaient pas ou allaient mal. « Quand je vois l'offre
tout à fait satisfaisante sur le plan de la quantité dans les grands magasins, trois
questions me viennent sans cesse à l'esprit », trouve-t-on dans une lettre datant
de l'été 1968. « Premièrement : Qui fabrique donc de tels rossignols et en si
grand nombre ? Deuxièmement : Pourquoi le commerce les achète-t-il (depuis
des décennies) ? Troisièmement : Qui trouve plaisir à porter ce genre de
vestes ? » (9) Ce problème avait plusieurs causes. Tout d'abord, la mode avait
longtemps été suspecte en RDA d'un point de vue idéologique. En 1963 encore,
certains représentants de l'Institut pour la Mode de Berlin-Est et de l'Institut pour
l'Étude des besoins concédaient dans un article : « on n'a pas encore totalement
dépassé l'idée que la mode est un phénomène typiquement capitaliste ». (10)
En outre, la rapidité des changements dans le domaine de la mode représentait
un défi particulier à l'économie planifiée plutôt léthargique. Les auteurs de l'exposé en question se plaignaient de ce qu'en RDA, l'évolution se trouvait « en
ce qui concerne la mode, à la remorque de ce qui se passait en pays capitaliste ». « A peine des produits comparables faisaient-ils leur apparition en RDA
[qu'ils étaient] déjà partiellement dépassés par l'évolution rapide de la mode capitaliste[...] ». (11) En exerçant un peu de pression sur l'industrie, les réformateurs
du commerce intérieur espéraient pour le moins la faire bouger, ne serait-ce que
pour qu'elle fabrique des vêtements un peu plus « dans le vent ».
Un tournant dans la politique économique
Après la foire de Leipzig au printemps 1967, un groupe de travail commença
à peaufiner le projet. En faisaient partie des représentants de l'industrie, du
commerce de gros et de détail, de l'étude du marché ainsi que des créateurs
de mode. Des jeunes pour la plupart (moyenne d'âge 28 ans), ce qui contribua
sans doute à leur motivation : nombre des participants à ce groupe de travail
étaient eux-mêmes des clients potentiels. Dans le secteur du commerce de
gros, une organisation naquit de ce groupe de travail, qui dirigea le projet. Ce
ZEVB (Zentrale Entwicklungs-und Vertriebsbüro Jugendmode – Bureau central de développement et de diffusion de la mode pour la jeunesse) recherchait
(8) Annette Kaminsky, Kaufrausch. Die Geschichte der ostdeutschen Versandhäuser, Berlin 1998, p. 140 et s.
(9) Lettre du 10.8.1968, SäStArchC ZWK, 157.
(10) Karl-Ernst Schubert/Georg Wittek, Zur Aufgabenstellung des Modeschaffens in der Deutschen
Demokratischen Republik, in : Mitteilungen des Instituts für Bedarfsforschung 2 (1963), p. 53-70, citation p. 54.
(11) Ces deux citations, ibid. p. 55.
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ses producteurs surtout au sein de petites entreprises plus flexibles, dont de
nombreuses firmes encore privées ou semi-étatiques. Dans les années
soixante, l'industrie de la confection était en effet très éclatée en Allemagne
de l'Est et, pour une petite partie seulement, nationalisée. Le ZEVB pouvant
offrir à ses fournisseurs une majoration de 4 % par rapport aux prix communément pratiqués, il représentait un partenaire commercial attrayant. De plus,
la mode pour la jeunesse reçut, au détriment d'autres stocks de vêtements,
des contingents particuliers de marchandises en vogue. Ainsi par exemple, il
arrivait qu'on ne trouvât plus que dans les boutiques réservées aux jeunes les
pantalons de velours si appréciés. Les préparatifs pour les festivités du 20e
anniversaire de la RDA donnèrent lieu à l'ouverture de toute une série de nouvelles boutiques pour les jeunes.
Sans doute le succès était-il dû en partie à la motivation des jeunes collaborateurs du projet. Mais surtout, et de façon décisive, au soutien massif sous
la forme d'investissements et de contingents spéciaux de marchandises particulières. C'est la raison pour laquelle la mode pour la jeunesse ne pouvait
guère être citée comme un exemple d'organisation. Le projet a eu sans doute
une valeur discutable comme expérience de politique économique. Mais en
ce qui concerne le vêtement pour la jeunesse, il fut, à ses débuts, sans aucun
doute un succès. En 1969, l'Institut pour l'Étude du marché de Leipzig analysa
le marché de la confection pour la jeunesse et l'acceptance de la mode pour
les jeunes. (12) En utilisant des questionnaires détaillés, il en ressort qu'un an
tout juste après l'ouverture des premières boutiques pour jeunes, trois sur cinq
des jeunes interrogés y étaient déjà entrés ; qu'un tiers des jeunes sondés
connaissait la nouvelle marque « Sonnidee », et que les adolescents étaient
particulièrement séduits par ces vêtements. En 1976/77, une nouvelle enquête
vint compléter le tableau (13) : ces boutiques représentaient une source d'information importante sur la mode, encore pour les jeunes qui n'y faisaient pas
leurs achats. Le projet ne rencontra pas seulement la faveur des jeunes. La
presse spécialisée dans le domaine de la mode, les revues illustrées et la presse économique vantèrent de la même manière la mode pour la jeunesse ; le
Neue Berliner Illustrierte, une revue populaire, lui consacra même sa une. (14)
Les festivités du 20e anniversaire de la création de la RDA consacrèrent également des articles élogieux à la mode pour les jeunes.
Cependant, à la fin des années soixante, il ne restait pas grand-chose de cet élan
apparu au début de la décennie. La répression brutale du Printemps de Prague
en août 1968 était venue anéantir toute illusion d'une possible libéralisation.
(12) Institut pour l'Étude du Marché, Volume et spécificités de la consommation des jeunes en vêtements,
1969/1970, 5 parties, Rédaction : Erhard Scholz, Bundesarchiv Berlin, Aussenstelle Coswig/Anhalt (BArch C),
DL-102, 413, 418, 438, 475 et 489.
(13) Institut pour l'Étude du Marché, Analyse des opinions, des habitudes et des attitudes de la jeunesse sur
la mode pour jeunes et sur les vêtements, réalisée le 15/01/1977, BArchC DL-102, 1073.
(14) Neue Berliner Illustrierte, N° 17/1968 ; Für Dich N° 13/1968, p. 4-7 ; Der Handel N° 6/1968, p. 235 ;
Sybille N° 2/1968, p. 31-37.
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En RDA, les réformes de politique économique dont la mode pour la jeunesse
faisait également partie, tiraient de ce fait sur leur fin. De plus, on ne pouvait continuer à promouvoir la confection pour la jeunesse que tant que les difficultés de
production ne surgissaient pas dans les autres secteurs du marché de la confection. D'une façon générale, les moyens réservés à la confection ne s'accroissaient
pas, si bien que le vêtement pour la jeunesse se trouva en concurrence avec
d'autres produits. A la fin de la décennie, c'est à la confection pour enfants que,
pour des raisons démographiques, on accorda la toute première priorité politique.
En effet, la baisse du taux de natalité était de nature à inquiéter le gouvernement
et la direction du Parti. Car de ce fait, la main d'œuvre ne cessait de se raréfier
en RDA. On tenta alors de réagir, en prenant par exemple des mesures visant à
apporter un soutien financier aux familles nombreuses, mais aussi en produisant
plus de vêtements pour enfants, et de meilleure qualité. Les responsables chargés de ce secteur devaient réitérer dans le domaine de la mode enfantine le succès qui avait été obtenu avec la mode pour la jeunesse. Cependant, au cours de
l'année 1969, ont vit se multiplier dans la peur les articles sur la pénurie de vêtements pour enfants. Cela venait sans doute de ce que les revenus de la population avaient augmenté sensiblement plus vite que ce qu'avaient prévu les planificateurs, de sorte que les biens de consommation disponibles étaient en
quantité insuffisante. Au lieu de poursuivre les méthodes plutôt indirectes des
réformateurs, on enjoignit alors directement à l'industrie et au commerce de produire et de vendre plus de vêtements pour enfants. Le succès de cette politique
eut aussi ses limites. Il n'est donc pas surprenant que le Ministre du Commerce
et de l'Approvisionnement ait dû rendre à ce moment son tablier.
Un comportement plus porté sur les limitations en matière de consommation
semble avoir été plus marqué au cours de l'ère Ulbricht que durant celle de son
successeur Honecker. Ainsi, ce dernier, peu après son arrivée au pouvoir en
1971, fit importer 150.000 jeans de l'Ouest – mesure difficilement imaginable
sous W. Ulbricht. L'absence de concept et un activisme fébrile furent cependant
typiques de l'orientation de la consommation en RDA durant toute son histoire.
Les difficultés économiques inhérentes au système en furent la cause majeure,
mais il faut aussi mentionner ici la tension spécifique qui existait entre la peur
de la perte de légitimité et de pouvoir du côté du régime d'une part, et le comportement d'attente, pour ne pas dire de revendication des « citoyens », d'autre
part. Ces comportements n'ont d'ailleurs sans doute pas complètement disparu à
l'heure actuelle : le régime s'est effondré, mais les citoyens sont toujours, vis-àvis de l'État, en une position d'attente spécifique. Les Constitutions des Länder
de l'Est en sont un signe visible : elles sont en effet beaucoup plus détaillées
que celles des Länder de l'Ouest. (15) Elles mettent notamment davantage l'accent sur les droits sociaux et économiques du citoyen – une des rares particularités juridiques à subsister dans l'ancienne RDA.
■
(Traduction : Marie-Lys Wilwerth)
(15) Jürgen Kocka, Aus heutiger Sicht oder : Die geteilten Erinnerungen, in : Frankfurter Rundschau,
22/01/1998, p. 17.
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CULTURE ALIMENTAIRE EN RDA
Le cas Goldbroiler
DOSSIER
PATRICE G. POUTRUS
C
omparée à celle d'autres produits de la RDA, l'histoire de la production
du Goldbroiler – le type est-allemand du poulet de batterie – apparaît
comme une histoire à succès, et pas seulement lorsqu'on la considère
avec du recul. La mise en place, à partir de 1965, des premiers secteurs de
production pour l'engraissement industriel des poulets, fut le point de départ
d'un processus unique dans l'agriculture de la RDA. Un investissement initial
de 51,3 millions de DM fut suivi d'autres pour un montant d'environ 1,7 milliard
de marks de la RDA. On construisit en tout, pour les onze « combinats pour
l'engraissement industriel » (KIM), ainsi que pour d'autres propriétés de l'État
et des coopératives de production sélectionnées, plus de 2.000 poulaillers et
établissements spécialisés dans l'engraissement des poulets et la production
d'œufs.(1) La seule Vereinigung Volkseigener Betriebe (VVB – Union des
entreprises nationalisées) pour la production industrielle d'animaux employa,
dès 1972, plus de 6.000 personnes dans les entreprises qui dépendaient d'elle
et organisa la commercialisation de leurs produits par le biais de la chaîne de
restaurants spécialisés réaménagés pour la circonstance sous la belle
enseigne de « Zum Goldbroiler ». Un réseau considérable de 142 de ces
enseignes s'implanta jusqu'en 1978 dans tous les districts de la RDA. La presse d'Allemagne de l'Est vanta (2) les entreprises KIM comme une victoire du
progrès de la science et de la technique au sein de l'agriculture socialiste de
la RDA. Et de 1968 à 1971, la presse de Berlin-Est célébra l'ouverture de
chaque nouveau restaurant Goldbroiler comme s'il s'agissait d'une victoire des
sportifs de la RDA aux Jeux Olympiques. A la fin de ce programme d'ouverture
en série de restaurants-grills Goldbroiler, Berlin-Est en comptait treize, et, en
1972, la « BZ am Abend », un quotidien du soir paraissant à Berlin-Est, annonçait : « Dans la capitale, ce sont 12.000 poulets rôtis Broiler qui sont consommés chaque jour ». (3) Pourtant, malgré cette augmentation considérable de
la consommation de volailles, la viande de porc et les pommes de terre gardaient la faveur des Allemands de l'Est – comme de ceux de l'Ouest – et
constituaient toujours leur alimentation principale.
La modernisation de la production de volailles et cette nouvelle culture de restauration qui allait de pair avec elle eurent une influence durable sur les habi-
(1) Geflügelwirtschaftsverband der DDR (Union pour l'économie volaillère de la RDA, Landesarchiv Berlin (également LAB), Rep.635, N° 130.
(2) Eier und Broiler am laufenden Band (Des œufs et des broilers en production continue), Neues Deutschland
du 18 septembre 1971.
(3) Berliner Zeitung du 31 janvier 1970, BZA des 24 août 1970, 13 octobre 1970 et 21 novembre 1972.
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tudes de vie de la population est-allemande. Il s'agissait en même temps de
l'adaptation réussie d'un modèle occidental d'évolution, qui, sans doute, ne correspondait pas à la structure de l'économie planifiée de la RDA. En d'autres
termes, l'économie volaillère joua, comparée à d'autres secteurs de l'économie
est-allemande, un rôle à part. On peut se demander ici quelles furent les conditions qui rendirent possible un tel cas d'exception et pourquoi ce développement
particulier ne donna pas lieu à d'autres impulsions à l'agriculture est-allemande
ni au développement économique global de la RDA. Ces questions vont être
examinées dans ce qui suit, selon un plan décomposé en trois chapitres : la
situation initiale et les conditions globales ; la mise en œuvre ; les effets.
La situation initiale et les conditions globales
Conformément à la ligne de politique agricole définie par le Ve congrès du SED
en 1958, la RDA pratiqua à partir du deuxième semestre 1958 et surtout au
printemps 1960, une politique stricte de collectivisation de son agriculture. (4)
Les transformations imposées au niveau des structures des entreprises sur
le plan administratif aboutirent – contrairement à ce que Walter Ulbricht avait
annoncé en 1960 – à un formidable recul des rendements agricoles, allant de
pair avec un accroissement dramatique des aides du budget de l'État aux LPG
(Landwirtschaftliche Produktionsgenossenschaften – Coopératives agricoles
de production) faibles sur le plan économique.
La pénurie de production rendait de plus en plus difficile l'approvisionnement
de la population en denrées alimentaires, ce qui mit la direction du SED dans
une situation extrêmement délicate. D'autant plus que, en liaison directe avec
des décisions socio-politiques du Ve Congrès et au vu de ce qui se passait à
l'Ouest, on avait décidé l'abolition du rationnement alimentaire qui était encore
en vigueur. S'ensuivit une augmentation imprévue du chiffre d'affaires dans le
commerce alimentaire. (5) Simultanément, les revenus de la population estallemande grimpèrent – une augmentation causée par diverses régulations de
prix et des modifications du système tarifaire de la RDA. L'offre en biens de
consommation était insuffisante pour faire face à cette augmentation du pouvoir d'achat, et la pression sur l'offre en produits alimentaires existante, dorénavant complètement soustraite à la réglementation, s'accentua. (6) Malgré
(4) Cf. Ch. Nehring, Landwirtschaftspolitik (la politique de l'Agriculture), in : Andreas Herbst entre autres (éd.),
Die SED. Geschichte-Organisation -Politik. Ein Handbuch (Le SED. Histoire, organisation, politique. Un manuel),
Berlin 1997, p. 299.
(5) Rapport sur les conséquences de l'abolition du rationnement alimentaire résiduel sur les ménages d'ouvriers
et d'employés de l'industrie et de l'industrie du bâtiment, Bundesarchiv, département Berlin-Lichterfelde (également BArch), DE 2, N° 1642, feuillet 14.
(6) Joerg Roesler, historien est-allemand de l'économie parle même dans ce contexte d'une véritable « vague
de boulimie » dans les règles. J. Roesler, Privater Konsum in Ostdeutschland 1950-1960 (La consommation
privée en Allemagne de l'Est), in : A. Schildt/A. Sywottek (éd.), Modernisierung im Wiederaufbau (La modernisation dans le cadre de la reconstruction), Bonn 1993, p. 290-303.
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une augmentation des importations de denrées alimentaires et la tentative d'interchanger une partie de la consommation des denrées alimentaires, la situation en matière d'approvisionnement empira encore à partir de 1960 avec la
collectivisation. Le beurre, le lait, la viande et les pommes de terre notamment
devinrent des denrées rares que seuls certains clients, dont les noms figuraient
sur des listes, pouvaient encore se procurer dans les magasins de détail. On
poursuivit ainsi, malgré l'abolition officielle du rationnement, une espèce de
rationnement « décentralisé ». La construction du Mur en 1961 n'améliora pas
non plus la situation surtout qu'une très mauvaise récolte vint de surcroît affliger une agriculture déjà affaiblie par la collectivisation totale. En raison de la
tension de la situation politique internationale en 1961, on assista, en RDA, à
une augmentation des achats prévisionnels. Au cours de l'année 1962, ces
circonstances conduisirent à une grave crise de l'approvisionnement. L'écart
entre l'offre et la demande continuait à se creuser et les départements « Organe du Parti » et « Sécurité » au Comité Central du SED ne cessaient de signaler que l'insuffisance de l'offre en denrées alimentaires allait déclencher des
troubles au sein de la population dans certains secteurs de la RDA. On en vint
même ça et là à des menaces de débrayage. Mais les protestations ne visaient
pas seulement l'insuffisance de l'offre en denrées alimentaires : elles remettaient en question les orientations sociales et politiques du SED, notamment
la collectivisation de l'agriculture. Afin de contrecarrer cette évolution qui mettait en danger la suprématie du SED, on poursuivit les importations de denrées
alimentaires et on mobilisa la réserve dont l'État disposait en cas de crise. (7)
La mise en œuvre
Étant donné ces circonstances, la nouvelle orientation vers des méthodes
industrielles de production dans le domaine agricole est-allemand, décidée en
janvier 1963 par le VIe Congrès du SED n'apparaît pas comme étant seulement
la mise en œuvre d'un plan social utopique, mais aussi comme une réaction
pragmatique à la crise en RDA, imputable à sa propre gestion. C'est pourquoi
on s'appliqua dès lors plus résolument à rechercher des solutions qui devaient
permettre à la RDA de combler par elle-même ses « déficits en viande ». Des
analyses comparatives sur le coût en matière de denrées fourragères, de travail et d'investissement, ainsi que sur les prix de revient et la durée d'engraissement nécessaire jusqu'à l'abattage permettaient d'envisager avec confiance
la construction d'établissements destinés à l'élevage industriel des volailles.
Malgré les connaissances remarquables acquises dans le domaine de l'élevage industriel de volailles par l'Académie des Sciences agronomiques de la
RDA grâce à un travail de longue haleine effectué par des groupes de spécialistes et des projets de recherche d'envergure, grâce aussi à la coopération
(7) Débats sur la situation de l'approvisionnement et le mécontentement dans le district de Halle, SAPMO-BArch,
DY 30, IV 2/610, N° 28, feuillets 266, communication interne du 14 août 1962.
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avec des instituts de recherches comparables de la RGW, il s'avérait impossible de proposer à court terme une technologie fiable pour l'engraissement
intensif des volailles, qui serait susceptible d'atteindre un certain niveau de production. Le Bureau pour l'Agriculture du Bureau Politique du SED décida donc,
à la fin de 1964, de former dès 1965 une « équipe chargée de la mise en
œuvre », constituée d'experts agricoles et d'organisateurs chevronnés, sous
la direction du Comité national pour le recensement des besoins et les achats
en masse. Ce « groupe central de mise en œuvre » (Zentrale Aufbaugruppe)
eut pour tâche de veiller à ce que la RDA puisse le plus rapidement possible,
grâce à la construction de bâtiments pilotes destinés à la production industrielle d'animaux, rattraper le niveau économique international en ce qui concerne
la production de viande, de façon à s'affranchir des importations coûteuses de
denrées alimentaires. Résultat des efforts des collaborateurs du « groupe central de mise en œuvre » : par l'intermédiaire de la Yougoslavie, la RDA acquit
une licence sur des technologies néerlandaises, ouest-allemandes et britanniques pour l'élevage et l'engraissement industriels de volailles dans les entreprises agricoles nationalisées à part entière. (8) Dès lors, l'engraissement des
poulets fut exclusivement pratiqué sur des élevages spécifiques de diverses
races de poulet, le broiler. La courte période nécessaire à leur engraissement
– cinquante jours environ – et leur élevage dans de vastes poulaillers étaient
notamment la condition préalable de ce qu'on allait pouvoir les abattre indépendamment de la saison. Une entreprise yougoslave construisit donc les premiers poulaillers industriels achetés aux environs de Königswusterhausen,
dans la banlieue de Berlin-Est. Le but déclaré de ces investissements était de
garantir une livraison suffisante de viande et d'œufs dans les « centres d'approvisionnement de la classe ouvrière ». Mais aussi parce que l'approvisionnement en viande demeurait un grave problème en RDA, préoccupant les responsables et les consommateurs. L'implantation des restaurants Zum
Goldbroiler, spécialisés dans les poulets, ainsi que celle de boutiques spécifiques pour les volailles furent décidées afin de faciliter, dans les ménages
urbains, la consommation de poulets, qui augmentait depuis 1967. Au cours
des années précédentes, il était arrivé à plusieurs reprises que, malgré la
pénurie de viande, des quantités considérables de bêtes destinées à l'abattage
ou de viande fraîche s'avariaient à cause de possibilités de transport insuffisantes ou du manque de réfrigération. C'est pourquoi, en dehors de la gestion
centralisée de la réfrigération et du stockage, ainsi que du commerce de gros,
on mit sur pied un système de livraison directe des produits, prenant modèle
sur le Wienerwald, une chaîne autrichienne de restaurants. La construction
des restaurants-grills fut certainement aussi facilitée par le fait qu'elle nécessitait des investissements considérablement moindres que les restaurants courants. L'intégration de cet investissement dans l'économie nationale de la RDA
n'alla cependant pas sans heurts. Par exemple, les contacts permanents avec
(8) Rapport sur la situation et la mise en place de la construction d'établissements destinés à introduire progressivement des méthodes industrielles de production dans l'agriculture. Proposition destinée à la session du
Bureau pour l'agriculture du Bureau Politique, 14 décembre 1964, SAPMO-BArch, DY 30, IV A 2.023, N° 277.
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certaines entreprises de l'Ouest déclenchèrent une grande méfiance au sein
de la bureaucratie de la Planification et du Parti. C'est la raison pour laquelle
le groupe de travail auprès du Comité national pour le recensement des besoins
et l'achat en masse fut dissout en 1968, et la direction des entreprises volaillères
confiée, pour une période transitoire de deux ans, à la VVB Paretz élevage
d'animaux (VVB Tierzucht Paretz). Ce n'est qu'en 1971 que la VVB Production
industrielle d'animaux Berlin reçut un statut juridique autonome et que, en tant
qu'organe central de direction, elle fut placée à la tête de toutes les entreprises
KIM. Avec cette modification de la structure de la direction dans le domaine de
la production étatisée de viande et de l'élevage de volaille, on atteignait enfin
le point culminant du processus. Les projets d'investissement déjà réalisés
furent clôturés ; il s'agissait désormais de préserver ce qui avait été atteint.
Les effets
A partir de ce stade de l'évolution, les effets du produit à succès que représentent les Goldbroiler peuvent se résumer en trois points :
1) Avec la constitution de la VVB ITP, les producteurs étatiques de viande perdirent bientôt leur position privilégiée au sein de l'agriculture de la RDA. A la
suite de la mise en place des entreprises KIM, l'engraissement industriel des
poulets fut de plus en plus, dans les années soixante-dix, confié aux coopératives agricoles de production stabilisées. On se rendit vite compte en même
temps que ce qui était une réussite dans l'élevage et l'engraissement industriels
des poulets ne pouvait être appliqué aux autres volailles et petits animaux. Des
essais de grande envergure sur ce qu'on appela les BroiKa's (Lapins-broiler)
s'achevèrent en véritable catastrophe vétérinaire et furent suspendus malgré
les dépenses considérables engagées. Quant aux projets relatifs à la transformation des produits volaillers ou à leur « affinage », ils nécessitaient des investissements si importants en provenance de l'Ouest qu'ils avortèrent.
2) Les restaurants Goldbroiler, qui remportèrent tant de succès à la fin des
années soixante et au début des années soixante-dix, ne purent bientôt plus
se prévaloir de leur statut de « nouveauté ». A côté des doléances habituelles
sur un service lent et peu aimable, leur forte fréquentation semble avoir justement été source de problème. La presse de l'époque constata que les restaurants Goldbroiler, qui avaient été considérés à leurs débuts comme un atout
sur le plan gastronomique, avaient été si exploités qu'ils avaient tôt fait de
perdre leur attrait, pour devenir de simples snacks mal entretenus et dépourvus de convivialité. (9) En même temps, le Président du Comité National pour
l'Enregistrement et la Transformation ultérieure fut amené à constater en 1971
que l'industrie des biens de consommation n'était pas en mesure de produire
en quantité suffisante les grills qui auraient été nécessaires à une extension
(9) Berliner Zeitung du 9 septembre 1968, BZA du 27 janvier 1971, Berliner Zeitung du 18 janvier 1973.
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DOCUMENTS
des restaurants Goldbroiler. Comme il s'agissait, pour la majorité d'entre eux,
non pas d'une première mise en service mais du réaménagement de locaux
déjà existants, on ne put empêcher non plus que survienne, avec leur apparition, une régression progressive du nombre de restaurants gastronomiques
dans les années soixante et soixante-dix. Plus tard, on ne disposait pas, de
toute évidence, des « capacités » suffisantes pour continuer à les développer
ou à les assainir. Ce furent en fin de compte la restauration scolaire et l'approvisionnement des ouvriers qui eurent la priorité.
3) La presse de la RDA ne laissait pas, dans ses encarts publicitaires et ses
articles sur le nouveau produit Goldbroiler, d'insister sur le fait que le poulet
de batterie avait un taux de matières grasses sensiblement moindre que la
viande de porc et que, par conséquent, il était un élément très important d'une
alimentation saine. Cet argument, relevant de la politique sanitaire, avait un
arrière-plan concret. A l'époque de la pénurie des denrées alimentaires (début
des années soixante), la consommation de graisses animales et de viandes
de moindre qualité augmenta considérablement, si bien que les experts de
l'Institut für Ernährung der Akademie der Wissenschaften der DDR (Institut de
Diététique de l'Académie des Sciences de la RDA) attirèrent l'attention sur le
danger d'obésité qui menaçait une grande partie de la population. (10) Le poulet, pauvre en matières grasses, devait venir compenser la carence endémique
en fruits et légumes. Mais ces considérations ne réussirent pas à s'imposer
auprès des consommateurs. S'ils considéraient en effet la viande de poulet,
plus saine, comme un plus par rapport à l'insuffisance de l'offre en viande, elle
ne pouvait en aucun cas, à leurs yeux, remplacer la viande de porc plus riche
en matières grasses. Une bonne nourriture, c'est-à-dire une nourriture riche
et abondante, continua à être appréciée auprès de la population est-allemande, malgré les dangers qu'elle représentait pour la santé. Avec le recul, les
nutritionnistes parlent aujourd'hui, à propos de la population de la RDA, d'enracinement dans la tradition en matière de comportement alimentaire.
■
(Traduction : Marie-Lys Wilwerth)
(10) Prévision de la consommation des denrées alimentaires jusqu'en 1970, 2e partie ; situation alimentaire du
point de vue nutritionnel, psychologique et sociologique, Documents de la section de sociologie nutritionnelle
de l'Institut Allemand de recherches sur la nutrition, N° 63/2, p. 10.
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DOCUMENTS
QUE RESTE-T-IL
DE LA CULTURE DE LA RDA ?
DOSSIER
ULRICH PFEIL
O
n fêtera l'année prochaine le dixième anniversaire du rétablissement
de l'unité de l'Allemagne. Le 3 octobre 1990 fut suivi d'une période
qui est en général qualifiée comme celle du processus d'instauration
de l'unité intérieure. Mais il fut assez vite clair qu'après l'euphorie et l'atmosphère de nouveau départ du début, le doute et une résignation agressive se
propagèrent rapidement à l'Est, et qu'à l'Ouest aussi l'on croisa rapidement
sur la poitrine les bras initialement ouverts. La joie suscitée par l'unité fut remplacée par les grincements de dents provoqués par le montant de la contribution de solidarité. (1) On commença à beaucoup parler les uns des autres
et on oublia de se parler les uns aux autres. Les plaisanteries sur les Ossis
et les Wessis fleurirent et renforcèrent encore les préjugés existants.
Cette évolution n'est pas en dernier lieu la conséquence de l'absence, aujourd'hui encore, de projets capables de réunir deux sociétés si différentes, aux
modes de vie et aux valeurs si divergentes. Dès les années soixante, une troupe de chansonniers de Munich avait ironiquement suggéré de créer au côté
du Ministère pour les Questions inter-allemandes un Ministère pour les
réponses inter-allemandes. L'attachement en République fédérale à la formule
de la nation commune et à une nationalité allemande unique empêcha de voir
que s'était constituée en RDA une société dont la mentalité n'était pas celle
de l'Allemagne de l'Ouest. A l'ombre du Mur, les Allemands de part et d'autre
s'éloignaient de plus en plus les uns des autres : s'ils étaient encore des frères
en 1945, ils se transformèrent peu à peu en parents éloignés. Les professions
de foi en faveur de l'unité ne furent bientôt plus qu'un rituel et la RDA pour de
nombreux Allemands de l'Ouest qu'un passage désagréable qu'il fallait traverser pour aller à Berlin.
Après la réunification, il apparut très vite à quel point les deux sociétés allemandes partielles s'étaient éloignées l'une de l'autre. Des deux côtés, « l'américanisation » et la « soviétisation » avaient tellement laissé leurs traces de
sorte que les habitants apportèrent dans l'Allemagne réunifiée un héritage très
différent en termes de valeurs et d'expériences. (2) L'intériorisation de la
(1) Cf. Wolfgang Thierse : Fünf Jahre deutsche Vereinigung : Wirtschaft-Gesellschaft-Mentalität (Cinq années
d'unification allemande : Économie, société, mentalité) in : Aus Politik und Zeitgeschichte [APZ]. 40-41/1995,
p. 3-7. Militant anti SED à l'Est, W. Thierse est à présent président du Bundestag à Bonn.
(2) Cf. Konrad Jarausch/Hannes Siegrist (éditeur) : Amerikanisierung und Sowjetisierung in Deutschland 19451970 (Américanisation et soviétisation en Allemagne, 1945-1970), Campus, Frankfurt/M. 1997. A.Bauerkämper
etc. (éditeur) : Doppelte Zeitgeschichte : Deutsch-deutsche Beziehungen 1945-1990 (Double histoire contemporaine, les relations entre les deux Allemagnes 1945-1990), Dietz, Bonn, 1998.
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République fédérale dans les consciences entre Flensburg et le lac de Constance avait ouvert vers l'Ouest l'un des partis allemands. Face à la société civique
démocratique de la République fédérale, la RDA était caractérisée par la dictature d'un Parti et organisée sur le modèle soviétique. Elle se présentait comme
soumise à l'autorité, par l'horreur des confrontations. Le mode de pensée collectif, l'horreur des conflits ainsi que d'autres mentalités et traditions allemandes
conservèrent une importance bien plus grande qu'à l'Ouest (3) – souvent comme
sorte de réaction de défense contre le socialisme ordonné d'en haut. C'est dans
ce contexte qu'il faut replacer l'observation faite en 1995 que les Allemands de
l'Est vivaient encore plus dans un esprit communautaire que les Allemands de
l'Ouest qui étaient en train de se démarquer individuellement les uns des
autres. (4) Aujourd'hui encore on a du mal à évaluer les effets et les conséquences à long terme de la « soviétisation ». Les exemples de l'éloignement par
rapport aux Églises et de la déchristianisation ainsi que le débat sur l'enseignement de la religion et des formes alternatives dans le Brandebourg montrent qu'il
existe toujours des différences culturelles encore que l'on ait remarqué des évolutions comparables dans « l'ancienne » République fédérale.
Le regard sur la culture de la RDA que présente ce dossier a montré que d'une
part le SED n'avait pas réussi à former un « nouvel homme socialiste » et que
d'autre part en Allemagne se sont superposées et se superposent encore des
caractéristiques mentales qui sont très antérieures à la fondation de la République fédérale et de la RDA et qui réclament un regard montant beaucoup plus
loin dans l'Histoire que nous ne l'avons développé dans le présent dossier. (5)
A quoi s'ajoute que les autorités et aussi les citoyens de RDA se sont réglés
sur leur voisin occidental, comme le montrent les différents articles présentés
ici : les premiers de manière dialectique par la négation ; les derniers en considérant la République fédérale comme le système de référence auquel ils
avaient accès dans leurs appartements grâce à la réalité virtuelle de la télévision.Que ce système fût souvent perçu de manière idéalisée, fragmentaire
et déformée, et que cette situation ait provoqué de nombreuses déceptions
après la chute du Mur, c'est là une autre histoire.
Le débat sur l'unité intérieure de l'Allemagne fait en outre apparaître clairement
que jusqu'ici la société n'a pas suffisamment défini ses objectifs ; ce qui pose
la question de la direction que doit prendre le processus de l'unité intérieure
et de tout ce qu'il faut encore effectuer pour l'achever. Il ne s'agit pas, sur le
chemin, d'aspirer à une nouvelle société homogène en réanimant un mythe
communautaire, plaçant à l'alignement les têtes et les cœurs. La société plu-
(3) Cf. Bernd Faulenbach : Überwindung des "deutschen Sonderweges" ? Zur politischen Kultur der Deutschen
seit dem Zweiten Weltkrieg (Dépasser le Sonderweg allemand ? Sur la culture politique des Allemands depuis
la Seconde Guerre mondiale) in : APZ B51/1998. P. 11-23.
(4) Cf. Elmar Brähler/Horst Eberhard Richter : Deutsche Befindlichkeiten im Ost-West-Vergleich. Ergebnisse
einer empirischen Untersuchung (Comparaison entre l'Est et l'Ouest des mentalités allemandes. Résultats d'une
étude empirique) in : APZ B.40-41/1995, P. 13-20.
(5) Cf. Winfried Gebhardt/Georg Kampfhausen : Mentalitätsunterschiede im vereinigten Deutschland ? (Différences de mentalités dans l'Allemagne réunifiée ?) in : APZ B 16/1994. P. 29 et s.
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raliste moderne exige au contraire l'égalité des inégaux comme modèle
conducteur d'une démocratie libérale. (6)
La fin d'une culture
Aujourd'hui, il ne reste pas grand-chose de la culture de la vie quotidienne spécifique de la RDA. Ainsi la culture de consommation a fortement changé en
Allemagne de l'Est après 1989 en s'alignant sur celle de la République fédérale. Les structures des dépenses, et les comportements de consommation
des ménages coïncident d'un côté comme de l'autre. (7) Si un voyage d'une
journée à Berlin-Est avant 1989 constituait toujours un saut dans une autre
culture de consommation, plus grand-chose ne rappelle aujourd'hui ces différences. Ce sont toujours les mêmes zones industrielles à la périphérie des
villes, avec toujours les mêmes magasins et les mêmes chaînes qui canalisent
les flux d'achats et entretiennent la crainte de voir s'imposer une désertification
de la culture sous d'autres formes. Il en va de même de la culture « prolétarienne » dans les entreprises, spécifique à la RDA, qui s'est éteinte avec la
réunification et la désindustrialisation. La fonctionnalité économique de l'entreprise a également fait son apparition dans les firmes est-allemandes et n'a
presque rien laissé subsister de l'entreprise comme centre d'approvisionnement et comme lieu culturel, malgré le grand nombre d'heures qu'y passent
toujours leurs salariés. Une nette séparation entre le monde du travail et la
sphère privée s'est constituée, opposant le travail au temps libre.
La culture de la lecture est elle aussi entrée entre temps dans une phase de normalisation, dans laquelle persistent cependant de vieilles caractéristiques. Les
listes de best-sellers sont à peu près les mêmes à l'Est et à l'Ouest. (8) Il est frappant cependant de voir que dans les nouveaux Länder, la part des titres des
anciens auteurs de la RDA ou des livres sur l'histoire de la RDA est plus élevée.
Il y a de part et d'autre un même intérêt pour les travaux sur l'histoire la plus récente consacrés à la fin de la variante est-allemande du « socialisme réellement existant » qui traitent de manière volontairement critique de la RDA, marqués par l'officiel SED. Ces livres offrent aux lecteurs la possibilité de réétudier à fond l'histoire
qu'ils ont vécue et de la comprendre grâce à leur propre évolution historique.
Les violentes querelles entre les intellectuels est-allemands et ouest-allemands sur la compromission avec la Stasi de quelques littérateurs de l'Allemagne de l'Est semblent avoir provisoirement pris fin, de même que l'unifica-
6) Cf. Hans-Joachim Veen : Innere Einheit – aber wo liegt sie ? Eine Bestandsaufnahme im siebten Jahr nach
der Wiedervereinigung Deutschlands (Unité intérieure – mais où se trouve-t-elle ? Bilan à la septième année
de la réunification de l'Allemagne) in : APZ B40-41/1997, p.19-28. M.Veen est l'un des responsables de la Fondation Konrad Adenauer, proche de la CDU.
(7) Cf. Statistisches Bundesamt, Wirtschaftsrechnungen, (Office fédéral de Statistique, comptes économiques)
Fachserie 15, Reihe 1.1er trimestre 1996, p. 10/16.
(8) Roland Brockmann : Wochenpost-Umfrage : Was lesen die Ostdeutschen ? (Sondage de la Wochenpost :
Que lisent les Allemands de l'Est ?) in : Wochenpost 13/23.3.1995.
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tion des centres PEN à l'Est et à l'Ouest en novembre 1998 paraît pouvoir être
interprétée comme la « fusion de deux partenaires éprouvant un respect identique l'un pour l'autre ». (9) L'idée s'est imposée entre temps que des jugements violents portés sur la personne des auteurs ne réduit pas automatiquement leur œuvre à néant. Le fait d'avoir surmonté une séparation de presque
cinquante ans est le signe que la peur des contacts a disparu, mais non celui
d'une homogénisation du domaine littéraire – qui n'existait pas dans l'ancienne
République fédérale et pratiquement pas non plus en RDA. La scène de l'Allemagne littéraire vit de ses convergences et de ses divergences culturelles.
De nombreux modes de vie, thèmes, et stratégies d'écriture coexistent sans
que se constituent des écoles, des groupes voire des institutions durables ou
que s'érigent formellement des modèles culturels ou littéraires. L'idéal, qui
s'exprime de temps en temps, d'une littérature allemande unique, n'est pas
devenu une réalité malgré le développement de nombreux points communs.
« La littérature allemande contemporaine existe dans une multiplicité de
scènes ouvertes les uns aux autres. L'une de celles-ci est et restera encore
longtemps la scène est-allemande en cours de transformation qui suit partiellement les traces de l'ancienne littérature de la RDA. » (10)
Ces derniers exemples montrent que malgré toutes les différences culturelles
et mentales entre l'Est et l'Ouest, les divergences sur les valeurs ne sont plus
assez importantes pour expliquer à elles seules le profond fossé qui existe toujours. L'existence d'une identité spécifique est-allemande qui serait la conséquence des quarante années de division de l'Allemagne ne paraît plus convaincante aujourd'hui. (11) Eberhard Straub voit plutôt passer la véritable ligne de
démarcation dans l'Allemagne d'aujourd'hui entre le nord et le sud. (12) La distance négative adoptée par rapport aux Allemands de l'Ouest pour construire
une identité est-allemande positive, telle qu'elle paraît depuis caractériser une
grande partie de la population est-allemande, n'est pas due à d'inconciliables
divergences sur les valeurs. Les Allemands de l'Est sont entrés dans la réalité
de la République fédérale, la plupart du temps ils ont maîtrisé les transformations
nécessaires et sont ainsi parvenus à dominer la nouvelle normalité quotidienne.
Comme le montre le Rapport social 98, s'il existe une déception face à différentes conséquences de l'unité, comme par exemple le chômage, la construction sociale et l'accroissement de la criminalité, la grande majorité de la population n'a pas pour autant la nostalgie de l'ancienne RDA. (13)
(9) Siegfried Stadler : Von der Oder bis zur Saar. Das deutsche PEN-Zentrum holt die Wiedervereinigung nach
(De l'Oder à la Sarre. Le centre PEN allemand rattrape la réunification) in : FAZ du 2.11.1998.
(10) Wolfgang Emmerich : Kleine Literaturgeschichte der DDR (Petite histoire de la littérature en RDA), Leipzig,
Kiepenheuer, 1996, p. 525.
(11) Cf. Detlef Pollack/Gert Pickel : Die ostdeutsche Identität – Erbe des DDR-Sozialismus oder Produkt der
Wiedervereinigung ? Die Einstellung der Ostdeutschen zu sozialer Ungleichheit und Demokratie (L'identité estallemande – héritage du socialisme de la RDA ou produit de la réunification ? L'attitude des Allemands de l'Est
face à l'inégalité sociale et à la démocratie) in : APZ B 41-42/1998, p. 9-23.
(12) Eberhard Straub : Je tiefer hinab in die Ebenen. Nicht zwischen Ost und West sondern zwischen Nord und
Süd verläuft die deutsch-deutsche Scheidelinie (Toujours plus profond dans les plaines. La ligne de démarcation
entre les deux Allemagne ne passe pas entre l'Est et l'Ouest, mais entre le Nord et le Sud.) in : FAZ du 8.8.1998.
(13) Süddeutsche Zeitung, 4.9.1998.
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L'identité de l'Est est aujourd'hui au contraire le produit des différences économiques actuelles et du sentiment d'être des citoyens de seconde zone. Les
différences de niveaux de vie antérieurs à 1989 et les disparités persistantes
dans la répartition des ressources économiques ont ici des répercussions sur
les styles de vie. On peut constater dans les nouveaux Länder un style de vie
plutôt familial, dépourvu de prétentions et plus traditionnel, alors que les Allemands de l'Ouest sont davantage présents dans la vie publique et articulent
leurs centres d'intérêts de manière plus visible. Aujourd'hui, les problèmes de
l'unité intérieure résultent moins des modes de socialisation différents qui
eurent lieu pendant la division de l'Allemagne ; ils sont sont en premier lieu
l'expression des conditions de vie actuelles objectivement différentes à l'Est
et à l'Ouest. (14)
L'apparence d'identités différentes résulte en plus de la dépréciation des biographies est-allemandes de l'Est et les stigmatisations souvent entendues à
l'Ouest. Une certaine reconversion des Allemands de l'Est vers la RDA, parallèle à une dévalorisation des Allemands de l'Ouest, apparaît aussi comme une
forme d'affirmation de soi provoquée par le sentiment, qui existe chez beaucoup de gens, d'avoir été constamment blessés dans leur orgueil et dans leur
dignité personnelle au cours du processus d'unification intérieure. Ce sentiment de subir des préjudices n'a donc pas seulement un fondement économique, mais a l'expérience d'une sorte de sous-privilégiés d'action culturelle.
Ces deux phénomènes ont conduit après 1990 à la constitution d'une nouvelle
mentalité particulière est-allemande qui n'a qu'un rapport limité avec la vie
d'autrefois dans le socialisme réellement existant du SED. (15)
Dans la grande généralité des cas, le regard rétrospectif possible très souvent
porté ces dernières années sur la vie personnelle des leurs en RDA ne doit
pas être confondu avec une idéalisation de la RDA. C'est plutôt pour des raisons individuelles qu'on juge nécessaire de ne pas laisser les autres continuellement remettre en question son itinéraire personnel. Ce faisant, il ne faut pas
soupçonner cette attitude émotionnelle d'actions idéologiques, elle est bien
davantage une réaction au monopole d'interprétation des évolutions et des
parcours individuels dans l'ancienne RDA que s'est souvent arrogé l'Alle-
(14) Cf. Annette Spellerberg : Soziale Differenzierung durch Lebensstile. Eine empirische Untersuchung zur
Lebensqualität in West-und Ostdeutschland (Les différenciations sociales à travers les styles de vie. Une étude
empirique sur la qualité de la vie en Allemagne de l'Ouest et de l'Est). Berlin, Sigma, 1996. Du même auteur :
Lebensstil, soziale Schicht und Lebensqualität in West-und Ostdeutschland (Style de vie, classe sociale et qualité
de la vie en Allemagne de l'Ouest et de l'Est), in : APZ B 51/1997, p. 25-37.
(15) Cf. Dieter Walz/Wolfram Brunner : Das Sein bestimmt das Bewusstsein. Oder : warum sich die Ostdeutschen zwar als Bürger 2. Klasse fühlen (L'être détermine la conscience. Ou : pourquoi les Allemands de l'Est
se sentent-ils des citoyens de seconde classe) in : APZ B 51/1997, p. 13-19.
Des mêmes auteurs : Selbstidentifikation der Ostdeutschen 1990-1997 : Warum sich die Ostdeutschen zwar
als Bürger 2. Klasse fühlen, wir aber nicht auf die « innere Mauer » treffen (Auto-identification des Allemands
de l'Est de 1990 à 1997 : pourquoi si les Allemands de l'Est se sentent des citoyens de seconde zone ne nous
rencontrons-nous pas sur le « mur intérieur ») dans Heiner Meulemann (éditeur) : Werte und nationale Identität
im vereinten Deutschland : Erklärungsansätze der Umfrageforschung (Valeurs et identité nationale dans l'Allemagne réunifiée : tentatives d'explication des recherches sur les sondages), Opladen, Leske+Budrich, 1998.
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magne de l'Ouest. De même, le comportement souvent méprisant et arrogant
de l'Ouest à l'égard du renouveau des nouveaux Länder, alors qu'il leur avait
fallu oser se jeter dans l'eau froide en 1989-1990 et passer d'une société fermée à une société ouverte dans la concurrence permanente est une des
caractéristiques, constitua pour nombre de leurs citoyens une raison de se
livrer à des agressions en quelque sorte dépressives.
Les chemises de la FDJ, l'apparition de sosies d'Honecker à des soirées
d'« Ostalgie » ou la préférence donnée à des produits est-allemands, comme
par exemple le Sekt au capuchon rouge (Rotkäppchen) sont aussi avant tout
le reflet d'un chez-soi affectif qui veut se concrétiser à travers des notions et
des objets lourdement symboliques. Comme des mots de passe, ils permettent aux personnes individuelles d'évoquer beaucoup d'expériences et d'événements, et de laisser se former ainsi les images complexes de l'histoire de
leur vie personnelle. Les Allemands de l'Est sont d'autant plus conscients
d'avoir besoin de souvenirs depuis la réunification, parce que les aspects
insolites de la nouvelle République fédérale les ramènent constamment à leur
identité de l'Est. Il leur faut renoncer à de nombreuses images, à de nombreux
modèles de comportement, même inconscients, à de nombreuses habitudes
car elles ne paraissent plus au goût du jour, plus « politiquement correctes »
ou ne pas appartenir à la « culture commune » de la nouvelle République
fédérale. Des évidences de naguère n'ont plus cours et beaucoup d'habitants
n'ont commencé à comprendre que depuis peu de temps de quoi ils dépendaient, ce qu'ils ont perdu et ce qu'ils peuvent gagner. (16) A cette réorientation s'oppose cependant le désir de ne pas ressentir de coupure dans sa
vie personnelle. Il paraît par ailleurs humain de souhaiter que les temps d'autrefois restent identifiables dans ceux d'aujourd'hui. C'est pourquoi « le cerveau réclame une patrie » (17), écrit Christoph Dieckmann en analysant cette
évolution. En même temps, ces symboles du passé permettent la communication entre des gens ayant des parcours similaires. Cela crée un sentiment
de continuité profonde qui reste largement incompréhensible aux personnes
du dehors et les exclut souvent. Il ne s'agit pas là d'un rejet des valeurs et
orientations démocratiques et libérales ; c'est au contraire le signe d'une future culture pluraliste au sein d'une société qui devra être à même de tolérer
différentes sortes d'individualités.
■
(Traduction : Isabelle Hausser)
(16) Cf. Dietrich Mühlberg : Überlegungen zu einer Kulturgeschichte der DDR (Réflexions sur une histoire culturelle de la RDA) in : Hartmut Kaelble et autres (éditeur) Sozialgeschichte der DDR (Histoire sociale de la RDA)
Stuttgart, Klett-Cotta, 1994, p.62-94.
(17) Christoph Dieckmann : Das Hirn will Heimat in : Die Zeit du 44/25.10.1996.
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LA RÉUNIFICATION
DES DEUX ALLEMAGNES
DOSSIER
Quelles perspectives pour l’unité intérieure ?
SABINE VON OPPELN
L
a chute du Mur en novembre 1989 a surpris, non seulement les pays
étrangers, mais aussi les Allemands eux-mêmes. Aujourd'hui, on oublie
parfois qu'à partir de la construction du Mur en 1961 jusqu'à la fin des
années 80, les Allemands se sont habitués peu à peu à la situation spécifique
de leur pays. De nombreux Allemands étaient persuadés que la séparation ne
pourrait être que de longue durée, et beaucoup d'entre eux étaient prêts à s'accommoder de cette situation et à reconnaître l'existence des deux États allemands. Ceci explique en partie le fait qu'à l'époque la réunification des deux
Allemagnes ne s'est pas accompagnée d'une vague de nationalisme.
Mis à part l'intérêt politique pour le Gouvernement fédéral d'utiliser l'occasion
exceptionnelle de la réunification allemande, c'est moins le sentiment national
qui explique la vitesse avec laquelle a été prise la décision de la réunification
que le désir grandissant d'une majorité de la population de l'ex-RDA de bénéficier aussi vite que possible des mêmes conditions de vie que les Allemands
de l'Ouest. L'émigration vers l'Ouest fort importante de la population de la RDA
entre 1989 et 1991 (1) aggravait encore plus les problèmes économiques et
sociaux en RDA ainsi que la situation financière et sociale en RFA. Très vite,
il fut admis qu'il n'y avait pratiquement pas d'alternative à la réalisation rapide
de l'unification. En outre, le vote des Allemands de l'Est pour l'alliance conservatrice formée autour de la CDU lors des premières élections libres en RDA
en mars 1990 fut interprété comme un vote pour une réunification rapide et
un vote pour la monnaie de la RFA, le deutschmark. Le résultat de ces élections a considérablement affaibli la position de ceux qui, à l'époque, auraient
préféré un processus plus lent et qui s'opposaient à la voie d'une réunification
selon l'article 23 de la Loi fondamentale qui aboutissait pratiquement à l'élargissement de l'ancienne RFA au territoire de la RDA.
Aujourd'hui, près de dix ans après la chute du Mur et près de neuf années
après la réunification, on peut constater une assez grande déception des Allemands à l'égard des résultats et des conséquences de celle-ci. Tandis que la
grande majorité des Allemands déclaraient en 1996/97 rétrospectivement
qu'ils s'étaient réjouis de la réunification, seuls environ 59 % des Allemands
de l'Ouest et environ 62 % des Allemands de l'Est soutiendraient toujours en
(1) Cf. Sywottek, Arnold, Zwischenbilanz der inneren Einheit und ihre Perspektiven. Deutsche Studien, 33134/1997, p. 100. (Bilan intermédiaire de l'unité intérieure et ses perspectives, Études allemandes).
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1996/97 la réunification avec ses résultats connus. Seuls environ un tiers des
Allemands de l'Est et un quart des Allemands de l'Ouest disent aujourd'hui que
les avantages de la réunification sont prépondérants par rapport à leurs inconvénients. L'évaluation critique, notamment chez les Allemands de l'Ouest
dénonce les charges financières liées la réunification. Ainsi, presque 51 % des
Allemands de l'Ouest déclarent que les transferts financiers vers les nouveaux
Länder sont trop élevés tandis que 37 % des Allemands de l'Est sont persuadés que ces transferts ne sont pas suffisants. Un peu plus de la moitié de tous
les Allemands doutent que les transferts financiers soient utilisés convenablement. Si l'on compare la réflexion sur la situation personnelle des interrogés
avec celle sur la situation générale, on note encore plus de différences entre
les opinions des Allemands de l'Ouest et celles des Allemands de l'Est. Tandis
que les Allemands de l'Est donnent une évaluation plus positive de leur situation personnelle que de la situation générale, les Allemands de l'Ouest considèrent leur situation personnelle comme plus défavorable que la situation
générale. (2) Les résultats des élections du 27 septembre 1998 s'expliquent
en partie par cette déception et par le sentiment des Allemands que l'ancien
gouvernement n'était plus capable de trouver une réponse aux défis économiques et sociaux provenant du processus de la réunification.
Vu de l'extérieur, l'Allemagne est devenue un État-nation parmi d'autre – un
État qui a définitivement trouvé ses frontières, un État qui a retrouvé sa souveraineté et un État, qui, à l'intérieur, dispose d'une unité des structures politiques, administratives, économiques et sociales, et tout cela sur la base de
la démocratie et des règles d'une économie de marché. Pourquoi alors les
Allemands se plaignent-ils ? S'agit-il d'une attitude larmoyante typique des
Allemands ou s'agit-il d'une réaction compréhensible face à des problèmes
réels ? Qu'est-ce que cela signifie pour l'État et les perspectives de l'unité intérieure ? Pour trouver une réponse à ces questions, il est nécessaire de revoir
les réalisations et les conséquences de la réunification, d'abord sur le plan économique et social, et ensuite sur le plan politique et culturel.
Réalisations et perspectives de la réunification sur le plan
économique et social
Pour unifier une économie de marché et une économie planifiée qui avait été
beaucoup plus inefficiente qu'on ne l'a longtemps cru, il n'y avait ni expériences
historiques ni visions valables de la part des économistes. Ainsi, la fusion des
deux économies, commencée avec la décision de réaliser l'union économique
et monétaire, marqua le début d'une aventure, dont personne ne connaissait
les résultats. C'est l'intérêt politique d'une adaption rapide des conditions de
(2) Cf. Sondage réalisé par le Département de Kassel de l'École supérieure d'Administration en 1996 et 1997
auprès de 1.872 personnes au nord de la Hesse et en Thuringe, cit. d'après Frankfurter Allgemeine Zeitung du
23 juin 1998.
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vie des Allemands de l'Est à celles des Allemands de l'Ouest qui a dominé les
décisions économiques. Ainsi le chancelier Kohl déclarait en février 1990 que,
dans une situation politique et économique normale, le bon choix eût été celui
d'une stratégie du « pas à pas » pour l'adaptation et la réforme des structures
économiques et sociales suivie par l'union monétaire. Mais en dépit des critiques, notamment des économistes, il était nécessaire de se décider pour
l'union économique et monétaire immédiate parce qu'à l'époque, l'enjeu n'était
pas seulement celui de l'économie mais surtout celui de donner à la population
est-allemande un signe clair d'espoir et d'encouragement. (3) La formule des
« paysages fleurissants » est une autre expression de cette stratégie politique
dans le cadre de laquelle on a oublié d'annoncer les charges considérables
liées au processus de réunification et de transformation radicale des structures
économiques et sociales de l'ex-RDA.
Le transfert financier est estimé à 1.400 milliards DM jusqu'à la fin de 1997.
Le point culminant des transferts a été atteint en 1993/94, années au cours
desquelles ils représentaient plus de 7 % du produit intérieur brut de l'Allemagne de l'Ouest. A partir de 1995, on constate une stagnation des transferts
à un niveau inférieur à 6 % de ce produit. 70 % de ces transferts ont été utilisés
pour la consommation, dont 15 % étaient nécessaires pour la compensation
des déficits de la sécurité sociale. La part des dépenses d'investissements
n'était que de 20 % sans compter les crédits, les engagements de cautionnement et les avantages fiscaux. (4) Mais, en dépit de tous ces engagements,
les problèmes de l'unification des deux économies se sont révélés entre temps
nombreux. Tandis que le processus de rattrapage de l'économie de l'Est semblait aller assez vite pendant les premières années, on a constaté à partir du
milieu des années 90 une stagnation de la restructuration économique en exRDA. La croissance économique, qui atteignait 8 et 10 % en 1993 et 1994,
connut une stagnation. Pour la première fois en 1997, elle fut, avec 2 %, plus
faible que celle de l'Allemagne de l'Ouest où l'on enregistrait pour la même
année une croissance de 2,5 %. En outre, les pronostics prévoyaient que cette
tendance allait se renforcer dans les années à venir. (5)
Une des raisons des difficultés du démarrage de l'économie à l'Est réside dans
l'insuffisance des structures industrielles. Les investissements étaient orientés
vers l'exploitation des marchés locaux et régionaux. Les entreprises du bâtiment notamment ont profité temporairement des investissements. En
revanche, les secteurs de l'industrie orientés vers le marché mondial avaient
perdu de l'importance. D'autres problèmes résultent des disparités des struc-
(3) Cf. Helmut Kohl, Déclaration gouvernementale lors de la visite du chef du gouvernement Modrow à Bonn
le 15 février 1990, cit. d'après Heering, Walter, Acht Jahre deutsche Währungsunion. Ein Beitrag wider die
Legendenbildung im Vereinigungsprozeß, (Huit ans d'Union monétaire allemande. Une contribution contre les
légendes relatives au processus d'unification), Aus Politik und Zeitgeschichte, B24/1998, p. 24.
(4) Cf. Heilemann, Ullrich/Rappen, Hermann, Sieben Jahre deutsche Einheit : Rückblick und Perspektiven in
fiskalischer Sicht, (Sept années d'unité allemande : Regard en arrière et perspectives en matière fiscale), Aus
Politik und Zeitgeschichte, B40-41/1997, p. 38.
(5) Cf. ibid, p. 43.
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tures industrielles, du décalage entre la demande et le potentiel économique,
d'une productivité qui ne s'élevait qu'à 50 % du niveau de la productivité à
l'Ouest et finalement de l'effondrement des marchés des pays de l'Est. Ainsi,
les exportations de l'économie de l'ex-RDA ne représentaient qu'un quart des
exportations de l'ancienne RFA. Au-delà de ces faiblesses des structures
industrielles à l'Est, les problèmes de la consolidation des finances publiques
réduisaient encore la marge de manœuvre de l'État dans son engagement
pour la restructuration de l'économie à l'Est. Les pronostics en ce qui concerne
la durée nécessaire au rattrapage économique de l'Est oscillent entre 3 à 10
et 70 ans. A mesure que le date de la réunification s'éloigne, l'estimation du
temps nécessaire s'accroît. (6)
La transformation radicale en cours et le rattrapage économique de plus en
plus difficile en Allemagne de l'Est ont pour conséquence des problèmes
graves sur le plan social. En premier lieu, il faut attirer l'attention sur le niveau
du chômage. Le double défi de la mondialisation et de la réunification a fait
monter le taux de chômage en Allemagne dans son ensemble de 7,3 % en
1991 à 10,3 % en octobre 1998. Mais, tandis que le taux de chômage en Allemagne de l'Ouest n'augmentait que de 2,5 % entre 1991 et 1998, on compte
dans la même période à l'Est un accroissement de 6 %. En 1998 le taux de
chômage s'élève à l'Ouest à 8,8 % et à l'Est à 16,3 %. (7) En outre, le taux de
chômage effectif atteint à l'Est selon les spécialistes presque 30 %. Aux
chiffres officiels il faut en effet ajouter le chômage caché, les chômeurs qui ne
sont pas enregistrés et ceux qui sont intégrés dans les programmes spécifiques. (8) D'autres disparités importantes peuvent être constatées. Dans certaines régions, le taux de chômage atteint de 28 à 40 % et dans quelques
petites villes ou villages, on constate un taux de chômage de 100 %. (9) Enfin,
le chômage des jeunes et l'intégration professionnelle des jeunes est de plus
en plus difficile et constitue un défi supplémentaire non négligeable.
Le chômage d'un côté et la stratégie de l'adaption rapide des conditions de
vie à l'Est de l'autre ont pour conséquence des charges considérables pour
les systèmes de sécurité sociale. L'assurance-retraite et l'assurance-chômage
en particulier souffrent du poids de ces charges. Le déficit de l'assuranceretraite résulte en premier lieu du résultat négatif à l'Est depuis le début du processus de réunification et du recours à la pré-retraite pour diminuer le taux de
chômage. Tandis qu'en 1998 l'assurance-retraite compte à l'Ouest un solde
bénéficiaire d'environ 20 milliards DM, à l'Est le déficit atteint presque 18 milliards DM. Le fait que les taux de cotisation aient été augmentés de plus de
(6) Cf. Heilemann, Ullrich/Rappen,Hermann, Sieben Jahre deutsche Einheit : Rückblick und Perspektiven in fiskalischer Sicht (Sept ans d'unité allemande : Rétrospective et perspectives du point de vue fiscal), Aus Politik
und Zeitgeschichte. B 40-41/1997, p. 43.
(7) Tagesspiegel (Berlin), 7-10-1998.
(8) ABM (emplois sociaux subventionnés par les pouvoirs publics), retraites prématurées.
(9) Cf. Schmidt, Ute, Sieben Jahre nach der Einheit. Die ostdeutsche Parteienlandschaft im Vorfeld der Bundestagswahl (Sept ans après l'unité. Le paysage des partis en Allemagne de l'Est à la veille des élections fédérales de 1998), Aus Politik und Zeitgeschichte, B1-2/1998, p. 37.
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20 % et qu'en même temps une réduction du niveau des pensions ait été envisagée par le gouvernement sortant, met à jour les problèmes majeurs actuels
de l'assurance-retraite en Allemagne. L'assurance-chômage connaît une situation semblable. En 1991, des transferts d'un montant de 25 milliards DM
étaient nécessaires pour compenser le déficit à l'Est. En conséquence de ces
coûts supplémentaires, il y a eu une augmentation des cotisations de 2,5 %.
Dans les années suivantes, cette situation ne s'est pas vraiment modifiée.
L'augmentation considérable du coût du travail en Allemagne et la mise en
question du système traditionnel de sécurité sociale sont donc en premier lieu
les résultats des coûts du processus de la réunification.
Enfin, les inégalités sociales se sont aggravées dans l'Allemagne dans son
ensemble. La répartition inégale des charges financières de la réunification
(impôts et cotisations sociales) a eu pour résultat que les ménages à bas revenus souffrent plus que les ménages à revenus plus élevés. Ainsi, dans la période de 1992 à 1994, les charges pour les bas revenus ont augmenté de 3,2 %
tandis que celles des revenus plus élevés n'ont augmenté que de 1,3 %. Dans
la période de 1990 à 1996, un salarié non-marié à revenu moyen a perdu 6 %
de son revenu dans les charges sociales et les impôts. Ces faits contribuent
à expliquer l'attitude critique, notamment des Allemands de l'Ouest vis-à-vis
de la réunification. Dans le cadre de la prospérité relative de l'économie de l'ancienne RFA, on n'a pas eu l'expérience d'une baisse des revenus, pendant des
décennies le niveau des inégalités de revenus est resté constant. En
revanche, en Allemagne de l'Est, les inégalités de revenus sont moindres
qu'en ex-RFA, bien qu'une aggravation des inégalités sociales y soit également constatée. En ce qui concerne les inégalités entre l'Est et l'Ouest, le processus d'adaption prend plus de temps que ce qui était prévu, bien que les
Allemands de l'Est profitent en grande partie d'une amélioration de leurs revenus. Ceci explique le fait déjà mentionné que les Allemands de l'Est considèrent leur situation personnelle plus positive que les Allemands de l'Ouest la
leur. En 1998, les revenus des ménages en ex-RDA ont atteint 80 % des revenus des ménages à l'Ouest. Mais une grande différence existent toujours entre
les patrimoines à l'Ouest et à l'Est. Tandis que les Allemands de l'Ouest ont
rassemblé jusqu'en 1993 un patrimoine d'une valeur moyenne de 244.000 DM,
le patrimoine rassemblé par les Allemands de l'Est en 1993 ne dépassait pas
la valeur moyenne de 74.000 DM. (10) Ce n'est pas seulement le taux de chômage, mais au-delà le patrimoine plus modeste des ménages qui explique que
les Allemands de l'Est dépendent davantage subjectivement mais aussi objectivement des transferts étatiques de sécurité sociale.
D'une manière générale, l'unification s'avère beaucoup plus longue et beaucoup
plus chère sur le plan économique et social que ce que prévoyaient les estimations, et exige des changements non seulement pour les Allemands de l'Est,
mais aussi pour ceux de l'Ouest. D'une part, les défis de la mondialisation ren-
(10) Cf. Gensicke, Thomas, Deutschland am Ausgang der neunziger Jahre. Lebensgefühl und Werte (L'Allemagne à la sortie des années 90. Sentiment de la vie et valeurs), Deutschland Archiv, 1/1998, p. 19.
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dent encore plus difficiles la restructuration et, d'autre part, les suites et les
charges financières de la restructuration à l'Est ont affaibli le système économique
et social de l'Allemagne dans son ensemble. Les capacités du modèle économique et social allemand, du soi-disant « modèle allemand », à résister aux défis
de la mondialisation s'avèrent réduites. Des problèmes spécifiques résultent sûrement de la transformation radicale à l'Est et de l'intérêt politique d'une adaption
rapide des conditions de vie des Allemands de l'Est à celles de l'Ouest. Mais existait-il vraiment une alternative, si l'on considère qu'il s'agissait de réconcilier un
peuple divisé ? C'est en cela que consiste l'enjeu spécifique de la transformation
en Allemagne de l'Est par rapport à la transformation des autres pays de l'Est.
Dans la perspective de l'élargissement de l'UE, il serait utile de revoir les problèmes spécifiques, notamment les charges financières de la réunification allemande. A l'égard des perspectives d'une réussite de l'unité intérieure en Allemagne, les problèmes les plus graves résident dans l'aggravation des inégalités
sociales et, au-delà, dans le manque d'un sentiment de solidarité entre les Allemands des deux parties du pays. Ce constat soulève les questions qui concernent
l'intégration des structures politiques, des attitudes et des comportements.
L'unification sur le plan politique et culturel
En ce qui concerne les structures politiques, à l'exception du PDS – le parti successeur de l'ancien SED – le système de partis de l'Ouest a très vite été élargi
vers l'Est. Dans le cadre de ce transfert, les chrétiens-démocrates et les libéraux
ont pu, au moins en partie, s'appuyer sur les structures de leurs pendants qui
existaient déjà en ex-RDA comme Blockparteien, c'est-à-dire comme des partis
subordonnés à l'autorité de l'ancien parti communiste. En revanche, les sociauxdémocrates et les Verts ont été obligés de fonder à nouveau leurs partis à l'Est.
Ainsi s'explique, pour une bonne part, la faiblesse dont souffraient les sociauxdémocrates, au moins au début, et dont souffre toujours l'alliance des Verts de
l'ancienne RFA et du Bündnis 90 (Alliance 90) – le parti des Verts à l'Est – fondé
notamment par des membres du mouvement des citoyens de l'ex-RDA.
Le transfert rapide du système de partis de l'Ouest ne signifie pas qu'ils aient
pu constituer dès le début des structures et traditions comparables. Les partis
en ex-RDA ont un caractère très différent de celui des partis de l'Ouest, notamment en ce qui concerne les très fréquents changements de personnes – au
moins pendant les deux premières législatures (1990,1994,1998) – en ce qui
concerne les stratégies et le caractère des élites, la répartition interne des courants, et, enfin, le nombre des membres, qui en général est encore plus faible
qu'à l'Ouest. Le transfert du système des partis n'était que le début du processus d'intégration des structures politiques. (11) En outre, il existe toujours le
problème d'une certaine subordination des partis de l'Est à ceux de l'Ouest,
ce qui se traduit notamment dans leur représentation sur le plan fédéral et
(11) Cf. Schmidt, Ute, op.cit. p. 38.
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dans les prises de décision. En revanche, les rapports entre les partis sont très
différents de ce qui existe à l'Ouest et rendent de plus en plus difficile la définition de stratégies politiques dans les Länder de l'Est par les leader politiques
de l'Ouest. L'exemple le plus discuté de ces difficultés est depuis quelque
temps le soi-disant « modèle de Magdeburg », où le gouvernement minoritaire
des sociaux-démocrates en Saxe-Anhalt est soutenu par le PDS néo-communiste. Au début et en pleine campagne électorale, ce modèle était très critiqué
par Gerhard Schröder et le parti social-démocrate de l'Ouest. Mais, finalement,
après la victoire de Gerhard Schröder et après les élections en MecklembourgPoméranie, qui ont eu lieu le même jour et qui ont produit dans ce Land des
rapports de forces comparables à ceux de Saxe-Anhalt, les sociaux-démocrates de l'Ouest y ont accepté pour la première fois la constitution d'une coalition gouvernementale entre les sociaux-démocrates et le PDS.
Parallèlement, en toile de fond de ces discussions, s'ajoute le fait qu'il existe en
ex-RDA un système à trois partis qui est très différent des rapports de forces à
l'Ouest où il y a la domination et maintenant l'alternance entre les deux grands
partis des sociaux-démocrates et des chrétiens-démocrates, et à côté d'eux, les
partis des Verts et des libéraux qui mènent une dure bataille pour maintenir des
positions de troisième force politique. En revanche, à l'Est où se trouvait finalement la clef pour le changement du 27 septembre 1998, le PDS a réussi à
gagner une position forte et de plus en plus incontestable de troisième force politique tandis que les partis de l'alliance Les Verts / Bündnis 90 et aussi les libéraux
n'existent pratiquement plus. La position forte du PDS qui place les grands partis
dans un piège stratégique ne s'explique pas uniquement par le vote de protestation et par le vote des anciens communistes. Il s'agit beaucoup plus d'un parti
qui a réussi à se présenter comme une force politique qui défend les intérêts et
l'identité d'une partie importante de la population de l'ex-RDA. Les résultats des
dernières législatives ont indiqué qu'il serait possible de normaliser les rapports
du SPD avec le PDS et qu'il y a, à l'Est, au moins théoriquement, une majorité
de gauche, qui pourrait contribuer à un ancrage des idées de la Gauche en Allemagne. L'identité spécifique des Allemands de l'Est qu'on a essayé de nier au
début du processus de réunification, s'affirme de plus en plus comme un facteur
important de l'unité allemande. Les sociologues et les politologues se demandent quelles sont les spécifités de cette identité et quelles en seront les conséquences pour l'unité intérieure. S'agit-il de « l'ostalgie », terme souvent utilisé
dans la discussion publique, exprimant une réaction à la frustration et à la déception déclenchées par le processus de l'unification ou s'agit-il plutôt d'une identité
différente qui pourrait être le talon d'Achille de l'unité nationale ?
Il est frappant qu'entre 1990 et 1997 l'adhésion des Allemands de l'Est à la
démocratie de la République fédérale et à l'économie de marché a diminué. (12)
(12) Cf. Pollack, Detlef, Das Bedürfnis nach sozialer Anerkennung. Der Wandel der Akzeptanz der Demokratie
und Marktwirtschaft in Ostdeutschland, (Le Besoin de reconnaissance sociale. Le changement de l'acceptation
de la démocratie et de l'économie de marché en Allemagne de l'Est), Aus Politik und Zeitgeschichte, B13/1997,
p. 3-14.
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En 1997, seulement un tiers des Allemands de l'Est avaient une bonne opinion du système économique de la République fédérale. A l'égard de la
démocratie, la grande majorité de tous les Allemands déclare qu'elle est la
meilleure forme de gouvernement. Mais le pourcentage de ceux qui se déclarent contents du fonctionnement du système démocratique est toujours plus
bas à l'Est qu'à l'Ouest, et a diminué à l'Est de presque 60 % en 1990 à environ 40 % en 1996. (13)
En outre, des différences importantes sont à noter en ce qui concerne l'attitude
vis-à-vis de l'État et à l'égard des valeurs fondamentales de l'égalité et de la
justice. Les Allemands de l'Est attendent beaucoup plus de l'État-providence
et sont beaucoup plus insatisfaits de l'engagement de l'État que les Allemands
de l'Ouest. En ce qui concerne la justice, notamment la justice sociale, plus
de la moitié des Allemands de l'Est déclarent que le système de la RFA ne correspond pas à leur esprit de justice et au principe de l'égalité. 75 % des Allemands de l'Est sont persuadés que l'ex RDA était une tentative échouée de
réaliser une société plus juste tandis que seulement 18 % approuvent l'opinion
selon laquelle l'ex RDA était un État de non-droit. (14)
Tous ces chiffres indiquent une attitude critique des Allemands de l'Est vis-àvis du système économique, social et politique de la RFA. Les explications de
ce fait et les pronostics qui en résultent à l'égard de l'unité intérieure sont multiples. D'un côté, se trouvent ceux qui expliquent l'attitude critique des Allemands de l'Est plutôt par « l'ostalgie », c'est-à-dire par la déception face aux
résultats de la réunification. Ces analyses se réfèrent aux résultats des sondages qui montrent que le consentement des Allemands de l'Est au système
de la RFA était plus fort au début du processus de la réunification qu'aujourd'hui. En outre, elles insistent sur le fait que le sentiment des Allemands de
l'Est d'être des « citoyens de deuxième classe » continue à se renforcer. En
guise d'explication, ces analyses se réfèrent soit à la persistance des désavantages sur le plan économique et social (15), soit à la dévalorisation de l'estime de soi du fait du manque de connaissances approfondies des structures
et des institutions de la République fédérale, et notamment à cause de la communication toujours problématique entre les Allemands des deux côtés, rendue telle par une réelle ou prétendue arrogance des Allemands de l'Ouest. (16)
Par ailleurs, certaines études insistent sur des divergences fondamentales
entre les attitudes des Allemands des deux côtés en se reférant en premier
lieu aux socialisations différentes en ex-RDA et en RFA. Parmi ces recherches,
(13) Fuchs, Dieter/Roller, Edeltraud/Weßels, Bernhard, Die Akzeptanz der Demokratie des vereinigten Deutschland. Oder : Wann ist ein Unterschied (L'acceptation de la démocratie dans l'Allemagne unifiée. Ou : Quand
une différence est-elle une différence ?), Aus Politik und Zeitgeschichte, B51/1997, p. 4/5.
(14) Cf. Pfeifer, Wolfgang, Wann wächst zusammen, was zusammengehört ? Deutschland auf dem Weg zur
inneren Einheit (Quand se joint ce qui doit être uni ? L'Allemagne sur le chemin de l'unité européenne), Deutschland Archiv, 2/1998, p. 279/280.
(15) Cf. Walz, Dieter/Brunner, Wolfram, Das Sein bestimmt das Bewußtsein. Oder : Warum sich die Ostdeutschen als Bürger 2. Klasse fühlen (L'être commande la conscience. Ou : pourquoi les Allemands de l'Est se
sentent citoyens de 2e classe), Aus Politik und Zeitgeschichte, B13/1997.
(16) Cf. Aus Politik und Zeitgeschichte, B 13/1997.
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certaines prétendent qu'à la suite de l'expérience successive de deux régimes
autoritaires, la conscience démocratique n'est pas encore suffisamment enracinée à l'Est et qu'il faudrait encore plus de temps pour que les habitants de
l'ex-RDA se familiarisent avec le système démocratique de la RFA. (17)
D'autres soulignent la conception tout à fait différente de l'État et de la démocratie des Allemands de l'Est en disant qu'à la suite des expériences faites sous
l'État paternaliste de l'ex-RDA et des expériences vécues en ex-RDA, la population des nouveaux Länder préfère un État plus interventionniste, et accordent
la priorité à la justice sociale et à l'égalité, tout en privilégiant une démocratie
plus directe que représentative. Quant au problème de l'unité intérieure, les
auteurs de ces études n'acceptent pas les cocneptions prévoyant une adaptation des habitants de l'Est pendant une période de transition plus où moins
longue. Ils insistent à l'inverse sur la nécessité de trouver un compromis entre
des conceptions différentes de la démocratie, des formes de gouvernement et
des systèmes économiques et sociaux. Selon eux, le modèle de l'ancienne RFA
ne peut pas être le seul modèle possible d'un État allemand. (18)
En conclusion de ces réflexions, il s'avère qu'au moins jusqu'à ce jour il existe
deux cultures politiques dans un même pays. En outre, la société et les comportements à l'Est ne sont pas homogènes. D'une part, on peut certes constater avec des sociologues comme M.Rainer Lepsius et Claus Offe ou avec le
leader des sociaux-démocrates est-allemands, devenu président du Parlement fédéral, Wolfgang Thierse que les attitudes et les comportements démocratiques ne sont pas encore tout à fait enracinés à l'Est. D'autre part, il faut
insister sur le fait que les Allemands de l'Est ont une autre vision de l'État et
de la démocratie que les Allemands de l'Ouest, différence qui s'explique par
une autre socialisation dont les effets perdurent. Cette identité spécifique des
Allemands de l'Est n'est pas nécessairement moins démocratique que celle
de l'Ouest, mais elle est de toute façon différente.
Toutes ces différences avaient été occultées au début de la réunification. La
révolution intervenue en ex-RDA n'était pas motivée en premier lieu par des
espérances démocratiques mais plutôt par des aspirations matérielles. La
minorité réellement démocratique, représentée par le Mouvement des
Citoyens s'est très vite retrouvée à l'arrière-plan. L'acceptation relativement
large du système économique et démocratique de la RFA au début de la réunification s'explique d'abord par les aspirations à de meilleures conditions de vie.
Mais à l'époque, les tenants et les aboutissants de l'entrée dans la RFA
n'étaient ni connus ni prévisibles. C'est avec le temps, avec l'apparition de multiples déceptions au cours du processus de réunification et avec une connaissance plus approfondie du fonctionnement du systéme économique, social et
démocratique de la République fédérale, que l'identité spécifique des Alle-
(17) Cf. Lepsius, M. Rainer, Das Legat zweier Diktaturen für die demokratische Kultur im vereinigten Deutschland (L'héritage de deux dictatures pour la culture démocratique dans l'Allemagne unifiée), in Everhard Holtmann/Heinz Sahner (éd.), Aufhebung der Bipolarität, Veränderungen im Osten. Rückwirkungen im Westen (Suppression de la bipolarité. Changements à l'Est. Effets à l'Ouest), Opladen, 1995, p. 25-39.
(18) Cf. Fuchs, Dieter/Roller, Edeltraud/Weßels, Bernhard, Aus Politik und Zeitgeschichte, B51/1997, p. 3-12.
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mands de l'Est a regagné en importance, même si entre 1993 et 1995 les sentiments d'appartenance à la RFA d'une part, et d'appartenance au groupe spécifique des Allemands de l'Est d'autre part, sont restés relativement stables.
En 1995, le pourcentage des Allemands de l'Est exprimant un sentiment relatif
ou fort d'appartenance à la RFA atteignait presque 59 % contre presque 81 %
à l'Ouest. (19) Au-delà, le sentiment d'appartenance au groupe spécifique des
Allemands de l'Est est plus fort que le sentiment d'appartenance au groupe
spécifique des Allemands de l'Ouest dans l'ancienne RFA. Tandis que les Allemands de l'Ouest considèrent leur sentiment d'appartenance à ce groupe spécifique comme une partie intégrante de leur identification avec la RFA dans
son ensemble, pour les Allemands de l'Est, le sentiment d'appartenance au
groupe spécifique de l'Est se trouve en opposition avec l'identification à la RFA
dans son ensemble. « L'ostalgie », dont on parle de plus en plus neuf ans
après la chute du Mur n'est donc pas seulement une expression de la déception. Elle indique également une sorte de rennaissance de l'identité spécifique
et l'existence d'une culture politique différente de celle de l'Allemagne de
l'Ouest, ce qui présente une donnée majeure pour la réalisation progressive
de l'unité intérieure.
Encore de nombreux problèmes
Pour conclure, l'on contastera que des problèmes considérables se posent
encore dans le cadre de l'unification allemande et d'abord sur le plan économique et social. De même, l'accent peut être mis sur les fautes commises par
les responsables politiques, notamment en ce qui concerne la promesse d'une
adaptation rapide de l'économie et des conditions de vie à l'Est et la promesse
que ce processus ne coûterait « pas trop cher » aux Allemands de l'Ouest. En
outre, le reproche formulé par certains économistes, selon lesquels l'union
économique et monétaire aurait été réalisée trop tôt et que les transferts financiers n'auraient pas été utilisés de manière efficiente dans le sens d'un renforcement des structures industrielles à l'Est doit être mentionné, mais, en énumérant ces problèmes, le fait doit être souligné que la réunification fut une
aventure dont la réalisation s'est avérée d'autant plus difficile qu'il y a eu parallèlement le défi de la mondialisation. Pourtant, les conditions de vie à l'Est se
sont dans l'ensemble améliorées, les villages et les villes en ex-RDA sont en
train de changer leur image et l'Allemagne dans son ensemble se range toujours parmi les pays les plus riches du monde, dans lesquels la pauvreté est
la plus faible. Avant tout, il faut souligner que les Allemands de l'Est ont retrouvé la liberté et que l'Allemagne dans son ensemble pour la première fois de
son histoire a réussi à réaliser son unité dans la démocratie. Ainsi, l'attitude
(19) Cf. Blank Thomas, Wer sind die Deutschen ? Nationalismus, Patriotismus, Identität - Ergebnisse einer empirischen Längsschnittstudie (Qui sont les Allemands ? Nationalisme, patriotisme, identité. Résultats d'une étude
empirique longitudinale), Aus Politik und Zeitgeschichte, B13/1997, p. 41.
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critique à l'égard de la réunification, notamment la vive critique manifestée par
certains Allemands de l'Ouest, exprime une certaine tendance à la larmoyance.
Elle indique que les Allemands, notamment ceux de l'Ouest, ne sont pas faits
pour les aventures. Ils aiment plutôt la sécurité et la continuité. Les jugements
sur l'unification sont donc en premier lieu déterminés par une attitude plutôt
matérialiste. En revanche, ce qui fait cruellement défaut – en dépit (ou à cause
même) d'un certain renforcement déplorable de la pensée nationaliste – c'est
un sentiment et un comportement de solidarité nationale.
A l'égard des perspectives de l'unité intérieure, l'enjeu le plus important n'est
pas l'adaptation des structures économiques et des conditions de vie, mais en
premier lieu la solidarité entre les Allemands de l'Est et de l'Ouest en dépit de
l'existence de cultures politiques et d'identités si différentes. Ce n'est pas uniquement le facteur temps qui sera primordial pour la réussite de l'unité intérieure. Les Allemands de l'Ouest doivent comprendre que la réunification n'exige pas seulement un changement à l'Est mais aussi celui de l'Ouest. Cela ne
concerne pas seulement le côté financier du processus de l'unification, mais
il sera nécessaire de prendre plus au sérieux les attitudes et les comportements spécifiques des Allemands de l'Est. Une discussion ouverte sur le fonctionnement réel des institutons politiques et des systèmes économiques et
sociaux ne doit pas mettre en cause les fondements démocratiques de notre
pays mais pourrait aboutir à quelques corrections nécessaires. Ainsi l'on ne
peut que souligner le propos du président de la République fédérale, Roman
Herzog qui, lors de la fête nationale du 3 octobre 1998, a souligné que des
attitudes et des comportements différents ne devraient pas être une barrière
à la réussite de l'unité des Allemands. En insistant sur le fait qu'une société
ouverte devrait être capable de supporter des divergences et en ajoutant qu'en
Europe comme en Allemagne, la force et la chance résultent de la diversité
dans l'unité il a demandé un renforcement de la communication entre les Allemands. Au-delà de l'attachement général aux valeurs de la démocratie, dont
les dernières élections législatives ont donné une preuve certaine, l'intégration
des deux sociétés allemandes, comme celle des sociétés européennes, sera
finalement une question de communication interculturelle et conflictuelle aussi
bien sur le plan national que sur le plan transnational.
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DOCUMENTS
DIX ANS APRÈS
DOSSIER
Quelle identité pour les Länder de l’Est
de l’Allemagne ?
INGO KOLBOOM
P
resqu'une décennie après la chute du Mur et la première fête de l'unification sous la Porte de Brandebourg à Berlin, que reste-t-il de l'ancienne euphorie face au renouveau et à l'unité retrouvée, que l'on célébra à Leipzig en s'écriant : « Wir sind ein Volk », « nous sommes un peuple » ?
Que reste-il du rêve de ces horizons pleins de promesses ? Ce qui en reste
fut en quelque sorte illustré par les résultats des dernières élections : les lendemains qui déchantent à l'Est ont largement contribué à la chute du gouvernement Kohl et à l'arrivée au pouvoir de ces forces politiques qui – quelle ironie
de l'Histoire – avaient manifesté en 1989 et 1990 la plus grande réticence
envers l'unification allemande.
Dès 1993, pour le troisième anniversaire de l'adhésion de l'ex-RDA à la RFA,
la Frankfurter Allgemeine Zeitung titrait à la une la phrase suivante : « Ce qui
reste, c'est un quotidien encombrant ». C'était seulement quelques mois après
que Günter Grass, critique de la réunification dont les paroles portent des deux
côtés du Rhin, eut écrit dans son poème politique Pays de novembre : 13 sonnets les vers suivants :
Divorcés sont le pays et les gens
Comme homme et femme après un bref mariage.
Pauvre était la moisson, riche le butin.
Ah ! La Treuhand nous a plumés.
Celui qui décapite les tournesols sur un simple soupçon
Manquera de témoins, il sera pris par la meute.
Les fausses identités
Aujourd'hui, le quotidien de ce pays est devenu encore plus encombrant : un
salarié sur trois de plus de cinquante ans est au chômage ou en préretraite ;
c'est-à-dire qu'à l'Est, toute une génération potentiellement active est mise
hors circuit. Des régions entières comptent jusqu'à 30 % de chômeurs. L'an
dernier, dans des sondages, seule une personne sur deux se déclarait satisfaite de son sort ; un quart de la population avait le sentiment croissant d'être
du « mauvais côté de la vie » ; 73 % des chômeurs se déclaraient déprimés
et amers ; les plus heureux ont entre 18 et 29 ans.
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D'un autre côté, une reconstruction massive et un gigantesque transfert technique, financier et industriel de l'Ouest vers l'Est, uniques dans l'histoire européenne, ont transformé les paysages urbains de l'Est de l'Allemagne. Des
centres-villes historiques, tels ceux de Dresde, Leipzig, Erfurt, Görlitz, Schwerin et autres, renaissent aujourd'hui à une vie nouvelle. Ainsi la ville de Görlitz,
véritable perle de l'âge baroque, eût-elle été sauvée à la dernière minute de
la ruine, ce qui vaut également pour Erfurt, Leipzig ou Wismar, pour ne donner
que quelques exemples. Mais parlons également des fausses reconstructions !? Sont-elles vraiment nécessaires, ces innombrables tours de bureaux
post-modernes et autres constructions flambant neuves qui ne trouvent pas
de locataires, et ne se justifient que par les déductions fiscales auxquelles ont
droit ceux qui investissent à l'Est ? Faut-il vraiment démolir les jardins d'école
et les transformer en chantiers de futurs bâtiments destinés aux célibataires
et aux couples sans enfants ? Faut-il vraiment tisser ce réseau de communication high-tech sophistiqué, avec ou sans fil, à l'heure où les gens perdent
le sens et le loisir de se parler ? Faut-il vraiment construire à l'extérieur des
villes des centres commerciaux géants qui n'ont rien à envier à leurs homologues américains, pour laisser s'éteindre ou même empêcher de naître les
petits magasins, indispensables à des quartiers et à des centre-villes vivants,
et tuer dans l'œuf une classe moyenne émergeant difficilement, et dont la
société est-allemande a tant besoin ?
Un bouleversement de la vie quotidienne
Depuis 1990, l'évolution de la société est-allemande est donc porteuse de
grands paradoxes. D'un côté, on a rapidement aboli d'anciennes réalités et
irréalités spécifiques de la RDA communiste. D'innombrables domaines de la
société se sont convertis en un temps record aux standings matériels et immatériels ouest-allemands ; tout a été importé de l'Ouest ou adapté aux normes
de l'Ouest, et ce parfois d'un jour à l'autre : les systèmes économique, social
et politique dans leur ensemble, y compris les partis, tous les niveaux de l'administration, l'enseignement – de l'école primaire à l'Université, y compris l'enseignement religieux – les caisses-maladies, les assurances en tout genre, les
impôts d'Église qui n'existaient pas dans la « laïque » RDA, la consommation,
les loyers, etc., et même les feux tricolores. Du berceau à la tombe, la vie de
chacun fut politiquement, socialement et administrativement « occidentalisée »
On a changé les lignes de bus, les noms des rues et des places, les conditions
de travail, les manuels scolaires.... Bref, la vie quotidienne de chacun, quel que
soit son âge et sa profession, a été modifiée du tout au tout en un temps
record. Ce fut un bouleversement dont l'ampleur sociale et psychologique est
demeurée et demeure gravement sous-estimée, surtout en Allemagne de
l'Ouest. On est allé jusqu'à légiférer sur la restitution d'anciennes propriétés
privées, ce que même la Restauration monarchiste française de 1815 n'avait
osé entreprendre. Ou pensons au retour de l'Alsace dans le giron de la République française : Cette dernière respecta alors certaines dispositions de
l‘ancien ordre ecclésiastique et social du pays réintégré.
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Éviter le passéisme
Sous cet aspect-là, le pays légal que fut la RDA n'existe plus et ne réapparaîtra
pas. Par conséquent, le terme « ex-RDA » ou « ancienne RDA », souvent
employé pour désigner et identifier cette partie orientale de l'Allemagne, pose
certains problèmes. Il met l'accent sur une vision passéiste des choses et ne
correspond plus qu'en partie à la réalité de ces contrées orientales. Tant de
choses nouvelles sont apparues, visibles même pour celui qui ne veut pas voir,
que ces mots, ne se référant qu'au passé, ne signifient plus grand-chose. Que
peut faire une étudiante de Dresde âgée de vingt ans, qui en avait donc quatorze au moment du « tournant » et qui, en 1998, revient tout juste d'un séjour
d'études à Madrid, financé par un bourse européenne telle Erasmus ou
Socrates ? Que peut-elle faire de l'étiquette d'« ancienne citoyenne de la
RDA » ? Sans parler de ceux qui aujourd'hui, viennent d‘entrer pour la première fois à l'école. Au risque de vous choquer, je pose la question en d'autres
termes. Aurait-on eu le droit, à peine dix ans après l'écroulement du Troisème
Reich, de nommer la RFA, donc l'Allemagne de l'Ouest, « ex-Troisième
Reich » ? Ou pour désigner le sud de la France, dix ans après la Libération,
de parler de l'« Ex-France de Vichy ». Bien sûr que non.
Pourtant, comme le dit le philosphope Alain, la vérité est dans la nuance. Le
terme « ex-RDA » demeure une expérience collective pour le moins étrange,
en ce qu'elle continue à forger une identité et un lien social singuliers, à travers
différentes expériences, différents souvenirs et faits donnés.
Prenons l'architecture urbaine tels les Plattenbauten en béton type RDA, genre
HLM, qui marquent les banlieues des villes d'une tout autre manière que les
banlieues de l'Ouest. Prenons les villages, les paysages et les allées encore
à l'abri d'une rationalisation moderniste, et qui se démarquent agréablement
des campagnes rationalisées et urbanisées d'Allemagne de l'Ouest.
Prenons l'absence de religion ou plutôt la majoritaire non-appartenance des
populations est-allemandes à l'une des grandes Églises chrétiennes, héritage
direct de la politique de déconfessionnalisation de la RDA. Oui, les nouveaux
Länder sont des pays majoritairement non-chrétiens, en tout cas d'esprit
laïque. La Jugendweihe (« Consécration de la Jeunesse »), cette anciennce
célébration officielle d'initiation des jeunes à la société dite socialiste, quasi
obligatoire du temps de la RDA, existe toujours, mais elle est aujourd'hui
accompagnée d‘un rite purement laïque, dont la participation est purement
volontaire. Celui-ci remplace la confirmation des protestants ou la première
communion des catholiques, et est maladroitement interprété aujourd'hui par
les Allemands de l'Ouest comme rite communiste. Loin de là, ce rite s'est tout
simplement installé à la place du vide laissé par l'absence d'Églises officielles,
motivé par le besoin qu'ont les jeunes et les familles d'un rite d'initiation, surtout
lorsque celui-ci s'accompagne d'un flot de cadeaux. Et il témoigne de ce sens
de la laïcité, pour lequel il est, par exemple, incompréhensible que l'Etat ait le
droit de prélever des « impôts » au bénéfice des Églises (Kirchensteuern).
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Prenons les institutions sociales comme la Volkssolidarität (« solidarité populaire »), organisme de charité sociale auquel les organismes ouest-allemands,
tels la Caritas ou la Arbeiterwohlfahrt (« bien-être ouvrier »), n'ont pas pu retirer
la place centrale parmi les œuvres sociales. Ou encore le cas du Schulhort
(« abri scolaire »), cette institution inexistante à l'Ouest qui, pour les jeunes
écoliers, est à la fois une cantine le midi et une garderie l'après-midi.
Prenons les valeurs. Tous les sondages des dernières années nous ont confirmé que l'Allemagne de l'Ouest et l'Allemagne de l'Est ne se réfèrent pas toujours aux mêmes valeurs politiques et idéologiques. L'Est ne partage pas avec
l'Ouest le catalogue classique de valeurs de ce dernier, axé sur des notions
telles celles de liberté ou d'État de droit. Chez nous, à l'Est, les gens donnent
la priorité à des valeurs et à des buts tels ceux de justice sociale (soziale
Gerechtigkeit), d'égalité (Gleichheit) ou de solidarité (Solidarität). Ces mots ont
certes une valeur en soi, mais ils furent aussi des points d'ancrage dans l'arsenal idéologique et constitutionnel de la RDA.
Une autre langue, un autre itinéraire
Ou prenons la langue. Eh oui, la langue ! Nous avons affaire à toute une
gamme d'expressions employées dans les domaines officiel et privé en RDA,
qui ont survécu à la chute du régime et qui restent monnaie courante dans
notre langage et dans nos blagues. Aux oreilles ouest-allemandes, elles prennent une résonnance exotique ou même incompréhensible. « Havarie » pour
panne technique, « Dispacher » pour coodinateur-contrôleur,
« Theateranrecht » pour abonnement au théâtre, « Objektleitung » pour comité
de direction, « Goldbroiler » pour poulet rôti, « Winkelemente » pour les petits
drapeaux que l'on agite, par exemple pour les défilés du 1er mai. Ou encore
« Jahresendfiguren mit Flügeln » pour désigner les anges de Noël en bois.
Saviez-vous que, dans la ville de Halle, il existe un centre linguistique qui s'est
spécialisé dans les idiomes de l'ex-RDA ? Il sert même d'interprétariat en cas
d'urgence. Pour le mot « Trabbi » on n'en a certes pas besoin ; ce nom de voiture renvoie à toute une légende de l'ancienne RDA, mais aussi à celle de la
« Wende ». Il y a aussi de nouveaux termes, liés à l'existence de la RDA et
créés après son implosion : par exemple la « Gauck-Behörde » (Administration
Gauck – du nom de son directeur), ce centre de documentation spécialisé
dans la gestion des dossiers de la Stasi, ou la « Treuhand », grand organisme
de restribution des propriétés et des entreprises d'Etat de la RDA.
Le travail de deuil
Prenons enfin la mémoire. Il y a toujours, et il y aura encore longtemps, une
« mémoire RDA », incarnée dans la mémoire de plusieurs générations. Et
cela ne concerne pas seulement la RDA telle qu'elle continue à exister dans
la mémoire de ses anciens sujets et dignitaires, ses anciens partisans et ses
anciennes victimes. Cela concerne toute l'histoire allemande, surtout celle
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de ce siècle sanglant : cet État qui se vantait d‘être le « premier État allemand ouvrier et paysan », ou « premier État allemand socialiste », ne s‘est
jamais déclaré responsable de la « Shoah ». En résultait un « anti-fascisme » officiel qui fut le paravent idéologique commode du totalitarisme rouge
et qui protégeait en quelque sorte ces Allemands nés pendant ou après la
guerre, mais nés sur le futur sol « anti-fasciste », contre les peines de la
« Vergangenheitsbewältigung » et de la « Trauerarbeit », cet effort consistant
à faire son deuil du passé, à le surmonter. Cette absence de conflit séculaire
entre la génération des pères et des fils, qui a douleureusement imprégné
les années 68 en Allemagne de l'Ouest – donc capitaliste, donc
responsable – , cette absence de conflit marquait et marque encore, elle
aussi, la « mémoire ex-RDA ».
Pour un Allemand de l'Est comme pour un Allemand de l'Ouest, tout cela
se ramène toujours à la RDA, mais pour les deux, la connotation est différente. Mais est-ce uniquement une affaire d'identité de l'ex-RDA ? Pour la
langue, peut-être. Mais pour le reste ? Un Français arrivant dans cet univers
de l'« ex-RDA » ne se sent-il pas un peu chez lui en découvrant ce sens de
la laïcité et de l'égalité, l'esprit d'indépendance professionnelle des femmes,
les banlieues en béton mais aussi le vieillissement visible des bâtiments en
ville comme à la campagne, une campagne encore loin de la ville, parsemée
de vieilles allées et de villages qui ressemblent plus à la France profonde
qu'aux villages systématiquement « embellis » en Allemagne de l'Ouest. Il
y retrouvera aussi le chômage excessif des jeunes, les problèmes des
jeunes banlieusards, un certain sens du centralisme, ainsi que cette supportable légèreté du passé, drapée dans la bonne conscience de l'« anti-fascisme » historique.
Le passé refoulé
Mais là où il y a aussi persistance de l'ancienne RDA, c'est dans une curieuse
et brutale absence. Chez nombre de gens, le passé a subi un refoulement très
rapide, comme s'il n'avait jamais existé, comme si la « Trauerarbeit », le « travail de deuil » sur le passé, ne s'imposait pas. C'est de façon comparable que
les Allemands de l'Ouest des années cinquante gérèrent le souvenir de la dictature nazie, ou que de nombreux Français occultèrent le régime de Vichy.
A long terme, ce refoulement réclamera son tribut au travail d'assimilation,
voire de deuil qui, s'il a lieu un jour, restera une affaire strictement liée à l'héritage identitaire de l'ancienne RDA. Mais ce refoulement de la réalité vécue
au temps de la RDA, y compris des petites et grandes mesquineries, humiliations, se prête facilement à un mouvement inverse, aussi illusoire que le premier : c'est-à-dire à la glorification nostalgique du passé, qui est l'envers d'un
travail de deuil non-accepté. A l'identité quasi naturelle de l'ex-RDA s'est donc
ajoutée, en restant inscrite à l'intérieur des frontières de l'ancienne RDA, une
conscience identitaire propre, liée dans ce cas à la mémoire de la RDA ou à
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une mémoire peut-être faussée, mais complétée par d'autres valeurs. En
implosant, l'« identité RDA » avait peu à peu mis l'accent sur une particularité
quasi « régionale », dans laquelle continue à peser l'héritage de la RDA en tant
que pays réel. C'est ce que révèle la continuité indiscutable du PDS (Parti du
socialisme démocratique), successeur direct du parti d'État communiste de la
RDA, qui a tout juste changé de nom ; cette continuité en tant que parti presque
exclusivement est-allemand renforce l'image d'une particularité ex-RDA dépassant aujourd'hui les seules frontières de cette région l'ex-RDA. Actuellement,
non seulement le PDS figure à part entière ou comme partenaire silencieux
dans les gouvernements SPD de certains nouveaux Länder, mais depuis les
dernières élections, il est également devenu un parti politique reconnu en tant
que groupe parlementaire au Bundestag. Ce succès politique du PDS est lié à
une certaine reconsidération de la feue RDA. Tout n'était pas aussi mauvais,
déclare un certain discours « ostalgique », c'est-à-dire nostalgique de l'Est au
sens de la RDA. Cette reconsidération positive de la feue RDA a même motivé
la proposition très récente d'une député PDS au Bundestag : amnistie et indemnisation des fonctionaires et agents Stasi de la RDA condamnés depuis 1990 ;
proposition qui ne provoqua que peu de protestations violentes outre-Elbe. Ce
nouveau phénomène, qui consiste à se distinguer consciemment et même politiquement des gens de l'Ouest a diverses causes : on refuse en partie de ne
pas assumer son passé, ce que je ne condamne pas mais que je tente d'expliquer. On est frustré par les nouvelles conditions de vie, apparues parfois trop
rapidement, liées aux espoirs déçus ou même aux promesses non tenues ; on
est déçu par un capitalisme survenu au moment où il perdait son caractère
social ; on réagit avec une fierté blessée vis-à-vis de certains Wessis, dont le
comportement ou le désintérêt font en quelque sorte sursauter, donnent aux
Ossis l'impression de ne pas être pris au sérieux à l'Ouest – ou simplement la
sensation d'être « différents » des autres. Et aujourd'hui, les anciens citoyens
de la RDA n'ont plus aucun problème à se qualifier, avec une certaine fierté teintée de provocation, d'Ostdeutsche, d'Allemands de l'Est, d'Ossis. En même
temps, et plus que par le passé, on a bien le sentiment d'être allemands, mais
moins Bundesbürger, « citoyens de la République fédérale ».
Un pays pas heureux
En tout cas, qu'on l'accepte ou non, ce qui est le plus fort, c'est le sentiment de
ne pas vivre en phase avec les anciens espoirs, les anciennes attentes, et surtout le sentiment que le discours ouest-allemand passe à côté d'expériences,
d'émotions et de souvenirs liés à quarante ans de RDA. « Ils ne nous comprennent pas », « nous sommes différents »...Voici ce à quoi se résument ces signes
de différenciation. Cette dernière reste confirmée par les Allemands de l'Ouest.
Le 7 décembre 1998, la Frankfurter Allgemeine Zeitung titrait à la une : « Kein
glückliches Land » – « Un pays qui n'est pas heureux ». Pour dire entre autres :
« L'économie n'est pas tout. Tant que des Allemands de l'Ouest – et ceci
concerne surtout les jeunes – seront vexés quand on les prend pour des Ossis,
l'unité interne ne sera pas achevée, l'Allemagne ne sera pas un pays heureux ».
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Le terme « ancienne » ou « ex-RDA » couvre donc toujours, ou de nouveau,
les réalités et les expériences, visibles ou sous-jacentes, d'outre-Elbe ; mais
seulement en partie. En fin de compte, il ne couvre qu'une identité limitée, passéiste et liée à un héritage spécifique. Ce sont donc d'autres termes qui ont à
co-couvrir l'identité de notre champ d'investigation. L'un de ces termes aurait
pu être indiqué dans le titre même de ma conférence : Allemagne de l'Est. Ostdeutschland, avec le préfixe Ost, terme qui en réalité évoque des données
aussi bien géographiques que politiques, mais d'une façon plus neutre. Terme
pratique pour la politique, l'administation et le service public qui gèrent le Aufbau Ost, la reconstruction de l'Est, l'Osthilfe, l'aide pour l'Est, et le BAT-Ost,
les conventions collectives pour les employés à l'Est. On parle également
d'Ostbeauftragte pour désigner un plénipotentiaire chargé de l'Est, ou même
d'Ostgaumen (palais oriental), comme le fit récemment un article en indiquant
que les Menschen im Osten, les Allemands de l'Est, ont un palais plus sensible
aux sucreries que leurs voisins de l'Ouest – ce qui est d'ailleurs très vrai pour
les Saxons, mais depuis toujours.
Une nouvelle identité
Dans cette région même, en cette Allemagne de l'Est, une nouvelle identité,
loin d'être négative, s'affirme à travers des mots, tels Ostprodukte, produits de
l'Est ; il s'y manifeste une fierté nouvelle pour le travail accompli. D'autant plus
qu'aujourd'hui, l'utilisation du mot « ouest-allemand » ne suscite plus de sentiment de jalousie plus ou moins camouflé. Il est né une sensibilité propre aux
Allemands de l'Est, qui, au dire des sondages, révèle l'existence de profils différents, mais qui tous se démarquent de l'Ouest. Or cette sensibilité « est-allemande » devient artificielle quand on ne l'analyse pas en fonction de l'âge et
des catégories professionnelles, car des contradictions flagrantes surgissent
entre les différents groupes de population. Retenons généralement que les
jeunes en-dessous de trente ans ressentent de moins en moins la nécessité
de s'affirmer à travers une identité « est-allemande ». Ce sont surtout les campus universitaires qui sont devenus des lieux où le métissage entre « est » et
« ouest » est en avance sur tous les autres secteurs de la société. Mais gare
aux illusions ! Le haut pourcentage de jeunes chômeurs en Allemagne de l'Est,
beaucoup plus élevé qu'à l'Ouest, et donc comparable à celui de la France,
correspond aussi à un courant de jeunes se réclamant de l'Est ; ceux-ci se
réfugient dans la frustration, la protestation et la provocation, et lorsqu'ils se
qualifient d'ostdeutsche Jugendliche (jeunes est-allemands), cela peut prendre
une teinte particulièrement militante.
Mais gare aussi à la fausse homogénéité que risque de projeter le terme ostdeutsch, « allemand de l'Est ». Malgré son lien unificateur, l'actuelle Allemagne
de l'Est dispose d'une expérience collective indiscutablement plurielle. BerlinEst et la Lusace (Lausitz) sont bel et bien deux mondes différents qui ne partagent même pas une commune Ostalgie (la nostalgie de l'Est). Et comment
mettre sur le même plan le Mecklembourgeois avec son dialecte platt (Platt108
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deutsch, l'allemand du pays plat, le dialecte du Nord), le Sorabe (Sorbe) de
la Haute Lusace parlant sa langue slave, ou le Saxon de Chemnitz avec son
parler saxon ? Il y a donc une autre réalité incontournable. Précisément celle
de la diversité, qui différencie les uns des autres Saxons, Mecklembourgeois,
Thuringeois, Brandebourgeois, Saxons-Anhalt ou Sorabes. Cette réalité régionale, nouvelle et ancienne à la fois, est partout fondamentalement présente,
même si elle est vécue de manière moins prégnante à l'Ouest de l'Allemagne
ou en France.
Ce qui a renforcé et institutionnalisé cette diversité naturelle, c'est le rétablissement, le 22 juillet 1990, des cinq Länder de Saxe, Thuringe, Saxe-Anhalt,
Brandebourg et Mecklembourg-Poméranie-occidentale. Cette œuvre de la
première Chambre du Peuple librement élue en RDA répondait au besoin de
forte identité régionale qu'avait la population, ce qui peut surprendre un observateur extérieur. Entre l'implosion de l'ancienne RDA, dont elle seule fut responsable, et la mainmise de la RFA sur la RDA, organisée par la Treuhand et
les cadres de l'Ouest, s'est affirmée la nouvelle identité de ces anciens Länder,
que la RDA avait abolis en 1952 en faveur d'un nouveau découpage artificiel
en districts, inspiré par le jacobinisme communiste. Et cette régionalisation,
dans la tradition du fédéralisme allemand, a également trouvé un écho chez
les plus jeunes, qui n'avaient pourtant aucun souvenir de l'époque où les Länder avaient une existence réelle, avant 1933.
Ces Länder ne se sont pas contentés d'avoir recours à leurs anciennes Constitutions de 1946-1947, restées valables jusqu'à leur abolition. La Thuringe, la
Saxe-Anhalt, le Mecklembourg-Poméranie-occidentale, le Brandebourg et la
Saxe ont préféré créer de nouvelles Constitutions fédérales ; celles-ci ont fait
de larges concessions à leurs propres conceptions de l'État, de la démocratie
et de leurs objectifs, énoncées en 1989/90 par les mouvements des droits du
citoyen (Bürgerbewegungen) et marquées par l'expérience de la RDA. La troisième Constitution de la RDA de 1974 assignait en effet à l'État des objectifs
sociaux assez considérables, qui sont demeurés étrangers à la Loi fondamentale de la RFA, marquée quant à elle par le seul droit constitutionnel. Il s'agit
là de revendications, telles que le droit au travail ou le droit au logement, qui
ne peuvent effectivement donner lieu à une action en justice. Ces objectifs
devaient en outre se voir entérinés par d'éventuels plébiscites qui, eux non
plus, ne sont pas prévus par la Loi fondamentale.
Des « nouveaux Länder »
Voilà pourquoi la diversité des Constitutions régionales a laissé apparaître une
dimension rarement saisie, par les Allemands de l'Ouest comme par les Français ; cette dimension concourt à une nouvelle identité n'obéissant à aucun raisonnement politique. On l'a bien vu, par exemple, lorsque les Brandebourgeois
se sont opposés à la fusion pourtant logique de leur Land avec Berlin, la malaimée. On se sent donc tout d'abord Brandebourgeois ou Saxon, puis Allemand, puis Européen, et ensuite seulement citoyen de la République fédérale.
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C'est ainsi que s'est formé un nouveau terme, censé rendre compte des réalités et des sensibilités est-allemandes, à la fois variables et globales : celui
de « Nouveaux Länder », devenu une formule quasi officielle et terriblement
efficace, indispensable aujourd'hui à tout travail statistique ou à n'importe quel
ouvrage spécialisé. Idéologiquement et politiquement neutre, ce terme de
« nouveaux Länder » (neue Länder) souligne la différence qu'il y a entre ces
derniers et l'ancienne RFA ; il n'a aucune connotation péjorative, mais laisse
apparaître la diversité des Länder comme une donnée ouverte.
Un gouvernement d'union nationale
Il y a deux ans, je m'étais penché dans cette même salle sur la question :
« Allemagne : un État – deux peuples ». Ma réponse fut sans équivoque : l'unification allemande telle qu'elle s'est faite, est un miracle politique, un heureux
événement dans l'histoire allemande et européenne, nous avons de nouveau
un État et nous sommes toujours un peuple. Cette réponse tient toujours.
En rappelant ces prises de positions, suis-je alors en contradiction avec ce que
je viens de dire à l'instant ? Non. Je viens de parler de distinctions, de différences, de clivages et de spécificités. La notion de peuple en Allemagne diffère
de la notion française. Elle ne décrit nullement un ensemble homogène, surtout
pas dans l'histoire du peuple allemand, qui existe depuis longtemps en tant
que peuple, mais qui a toujours dû et pu vivre dans des sous-ensembles régionaux, qu'ils soient territoraux ou culturels, voire linguistiques. Avant 1990, nous
avions affaire à deux États allemands, avec un même peuple ; dès 1990, nous
avons eu affaire à un seul État avec un même peuple. Mais aux anciennes
spécificités régionales allant du nord danois au sud bavarois, et du Rhin
romantique aux marches poméraniennes, se sont supplantées d'autres spécificités, un clivage supra-régional Est-Ouest, fondé sur les résidus et les souvenirs de quarante ans de RDA. Ni plus ni moins.
Ce mélange paradoxal, fait d'unité et de diversité, se traduit dans la nouvelle
Assemblée nationale, le Bundestag, ainsi que dans le nouveau gouvernement.
Avant septembre 1998, nous avions affaire à un gouvernement Kohl, qui fut
certes l'architecte admiré de l'unité étatique allemande, mais dont les actions
reflétaient de moins en moins l'ensemble de la nation allemande : l'Est n'en
faisait plus partie, étant donné que parmi les cinq nouveaux Länder, seules la
Saxe et la Thuringe restaient des régions à majorité chrétienne-démocrate,
donc conservatrices, les autres étant aux mains des sociaux-démocrates.
Et ce furent finalement les électeurs est-allemands qui firent chuter, fin septembre 1998, le gouvernement Kohl, architecte de l'unité nationale. Aujourd'hui, le nouveau gouvernement de Gerhard Schröder exprime à nouveau la
volonté générale de l'ensemble du peuple allemand et cela on ne peut plus
clairement. Assis au gouvernement fédéral sur une majorité relative mais
confortable, le SPD est le même parti qui gouverne dans la majorité des nouveaux Länder. Au niveau gouvernemental, avec les sociaux-démocrates de
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l'Ouest et de l'Est ainsi qu'avec les Verts-Bündnis 90 de l'Ouest et de l'Est, l'unité allemande a donc été confirmée et consommée comme jamais auparavant.
Beaucoup plus que le gouvernement précédent, le nouveau gouvernement
fédéral est donc, sans le vouloir, un gouvernement d'union nationale, dans la
mesure où il représente l'ensemble de la société allemande située entre le
Rhin et l'Oder.
Voilà pourquoi, près de dix ans ans après la réunification, on identifie les Länder
de l'Est de l'Allemagne par des termes – « ex-RDA », « est-allemand », « Nouveaux Länder », « Saxons », « Mecklembourgeois », etc. – qui expriment toujours, peut-être même plus qu'avant, des traits contradictoires mais non incompatibles ; ils expriment aussi bien les points de convergences que les points
de divergences qui existent entre les différents héritages, réalités, rêves et souvenirs des Allemands. Et nous avons affaire à des différences qui dépassent
le caractère « allemand ». N'est-ce pas une belle surprise de retrouver dans
les Länder de l'Est de l'Allemagne jusqu'à une petite version de la France. ■
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