LA DIVISION DU TRAVAIL, UNE TENSION ENTRE INDIVIDU ET

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LA DIVISION DU TRAVAIL, UNE TENSION ENTRE INDIVIDU ET
LA DIVISION DU TRAVAIL, UNE TENSION ENTRE INDIVIDU ET SOCIETE par Pascal
COMBEMALE.
La division sociale du travail sépare les individus tout en créant des liens de dépendance
entre eux. Si elle est facteur d'efficacité, c'est au prix d'une perte d'autonomie et de sens.
Chez les Indiens Guayaki, une tribu du Paraguay, " les hommes chassent, les femmes
portent " (1). Dès l'âge de 4 ou 5 ans, le garçon reçoit de son père un petit arc ; quelques
années plus tard, il en reçoit un autre, mieux adapté à sa taille, comme si l'arc grandissait
avec lui. De son côté, la fillette reçoit de sa mère un panier en miniature ; après le rituel la
faisant accéder au groupe des femmes, elle confectionnera elle-même le panier qui
symbolise son nouveau statut. L'arc et le panier sont brûlés à la mort de leur possesseur :
" Signes mêmes des personnes, ils ne sauraient leur survivre. "
Chez les Guayaki, la division du travail, c'est-à-dire la réponse socialement instituée à la
question " qui fait quoi ? ", est donc principalement fondée sur la différence des sexes. Ses
effets sont à la fois réels - dans cette société, ce sont les hommes qui produisent les
ressources alimentaires - et symboliques - hommes et femmes se représentent leur
différence comme l'opposition entre l'arc et le panier.
Spécialisation et hiérarchie sociale
La division du travail divise la société dès que des classes d'individus sont spécialisées dans
des tâches (chasser, cuisiner, etc.) ou des fonctions particulières (produire, soigner,
défendre, etc.). Elle la hiérarchise dès que ces activités ou ces fonctions sont inégalement
valorisées. En effet, une division n'implique pas par elle-même la hiérarchie : bien que
différentes, les tâches peuvent paraître équivalentes (pêcher ou chasser). Et la hiérarchie
des fonctions n'engendrerait pas de hiérarchie sociale si se pratiquait la rotation des tâches
(ramasser les poubelles à tour de rôle...). Mais le plus souvent, la domination trouve une
légitimation dans la division du travail, alors même que celle-ci est l'effet de celle-là. Les
hommes dominent-ils parce qu'ils chassent ou bien la chasse a-t-elle plus de valeur parce
que les hommes s'en réservent le monopole ?
La meilleure façon de légitimer un ordre social est de le fonder en nature : n'est-il pas
" normal " que de " faibles " femmes soient soumises à de rudes guerriers qui les
" protègent " ? Pourtant, les femmes disposent d'un pouvoir crucial, celui de mettre au
monde et d'élever... les futurs guerriers. L'âge est l'autre grand principe de différenciation
sociale qui paraît " naturel " : le respect dû aux plus vieux, réputés pour leur " expérience "
ou leur " sagesse ", ne s'impose-t-il pas de lui-même dans des sociétés où la transmission
d'une tradition joue un rôle déterminant ? Néanmoins, les plus vieux n'ont-ils pas intérêt,
pour conserver leur pouvoir, à faire prévaloir la tradition contre toutes les formes d'innovation
émanant des plus jeunes ?
Dans beaucoup de sociétés, on retrouve une distinction entre trois groupes définis par leur
fonction sociale : le groupe de ceux qui sont en relation avec les dieux, les esprits, exercent
une fonction symbolique ou idéologique ; le groupe de ceux qui portent les armes, assurent
la défense et participent à la guerre ; le groupe des producteurs des conditions matérielles
d'existence, notamment les paysans. Cette division s'accompagne presque toujours d'une
domination, comme le montrent les relations entre le clergé, la noblesse et le Tiers Etat sous
l'Ancien Régime. En effet, l'exercice de chaque fonction est monopolisé par un groupe (tous
ne peuvent porter les armes, et ceux qui les portent ne peuvent travailler sans déroger, etc.)
et les fonctions sont hiérarchisées.
Travail intellectuel et travail manuel
Du fait de l'approfondissement de la division du travail, les sociétés deviennent de plus en
plus complexes, les hiérarchies se diversifient, la domination devient plus impersonnelle,
s'exerce à distance. Parmi toutes les séparations induites par ce mouvement, il en est deux
qui ont joué un rôle particulièrement important : entre les gouvernants et les gouvernés ;
entre le travail intellectuel et le travail " manuel ". Quelques sociétés ont tenté de limiter les
conséquences inégalitaires de la première : soit en collectivisant la prise de décision, sous la
forme de conseils au sein desquels le consensus est recherché au terme de longues
palabres ; soit en délimitant les domaines d'exercice du pouvoir (par exemple en le
restreignant aux seules décisions militaires). La seconde offre à certains le loisir (" skholê "
en grec, qui donnera " école ") de consacrer l'essentiel de leur temps à l'étude, à la réflexion,
à la recherche. C'est bien sûr une condition du progrès scientifique, mais s'instaure ainsi une
distance entre la théorie (ceux qui pensent) et la pratique (ceux qui agissent) qui prédispose
aux dérives spéculatives, coupées de toute réalité. Ces deux séparations, qui ne se
recoupent pas nécessairement, entre gouvernants et gouvernés, entre le travail intellectuel
et le travail manuel, se retrouvent dans le taylorisme.
Frederick Taylor (1856-1915) théorise en effet une double division du travail : verticale, entre
ceux qui conçoivent et planifient le travail " dans les bureaux " et ceux qui exécutent les
consignes " dans les ateliers " ; horizontale, sous la forme de la décomposition du travail en
une série de tâches parcellaires (ce que Georges Friedmann appelait, au début des années
60, le " travail en miettes ", immortalisé par Charlie Chaplin dans Les temps modernes).
Cette division verticale institue une hiérarchie dans la mesure où elle induit un processus de
qualification de ceux qui se spécialisent dans les activités de conception-organisation et de
déqualification de ceux qui se consacrent exclusivement à des tâches répétitives
d'exécution. Les effets sociaux de la division du travail sont donc ambivalents : selon la
nature des tâches, la spécialisation peut être qualifiante ou déqualifiante.
Source de croissance et d'aliénation
Après avoir été un thème d'étude pour les philosophes (en particulier Platon), la division du
travail a intéressé très tôt les économistes, à commencer par Adam Smith (1723-1790),
lequel montre, après d'autres, qu'elle est une source de gains de productivité importants et,
par conséquent, de la croissance économique. Mais cette division du travail ne résulte pas,
du moins à l'origine, d'un calcul visant à une plus grande efficacité : elle est la conséquence
inintentionnelle de la propension, caractéristique de l'espèce humaine, à effectuer des
échanges. L'analyse de Smith est nuancée : il avance ainsi que ce ne sont pas les inégalités
d'aptitudes, de talents entre les individus qui expliquent leur spécialisation, mais au contraire
la spécialisation qui crée et amplifie les différences d'efficacité et de compétence entre eux ;
et il s'inquiète des effets sociaux de cette spécialisation sur le plus grand nombre, que
l'asservissement à des tâches très simples et dénuées d'intérêt condamne à l'ignorance.
Pour Karl Marx (1818-1883), la division du travail est l'un des principaux déterminants de la
structure sociale : elle se manifeste par la séparation de la ville et de la campagne, de la
société civile et de l'Etat, de la finance et de l'industrie, etc., ainsi que par l'émergence de
nouvelles couches sociales au sein des entreprises (les ingénieurs, le personnel chargé de
l'encadrement...). Bien qu'elle soit la source de gains de productivité, elle a aussi des effets
délétères et aliénants : la parcellisation des tâches (renforcée par le machinisme) dépossède
l'individu du sens de son travail, la spécialisation le mutile, elle lui interdit d'exercer toutes
ses facultés, donc de réaliser toutes les potentialités d'un être complet, véritablement
humain. Le communisme se caractérisera au contraire par l'abolition de la division du travail,
rendue possible par le progrès des techniques de production (ce sont les robots qui seront
spécialisés) et l'abondance.
Dans De la division du travail social (1893), Emile Durkheim (1858-1917), qui veut critiquer
les analyses individualistes et utilitaristes des économistes libéraux, n'ignore pas l'existence
de formes pathologiques de cette division, mais il la perçoit surtout comme le principal
facteur de cohésion sociale dans les sociétés modernes. En rendant les individus
interdépendants, fonctionnellement complémentaires, " elle crée entre les hommes tout un
système de droits et de devoirs qui les lient les uns aux autres d'une manière durable ".
Autrement dit, la division du travail réunit (complémentarité) ceux qu'elle sépare
(différenciation) : elle est " une solidarité dans la différence ", ce qui résout le paradoxe de
l'intégration dans une société d'individus de plus en plus autonomes.
Perte du sens global
A la suite de Max Weber (1864-1920), puis de la sociologie critique allemande, il est possible
d'être plus pessimiste. Une des manifestations de la division du travail est en effet
l'émergence de sphères de la pratique sociale (l'économie, la politique, la science, l'art, etc.)
qui tendent à s'autonomiser, c'est-à-dire à fonctionner selon leur logique propre,
conformément à des règles, des normes particulières, indépendamment des autres sphères,
sans relation immédiate avec la société dans son ensemble. Des expressions tautologiques
telles que " les affaires sont les affaires " ou " l'art c'est l'art " le montrent bien : la première
signifie que le monde des affaires a ses propres lois, qui ne sont pas celles de la morale, de
l'amitié ou de la parenté ; la seconde signifie que seuls les artistes sont reconnus dans le
monde de l'art, qui n'admet aucun juge extérieur. Chaque sphère se réfère seulement à ellemême, trouve en elle-même sa propre justification, cesse de dépendre d'injonctions
extérieures : ceux qui " font des affaires " n'ont pas de comptes à rendre aux autres, qui " ne
peuvent comprendre " les contraintes, les moeurs et les raisons de ceux qui sont dans et
" de " ce monde ; de même, les " artistes " ne supportent pas les contraintes financières ou
les censures morales (l'analyse vaut aussi pour les " scientifiques "). Ce qui est permis dans
une sphère peut donc être prohibé dans une autre, ce qui paraît " normal " ici paraît
" scandaleux " là...
Il ne s'agit là que d'une tendance inachevée et les mêmes individus peuvent circuler d'une
sphère à l'autre. Mais cette tendance induit une perte du sens global, une dissolution des
repères collectifs, voire des dynamiques absurdes (produire pour produire, consommer pour
consommer, etc.). D'où le sentiment que l'évolution de la société échappe à tout contrôle,
devient aveugle. Un sentiment d'autant moins irréel que la division du travail s'approfondit à
l'échelle mondiale : chacun, prisonnier de son activité spécialisée, n'est plus que le
minuscule rouage d'une machine gigantesque ; il perd la maîtrise de son environnement, de
ses conditions d'existence, et perçoit les processus qu'il subit comme une fatalité. Certes, il
existe une sphère des sphères, dont la fonction est justement de prendre en charge
l'articulation entre les sphères particulières et de gouverner la société globale : la sphère
politique. Mais comme toutes les autres, elle subit la loi de la division du travail, donc de la
spécialisation : elle devient, elle aussi, un microcosme réservé à des professionnels de la
politique, un petit monde à part, régulé par ses lois propres.
La division du travail nous sépare des autres tout en nous rendant plus dépendants d'eux.
Elle nous rend plus efficaces, mais au prix d'une perte d'autonomie et de sens. Elle exprime,
mieux que tout autre phénomène, la tension entre l'individu et la société.
(1) Pierre Clastres, " L'arc et le panier ", dans La société contre l'Etat, éd. de Minuit, 1974.
Alternatives économiques, n° 241 (11/2005)
Auteur : Pascal Combemale.