Jouer le jeu de la croissance
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Jouer le jeu de la croissance
poLitiquES pubLiquES Jouer le jeu de la croissance Claude diebolt Professeur d’économie à l’université Louis-Pasteur de Strasbourg Dans les économies développées, la croissance est attendue d’un effort de formation significatif. Pourtant, certains économistes comme Douglass North soulignent que la relation formation-croissance n’est pas simple et peut même entraîner l’inverse de ce que l’on souhaite. «Si le choix d’un bon modèle économique dépend aussi du contexte institutionnel – et tel devrait être le cas –, alors l’histoire économique remplit une fonction intéressante : élargir la gamme des observations disponibles au théoricien. La théorie économique ne peut que gagner à tenir compte de la variété des possibilités d’arrangements institutionnels et des expériences au sein des sociétés humaines. Peu de choses devraient apparaître aussi intéressantes à l’œil du théoricien que de pouvoir observer l’interaction entre les institutions sociales et le comportement économique au travers du temps et de l’espace. » (Solow, 8, p. ) D ans la recherche des conditions de dynamisation de la croissance en Europe, il est souvent admis que l’amélioration des systèmes éducatifs et l’élévation du niveau scolaire seraient un levier. Pourtant, le Prix Nobel d’économie de , Douglass North, spécialiste en cliométrie, c’està-dire en analyse quantifiée de l’histoire, a tiré de ses travaux la conviction inverse. Pour lui, la croissance a permis de financer des institutions scolaires de plus en plus nombreuses, mais ne doit rien à leur multiplication. À la différence des défenseurs de la théorie de la « croissance endogène », qui considèrent le capital humain comme essentiel mais les institutions sociales comme secondaires dans l’analyse des processus de développement, North soutient que le cadre institutionnel et les organisations qui en découlent jouent un rôle déterminant dans l’explication de la performance économique des nations. Ce sont des schémas régularisés d’interaction qui sont mis en place pour faire face à une complexité que l’économie standard ne peut mettre en 94 • Sociétal n°65 Jouer le jeu de la croissance évidence. De façon plus formelle, les institutions sont l’ensemble des règles du jeu, c’est-à-dire « […] les contraintes imaginées par l’homme, qui structurent l’interaction politique, économique et sociale ». (North, , p. 7). North souligne l’importance de la prise en compte des coûts de transaction dans l’analyse économique. Avec les coûts de transformation ils définissent, selon lui, les coûts de production de l’économie. Vices et vertus C’est en 0 que Ronald Coase démontre que, en cas d’absence de coûts de transaction, l’allocation qui résulte du marché maximise le produit total indépendamment des droits de propriété. Mais dès que les coûts de transaction cessent d’être nuls, ce n’est plus le cas. Ces coûts de transaction peuvent être liés aux coûts d’intermédiation, aux coûts dus à la mesure et à l’évaluation de ce qui est transféré au cours de l’échange, aux coûts nécessités pour s’assurer de la non-défaillance du cocontractant dans la relation contractuelle. Les coûts de transaction sont appelés à croître avec le développement de l’économie, puisque l’accroissement de la taille du marché engendre une augmentation du nombre des transactions (Coase, 0). Si la théorie montre qu’il est relativement aisé d’assurer la coopération pour tirer tous les gains des échanges dans de petits groupes, cela devient beaucoup plus difficile dans les grands groupes (pensons notamment au dilemme du prisonnier non répété). On peut y voir l’origine de l’émergence d’une tierce partie – l’État – pour faire respecter les contrats. L’État et les institutions en général apparaissent donc nécessaires pour réduire l’irréductible incertitude qui préside aux interactions humaines. Ils participent au processus de réduction des coûts de transaction en assurant aux relations contractuelles un cadre prévisible. C’est là leur principale vertu. Établies au début de la vie sociale, les institutions ne sont cependant pas nécessairement efficaces. Ce sont avant tout les rapports de force entre les individus et les groupes constitutifs de la société qui contribuent à leur définition. Jugées satisfaisantes, elles vont se cristalliser au cours du temps. Une fois créées, elles mettent en place un réseau d’incitations au sein duquel émergent des organisations, renforçant la structure institutionnelle ainsi conçue (voir le concept de path dependence de David, 007). 3 eme trimestre 2009 • 95 politiques publiques Or, parmi ces organisations, il y a les systèmes éducatifs et surtout universitaires. Ces organisations, selon la nature du cadre institutionnel, ne vont pas agir forcément dans le sens de plus de croissance. Elles peuvent bien évidemment favoriser la concurrence, l’innovation, la recherche de productivité et l’esprit d’entreprise, mais elles peuvent également, au contraire, préparer à des activités rentières, décourageant par là les activités productives. Les institutions efficaces sont celles qui créent des incitations favorables à l’activité productive. Il est donc essentiel, dans une société donnée, d’évaluer les institutions en fonction de la nature des incitations qu’elles donnent et qui vont orientent l’action des agents. Les institutions efficaces sont celles qui créent des incitations favorables à l’activité productive. Au plan méthodologique, North prend en compte la dimension du temps historique (irréversible) et rompt partiellement avec l’individualisme méthodologique strict du modèle néoclassique. Pour lui, il y a une dialectique qui s’instaure entre la société et les individus, même si au départ les individus ont mis en place les institutions. Celles-ci réduisent l’espace des choix et modifient la nature des incitations. Une société organisée connaît un individualisme modéré où les individus créent des institutions afin de réduire l’incertitude qui enveloppe leur interaction, mais où également ces créations sociales affectent en retour leurs comportements personnels. Croissance versus rentes Ce cadre de pensée permet de rendre compte de divers phénomènes concernant l’éducation. D’une part, il est un moyen de comprendre l’origine des institutions d’enseignement universitaire en les considérant comme des formes d’organisation à la recherche de leur intérêt au sein de structures institutionnelles données. D’autre part, il sert à analyser les choix édictés par les institutions d’enseignement supérieur (structure de l’offre de formation) et les décisions prises par les individus (étudiants choisissant un domaine de formation) en relation avec le jeu d’incitations mis en place par les institutions. Pour North, « le type de connaissances, talents et apprentissages dans lesquels les membres d’une organisation vont s’investir reflètent les gains – les incitations – intégrés dans les contraintes institutionnelles » (North, 0, p. 7). 96 • Sociétal n°65 Jouer le jeu de la croissance Ce processus va présenter des formes de rendements croissants. En effet, la nature des institutions qui président au fonctionnement d’une société influence de façon déterminante le type de connaissances recherchées. Et celles-ci pourront être favorables ou non au développement économique : « Si la structure institutionnelle de base rend la redistribution de richesses (et non leur production) économiquement plus attirante (rentable), alors on doit s’attendre à un développement très différent de la connaissance et des talents que dans un cadre où ce seraient des activités accroissant la productivité qui apparaîtraient plus rentables (comme l’industrie chimique au vingtième siècle). Ce sont des exemples extrêmes certes, mais en euxmêmes ils constituent des idéaux types qui rendent compte d’une bonne part de l’histoire économique » (North, 0, p. 78). La structure institutionnelle générale se traduit par des incitations à acquérir tel ou tel type de connaissance plutôt que tel autre. Cette demande induit une émergence d’organisations cherchant à tirer un bénéfice en offrant ce type de compétence. La structure de l’offre d’enseignement reflète les incitations inscrites dans la structure institutionnelle de la société. On conçoit donc que l’offre et la demande de qualifications ne sont pas indépendanL’offre et la demande de tes de l’organisation plus générale de la société. Qui plus qualifications est, un équilibre entre offre et demande de qualifications ne sont pas n’est pas la garantie d’une situation optimale en termes de indépendantes contribution au développement économique de long de l’organisation plus générale de terme d’une société. Un tel équilibre peut cacher deux la société. situations opposées. Dans la première, les institutions sont efficaces et créent des incitations à agir dans un sens conforme à l’accroissement des capacités productives d’une collectivité. Dans un tel cadre, offre et demande de qualifications ont toutes les chances d’être ellesmêmes favorables au développement. Il faut y ajouter l’évolution des perceptions des politiciens et des électeurs sur la valeur de cet investissement. Le résultat final renforce la perception initiale de la complémentarité entre performance économique et investissement dans la croissance et la dissémination de la connaissance. Dans la deuxième situation, les institutions ne sont pas efficaces. Elles mettent en place des incitations à acquérir des connaissances préparant à des activités inutiles ou nuisibles au développement économique de long terme. Historiquement, ce serait le cas d’un grand nombre de pays du tiers-monde, où un nombre important d’étudiants s’orientent vers le droit et les sciences politiques afin d’obtenir ensuite un 3 eme trimestre 2009 • 97 politiques publiques emploi dans l’administration, source d’un revenu régulier, de prestige et de pouvoir. L’activité privée est doublement pénalisée. Moins prestigieuse, elle perd une part de son intérêt pécuniaire du fait de la ponction opérée sur ses bénéfices pour entretenir les fonctionnaires. Une situation stable se met ainsi en place où, en agissant rationnellement, les agents économiques entretiennent le sous-développement. Déjà, Tocqueville… Un tel constat n’est pas nouveau et même relativement ancien dans la pensée sociale. C’est Tocqueville (8) qui, le premier, en a parlé. Dans son ouvrage L’Ancien Régime et la Révolution, il cherche à expliquer pourquoi, à la fin du XVIIIe siècle, l’agriculture capitaliste et le commerce ne se sont pas développés en France à la même vitesse qu’en Angleterre. La raison principale en est que, dans la France de l’Ancien Régime, le haut degré de centralisation administrative faisait que l’État y avait plus de prestige qu’en Angleterre et que les charges d’État, les « places », y étaient plus recherchées. En conséquence, lorsqu’un propriétaire terrien devait choisir Si l’agriculture entre, d’une part, rester sur ses terres pour chercher à en capitaliste et accroître le produit, ou acquérir une charge royale en le commerce ville, d’autre part, il préférait en général la seconde possine se sont pas bilité. développés en France à la même vitesse qu’en Dans la pensée de North, si la distribution de la connaisAngleterre, sance dans une société est expliquée par la théorie de c’est parce qu’à la fin du l’investissement en capital humain, le développement XViiie siècle les de l’éducation formelle et des types de connaissance charges d’État valorisés socialement s’explique en dernière instance y avait plus de par les caractéristiques institutionnelles de cette société. prestige. North en vient en conséquence à exprimer des doutes sur la capacité autorégulatrice des marchés de capital humain. Si, au départ, les institutions sont inefficaces, les décisions individuellement rationnelles prises maintiendront la société sur une trajectoire sous-optimale. Qui plus est, l’équilibre de faible croissance qui s’installe dans ce genre de situation est très difficile à modifier. Au point que certains se sont appuyés sur les thèses de North pour plaider en faveur d’une intervention extérieure forte capable de modifier radicalement les institutions, notamment scolaires, en place dans des sociétés figées. 98 • Sociétal n°65 Jouer le jeu de la croissance North précise son point de vue en mettant en avant deux acceptions possible de la notion d’efficacité. Il y a d’abord ce qu’en anglais on appelle allocative efficiency, conception bien connue des économistes qui correspond à l’optimalité au sens de Pareto. Il y a ensuite l’adaptive efficiency, qui concerne les règles qui façonnent l’évolution dans le temps de la société. Cette efficacité qui se modifie dans le temps est celle qui caractérise la disposition qu’a une société d’acquérir des connaissances, de favoriser l’innovation, d’accepter de courir des risques et d’entreprendre des activités créatives. Pour qu’une société évolue, pour qu’elle bénéficie pleinement de son adaptive efficiency, il faut que sa structure sociale autorise au maximum les essais, les erreurs et les tâtonnements afin d’apprendre au travers de l’expérience à résoudre les problèmes dans le temps. Il faut encourager la prise de décision décentralisée pour permettre à la société de maximiser les efforts requis pour résoudre les problèmes qui peuvent être non seulement stochastiques mais aussi systématiques, c’est-à-dire idéologiques. Chez North, les règles institutionnelles sont profondément influencées par un engagement libéral. La concurrence, les prises de décision décentralisées et des contrats et droits de propriété bien spécifiés sont présentés comme les éléments indispensables d’une bonne efficacité organisationnelle. Néanmoins, North constate que le laisser-faire n’est pas toujours la meilleure solution pour assurer une capacité de réponse optimale des institutions aux besoins de la société. C’est le cas en particulier pour les institutions d’enseignement supérieur, la question portant sur leur réelle capacité de répondre aux demandes changeantes des utilisateurs de diplômés que sont l’État et les entreprises privées. Et cette question est, à l’évidence, tant en France qu’à l’étranger, d’une actualité criante. Orienter utilement Les moyens publics devenant de plus en plus limités, on cherche à utiliser ceux-ci de la façon la plus productive possible. La production de biens quasi publics comme l’éducation dans des institutions décentralisées suggère de définir des incitations garantissant la fourniture au moindre coût d’un produit correspondant aux besoins et désirs de leurs usagers. De façon plus agrégée, on peut également dire qu’un financement public de l’enseignement ne se justifie que dans la mesure où cet investissement profite à l’ensemble de la société, notamment en contribuant à sa performance économique. 3 eme trimestre 2009 • 99 politiques publiques On peut penser que l’enseignement universitaire y contribue effectivement. Mais cela ne va pas de soi. Il y a lieu de distinguer entre les disciplines en sachant que l’évaluation que l’on peut faire du rôle d’une discipline dans le développement économique n’est pas intangible. L’impact de certaines d’ entre elles varie selon le degré de développement ; un un financement public de certain seuil de développement technique et économil’enseignement que doit être atteint avant que l’enseignement supérieur ne se justifie que puisse valablement contribuer à la croissance. dans la mesure où il profite à la performance Enfin, il ne faut pas négliger le rôle des institutions et économique de la ne pas ignorer que, bien souvent, en offrant en abonsociété. dance des parcours de formation plus axés sur l’acquisition de rentes que vers les métiers de l’innovation et de la technologie, l’institution universitaire ne contribue pas à la croissance économique. Puisque les choix individuels seront affectés par les incitations que donne cette institution, on peut se trouver dans une situation où l’offre de formation trouvera une demande, où les marchés éducatifs seront équilibrés et les choix individuels gratifiés par des rémunérations élevées, mais où les talents et la nation entière se trouveront enfermés dans une trappe de sous-développement économique. Références • Coase R., « The Problem of Social Cost », Journal of Law and Economics, 1960, n°3, pp. 1-44. • David P., « Path Dependence: A Foundational Concept for Historical Social Science », Cliometrica, 2007, n°1, pp. 91-114. • North D., Institutions, Institutional Change and Economic Performance, Cambridge, Cambridge University Press, 1990. • North D., « Institutions », Journal of Economic Perspectives, 1991, n°5, pp. 97-112. • Solow R.M., « Economic History and Economics », American Economic Review, 1995, n°75, pp. 328-331. • Tocqueville A. (1856), L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Gallimard, 1952. 100 • Sociétal n°65 Tout ne se vaut pas SylVie troSa Institut de la Gestion publique et du développement économique, Cour des comptes Peut-on évaluer l’action des services publics sur des bases purement quantitatives ? Telle est la question que se posent les spécialistes de l’action publique en rappelant notamment que la démocratie associe l’action de l’État à des contenus moraux et politiques. u ne nouvelle approche des services publics est en train de se développer tant aux États-Unis qu’au Royaume-Uni à partir d’une théorie nommée « théorie de la valeur publique ». Cette théorie, pour l’heure, est encore en construction. Son but est de fournir des outils pour mesurer ce qui est spécifiquement l’apport en valeur d’une activité de service public. Qu’estce qu’une télévision publique apporte ? Qu’est-ce qu’une assistante sociale apporte ? Comment déterminer leurs plus-values ? Un vide à combler Cette théorie s’inscrit dans un contexte historique. Les années 70-80 ont été marquées par l’introduction dans les pays développés du « nouveau management public » dont l’objectif était d’utiliser entre autres des méthodes de mesure inspirées de celles du secteur privé. La principale conséquence a été un recours systématique à la quantification, tout ce qui n’est pas quantifiable étant considéré comme « non objectif » ou subjectif. Parallèlement, s’est développée en France la sociologie des organisations qui partait, non de la mesure, mais de la compréhension de la stratégie des acteurs (des participants à un processus de travail), pour mieux cerner les rouages des « intérêts à agir ». On avait ainsi, d’une part, un mouvement fondé sur les outils et des indices quantifiés et, de l’autre, une analyse centrée sur les individus et la description de leurs relations. Les pays anglo-saxons, qui ont été les pionniers du nouveau management public, en restent la principale source d’évolution. Pourtant, . Moore M., Creating Public Value, Harvard University Press, . 3 eme trimestre 2009 • 101 politiques publiques ils ont pris conscience que si la mesure est nécessaire, elle ne couvre qu’une partie de la réalité, celle qui par définition ne tient pas compte du nouveau, de ce qui se cherche, de ce qui n’entre pas dans les catégories déjà existantes. La théorie de la valeur publique – ceci est son originalité – ne part pas d’une critique ou d’un rejet des méthodes de management existantes. Elle prend acte de l’évolution de la mesure, de la nécessité d’intégrer les représentations et les valeurs des individus. « L’approche en termes de valeur publique est vite devenue un instrument, bien qu’encore minoritaire, permettant d’évaluer la performance des services publics au Royaume-Uni, en Australie et dans d’autres pays. Nombre d’organisations y ont eu recours comme la BBC, le gouvernement écossais, des forces de polices, des collectivités locales, des organisations artistiques. […]. Deux questions apparaissent immédiatement. Est-il possible de définir une valeur publique dans un monde de valeurs de plus en plus conflictuelles et dans une démocratie qui ne repose pas sur le consensus ? La seconde, qui suppose qu’une réponse positive puisse être donnée à la première question, est de savoir si cette valeur est mesurable ou évaluable objectivement2 ? » Réfléchir sur les valeurs La théorie de la valeur publique rompt avec la tradition de la mesure quantitativiste. En pratique, dans la vision quantitativiste, on « n’obtient que ce que l’on mesure ». En termes de valeur publique, on n’obtient que ce à quoi l’on attache de la valeur et que l’on peut évaluer. Pour déterminer la valeur publique, il faut clarifier au départ les valeurs poursuivies par les actions publiques. Prenons le cas de la « culture des résultats ». À quelle valeur répond-elle ? À celle qui consiste à produire plus avec moins de moyens ? À celle qui affirme produire des services adéquats aux objectifs du gouvernement ? À celle qui correspond aux attentes des citoyens ? À celle qui a pour but de diminuer la marge d’autodétermination des fonctionnaires et de lier plus leur action à des objectifs définis centralement ? Les valeurs pouvant être diverses, nul doute que la culture des résultats n’est toujours pas consensuelle. L’État peut selon les circonstances se vouloir autoritaire, minimal, partenarial, influenceur, etc. Certaines versions sont peut-être difficiles à afficher, telles que celles d’un État très directif. Néanmoins, toute action publique se réfère à des valeurs, . Talbot C., « Measuring Public Value, A Competing Values Approach », The Work Foundation, 008. Disponible à cette adresse : http://www.theworkfoundation.com/Assets/Docs/measuring_PV_final.pdf. 102 • Sociétal n°65 Tout ne se vaut pas généralement peu explicitées, surtout dans les pays latins qui redoutent la conflictualité entre les différents groupes sociaux. Pour autant, ces valeurs sous-tendent chacun de nos choix. En ce sens, la théorie de la valeur publique rejoint des analyses qui ont été développées dans les années 70-80 en France, telle la sociologie des organisations précitée. Ces analyses, qui sont peu mobilisées maintenant (pour des raisons de manque de moyens des administrations), étudiaient dans le comportement des fonctionnaires les valeurs qu’ils mettaient en œuvre dans leur action. La première analyse des valeurs dans les pratiques et théories de modernisation des administrations amène à définir quatre grands types d’États. Cette typologie a pour intérêt de mettre en cohérence et de rendre visible les finalités de démarches dont les liens ne sont pas nécessairement apparents et par là même d’effectuer des choix en fonction des finalités affichées. DES PoInTS DE vuE DIvERS Tableau 1 • Le cadre d’analyse et d’auto-analyse de la valeur (CAv) Interne Externe Collaborer Créer Partenariats entre les niveaux administratifs Participation et débat public Flexibilité Réseaux Clarification des missions Délégation et mise en pouvoir Transparence des processus Résultat Pilotage Concurrence Stratégie et planification Mieux réglementer Contrôle des ressources Agences et centres de responsabilité Systèmes de RH et d’information Stabilité Expérimentation des politiques publiques Rôle déterminant de l’expertise Mécanismes type marché Contractualisation par objectifs Normes de qualité Benchmarking Objectifs de performance Efficience comme moteur Audit externe et inspection 3 eme trimestre 2009 • 103 politiques publiques Ce tableau pourrait aussi se décliner en quatre autres dimensions. Coproduction Autonomie/autorité/pilotage Bien commun Intérêt individuel L’intérêt de cette grille d’analyse réside dans le fait qu’elle n’est pas normative en ce sens qu’elle ne prétend pas promouvoir un modèle plutôt qu’un autre : les différents points de vue sont tous nécessaires. Prenons des exemples concrets pour donner du sens à ce tableau. Prenons le cas de la police dans son action antiterroriste : • le point de vue du pilotage est nécessaire, car son efficacité dépend des choix d’organisation, de priorités, de formation ; • celui de la collectivité également, car une coproduction, c’est-à-dire une sensibilité de la population aux menaces (façon de réagir, solidarité), est indispensable ; • celui du bien commun, car le terrorisme déstabilise la paix civile et l’économie du pays ; • celui de l’intérêt individuel enfin, chacun pouvant être atteint par une menace terroriste. Ainsi, la grille de lecture qui cherche à analyser les actions publiques en croisant les points de vue du bien commun, de l’intérêt individuel, de la coproduction avec les usagers et de l’autorité/efficacité de l’État constitue une grille intéressante pour construire une évaluation dès lors qu’on l’adapte en adoptant des critères propres au service public. Mobiliser Si on parle de valeurs plutôt que d’objectifs, c’est que la référence à des objectifs est ambiguë et multiforme. Certains objectifs correspondent à des finalités vagues, même s’ils ont valeur de rassemblement : réduire la pauvreté, augmenter la compétitivité d’un pays, etc. Ce type d’objectifs est incontournable car il répond à une aspiration des politiques qui ont besoin d’un message simple mais clair, et au souhait des fonctionnaires qui s’attendent à ce qu’on donne « un sens noble » à leur action. Leur revers est d’être peu pratiques, non mesurables, ou difficiles à concrétiser. 104 • Sociétal n°65 Tout ne se vaut pas Des objectifs pragmatiques, limités dans leur ambition et dans leur définition, permettent une mesure des progrès réalisés (par exemple l’état de santé des enfants de moins de cinq ans, qui est devenu un objectif national au Royaume-Uni il y a cinq ans). Mais ils paraissent moins séduisants au politique et moins mobilisateurs pour les fonctionnaires. Il existe donc une sorte de nécessité à ce que la définition des objectifs concilie des affirmations fortes de finalités et des résultats pragmatiques atteignables. Que manque-t-il alors ? Deux dimensions : celle de la pertinence, celle des stratégies concrètes d’action, c’est-à-dire du modèle d’action. C’est ce que l’approche en termes de valeur publique cherche à clarifier en montrant le « plus » que les objectifs apportent comme résultats Une pratique de compréhension partagée La théorie de la valeur publique implique de savoir ce qui dans le travail d’un fonctionnaire de terrain n’est pas entièrement mesurable. On peut certes construire une check-list d’indicateurs, mais souvent les réponses seront oui/non. Les travaux de Dominique Monjardet sur la police, qui font suite à ceux poursuivis sur la police de New York, montrent à quel point le travail réel des policiers peut différer des « objectifs officiels », et ce pour des raisons parfaitement justifiables. En effet, toutes les enquêtes de terrain montrent l’utilité de certaines de leurs activités non directement policières, telles que la résolution des conflits familiaux ou la prise en charge de drames de la vie quotidienne. Or, comment mesurer ce travail en soi très important, si l’indicateur est le nombre d’arrestations ? Ce qu’affirme dans ce contexte l’approche par la valeur publique, c’est que si les indicateurs sont nécessaires, ils ne sont que des approximations de la réalité. Ils permettent d’établir des comparaisons et de suivre l’évolution dans le temps du travail effectué. Mais ils ne rendent qu’imparfaitement compte de la réalité. En effet, tout n’est pas quantifiable. Les indicateurs traduisent pour part – et c’est légitime – des soucis politiques : ils sont avant tout des coups de projecteur sur certains aspects du . Ainsi, par exemple, pour mesurer l’efficacité d’une maison de retraite, il faudra une batterie de critères : Des occupations sont-elle proposées aux pensionnaires ? L’accès au médecin est-il rapide ? La propreté ? La personnalisation des chambres ? Le nombre et la disponibilité des personnels ? . Monjardet D., Ce que fait la police. Sociologie de la force publique, La Découverte, 7. 3 eme trimestre 2009 • 105 politiques publiques réel. Comment dès lors appréhender les strates souterraines, innovantes, « interstitielles », peu visibles de l’action publique ? Deux moyens y parviennent essentiellement : le suivi et la connaissance attentive de ce qui se passe « sur le terrain » et l’évaluation non en Les indicateurs traduisent pour tant que pratique de jugement mais de compréhension part des soucis partagée des résultats et de ce qui y a mené. politiques : ils sont avant tout des coups de La valeur publique reconnaît que l’action publique est projecteur sur avant tout, au sommet et au quotidien, une action d’arcertains aspects bitrage entre la justice procédurale (l’application des du réel. règles et, selon la grille, le « pilotage »), l’adaptation des règles aux situations individuelles (« intérêt individuel »), la volonté de créer des espaces d’innovation qui ne dépendent pas que de la hiérarchie (« autonomie ») et le souci de responsabiliser les citoyens dans leur approche du service public (« coproduction »). L’originalité de cette approche est de mettre en avant des critères de jugement propres au service public : • l’atteinte des résultats (ce qui est commun avec toutes les organisations) ; • l’atteinte de résultats positifs sociaux et économiques (c’est en particulier ce qui était recherché dans la LOLF mais qui a encore peu été développé dans les programmes) ; • la légitimité et la crédibilité des institutions, l’hypothèse étant faite que des institutions peu légitimes obtiendront de moins bons résultats. Que peuvent être les indicateurs de la valeur publique ? Ils sont plus difficiles à déterminer que ceux que l’on rattache à des objectifs, mais ils peuvent néanmoins être construits. La légitimité des services publics peut s’apprécier par des enquêtes auprès des usagers, ou auprès des pairs, ou par l’analyse des plaintes exprimées spontanément par la population sur la façon dont fonctionnent les services publics. La coproduction peut se mesurer par l’analyse du nombre de cas où une participation des usagers a été souhaitée et s’est réalisée. La personnalisation relève de l’identification du nombre de réponses adaptées aux besoins exprimés sans rompre les critères de légalité. Etc. . Loi organique relative aux lois de finances (Ndlr). 106 • Sociétal n°65 Tout ne se vaut pas L’exemple de la bbC La charte de la BBC s’engage explicitement à prendre en compte les évolutions du marché ; c’est-à-dire que la BBC doit chercher à répondre aux attentes de la population en faisant évoluer ses produits. Cette évolution doit reposer sur la conformité à la notion de valeur publique. Selon la BBC, produire de la valeur publique « est un mécanisme qui permet d’évaluer la pertinence des produits en prenant en compte leur impact sur le marché (conséquences par exemple sur les autres producteurs et diffuseurs de télévision) et les attentes des spectateurs ». C’est seulement après que ce test a été effectué que le changement d’orientation pourra être soumis à débat public. Ce test fonctionne sur deux axes. Premier axe : l’impact socio-économique. Le test suppose de vérifier le service proposé à partir de : • sa valeur pour chaque téléspectateur ; • sa valeur pour la société ; • son coût. L’évaluation doit en ce cas être référée aux objectifs de la BBC qui sont : • l’innovation ; • la qualité des programmes ; • la promotion des valeurs et du civisme ; • un bon rapport coût/efficacité. Deuxième axe : l’impact sur le marché et la concurrence. Il est évalué conjointement par l’autorité de régulation de la concurrence britannique et par la BBC. Ses conclusions sont publiques. Cette évaluation ex ante de la BBC est conduite par le conseil d’administration, aidé par une équipe autonome. Ce conseil est un ensemble de quinze personnalités indépendantes sélectionnées par une commission, pour un mandat de cinq ans renouvelable une fois. L’évaluation se fait sur six mois qui peuvent être réduits à trois en cas d’urgence justifiée. Les six mois sont divisés en deux étapes. Une première plutôt interne menée par le conseil sur les critères évoqués ci-dessus. Mais même dans cette phase, dite « interne », le conseil peut consulter toute personne compétente, lobby ou groupe social. Cette phase donne lieu à un rapport qui fait l’objet d’un débat public pendant les trois autres mois. Le ministre prend ensuite des décisions sur la base du rapport amendé par les résultats du débat public. Le conseil peut utiliser tous les moyens de travail imaginables : appel à des experts, sondages d’opinion, études de marché, comparaisons avec des télévisions étrangères, suivi sur le long terme de groupes d’usagers. A priori, les moyens budgétaires pour mener ce travail d’enquête ne sont pas limités. 3 eme trimestre 2009 • 107 politiques publiques Une dimension politique La révision des missions cherche à déterminer pourquoi une action relève d’une responsabilité publique et doit être mise en œuvre par une autorité publique en la référant au secteur privé et aux autres modalités d’action publique (collectivités locales, associations, partenariats public-privé). Cette approche est particulièrement efficace pour des missions qui n’ont pas de valeur ajoutée en termes de service public (prestation de service pure) ou qui bénéficient d’une grande proximité avec les usagers. Néanmoins, les critères des grilles de révision des missions demeurent très généraux. Par exemple : défaillance du secteur privé, non-profitabilité des activités, capacités identiques à même niveau de coût et de qualité dans le secteur privé, capacités d’expertise et de recherche, etc. Ces critères n’invalident pas le modèle, mais amènent à de grands choix qui en soi ne rendent pas compte du plus concret de chaque activité publique. L’approche valeur publique n’est pas redondante avec une grille d’analyse déjà existante comme la révision des missions. Mais c’est la première qui cherche à prendre à bras-le-corps l’analyse du caractère multiforme et complexe des activités publiques, souvent soumises à des exigences contradictoires. Un policier doit faire appliquer la loi. Mais il doit donner une certaine notion du bien et du mal à son environnement, il doit être ferme mais également se montrer compréhensif, sauf à ne pas être entendu. Est-ce si différent d’une activité privée ? C’est en tout cas différent des activités tayloriennes qui peuvent être standardisées et cela échappe à des systèmes de mesure trop simples par accumulation d’indicateurs de performance chiffrés. La théorie de la valeur publique implique en outre un débat politique : peut-on réconcilier l’efficience et une vue instrumentale du service public avec une forme de démocratie au sein de la fonction publique ? En effet, certaines pratiques d’efficience dans les pays qui ont fait leurs les idées du nouveau management public ont encadré à ce point l’action des fonctionnaires qu’ils ne sont plus que des exécutants sans initiative. La pratique des objectifs chiffrés conduit à Si valeur publique leur refuser la capacité d’être entendus dans leur connaisil y a, cela veut sance des réalités du terrain et dans leur expertise, sans dire que les fonctionnaires même parler de la développer (cf. Nouvelle-Zélande et ne sont pas des Royaume-Uni, 80-0). Or, si valeur publique il y a, prestataires de cela veut dire que les fonctionnaires ne sont pas service tayloriens, des prestataires de service tayloriens, mais des acteurs mais des acteurs de la société. de la société. « Les fonctionnaires sont ceux qui savent le mieux comment améliorer les services et conseiller les 108 • Sociétal n°65 Tout ne se vaut pas ministres. Cela veut-il dire qu’il faut leur donner le pouvoir de décider seuls ? Certes non, mais les écouter oui, ce qui est encore trop rarement le cas. La question des rôles respectifs des fonctionnaires et des politiques mérite d’être clairement repensée. » La question que le nouveau management public évite est la difficulté d’établir dans le secteur public des objectifs partagés par tous. Certes il en est souvent de même dans le secteur privé, mais il existe un arbitre ultime qui est la survie de l’entreprise et sa capacité à dégager des profits. Le secteur public est pris en tenailles entre des jeux d’intérêt, des représentations sociales (peut-on faire voter les immigrés ?), si bien qu’il est faux de croire qu’il puisse y avoir des objectifs sans choix de valeurs. Se limiter à des objectifs quantifiables est confortable car la définition des valeurs dans une société est chose complexe. Les valeurs ne sont pas consensuelles. Le problème est de savoir s’il est possible néanmoins de mettre une partie de la société en accord au moins avec un fond de valeurs ou de procédures acceptées, si le gouvernement peut trancher « en faveur de l’intérêt général », même si certains choix sont peu populaires. Le management public n’est pas qu’affaire de rationalisation, il est un aspect essentiel de la démocratie. . Talbot C., « The Value of Everything », www.PublicFinance.co.uk, juin 00. Disponible à cette adresse : http://www.publicfinance.co.uk/feature_details.cfm?News_id = 78. 3 eme trimestre 2009 • 109