Walker Evans - Esprits Nomades

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Walker Evans - Esprits Nomades
Walker Evans
La vie en face, ou la photographie comme exigence du réel
Je ne cherchais rien, les choses me cherchaient, je le sentais ainsi, elles
m’appelaient vraiment. Walker Evans.
Walker Evans est ce grand photographe américain qui pendant toute sa
vie de photographe aura eu l’exigence de la réalité. La réalité vue en
face des êtres, et celle-ci pour lui ne supporte ni sentimentalisme, ni
interprétation personnelle du photographe. Il est toujours absent de la
photo, laissant seul celui qui regarde la photo face avec le sujet
photographié qui vous fixe intensément .
Let Us Now Praise Famous Men, ( Louons maintenant les grands
hommes), proclame son livre fait avec James Agee en 1936. Et pour eux
ces grands hommes sont des familles humbles de fermiers, des
métayers blancs du Sud, des blancs pauvres de l'Alabama.
Cet hommage à la très banale vie quotidienne de paysans, examinée
méticuleusement, devient une oraison généreuse, une incantation
lyrique de l’intérieur des êtres. Mais sans apitoiement, car les clichés
conservent une sorte de rage, de colère, d’humiliation parfois, et ces
« laissés pour compte » vous transpercent de leurs yeux perçants, ils
accusent.
Cette démarche symbolise la démarche de Walker Evans qui, comme
Dorothea Lange, aura, par ses photos devenues des modernes icônes,
façonné l’histoire et le cours du temps.
Mais lui avait une personnalité torturée et sombre, et cherchait plus une
vérité qu’une émotion.
Walker Evans ne rajoutait pas de pathos ou d’explications à ses images.
C’était de la beauté brute, non voulue, non mise en scène, simplement
présente dans les visages, les maisons, les intérieurs, les objets. Il n'y a
pas d’intimité, de complicité, non cela est devant nous sans apprêt, sans
conciliation. D’ailleurs des indications laconiques servent de légendes.
Elles sont, là, intemporelles. Elles nous regardent, nous dévisagent,
même les objets et les murs nous questionnent. Hommes, objets, sont
pays pour l’homme, bouche à bouche avec le réel.
Walker Evans est le révélateur de « L’Amérique sans nom », des
anonymes qu’il a observés et donnés à voir, soit dans le cadre de leur
vie, soit au hasard d’un métro, d’une rue. Dans l’ordinaire des jours,
dans le quotidien accablant, Walker Evans marche et transcrit, sans
sujet préterminé, sans crier une révolte, il montre simplement et c’est
d’autant plus terrible.
Il ne fait pas appel aux kleenex, mais à la conscience. Il a horreur du
racolage et du sensationnel. « Montrer mais jamais démontrer ».
Peintre des anonymes, il veut rester anonyme derrière sa photo.
Walker Evans a su dépasser le photo journalisme pour, sous les haillons
du monde, faire entrevoir un « grand poème tragique ». Il ne voulait pas
faire de l’art, mais l’art est venu à lui.
« La première fois que j’ai vu des photographies de Walker Evans, j’ai
pensé à ces mots de Malraux, « transformer le destin en conscience ». Il
est embarrassant d’avoir une telle ambition. Mais comment justifier
autrement vos échecs et vos efforts ? » Robert Frank.
Surtout célèbre par ses reportages sur la misère paysanne, il est aussi le
photographe du dévoilement de la vie moderne oppressante, des
passants furtifs, du temps à peine entrevu, des couleurs qui s’effacent. Il
expérimente pour saisir ce qui s’enfuit. Il passe au tamis de l’objectif le
sable des jours gris.
Son ami Cartier-Bresson dira simplement : Sans le défi que représentait
son œuvre, jamais je ne serais resté photographe…
Principalement vénéré pour ses photos des années 30 sur la Grande
Dépression, il est bien plus que cela. Photographe conceptuel, radical, il
est profondément un photographe moderne, indémodable, car
intemporel.
Il sait garder une distance « flaubertienne » vis-à-vis de l’image. Il en
dégage le lyrisme enfoui en nommant les choses, sans les interpréter.
Walker Evans par son exigence aura fait de simples photographies, en
lumière rasante du réel, un grand poème tragique.
L’histoire d’un homme dans l’exigence de la réalité
« Walker Evans est, à mon avis, un homme extraordinaire. Il avait une
vision extraordinaire. Il y avait toujours un petit éclat en lui, même si
quelque part, aussi parfois une amertume. Il semblait très droit et très
vrai. » Dorothea Lange.
Walker Evans n’était pas destiné à devenir photographe. Il était baigné
dans la littérature française.
C’est en voyant, dit-il, la photo de La Femme aveugle de Paul Strand
qu’il décida qu’il serait photographe. Sa préoccupation fut alors :
Comment raconter l'Histoire d'un pays avec un simple appareil photo,
avec pudeur et éthique. Cérébral, hanté par les concepts et les doutes, il
saura le réaliser, en se mettant à hauteur des anonymes, et ses photos
sont devenues des lumières rasantes dévoilant toutes les réalités.
Il était né le 3 novembre 1903, à Saint-Louis dans une famille aisée du
Midwest américain. Son père était directeur de communication. Il grandit
à Toledo, Chicago, New York.
Il est envoyé en pension en 1919 dans le Connecticut après le divorce
de ses parents.
Diplômé de la Phillips Academy (Massachusetts) en 1922, il étudie la
littérature française qui le fascine (Flaubert surtout) au Williams College.
Et il passe son temps à lire des livres dans la bibliothèque.
En 1923 il part pour New York où il va passer trois ans, et il commence à
écrire des nouvelles.
Comme 1926 Ernest Hemingway, Henry Miller, Scott Fitzgerald, Ezra
Pound, il subit l’attraction de Paris, et son père lui offre le séjour. Il y
séjourne pendant un an, et tente de suivre des cours de littérature à la
Sorbonne. Il écrit, mais se rend compte de ses limites, en essayant
d’imiter les poèmes en prose de Baudelaire. Il croise dans la rue son
héros James Joyce sans oser lui parler.
Mais sa situation financière le ramène en 1927 à New York. Il traduit
Cocteau et Larbaud, travaille pour une libraire et rencontre des amis qui
lui font découvrir la photographie. Pour vivre, Il est clerc d'un cabinet
d'agent de change à Wall Street de 1927 à 1929. En même temps il
mène une vie de bohème à Greenwich Village, comme « écrivain raté ».
En 1928, n’arrivant pas à maîtriser une écriture personnelle, sachant
rendre compte de la réalité du chômage, il délaisse la littérature et
s’achète un appareil photo et veut devenir photographe.
Ses premières photos, celle d’un pont, de gratte-ciels, d’architecture,
datent de 1930 et le font connaître. La découverte des photos d'Henri
Cartier-Bresson à cette époque le conforte dans ses recherches, car il a
trouvé un frère jumeau en photographie. Les photos d’Eugène Atget
l’influencent et le font changer de concept. Il fait sien alors ce conseil de
Flaubert : L’artiste doit être comme Dieu dans la création, donc partout
être ressenti, mais jamais être vu.
Il va donc désormais rejeter tout romantisme et toute complaisance dans
son art. Il ne dérogera jamais de cette volonté de style direct, objectif.
En 1933, il reçoit une commande pour, comme Hemingway, observer la
révolution cubaine. Ce sera le livre The Crime of Cuba.
Il va exposer aux côtés d'Henri Cartier-Bresson en 1935.
Homme discret et réservé, presque timide, Il fera partie entre 1935 et
1943, de cette équipe de photographes qui va sillonner les États-Unis,
avec pour mission d'enregistrer les drames de la plus terrible crise
économique qu'ait jamais connue le pays. Mais il est mal à l’aise dans ce
travail militant.
En 1936, Walker Evans voyage avec l'auteur James Agee pour illustrer
une commande du magazine Fortune sur les familles de fermiers. De
cette collaboration naît l’ouvrage Let Us Now Praise Famous Men,
(Louons maintenant les grands hommes), qui ne contient qu’une infime
partie des plus de mille clichés pris pendant ces trois semaines
d’immersion dans l’Alabama profonde. Il ne paraît qu’en 1941, car il est
refusé comme reportage par le magazine Fortune qui l'avait commandé.
En 1938 Evans rompt totalement avec cette période et entreprend une
série de portraits réalisés au jugé dans le métro new-yorkais, qui durera
jusqu’en 1941. Il décrit « l’écrasante absence de joie » de ces gens.
Relativement vite, il se hisse au rang de figure majeure de la
photographie documentaire américaine. Et le Moma de New York lui
consacre une exposition «Walker Evans: American Photographs» sur
ses clichés pris entre 1929 et 1936, c’est la toute première fois que ce
musée se consacre à l’œuvre d'un seul photographe. Le livre
« American Photographs » catalogue de l’exposition va marquer des
générations de photographes.
Tout au long de sa carrière, Walker Evans s’impose une exigence de
réalité, souhaite s’absenter de ses clichés, et refuse tout
sentimentalisme ainsi que toute marque personnelle. Son objectif
consiste à rendre de la manière la plus juste possible ses sujets, sans
empathie apparente, sans subjectivité déplacée. Les humains, les objets,
les maisons, passent devant son objectif. Il les regarde et exalte leur
individualité secrète. Il veut comprendre comment sa nation a pu se
construire, il le fait à partir de sujets prosaïques - maisons, vitrines,
panneaux. De cet empilement de naïveté a surgi un pays. C’est la
transformation du présent de cette nation en passé qui le hante.
Par la suite, il travaille au Times en 1943, puis collabore pendant vingtdeux ans, à Fortune. Il abandonne la presse, en 1965, pour professer la
photographie et la conception graphique à l'université de Yale (il
enseigne jusqu’en 1974). En 1950 il photographie les paysages
industriels américains, les églises.
Le Moma lui consacre à nouveau une grande rétrospective en 1971. Il
découvre vers 1973 la magie trouble du film polaroid et il se met alors à
la couleur, enfin une certaine couleur.
Il est mort, chez lui, le 10 avril 1975, à New Haven, Connecticut.
La conscience aiguë du monde de Walker Evans, ou la soif de voir
Ce dont je ne cesse de parler dégage une pureté, une rigueur, une
immédiateté qui s'obtiennent par absence de prétention à l'art, dans une
conscience aiguë du monde. Walker Evans.
L’objectif de Walker Evans est la lampe frontale de la conscience.
L’humanité quotidienne, celle figée des champs, ou celle furtive des
passagers des métros photographiés à la dérobée, est magnifiée
simplement par ses photos.
Il se tient à l’écart discret, dévisageant silencieusement, presque avec
une pointe de tristesse ce qu’il voit. Ses images se veulent droites et
directes, pourtant elles sont construites patiemment, architecturalement.
Elles sont là , devenues transparentes, offertes au vent du temps qui
semble s’arrêter. Son regard se veut simplement juste, tout en laissant
une existence autonome au sujet montré. Sa technique photographique
utilise souvent la lumière rasante de côté qui révèle les structures et les
détails, et exalte la pellicule photographique noir et blanc. Il n’utilisera
presque jamais le flash, jouant sur les ombres, les dégradés de gris, la
hiérarchie des lumières, et aussi celle surgissant comme un trait. Il
emploie souvent une grande profondeur de champ, car toujours il évite le
flou. Walker Evans trouve la beauté dans la simplicité et la pauvreté, et
parfois les personnes ne sont présentes que par allusions, sans être
dans l’image.
Lui l’éternel insatisfait, en doute perpétuel, aura pourtant accumulé des
milliers de clichés, toujours sans doute à la recherche du prochain cliché
qui saurait enfin le satisfaire. Œil affamé, œil sauvage, jamais rassasié, il
semblait courir après sa propre identité. Que cherche-t-il ainsi ? Il
semble expérimenter, froidement, méthodiquement, un moyen de
s’enfoncer par-delà les visages entre aperçus, les misères croisées, les
solitudes dévoilées. Et lui jamais ne s’implique, laissant toute l’image au
modèle, sans la possible perversion du point de vue du photographe.
L’immobilité presque désespérée de ses personnages, figée dans la
douleur ou la misère, tranche avec les séismes intérieurs qui les
secouent. Il fuit les portraits de célébrités auxquels il pouvait accéder en
travaillant pour Fortune. Il fuit la foule. Les individualités seules comptent.
Walker Evans invoque Flaubert : « Le fait que l’auteur n’apparaît jamais.
L’absence de subjectivité. Cela s’applique, littéralement, à la façon dont
je veux procéder en photographie. »
Il ne fait pas de la photo documentaire, ni simple témoignage, d’ailleurs
tous les objets qu’il a cadrés ne témoignent que pour eux en tant que
témoins. Il en émane une transcendance lyrique.
« Pour moi le mot “documentaire” est inexact, vague, il est même
grammaticalement faible, si on veut l’utiliser pour décrire le style
photographique qui est le mien. De plus, je crois que la meilleure chose
possible dans ce qu’on nomme l’approche documentaire en
photographie, c’est l’adjonction d’un certain lyrisme… Ce dont je parle en
fait, c’est d’une pureté, d’une certaine sévérité, de rigueur, simplicité,
être direct et clair, et ce sans prétentions artistiques au sens conscient
de l’expression. C’est la base de tout — être solide et ferme. » (Walker
Evans cité dans la revue Vacarme 41, automne 2007)
Walker Evans porte en lui des conceptions antinomiques de la photo.
Entre ses premières œuvres tirées au cordeau, avec force détails, avec
un sens architectural des portraits et des paysages, des objets et des
ombres, et ses recherches au jugé dans le métro ou les trains, où il tente
de créer une photographie inconsciente et instinctive, il y a comme lien
fort la recherche d’une transcendance dans et par l’image. Que ce soit le
quotidien, les déchets parfois, la vie urbaine, le reportage social, les
passants, les passants anonymes, Walker Evans cherche une écriture. Il
ne faut jamais perdre de vue qu’il est d’abord et avant tout
intellectuellement un écrivain, transfiguré par l’image. Quand il est
employé pour « faire de la propagande par la Farm Security
Administration, il fait en fait « du nouveau réalisme » et non du
militantisme social. L’image n’est pas pour lui œuvre d’art, ni objet
commercial. Elle est passerelle entre une certaine éternité de l’art, et
l’éphémère du journalisme. Walker Evans est ailleurs, au plus près des
consciences. Il a pris ses distances, il est lui-même anonyme. Il est en
fait au cœur du monde. Il enregistre. Pourtant il est celui des
photographes américains qui aura réussi à fusionner la plupart des
tendances de son temps, car il creuse le temps :
« Ce qui intéressait Evans, et ce qui l’intéresse encore, c’est de savoir à
quoi ressemblera le présent lorsqu’il sera devenu le passé.» (Jeremy
Thomson)
Cet admirateur de James Joyce, son idole, est à la recherche effrénée
du sens des choses ; aussi il photographie beaucoup, et sur tous les
sujets. Pris dans sa frénésie de traquer l’au-delà du réel, l’âme
entr’aperçue dans un passant fuyant, il cherche les clefs de la
conscience. Il devient le guetteur, l’espion des solitudes des gens qui
passent la nuit surtout. Avec son appareil caché dans son manteau, la
poire de déclenchement dissimulée, et le bruit de l’obturateur couvert par
le bruit du métro, il observe la fatigue des êtres et du monde.
Jusqu’en 1965, il errera ainsi au milieu des anonymes, soit sur leur lieu
travail à Chicago, New York, Detroit, soit en les photographiant à leur
insu dans leurs déplacements. Sa série sur les passagers du métro
s’étale de 1938 à 1941.
Toujours en quête il mène à la fin de sa vie, de 1973 à 1975, des
expérimentations en couleurs avec un appareil SX-70 de Polaroid. Cette
période mal documentée, car on ne veut voir de Walker Evans que le
photographe documentaliste de la misère sociale, est fascinante. Des
portraits de femmes surtout, d’amis, d’étudiants, lui permettent de
réaliser » de la contre-esthétique ». Plus de 1000 portraits viennent
contredire son affirmation péremptoire :« La photographie en couleur est
vulgaire ! »
C’est un autre Walker Evans qui se révèle, aiguillonné par l’imperfection
du Polaroïd, ses rendus hasardeux, et fasciné malgré lui par la séduction
de la couleur, et le poids profond de nostalgie que porte cet outil, frappé
par l’éphémère. L’objectivité fondamentale de ses photos noir et blanc
s’efface devant la magie aléatoire, instable, du Polaroïd SX70. Il revisite
son alphabet habituel des rues, des passants, des objets, avec le rendu
curieux du Polaroïd. Andreï Tarkovski va lui aussi utilise dans ses films
(Le miroir, Stalker, Nostalgia) un appareil photo Polaroid, pour tenter lui
aussi cette démarche où les couleurs (bleu, jaune surtout) sont
faussées) pour peindre un univers onirique.
Walker Evans, obsédé du cadrage et du détail, en venait à découper ses
négatifs pour ne pas être trahi par les cadrages des studios de
développement. Il devint de plus en plus hanté par les portions restantes
du monde : déchets, petits objets, poubelles, plaques érodées... Ces
traces de la vie urbaine étaient le pendant pour lui des pauvres hères
croisés en monde rural.
Walker Evans a changé la face de la photographie moderne. Il a rompu
avec le lyrisme épique, l’exaltation du progrès technique, le pathos
militant de ses contemporains, pour dresser le portrait pénétrant de
l’Amérique du quotidien. Ses photographies sont plus des signes que
des images.
Elles demeurent, claires, laconiques, aveuglantes.
Gil Pressnitzer
Bibliographie
En français
Walker Evans dans le temps et dans l’histoire, Jean-François Chevrier
Édition : L’arachnéen, mars 2010.
Walker Evans, La soif du regard. Illustrations de Walker Evans, r Gilles
Mora, John T. Hill, Éditions Seuil ; 1993
Louons maintenant les grands hommes, James Agee, Illustrations de
Walker Evans, Éditions Pocket, 2003
Walker Evans, portfolio. Préface de Gilles Mora Photo poche, 1990
Havana 1933, Illustrations de Walker Evans, éditeur : "Contrejour",1999
En anglais
American Photographs, Doubleday, New York, 1938.
People and Places in trouble, Magazine Fortune 1961
Many Are Called, 1967
Message from the interior, John Szarkowski, New-York, 1966
Lyric Documentary, John Hill, 2006