Quelques pages

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Quelques pages
Stanislaw Ignacy Witkiewicz
12.30 – Malgré ma grande paresse, je dessine au crayon
sur de petites fiches de papier ordinaire. Je tâche de faire
quelques dessins « au peyotl » pour quelques amis qui
collectionnent mes œuvres les plus « terribles ». Les
dessins sont très quelconques, mais ils représentent
quelque chose dans le genre des choses aperçues dans
les visions. L’exécution est également différente de celle
à laquelle je suis habitué, avec une certaine ignorance de
ce que j’ai l’intention de dessiner. La main bouge automatiquement, ce que je n’ai encore jamais éprouvé jusque-là
sous l’action des autres narcotiques1. Mais en face de
ce que l’on voit, quel dommage de perdre son temps à
dessiner ! […]
Outre les poisons que j’ai décrits, j’ai consommé aussi
du ya-yoô sous la forme de l’harmine de Merck, eukodal
et haschich – ce dernier extrait du Canabis indien, mais
original, fraîchement importé de Perse, et du haschich
persan à fumer – je les ai absorbés et j’ai dessiné sous
leur action. Il est indéniable que chacun de ces produits
a une influence différente, autant sur les dessins que sur
l’humeur. Le haschich pris en grandes quantités, et surtout
s’il est mélangé à l’alcool, donne des visions assez extravagantes, avec multiplication des objets et des personnes
jusqu’à l’infini ; il provoque aussi des états psychiques
intéressants : identification avec les objets, perte du sentiment d’identité dans de courts intervalles de temps, etc.
Mais les visions du haschich « ne sont même pas comparables » à celles du peyotl. Ce sont des choses sans aucune
mesure. L’harmine suscite une certaine « étrangeté du
réel » et l’automatisme du dessin.
Stanislaw Ignacy Witkiewicz, Les Narcotiques, suivi de Les
âmes mal lavées, trad. G. Conio, L’Âge d’Homme, Lausanne,
1980, (« Peyotl », pp. 72, 83-84)
L’art est une évasion, le plus noble narcotique susceptible de nous transporter dans d’autres mondes sans
conséquences néfastes pour la santé, l’intelligence et sans
« gueule de bois ». […] L’art qui, en condensant notre
sens de l’unité et de l’unicité de la personnalité, nous
introduit dans un état d’enivrement spécifique de l’étrangeté de l’Existence.
S. I. Witkiewicz, Polémique avec les critiques, 1927
Stanislaw Ignacy Witkiewicz, Nikotyna, Alkohol, Kokaina,
Peyotl, Morfina, Eter + Appendix, Varsovie, 1932
Couverture de l’édition originale de l’ouvrage consacré
aux narcotiques
Bouteille de mescaline de Stanislaw Ignacy Witkiewicz,
de la maison E. Merck, années 1930
1. Deux ans plus tard, j’ai eu des impressions analogues en prenant du ya-yoo
sous la forme de l’harmine de Merck, bien entendu sans parler des séances de
portraits avec le peyotl et la mescaline. (Note de l’auteur).
Portrait, ca. 1928
Pastel sur papier, 56,5 x 49,8 cm
MS/SN/RYS/1791
Collection Muzeum Sztuki, Lodz, Pologne
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Autoportrait, 1939
Pastel sur papier, 69,6 x 49,5 cm
Courtesy Galerie Berinson, Berlin
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Jean Cocteau
Vitesse lente de l’opium. Sous l’opium on devient le lieu
de phénomènes que l’art nous envoie de dehors. Il arrive
au fumeur d’être un chef-d’œuvre. Un chef-d’œuvre qui
ne se discute pas. Ce chef-d’œuvre parfait, parce que
fugitif, sans forme et sans juges.
Quel que soit l’individualisme, le côté solitaire, réservé,
aristocratique, luxueux, monstrueux du chef-d’œuvre, il
n’en reste pas moins social, capable d’atteindre autrui,
d’émouvoir, d’enrichir spirituellement et matériellement
une masse.
Or, le besoin de s’exprimer, de correspondre avec l’extérieur disparaît chez l’hédoniste. Il ne cherche pas à faire
des chefs-d’œuvre, il cherche à en devenir un lui-même,
le plus inconnu, le plus égoïste.
Dire d’un fumeur en état perpétuel d’euphorie qu’il se
dégrade, revient à dire du marbre qu’il est détérioré par
Michel-Ange, de la toile qu’elle est tachée par Raphaël,
du papier qu’il est sali par Shakespeare, du silence qu’il
est rompu par Bach.
[…]
On parle toujours de l’esclavage de l’opium. Non seulement la régularité d’heures qu’il impose est une discipline, mais encore une libération. Libération des visites,
des cercles de personnes assises. J’ajoute que l’opium
est à l’opposé de la seringue Pravaz. Il rassure. Il rassure
par son luxe, par ses rites, par l’élégance antimédicale de
lampes, fourneaux, pipes, par la mise au point séculaire
de cet empoisonnement exquis.
la drogue qui pousse la jalousie jusqu’à émasculer le
fumeur.
En préparant l’opium brut on combine les alcaloïdes
au hasard. Il est impossible de prévoir les résultats.
L’adjonction de dross augmente les chances de réussite
mais risque de détruire un chef-d’œuvre. C’est un coup
de gong qui brouille la mélodie. Je déconseille la goutte
de porto, de fine champagne. Je conseille un litre de vieux
vin rouge dans l’eau ou trempe la boule brute et ensuite
d’éviter l’ébullition, de passer sept fois, de rester huit
jours à l’ouvrage.
Jean Cocteau, Opium. Journal d’une désintoxication,
Stock, 1930
Même sans aucun esprit de prosélytisme, il est impossible qu’une personne qui ne fume pas, vive auprès d’une
personne qui fume. Chacune habiterait un autre monde.
Une des seules protections contre la rechute sera donc la
responsabilité.
Depuis deux mois je dégorge de la bile. Race jaune : la
bile fixée dans le sang.
L’opium est une décision à prendre. Notre seul tort est
de vouloir fumer et partager les privilèges de ceux qui
ne fument pas. Il est rare qu’un fumeur quitte l’opium.
L’opium le quitte en ruinant tout. C’est une substance
qui échappe à l’analyse, vivante, capricieuse, capable de
se retourner brusquement contre le fumeur. Elle est un
baromètre d’une sensibilité maladive. Par certains temps
humides les pipes coulent. Le fumeur arrive-t-il au bord
de la mer, la drogue gonfle, refuse de cuire. L’approche
de la neige, d’un orage, du mistral, la rendent inefficace.
Certaines présences bavardes lui ôtent toute sa vertu.
Bref, il n’existe pas de maîtresse plus exigeante que
Le fumeur d’opium, 1953
Pastel sur papier, 32,5 x 25 cm
Courtesy Galerie Bert, Paris
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Opium, figure tubulaire, ca. 1950
Marqueurs de couleur sur papier, 43 x 30 cm
Courtesy Galerie Bert, Paris
Têtes en pipes d’opium, sans date
Technique mixte sur papier, 43 x 30 cm
Musée Jean Cocteau - Collection Séverin Wunderman,
inv. 2005.1.228
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Jean-Jacques Lebel
Né à Paris en 1936, vit et travaille à Paris
Jean-Jacques Lebel fait partie de cette génération d’artistes
qui ont utilisé leurs corps « comme laboratoires ambulants1 »,
avec pour conviction qu’il en ressortirait une conscience
élargie du monde, voire la probabilité de le changer.
« Dans les années 50 et 60 […] nous expérimentions [d]es
substances hallucinogènes pour accéder à des états voisins
d’une schizophrénie expérimentale et limitée dans le temps,
pour sortir de soi et se déshabituer des normes sociales et
des codes culturels coercitifs. […] Au cours de l’expérience
hallucinatoire, le regardeur est entièrement impliqué dans le
processus de production de l’image. Le “réel” fond comme
du beurre. On constate alors que ce qui passait pour “réel”
n’était qu’illusion d’optique, un fantasme. Toute vision
artistique commence par ce constat-là. »
Des dessins et collages sont les traces de ses expériences
solitaires ou en compagnie d’artistes proches (comme Daniel
Pommereulle, voir infra p. 72-73) avec les psychotropes
(mescaline, peyotl, haschich), « voyages » qu’il a par ailleurs
défendu dans nombre d’articles-manifestes2 pour leur vertu
d’élargir l’espace psychique. p.g.
1. Entretien avec Jean de Loisy, Soulèvements. Jean-Jacques Lebel, Fage,
Lyon / La maison rouge, Paris, 2009, p. 27.
2. Citons « En dehors du cadre », « Dossier LSD Mandala », Les Cahiers
Noirs du Soleil n° 1, Paris, 1967 (textes de J-J Lebel, Gary Snyder, William
Burroughs, Jean Christophe Bailly, Timothy Leary, Allen Ginsberg, Claude
Pélieu, René de Solier,...)
Sans titre (sous psilocybine, en présence d’un psychiatre), 1962
Encre de Chine sur papier, 50 x 65 cm
Collection privée
Psychotête I (lendemain de Peyotl), 1964
Encre de Chine et peinture sur toile, 73 x 54 cm
Collection privée
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Robert Malaval
Né en 1937 à Nice, décédé en 1980 à Paris
Lucy in the sky with diamonds, 1967
Acrylique sur toile, 130 x 195 cm
Collection Jean-Charles de Castelbajac, Paris
Cette toile fait partie de la série des « Rose-blanc-mauve »
(1965-1969). Robert Malaval utilise alors de la peinture
acrylique et des pochoirs pour réaliser des silhouettes,
figures féminines ou fragments d’anatomie féminine dont les
contours nets peuvent devenir vaporeux ou se superposer. Les
peintures portent un prénom, ici Lucy, mais Anne, Mathilde,
Diane, Lauretta sont aussi les modèles (réels ou fantasmés)
de ces séduisantes apparitions aux couleurs tendres, tout à
fait dans l’air du temps. C’est aussi la période où l’artiste
tente de figurer sur ses peintures des rayons ou impacts
lumineux, dont on trouve ici un exemple. Le titre est une
référence explicite à la chanson des Beatles sortie la même
année sur l’album Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band.
Dans cet archétype de la chanson psychédélique, Lucy, « la
fille aux yeux kaléidoscopiques », est une vision parmi les
visions. Les initiales des mots du titre (Lucy, Sky, Diamonds)
composent les initiales LSD, une référence à l’hallucinogène
que John Lennon ne reconnaîtra jamais officiellement. C’est
à Lewis Caroll qu’il concédera devoir ces évocations1. Il n’en
reste pas moins que cette chanson a incarné pour toute une
génération une apologie de la substance et de ses effets
visuels, ce que Robert Malaval salue immédiatement avec
cette figure flottante, dont certaines parties moutonnent pour
devenir nuages. s.d.
1. On sait à quel point la génération dite psychédélique relira Alice au pays
des merveilles et De l’autre côté du miroir comme autant de descriptions d’états
chimiquement modifiés. Voir : Philippe Mayaux.
80
Batan Matta
(John Sebastian Matta-Clark, dit) Né en 1943
à New York, États-Unis, décédé en 1976 à New York
L’œuvre de Batan Matta est encore mal connue, et ce
d’autant que l’artiste apparaît sous d’autres pseudonymes,
comme John Battan ou encore Batanne. Fils de Roberto
Matta et d’Anne Alpert (née Clark), il est le frère jumeau
de Gordon Matta-Clark. Les dessins qui témoignent de son
activité artistique durant les années 1960 et 1970 mêlent
les influences du pop art et de la bande dessinée, ainsi que
celle du graffiti. Des formes organiques sont inscrites dans
des cadres qui se suivent à la manière de storyboards.
Quand de brefs textes commentent ces scènes, ils y ajoutent
une dimension surréalisante en désignant ces figures comme
autant de personnes (Parmécie), mais n’éclairent en rien le
visible. D’autres planches sont plus énigmatiques encore,
des formes abstraites s’y déploient, comme en proie à des
transformations, et évoquent des images microscopiques et
l’usage psychédélique qui en est fait à la même époque.
Comme le constate Fabrice Flahutez, « certains motifs
rappellent des organites cellulaires, d’autres des machines
infernales. Il n’y a pas de hiérarchie entre ce qui semble
être de l’ordre du microscopique et ce qui semble s’inspirer
de l’infiniment grand1. » Le critique associe ces distorsions
à l’emploi de médicaments qui visaient à stabiliser un état
psychologique très anxieux, et il rappelle en outre qu’à cette
époque la famille Matta côtoyait les Michaux à New York,
et que le jeune artiste a pu avoir connaissance des dessins
mescaliniens. s.d.
1. Fabrice Flahutez, « Batan Matta, un dessin pop à la parade chimique »,
texte inédit, à paraître.
86
Sans titre (Trucie), s.d.
Graphite et crayons de couleur sur papier, 36 x 65 cm
Collection Federica Matta
Sans titre (Hommage à Mickey Mantle), 1967
Encre, graphite, sanguine, crayons de couleur sur papier,
58,5 x 65,5 cm
Collection Federica Matta
87
Affiches psychédéliques
Funky Features
Come Together and See Forever as a Flower, 1970
80 x 52,5 cm
Collection Jaïs Frédéric Elafouf
(Intrepid Trips Inc.)
Can You Pass the Acid Test? (The happeners are likely to include
The Fugs, Allen Ginsberg, The Merry Pranksters, Neal Cassady,
Roy’s Audioptics, The Grateful Dead), 1965
Sérigraphie, 74 x 59 cm
Collection Jaïs Frédéric Elafouf
94
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Youssef Nabil
Né en 1972 au Caire, Égypte, vit et travaille à New York
Ancien assistant de David LaChappelle et féru du cinéma
égyptien classique, Youssef Nabil produit des images
argentiques retouchées à la main. À l’âge de la retouche
numérique, il colorise un tirage noir et blanc à l’aquarelle
et à l’huile, qu’il rehausse de crayon. Un tel procédé donne
à l’image un caractère à la fois rétro et unique. Parmi les
célébrités nombreuses qui ont posé pour lui, la chanteuse
Natacha Atlas incarne ici une odalisque couchée dans
un cadre serré. Le narguilé posé sur son corps et qu’elle
tient entre ses mains confère à la scène un caractère
ouvertement sexuel que les yeux clos de la chanteuse
ne font qu’accentuer. Youssef Nabil propose ainsi une
réinterprétation à la fois contemporaine et déjà surannée du
topos liant substance psychoactive et abandon sensuel. s.d.
Natacha fume le narguilé, Cairo 2000, 2000
Tirage argentique coloré à la main, 140 x 101 cm
Courtesy Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles
110
Morfina (de la série The Essence of Decadence), 2010
Tirage numérique, 86 x 118,5 cm
Courtesy Tania Brassesco & Lazlo Passi Norberto
111
Nés en 1986 (Tania) et 1984 (Laszlo), vivent et travaillent à Venise
Tania Brassesco
& Lazlo Passi-Norberto
Morfina appartient à une série de photographies intitulée The
Essence of Decadence, commencée par le duo d’artistes en
2009. Il s’agit de leur première collaboration. Ces tableaux
vivants distillent une iconographie de femmes fatales et
dépravées très fin de siècle. La réalisation est pourtant celle
du XXIe siècle : photographie numérique, éclairages et décors
dignes d’une superproduction. Tania Brassesco interprète
ces beautés vénéneuses. La photographie intitulée Morfina
reprend fidèlement le tableau éponyme de Santiago Rusiñol
(1861-1931) daté de 1894. La morphinée est alors l’héroïne
négative par excellence, fléau social plus fantasmé que
réel ; elle cristallise nombre des topoï de la période. Jean
Lorrain (1855-1906) narre dans ses romans son sinistre
abandon, et sa démission auprès des siens. Actualisée par
la photographie, cette figure réprouvée – mais violemment
désirée – semble aplatie par un siècle de publicité. s.d.
Bryan Lewis Saunders
Né en 1969 à Washington, États-Unis, vit et travaille à Johnson City, États-Unis
En plus de ses activités de performer et de musicien, Bryan
Lewis Saunders se dessine tous les jours depuis mars 1985.
Ces autoportraits sont tous de même format et rangés par
ordre chronologique. Pour quelques semaines en 2001, il
ajoute à cette ascèse quotidienne celle d’essayer chaque jour
une drogue nouvelle et de réaliser cette autoreprésentation
sous son influence. À même le portrait sont reportées la
nature de la substance (valium, absinthe, xanax, sels de
bain, cocaïne) et la quantité absorbée, comme données
de l’expérimentation. Les variations dans la perception de
l’être n’en sont évidemment que plus outrées, jusqu’à la
déconstruction, mais poursuivent une enquête déjà bien
lancée sur la manière dont les émotions peuvent faire varier
l’idée du soi. s.d.
Autoportraits sous produits, 2005
Technique mixte sur papier, 29,5 x 21 cm chaque
Ci-contre :
G13 Marijuana
page 113 : Psilocybin Mushrooms (2 capsules, début)
10mg Lortab
20mg Valium
2 bottles of Cough Syrup
page 114 : Computer Duster (2 seringues)
Bath Salts
100mg Trazadone
PCP
page 115 : Valium IV (mélange Albuterol, solution saline et Oxygène)
page 116 : Marijuana Resin
2mg Xanax
1/2 gram Cocaine
Butane Honey Oil
112
113
Antoine d’Dagata
Né en 1961 à Marseille, vit et travaille à Marseille
En 2007, le photographe Antoine d’Agata s’installe
au Cambodge. Entre 2008 et 2010, il partage la vie
et l’appartement de Ka, une prostituée et dealeuse
d’origine vietnamienne. Il développe une addiction à la
méthamphétamine et ne réalise que peu d’images durant cette
période, parmi lesquelles Phnom Penh n°16. La femme nue
s’affaire au-dessus d’une table envahie d’objets dont on peut
supposer la destination (de synthèse relativement aisée, la
méthamphétamine peut être produite en petite quantité dans
des laboratoires indépendants). Avec cette image trouble, le
photographe poursuit un parcours entamé en 1997 qui, de
voyages en errances, le conduit à flirter avec ses limites et une
certaine idée de celles du représentable. s.d.
Phnom Penh n°16, 2008
Tirage couleur, 90 x 120 cm
Courtesy Galerie les Filles du Calvaire, Paris
126
Fischli & Weiss
Peter Fischli, né en 1952 à Zurich, Suisse, vit et travaille à Zurich
David Weiss, né en 1946 à Zurich, décédé en 2012 à Zurich
Cette série de photographies a été réalisée en 1998-1999
suivant un protocole bien précis : les deux artistes suisses,
qui ont commencé à collaborer en 1979, se promenaient
dans des jardins ou des potagers, repérant des sujets
(essentiellement des végétaux et des insectes) qu’ensuite
ils photographiaient, chacun à son tour, jusqu’à épuiser
la pellicule, puis ils rembobinaient celle-ci et procédaient,
sans l’avoir changée, à une nouvelle série de prises de
vue. Ainsi, toutes les images ont été obtenues par double
exposition, sans qu’aucun des deux artistes puisse prévoir
ou contrôler le résultat de l’opération. Détournant l’appareil
photographique de son caractère mécanique et de sa
supposée fidélité au réel, ils l’ont, ce faisant, transformé en
instrument de projection de ce « rêve éveillé concentré »
qu’ils ont par divers moyens tenté d’approcher. Car si
leur répertoire puise indéniablement dans la banalité
du quotidien, Fischli & Weiss n’en sont pas moins à la
recherche de formes archétypiques – communes à tous les
individus et, pourrait-on dire, comme inscrites dans nos
structures mentales. Voilà pourquoi ils n’ont pas hésité, ici, à
recourir à de véritables clichés – au sens de lieux communs –
tels que les macrophotographies de plantes auxquelles tout
possesseur d’un appareil photo s’est un jour essayé, utilisant
le gros plan et la superposition, intensifiant les couleurs
pour produire des hybridations et métamorphoses irréelles
proches de l’hallucination. g.m.
166
Philippe Mayaux
Né en 1961 à Roubaix, vit et travaille à Montreuil
Dans les années 1990, Philippe Mayaux se met, selon ses
propres termes, dans la situation « humiliante » de peindre,
des petits formats qui plus est. Il produit dès lors une peinture
« plate, sans matière ni recherche » et compare cette absence
de moyens à la situation de l’écrivain : « Je suis souvent devant
un format qui n’est pas plus grand qu’une feuille, j’ai un outil
qui ressemble à un pinceau et je commence à travailler avec
une seule main, ce qui est proche du travail d’écriture1. »
C’est justement à une œuvre littéraire qu’il commence à faire
référence dès cette période et pour plus d’une décennie : Alice
au pays des merveilles2. C’est par le motif du champignon
qu’il fait cette citation, champignon qu’il définit comme un
« psychopompe ». Avec Alice Travel Compagnie, il compose
une affiche vantant ses mérites, amanites sur fond de rayons
noir-vert sur blanc hypnotiques. Le Transporteur de 1995 est
d’une espèce moins identifiable, mais suppose l’obtention
d’un même état avec ses motifs petits pois et pommes de
terre en suspension. Cette drôle de cuisine se poursuit avec
L’Ente d’Alice en 2003. Rose et couvert d’yeux cette fois, le
champignon est entouré d’éclairs ; son pouvoir ne fait toujours
aucun doute, mais il semble autant sexuel qu’hallucinogène.
s.d.
Alice Travel Compagnie, 1991
Acrylique sur toile et cuivre, 27 x 19 cm
Collection Loevenbruck, Paris
Vou mé réconéssé (Tête de mort), 1994 Acrylique sur carton entoilé et bois, 27 x 22 cm
Collection privée, France
Courtesy Galerie Loevenbruck, Paris
1. Entretien public avec Cyril Jarton et Didier Ottinger, 22 novembre 2006,
retranscrit sur le site de la Fondation d’entreprise Ricard.
2. La chanson White Rabbit de Jefferson Airplane (1967) a, avec Lucy in the
Sky with Diamonds (1967) des Beatles, durablement associé l’œuvre de Lewis
Carroll à la prise d’hallucinogènes.
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