la version grecque du psaume 23 (22)

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Revue des sciences religieuses 83 n° 3 (2009), p. 325-335.
LA VERSION GRECQUE DU PSAUME 23 (22)
Observations sur le texte de départ de l’exégèse patristique
I. DEUX TÉMOINS ANCIENS DU PSAUME 23
Depuis l’Antiquité, le Psaume 23 fait l’objet de citations, interprétations et commentaires, tant dans le judaïsme que dans le monde
chrétien. Les traces les plus anciennes d’une connaissance du Psaume
remontent aux débuts de notre ère, peut-être à une époque légèrement
antérieure. En ce qui concerne le texte hébreu1, notamment dans sa
forme consonantique, il fait partie du rouleau appelé « 5/6 ḤevPsalms ». Trouvé en 1960 dans les grottes de Naḥal Ḥever (à quelques
kilomètres de la côte occidentale de la Mer Morte, au sud ouest de EnGedi), ce rouleau est daté, en raison de critères paléographiques, de la
deuxième moitié du Ier siècle après J.-C. Bien que l’écriture ne soit
préservée que partiellement, il est possible d’identifier sans difficulté,
dans la colonne XII du rouleau, le début de sept lignes appartenant au
Psaume 23, au total une bonne douzaine de mots. Or la comparaison
des parties déchiffrables avec le Texte Massorétique (= TM) du
Psaume amène à un résultat frappant : l’ordre des mots et des lignes
ainsi que l’orthographe du fragment de la Mer Morte correspondent,
sans aucune exception, au texte consonantique du TM. C’est dire que
ce dernier, qui quelques siècles après proviendra d’un processus de
standardisation et de vocalisation des textes bibliques, se trouve
confirmé, au moins dans les parties conservées en 5/6 ḤevPsalms, par
un témoin textuel beaucoup plus ancien.
Pour ce qui concerne le texte grec du Psaume 23 (= Psaume 22
dans la numérotation de la Septante), il n’a laissé que peu de traces
1. Pour les informations suivantes, cf. p. ex. P.W. FLINT, The Dead Sea Psalm
Scrolls and the Book of Psalms, Leiden/New York/Cologne, Brill, 1997 (STDJ 17),
p. 43s. et 82s ID., « The Preliminary Edition of 5/6 ḤevPsalms », Journal of Jewish
Studies, 51 (2000), p. 19-41, spéc. 20.32-33.
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dans les écrits bibliques et la littérature dite « intertestamentaire »2. Il
est hors de doute que le Nouveau Testament ne cite pas explicitement
ce texte psalmique. Cependant, d’aucuns cherchent à montrer que
l’auteur de l’Apocalypse fait une allusion discrète, en Ap 7, 17, aux
versets 2-3 du Psaume, notamment en employant dans un même
verset les deux verbes poimaínō, « faire paître », et hodēgéō,
« mener », ainsi que le substantif hýdōr au pluriel, « eaux »3. À la
différence du Nouveau Testament, un auteur juif presque contemporain, Philon d’Alexandrie, cite à trois reprises le premier verset du
Psaume, en suivant exactement le texte tel que la Septante (= LXX) le
transmet4 : kýrios poimaínei me, kai oudén me hysterēÉsei « Le
Seigneur me fait paître, et rien ne me manquera » (De agricultura,
50.52 De mutatione nominum, 115). Plutôt que d’élaborer une interprétation du Psaume tout entier5, Philon paraphrase brièvement le
verset cité, en le reformulant de façon positive (De mutatione
nominum, 115) : « comme (le berger) surveille avec soin son propre
troupeau, des biens innombrables sont là tout prêts pour les ouailles
dociles et non rétives » (ex hetoímou agathà párestin athróa tois
peitharkhoúsi kai mē aphēniázousi tōn thremmátōn)6.
2. Une liste des citations psalmiques dans la littérature juive en langue grecque
et dans le christianisme primitif est fournie par R. BRUCKER, « La Wirkungsgeschichte de la Septante des Psaumes dans le judaïsme ancien et le christianisme
primitif », J. JOOSTEN / PH. LE MOIGNE (éds.), L’apport de la Septante aux études sur
l’Antiquité. Actes du colloque de Strasbourg 8-9 novembre 2002, Paris, Cerf, 2005
(LeDiv 203), p. 289-308.
3. Pour cet avis, voir B. CORSANI, « L’uso dell’Antico Testamento nell’Apocalisse », E. NORELLI (éd.), La Bibbia nell’Antichità cristiana. I. Da Gesù a Origene,
Bologne, Dehoniane, 1993, p. 181-197, spéc. 196 ST. MOYISE, « The Psalms in the
Book of Revelation », ST. MOYISE / M.J.J. MENKEN (éds.), The Psalms in the New
Testament, Londres / New York, Clark, 2004, p. 231-246, spéc. 243 M. KARRER,
« Ps 22 (MT 23) : Von der Septuaginta zur Eschatologisierung im frühen Christentum », W. KRAUS / O. MUNNICH (éds.), La Septante en Allemagne et en France.
« Septuaginta Deutsch » und « La Bible d’Alexandrie », Fribourg (Suisse) / Göttingen,
Academic Press Fribourg / Vandenhoeck & Ruprecht, 2009, p. 130-148, spéc. 137139.
4. Cité ici d’apres l’édition suivante : A. RAHLFS (éd.), Psalmi cum Odis,
Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 5e édit., 1979. Parmi les variantes signalées par
Rahlfs, la plus importante concerne le verbe poimaínō qui est au futur dans les codex
A et S : « le Seigneur me fera paître ».
5. Pour une étude détaillée de l’usage que fait Philon du Psautier grec, voir
D.T. RUNIA, « Philo’s reading of the Psalms », Studia Philonica Annual 13 (2001),
p. 102-121.
6. Œuvres de Philon d’Alexandrie, vol. 6, trad. de R. Arnaldez, Paris 1964. Dans
ce passage, Philon fait un lien entre le verset 1 du Psaume et le sens étymologique du
nom « Ragoüel », « action pastorale de Dieu » (Nb 17, 18).
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II. LE TEXTE GREC DU PSAUME
RAPPORT AU TEXTE HÉBREU ?
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PRÉSENTE-T-IL DES ÉCARTS PAR
À première vue, l’interprétation citée n’a rien d’extraordinaire. Ce
constat n’empêche pas de se demander si la paraphrase philonienne
du premier verset du Psaume ne reflète pas un trait typique du texte
grec, à savoir le style impersonnel, le sujet grammatical oudén
« rien » cédant la place au sujet grammatical agathá « [les] biens ».
Une telle observation pourrait passer pour anodine si le texte hébreu
du Psaume n’offrait pas une formulation quelque peu différente : lo
æḥsar « je ne manquerai de rien » (au lieu de « rien ne me
manquera »). Cette formulation à la 1ère personne, qui est précédée de
YHWH roî « YHWH est mon berger », trouvera son équivalent au
verset 4b : lo îrā rā « je ne craindrai aucun mal »7. De son côté, cette
proposition est suivie de kî attāh immādî « car tu es avec moi »
(verset 4c). Il serait donc possible de dégager, du texte hébreu, la
structure concentrique suivante :
1a : YHWH est mon berger,
1b : je ne manquerai de rien
[…]
4b : je ne craindrai aucun mal,
4c : car tu es avec moi.
Bien sûr, la différence, au verset 1, entre les textes hébreu et grec
du Psaume 23 est de l’ordre du style. À vrai dire, cet écart semble ne
pas affecter le sens du texte. Reste à savoir si le texte grec s’éloigne
ailleurs encore plus du texte hébreu, en en modifiant le sens. Jérôme
était peut-être un des premiers savants à noter de telles divergences
entre les textes grec et hébreu du Psautier8. Pourtant, en ce qui
concerne le Psaume 23, cet auteur ne signale qu’une variante, moins
importante, qui concerne le verset 5c : le texte hébreu offre « ma
coupe » – ce qui est aussi la leçon du TM, le fragment de 5/6 ḤevPsalms n’étant pas conservé ici, alors que les manuscrits grecs connus
de Jérôme et de ses correspondants comportent, entre autres, la
variante « ta coupe »9.
7. Cf. à propos de la structure des versets 1-4 E. BONS, « Le Psaume 23 : ‘Le
Seigneur est mon berger’ », C. COULOT / R. HEYER / J. JOUBERT (éds.), Les Psaumes.
De la liturgie à la littérature, Strasbourg, Presses Universitaires de Strasbourg, 2006,
p. 33-49, spéc. 38s.
8. Cf. Epistula CVI de Jérôme, intitulée Ad Sunniam et Fretelam de Psalterio,
quae de LXX interpretum editione corrupta est (= CSEL 55, p. 247-289).
9. JÉRÔME, Epistula CVI, § 13 (= CSEL 55, p. 255).
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Il convient donc d’étudier à frais nouveaux la question du rapport
entre les textes hébreu et grec du Psaume 23. D’emblée, on peut
constater que les analyses systématiques du Psautier de la LXX
menées ces dernières années aboutissent à un résultat qui à première
vue paraît contradictoire : d’une part, le texte grec du Psautier représente une traduction assez littérale de sa source hébraïque10 – et en
cela il se distingue des livres traduits de manière plus libre (p. ex.
Isaïe, Job), d’autre part, il présente un grand nombre de traductions
étonnantes, voire des corrections11. Qu’en est-il alors du texte grec du
Psaume 23 ? Est-ce qu’il comporte lui aussi des variantes remarquables par rapport au texte hébreu ?
III. DANS QUELLE MESURE LES VERSIONS DU
ELLES LES INTERPRÉTATIONS PATRISTIQUES ?
PSAUME 23
INFLUENCENT-
La question que nous venons de poser en en entraîne une autre : à
supposer que le texte grec du Psaume 23 s’éloigne ailleurs aussi du
texte hébreu, ne convient-il pas de se demander si ces variantes ont un
impact sur les interprétations patristiques ?
Tel est l’autre problème auquel est consacré le présent article. En
particulier, nous chercherons à argumenter l’hypothèse suivante : nul
ne contesterait la distance qui sépare les approches anciennes du
Psaume 23 de celles qui ont été élaborées au fil des deux derniers
siècles, en particulier la méthode historico-critique et les différentes
méthodes synchroniques d’origine plus récente. Certes, les convergences ne manquent pas, par ex. là où les approches historiques du
Psaume 23 amènent à des résultats analogues, particulièrement en
situant le texte dans le contexte historique du retour des Israélites
exilés dans leur pays d’origine (cf. ci-dessous)12. Toutefois, la divergence entre les approches anciennes et modernes tient moins, selon
nous, à une herméneutique sous-jacente différente qu’aux différentes
formes textuelles du Psaume 23 sur lesquelles porte l’interprétation.
10. Cf. par ex. F. AUSTERMANN, Von der Tora zum Nomos. Untersuchungen zur
Übersetzungsweise und Interpretation im Septuaginta-Psalter (Mitteilungen des
Septuaginta-Unternehmens, 27), Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2003.
11. Cf. F. SIEGERT, Zwischen Hebräischer Bibel und Altem Testament. Eine
Einführung in die Septuaginta, Münster, LIT, 2001, p. 306 ; E. BONS, « Der Septuaginta-Psalter - Übersetzung, Interpretation, Korrektur », M. KARRER / W. KRAUS
(éds.), Die Septuaginta - Texte, Kontexte, Lebenswelten, Tübingen, Mohr Siebeck,
2008 (WUNT II / 219), p. 450-470.
12. Dans l’exégèse du XIXe siècle, F. BAETHGEN, Die Psalmen übersetzt und
erklärt, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 2e édit., 1897, p. 66s., souscrit lui aussi
à une telle interprétation du Psaume.
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Autrement dit : que les commentateurs se prononcent pour des
approches littérales et historiques ou qu’ils privilégient des approches
allégoriques, typologiques, etc., leurs interprétations sont largement
influencées par le choix du texte à commenter.
Afin de corroborer cette hypothèse, nous présenterons, dans la
suivante partie de cet article, les écarts majeurs entre, d’une part, le
texte hébreu du Psaume 23, et d’autre part, la version grecque du
texte13. Cette démarche nous permettra de signaler à chaque fois, ne
serait-ce que de manière éclectique, un ou deux exemples d’exégèse
ancienne qui présupposent non un texte hébreu, mais le texte de la
LXX.
IV. LE PROFIL SPÉCIFIQUE DE LA VERSION GRECQUE DU PSAUME 23
1. La LXX a tendance à gommer les images du Dieu berger et du
Dieu hôte
En comparant le vocabulaire de la LXX du Psaume 23 avec celui
du TM, un constat s’impose : la LXX préfère, en particulier au
verset 2, une terminologie qui n’est guère réservée aux domaines
animal et pastoral. Citons à ce propos trois exemples :
a) Au verset 2a, le TM porte la tournure binôt dæšæ, « dans de
verts pâturages [pluriel] ». La LXX rend ces mots par eis tópon
khlóēs, « à un endroit [singulier] d’herbes vertes ». Plutôt que de
traduire le substantif hébreu nāwæh, « endroit, pâturage », par un
substantif grec correspondant, p. ex. nomēÉ, « pâturage » (ainsi en Jr
23, 3 Am 1, 2 So 2, 6), le traducteur choisit un terme assez neutre,
tópos, « lieu, endroit ».
b) Le verbe du verset 2a, yarbîṣenî, « il me fait / fera coucher »,
correspond, dans la LXX, à kateskēÉnōsen, « il m’a fait demeurer ».
Cette équivalence est frappante puisque le verbe hébreu rābaṣ désigne
principalement le repos de l’animal14. Cela ressort p. ex. du Ps 104, 22
où le traducteur choisit, à raison, le verbe koitázomai, « se coucher »
(Ps 103,22LXX cf. aussi Jr 40,12LXX / 33,12TM). Bien que le verbe
kataskēnóō s’emploie lui aussi avec un sujet animal, en particulier au
sens intransitif « habiter », « s’abriter » (cf. p. ex. Ps 103,12LXX), la
13. Pour une analyse plus exhaustive des écarts entre les deux textes, cf. notre
étude antérieure : E. BONS, « Le Psautier de la Septante est-il influencé par des idées
eschatologiques et messianiques ? », M.A. KNIBB (éd.), The Septuagint and Messianism, Leuven, Peeters, 2006 (BETL 195), p. 217-238, spéc. 225-227.
14. Cf. E.-J. WASCHKE, art. rābaṣ, Theologisches Wörterbuch zum Alten Testament, vol. VII, Stuttgart, Kohlhammer, 1993, cols. 320-325, spéc. 322.
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gamme de ses significations est beaucoup plus large. En fait, dans le
Psautier grec, ce verbe désigne avant tout le séjour des hommes, p. ex.
dans le temple (Ps 14,1LXX), et pas en premier lieu leur repos.
c) Au verset 2b, la LXX rend le verbe hébreu yenahalenî « il m’a
conduit » par exéthrepsén me « il m’a élevé / nourri ». Contrairement
au verbe hébreu qui signifie « conduire, mener » (scil. un animal), en
l’occurrence à l’abreuvoir ou à la mangeoire (cf. Gn 47,14)15, le verbe
ektrephō est d’un usage plus général : « élever (un enfant, un animal) »
et « nourrir »16.
Ces trois observations invitent à conclure que la LXX nuance la
métaphore filée qui caractérise les versets 1–4 du Psaume. Plutôt que
d’employer des termes ayant trait au monde animal et pastoral, le
traducteur préfère un vocabulaire assez neutre. Par conséquent, la
métaphore filée « bête de troupeau » est moins développée dans la
LXX que dans le TM et, de ce fait, la césure entre les deux métaphores filées « Dieu berger » et « Dieu hôte » paraît moins marquée
dans le texte de la LXX.
Autrement dit : le TM laisse penser à un Dieu berger qui fait
reposer son troupeau dans des verts pâturages (pluriel !), c’est-à-dire
maintes fois. Le troupeau parcourant la steppe à la recherche de pâturages, le TM véhicule ainsi l’idée d’un mouvement continu qui, bien
qu’interrompu par des haltes passagères, n’a pas pris fin. La LXX, par
contre, dresse un tableau différent de Dieu : ayant établi son troupeau
à l’endroit vert (singulier !), il lui a donné la nourriture nécessaire.
Ainsi, l’idée du mouvement continu cède la place à l’idée d’une
arrivée définitive : parvenu à l’endroit d’herbes vertes, le troupeau est
au but de sa marche. C’est là que Dieu l’accueille en lui ayant préparé
la table17.
Les modifications que le Psaume 23 subit dans la LXX auront
leurs répercussions dans l’exégèse patristique. À titre d’exemple,
citons le commentaire de Diodore de Tarse qui reconnaît dans le « je »
15. Cf. E. BONS, Psalm 31- Rettung als Paradigma. Eine synchron-leserorientierte Analyse, Francfort, Knecht, 1994 (FTS 48), p. 38s ; F. SIEGERT, Zwischen
Hebräischer Bibel und Altem Testament, p. 240, note 16.
16. Cf. T. MURAOKA, A Greek-English Lexicon of the Septuagint, Leuven,
Peeters, 2002, p. 169 : « to bring up, rear, nurture ».
17. Il serait intéressant de comparer, avec les textes hébreu et grec des versets 14, les deux traductions latines de Jérôme, le Psalterium iuxta LXX et le Psalterium
iuxta Hebraeos. Il est frappant que dans le premier, Jérôme va jusqu’à traduire, au
verset 1, le verbe poimaínei, par reget. Cf. à ce propos D.J. LADOUCEUR, The Latin
Psalter. Introduction, Selected Text and Commentary, Londres, Bristol Classical
Press, 2005, p. 91 : « regere may be used of direction animals but pascere would
better have preserved the vivid shepherd metaphor of the Hebrew and Greek. »
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du Psaume une collectivité, les Israélites, les « brebis » (qui ne sont
pas mentionnées explicitement) représentant le peuple. Or le Psaume
se réfère à un moment précis de l’histoire d’Israël : sur l’autorisation
de Cyrus, les Israélites rentrent dans leur pays d’origine où ils sont
comblés de bienfaits divins18. Comme une lecture détaillée du
commentaire de Diodore pourrait le confirmer19, le Psaume ne reflète
qu’une seule situation : le retour des Israélites exilés dans leur patrie
et l’accueil que Dieu leur réserve. En revanche, les motifs de la
marche ne jouent qu’un rôle accessoire dans cette exégèse du Psaume.
Pour conclure, on peut constater que l’interprétation que fait
Diodore du Psaume 23 s’appuie sur plusieurs traits qui sont propres
au texte de la LXX. Nul doute qu’il les développe en comblant les
« blancs », les lacunes d’information du Psaume. Pourtant, il est
incontestable que Diodore fait sienne l’optique temporelle caractéristique de la LXX : Dieu a déjà accompli les bienfaits. En plus, tant pour
la LXX que pour Diodore, l’arrivée dont il est question dans le
Psaume a évidemment un caractère définitif.
2. La LXX introduit le motif de l’« ombre de la mort »
Au verset 4a, le TM porte la tournure begê ṣalmāwæt que la LXX
rend par en mésōi skiâs thanátou, « au milieu de l’ombre de [la]
mort ». Expliquons cette équivalence à l’aide de plusieurs observations :
– Le premier mot du TM vient du substantif gê, « vallée ». Tout
en connaissant ce substantif (cf. Ps 59,2LXX « la vallée du sel »), le
traducteur le rapproche apparemment d’une racine à graphie presque
identique en écriture hébraïque, gawwāh « milieu ». La préposition b
signifiant « en, dans », le traducteur parvient à en mésōi, « au milieu ».
– Le deuxième mot du TM est vocalisé comme s’il s’agissait d’un
mot composé de deux éléments, ṣal, « ombre », et māwæt « mort », ce
qui expliquerait la traduction skiâs thanátou, « de l’ombre de [la]
mort ». Notons que la LXX rend le mot ṣalmāwæt de la même façon en
Ps 43,20LXX 106,10.14LXX. Or il s’avère que cette « étymologie » ainsi
que la traduction qui en découle sont erronées. Certes, la vocalisation
du TM militerait en faveur d’une telle théorie, et il en va de même
pour le Targum des Psaumes qui porte bmyšr ṭwl dmwt, « dans la
vallée de l’ombre de la mort »20. Pourtant, ces interprétations ne font
pas justice au sens de la racine hébraïque dont le vrai sens est « obscu18. In Psalmos, cité d’après CCSG 6, p. 137.
19. Cf. l’article de Françoise Vinel dans le présent cahier.
20. Jérôme rend l’expression en question comme suit : in medio umbrae mortis
(Psalterium iuxta LXX) et in valle mortis (Psalterium iuxta Hebraeos).
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rité »21, comme le rappellent les commentateurs juifs médiévaux22. Il
est probable que le traducteur du Psautier ainsi que les savants juifs
responsables de la vocalisation du TM n’ont pas reconnu la racine.
En évoquant l’ombre de la mort, la LXX introduit, dans le Psaume
23, un sujet qui est évidemment étranger au texte hébreu. Reste à
savoir comment ce sujet s’inscrit dans le contexte de la version
grecque. Or nous avons déjà vu que la LXX a atténué, au verset 2, le
vocabulaire se référant au monde animal et pastoral. Même si Dieu
« fait paître » le Psalmiste, du moins selon le verset 1, celui-ci est
néanmoins présenté beaucoup plus clairement que dans le TM comme
un être humain, et non pas comme un animal. Guidé par Dieu dans
son passé, le Psalmiste est sûr de sa présence permanente (cf. verset
4c : « car tu es avec moi »), et ceci aussi dans les situations où il risque
de parvenir à l’ombre de la mort.
Or le texte ne précise pas en quoi consiste la protection qu’accorde Dieu à son fidèle au moment où la mort pourrait le guetter. Estce qu’il espère que Dieu lui épargne une mort prématurée parce que
celui-ci ne peut se manifester que dans la vie du Psalmiste mais pas
dans sa mort (cf. p. ex. Ps 88, 11) ? L’« ombre de la mort » serait-elle
alors un phénomène passager (cf. Ps 43,20LXX), comme un danger
grave qui, pourtant, ne conduit pas forcément à la mort proprement
dite ? En d’autres termes, le texte n’évoquerait-il pas la mort physique
parce que celle-ci est jugée inaccessible à l’influence de Dieu ? Une
telle interprétation du texte grec serait sans aucun doute conforme à
une conception théologique et anthropologique que beaucoup de
textes vétérotestamentaires, notamment les Psaumes à quelques
exceptions près, semblent présupposer23. Rien n’empêche alors d’interpréter le verset 4 à la lumière d’un tel arrière-fond théologique et
anthropologique, d’autant plus que les idées de résurrection et de vie
dans l’au-delà, sans doute d’origine plus ancienne24, ne mûrissent
qu’au fil des deux derniers siècles avant J.-C.
21. Cf. H. NIEHR, art. ṣalmāwæt, Theologisches Wörterbuch zum Alten Testament, vol. VI, Stuttgart, Kohlhammer, 1989, cols. 1056-1059.
22. Cf. p. ex. le commentaire de Rachi, dans M.I. GRUBER (éd.), Rashi’s
Commentary on Psalms 1-89 (Books I-III). With English Translation, Introduction
and Notes, Atlanta Ga., Scholars Press, 1998, p. 13.
23. La bibliographie relative à cette question est très riche. Parmi les ouvrages
récents, cf. p. ex. p. J. TREBOLLE BARRERA, Libro de los Salmos. Religión, poder y
saber, Madrid, Trotta, 2001, p. 109-114 ; B. JANOWSKI, Dialogues conflictuels avec
Dieu. Un anthropologie des Psaumes, Genève, Labor et Fides, 2008, 2e partie : « De
la mort vers la vie ».
24. Telle est la théorie d’ E. PUECH, La croyance des Esséniens en la vie future :
immortalité, résurrection, vie éternelle ? Histoire d’une croyance dans le judaïsme
ancien, 2 vols., Paris, Gabalda, 1993, spéc. 316s.
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Cependant, on peut aller encore plus loin : le verset 5, dont le
verbe hetoímasas « tu as préparé » est à l’aoriste, autoriserait l’interprétation suivante : Dieu a déjà accueilli le Psalmiste, tout comme un
convié, et ce apparemment de son vivant25. Surgirait alors la question
de savoir si Dieu lui refuse cette proximité à l’heure de sa mort. Il va
de soi que le texte ne répond plus à une telle question qui, d’ailleurs,
ne se pose qu’à partir du moment où la question de l’avenir postmortel des croyants devient de plus en plus pressante.
En ce qui concerne les Pères, on observe que le verset 4, bien
entendu dans sa version grecque, donne lieu à des multiples réflexions
ultérieures. D’habitude, leur point de départ implicite est la conviction
que la mort évoquée ici est à identifier à la mort physique (et non pas à
un danger passager). Si le verset 4 ne parle pas de la mort tout court,
mais de l’« ombre de la mort », c’est qu’il entend par là, selon Eusèbe
de Césarée26, la mort conçue comme la séparation de l’âme du corps,
laquelle serait à distinguer de la mort au sens propre (alēthinòs thánatos), c’est-à-dire la mort de l’âme. Et Eusèbe d’ajouter que celle-ci
ne frappe pourtant pas le croyant car celui qui croit ne mourra jamais
(Jn 11, 26). D’autres auteurs, comme les commentateurs antiochiens,
empruntent une voie différente en soulignant que le croyant, arrivé aux
portes de la mort, n’a pas peur (ainsi Théodoret de Cyr27) et qu’il
implore à nouveau le secours de Dieu (ainsi Diodore de Tarse28).
En conclusion de ce paragraphe, il va sans dire que, philologiquement parlant, la traduction grecque, en mésōi skiâs thanátou, « au
milieu de l’ombre de [la] mort » est loin d’être adéquate. Cependant,
on ne saurait contester qu’elle confère au Psaume, dans sa version
grecque, une tonalité différente, en introduisant le motif de la mort.
Certes, il est possible de voir dans cette tournure une allusion aux
dangers les plus variés qui pourraient guetter le Psalmiste ; il espèrerait donc en réchapper sain et sauf. Lu sur l’arrière-fond d’une telle
conception de la vie et de la mort, le Psaume dans sa version grecque
n’est pas du tout dépourvu de sens. Cependant, le texte engendre de
multiples interprétations une fois que l’on fait le rapprochement entre,
d’une part, la déclaration du Psalmiste que l’ « ombre de la mort » ne
l’épouvante pas parce que Dieu est avec lui, et, d’autre part, la conviction que le croyant peut espérer la résurrection et la vie dans l’au-delà.
25. Cf. à propos de ce motif R. HUNZIKER-RODEWALD, Hirt und Herde. Ein
Beitrag zum alttestamentlichen Gottesverständnis, Stuttgart, Kohlhammer, 2001
(BWANT 155), p. 172.
26. Commentaria in Psalmos, cité d’après PG 23, col. 217.
27. In Psalmum XXII, cité d’après PG 80, col. 1025.
28. In Psalmos, cité d’après CCSG 6, p. 138.
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EBERHARD BONS
Peut-être que le premier témoin d’un tel rapprochement est la
Première Épître de Clément (1 Clém 26, 2)29.
3. La LXX fait « habiter » le Psalmiste dans la maison du Seigneur
Le troisième écart majeur apparaît au verset 6b où la LXX lit kaì
tò katoikeîn me « et que j’habite ». La forme verbale que comporte le
texte hébreu consonantique, wsbty (ainsi aussi 5/6 ḤevPsalms), se
prête à deux interprétations :
– 1ère personne singulier parfait qal du verbe šûb « retourner », ce
qui donnerait la traduction « je retournerai » (scil. à la maison du
Seigneur),
– infinitif construit avec suffixe de la 1ère pers. sing. du verbe de
yāšab, « s’asseoir, habiter », ce qui donnerait la traduction littérale
« mon [action de] habiter » (scil. dans la maison du Seigneur).
La tradition hébraïque qui mène au TM a reconnu, dans la forme
verbale en question, le verbe šûb « retourner ». La LXX, par contre,
s’appuie sans doute sur une tradition de lecture différente qui retrouve
ici, tout comme dans le Ps 27(26), 4, le verbe yāšab, « s’asseoir,
habiter ». Elle est suivie en cela par Jérôme qui, dans son Psalterium
iuxta Hebraeos, rend la forme en question par habitabo.
Quel que soit le sens que les Massorètes ont attribué à la forme
verbale, le texte grec kaì tò katoikeîn me évoque sans doute une
installation définitive dans la maison du Seigneur. C’est-à-dire que la
LXX approfondit une idée évoquée plus haut : celle de l’arrivée au but
de la marche. Le séjour dans la maison du Seigneur est donc considéré comme permanent, comme le souligne aussi la tournure « en la
longueur des jours » (= « pour de longs jours »). Rappelons que pour
la pensée biblique, la « maison du Seigneur » peut bel et bien désigner
le temple mais aussi le pays d’Israël (Jr 12, 7 Os 9, 15). Le verset
fait-il alors allusion aux exilés qui, au moment de leur retour en Israël,
prennent de nouveau possession de leur pays ? Ou bien faut-il opter
pour une interprétation consistant à voir dans le « je » du Psaume un
individu qui cherche la proximité du temple ? En l’absence de précisions, il semble impossible de trancher et de reconstituer le « Sitz im
Leben » du Psaume30.
Encore une fois, cette imprécision poussera les Pères à combler
les lacunes du texte. N’en citons que deux : selon Diodore de Tarse,
qui privilégie une interprétation historique, Dieu promet de ne plus
29. Pour cet avis, cf. N.A. SCHUMAN, « Quelques relectures anciennes du Psaume
23 », Unless some one guide me… Festschrift for Karel Deurloo, Maastricht, Shaker
Publishing, 2001, pp. 181-191, spéc. 188s ; M. KARRER, « Ps 22 (MT 23) », p. 133-135.
30. Cf. E. BONS, « Le Psaume 23 », p. 48.
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LA VERSION GRECQUE DU PSAUME
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éloigner le Psalmiste (= le peuple d’Israël) du temple31. Eusèbe de
Césarée, par contre, identifie la maison de Dieu avec l’Église dans
laquelle le Psalmiste passe sa vie avant d’entrer « dans la longueur de
jours », c’est-à-dire dans la vie éternelle auprès de Dieu32.
*
*
*
L’objectif des réflexions précédentes était de présenter le texte
biblique qui est à la base des interprétations patristiques du Psaume
23 : la version grecque selon les Septante. Comme nous l’avons vu,
celle-ci présente quelques écarts frappants par rapport à la tradition
textuelle qui se reflète dans le Texte Massorétique. Il n’est donc pas
étonnant que l’interprétation de ce dernier diverge largement des
exégèses que les Pères ont élaborées au fil des siècles en s’appuyant
sur le texte grec du Psaume. Mutatis mutandis, le texte latin du
Psaume ne s’éloigne guère de la LXX. C’est-à-dire que Jérôme s’en
est tenu grosso modo, dans son Psalterium iuxta Hebraeos, aux traditions textuelles propres à la LXX.
La tâche principale de l’exégète n’est pas d’étudier la Wirkungsgeschichte toute entière d’un texte biblique. Une telle démarche
dépasserait largement les limites de sa discipline. Pourtant, il peut
mettre en relief les sujets et les motifs du texte biblique qui engendrent les interprétations successives. Il peut aussi éclairer l’arrièrefond théologique qui conduit à ces dernières. Voilà un aspect d’une
recherche interdisciplinaire à laquelle l’exégète est invité à participer.
Qu’il nous soit permis de formuler un souhait, en conclusion : à
notre connaissance, nous ne disposons pas, à ce jour, de beaucoup
d’ouvrages portant sur l’histoire de l’interprétation juive et chrétienne
du Psaume 2333. Une monographie fait toujours défaut. Un tel ouvrage
pourrait étudier aussi complètement que possible un sujet de la théologie et de la spiritualité qui mériterait d’être approfondi.
Eberhard BONS
Faculté de Théologie catholique
Université de Strasbourg
31. In Psalmos, cité d’après CCSG 6, p. 139.
32. Commentaria in Psalmos, cité d’après PG 23, col. 220.
33. On a signalé dans le liminaire la parution de l’ouvrage suivant : Le Seigneur
est mon berger. Le psaume 22 lu par les Pères, Paris, Éditions Migne, 2008. Ce petit
livre met à la disposition des lecteurs non spécialisés la traduction française de
plusieurs commentaires patristiques du Psaume 23. Cependant, on regrette l’absence
d’introductions et de notes plus fournies.