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Vie des contrats Contrôle
Le pouvoir de modulation
des pénalités de retard
définitivement confirmé
■ Le 23 juin 2006, la cour administrative d’appel de Paris avait admis que présentait
un caractère excessif le montant de pénalités sanctionnant le retard d’exécution d’un
marché s’élevant à 60 % de la valeur des prestations accomplies, alors même que les
pénalités en question avaient été stipulé contractuellement.
■ Mettant fin à une controverse jurisprudentielle naissante, le Conseil d’État a confirmé
cette décision.
Auteur
Hervé Letellier, avocat associé, SymchowiczWeisberg et associés
Références
– CAA Paris 23 juin 2006, Sarl Serbois,
n° 02PA03759
– CE 29 décembre 2008, OPHLM de Puteaux,
n° 296930
Mots clés
66
Pénalités de retard • Modulation
des pénalités • Juge administratif •
Montant manifestement excessif •
Montant manifestement dérisoire •
Liberté contractuelle • Équité • Clause
contractuelle
Extrait
CE 29 décembre 2008, OPHLM de Puteaux, n° 296930
« Il est loisible au juge administratif, saisi de conclusions en ce sens, de modérer
ou d’augmenter les pénalités de retard résultant du contrat, par application des
principes dont s’inspire l’article 1152 du code civil, si ces pénalités atteignent un
montant manifestement excessif ou dérisoire eu égard au montant du marché.
[…]
Après avoir estimé que le montant des pénalités de retard appliquées par l’office,
lesquelles s’élevaient à 147 637 euros, soit 56,2 % du montant global du marché,
était manifestement excessif, la cour administrative d’appel n’a pas commis
d’erreur de droit en retenant une méthode de calcul fondée sur l’application d’une
pénalité unique pour tous les ordres de service émis à la même date, aboutissant
à des pénalités d’un montant de 63 264 euros. »
L
e juge administratif peut-il moduler des pénalités de
retard dont le principe et le quantum ont été fixés par
les stipulations contractuelles ? Telle était la question
à laquelle devait répondre le Conseil d’État à l’occasion du
pourvoi exercé par l’OPHLM de Puteaux contre la novatrice
décision Serbois par laquelle la cour administrative d’appel de
Paris, le 23 juin 2006(1), avait admis que présentait un caractère
excessif un montant de pénalités correspondant à environ
60 % de la valeur des prestations accomplies. Mettant fin à une
controverse jurisprudentielle naissante et à son interprétation
rigoriste (I), la Haute Assemblée, par sa décision du 29 décembre
2008(2), empreinte d’une certaine équité, répond désormais par
l’affirmative (II).
I. La concrétisation d’une évolution
jurisprudentielle récente
La question soumise au Conseil d’État présentait d’autant plus
d’importance et se posait avec d’autant plus d’acuité que la jurisprudence était, jusque-là, pour le moins disparate. Tandis que
certains juges du fond tentaient de s’aligner sur la position du
juge civil en admettant un principe de modulation des pénalités
de retard, d’autres privilégiaient le caractère contractuel desdites
sanctions, refusant ainsi au juge tout pouvoir modérateur.
A) Le principe de l’application mécanique
des pénalités de retard
Rappelons que les pénalités de retard sont des sommes forfaitaires stipulées dans le contrat en prévision d’un éventuel
(1) CAA Paris 23 juin 2006, Sarl Serbois, req. n° 02PA03759 : CP-ACCP,
n° 60, novembre 2006, note H. Letellier.
(2) CE 29 décembre 2008, OPHLM de Puteaux, req. n° 296930.
Contrats Publics – n° 86 - mars 2009
Contrôle Vie des contrats
manquement du cocontractant aux délais d’exécution imposés.
Elles ont ainsi, comme toute clause pénale, une double finalité,
réparatrice et dissuasive(3) : d’une part, elles réparent, dans
la mesure du possible, le retard dû au cocontractant ; d’autre
part, elles le dissuadent, par leur caractère automatique et
souvent excessif, de violer ses engagements contractuels(4).
Les pénalités de retard constituent donc une sanction coercitive pour le cocontractant, d’autant plus efficace qu’elle ne
se trouve réglementée par aucune disposition du code des
marchés publics. Les collectivités ont ainsi toute latitude pour
déterminer, au nom de leur liberté contractuelle, via le renvoi
aux CCAG de référence ou par l’intermédiaire des CCAP, le
mode de fixation et le montant des pénalités ; le cocontractant
n’ayant finalement d’autre choix, en raison de l’assimilation
des marchés publics à de véritables contrats d’adhésion, que
de les accepter ou de refuser de participer à la procédure de
dévolution.
Dans la mesure où le contrat devait être regardé comme la
loi – immuable – des parties, le juge administratif considérait,
traditionnellement, que les pénalités étaient encourues de
plein droit dès le constat de son fait générateur, sans que
la personne publique ait à établir la réalité et l’étendue de
son préjudice. Concrètement, le cocontractant sanctionné ne
pouvait donc utilement invoquer l’absence de dommage causé
à son partenaire(5), tandis que l’administration ne pouvait se
prévaloir d’un préjudice supérieur au montant de la pénalité
pour obtenir une réparation complémentaire(6). Poussant
plus loin sa lecture rigoriste, le Conseil d’État considérait que
ces principes devaient s’appliquer quels que soient les taux
stipulés au contrat, quand bien même aboutiraient-ils à une
sanction pécuniaire manifestement excessive au regard du
préjudice constaté ou du montant total de la rémunération
envisagée(7).
Ainsi que rappelé par le commissaire du gouvernement
Dacosta à l’occasion des conclusions prononcées sous l’arrêt
commenté, l’état du droit était en conséquence pour le moins
simplifié, pour ne pas dire simpliste : le jeu des pénalités de
retard(8) pouvait « conduire la personne publique à bénéficier
de prestations sans s’acquitter de la moindre somme, dès lors
que ces prestations n’ont pas été effectuées en temps utile.
La seule façon pour le cocontractant, d’y échapper, est de
démontrer qu’il n’est pas responsable du retard(9) ; à défaut,
il y est tenu ».
(3) CCM, Contrats marchés publ., n° 274, juin 1993, p. 7.
(4) A. Taillefait, «Les aspects financiers et comptables des marchés publics
locaux», Imprimerie nationale, p. 201 et s. ; C. Bréchon-Moulènes, Droit des
marchés publics, fasc. IV.220.1.
(5) CE 3 décembre 1920, Fromassol : RDP, 1920, p. 64, concl. Corneille — CE
5 janvier 1924, Olivier : Lebon, p. 20 — CE 23 mai 1930, Cie électrique de la
Loire : Lebon, p. 549 — CE 10 février 1971, Bonnet : Lebon T. p. 1104 — CE
4 juin 1976, Sté Toulousaine immobilière : Lebon, p. 303.
(6) CE 21 novembre 1934, Dupond : Lebon, p. 1085 — CE 28 mars 1945,
Clauzier : Lebon, p. 69 — CE 15 mai 1987, Hôpital rural de Breil-sur-Roya :
RDP, 1988, p. 1427.
(7) CE 14 juin 1944, Sekoulounos : Lebon, p. 169.
(8) À supposer évidemment que l’administration décide de ne pas y renoncer,
ce qu’elle est toujours en mesure de faire : CE 5 février 1919, Levy : Lebon,
p. 119 — CE 13 juillet 1928, Sieur Derloche : Lebon, p. 901 — CE 28 octobre
1953, Sté Comptoir des textiles bruts et manufacturés : Lebon, p. 721.
(9) CE 29 avril 1960, Pédard : Lebon T., p. 1051 — CE 17 décembre 1975,
Min. de la défense c/Coutant : Lebon T. p. 1135 — CAA Marseille 30 mars
Contrats Publics – n° 86 - mars 2009
B) Une interprétation progressivement divergente
des juridictions administratives
En cela, les juridictions administratives s’éloignaient radicalement de l’interprétation du juge civil – il est vrai « commandée » par le législateur lui-même, la loi du 9 juillet 1975 ayant
introduit dans le code civil un alinéa 2 à l’article 1152 permettant aux magistrats d’augmenter ou de modérer les pénalités
convenues si elles apparaissent manifestement excessives ou
dérisoires(10) – au motif que ce texte n’était pas directement
applicable aux contrats administratifs(11).
Face au caractère automatique et potentiellement inéquitable
d’un tel mécanisme contractuel, certaines juridictions administratives ont toutefois tenté d’infléchir cette solution radicale, à commencer par la cour administrative d’appel de Paris
jugeant, dans l’affaire ayant donné lieu au pourvoi commenté,
« que lorsque l’application des stipulations d’un contrat administratif prévoyant des pénalités de retard fait apparaître un
montant de pénalités manifestement excessif ou dérisoire, le
juge du contrat, saisi de conclusions en ce sens, peut modérer
ou augmenter les pénalités qui avaient été convenues entre les
parties ». Cette interprétation était notamment reprise à leur
compte, par une formulation quasiment similaire, par les cours
administratives de Lyon(12) et de Douai(13), de même que par le
tribunal administratif de Nice(14) notamment.
En dépit d’une doctrine louangeuse(15), le Conseil d’État, à
l’instar de la cour administrative d’appel de Nancy(16), semblait
toutefois s’opposer à cette évolution salutaire en réitérant sa
jurisprudence traditionnelle par une décision du 24 novembre 2006 relevant notamment que « la Société Group 4 Falck
sécurité ne saurait utilement demander, sur le fondement
des dispositions de l’article 1152 du code civil, la réduction du
montant journalier des pénalités de retard contractuellement
fixées »(17). La question semblait donc définitivement réglée et
le principe de modulation des pénalités de retard, pour certains,
définitivement enterré(18).
Mais il ne s’agissait là, au contraire, que des derniers « soubresauts » du principe historique d’application mécanique
des pénalités de retard. En effet, à y regarder de plus près, les
termes utilisés dans la décision précitée incitaient à plus de
nuances dans la mesure où celle-ci s’est avant tout bornée à
2004, Buromag-Ugolini : Contrats marchés publ., 2004, n° 139.
(10) Voir art. 1152 C. civ. : « Lorsque la convention porte que celui qui
manquera de l’exécuter payera une certaine somme à titre de dommagesintérêts, il ne peut être alloué à l’autre partie une somme plus forte, ni
moindre. Néanmoins, le juge peut, même d’office, modérer ou augmenter la
peine qui avait été convenue, si elle est manifestement excessive ou dérisoire.
Toute stipulation contraire sera réputée non écrite. »
(11) CE 13 mai 1987, Sté Citra-France : RDP, 1988, p. 1427 — CE 13
mars 1991, Entreprise Labaudinière, n° 80846 : RDP, 1992, p. 1537 — CAA
Marseille 19 octobre 2004, Sté groupe 4 sécurité, n° 04MA00728.
(12) CAA Lyon 27 décembre 2007, Sté nouvelle des établissements J. Verger
et Delporte (SNVD) c/Ville de Dijon, nos 03LY0123 6 et 03LY01483.
(13) CAA Douai 20 mai 2008, SA Gougeon, req. n° 06DA01608.
(14) TA Nice 22 décembre 2006, Sté coopérative Segc Topo c/Sivom de
Villefranche-sur-Mer, n° 275412 : BJCP, n° 51, p. 156, concl. Dieu.
(15) Voir par ex. J.-D. Dreyfus, « L’office du juge en pleine révolution »,
AJDA, 2006, p. 461.
(16) CAA Nancy 29 mai 2006, n° 00NC01422.
(17) CE 24 novembre 2006, Sté Group 4 Falck sécurité, n° 275412.
(18) W. Zimmer, Contrats marchés publ., n° 1, janvier 2007, comm. n° 6.
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Vie des contrats Contrôle
rappeler l’inapplicabilité des dispositions du code civil et non
l’inexistence d’un principe général de modulation des pénalités de retard. Ce n’est donc qu’en suivant le chemin tracé
par certaines juridictions du fond, et sans de fait aller directement à l’encontre de la décision Falck sécurité précitée, que
le Conseil d’État, mettant fin à l’incertitude jurisprudentielle,
vient de confirmer, par un considérant de principe, « qu’il est
loisible au juge administratif, saisi de conclusions en ce sens,
de modérer ou d’augmenter les pénalités de retard résultant
du contrat, par application des principes dont s’inspire l’article 1152 du code civil, si ces pénalités atteignent un montant
manifestement excessif ou dérisoire eu égard au montant
du marché », le tout pour conclure ensuite « qu’après avoir
estimé que le montant des pénalités de retard appliquées par
l’office, lesquelles s’élevaient à 147 637 euros, soit 56,2 % du
montant global du marché, était manifestement excessif, la
cour administrative d’appel n’a pas commis d’erreur de droit
en retenant une méthode de calcul fondée sur l’application
d’une pénalité unique pour tous les ordres de service émis
à la même date, aboutissant à des pénalités d’un montant de
63 264 euros ».
Le principe est donc désormais clairement posé : à l’instar du
juge judiciaire, et à condition que le moyen soit soulevé, le juge
administratif est en mesure d’augmenter ou de diminuer les
pénalités de retard appliquées dès lors que celles-ci s’avèrent,
selon le cas, manifestement dérisoires ou excessives.
II. Une évolution jurisprudentielle salutaire
mais dont les conditions d’application
restent difficiles à appréhender
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À l’évidence, la solution rendue mérite d’être saluée parce
qu’au-delà des considérations d’équité sur lesquelles elle se
fonde, les obstacles supposés justifier une solution contraire
n’étaient pas décisifs. Certaines questions restent néanmoins
en suspens.
A) Les raisons du pragmatisme jurisprudentiel
Plusieurs raisons expliquent cette évolution de la position du
Conseil d’État.
D’abord, l’absence de reprise, dans le code des marchés publics
notamment, des dispositions de l’article 1152 du code civil,
n’empêchait pas le juge administratif ou bien de les appliquer
directement(19), ou bien de s’en inspirer (procédé dit de l’incorporation indirecte(20)). Dit autrement, le juge administratif
pouvait contourner le silence du texte en reprenant à son compte
le pouvoir de modération reconnu au juge judiciaire. C’est
précisément l’option retenue par le Conseil d’État, la décision
commentée faisant « application des principes dont s’inspire
l’article 1152 du code civil », tout en en réfutant ainsi l’application
(19) CE 4 novembre 1959, Cne de Bollène : Lebon, p. 575 —
CE 11 juillet 1991, Cne de la Queue-en-Brie : Lebon, p. 1049.
(20) Par analogie, voir CE 9 août 2006, Cne de Noyant-la-Gravoyère,
n° 258885 — CE 5 juillet 2006, Caisse régionale des assurances mutuelles de
la Somme, n° 264750 — CE 17 mai 2006, Asso. Comité télévision et libertés,
n° 263081.
directe, sans doute pour préserver une liberté d’appréciation
par rapport à l’interprétation civiliste(21).
Ensuite, l’objection tenant au respect du principe de liberté
contractuelle, bien que plus sérieuse, ne paraissait pas non
plus déterminante. Certes, on le sait, la liberté contractuelle
des personnes publiques doit être appréhendée largement(22).
Elle n’est néanmoins pas sans limite et doit s’accommoder du
respect de certains autres principes tout aussi fondamentaux,
notamment de considérations d’équité(23). Ces dernières recommandent donc, dans certains cas, de protéger le cocontractant
de l’administration de l’application mécanique des clauses
contractuelles – notamment des stipulations afférentes aux
pénalités – celles-ci pouvant engendrer une forte disparité
entre le montant de la sanction pécuniaire et le préjudice
véritablement subi par l’administration. Ainsi, dans l’absolu,
la personne publique peut ne subir aucun préjudice (par ex.
lorsque les pénalités sont dues à des retards partiels pour la
réalisation de certaines prestations, alors même que les délais
globaux ont été respectés in fine) tandis que, par ailleurs, les
pénalités infligées approchent, voire dépassent, le montant
total du contrat et donc la rémunération du prestataire. Le
déséquilibre est alors manifeste et d’autant plus condamnable
que la logique de contrat d’adhésion inhérente aux marchés
publics implique un déséquilibre défavorable au cocontractant, celui-ci étant dans l’impossibilité de discuter les termes
de la convention et notamment les montants de pénalités ou
les modalités de détermination et de computation des délais.
L’équité pouvait – devait – donc(24) conduire le juge administratif
à renoncer au plein effet des clauses contractuelles, ce d’autant,
ainsi que l’a relevé le commissaire du gouvernement Dacosta,
qu’est ici davantage en jeu un « simple correctif » plutôt qu’une
« atteinte portée à la liberté contractuelle », tant seraient rares
les hypothèses « où l’application des stipulations en cause
conduirait à une situation particulièrement inéquitable ».
À cela s’ajoute le fait que l’instauration d’un mécanisme de
protection juridictionnelle permet d’éviter la multiplication
de situations par trop discriminantes entre les cocontractants
bénéficiant d’une renonciation unilatérale de l’administration à
percevoir les pénalités et ceux devant « subir » une application
pleine et entière des clauses contractuelles. Au demeurant, il
eut été pour le moins étonnant d’admettre que la collectivité
puisse renoncer intégralement à l’application de sanctions
financières tout en interdisant au juge de simplement les
modérer dans des circonstances bien établies.
(21) Et, confirmant en cela la décision Falck Sécurité précitée qui ne fait
finalement rien d’autre que de réfuter l’application directe de l’article 1152 du
code civil.
(22) CE sect. 28 janvier 1998, Sté Borg Warner : Lebon, p. 20 ; AJDA, 1998,
p. 287 ; CJEG, 1998, p. 269, note F. Moderne.
(23) CAA Versailles 7 mars 2006, Cne de Draveil c/Sté Via Net Works : AJDA,
22 mai 2006, concl. Bresse, p. 1044 ; P. Le Bouëdec, CP-ACCP, n° 56, juin 2006,
p. 72.
(24) Concl. Trouilly sous l’arrêt Serbois de la cour administrative d’appel
de Paris : « En définitive, c’est l’équité en tant que principe juridique, et pas
uniquement en tant que valeur morale, qui justifie selon nous de mettre fin
à la toute puissance des clauses pénales […]. Le principe d’équité défend de
s’enrichir au détriment d’autrui, avait souligné la Cour de cassation, et ce
principe sous-tend également, selon nous, même implicitement, toutes les
grandes décisions de la jurisprudence administrative relatives à l’équilibre
contractuel et au droit du cocontractant à une juste rémunération. Le
cocontractant a droit à une protection de la part du juge. »
Contrats Publics – n° 86 - mars 2009
Contrôle Vie des contrats
Enfin, et pour des raisons similaires, l’argument tiré de l’affaiblissement de la portée des pénalités de retard en cas
d’admission d’un principe de modération de ces dernières
devait être nécessairement relativisé. Certes, la menace de
devoir acquitter des pénalités de retard a un fort effet incitatif,
effet d’autant plus puissant que les pénalités peuvent être
disproportionnées à la réalité du préjudice. De fait, le caractère
modulable des pénalités pourrait, dans une certaine mesure,
nuire à l’efficacité de cet outil de protection. Toutefois, ainsi
que le relevait le commissaire du gouvernement Dacosta,
le « principe consacré par le second alinéa de l’article 1152
n’est, ou ne doit être, qu’une soupape de sécurité. Les termes
mêmes sont éclairants : ce qui est en cause, ce sont les pénalités manifestement excessives ou dérisoires. Nous sommes,
ou ne devrions être, que dans l’exceptionnel. Par voie de
conséquence, l’argument tiré de l’affaiblissement de la portée
des sanctions contractuelles doit être fortement relativisé ».
Tout semblait donc militer en faveur de la solution retenue
par le Conseil d’État.
B) Les conditions de modulation des pénalités de retard
Ces points étant rappelés, reste à tenter de dresser une liste des
éléments factuels susceptibles de conduire à une modulation
des pénalités. On le sait – les termes utilisés sont pour le moins
explicites –, la décision rendue ne saurait être interprétée comme
permettant une contestation généralisée des pénalités de retard
par le prestataire. Il va de soi en effet que cette faculté offerte au
juge ne pourra être mise en œuvre que dans des cas extrêmes,
c’est-à-dire lorsque le montant de pénalités sera « manifestement excessif ou dérisoire » et que l’équité commandera une
modulation de la sanction pécuniaire. Puisque l’on ne saurait,
en fond, concevoir de revenir sur le principe même du caractère
forfaitaire et dissuasif des pénalités (ce que ne fait d’ailleurs
pas le juge judiciaire), le cocontractant ne saurait se borner
à faire état d’une inadéquation entre les sommes retenues et
le préjudice réellement subi, de même qu’il ne saurait arguer
d’une réduction de la rémunération attendue alors même que le
préjudice de l’administration serait inexistant. La violation des
délais d’exécution demeure une faute contractuelle et, en tant
que telle, se doit d’être sanctionnée. Ce n’est en bref qu’en cas
de disproportion manifeste que la règle édictée par la décision
commentée trouvera à s’appliquer(25). D’ailleurs, en l’espèce, la
réduction n’est intervenue que dans la mesure où les pénalités
atteignaient 62 % du montant du marché et qu’au surplus les
délais de réalisation étaient fixés par simples ordres de service
qui, au demeurant, imposaient des pénalités, non par immeuble,
mais pour chacune des fenêtres posées dans chaque immeuble
(ce qui conduisait, mathématiquement, à une augmentation très
sensible du montant des pénalités).
Peut-on pour autant déduire de cet arrêt et des quelques décisions des juridictions du fond un fil conducteur quant aux
critères de détection de pénalités pouvant être modulées ? En
(25) Concl. Dacosta préc. : « Il doit être clair que l’acclimatation du pouvoir
de modulation des pénalités au doit des contrats administratifs ne saurait
conduire le juge, dans le cas où les pénalités seraient excessives, à en fixer
systématiquement le montant au niveau du préjudice réel, sauf à priver ces
sanctions de tout effet dissuasif. »
Contrats Publics – n° 86 - mars 2009
fait, si l’on en croit le considérant de principe de la décision
commentée, le caractère excessif ou dérisoire des pénalités serait
apprécié en fonction, semble t-il, d’un seul et unique élément
lié « au montant du marché ». Autrement dit, le montant des
pénalités pourrait être diminué dès lors qu’il serait finalement
disproportionné au regard du coût global du contrat, taux évalué
dans les circonstances de l’espèce à environ 60 %.
Cela étant, on peut raisonnablement penser qu’à lui seul ce
critère ne saurait être suffisant, dans la mesure où l’on peut
supposer que, notamment dans l’hypothèse de fautes d’une
certaine gravité du cocontractant, celui-ci puisse devoir supporter des sanctions pécuniaires élevées, compensant ainsi
en quelque sorte le préjudice subi par la collectivité. Cela
implique qu’au-delà de la mise en perspective montant des
pénalités/montant du marché, le juge appréhende aussi la
gravité de la faute commise ainsi que le préjudice effectivement
subi par la collectivité. Le caractère excessif (ou dérisoire) des
pénalités s’apprécierait donc autour d’un triptyque(26) : montant
du marché (dont on supposera qu’il s’agit du montant total
du contrat), gravité du manquement(27) et préjudice causé(28).
C’est d’ailleurs ce qui ressort clairement des conclusions
prononcées par le commissaire du gouvernement Dieu dans
l’affaire précitée Sivom de Villefranche-sur-Mer, pour qui la
disproportion constatée (trois fois le montant du contrat) :
« Ne nous paraît nullement justifiée par la faute commise par
la société requérante et par le préjudice subi par le Sivom de
Villefranche-sur-Mer. En effet, vous observerez d’abord que
si les études commandées par le Sivom, même si elles lui ont
été livrées avec retard, ont bien été effectuées et n’ont donné
lieu à aucune réserve ou contestation de la personne publique
en ce qui concernait leur qualité. Il y a donc selon nous une
disproportion entre le montant des pénalités qui lui ont été
infligées et l’ampleur de la faute commise par la SEGC Topo :
en particulier, la faute commise par la société requérante dans
le délai de remise des documents ne saurait suffire à justifier le
fait qu’elle est devenue, par le seul jeu des pénalités, débitrice
du Sivom de Villefranche-sur-Mer. En outre, il y a également
une disproportion entre le montant des pénalités infligées à la
SEGC Topo et le préjudice effectivement subi par le Sivom.»
Le tout pour conclure de la manière suivante : « La solution
que nous vous proposons [ramener le montant des pénalités
au montant du contrat] repose sur ces seules circonstances,
en particulier la disproportion entre le montant des pénalités
d’une part et le montant du marché et le préjudice subi par la
personne responsable du marché d’autre part. »
(26) Concl. Trouilly préc. : « Une personne publique ne doit pas bénéficier
d’une somme qu’elle ne mérite pas, c’est-à-dire une somme perçue à titre
de pénalités mais manifestement disproportionnée avec la gravité de la
faute commise, avec le montant du marché, et surtout avec le préjudice
effectivement subi. » Quant à la Cour de cassation, elle considère que la
disproportion manifeste s’apprécie en comparant le montant de la peine
conventionnellement fixé et celui du préjudice effectivement subi de sorte que
le seul critère du comportement du débiteur ne suffit pas : Com 11 février
1997, DA, 1997.372 ; Defrénois, 1997.740, obs. Ph. Delebecque ; Contrats,
conc., consom., 1997, n° 75, obs. L. Leveneur.
(27) Voir CAA Douai 20 mai 2008, SA Gougeon, n° 06DA01608, prenant en
compte le « motif de ces pénalités » et le « montant total du marché ».
(28) CAA Lyon 27 décembre 2007, Sté nouvelle des éts J. Verger et Delporte
(SNVD) c/Ville de Dijon, nos 03LY0123 6 et 03LY01483 insistant notamment
sur la faible importance des troubles subis par la collectivité.
69
Vie des contrats Contrôle
Mais, une fois pris en compte ces trois éléments, le juge procède nécessairement à tâtons en proposant une solution sans
réelle justification arithmétique et rigoureuse. L’appréciation
du caractère disproportionné des pénalités dépendra donc des
circonstances de chaque espèce sans qu’il soit possible de définir en amont une frontière au-delà duquel le principe d’équité
serait nécessairement méconnu. Cela étant, sans doute peut-on
considérer que l’effet modérateur des pénalités de retard ne
devrait avoir pour objet de fixer systématiquement le montant
définitif au niveau du préjudice réel, sauf alors à priver cette
sanction de tout effet dissuasif. On peut aussi espérer que la mise
en œuvre du pouvoir modérateur du juge soit plus restreinte
dans le cas où celui-ci conduirait à augmenter des pénalités
considérées comme dérisoires. Certes, on peut effectivement
concevoir qu’un contrat soit disproportionné au motif qu’il aurait
été conclu entre une collectivité mal conseillée et un opérateur
économique important. Il n’en reste pas moins que l’initiative
de la conclusion du contrat et les termes mêmes de ce dernier
sont supposés émaner de la seule administration. On ne peut
ainsi qu’être sceptique face à cette extension des pouvoirs du
juge au profit de la personne publique, notamment en matière
de marchés publics, dès lors qu’elle a elle-même rédigé les
clauses contractuelles et qu’elle a en conséquence décidé, en
toute connaissance de cause, de se placer ou bien sur le terrain
des pénalités de retard, ou bien, à défaut de clauses en ce sens,
sur celui des dommages-intérêts. La collectivité devrait donc
logiquement, sauf circonstances exceptionnelles, supporter les
conséquences de l’application de taux de pénalités considérés
in fine comme insuffisants.
Conclusion
On le voit, cette décision salutaire laisse donc un pouvoir d’appréciation évident au juge administratif, ce qui devrait sans
doute donner lieu à de nombreux contentieux, aux solutions
sans doute pour le moins variables. Il sera du reste intéressant
d’étudier l’interprétation retenue par le juge administratif à
propos d’autres contrats que les marchés publics. En effet,
compte tenu des termes généraux utilisés, la décision commentée pourrait avoir vocation à s’appliquer à tous les contrats de
la commande publique (délégation de service public, contrats
de partenariat…). Or, les fondements ayant conduit à la solution retenue, en l’occurrence le rétablissement d’un certain
équilibre entre les cocontractants, semblent finalement moins
pertinents pour des contrats comme la délégation de service
public, laquelle, par principe, suppose une négociation entre les
parties et donc une discussion sur les clauses contractuelles, y
compris celles afférentes aux éventuelles pénalités de retard.
Le contrat n’est alors plus véritablement un contrat imposé au
partenaire, comme pour les marchés publics, mais un contrat
librement négocié entre les futurs cocontractants. Le juge
administratif transposera t-il alors la même solution ? ■
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Contrats Publics – n° 86 - mars 2009

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