Réaménagements identitaires des mères en devenir. Le paradigme

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Réaménagements identitaires des mères en devenir. Le paradigme
Sciences-Croisées
Numéro 2-3 : L’Identité
Réaménagements identitaires des mères en devenir.
Le paradigme de la complexité revisité
Marie-Reine Bernard & Chantal Eymard
Université de Provence
Département des Sciences de L’Education
[email protected]
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Réaménagements identitaires des mères en devenir.
Le paradigme de la complexité revisité
Résumé
Le « devenir mère » génère d’importants bouleversements psychiques et
affectifs qui s’accompagnent de réaménagements identitaires. Dans une
perspective à la fois constructiviste et systémique, nous tentons grâce à une
approche complexe du processus, de mieux en appréhender sa
réorganisation. L’identité s’organise autour d’une dynamique dialogique
articulant différents paradigmes. Tandis que l’Ego s’unifie en donnant un
sens à son vécu, il tend vers une totalité singulière qui est aussi plurielle.
Une infinité de « soi » peut s’affirmer dans l’agir comme dans le raconter,
car les deux supposent une interprétation subjective au travers de données à
la fois sociales et psychiques, qui conditionnent un choix entre des
représentations multiples de « soi ». L’identité est sentiment et puissance
d’exister malgré la fragilité humaine. Elle est permanence de « soi » malgré
le temps et maintien de « soi » dans le temps, c'est-à-dire continuité en dépit
des discontinuités, perpétuel mouvement en raison des altérations qu’elle
subit et, auto-éco-réorganisation d’un processus toujours en devenir.
Mots clés : Identité, maternité, altérité, unicité, pluralité.
Abstract
Becoming a mother brings about affective and psychic problems
accompanied by identity rebuilding. Through a constructive and systemic
perspective and with the aid of complex approach of a process, we hereby
try to understand the process of identity rebuilding. Identity implies a
dialogic dynamics and it links different paradigms. While the Ego unifies
itself when attributing sense to its life experience, it also tends to a single
totality which is also plural. An infinite “oneself” can assert itself in acting
and speaking, as both presuppose a subjective interpretation through social
and psychic data, which determine the choice among multiple
representations of “one”. Identity is a feeling and a power of existing,
though the human weakness. It is “one” permanency, despite the time and
“one” maintenance throughout the time. In other words, it is continuity
despite disruption, an everlasting movement because of the changes it faces
and an auto-eco-reorganisation of on-going process.
Key words : Identity, mother hood, alterity, unicity, plurality.
Marie-Reine bernard &Chantal Eymard
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Le paradigme de la complexité revisité
Introduction
C
’est à Racamier (1961) que l’on doit le concept de maternalité pour
décrire les modifications psycho-affectives propres à la femme, lors
de la maternité ; il précise qu’il s’agit aussi d’une crise d’identité. En
effet, l’attente et l’arrivée d’un enfant constituent une étape existentielle
fondamentale dans la vie d’une femme, qui pourrait être comparée à celle
que traverse les adolescents. Devenir mère engendre donc des
réaménagements psychiques et affectifs, sans lesquels la femme ne pourrait
pas répondre aux besoins de son enfant. Le processus s’inscrit dans la durée
et ne va pas toujours de soi car il suppose de la persévérance, de la patience
et un certain renoncement. Comment accepter la perte de l’idéalité du bébé
imaginaire face au bébé réel ? Comment accepter l’ambivalence du désir
d’enfant qui ne disparaît pas après la naissance et oscille toujours entre
« rejeter et garder » c’est-à-dire entre amour et haine ? « Comment passer
de l’indivision à l’individuation » (Rajon, 2007, p. 36) de la fusion à la
séparation dans la relation mère/enfant ?
Selon Stern, quatre composantes contribuent à la réorganisation psychique
de la femme après la naissance. L’une d’elles est la réorganisation
identitaire, qu’il définit comme étant « à la fois la cause et la conséquence
du réinvestissement des figures maternelles de la matrice de soutien »
(1997, p. 235). La relation de la nouvelle mère avec sa propre mère est
essentielle dans ce processus de transmission intergénérationnelle qui
permet le passage de fille à mère. Dans ce processus, la remémoration
semble déterminante car les soins prodigués au bébé réactivent
constamment les souvenirs d’enfance de la mère. Chaque interaction avec
son enfant la conduit à tresser deux expériences (celle de mère et celle
d’enfant) étroitement imbriquées qui font le lien entre deux générations. La
nouvelle mère a besoin de modèles, aussi elle revit ses identifications avec
sa mère ou d’autres figures maternelles.
Ces théories du champ de la psychanalyse indiquent clairement que la
naissance d’un enfant provoque, chez la femme qui devient ou redevient
mère, une véritable crise identitaire. Ce réaménagement de l’identité n’est
pas une maladie, il est constitutif du « devenir mère ». Il se joue sur un
registre de la maternalité et ses composantes se croisent et s’entrecroisent
avec celles de l’ensemble des processus mis en œuvre à cette occasion. Il
n’y a pas de concurrence entre les processus, qu’ils soient psycho-affectifs,
cognitifs ou identitaires. Les uns et les autres se développent sur un mode
synchronique ou diachronique au gré de l’évolution relationnelle et de l’âge
de l’enfant. Freud est l’un des premiers à s’être intéressé à la relation
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précoce mère/enfant, car les fondements de la théorie psychanalytique
mettent en cause les traumatismes subis au tout début de la vie et la
défaillance de ces liens (Binel, 2000). Il s’est aussi intéressé à
l’identification comme mécanisme psychologique structurant le « moi » de
l’individu immergé dans un environnement socio culturel (Kaufmann,
2004). Sans avoir abordé le thème de l’identité, il est, d’une certaine
manière, le précurseur d’une approche constructiviste de ce concept. Or,
cette idée de réorganisation identitaire ébranle deux conceptions de la
notion d’identité : celle essentialiste selon laquelle, elle serait un élément
stable permettant une définition de l’être humain et, celle substantialiste
cumulative d’une identité composée de couches successives s’ajoutant au
gré des évènements d’une vie. L’influence freudienne est nettement perçue
dans ces descriptions de l’identité comme processus profondément perturbé,
devenu incertain, mais néanmoins considéré comme physiologique, lors du
retour à l’homéostasie. Notons toutefois, que la réorganisation identitaire
des mères n’est pas un processus spécifique de la construction précoce des
liens mère/enfant ; il se poursuit tout au long de la vie de la mère et de
l’enfant, même si les spécialistes l’évoquent, le plus souvent, au début de
cette relation.
Notre recherche s’intéresse au seul versant maternel de la relation
mère/enfant et se limite à une démarche compréhensive des flottements
identitaires féminins liés à la naissance d’un enfant. Nous n’aborderons
donc pas l’ensemble des nombreux travaux de pédiatres, psychologues,
pédopsychiatres ou psychanalystes qui ont étudié la relation mère/enfant.
Bien que le processus identitaire s’organise ou se réorganise, pour une part
importante, dans la relation à autrui, nous n’investirons pas en détail la
théorie de l’attachement de Bowlbyi (2002). En revanche, nous nous
tournerons vers d’autres disciplines, telles que la philosophie, la sociologie
ou les sciences de l’éducation afin de prendre en compte différentes
approches du concept d’identité. Sans nous départir de la perspective
constructiviste, nous nous ouvrirons sur une perspective systémique en
situant le processus identitaire dans le paradigme de la complexité
phénoménologique. Ainsi, nous tenterons d’appréhender comment les
mères d’aujourd’hui réorganisent leur identité : dans la première partie,
prenant place dans la société en interprétant leur rôle ; dans la deuxième
partie, nous développerons la thématique de la fragilité des mères face à
leur responsabilité et celle de la permanence de « soi » en dépit des
discontinuités ; enfin, la troisième partie sera consacrée à l’identité narrative
et aux rapprochements possibles entre la narrativité et l’agir.
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1. Altérité et interprétation de son rôle de mère
dans la société
Dans les sociétés traditionnelles, l’identité individuelle est conférée par le
groupe qui assigne à chacun une place déterminée en fonction de son
lignage, son sexe et son âge (Kaufmann, 2004). Cette définition de
soi exclusivement sociale est acceptée et intériorisée, et tient lieu d’identité.
En France jusqu’au milieu du vingtième siècle, sous l’influence d’une
organisation sociétale de type patriarcal, la place de la femme est encore, au
moins dans les mentalités, limitée à la sphère familiale. Dès sa naissance,
elle est potentiellement considérée comme une mère ; la petite fille ne naît
pas mère certes, mais elle le devient bien avant de l’être. Consentement ou
fatalité, de nombreuses générations de femmes se succèdent avant que ne
soit remise en question cette qualité octroyée extérieurement qu’elles
s’approprient dès le plus jeune âge. Dans l’imaginaire collectif comme dans
les discours, la femme est naturellement déterminée pour la maternité et il
est inconcevable qu’elle n’assume pas le rôle qui lui est dévolu ; le terme
« rôle » étant ici, entendu comme cadre normatif rigide n’autorisant aucune
redéfinition de soi. Dans un monde où le destin des femmes est d’être des
épouses et des mères, l’identité n’est pas un processus mais une entité
quasiment imposée, (les « vieilles filles » et les femmes stériles n’ont pas
droit à beaucoup d’indulgence), une espèce d’enveloppe identitaire dans
laquelle il suffit de se glisser. Pour autant, doit-on en conclure que l’accès
au statut de mère n’est alors qu’une évolution allant de soi, et qu’il n’y a ni
difficulté ni souffrance ? Bien évidemment les ratés existent ; le prix à
payer en est d’ailleurs, souvent très élevé : une mise à l’écart, d’une
manière ou d’une autre, de la société.
1.1. Altérité et définition de soi
L’identité d’une personne dépend, paradoxalement, d’autrui (Ricœur, 1996)
et le problème de l’altérité réside dans la fracture qu’elle provoque dans la
réflexivité de l’individu avec lui-même. Pourtant, le sujet réflexif est unique
et singulier avec son vécu actuel, ses souvenirs intransférables, son
autonomie et son estime de soi. Il occupe une place que nul autre individu
ne peut occuper, « le Je n’est pas partageable » (Morin, 2001, p. 66), bien
que le « Je » soit universellement partagé puisque tous les sujets peuvent
s’individualiser, se différencier en prononçant « Je ». Mais, ce « Je » qui est
capable d’agir, de penser, de se questionner, peut aussi affirmer ce qu’il est
et se raconter ; il confirme alors, qu’il est un être de langage et par voie de
conséquence un être social qui vit dans une société et une culture. L’une et
l’autre préexistent à l’individu, porteuses de valeurs.
Ce cadre
d’appartenance ou « horizon » (Taylor, 1998, p. 46), à l’intérieur duquel
l’individu se développe, s’inscrit dans une partie au moins de son identité
par des processus d’identifications ou d’engagements. De nombreuses
recherches dans le domaine de la psychologie ou de la psychanalyse ont
abouti à l’idée qu’il existe des « noyaux identitaires » (Mucchielli, 2003, p.
30) dont la constitution repose sur des processus d’éducation, de
socialisation et d’acculturation. En outre, le milieu dans lequel le sujet
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évolue est le lieu privilégié de la reconnaissance, au demeurant réciproque,
qui renforce l’estime de soi. Cette reconnaissance est à la fois
reconnaissance d’identité et de valeur. Reconnaître l’Autre dans son
identité, c’est en fait reconnaître son altérité ; prenons un exemple qui n’est
pas étranger à notre sujet : lorsque les parents inscrivent leur enfant à l’état
civil, ils le prénomment et le reconnaissent comme un être à part entière,
différent d’eux. Dans cette démarche, les parents, eux aussi, sont reconnus
comme tels, notamment en ce qui concerne leurs droits et leurs devoirs
envers cet enfant. Il s’agit d’une reconnaissance « inconditionnelle »
(Flahault, 2004, p. 35) qui suppose, en dehors des cas d’adoption, un lien de
sang ; elle consiste à donner au « naissant » (Tourné, 1999, p. 3) une place
parmi les humains et dans la lignée familiale, ce qui ne sera pas sans
conséquence sur celle qu’occupaient les géniteurs. Pour une femme qui
vient de donner la vie à un enfant, cette reconnaissance inconditionnelle
semble assez aisée. En revanche, la reconnaissance « conditionnelle »
(Flahault, 2004, p. 35), liée aux valeurs reconnues par la société comme
étant celles que doit manifester une mère, sous entendu une bonne mère,
risque d’être moins évidente. Or, dans une société où l’idée dominante
consiste à croire qu’être un sujet « ne résulte pas d’un don qui nous est fait
par d’autres, mais que l’existence de notre « soi » est une donnée
première » (Flahault, 2004, p. 35), il est d’autant plus important et
déterminant d’être reconnu pour ce que l’on vaut. Une mère, même sûre
d’elle-même et de ce qu’elle fait, ne peut jamais être complètement
indifférente au regard d’autrui, aussi son identité se trouve prise dans un
mouvement d’accommodation incessant visant à concilier sentiment
intérieur et regard extérieur.
Le devenir humain de l’embryon/fœtus est indissociable de la femme qui le
porte et le « devenir mère » de cette femme indissociable du petit être qui se
développe en elle, mais l’un et l’autre sont aussi indirectement liés à
l’environnement de cette femme. « Le sujet se structure par la médiation
des autres sujets avant même de les connaître à proprement parler »
(Vullierme, cité par Morin, 2001, p. 69). La dyade mère/enfant dans
laquelle chacun interagit avec l’autre pour se construire apparaît avant la
naissance. L’enfant qu’elle porte est non seulement installé dans son utérus,
mais il va aussi progressivement prendre place dans son « Je », dans son
identité, car même si « l’individu vit pour soi et pour autrui de façon
dialogique » (Morin, 2001, p. 67), l’altruisme peut surmonter
l’égocentrisme avec d’autant plus de facilité que l’affectivité appartient à la
subjectivité. Il est facile de comprendre que l’altruisme vis-à-vis de l’enfant
l’emporte sur l’égocentrisme de la mère, surtout à partir de premiers
mouvements perçus ou après la découverte des images échographiques.
L’identité de la future mère amorce déjà une réorganisation qui va se
poursuivre pendant la grossesse, puis à l’occasion des interactions avec le
nouveau-né.
L’évolution en faveur des femmes qui s’est produite au cours du XXe siècle
peut conduire à penser que la société actuelle porte sur elles, à l’heure de
devenir mères, un regard bienveillant. En réalité, la vision idéaliste selon
laquelle, les femmes d’aujourd’hui doivent arriver à tout gérer, couple,
enfants, maison et travail, en étant belles, en forme, compétentes et
comblées, est généreusement véhiculée. C’est même le modèle en vogue à
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imiter… Pourtant, les femmes n’ont pas toujours été soumises a tant
d’exigences, notamment vis-à-vis des enfants. Au XVIIe et jusqu’à la fin du
XVIIIe siècle, l’abandon d’enfants est pratique courante surtout dans les
classes bourgeoise ou aristocrate, dans l’indifférence générale (Badinter,
1980). De leur côté, les femmes du peuple deviennent nourrices à gages.
Elles se trouvent alors devant l’alternative d’abandonner leur propre enfant
pour aller louer leurs services en ville ou de tenter de faire survivre les deux
nourrissons chez elles ; les résultats sont généralement désastreux. Le
concept d’amour maternel apparaît à cette époque, et en son nom des
pressions sur les femmes commencent à être faites pour qu’elles aiment et
s’occupent de leurs enfants, afin d’en diminuer la mortalité (Badinter,
1980). Si l’amour maternel existait avant sa conceptualisation, son
instrumentalisation tend à rendre plus difficile l’expression de l’ambiguïté
amour/haine propre à la maternité et accroît le poids de l’obligation
d’aimer. Avec la maîtrise de la fécondité féminine, quelques siècles plus
tard, « l’enfant fatalité » devient « l’enfant désiré », puis « l’enfant roi » que
les femmes sont tenues de « produire » parfait. C’est avec l’évolution de la
place des enfants dans les familles en raison de leur petit nombre et du
caractère souhaité de leur naissance, que la pression sur les femmes
s’accentue. De nos jours, il leur est difficile de ne pas répondre aux
injonctions familiales, médicales et culturelles et de rester insensibles aux
stéréotypes véhiculés par les médias. Tous font d’elles, une catégorie
unifiée et abstraite qui ne correspond à aucune, puisque ce qui les
différencie n’est pas considéré. L’unité des mères au sens de singularité
« est devenue invisible pour les esprits qui ne connaissent qu’en morcelant,
séparant, cataloguant, compartimentant » (Morin, 2001, p. 53). En niant
simultanément « l’unicité » (Morin, 2001, p. 66) et la diversité maternelle,
et en valorisant à l’excès quelques critères arbitrairement choisis comme
représentatifs de toutes les mères, une tendance à l’unification voire même
au formatage semble se dessiner en toile de fond. Pourtant, cette
reconnaissance de différence, de singularité est essentielle à la prise de
conscience de son identité (Mucchielli, 2003), elle-même primordiale dans
le processus du « devenir mère ». Si l’altérité disparaît trop souvent, les
contradictions, en revanche, ne manquent pas d’apparaître. En effet, tandis
que des modèles prêts à l’emploi sont présentés comme incontournables
pour être une mère de son temps, concomitamment la réalisation de soi est à
la mode, le commerce de la découverte et de l’enrichissement de soi est
plutôt florissant et les mères sont donc invitées, elles aussi, à se réaliser
elles-mêmes de façon originale. Ce type d’intériorisation qui consiste à
trouver en soi ce qui est bon pour soi n’est pas nouveau, puisqu’il a survécu
à la modernité, depuis la fin du XVIIIe siècle. La « philosophie de la
nature-source » chère à Rousseau (Taylor, 1998, p. 461) a proposé tout un
arsenal conceptuel dont la société moderne est encore très largement
imprégnée. Nonobstant, des milliers de façons et bien d’avantage d’être
mère sont possibles ; car, pas plus qu’il n’y a de « modèle/recette » pour
mères en devenir, il n’y a d’identité maternelle innée dont l’émergence
serait automatique après la naissance d’un enfant. En dépit d’un contexte
normatif, mercantiliste et pourvoyeur de stéréotypes, chaque femme va
donc devoir, à sa façon, rassembler les morceaux de son processus
identitaire vacillant afin de remédier à une sensation de soi incertaine et
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flou, mais aussi afin de confirmer ou restaurer son image et son estime de
soi, l’une et l’autre essentielles dans le processus identitaire.
1.2.
Image, implication, altération et estime de soi
« L’image de soi est la matière première de la construction identitaire »
(Kaufmann, 2004, p. 69). Nous vivons dans un monde d’images où ce que
l’on donne à voir occupe une place de plus en plus importante, en dépit de
la sensation de superficialité qui lui est associée. Même si les images
représentationnelles sont moins « fixantes » et réductrices, elles simplifient
et résument l’identité maternelle à un rôle. En raison du bouleversement, ce
qui compte dans ce cas, n’est pas la « faisabilité objective d’une identité »
(Kaufmann, 2004, p. 99), mais l’idée qu’une mère se fait de cette faisabilité.
Son identité est alors une interprétation subjective d’un rôle, au travers de
données sociales et psychiques, qui suppose un « choix entre des
représentations de soi concurrentes » (Kaufmann, 2004, p. 178). Les
caractéristiques de ce rôle ne sont donc pas celles du rôle/assujettissement
imposé par la société et ne peuvent être confondues avec celles de la
fonction maternelle définie par les textes en vigueur. Ces caractéristiques,
même si elles n’échappent pas à toute influence, sont uniques et singulières
puisque fondées sur la subjectivité, « l’implication » (Ardoino, 1991, p. 4)
de cette mère à l’égard de son enfant.
Les interactions précoces mère/enfant déterminent le type d’attachement
qui se met en place de part et d’autre. Tandis que la mère représente la base
de sécurité dont le bébé a besoin pour faire face à l’inconnu, celui-ci
réveille en elle, des représentations conscientes ou non, des fantasmes en
provenance de son histoire ou de sa « préhistoire », qui lui permettent
d’attribuer un sens à ce qu’elle fait pour cet enfant. De fait, une mère se
trouve impliquée dans la relation avec son enfant. Il n’y a pas à proprement
parlé d’intentionnalité, c’est ce qui est profondément inscrit en elle, ce qui
lui échappe et qui est néanmoins « constitutif de sa subjectivité et, par
conséquent, de son identité » (Ardoino, 1991, p. 4) qui influence son
comportement maternel et maternant, son évolution de femme et de mère.
Outre ces implications de nature psychologique, des implications d’ordre
sociologique, qui ont à voir notamment, avec la fonction parentale telle
qu’elle est définie dans notre société et telle que se l’est appropriée la
femme, interviennent. La plupart des mères sont à la fois impliquées et
engagées auprès de leur enfant, l’implication précédant toujours
l’engagement. L’attitude de dévouement extrême, d’engagement excessif de
certaines mères, probablement pour compenser des craintes générées par
« l’altération » (Ardoino, 1991, p. 3), au sens de changements et de
modifications inévitablement produits par la présence et l’agir de leur
enfant, exprime sans doute aussi, la peur créée par cette implication. Bien
entendu, l’identité de la femme mère ne peut se réduire à ce seul rôle,
néanmoins, à ce moment précis, il est une identité particulière, à la fois
instrument de formulation du sens qu’elle donne à sa maternité et condition
de son action. La mère mobilise donc une représentation d’elle-même, en
même temps qu’elle réactualise et réorganise des schèmes d’action
incorporés pour interpréter ce rôle. Le réaménagement identitaire d’une
mère dépend donc de l’image de soi, de l’image que lui renvoie son enfant
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et des interactions avec ses proches, notamment avec le père de son enfant
qui lui aussi réorganise son identité, ou encore avec sa propre mère. Car,
l’image de mère qu’elle donne à son entourage, entraîne inévitablement un
jugement ou une opinion, explicité(e) ou non, qui ne la laisse jamais
complètement indifférente.
Or, l’identité s’organise autour d’une dynamique contradictoire. Elle est
simultanément ce qui permet à l’Ego de s’unifier, de donner un sens
relativement cohérent à sa vie, et ce qui lui permet à l’inverse de provoquer
des décalages avec les attendus de la socialisation, de s’inventer différent
(Kaufmann, 2004). Le choix entre les images de soi est bien évidemment,
fonction de l’attitude plus ou moins bienveillante ou positive des autres,
mais aussi de l’estime de soi et du besoin de reconnaissance qui s’y
rattache, et du sentiment d’autodétermination de la mère. L’énergie, la force
qui pousse une femme à croire qu’elle est capable de répondre aux besoins
de son enfant et qu’elle a les compétences requises pour s’occuper de lui de
façon adéquate, représente l’estime qu’elle a d’elle-même dans le domaine
de la maternité. Cette croyance ne peut être séparée des affects et des
émotions, puisqu’elle est directement liée aux schèmes d’attachement
intériorisés depuis la toute petite enfance, sur lesquels repose le sentiment
de confiance. L’estime de soi dépend de cette confiance en soi car, les
processus affectivo-cognitifs et d’évaluation qui conduisent à une
estimation de valeur de soi, lui sont liés. C’est ainsi que des pleurs
considérés comme trop fréquents par la mère, une réflexion ou un
commentaire d’un tiers perçu comme un jugement négatif, peuvent altérer
son estime de soi, tout à la fois par déstabilisation émotionnelle et
projection d’une image de mère insuffisante. A mesure que l’estime de soi
s’affaiblit, la demande de reconnaissance s’accroît, les femmes sont en
quête d’approbation dans le regard du personnel des maternités qui bien
souvent ignore cette attente. Moins la maternité s’inscrit dans le destin des
femmes, plus celles qui choisissent de devenir mères ont besoin de
reconnaissance pour construire leur identité maternelle, et plus le besoin de
définir le sens de leur existence en devenant mère est important. Pourtant,
dans une société où la maternité est choisie, la fabrication personnelle du
sens de son action en tant que mère est l’œuvre de la subjectivité de
chacune. Le poids de la responsabilité et de l’autonomie peut alors paraître
insupportable entraînant l’effondrement, la dépression qui se caractérise par
la panne de sens et la panne d’action.
Dans ce processus d’organisation ou de réorganisation identitaire, les
interactions en boucle se produisent de façon continue, entraînant les deux
protagonistes de la construction identitaire (la mère et l’enfant) dans un
cercle vicieux ou vertueux selon les cas, sans qu’il soit possible d’en définir
les causes et les effets. Les faits qui se succèdent dans la relation sont à la
fois causes et conséquences. Les pleurs du bébé sont-ils le résultat de
l’anxiété de la mère ou l’anxiété de la mère est-elle due à l’agitation du
bébé ? Nous pouvons seulement constater l’effet multiplicateur et récursif
d’une attitude vis-à-vis de l’autre. Mais ce système ne peut rester indifférent
aux autres systèmes qui gravitent autour de lui ; il est donc bien un système
ouvert en interaction avec une multitude d’autres systèmes, au nombre
desquels nous pouvons citer, le système parental, conjugal, familial, amical,
médical, et tout autre système sociétal propre à l’environnement d’une mère
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en devenir. Ce système ouvert enchevêtre donc les interactions internes à la
dyade mère/enfant et l’évolution qu’elles subissent, en raison de l’inclusion
du système dans un environnement spécifique. Ce dernier influe sur
l’enchaînement organisationnel du système relationnel et du processus
identitaire qui lui est corrélé : « Plus ces enchevêtrements d’interactions
internes-internes et internes-externes seront nombreux et dépendants de
facteurs aléatoires, plus le système ouvert sera dit « complexe » » (PeyronBonjan, 2007, p. 2). Cette complexité éclaire alors toute l’importance de
l’altérité, dans ces réaménagements de l’identité maternelle qui ne peuvent
se faire sans les « Autres ».
2. Entre altérité et altération, permanence de soi et
responsabilité
2.1. Sentiment
identitaire
continu
d’exister
et
discontinuité
Sans s’opposer à la conception substantialiste de l’identité, Ricœur (1990)
propose un concept d’identité personnelle à caractère relationnel qui permet
d’envisager le changement d’une structure stable qui perdure dans le temps.
Pour comprendre, il faut prendre en compte la confrontation entre la
« mêmeté » qui confère à l’identité son caractère permanent et unique
malgré le temps, et « l’ipséité » (Ricœur, 1990, p. 140) qui se caractérise
par le maintien de soi et la continuité à travers le temps. Prenons un
exemple : quand nous parlons de l’identité d’une femme qui vient
d’accoucher, nous nous référons aux caractéristiques qui nous permettent de
la reconnaître, c’est-à-dire ce qui nous autorise à dire que c’est la même
femme que celle qui s’est présentée quelques heures auparavant en vue de
donner naissance à son enfant, ou quelques mois auparavant lors de la
première consultation de suivi de grossesse. Elle conserve le même
patronyme, le même prénom, le même code génétique, le même groupe
sanguin et nous pourrions ainsi, poursuivre la liste de ce qui n’a été changé
ni par la sortie d’un nouveau-né de son ventre ni par le temps écoulé. Il
existe donc une « permanence dans le temps » (Ricœur, 1990, p. 142) en
dépit des changements, au demeurant radicaux et brutaux, qui se sont
produits au niveau corporel mais pas seulement. Une certaine stabilité du
« Je » (Morin, 2001, p. 66), qui n’est pas seulement biologique, perdure et
peut laisser croire qu’il en est de même du sentiment de soi et du « moi »
des mères.
Winnicott décrit la « préoccupation maternelle précoce » comme « un état
spécifique de la femme enceinte qui atteint son degré maximum en fin de
grossesse et dure pendant les premières semaines de vie de l’enfant » (1969,
p. 170). Ces bouleversements psychiques sont qualifiés de « maladie
normale » (Winnicott, 1969, p. 170) dont l’enfant, s’il ne meurt pas, la
délivrera. Il s’agit à la fois d’une phase de régression, de repli sur soi et de
« transparence psychique » (Bydlowski, 2005, p. 38). Cet état
d’abaissement du seuil de perméabilité de l’inconscient et du préconscient
facilite l’afflux de reviviscences mnésiques et de fantasmes régressifs. Pour
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Réaménagements identitaires des mères en devenir.
Le paradigme de la complexité revisité
cet auteur, le désir d’enfant se joue sur deux versants : l’un oedipien, l’autre
d’identification à sa propre mère. La représentation incestueuse est refoulée
aussitôt après la naissance. En revanche, la rencontre avec sa mère se
prolonge après l’arrivée de l’enfant ; même s’il existe un souhait de se
différencier d’elle, le devenir mère implique inévitablement la
reconnaissance de sa propre mère en soi. Les identifications, quelles soient
à sa mère ou à d’autres personnes, ou encore à des valeurs ou des normes
font partie, avec l’habitude, des dispositions durables qui forment le
caractère, seul élément stable de l’ipséité se présentant comme l’idem
(Ricœur, 1990). Cette coïncidence de l’ipse et de l’idem explique la
permanence du caractère dans le temps, sous forme de traits de caractère
stables, de « sédimentation » (Ricœur, 1990, p. 146) liée à l’habitude dans
une société et une culture données. Cette part objectivable de l’identité
personnelle représente donc une base psychique acquise inébranlable,
malgré les altérations du « moi » propres de la grossesse qui peuvent
induire des changements temporaires de personnalité. C’est la dimension de
l’identité qui ne fait pas l’objet des réaménagements que nous étudions.
Cependant, bien que peu enclin au changement, le caractère sera une
nouvelle fois évoqué quand nous aborderons les influences de la narrativité
sur l’identité.
On parle souvent du « sentiment continu d’exister » du bébé (Winnicott,
1969, p. 172) nécessaire à l’édification d’une ébauche de son « moi » qui se
construit grâce aux soins adéquats prodigués par la mère, suite à
l’identification projective de celle-ci à son enfant. En dépit de la dimension
stable de l’identité que nous venons d’évoquer, la naissance peut signer une
fracture existentielle, marquant un avant et un après dans la vie d’une
femme. Même si ce n’est pas le cas, « l’altération » (Ardoino 2001) n’est
sans doute pas sans rapport avec un «sentiment continu
d’exister » transitoirement un peu chaotique, car la réalité de la nouvelle
mère est parfois bien dure à ses yeux ! Une intégrité corporelle à confirmer,
une sensation de vacuité avérée et un sentiment d’incompétence vite installé
si bébé pleure ou ne veut pas téter… un bébé qui d’ailleurs, lui ravit la
vedette et fait l’objet de toute l’admiration, et un entourage familial et
hospitalier qui pense encore, bien souvent, que l’instinct maternel appartient
au naturel féminin. Le simple sentiment d’exister peut alors être bouleversé
puisqu’il est fondé sur des informations sensorielles qui, en l’occurrence,
peuvent s’avérer déroutantes : de curieuses sensations physiques à mi
chemin entre douleurs et plaisirs, entre gène et bien–être, tantôt se
succèdent, tantôt se superposent. De plus, entre identification à sa mère et
identification au bébé, via la remémoration du bébé qu’elle a été, son
ressenti est un mélange d’émotions violentes et de sentiments parfois
contradictoires, qui peut ébranler son sentiment de continuité dans le temps.
Cette double identification, avant qu’elle ne soit stabilisée pour l’une et
dépassée pour l’autre, est à l’origine de deux dédoublements, de deux
« sorties du soi habituel » (Kaufmann, 2004, p. 165) ; en d’autres termes
nous pouvons parler d’hésitations, de « discontinuités d’identité » (Morin,
2001, p. 81), d’une véritable mise en mouvement vers l’univers de l’autre
qui, « inaugure une réorientation profonde de la trajectoire biographique »
(Kaufmann, 2004, p. 166) de la femme qui vient de mettre au monde un
enfant. On sait combien il est important dans la relation mère/enfant que
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Réaménagements identitaires des mères en devenir.
Le paradigme de la complexité revisité
l’un et l’autre se reconnaissent comme autre. La mère doit accepter
l’étrangeté de son bébé, mais aussi sa propre étrangeté qui se dévoile dans
cette nouvelle situation et sur laquelle, elle n’a aucune maîtrise. Devenir
mère, c’est renoncer à tout contrôler y compris ses propres réactions. C’est
finalement « ce vécu, ressenti (…), éprouvé, qui va rythmer, scander,
ponctuer l’existence en lui donnant des tonalités particulières et singulières,
qualitatives, jusqu’à l’unité concrète d’une identité, elle-même fruit de
multiples altérations et toujours en devenir » (Ardoino, 2001, p. 3). Son
identité tend vers une totalité plus ou moins définissable, « une totalité
multidimensionnelle » (Morin, 2001, p. 85) ou encore une suite de
totalités ; elle est donc mouvement perpétuel, par émergence de ce qui
n’était pas encore et, par avènement continu d’un devenir qui s’efface dès
qu’il est perçu. Dans cette dialectique identité/altération, non seulement, de
nombreux avatars provoquant déchirements, angoisses ou résistances
peuvent venir compliquer cette réinvention permanente de soi, mais il faut
aussi de façon réitérée, négocier avec les autres jusqu’où il est possible de
tenir l’image de soi que l’on veut défendre.
L’ipséité, même s’il existe des discontinuités, des sursauts, c’est le maintien
de soi, cette manière de l’être humain de présenter une continuité à luimême sur laquelle repose la promesse, la constance dans la parole donnée
explicitement ou implicitement. L’engagement, la constance d’une mère à
l’égard de son enfant est un véritable défi au temps et bien souvent la
négation du changement. L’enfant, quel que soit son âge reste aux yeux de
sa mère, un enfant pour qui, sa préoccupation fondée ou non, sera constante
jusqu’à son dernier jour ; celui-ci, malgré l’irritation qu’il peut en percevoir,
sait qu’il peut compter sur elle et que sa fidélité lui est inconditionnelle.
Combien de prisonniers, au bout d’un temps d’incarcération n’ont pour
seule visite, que celle de leur mère… Dans cette dimension, l’ipséité
s’affranchit complètement de la mêmeté, d’où le paradoxe entre
permanence du même et permanence de soi. Faire l’expérience de la
permanence de soi, c’est avoir conscience de soi, laquelle émerge dans la
relation à l’autre et dans « le dialogue entre le Moi et le Je » (Mucchielli,
2003, p. 65) ; mais c’est aussi, percevoir la divergence entre cette
expérience subjective de refus de changement et celle objective de
permanence du même social ou biologique, l’une et l’autre s’inscrivant dans
l’identité des mères.
L’ipséité, c’est aussi ce qui permet la mémoire et les projets, c’est à dire la
constitution de souvenirs et la projection dans le futur, l’un et l’autre
intégrant l’histoire que l’humain peut faire de lui-même. Le projet de
naissance, à un moment ou à un autre, précède, anticipe la naissance
proprement dite, par la mise en mots de cet enfant à naître. L’enfant
imaginaire se développe avec le projet d’enfant pendant la grossesse, mais
ne disparaît pas quand celle-ci prend fin (Ben Soussan, 1999), il évolue
avec l’enfant réel et s’inscrit dans les projections que la mère fait pour cet
enfant ; ces projections ou projets, qui connaissent inévitablement un
avancement corrélé au développement de l’enfant, agissent sur la
construction identitaire de l’enfant, mais aussi de la mère. Selon la
coïncidence de l’enfant imaginaire avec l’enfant de la réalité, quel que soit
son âge, l’identité maternelle en sera affectée.
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Réaménagements identitaires des mères en devenir.
Le paradigme de la complexité revisité
Toute femme devenant mère, en tant qu’unité singulière est habitée par
l’univers dans lequel elle évolue, en même temps qu’elle en est un reflet
particulier. Elle est donc simultanément unique et plurielle. De la même
manière, nous venons de voir qu’elle est continuité et discontinuité, à la fois
permanence de la femme et devenir de la mère. Dans notre système de
pensée occidental aux origines parménidiennes, nous appréhendons ces
paradigmes selon un mode dialectique. Pourtant, ces mêmes paradigmes
considérés du point de vue de la pensée complexe se font dialogiques,
puisque bien qu’antagonistes ils sont aussi complémentaires.
2.2.
Responsabilité et fragilité des mères
L’identité d’une personne est « affirmation et puissance d’exister » traduites
dans sa « capacité de faire » et son « imputabilité » (Ricœur 1996, p. 204)
qui s’oppose, de façon contradictoire, à sa responsabilité et à sa fragilité. La
majorité des femmes, qui mettent un enfant au monde dans notre pays, sont
responsables et considérées comme telles à priori. Le discours des
professionnels de la santé entre recommandations et prescriptions ne
manque d’ailleurs pas de le leur rappeler. Elles doivent, néanmoins, surtout
après la naissance de l’enfant, apporter de façon itérative, la preuve de leur
capacité et certaines de leurs actions sont jugées. Ces jugements sont bien
souvent perçus par les mères, comme de véritables incriminations
personnelles. Pourtant, même la plus inexpérimentée des mères dispose
d’une multitude de ressources personnelles et de compétences, parfois
insoupçonnées d’elles-mêmes, pour prendre soin de son nouveau-né. Le
savoir-faire d’une mère n’est certes pas inné, il est appris implicitement
faisant l’objet d’une appropriation et d’une intériorisation telles, que
l’interaction et la référence à autrui, qui ont occasionné ces acquisitions,
sont elles-mêmes intériorisées. De plus, l’imputabilité inhérente à la
capacité est réflexive ; nombreuses sont les mères qui n’ont pas besoin du
regard des autres pour prendre la mesure de leur responsabilité. C’est
justement le poids de cette responsabilité qui révèle la fragilité des mères en
proie au doute et qui, lorsqu’il franchit les limites du supportable, peut les
conduire à l’impuissance et faire vaciller leur identité déjà déstabilisée par
la naissance. Paradoxe des paradoxes entre puissance et fragilité, la
responsabilité devient conquête, l’autonomie aussi. Il s’agit là d’une des
formes de complexité liée à une « contradiction logique » (Morin, 2005, p.
91) propre à l’humain. Toutefois, cette dépendance inévitable liée à notre
biologie, notre culture ou notre société, qui contribue à notre autonomie,
n’est-elle pas devenue excessive vis à vis de la technologie médicale, quant
à sa tentative justement de réduire l’incertitude et l’impossibilité de tout
maîtriser constitutives du sujet et donc, irréductible ? Une double
contradiction de l’obstétrique contemporaine semble se dessiner. Tandis
que la grossesse fait l’objet d’une surveillance accrue, la femme enceinte
sujet et la relation dialogique qu’elle entretient inévitablement avec son
objet dont elle est inséparable, sont peu considérées, voire même niées… La
subjectivité intéresse peu, si ce n’est dans cette prétention consistant à en
faire disparaître les caractéristiques qui lui sont propres. Et pourtant, cette
négation du sujet au nom de la sacro sainte objectivité vient bien d’un sujet
(Morin, 2001), quel que soit le « costume scientifique » qu’il endosse… Le
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Le paradigme de la complexité revisité
principe de précaution et la volonté de prédiction et de maîtrise qui
accompagnent les progrès scientifiques dans le domaine médical, sont à
l’origine d’une hyper médicalisation de processus physiologiques comme le
sont la grossesse et l’accouchement. Ainsi, l’hyper médicalisation
obstétricale pourrait bien aggraver indirectement à la fragilisation des
mères ; dès lors, assumer leur responsabilité et faire preuve de plus
d’autonomie ne s’en trouveraient pas facilités.
La souffrance, autre forme de fragilité humaine qui peut perturber le
processus identitaire, est définie comme une « altération du rapport à soi et
(…) à autrui » et une « diminution de la puissance d’agir (…) dans les
registres de la parole, de l’action proprement dite, du récit, de l’estime de
soi » (Ricœur, 1994, p. 59). Avant l’utilisation de l’anesthésie péridurale en
obstétrique, il arrivait que l’expérience d’une douleur excessive au cours de
l’accouchement perturbe la construction des liens précoces mère/enfant et la
réorganisation de l’identité maternelle. Souffrir, « c’est souffrir trop »
(Ricœur, 1994, p. 68), mais supprimer la douleur systématiquement en perpartum en généralisant l’analgésie péridurale, « remédier préventivement à
la douleur, n’est-ce pas remédier trop ? N’est-ce pas de ce « trop » que
provient l’altération par rapport à soi-même et à l’autre, ou l’impuissance
d’agir ? Une certaine analogie semble exister entre une femme qui souffre
« trop » et une autre, dont une partie du corps est devenue parfaitement
insensible » (Bernard, 2005, p. 21). Là encore, la prise en charge médicale
des femmes révèle à quel point, elles perdent leur statut de sujet pour n’être
plus que des objets de surveillance, connus, déterminés, contrôlables
voire manipulables. Cette prise en charge les prive en grande partie de leur
capacité de décisions, d’initiatives et même de sensations, ce qui
logiquement peut contribuer à créer un sentiment d’impuissance,
impuissance de faire, impuissance de dire. La vulnérabilité latente,
spécifique de cette période, risque de s’en trouver accrue car « le non
pouvoir dire sous toutes ses formes est la première marque de fragilité »
(Ricœur, 1996, p.205). Or, il est de plus en plus difficile, pour les femmes
qui deviennent mères, de pouvoir exprimer ce qu’elles ressentent, soit parce
que les sensations sont supprimées, soit parce qu’elles sont niées, au motif
qu’elles ne correspondent pas au schéma standard décrit et reconnu, soit
parce quelles sont ignorées puisque la clinique a été remplacée par la
technologie. « Plus on sait au plan médical sur les fœtus, les nouveau-nés et
les parturientes, (…) plus grand est le risque que ne soit laissée aucune
place à leurs paroles » (Szejer, 1997, p. 61). La parole est subjective, elle
devient donc « bruit », « erreur », « reflet » (Morin, 2005, p. 58),
insaisissable, ne pouvant justement pas faire « l’objet » d’une prise en
compte. L’idée d’une objectivité pure, défendue par la pensée scientifique
positiviste qui rejette à la fois le sujet et son environnement, est sans doute à
l’origine du « vide insondable » (Morin, 2005, p. 59) perçu par certaines
femmes, et qu’elles ne parviennent plus à traduire en mots. Or, raconter, se
raconter n’est pas sans rapport avec l’identité… Nous allons maintenant
examiner l’importance de la narrativité dans le processus identitaire.
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3. Identité et narrativité
« La maternité naît d’un processus de narration. Ce sont les mots qui ont
pouvoir de soutenir et donner la vie » (Marinopoulos, 2005, p.150). Le petit
humain est donc mis en mots bien avant d’exister, on parle déjà de lui….
Dès sa vie in utero, il perçoit les paroles de sa mère, la langue de son
entourage dite « maternelle » et s’imprègne des mots bien avant de pouvoir
les prononcer. La parole façonne la biologie humaine en conférant « à
l’espace sensoriel une valeur sémantique » (Cyrulnik, 1995, p. 72). La
parole a des effets affectifs positifs ou négatifs qui induisent des
modifications biologiques ; par exemple, un état de stress chronique
augmente la sécrétion de cortisol nocif pour certaines cellules de notre
organisme, tandis que des paroles apaisantes stimulent la production
d’ocytocine bénéfique (Cyrulnik, 1995). La voix fait partie de la musique
de la langue, il a été démontré combien cette prosodie touche et affecte le
bébé. La musicalité de la voix maternelle, notamment en cas de dépression,
a des effets négatifs (Golse, 2005) sur le développement psychomoteur du
petit enfant, et il existerait une corrélation entre sa qualité et l’autisme
(Laznik, 2006). Le déterminisme biologique ne serait donc pas le seul fait
du hasard génétique, il pourrait aussi avoir une dimension sociale.
Déterminisme biologique et déterminisme social seraient alors étroitement
imbriqués, pour modeler ou tout au moins influencer fortement notre façon
d’être.
3.1. De la narrativité à l’identité narrative : une
constellation de « soi » possibles
Kaufmann (2004) différencie l’identité immédiate de l’identité narrative,
bien que l’une et l’autre prennent une forme dynamique et ouverte.
L’identité immédiate, est « plutôt du côté de la fragmentation » (Kaufmann,
2004, p. 164), de l’éclatement identitaire en une multitude d’identités
possibles ; elle occupe une place centrale dans l’action puisque c’est elle
qui l’engage dans un sens donné, selon le choix réalisé parmi la multiplicité
des images de soi possibles, simultanément fluides et mobiles, qui
permettent une adaptation instantanée à la situation. Au contraire, l’identité
narrative mène un travail de regroupement visant une certaine unité ou tout
au moins des unités partielles, dans une tentative de liens et d’homogénéité.
Ce travail se fait à des moments particuliers, généralement en dehors de
l’action et le récit de vie y trouve une place de choix. Ces représentations et
narrations, que le sujet fait de lui-même, le conduisent à s’interpréter, ce qui
veut dire qu’il ne se contente pas de faire une description des faits, mais
qu’il s’applique aussi à leur donner un sens.
La narrativité génère un glissement qui concerne cette recherche d’unité
dans l’identité (Kaufmann, 2004) ; il n’est plus nécessaire d’offrir une
apparence totalisante et fixe de soi, reflet d’une certaine cohérence, puisque
le récit organise de façon logique et évolutive des évènements qui se
succèdent au fil d’une trame, et ainsi donne sens à leur déroulement. C’est
pourquoi, quand une femme raconte ou se raconte ce qu’elle vit avec son
nouveau-né, d’une part, elle donne sens à ce vécu, d’autre part, elle suscite,
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Le paradigme de la complexité revisité
chez ceux qui l’écoutent ou pour elle-même, grâce à la composition
argumentative de son discours, une impression d’unité et de logique
personnelle, qui n’est pas toujours aussi évidente au vu de ses actes. En
effet, lors de la mise en récit, son histoire est construite à partir de faits
objectifs interprétés, donc « filtrés » au travers de sa subjectivité,
comprenant notamment, rappelons-le, la perception subjective qu’elle a
d’elle-même en tant que mère et l’image qu’elle veut donner aux autres.
Cette histoire qu’elle raconte n’est pas la vie, elle en est une représentation
probablement unifiée et simplifiée, parfois quelque peu idéalisée, « sorte de
grand récit des récits ordinaires, qui sont infiniment plus fragmentés et
contradictoires » (Kaufmann, 2004, p. 155). Du point de vue de l’intrigue,
l’identité est dynamique jusqu’à la fin du récit ; car, si le récit règle
obligatoirement l’agencement des faits de manière logique, grâce à
l’intrigue il permet aussi l’intégration psychique de changements et de
« renversements de nos attentes » (Ricœur, 1996, p. 202). Nous pouvons
sans trop de difficultés mesurer l’ampleur des changements apportés par
l’arrivée d’un enfant dans la vie d’une femme, d’un point de vue logistique
ou organisation du quotidien. Mais, que sont les attentes « renversées » de
cette mère en devenir ? Il est probable que ce soit justement, celles liées à
l’idéalisation du bébé imaginaire, à la crainte de ne pouvoir l’aimer,
l’adopter, l’accepter comme un être différent de soi ou encore à la peur de
ne pas être la mère parfaite qu’elle a rêvé d’être. Ainsi, une femme, qui a
une sensation d’échec, qui se sent déçue, qui perçoit des peurs ou des
angoisses face à son enfant, face à la nouveauté de la situation, peut en
racontant ce vécu, « raconter autrement les mêmes péripéties avec les
mêmes évènements » (Ricœur, 1996, p. 202), de sorte qu’elle « raccroche »
le présent à son passé proche ou lointain et aux projections qu’elle envisage
pour son avenir, en faisant un récit cohérent. De cette façon, elle
appréhende le réel grâce à la fiction et le dote d’une intelligibilité ; elle
donne aussi une place, aux péripéties vécues, dans son histoire, laquelle
s’en trouve inévitablement modifiée en même temps que son ipséité. Les
péripéties qui surgissent, mettent en danger l’identité des personnages mais
elles font aussi avancer l’histoire, car sans péripéties, il n’y a plus rien à
raconter. La configuration de la composition narrative concilie ces
« concordance et discordance » (Ricœur, 1990, p. 168), ce qui revient à dire
qu’elle permet la « synthèse de l’hétérogène » (Ricœur, 1990, p. 169) de la
vie réelle, en lui attribuant des significations claires, en gommant les
apories et les incohérences, en effaçant certains doutes ou hésitations. Cette
dynamisation de l’identité par le récit peut même entraîner une modification
de la mêmeté au travers du caractère car, la narrativité lui « rend son
mouvement, aboli dans les dispositions acquises, dans les identifications–
avec sédimentées » (Ricœur, 1990, p. 196). Nous avons déjà mentionné les
différentes identifications auxquelles les femmes procèdent après la
naissance ; nous faisons maintenant l’hypothèse que la mise en mots de ces
identifications, même si elle est implicite dans l’histoire qu’elles font de
leur vie et de leur vécu, puisse avoir un impact sur la totalité de leur ipséité
y compris au niveau du caractère.
Or, dit aussi Ricœur (1990), la difficulté est d’intégrer le temps donc
l’histoire dans l’identité ou plutôt dans les procédures d’identification.
L’histoire qu’une femme raconte d’elle-même est toujours circonscrite dans
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Le paradigme de la complexité revisité
le temps. Cependant, notre façon de ressentir le temps est extrêmement
variable, notamment en fonction de notre état affectif et émotionnel, mais
aussi selon la temporalité qui nous habite à un moment donné. Plusieurs
possibilités de temporalité s’offrent à nous, « celles réflexives de la
conscience, celles presque accessibles du préconscient, celles oubliées,
inconnues de l’inconscient, celles trop actuelles de la répétition, celles
primitives des premiers accordages, celles culturelles des rites » (Mellier,
2005, p.105) et toutes celles qui peuvent surgir selon les circonstances.
Mais, l’intrigue génère des « médiations » (Ricœur, 1990, p. 169), c’est-àdire une production de sens ou de connaissances, entre les évènements qui
se succèdent dans une unité de temps et le temps lui-même, entre les actions
réalisées, les intentions, les motivations et les imprévus et, le déroulement
de l’histoire. Les médiations peuvent être telles, que la chronologie peut
s’en trouver complètement bouleversée au profit de la volonté d’unification
de l’histoire racontée. Grâce à la parole, « une médiation entre le temps
objectif et le temps subjectivement vécu » (Mellier, 2005, p. 106)
s’effectue. Chaque récit est ainsi une façon singulière d’intégrer le temps
dans l’identité narrative de celui qui raconte, mais aussi dans les procédures
d’identifications qui s’opèrent même si leur sédimentation peut se
poursuivre après la fin du récit. La fonction antitraumatique de la narrativité
est bien connue. En revanche, il est moins connu que sans possibilité de se
raconter à autrui, il devient impossible de se narrer à soi-même ce que l’on
vit, sous la forme d’un récit qui lie l’hétérogénéité des évènements bruts. La
disparition de la narrativité entraîne une rupture d’ordre temporel, une
déconnection du présent avec le passé et le futur qui pétrifie le sujet dans
l’instant présent, perturbant gravement le rapport à soi et à l’autre, puisque
les histoires de l’un et de l’autre se trouvent étrangement embrouillées. Le
sentiment continu d’exister se trouve alors altéré par la disparition de
l’altérité. Dès lors, on comprend mieux comment, par insuffisance de
l’espace de paroles, le système actuel de prise en charge obstétricale des
mères et des futures mères peut devenir iatrogène pour leur construction
identitaire.
Bien qu’elle soit le maintien de soi dans le temps, l’ipséité, nous l’avons vu,
est le pôle de l’identité qui autorise le changement, la variabilité, la
différence, la pluralité. C’est la raison pour laquelle elle s’oppose à la
mêmeté, qui elle n’admet pas ces modalités identitaires évolutives et
instables, puisqu’elle est l’unicité et l’identique. Ricœur propose donc,
comme médiateur entre ces deux dimensions de l’identité personnelle, la
narration. L’identité narrative constitutive de l’ipséité est « notre plus
intime inscription dans la continuité de notre soi et, simultanément, dans la
communauté que nous partageons avec autrui » (Missonnier, 2005, p. 57).
La théorie narrative acquiert alors toute son importance, non seulement du
point de vue de ses rapports au temps humain mais aussi, dans la mesure où
elle contribue à la constitution de notre « identité située » (Mucchielli,
2003, p. 37), contextuelle, ponctuelle. Par le récit de vie, chacun peut
entreprendre de rapprocher sa mêmeté et son ipséité, son identité immuable
et ses identités provisoires, fictives, illusoires en réalisant de multiples
interprétations de soi. La compréhension de soi, qu’elle soit rétrospective
ou prospective, passe par cette interprétation rendue possible grâce à la
« médiation privilégiée » (Ricœur, 1990, p. 138) du récit de son existence.
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Réaménagements identitaires des mères en devenir.
Le paradigme de la complexité revisité
En raison du filtrage subjectif, de l’interprétation, de l’attribution de sens et
de la composition qu’elle suppose, l’histoire de vie devient un temps
essentiel du processus de construction ou de réaménagement identitaire et la
diachronie du récit qui en résulte, conditionne l’organisation ou la
réorganisation de ce processus. Le récit occasionne une véritable
réappropriation de soi chaque fois que l’on se met en intrigue pour une
narration, par un phénomène de reconnaissance de soi dans l’histoire que
l’on raconte sur soi (Ricœur, 1985). La relation entre identité et récit n’est
pas de type linéaire de cause à effet, mais prend la forme d’une boucle
récursive selon laquelle le sujet tire son identité des récits qu’il produit dans
une suite de rectifications, de « refigurations » (Ricœur, 1985, p. 446) sans
fin. Ces refigurations font de la vie elle-même un tissu d’histoires
véridiques ou fictives que l’on raconte sur soi. Une infinité de « soi »
possibles peut s’affirmer dans le raconter aussi bien que dans l’agir, car le
récit est une manière d’appréhender par sa forme unifiante, totalisante et
toujours modifiable, les manifestations plurielles de l’identité, mais sans
doute aussi « car le récit est mimesis d’action dans la parole » (Ricœur,
1996, p. 205). Une fois de plus, il est facile d’entrevoir l’intérêt d’une
écoute attentive et bienveillante à l’égard des mères et des femmes
enceintes.
3.2. Raconter et agir
Les récits sont donc toujours récits d’actions, représentations d’actions ou
de vie. Les pratiques quant à elles, ont une « qualité prénarrative » (Ricœur,
1996, p. 186) liée à leur organisation. Des rapprochements entre action et
narrativité sont donc autorisés et même renforcés par les interactions
inhérentes à ces pratiques. La représentation, l’imitation de l’action suppose
une pré-compréhension de la praxis humaine au niveau sémantique,
symbolique et temporel, que nous allons expliciter. En premier lieu, il
existe une double relation de « présupposition et de transformation »
(Ricœur, 1983, p. 112) entre les termes de l’action et les règles de la
narration. C'est-à-dire que, d’une part, on suppose une compréhension du
langage de l’action et du contexte de celle-ci pour que l’histoire soit
compréhensible ; d’autre part, il faut passer de l’ordre paradigmatique des
termes de l’action à l’ordre syntagmatique de la narration. En seconde
instance, l’action peut être racontée car elle bénéficie d’une articulation
symbolique, ce qui signifie qu’une action donnée, tout comme les mots,
peut avoir une signification particulière dans un certain contexte. Les
symboles fournissent des règles, des codes d’interprétation de l’agir et du
dire, déterminés par la société. Troisièmement, l’action, de même que les
configurations narratives, se trouve placée dans une « intra temporalité »
(Ricœur, 1983, p.121) qui représente une véritable rupture avec la
représentation linéaire du temps, puisque le sens du temps est ici déterminé
par la préoccupation.
Les soins parentaux adéquats sont indispensables au bon développement du
nouveau-né ou du nourrisson qui est dépendant de son entourage pour
subvenir à ses besoins de nourriture, d’hygiène et d’amour. Pour Bowlby
(2002), le besoin d’attachement à autrui, c'est-à-dire de développer pour une
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Réaménagements identitaires des mères en devenir.
Le paradigme de la complexité revisité
personne déterminée1 des liens d’affection spécifique, est inné. Il constitue
un véritable besoin d’amour et il est indépendant du besoin de nourriture.
Des variables telles que le contact physique, l’allaitement, le regard ou les
sourires sont déterminantes dans le développement de l’affectivité au sein
de la dyade mère/enfant. Quand une mère s’occupe de son bébé, au moment
de la tétée, du bain, du change ou parce qu’il la sollicite par ses pleurs, tous
les gestes qu’elle fait en le portant ou le manipulant ont une signification
qui va bien au-delà de l’action qu’elle réalise pour le satisfaire. Le
« holding » et le « handling » décrits par Winnicott (1969, p.244) sont le
reflet direct de la disposition mentale de la mère à l’égard de son enfant. Ils
ont une signification de « valoir comme » dirait Ricœur (1990, p. 183) car
la façon dont elle maintient, soutient ou touche physiquement son bébé, ou
bien lui parle, transmet l’amour, l’affection et l’empathie qu’elle ressent
pour lui. Le corps est vecteur de langage, ce qui permet de comprendre la
similitude entre le « valoir comme » de l’action et le « valoir comme » de la
parole théorisé par Austin (1979), l’un et l’autre dépendant du contexte
dans lequel se déroulent aussi bien l’agir que le dire. Ce déplacement du
« faire » vers le « transmettre » ou « l’exprimer » s’explique par l’existence
de « règles constitutives » (Ricœur, 1990, p. 183) de certaines actions qui
statuent sur leur signification. C’est ainsi, que dans des circonstances
données, certains gestes ont une portée qui dépasse l’action réalisée et que
certains actes de paroles réalisent des actions. Ricœur précise que les règles
constitutives des pratiques nous viennent toujours de temps lointains,
reposant à la fois sur la tradition et la transmission d’habiletés spécifiques,
comme peuvent l’être, à n’en pas douter, celles d’une mère.
Entre l’activité concrète, précise et déterminée d’une mère et le projet
maternel toujours un peu idéal, un peu flou, incertain et mouvant, le
raconter peut prendre place pour « rassembler» la vie et donner sens à
l’agir, qui lui-même reflète l’être. C’est justement en relation avec cette
attribution de sens que le narrateur, qui est aussi le personnage principal de
son histoire de vie, devient coauteur de sa vie. Contrairement à Ardoino
(1991) qui offre au sujet l’opportunité d’adopter une posture d’auteur,
d’acteur ou d’agent de son action, Ricœur place toujours le sujet comme
agent de son action et donc de son existence. Il lui concède néanmoins, la
situation de narrateur et de héros de l’histoire ; or, le récit « refigure »
(Ricœur, 1985, p. 443) l’ipséité au travers de l’histoire, de l’action racontée,
conférant au personnage narrateur une identité fictionnelle, une identité
narrative, portion d’identité personnelle, située dans la dimension
dialectique, dans l’entre-deux de son ipséité et de sa mêmeté (Ricœur,
1990). Le sens donné au récit qui est aussi le sens donné à la vie est l’œuvre
de la subjectivité du narrateur, qui est auteur du récit sinon de l’action ;
l’action est l’œuvre de l’agent, c’est-à-dire d’un sujet qui est agi en raison
de son caractère, ce dernier dépendant des « acquisitions sédimentées »
(Ricœur, 1990, p. 168). La narrativité devient donc nécessaire pour rendre
intelligible l’action humaine et stabiliser l’identité personnelle mise en
1
« L’empreinte » est un concept en provenance des travaux sur les oiseaux, de l’éthologue
Lorenz, qui par extension est utilisé pour se référer à l’ensemble des processus qui
conduisent le comportement d’attachement à se diriger de façon stable et préférentielle
vers une ou plusieurs figures discriminées (Bowlby, 2002, p. 233).
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Marie-Reine bernard &Chantal Eymard
Réaménagements identitaires des mères en devenir.
Le paradigme de la complexité revisité
danger par une action qui peut prendre de multiples formes. Ainsi, l’agent
de l’action devient, grâce au récit qu’il fait de l'action, acteur et auteur de
l’identité qu’il interprète. L’identité narrative se constitue au croisement de
l’histoire et du récit dans la refiguration d’un temps (Ricœur, 1985) et la
configuration d’une intrigue qui implique représentation, mais aussi
sélection et donc omission. Seuls les éléments essentiels, ceux qui
paraissent les plus signifiants au narrateur sont sélectionnés. Il fait des
choix et à tout moment, face à l’inattendu, il peut transformer le récit… et
agir ! Si le récit est mimésis d’action, le raconter est donc action, le dire est
faire (Austin, 1979) et le narrateur est bien l’auteur de cette action. Le
« faire » et le « narrer » deviennent alors complémentaires dans le
réajustement identitaire, puisque la narrativité occasionne un déplacement
dans la posture du sujet de l’action, qui contribue à modifier son image et
son estime de soi et donc son identité. Cette production de « soi », grâce à
la verbalisation, entraîne une prise de conscience de « soi » et de parole de
« Je », processus subjectifs et de subjectivation, mais aussi de socialisation,
à la fois contradictoires et complémentaires. Dans cette démarche
d’historicité, située au croisement des interfaces de pensée et de relationsavec, la vie, l’agir et l’histoire s’autoalimentent et se modifient, se
construisent de façon concomitante, dans une sorte de maïeutique de soimême.
Conclusion
L’examen de quelques situations au cours desquelles les mères peuvent, dès
la grossesse ou après la naissance de leur enfant, s’inscrirent dans un
processus de réorganisation identitaire, nous conduit à prendre la mesure du
phénomène dans sa variété, sa multiplicité et sa singularité. L’éventail des
possibles qui s’ouvre lors de la maternité, dans le domaine des
réaménagements de l’identité, n’est cependant pas isolé des autres
bouleversements corporels, psychologiques, cognitifs, affectifs et
émotionnels qui se produisent dans le même temps. En s’engageant sur la
voie du « devenir mère », c’est l’ensemble de ces processus tressés les uns
avec les autres, dans des proportions variables et selon une évolution
spécifique de chaque femme, qui se met en œuvre. Les pratiques
obstétricales modernes instaurées en véritable rituel de la naissance
ignorent, comme tout rituel, les particularités des individus ; pour autant,
elles ne contribuent guère au passage, à l’accession au statut de mère.
Malgré les contradictions qui les envahissent, les femmes doivent donc
s’inventer mères, de façon unique et singulière, dans l’agir ou le raconter.
Pour cela, il leur faut concilier puissance d’exister, responsabilité et
fragilité, continuité, discontinuité et altération de soi, altérité, identité et
redéfinition de « soi ».
La construction de l’identité maternelle est un processus dynamique qui
s’inscrit dans un vaste processus d’identité féminine et commence avec le
projet d’enfant, évoluant au gré des situations d’interactions avec l’enfant et
le contexte. Nous l’avons vu, en prenant soin de son enfant, la mère
participe à l’élaboration des composantes de son identité maternelle, elle
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Réaménagements identitaires des mères en devenir.
Le paradigme de la complexité revisité
donne donc à voir, à ceux qu’elle côtoie, des manifestations propres de son
« devenir mère » en construction et reçoit en retour l’expression selon
laquelle les autres la perçoivent comme telle, ce qui contribue bien
évidemment à influencer cette même construction identitaire. Par ailleurs,
elle s’appuie sur la situation relationnelle qu’elle vit pour faire émerger le
sens de son « devenir mère », sans lequel il lui sera impossible de trouver sa
place dans une telle situation. Mais, ce sens qui lui est indispensable dépend
directement de la façon dont elle se représente ce qu’elle vit, représentation
qui, bien évidemment, provient de son identité en pleine réorganisation.
L’intersubjectivité est au cœur des relations humaines et la définition du
sujet, même si elle n’est que provisoire, se fait par rapport à l’Autre. Le
récit implique aussi bien celui qui raconte que celui qui écoute, en cela il est
générateur de liens, ouverture à l’autre mais aussi clôture transitoire de soi.
Ainsi, le « devenir mère » apparaît bien comme un processus auto-écoorganisé ou réorganisé autour de l’action et du récit. L’identité est toujours
en projet, articulant de façon dialogique certitude de l’être et incertitude du
devenir.
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Réaménagements identitaires des mères en devenir.
Le paradigme de la complexité revisité
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Réaménagements identitaires des mères en devenir.
Le paradigme de la complexité revisité
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L’attachement chez le petit enfant est considéré comme la résultante d’un ensemble de
schèmes de comportement instinctif, indépendant du besoin de nourriture, qui se développe
comme conséquence des interactions avec les figures de l’environnement, principalement
la mère. Dans les interactions mère/enfant chacun modèle l’autre, aussi les schèmes
d’attachement qui caractérisent des enfants différents doivent être référés à des schèmes de
maternage spécifiques de mères différentes (Bowlby, 2002).
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