Intervention du Professeur Jean-François Mattei Président de la

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Intervention du Professeur Jean-François Mattei Président de la
Intervention du Professeur Jean-François Mattei
Président de la Croix-Rouge française
COLLOQUE MIGRANTS
CONSEIL DE L’EUROPE ET CROIX-ROUGE FRANÇAISE
Strasbourg
19 / 20 février 2009
INTRODUCTION
C’est un grand honneur et un réel plaisir de vous accueillir toutes et tous, dans cette salle,
membres de l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe et du comité européen sur les
migrations, présidents ou représentants de 40 sociétés nationales du mouvement, membres de
la Fédération et du CICR, sans oublier les représentants, particulièrement nombreux,
évidemment, de la Croix-Rouge française.
Permettez-moi, tout d’abord, chère madame la secrétaire générale adjointe du Conseil, de
vous remercier très chaleureusement – en personne, mais aussi à travers vous, votre
institution - de nous accueillir ainsi, avec tant d’attentions et d’égards. Je mesure le privilège
qui est le nôtre aujourd’hui et je vous en suis très reconnaissant.
C’est en septembre 2006 que nous avions formulé tous les deux le vœu de mener à bien des
projets conjoints. Cette volonté correspond, pour ce qui me concerne, à une double motivation.
La première est celle d’un attachement personnel à cette institution que je connais bien pour y
avoir siégé en tant que parlementaire français, de 1997 à 2002. J’ai depuis gardé le meilleur
souvenir de la qualité de celles et ceux qui l’incarnent et de la qualité des débats qui se
déroulent en son sein.
La deuxième est relative au mandat qui est le mien depuis décembre 2004 en tant que
président de la Croix-Rouge française. Pour moi, le Conseil de l’Europe et la Croix-Rouge sont,
à bien des égards, frère et sœur dans l’âme, avec ce même souci constitutif de leur identité et
constant dans le temps, - depuis 60 ans pour vous, depuis 150 ans pour nous - de défendre et
de promouvoir l’Homme dans tous ses droits, dans tous ses devoirs et dans toute sa diversité.
Je suis donc très heureux aujourd’hui de voir un de nos projets se concrétiser ; je tiens à vous
remercier une nouvelle fois, chère Maud DE BOER-BUQUICCHIO, de l’avoir rendu possible et
de le nourrir de votre propre contribution. Je ne doute pas que nos débats seront utiles à nos
deux institutions ; j’’espère qu’ils appelleront d’autres collaborations et d’autres succès.
Je voudrais, à cet instant, adresser un autre remerciement, à Armand PEREGO, administrateur
national de la Croix-Rouge française, président de la région Croix-Rouge française en AlsaceLorraine. Il a pris une part importante dans l’organisation de notre réunion et je voudrais
simplement lui dire merci au nom de toute l’association.
Pour laisser toute sa place aux débats, je ne vais pas vous faire un trop long discours. Je
voudrais simplement et rapidement vous faire part de quelques-unes des convictions qui sont
les miennes, tant sur notre Mouvement que sur le sujet qui nous réuni aujourd’hui, avant d’en
venir aux objectifs plus spécifiques de notre séminaire.
I- NOTRE MOUVEMENT A UNE RESPONSABILITE PARTICULIERE FACE AU MONDE
Ma première conviction concerne la responsabilité présente et à venir du Mouvement de la
Croix-Rouge et du Croissant-Rouge.
Parce que notre emblème est devenu universel en même temps que notre planète est devenue
un village, j’ai la conviction que notre Mouvement est aujourd’hui porteur d’une responsabilité
particulière, pour ne pas dire unique. A une époque où la mondialisation transforme les
questions rencontrées par nos sociétés en des enjeux à l’échelle de notre planète, peu
d’organisations peuvent en effet se prévaloir d’être en capacité d’apporter des réponses à
l’échelle de notre monde.
Or, nous avons cette capacité – donc cette responsabilité - puisque nous sommes 186 sociétés
nationales présentes et actives dans autant de pays. Chacune est forte de ses particularités
mais chacune n’existe que parce qu’elle compose avec toutes les autres - et avec la
Fédération comme le CICR - un mouvement humanitaire sans égal et régi par les mêmes
principes d’action universels.
Comment ne pas éprouver chaque jour, dans nos mandats ou nos responsabilités, l’urgence
de faire prévaloir les préoccupations humanitaires qui nous réunissent et qui fondent notre
engagement ?
Comme vous sûrement, je suis souvent effrayé par la folie des hommes. Heureusement,
comme vous aussi je l’espère, je suis souvent rassuré par la générosité de ceux qui s’engagent
pour protéger les plus vulnérables.
Mais comme vous peut-être, j’éprouve le besoin d’échanger, de débattre, de travailler pour que
nous puissions clarifier, fortifier, refonder ensemble nos convictions propres car elles engagent
dans les grands défis de notre temps les sociétés nationales que nous présidons ou dirigeons.
Votre présence nombreuse est le témoignage - éloquent à mes yeux - que vous ressentez
comme moi ce besoin croissant d’échanges et de partages. Nous avons pour cela des rendezvous statutaires qui nous rassemblent régulièrement. Mais je pense qu’il nous faut aller audelà.
D’autant que les enjeux sont souvent considérables et que parfois - pourquoi ne pas le
reconnaître ? - nos lignes de pensée et d’action ne sont pas assez claires.
Ces deux affirmations me semblent particulièrement vrai pour ce qui concerne la migration !
II- AUSSI DEVONS-NOUS AFFIRMER NOTRE VOCATION FACE AUX PEUPLES EN
MOUVEMENT
D’abord, personne ne saurait contester l’importance du sujet. Non pas qu’il soit nouveau. De
tous temps, les hommes se sont déplacés et leurs migrations ont été – on a trop tendance à
l’oublier - un des facteurs clés du développement des sociétés, des économies et des cultures.
Cela est encore vrai en grande partie aujourd’hui. Mais le phénomène n’a cessé de s’amplifier
et de se complexifier au point, désormais, de susciter plus de craintes, de peurs et de
méfiances que d’espoir et de confiance dans l’avenir.
Antonio GUTERRES affirmait en 2008 dans un grand journal quotidien français : « Le XXIème
sera celui des peuples en mouvement ». Quelques chiffres pour s’en convaincre si besoin était
: le nombre de migrants internationaux est passé de 75 à 150 millions en 25 ans, soit entre
1965 et 1990. On en comptait 191 millions en 2005. Ce chiffre augmente plus vite que la
population mondiale dont il représente presque 3 %. Ces 3 % rassemblés virtuellement
constitueraient le cinquième pays au monde ! Dans cet ensemble, on compte 30 à 40 millions
de migrants en situation illégale, soit 15 à 20 % de la population mondiale des migrants.
A l’évidence, ces groupes humains sont particulièrement vulnérables et il ne faut être grand
clerc, hélas, pour craindre que leur situation soit encore plus fragilisée par la crise mondiale qui
nous atteint si durement et peut-être pour longtemps. Quand la récession et le chômage
frappent, ils touchent d’abord les plus fragiles. Les migrants, réguliers ou non, sont alors
souvent les premiers touchés, au même titre que les populations les plus vulnérables. Cela a,
nécessairement, des conséquences directes sur leurs capacités d’intégration et sur les flux –
volontaires ou non – vers les pays d’origine.
A l’heure où notre Mouvement s’apprête donc à célébrer le 150ème anniversaire de la bataille
fondatrice de l’idée et de la vision que nous incarnons tous aujourd’hui, la migration est à
l’évidence un des Solferino de notre temps, un de nos champs de bataille prioritaires.
Or, force est de constater que notre Mouvement n’a pas encore défini une doctrine claire qui
exprime de façon résolue comment nous entendons « faire valoir notre différence », compte
tenu de nos missions et de nos principes, dans la prise en charge des personnes migrantes
vulnérables.
Comme vous le savez, le Mouvement nous a fixé un rendez-vous – en novembre 2009 – pour
adopter les grandes lignes d’une politique globale en matière de migration. Le moment est
venu, notamment dans le cadre de la révision de la stratégie de la Fédération, de préciser
notre pensée et notre volonté en la matière. Je vous rappelle notamment les onze
recommandations adoptées par le conseil des délégués de notre mouvement à l’issue de la
30ème conférence internationale de Genève d’octobre 2007 dans sa cinquième résolution,
intitulée « migration internationale ».
Je salue Trygve NORDBY, président du groupe de référence sur les migrations à Genève, et
Thomas LINDE, représentant spécial du Secrétaire général pour la migration, qui sont présents
parmi nous aujourd’hui. Ils ont cette lourde responsabilité d’élaborer les propositions qui seront
soumises à notre prochaine assemblée. Je les remercie de leur présence, je leur adresse mes
plus sincères encouragements et j’espère que nous allons aujourd’hui contribuer de façon
significative à l’enrichissement des réflexions et des travaux en cours. Bien évidemment, nos
conclusions n’auront pas de portées statutaires ou contraignantes pour conduire la réflexion au
nom de notre Mouvement, mais – compte tenu du nombre de sociétés nationales présentes ici
et de tous les participants rassemblés – je ne doute pas qu’ils seront particulièrement attentifs
à nos débats.
III- D’OU L’ORGANISATION DE CE SEMINAIRE A STRASBOURG AVEC LE CONSEIL DE
L’EUROPE
En prenant en effet l’initiative de vous réunir aujourd’hui, je n’ai d’autre ambition que de
renforcer la contribution des sociétés de notre zone à ce travail.
Mais parce que le phénomène est aujourd’hui planétaire et que nous sommes un mouvement
mondial, j’ai voulu élargir l’invitation au-delà de nos frontières européennes. J’ai donc le plaisir
d’accueillir nos vice-présidents et les présidents ou représentants de plusieurs sociétés
nationales particulièrement concernées [je préciserai quand nous aurons les listes définitives
des inscrits]. Je voudrais les remercier particulièrement d’avoir fait l’effort de se joindre à nos
travaux qui prennent, grâce à eux, une dimension encore plus intéressante.
Il aurait été évidemment illusoire de vouloir embrasser l’ensemble des problématiques liées aux
phénomènes migratoires dans seulement trois demie journées de travail.
C’est pourquoi le Conseil de l’Europe et la Croix-Rouge française ont identifié deux sujets
précis : la situation des mineurs isolés et la problématique des retours forcés.
D’abord, parce que cela renvoie à une évolution notable des phénomènes migratoires,
particulièrement en Europe : si la migration du milieu du 20ème siècle était une migration de
travailleurs,
elle
est
aujourd’hui
un
phénomène
qui
concerne
essentiellement
les
regroupements familiaux et les chemins illégaux. Nous sommes donc bien au cœur des enjeux
de notre temps.
Ensuite, je voudrais rajouter que sur ces deux problématiques la Croix-Rouge française peut
apporter son expérience particulière mais aussi beaucoup toutes ses interrogations.
Concernant le premier thème des mineurs isolés, nous exerçons depuis 2005 les missions
d’administrateur ad hoc auprès des mineurs étrangers isolés maintenus en zone d’attente de
l’aéroport « Roissy-Charles-de-Gaulle » à Paris, un des plus importants d’Europe. Or, le
nombre de mineurs ne cesse d’augmenter depuis. Près de 800 ont été accompagnés par la
Croix-Rouge pour la seule année 2007, un chiffre en augmentation de 47 % par rapport à
l’année précédente. Et les évolutions sont notables dans leurs profils et leurs nationalités. Si
les mineurs issus de l’Afrique Subsaharienne sont toujours majoritaires, l’augmentation du
nombre de jeunes asiatiques par exemple est notable. Tous ces mineurs espèrent et imaginent
une vie meilleure. Certains viennent travailler de façon temporaire, beaucoup viennent
rejoindre des parents établis en Europe.
Nous disposons également d’un « Lieu d’accueil et d’orientation » qui est une structure
spécialisée assurant la prise en charge immédiate de certains des mineurs isolés étrangers
libérés de la zone d’attente de Roissy. Son directeur va vous en parler dans quelques instants
tout en posant la problématique plus largement.
De fait, nous disposons d’une expérience certaine qui nous permet de mesurer les difficultés
de la tâche. C’est pourquoi nous avons voulu axer - dans la mesure du possible - nos débats
de la matinée sur la réunification familiale des mineurs isolés en Europe. En effet, nombre de
mineurs rejoignent l’Europe via un premier pays d’entrée qui n’est pas le pays de destination
finale envisagée. Ils se destinent à un autre pays européen où ils souhaitent généralement
rejoindre leurs parents ou de la famille. Or il n’y a pas de politique globale en la matière,
respectueuse des intérêts de l’enfant pour favoriser ces réunifications familiales. L’objectif est
de pointer les difficultés juridiques, administratives, matérielles ou autres dans la prise des
charges des mineurs qui veulent retrouver leur famille précédemment partie, de les mettre en
perspective et de proposer à tous des lignes d’améliorations. Je suis persuadé que l’expertise
du Conseil de l’Europe sera précieuse en la matière, car il a beaucoup travaillé sur la notion de
« projets de vie », qui prend toute sa dimension dans le cadre de ces débats.
Le deuxième thème retenu, celui des retours forcés, est également d’une grande complexité.
Et sur ce sujet en particulier, nous de disposons pas de ligne claire.
Si je prends l’exemple de la Croix-Rouge française, je constate qu’elle a participé en 2003 –
sous l’autorité de mon prédécesseur – à des « vols groupés » en tant qu’observateur. Sous
escorte policière, il s’agissait du retour forcé d’étrangers en situation irrégulière vers leur pays
d’origine. A cette époque, l’objectif était de soutenir les personnes reconduites en leur
apportant une écoute, une assistance et les premiers secours. Je précise que la Croix-Rouge
française était intervenue une fois la décision de rapatriement prise par le gouvernement et
nous n’étions donc pas partie prenante de cette décision sur laquelle nous n’avions pas porté
de jugement. Ces opérations ont suscité de vives critiques d’autres associations de défense du
droit d’asile et des migrants.
Ultérieurement, sous mon mandat, la Croix-Rouge française a décliné à deux reprises de
nouvelles demandes du Ministère de l’intérieur. Il s’agissait, en juillet 2005, d’un vol en direction
de l’Afghanistan pour lequel je m’étais entretenu avec la FICR et le CICR et, plus récemment
en septembre 2007, d’un vol vers le Cameroun.
Evidemment, à chaque fois les circonstances étaient différentes. Pour autant, les principes qui
nous animent et qui sont censés dicter notre conduite sont toujours les mêmes.
Il m’apparaît donc indispensable de débattre ensemble pour tenter de définir les contours d’une
position commune et, le cas échéant, de déterminer les conditions de notre présence.
Nos débats seront peut-être vifs, voire enflammés car ce sujet est très sensible au sein de
notre mouvement. J’espère, surtout, qu’ils seront constructifs.
Nous bénéficierons pour cela notamment de l’expertise portée par la plate-forme PERCO, plate
forme de coopération des Croix-Rouge européennes pour les réfugiés, les demandeurs
d’asiles et les migrants, et de l’expertise des représentants du CICR que je salue. De même, le
Conseil de l’Europe – à travers le « Comité ad hoc d'experts sur les aspects juridiques de l'asile
territorial, des réfugiés et des apatrides » - a beaucoup travaillé sur le sujet et a élaboré une
liste de 20 principes devant guider l’action des Etats pour les retours des étrangers dans leur
pays d’origine.
Fort de toutes ces compétences, de votre expérience à tous et de votre attachement à nos
principes fondateurs, je suis persuadé que nous saurons trouver les pistes d’un progrès
collectif en la matière.
CONCLUSION
Mesdames, Messieurs,
Les principes rassemblent là ou les frontières séparent.
En effet, soit notre humanisme est à l’échelle de notre monde, soit il n’est pas.
D’ailleurs, un véritable humaniste ne reconnaît pas les frontières !
Rassurez-vous, en m’exprimant ainsi je ne cherche pas à vous convertir à une nouvelle forme
d’anarchisme humanitaire. Cela ne me ressemble pas et, surtout, cela ne nous ressemble pas.
Je veux simplement souligner que, plus que jamais, dans un monde désorienté, il nous faut
retrouver le chemin de notre humanité.
Derrière les enfants dont nous allons évoquer les parcours, derrière les migrants dont nous
allons évoquer les errances, se cachent des destins le plus souvent dramatiques, des espoirs
le plus souvent déçus, des vies le plus souvent brisées. Pour reprendre la formule d’un
écrivain, beaucoup de migrants croient fuir une prison en quittant leur pays, alors qu’ils
emportent les barreaux avec eux.
Face à des souverainetés d’Etats qui vont s’exacerber au fur et à mesure que la crise
planétaire qui nous rattrape va accroître ses méfaits, face à des frontières que d’aucun voudrait
rendre le plus étanche possible au prétexte illusoire de se protéger des maux de cette planète nous avons plus que jamais la responsabilité de mobiliser notre Mouvement, les principes qui
nous rassemblent et nos capacités d’actions au service de ceux qui sont devenus parmi les
plus vulnérables des habitants de notre monde.
Nous devons porter la parole de ceux qui n’ont pas ou plus de voix, nous devons aller à la
rencontre de ceux que certains ne veulent pas voir parce qu’ils sont « illégaux », nous devons
retisser les liens avec ceux qui sont perdus parce qu’ils sont seuls et isolés. Nous devons tout
faire pour les protéger dans ce qui fait notre humanité : leur dignité d’Homme.
Je vous remercie.