Jouer le jeu de la croissance

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Jouer le jeu de la croissance
poLitiquES pubLiquES
Jouer le jeu
de la croissance
Claude diebolt
Professeur d’économie à l’université Louis-Pasteur de Strasbourg
Dans les économies développées, la croissance est attendue d’un effort de formation
significatif. Pourtant, certains économistes comme Douglass North soulignent que la
relation formation-croissance n’est pas simple et peut même entraîner l’inverse de ce
que l’on souhaite.
«Si le choix d’un bon modèle économique dépend aussi du contexte institutionnel – et
tel devrait être le cas –, alors l’histoire économique remplit une fonction intéressante :
élargir la gamme des observations disponibles au théoricien. La théorie économique
ne peut que gagner à tenir compte de la variété des possibilités d’arrangements institutionnels et des expériences au sein des sociétés humaines. Peu de choses devraient
apparaître aussi intéressantes à l’œil du théoricien que de pouvoir observer l’interaction entre les institutions sociales et le comportement économique au travers du temps
et de l’espace. » (Solow, 8, p. )
D
ans la recherche des conditions de dynamisation de la croissance en
Europe, il est souvent admis que l’amélioration des systèmes éducatifs et
l’élévation du niveau scolaire seraient un levier. Pourtant, le Prix Nobel
d’économie de , Douglass North, spécialiste en cliométrie, c’està-dire en analyse quantifiée de l’histoire, a tiré de ses travaux la conviction inverse.
Pour lui, la croissance a permis de financer des institutions scolaires de plus en plus
nombreuses, mais ne doit rien à leur multiplication. À la différence des défenseurs
de la théorie de la « croissance endogène », qui considèrent le capital humain comme
essentiel mais les institutions sociales comme secondaires dans l’analyse des processus de développement, North soutient que le cadre institutionnel et les organisations
qui en découlent jouent un rôle déterminant dans l’explication de la performance
économique des nations. Ce sont des schémas régularisés d’interaction qui sont mis
en place pour faire face à une complexité que l’économie standard ne peut mettre en
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évidence. De façon plus formelle, les institutions sont l’ensemble des règles du jeu,
c’est-à-dire « […] les contraintes imaginées par l’homme, qui structurent l’interaction politique, économique et sociale ». (North, , p. 7).
North souligne l’importance de la prise en compte des coûts de transaction dans
l’analyse économique. Avec les coûts de transformation ils définissent, selon lui, les
coûts de production de l’économie.
Vices et vertus
C’est en 0 que Ronald Coase démontre que, en cas d’absence de coûts de transaction, l’allocation qui résulte du marché maximise le produit total indépendamment
des droits de propriété. Mais dès que les coûts de transaction cessent d’être nuls, ce
n’est plus le cas. Ces coûts de transaction peuvent être liés aux coûts d’intermédiation, aux coûts dus à la mesure et à l’évaluation de ce qui est transféré au cours de
l’échange, aux coûts nécessités pour s’assurer de la non-défaillance du cocontractant
dans la relation contractuelle. Les coûts de transaction sont appelés à croître avec le
développement de l’économie, puisque l’accroissement de la taille du marché engendre une augmentation du nombre des transactions (Coase, 0).
Si la théorie montre qu’il est relativement aisé d’assurer la coopération pour tirer
tous les gains des échanges dans de petits groupes, cela devient beaucoup plus difficile dans les grands groupes (pensons notamment au dilemme du prisonnier non
répété). On peut y voir l’origine de l’émergence d’une tierce partie – l’État – pour
faire respecter les contrats.
L’État et les institutions en général apparaissent donc nécessaires pour réduire l’irréductible incertitude qui préside aux interactions humaines. Ils participent au processus de réduction des coûts de transaction en assurant aux relations contractuelles
un cadre prévisible. C’est là leur principale vertu. Établies au début de la vie sociale,
les institutions ne sont cependant pas nécessairement efficaces. Ce sont avant tout
les rapports de force entre les individus et les groupes constitutifs de la société qui
contribuent à leur définition. Jugées satisfaisantes, elles vont se cristalliser au cours
du temps. Une fois créées, elles mettent en place un réseau d’incitations au sein
duquel émergent des organisations, renforçant la structure institutionnelle ainsi
conçue (voir le concept de path dependence de David, 007).
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Or, parmi ces organisations, il y a les systèmes éducatifs et surtout universitaires. Ces organisations, selon la
nature du cadre institutionnel, ne vont pas agir forcément dans le sens de plus de croissance. Elles peuvent
bien évidemment favoriser la concurrence, l’innovation,
la recherche de productivité et l’esprit d’entreprise, mais
elles peuvent également, au contraire, préparer à des
activités rentières, décourageant par là les activités productives. Les institutions efficaces sont celles qui créent des incitations favorables
à l’activité productive. Il est donc essentiel, dans une société donnée, d’évaluer les
institutions en fonction de la nature des incitations qu’elles donnent et qui vont
orientent l’action des agents.
Les institutions
efficaces sont
celles qui créent
des incitations
favorables
à l’activité
productive.
Au plan méthodologique, North prend en compte la dimension du temps historique
(irréversible) et rompt partiellement avec l’individualisme méthodologique strict du
modèle néoclassique. Pour lui, il y a une dialectique qui s’instaure entre la société et les
individus, même si au départ les individus ont mis en place les institutions. Celles-ci
réduisent l’espace des choix et modifient la nature des incitations. Une société organisée connaît un individualisme modéré où les individus créent des institutions afin de
réduire l’incertitude qui enveloppe leur interaction, mais où également ces créations
sociales affectent en retour leurs comportements personnels.
Croissance versus rentes
Ce cadre de pensée permet de rendre compte de divers phénomènes concernant l’éducation. D’une part, il est un moyen de comprendre l’origine des institutions d’enseignement universitaire en les considérant comme des formes d’organisation à la recherche
de leur intérêt au sein de structures institutionnelles données. D’autre part, il sert à analyser les choix édictés par les institutions d’enseignement supérieur (structure de l’offre
de formation) et les décisions prises par les individus (étudiants choisissant un domaine
de formation) en relation avec le jeu d’incitations mis en place par les institutions.
Pour North, « le type de connaissances, talents et apprentissages dans lesquels les
membres d’une organisation vont s’investir reflètent les gains – les incitations –
intégrés dans les contraintes institutionnelles » (North, 0, p. 7).
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Ce processus va présenter des formes de rendements croissants. En effet, la nature
des institutions qui président au fonctionnement d’une société influence de façon
déterminante le type de connaissances recherchées. Et celles-ci pourront être favorables ou non au développement économique : « Si la structure institutionnelle de
base rend la redistribution de richesses (et non leur production) économiquement
plus attirante (rentable), alors on doit s’attendre à un développement très différent
de la connaissance et des talents que dans un cadre où ce seraient des activités
accroissant la productivité qui apparaîtraient plus rentables (comme l’industrie
chimique au vingtième siècle). Ce sont des exemples extrêmes certes, mais en euxmêmes ils constituent des idéaux types qui rendent compte d’une bonne part de
l’histoire économique » (North, 0, p. 78).
La structure institutionnelle générale se traduit par des incitations à acquérir tel ou tel
type de connaissance plutôt que tel autre. Cette demande induit une émergence d’organisations cherchant à tirer un bénéfice en offrant ce type de compétence. La structure de l’offre d’enseignement reflète les incitations inscrites dans la structure
institutionnelle de la société. On conçoit donc que l’offre
et la demande de qualifications ne sont pas indépendanL’offre et la
demande de
tes de l’organisation plus générale de la société. Qui plus
qualifications
est, un équilibre entre offre et demande de qualifications
ne sont pas
n’est pas la garantie d’une situation optimale en termes de
indépendantes
contribution au développement économique de long
de l’organisation
plus générale de
terme d’une société. Un tel équilibre peut cacher deux
la société.
situations opposées.
Dans la première, les institutions sont efficaces et créent des incitations à agir dans
un sens conforme à l’accroissement des capacités productives d’une collectivité. Dans
un tel cadre, offre et demande de qualifications ont toutes les chances d’être ellesmêmes favorables au développement. Il faut y ajouter l’évolution des perceptions
des politiciens et des électeurs sur la valeur de cet investissement. Le résultat final
renforce la perception initiale de la complémentarité entre performance économique
et investissement dans la croissance et la dissémination de la connaissance.
Dans la deuxième situation, les institutions ne sont pas efficaces. Elles mettent en
place des incitations à acquérir des connaissances préparant à des activités inutiles ou nuisibles au développement économique de long terme. Historiquement, ce
serait le cas d’un grand nombre de pays du tiers-monde, où un nombre important
d’étudiants s’orientent vers le droit et les sciences politiques afin d’obtenir ensuite un
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emploi dans l’administration, source d’un revenu régulier, de prestige et de pouvoir.
L’activité privée est doublement pénalisée. Moins prestigieuse, elle perd une part de
son intérêt pécuniaire du fait de la ponction opérée sur ses bénéfices pour entretenir
les fonctionnaires. Une situation stable se met ainsi en place où, en agissant rationnellement, les agents économiques entretiennent le sous-développement.
Déjà, Tocqueville…
Un tel constat n’est pas nouveau et même relativement ancien dans la pensée sociale.
C’est Tocqueville (8) qui, le premier, en a parlé. Dans son ouvrage L’Ancien Régime
et la Révolution, il cherche à expliquer pourquoi, à la fin du XVIIIe siècle, l’agriculture
capitaliste et le commerce ne se sont pas développés en France à la même vitesse qu’en
Angleterre. La raison principale en est que, dans la France de l’Ancien Régime, le haut
degré de centralisation administrative faisait que l’État y avait plus de prestige qu’en
Angleterre et que les charges d’État, les « places », y étaient plus recherchées. En
conséquence, lorsqu’un propriétaire terrien devait choisir
Si l’agriculture
entre, d’une part, rester sur ses terres pour chercher à en
capitaliste et
accroître le produit, ou acquérir une charge royale en
le commerce
ville, d’autre part, il préférait en général la seconde possine se sont pas
bilité.
développés en
France à la même
vitesse qu’en
Dans la pensée de North, si la distribution de la connaisAngleterre,
sance dans une société est expliquée par la théorie de
c’est parce
qu’à la fin du
l’investissement en capital humain, le développement
XViiie siècle les
de l’éducation formelle et des types de connaissance
charges d’État
valorisés
socialement s’explique en dernière instance
y avait plus de
par les caractéristiques institutionnelles de cette société.
prestige.
North en vient en conséquence à exprimer des doutes
sur la capacité autorégulatrice des marchés de capital humain. Si, au départ, les
institutions sont inefficaces, les décisions individuellement rationnelles prises maintiendront la société sur une trajectoire sous-optimale. Qui plus est, l’équilibre de
faible croissance qui s’installe dans ce genre de situation est très difficile à modifier.
Au point que certains se sont appuyés sur les thèses de North pour plaider en faveur
d’une intervention extérieure forte capable de modifier radicalement les institutions,
notamment scolaires, en place dans des sociétés figées.
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North précise son point de vue en mettant en avant deux acceptions possible de la
notion d’efficacité. Il y a d’abord ce qu’en anglais on appelle allocative efficiency, conception bien connue des économistes qui correspond à l’optimalité au sens de Pareto. Il y
a ensuite l’adaptive efficiency, qui concerne les règles qui façonnent l’évolution dans le
temps de la société. Cette efficacité qui se modifie dans le temps est celle qui caractérise la disposition qu’a une société d’acquérir des connaissances, de favoriser l’innovation, d’accepter de courir des risques et d’entreprendre des activités créatives.
Pour qu’une société évolue, pour qu’elle bénéficie pleinement de son adaptive efficiency,
il faut que sa structure sociale autorise au maximum les essais, les erreurs et les tâtonnements afin d’apprendre au travers de l’expérience à résoudre les problèmes dans le
temps. Il faut encourager la prise de décision décentralisée pour permettre à la société
de maximiser les efforts requis pour résoudre les problèmes qui peuvent être non seulement stochastiques mais aussi systématiques, c’est-à-dire idéologiques.
Chez North, les règles institutionnelles sont profondément influencées par un engagement libéral. La concurrence, les prises de décision décentralisées et des contrats
et droits de propriété bien spécifiés sont présentés comme les éléments indispensables d’une bonne efficacité organisationnelle. Néanmoins, North constate que le
laisser-faire n’est pas toujours la meilleure solution pour assurer une capacité de
réponse optimale des institutions aux besoins de la société.
C’est le cas en particulier pour les institutions d’enseignement supérieur, la question
portant sur leur réelle capacité de répondre aux demandes changeantes des utilisateurs de diplômés que sont l’État et les entreprises privées. Et cette question est, à
l’évidence, tant en France qu’à l’étranger, d’une actualité criante.
Orienter utilement
Les moyens publics devenant de plus en plus limités, on cherche à utiliser ceux-ci
de la façon la plus productive possible. La production de biens quasi publics comme
l’éducation dans des institutions décentralisées suggère de définir des incitations
garantissant la fourniture au moindre coût d’un produit correspondant aux besoins
et désirs de leurs usagers. De façon plus agrégée, on peut également dire qu’un financement public de l’enseignement ne se justifie que dans la mesure où cet investissement profite à l’ensemble de la société, notamment en contribuant à sa performance
économique.
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On peut penser que l’enseignement universitaire y contribue effectivement. Mais
cela ne va pas de soi. Il y a lieu de distinguer entre les disciplines en sachant que
l’évaluation que l’on peut faire du rôle d’une discipline dans le développement économique n’est pas intangible. L’impact de certaines
d’
entre elles varie selon le degré de développement ; un
un financement
public de
certain seuil de développement technique et économil’enseignement
que doit être atteint avant que l’enseignement supérieur
ne se justifie que
puisse
valablement contribuer à la croissance.
dans la mesure
où il profite à
la performance
Enfin, il ne faut pas négliger le rôle des institutions et
économique de la
ne pas ignorer que, bien souvent, en offrant en abonsociété.
dance des parcours de formation plus axés sur l’acquisition de rentes que vers les métiers de l’innovation et de
la technologie, l’institution universitaire ne contribue pas à la croissance économique.
Puisque les choix individuels seront affectés par les incitations que donne cette institution, on peut se trouver dans une situation où l’offre de formation trouvera une
demande, où les marchés éducatifs seront équilibrés et les choix individuels gratifiés
par des rémunérations élevées, mais où les talents et la nation entière se trouveront
enfermés dans une trappe de sous-développement économique.
Références
• Coase R., « The Problem of Social Cost », Journal of Law and Economics,
1960, n°3, pp. 1-44.
• David P., « Path Dependence: A Foundational Concept for Historical
Social Science », Cliometrica, 2007, n°1, pp. 91-114.
• North D., Institutions, Institutional Change and Economic Performance,
Cambridge, Cambridge University Press, 1990.
• North D., « Institutions », Journal of Economic Perspectives, 1991, n°5, pp. 97-112.
• Solow R.M., « Economic History and Economics », American Economic
Review, 1995, n°75, pp. 328-331.
• Tocqueville A. (1856), L’Ancien Régime et la Révolution, Paris, Gallimard, 1952.
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Tout ne se vaut pas
SylVie troSa
Institut de la Gestion publique et du développement économique,
Cour des comptes
Peut-on évaluer l’action des services publics sur des bases purement quantitatives ?
Telle est la question que se posent les spécialistes de l’action publique en rappelant
notamment que la démocratie associe l’action de l’État à des contenus moraux et
politiques.
u
ne nouvelle approche des services publics est en train de se développer
tant aux États-Unis qu’au Royaume-Uni à partir d’une théorie nommée « théorie de la valeur publique ». Cette théorie, pour l’heure, est
encore en construction. Son but est de fournir des outils pour mesurer
ce qui est spécifiquement l’apport en valeur d’une activité de service public. Qu’estce qu’une télévision publique apporte ? Qu’est-ce qu’une assistante sociale apporte ?
Comment déterminer leurs plus-values ?
Un vide à combler
Cette théorie s’inscrit dans un contexte historique. Les années 70-80 ont été
marquées par l’introduction dans les pays développés du « nouveau management
public » dont l’objectif était d’utiliser entre autres des méthodes de mesure inspirées
de celles du secteur privé. La principale conséquence a été un recours systématique
à la quantification, tout ce qui n’est pas quantifiable étant considéré comme « non
objectif » ou subjectif. Parallèlement, s’est développée en France la sociologie des
organisations qui partait, non de la mesure, mais de la compréhension de la stratégie
des acteurs (des participants à un processus de travail), pour mieux cerner les rouages des « intérêts à agir ». On avait ainsi, d’une part, un mouvement fondé sur les
outils et des indices quantifiés et, de l’autre, une analyse centrée sur les individus et
la description de leurs relations. Les pays anglo-saxons, qui ont été les pionniers du
nouveau management public, en restent la principale source d’évolution. Pourtant,
. Moore M., Creating Public Value, Harvard University Press, .
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ils ont pris conscience que si la mesure est nécessaire, elle ne couvre qu’une partie
de la réalité, celle qui par définition ne tient pas compte du nouveau, de ce qui se
cherche, de ce qui n’entre pas dans les catégories déjà existantes. La théorie de la
valeur publique – ceci est son originalité – ne part pas d’une critique ou d’un rejet
des méthodes de management existantes. Elle prend acte de l’évolution de la mesure,
de la nécessité d’intégrer les représentations et les valeurs des individus.
« L’approche en termes de valeur publique est vite devenue un instrument, bien
qu’encore minoritaire, permettant d’évaluer la performance des services publics au
Royaume-Uni, en Australie et dans d’autres pays. Nombre d’organisations y ont eu
recours comme la BBC, le gouvernement écossais, des forces de polices, des collectivités
locales, des organisations artistiques. […]. Deux questions apparaissent immédiatement. Est-il possible de définir une valeur publique dans un monde de valeurs de plus
en plus conflictuelles et dans une démocratie qui ne repose pas sur le consensus ? La
seconde, qui suppose qu’une réponse positive puisse être donnée à la première question,
est de savoir si cette valeur est mesurable ou évaluable objectivement2 ? »
Réfléchir sur les valeurs
La théorie de la valeur publique rompt avec la tradition de la mesure quantitativiste.
En pratique, dans la vision quantitativiste, on « n’obtient que ce que l’on mesure ».
En termes de valeur publique, on n’obtient que ce à quoi l’on attache de la valeur et
que l’on peut évaluer. Pour déterminer la valeur publique, il faut clarifier au départ
les valeurs poursuivies par les actions publiques. Prenons le cas de la « culture des
résultats ». À quelle valeur répond-elle ? À celle qui consiste à produire plus avec
moins de moyens ? À celle qui affirme produire des services adéquats aux objectifs
du gouvernement ? À celle qui correspond aux attentes des citoyens ? À celle qui a
pour but de diminuer la marge d’autodétermination des fonctionnaires et de lier plus
leur action à des objectifs définis centralement ? Les valeurs pouvant être diverses,
nul doute que la culture des résultats n’est toujours pas consensuelle.
L’État peut selon les circonstances se vouloir autoritaire, minimal, partenarial,
influenceur, etc. Certaines versions sont peut-être difficiles à afficher, telles que celles d’un État très directif. Néanmoins, toute action publique se réfère à des valeurs,
. Talbot C., « Measuring Public Value, A Competing Values Approach », The Work Foundation, 008. Disponible
à cette adresse : http://www.theworkfoundation.com/Assets/Docs/measuring_PV_final.pdf.
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généralement peu explicitées, surtout dans les pays latins qui redoutent la conflictualité entre les différents groupes sociaux. Pour autant, ces valeurs sous-tendent chacun
de nos choix. En ce sens, la théorie de la valeur publique rejoint des analyses qui ont
été développées dans les années 70-80 en France, telle la sociologie des organisations précitée. Ces analyses, qui sont peu mobilisées maintenant (pour des raisons
de manque de moyens des administrations), étudiaient dans le comportement des
fonctionnaires les valeurs qu’ils mettaient en œuvre dans leur action.
La première analyse des valeurs dans les pratiques et théories de modernisation des
administrations amène à définir quatre grands types d’États. Cette typologie a pour
intérêt de mettre en cohérence et de rendre visible les finalités de démarches dont
les liens ne sont pas nécessairement apparents et par là même d’effectuer des choix
en fonction des finalités affichées.
DES PoInTS DE vuE DIvERS
Tableau 1 • Le cadre d’analyse et d’auto-analyse de la valeur (CAv)
Interne
Externe
Collaborer
Créer
Partenariats entre les niveaux administratifs Participation et débat public
Flexibilité
Réseaux
Clarification des missions
Délégation et mise en pouvoir
Transparence des processus
Résultat
Pilotage
Concurrence
Stratégie et planification
Mieux réglementer
Contrôle des ressources
Agences et centres de responsabilité
Systèmes de RH et d’information
Stabilité
Expérimentation des politiques
publiques
Rôle déterminant de l’expertise
Mécanismes type marché
Contractualisation par objectifs
Normes de qualité
Benchmarking
Objectifs de performance
Efficience comme moteur
Audit externe et inspection
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Ce tableau pourrait aussi se décliner en quatre autres dimensions.
Coproduction
Autonomie/autorité/pilotage
Bien commun
Intérêt individuel
L’intérêt de cette grille d’analyse réside dans le fait qu’elle n’est pas normative en ce
sens qu’elle ne prétend pas promouvoir un modèle plutôt qu’un autre : les différents
points de vue sont tous nécessaires.
Prenons des exemples concrets pour donner du sens à ce tableau. Prenons le cas de
la police dans son action antiterroriste :
• le point de vue du pilotage est nécessaire, car son efficacité dépend des
choix d’organisation, de priorités, de formation ;
• celui de la collectivité également, car une coproduction, c’est-à-dire une sensibilité de la population aux menaces (façon de réagir, solidarité), est indispensable ;
• celui du bien commun, car le terrorisme déstabilise la paix civile et l’économie
du pays ;
• celui de l’intérêt individuel enfin, chacun pouvant être atteint par une menace
terroriste.
Ainsi, la grille de lecture qui cherche à analyser les actions publiques en croisant
les points de vue du bien commun, de l’intérêt individuel, de la coproduction avec
les usagers et de l’autorité/efficacité de l’État constitue une grille intéressante pour
construire une évaluation dès lors qu’on l’adapte en adoptant des critères propres au
service public.
Mobiliser
Si on parle de valeurs plutôt que d’objectifs, c’est que la référence à des objectifs
est ambiguë et multiforme. Certains objectifs correspondent à des finalités vagues,
même s’ils ont valeur de rassemblement : réduire la pauvreté, augmenter la compétitivité d’un pays, etc. Ce type d’objectifs est incontournable car il répond à une
aspiration des politiques qui ont besoin d’un message simple mais clair, et au souhait
des fonctionnaires qui s’attendent à ce qu’on donne « un sens noble » à leur action.
Leur revers est d’être peu pratiques, non mesurables, ou difficiles à concrétiser.
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Des objectifs pragmatiques, limités dans leur ambition et dans leur définition, permettent une mesure des progrès réalisés (par exemple l’état de santé des enfants de moins
de cinq ans, qui est devenu un objectif national au Royaume-Uni il y a cinq ans). Mais
ils paraissent moins séduisants au politique et moins mobilisateurs pour les fonctionnaires. Il existe donc une sorte de nécessité à ce que la définition des objectifs concilie
des affirmations fortes de finalités et des résultats pragmatiques atteignables.
Que manque-t-il alors ? Deux dimensions : celle de la pertinence, celle des stratégies concrètes d’action, c’est-à-dire du modèle d’action. C’est ce que l’approche en
termes de valeur publique cherche à clarifier en montrant le « plus » que les objectifs
apportent comme résultats
Une pratique de compréhension partagée
La théorie de la valeur publique implique de savoir ce qui dans le travail d’un fonctionnaire de terrain n’est pas entièrement mesurable. On peut certes construire une
check-list d’indicateurs, mais souvent les réponses seront oui/non.
Les travaux de Dominique Monjardet sur la police, qui font suite à ceux poursuivis
sur la police de New York, montrent à quel point le travail réel des policiers peut
différer des « objectifs officiels », et ce pour des raisons parfaitement justifiables. En
effet, toutes les enquêtes de terrain montrent l’utilité de certaines de leurs activités
non directement policières, telles que la résolution des conflits familiaux ou la prise
en charge de drames de la vie quotidienne. Or, comment mesurer ce travail en soi
très important, si l’indicateur est le nombre d’arrestations ?
Ce qu’affirme dans ce contexte l’approche par la valeur publique, c’est que si les indicateurs sont nécessaires, ils ne sont que des approximations de la réalité. Ils permettent d’établir des comparaisons et de suivre l’évolution dans le temps du travail
effectué. Mais ils ne rendent qu’imparfaitement compte de la réalité. En effet, tout
n’est pas quantifiable. Les indicateurs traduisent pour part – et c’est légitime – des
soucis politiques : ils sont avant tout des coups de projecteur sur certains aspects du
. Ainsi, par exemple, pour mesurer l’efficacité d’une maison de retraite, il faudra une batterie de critères : Des occupations sont-elle proposées aux pensionnaires ? L’accès au médecin est-il rapide ? La propreté ? La personnalisation
des chambres ? Le nombre et la disponibilité des personnels ?
. Monjardet D., Ce que fait la police. Sociologie de la force publique, La Découverte, 7.
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réel. Comment dès lors appréhender les strates souterraines, innovantes,
« interstitielles », peu visibles de l’action publique ? Deux moyens y parviennent
essentiellement : le suivi et la connaissance attentive de
ce qui se passe « sur le terrain » et l’évaluation non en
Les indicateurs
traduisent pour
tant que pratique de jugement mais de compréhension
part des soucis
partagée des résultats et de ce qui y a mené.
politiques : ils
sont avant tout
des coups de
La valeur publique reconnaît que l’action publique est
projecteur sur
avant tout, au sommet et au quotidien, une action d’arcertains aspects
bitrage
entre la justice procédurale (l’application des
du réel.
règles et, selon la grille, le « pilotage »), l’adaptation des
règles aux situations individuelles (« intérêt individuel »), la volonté de créer des
espaces d’innovation qui ne dépendent pas que de la hiérarchie (« autonomie ») et le
souci de responsabiliser les citoyens dans leur approche du service public (« coproduction »).
L’originalité de cette approche est de mettre en avant des critères de jugement propres au service public :
• l’atteinte des résultats (ce qui est commun avec toutes les organisations) ;
• l’atteinte de résultats positifs sociaux et économiques (c’est en particulier ce qui
était recherché dans la LOLF mais qui a encore peu été développé dans les
programmes) ;
• la légitimité et la crédibilité des institutions, l’hypothèse étant faite que des
institutions peu légitimes obtiendront de moins bons résultats.
Que peuvent être les indicateurs de la valeur publique ? Ils sont plus difficiles à
déterminer que ceux que l’on rattache à des objectifs, mais ils peuvent néanmoins
être construits. La légitimité des services publics peut s’apprécier par des enquêtes
auprès des usagers, ou auprès des pairs, ou par l’analyse des plaintes exprimées spontanément par la population sur la façon dont fonctionnent les services publics. La
coproduction peut se mesurer par l’analyse du nombre de cas où une participation
des usagers a été souhaitée et s’est réalisée. La personnalisation relève de l’identification du nombre de réponses adaptées aux besoins exprimés sans rompre les critères
de légalité. Etc.
. Loi organique relative aux lois de finances (Ndlr).
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L’exemple de la bbC
La charte de la BBC s’engage explicitement à prendre en compte les évolutions du
marché ; c’est-à-dire que la BBC doit chercher à répondre aux attentes de la population
en faisant évoluer ses produits. Cette évolution doit reposer sur la conformité à la notion
de valeur publique. Selon la BBC, produire de la valeur publique « est un mécanisme
qui permet d’évaluer la pertinence des produits en prenant en compte leur impact
sur le marché (conséquences par exemple sur les autres producteurs et diffuseurs de
télévision) et les attentes des spectateurs ». C’est seulement après que ce test a été
effectué que le changement d’orientation pourra être soumis à débat public.
Ce test fonctionne sur deux axes. Premier axe : l’impact socio-économique. Le test
suppose de vérifier le service proposé à partir de :
• sa valeur pour chaque téléspectateur ;
• sa valeur pour la société ;
• son coût.
L’évaluation doit en ce cas être référée aux objectifs de la BBC qui sont :
• l’innovation ;
• la qualité des programmes ;
• la promotion des valeurs et du civisme ;
• un bon rapport coût/efficacité.
Deuxième axe : l’impact sur le marché et la concurrence. Il est évalué conjointement
par l’autorité de régulation de la concurrence britannique et par la BBC. Ses conclusions
sont publiques.
Cette évaluation ex ante de la BBC est conduite par le conseil d’administration, aidé par
une équipe autonome. Ce conseil est un ensemble de quinze personnalités indépendantes
sélectionnées par une commission, pour un mandat de cinq ans renouvelable une fois.
L’évaluation se fait sur six mois qui peuvent être réduits à trois en cas d’urgence
justifiée. Les six mois sont divisés en deux étapes. Une première plutôt interne menée
par le conseil sur les critères évoqués ci-dessus. Mais même dans cette phase, dite
« interne », le conseil peut consulter toute personne compétente, lobby ou groupe
social. Cette phase donne lieu à un rapport qui fait l’objet d’un débat public pendant
les trois autres mois. Le ministre prend ensuite des décisions sur la base du rapport
amendé par les résultats du débat public.
Le conseil peut utiliser tous les moyens de travail imaginables : appel à des experts,
sondages d’opinion, études de marché, comparaisons avec des télévisions étrangères,
suivi sur le long terme de groupes d’usagers. A priori, les moyens budgétaires pour
mener ce travail d’enquête ne sont pas limités.
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Une dimension politique
La révision des missions cherche à déterminer pourquoi une action relève d’une responsabilité publique et doit être mise en œuvre par une autorité publique en la référant
au secteur privé et aux autres modalités d’action publique (collectivités locales, associations, partenariats public-privé). Cette approche est particulièrement efficace pour
des missions qui n’ont pas de valeur ajoutée en termes de service public (prestation de
service pure) ou qui bénéficient d’une grande proximité avec les usagers. Néanmoins,
les critères des grilles de révision des missions demeurent très généraux. Par exemple : défaillance du secteur privé, non-profitabilité des activités, capacités identiques
à même niveau de coût et de qualité dans le secteur privé, capacités d’expertise et de
recherche, etc. Ces critères n’invalident pas le modèle, mais amènent à de grands choix
qui en soi ne rendent pas compte du plus concret de chaque activité publique.
L’approche valeur publique n’est pas redondante avec une grille d’analyse déjà existante comme la révision des missions. Mais c’est la première qui cherche à prendre à
bras-le-corps l’analyse du caractère multiforme et complexe des activités publiques,
souvent soumises à des exigences contradictoires. Un policier doit faire appliquer
la loi. Mais il doit donner une certaine notion du bien et du mal à son environnement, il doit être ferme mais également se montrer compréhensif, sauf à ne pas être
entendu. Est-ce si différent d’une activité privée ? C’est en tout cas différent des
activités tayloriennes qui peuvent être standardisées et cela échappe à des systèmes
de mesure trop simples par accumulation d’indicateurs de performance chiffrés.
La théorie de la valeur publique implique en outre un débat politique : peut-on réconcilier l’efficience et une vue instrumentale du service public avec une forme de démocratie
au sein de la fonction publique ? En effet, certaines pratiques d’efficience dans les pays
qui ont fait leurs les idées du nouveau management public ont encadré à ce point l’action
des fonctionnaires qu’ils ne sont plus que des exécutants
sans initiative. La pratique des objectifs chiffrés conduit à
Si valeur publique
leur refuser la capacité d’être entendus dans leur connaisil y a, cela veut
sance
des réalités du terrain et dans leur expertise, sans
dire que les
fonctionnaires
même parler de la développer (cf. Nouvelle-Zélande et
ne sont pas des
Royaume-Uni, 80-0). Or, si valeur publique il y a,
prestataires de
cela veut dire que les fonctionnaires ne sont pas
service tayloriens,
des
prestataires de service tayloriens, mais des acteurs
mais des acteurs
de la société.
de la société. « Les fonctionnaires sont ceux qui savent le
mieux comment améliorer les services et conseiller les
108 • Sociétal n°65
Tout ne se vaut pas
ministres. Cela veut-il dire qu’il faut leur donner le pouvoir de décider seuls ?
Certes non, mais les écouter oui, ce qui est encore trop rarement le cas. La question des
rôles respectifs des fonctionnaires et des politiques mérite d’être clairement repensée. »
La question que le nouveau management public évite est la difficulté d’établir dans
le secteur public des objectifs partagés par tous. Certes il en est souvent de même
dans le secteur privé, mais il existe un arbitre ultime qui est la survie de l’entreprise
et sa capacité à dégager des profits. Le secteur public est pris en tenailles entre des
jeux d’intérêt, des représentations sociales (peut-on faire voter les immigrés ?), si
bien qu’il est faux de croire qu’il puisse y avoir des objectifs sans choix de valeurs. Se
limiter à des objectifs quantifiables est confortable car la définition des valeurs dans
une société est chose complexe. Les valeurs ne sont pas consensuelles. Le problème
est de savoir s’il est possible néanmoins de mettre une partie de la société en accord
au moins avec un fond de valeurs ou de procédures acceptées, si le gouvernement
peut trancher « en faveur de l’intérêt général », même si certains choix sont peu
populaires. Le management public n’est pas qu’affaire de rationalisation, il est un
aspect essentiel de la démocratie.
. Talbot C., « The Value of Everything », www.PublicFinance.co.uk, juin 00. Disponible à cette adresse :
http://www.publicfinance.co.uk/feature_details.cfm?News_id = 78.
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