Penser dans l`au-delà de l`islamisme

Transcription

Penser dans l`au-delà de l`islamisme
Patrick Haenni * et Husam Tammam **
Penser dans l’au-delà de l’islamisme :
Égypte, la dispersion idéologique
des lendemains qui déchantent
Abstract. Thinking beyond Islamism… Egypt and the ideological fragmentation of
disenchantment
The grand narrative of Islamism is today weakening or has routinized. However, young and
urban professionals have developed a new knowledge that continues to comprehend religion
as a fundamental element. However, this knowledge is fragmented and refuses the Islamist
utopia. The discourses it deploys are those of liberalism, individualism, and consumerism. As
a result of the sociological and political mutations of the last decade in Egypt, a new Islamic
imaginary is developing and is opening up to the west. These new discourses are related to the
history of political Islam, but they are also probably leading their authors toward a secularized
imaginary.
Résumé. Le grand récit islamiste s’est aujourd’hui routinisé ou affaibli. Mais un nouveau savoir
se développe autour de fragments éclatés, celui des jeunes professionnels urbains qui continuent
de penser la religion comme un élément fondamental mais la raccrochent à des thèmes qui
sortent de l’utopie islamiste : libéralisme, individualisme, et consumérisme. Accompagnant
les mutations sociopolitiques de l’Égypte de ces dix dernières années, un nouvel imaginaire
islamique se forme, qui veut s’ouvrir sur l’Occident. Ces nouvelles pratiques discursives ne sont
cependant pas sans relation historique avec les thèmes de l’islamisme politique. Elles mènent
peut-être aussi sans le vouloir vers des itinéraires de sécularisation.
*
**
International Crisis Group, Beyrouth.
CEDEJ, Le Caire.
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En Égypte, en matière d’Islam, la nouveauté ne se situe pas dans le champ
intellectuel. Depuis vingt ans, il est monopolisé par les mêmes personnes : ‘Adil
Husayn, Târiq al-Bishrî, Muhammad Salîm al-‘Awa, ‘Abd al-Wahhâb al‑Masîrî,
Muhammad ‘Imâra. Sous leur plume, les thèmes du grand récit islamiste
perdurent sans transformation notoire : l’islam comme projet de civilisation
alternatif à l’Occident, l’aliénation, la résistance à l’hégémonie intellectuelle
occidentale, la modernité islamique, la reconstruction identitaire sans oublier
l’État islamique (‘Abd al-Samî‘a, 2001 ; Anthony, 2001 ; Diâb, 2002).
Cette stagnation est éventuellement à mettre sur le compte de la panne
intellectuelle de la revendication islamique (Roy, 1992). Elle découle aussi
d’une autre réalité : l’émergence d’un nouveau savoir éclaté sous l’égide non pas
d’intellectuels, mais de jeunes young urban professionals pieux, déçus du projet
global de l’islamisme mais non de ses catégories de pensée, alors que l’ouverture
sur le monde est à nouveau valorisée.
En conséquence, la figure de l’intellectuel est désormais concurrencée,
ou plutôt redoublée (ils ne sont pas rivaux, ne touchent pas les mêmes
publics, n’ont pas les mêmes ambitions), par celle de « l’intermédiaire culturel
islamiste ». Celui-ci est plutôt jeune, ambitieux, engagé dans l’industrie culturelle
à référence islamiste et profondément critique par rapport à la scène politique
existante et, partant, par rapport aux Frères musulmans auxquels il doit pourtant
sa socialisation politique dans les années 1980 et au début des années 1990.
Multipositionné idéologiquement, recourant à la fois aux catégories
« occidentales » et au corpus défini comme « islamique », l’intermédiaire
culturel islamiste est un penseur dilettante qui n’écrit guère de livres mais des
opuscules, des articles ou des études spécifiques. Homme de médias, il recourt
volontiers aussi à la cassette, aux CD vidéo et aux programmes sur les chaînes
satellite. Il privilégie les approches partielles (l’environnementalisme islamique,
le féminisme islamique) où les concepts religieux classiques sont souvent vidés
de leurs contenus originaux, peu ou prou encadrés par les énoncés du fiqh,
et reformulés à partir d’un régime de savoir clairement constitué en Occident.
L’enjeu intellectuel, pour les intermédiaires culturels islamistes, n’est alors plus
de construire une alternative islamique globale à l’Occident, mais de maintenir
opératoire la référence religieuse dans le cadre d’une pensée éclatée largement
marquée du sceau de l’extraversion culturelle et accusant un penchant structurel
évident pour la sécularisation.
À ce titre, les transformations en cours s’inscrivent dans une logique
postmoderne de crise des grands récits (‘Abd al-‘Aziz, à paraître). Cela n’annonce
pourtant en rien une ère de fin des idéologies. D’une part, parce que la dislocation
des grands récits ne signifie pas leur disparition, mais leur redoublement
par une pensée éclatée et « délocalisée » au sens de Giddens, c’est-à-dire
dont les concepts ont été arrachés à leur univers originel et replacés dans un champ
cognitif qui n’a initialement pas participé à leur production (Giddens, 1990).
D’autre part, parce que la dislocation en cours du grand récit islamique
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de l’islam politique est aujourd’hui orientée idéologiquement et accuse clairement
une pente à dominante néo-libérale (retrait de l’État, valorisation du privé,
focalisation sur l’individu en lieu et place d’une réflexion sur la réforme des
collectifs, reprise des valeurs du monde de l’entreprise).
Accompagnant les mutations sociopolitiques de l’Égypte de ces dix dernières
années, un nouvel imaginaire islamique se forme alors où l’Occident, à nouveau,
fascine et sert de référence dans une consécration des valeurs individualistes des
lendemains qui déchantent : confort, hédonisme, bien-être et consumérisme.
En proie au doute : des renégats sans trop le dire
C’est à la fin des années 1980, alors que « la poussée islamique » (al-madd
al‑islâmî) battait son plein, que certains jeunes membres de l’organisation
des Frères musulmans commencent à affirmer des réserves par rapport au
fonctionnement de la confrérie. Paradoxalement, alors que les islamistes
venaient de remporter un score historique aux élections parlementaires de 1987
(37 sièges), c’est le surinvestissement de la scène politique qu’ils contestent jusqu’à
aujourd’hui. À l’image de Hishâm Ga‘far, responsable de la politique éditoriale
du site Islamonline et l’un des maîtres d’œuvre du programme politique du parti
al-Wasat. Renvoyant quasiment dos-à-dos l’État et les Frères musulmans dans
une critique néolibérale remettant en cause l’inflation des institutions et refusant
tant l’autonomie du social que de l’individu, cet ancien membre des Frères
musulmans considère que
« l’erreur des Frères, et avec eux de toutes les organisations islamistes, a été
de considérer que l’Islam comme religion totalisante devait s’incarner dans
une organisation totalisante. L’organisation devait prendre en charge tous les
aspects de la vie. Selon moi, cette idée est directement liée à la forme de l’État
post-colonial imaginé aux premières heures de l’indépendance marquées par
le socialisme et le progressisme ».
Hishâm Ga‘far appelle alors sans surprise à « réduire l’emprise de
l’organisation » et à revenir à l’essence de l’activisme islamiste, « le changement
culturel et normatif dans la société ». Pour lui, la politique au sens étroit de
« politique de compétition » (siyâsa tanâfusiyya) doit être revue dans un sens
plus large de participation à la chose publique où le nouvel espace d’action est
la « société civile ». Il considère alors que
Islamonline.net est l’un des plus grands sites islamiques à l’heure actuelle. Sous
le patronage de Yusif al-Qaradâwî, il se veut un forum ouvert à la diversité des points de vue.
Sa direction politique est basée au Caire et est composée d’anciens Frères musulmans issus
pour la plupart de l’expérience des syndicats professionnels dans les années 1980.
Les citations non spécifiées sont extraites de nos entretiens.
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« le problème de base [des Frères musulmans] est leur pensée. Ils s’identifient à
l’Islam. Si le gouvernement les critique, c’est parce que le gouvernement est contre
l’Islam. Et pour préserver l’islam, c’est-à-dire eux-mêmes, ils doivent faire attention
à ne pas s’assimiler à la société. En conséquence, ils ont inconsciemment créé un
État dans l’État. Ils ont leurs institutions, leur communauté, et cette position
isolationniste leur a fait perdre leur ancrage dans la réalité ».
‘Isâm Sultân, cofondateur du parti al-Wasat, confirme que
« la culture politique des Frères musulmans est fondée sur la haine du système,
n’importe quel système. Ils se voient toujours comme quelque chose et le système
autre chose. Ils ont leur propre vision de la vie, leur propre manière de coopérer,
leur propre voie économique. Et, progressivement, ils se sont isolés de la société
en perdant leur objectif de départ : la réforme de cette société ».
Pour Muhammad Mosaad aussi, l’un des leaders estudiantins à la fin des
années 1980, fondateurs du South group, les premières interrogations quant au
bien-fondé de sa militance sont liées aux contradictions qu’il perçoit dans le
mouvement : « tu entendais un discours à consonance jihâdiste pour appeler à des pratiques
pacifistes, on entrait en politique en pensant prédication. On avait toujours cette
impression que le mouvement n’arrivait pas à faire des choix ».
De manière plus affective, le problème c’était aussi le mode de vie disciplinaire
au sein de la confrérie, un entraînement physique trop poussé, l’impression
systématique « d’être à l’armée et de se préparer à la guerre alors que cela faisait
longtemps qu’on avait renoncé au jihâd ». Abu al-Ela Mâdî, le président du
parti al-Wasat, dénonce aussi cette culture de la clandestinité subsistant au sein
d’un mouvement à vocation ouverte et légaliste mais régulé par une direction
autoritaire et opaque.
Les critiques sont donc diverses, mais s’accordent pour reconnaître que
« le discours islamiste a perdu de son éclat », comme le pense l’un des responsables
du site d’Islamonline. Ce n’est donc pas seulement la pratique des Frères musulmans
qui est remise en cause, mais bien leur credo : fonder un programme sur l’islam,
utopie globale, totalisante. Pourtant, les renoncements publics sont rares.
On se repositionne à sa marge, on devient membre passif, mais, à l’exception de
Muhammad Mosaad, aucun des membres du South Group n’a pris l’initiative
de quitter ouvertement la confrérie. D’abord, parce que tout simplement cela
ne sert à rien et que les départs en douce sont affectivement plus faciles à gérer
que les ruptures fracassantes. Ensuite, parce que tous continuent d’entretenir
des rapports personnels avec la confrérie. Lorsqu’on est engagé dans l’industrie
culturelle à référence religieuse, le réseau des Frères musulmans reste à ce
jour un passage obligé. En revanche, il ne peut plus prétendre au monopole
des engagements personnels. Ahmad Muhammad utilise Islamonline pour
promouvoir son nouveau magazine de management Ensemble nous nous
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développons, tout en étant par ailleurs conseiller administratif chez Toshiba
tenu par Mahmûd al-‘Arabî membre du Parti National Démocratique au
Pouvoir (PND). ‘Isâm Sultân s’est fait exclure des Frères mais reste l’avocat de
Islamonline dont le père spirituel est Yusif al-Qaradâwî, référence incontournable
de la confrérie. Abu al-Ela Mâdî, exclu lui aussi, est pourtant resté à la tête de
l’International Center for Studies patronné par ‘Abd al-Min‘im Abu al-Futûh,
l’un des hommes les plus influents du Conseil de la Guidance, le plus haut
échelon de la hiérarchie au sein de l’organigramme des Frères. Mohamed
‘Abd al‑Gawâd continue de publier exclusivement dans des maisons d’édition
islamistes, mais donne fréquemment des conférences au sein des associations de
jeunes proches du PND et participe à un programme national de renforcement
des ressources humaines supervisé par Suzanne Moubarak.
La logique dominante de rupture avec la militance aujourd’hui n’est donc pas
la repentance (que le Pouvoir avait un moment mise en scène sans convaincre),
mais une sortie partielle des cercles islamistes et l’entrée dans des réseaux
diversifiés, notamment étatiques. Il n’y a pas de renoncement idéologique,
ni de départ dramatique et par conséquence pas d’anathème. Il y a simplement
une mise en veille politique de l’appartenance aux Frères.
Quitter en douce l’utopie islamiste
Condamnation du sectarisme de l’organisation, remise en cause de leur obsession
du politique, critique de leur incapacité de s’adapter, de l’autoritarisme et des
contradictions internes au mouvement : c’est dans ce contexte de désenchantement
par rapport aux réalités de la militance au sein de la confrérie qu’une volonté de
renouveau se manifeste dès la fin des années 1980. En 1997 le South Group est fondé,
réunissant des jeunes Frères mal à l’aise vis-à-vis de la politique générale de la confrérie
et désireux de réinscrire leur pensée politique dans un cadre plus large
et déconfessionnalisé : la marginalisation du Sud que le monde musulman
subit de concert avec d’autres Nations. Il s’agissait, se souvient Mohamed
Mosaad, de « réaliser des choses et de bouger hors du cadre des Frères
musulmans ». Tout commence lorsqu’un groupe d’étudiants islamistes
de l’université du Caire, fonde une troupe de théâtre, le « théâtre de
demain » (Masrah al-Ghad), ambitionnant de créer une forme de « théâtre
islamique » (masrah islâmî), en réalité un théâtre engagé mettant en scène
des pièces de ‘Aly Sâlim dénonçant la répression nassérienne (‘Aly Sâlim étant,
pour l’anecdote, l’un des – rares – défenseur de la normalisation avec Israël).
Parmi eux, on trouve certains des fondateurs du South Group (Ahmad
L’expérience ne dura pas. L’art engagé d’obédience islamiste (al-fan al-hâdif), repris par les
mécanismes de marché et les perspectives de commercialisation dans les pays du Golfe a
eut tôt fait de se réifier en « art propre » (al-fan al-nadhîf) .
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‘Abdallah, Hishâm Ga‘far et Muhammad Mosaad) ou des membres
d’Islamonline (Kamal al-Masrî). Le théâtre, c’était sans doute une activité
artistique. C’était aussi la reconquête de leur autonomie idéologique. Non
contente de ses activités sur les planches des universités ou des syndicats
professionnels, la troupe commence à se réunir pour lire d’autres ouvrages
que ceux prônés par le bureau politique des Frères, ce qui leur a valu rappels
à l’ordre et accusations de créer une organisation dans l’Organisation.
Pour Muhammad Mosaad, « il était de plus en plus clair que nous et les Frères
devenions deux entités distinctes ».
Le dégagement continue à pas feutrés, dans un premier temps toujours dans
un cadre strictement islamiste. Ils découvrent en 1989, lors de la « conférence
religieuse nationale » du Caire certaines pensées islamistes périphériques comme
les « islamistes progressistes » (Hmida al-Nayfar, Salâh al-Dîn al-Jurshî), leaders
d’un groupe ayant fait scission avec le mouvement al-Nahda, les Frères musulmans
tunisiens, et les « islamistes indépendants » égyptiens (Târiq al-Bishrî, ‘Adil
Husayn, ‘Abd al-Halîl Abu-Shuqqa). Selon Hishâm Ga‘far,
« ils nous offraient de manière précoce une vision nouvelle, différente, des
idées en cours au sein de la scène islamiste, ils parlaient de la crise de gestion
au sein de la mouvance islamiste, abordaient des thèmes comme la question
de la femme ».
Le legs de cette étape se situe à deux niveaux : découverte de l’autocritique
(al-Nafîsy, 1989), mais découverte aussi des processus d’exclusion au sein de la
confrérie et de la difficulté d’y affirmer sa différence.
En conséquence de leur marginalisation organisationnelle et de leur découverte
de la société civile, ils se désintéressent de la question de l’État et donc de
l’orientation générale de la confrérie au cours des années 1980. Leur critique de
l’islam politique n’est plus assise sur un simple reproche de ses modes d’action ou de
ses orientations stratégiques, mais bien dans son essence, c’est-à-dire la focalisation
sur le politique précisément. Ainsi de l’itinéraire de Ahmad ‘Abdallah. L’ancien
responsable de l’Union des étudiants de la Faculté de médecine du Caire se lança
en politique sous l’influence de ‘Adil Husayn. Il rejoint l’« alliance islamique » et
devient membre du bureau politique du Parti du Travail et très vite il déchante
simultanément par rapport à la politique et par rapport aux Frères musulmans.
Pour des raisons liées à l’état de la scène politique (il considère l’opposition
parlementaire comme un « décor », la politique en Égypte comme « une farce »),
mais aussi pour des raisons plus profondes de définition de l’activisme :
« la démocratie ce n’est pas seulement avoir des journaux d’opposition, des membres
de l’opposition au Parlement, c’est un processus plus profond qui se construit par
Deux expériences parlementaires, réflexion sur l’éventualité d’un parti islamiste, participation
aux élections syndicales, associations estudiantines.
Alliance entre Frères musulmans et Parti du Travail aux élections de 1987.
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le bas et non par le haut. Or la politique c’est le jeu des rapports de force, c’est la
logique de la compétition alors qu’il me semblait plus crucial de mettre l’accent
sur la formation de l’individu pour lui permettre les moyens de penser et d’agir.
Or cela, ni la politique ni les Frères musulmans ne l’assuraient ».
Ils mettent alors leur activisme en veilleuse tout en continuant dans leur
réflexion critique entamée à la fin des années 1980. Dans la foulée, ils cherchent
d’autres horizons de pensée et d’engagement, et découvrent la société civile,
locale et internationale, dans toute son ampleur et sa diversité. Ils participent
au Congrès mondial de l’ONU sur la Population et le Développement (Le Caire,
1995), puis aux différents congrès de l’ONU (Pékin sur la femme, Copenhague
sur le développement, Istanbul sur l’habitat). C’est alors que
« le monde commençait à se diviser de manière différente à nos yeux, se rappelle
Ahmad ‘Abdallah. Nous découvrions un monde beaucoup plus complexe, où le bien
et le mal se distribuaient autour d’autres lignes que celles que nous imaginions.
Nous commencions à dialoguer avec les Juifs, à nous rendre compte qu’il n’y avait
pas quelque chose qui s’appelle les Américains ».
Pourtant, cette ouverture sur le monde, tant valorisée par l’ensemble du
groupe, ne s’est pas traduite par une rupture avec la confrérie. En conséquence, ils
sont structurellement poussés à construire des combinatoires entre leurs nouveaux
horizons conceptuels et la référence islamique, rapatriée a posteriori dans un
imaginaire non religieux à l’origine. Un nouvel univers mental postmoderne se
dessine alors, dominé par le néo-libéralisme et la sécularisation.
« Un monde sans frontière » : l’éclatement référentiel
des affranchis du grand récit
Dans les années 1980, le slogan des Frères musulmans « l’Islam c’est
la solution » résumait bien la situation : le religieux, horizon exclusif de toute
utopie, était appréhendé en termes de programme, et la sharî‘a consistait
en cette « pharmacie » où le monde musulman pouvait trouver de quoi panser
ses plaies. Effectivement, jusqu’au début des années 1990, le passage à l’islamisme
des intellectuels appartenant à la gauche laïque ou nationaliste (Muhammad
‘Imâra, ‘Adil Husayn, Târiq al-Bishrî) apparaissait comme la tendance lourde
et inéluctable dans le champ intellectuel (Burgat, 1988). Les itinéraires
intellectuels et professionnels des différents membres du South Group témoignent
d’une dynamique allant en sens inverse : prenant leur distance avec le grand
récit islamiste, de manière non coordonnée, individualiste et en marge de leurs
préoccupations professionnelles, ils réinvestissent l’espace public hors de toute
structures militantes, avec des préoccupations éclatées et disparates. Leur système
de pensée se caractérise par le bricolage, l’hétérogénéité, le refus des parti pris
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identitaires, le renoncement aux utopies globales et la préférence marquée pour
les engagements et les causes partielles. C’est la militance des lendemains qui
déchantent, fruits de personnes bien intégrées socialement et structurellement
portées à la défense des grandes causes.
Dans son récit autobiographique, Les clés brisées. Parcours d’une quête de
soi du monde étriqué de la médecine à un univers sans frontières, Magdî Sa‘îd,
actuellement le responsable de la page sciences et technologie du site Islamonline
et l’un des membres actifs du South Group, résume sa vie comme étant toute
entière tendue vers la découverte de nouveaux horizons, idéal bien peu islamiste
pour cet ancien militant des Frères dans les syndicats professionnels (Sa‘îd,
manuscrit non publié). Comme le reste des membres du South Group, il a
aujourd’hui fait son deuil d’une utopie politique toute entière fondée sur
l’islam. Ses articles, toujours didactiques, mobilisent sur les thèmes porteurs
du moment, comme les thèmes des technologies appropriées, celui du women
empowerment, des médias alternatifs, des différentes formes de cyberactivisme, de
la diplomatie populaire, des mouvements anti-globalisation, ou de la bioéthique.
« L’univers sans frontières » qu’il décrit comme idéal se fait bien dans les prémisses
conceptuelles d’une altérité qui n’est déjà plus perçue comme telle : la société
civile internationale dont il ne cesse de défendre les vertus à longueur d’articles.
À cet égard, l’itinéraire de Magdî Sa‘îd est bien la norme de ce nouveau système
de représentation métisse en train de se constituer dans les reflux des modes
classiques d’engagement islamique.
Sur la section intitulée « les problèmes de la jeunesse et leurs solutions »,
‘Amr Abu Khalîl, l’ancien leader des groupes islamistes sur le campus d’Alexandrie
dans les années 1970, tente l’alliage délicat de conseils organisés par sa
référence à la sharî‘a et une volonté ouvertement affichée de rompre les tabous
et de moderniser le rapport à la sexualité où l’hédonisme aurait sa place
aux côtés du respect des normes de la morale islamique : l’homosexualité n’est
plus condamnée religieusement, la masturbation temporaire acceptée, des thèmes
comme la pédophilie acceptés et discutés, alors que la fermeture (de l’individu)
est considérée comme psychologiquement déstabilisatrice. Ahmad ‘Abdallah,
ce professeur assistant de psychologie nourrit un intérêt toujours plus marqué
pour les droits de l’homme, le dialogue des religions et les mouvements antiglobalisation. Il s’est mêlé aux manifestants contre le Forum de Davos où il
était invité dans une délégation d’ONG’s avec sa femme Hiba Ra’ûf, assistante
en sciences politiques et avocate de la cause des femmes, tout en étant violemment
opposée à sa « genderification » (jandara) c’est-à-dire au féminisme. Quant à
Muhammad Mosaad, après avoir organisé les groupes de Frères musulmans sur le
Il ne cesse, à longueur d’articles, de répéter qu’il n’existe pas d’Occident monolithique, que
le dialogue avec les forces positives de l’Occident doit avoir lieu. C’est ce qui l’a poussé,
avec d’autres du South Group, à l’expérience du dialogue des religions.
http://www.islamonline.net/QuestionApplication/Arabic/Browse.asp
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campus de l’Université du Caire dans les années 1980, il se tourne toujours plus
vers l’Occident. « Peace activist », comme il se désigne lui-même, baigné des écrits
de Foucault, Derrida et Lyotard, il appelle les peuples arabes à « dépasser leurs
frontières physiques et mentales » tout en défendant activement la normalisation
avec Israël. Muhammad ‘Abd al-Gawâd, après un moment d’engagement auprès
des Frères, se retrouve une nouvelle vocation dans la diffusion du concept de
management, version islamisée, dans des opuscules du genre La gestion des relations
humaines par le Prophète. Hishâm Ga‘far, lui, réfléchit aux correspondances entre
le concept de société civile et celui de mujtama‘ ahlî pour tenter de relocaliser
la nouvelle militance globale au plus près de « l’héritage arabo-musulman »,
une posture qui influencera profondément le chrétien évangélique Rafîq Habîb
lorsqu’il rédigea le programme politique du parti al-Wasat tenu par Abu al-Ela
Mâdî, un ancien Frère musulman lui aussi.
Ainsi, c’est moins une nouvelle orientation idéologique clairement marquée
qui se constitue que la reconnaissance de fait du mélange des genres et de
l’extraversion conceptuelle. À l’enfermement des Anciens, on oppose l’ouverture,
l’insertion active dans la globalisation et le métissage, et on vend les différents
produits du marché idéologique international en tentant de les articuler, avec
plus ou moins de bonheur, aux concepts hérités du grand récit islamiste.
Recycler le jihâd : virtualisation, postmodernité et simulacre
En réponse à un internaute en plein désarroi suite à la mort du shaykh Ahmed
Yassine, l’équipe de la page « Les problèmes des jeunes et leurs solutions »
de Islamonline lui répond en lui conseillant le jihâd al-nahdha (le jihâd de
la renaissance). Pacifié et new look, le jihâd sous leur plume, c’est désormais
« la construction de la société, ce que notre frère ‘Amr Khaled appelle “la fabrication
de l’existence”. Précisément ce dont le docteur Ahmad Zuwayl10 a parlé lors d’une
conférence à l’une des universités égyptiennes : comment construire notre société ?
C’est une question à laquelle il faut aujourd’hui répondre collectivement »11.
La suite de l’article est un vibrant appel à plus de piété, de conscience
professionnelle et de solidarité sociale. L’auteur conclut finalement en renvoyant
à d’autres articles de même acabit sur le site. Le premier s’intitule « Le jihâd
Quelques-uns de ses articles sont publiés en anglais et en hébreux sur le site www.mideastweb.
com.
« La fabrication de l’existence » est le dernier programme TV du plus populaire
des prédicateurs musulmans arabes aujourd’hui.
10 Cet Égyptien de 58 ans, prix Nobel de physique, résident aux États-Unis et chercheur en
physique nucléaire est devenu l’icône d’un nationalisme plus ouvert sur le monde et non
hostile à l’Occident.
11 www.islamonline.net/QuestionApplication/arabic/display.asp?hquestionID=16937.
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civil (al-jihâd al-madanî). Vers un activisme différent »12. L’auteur, Ahmad
‘Abdallah, affirme la nécessité de développer une société civile dans le monde
arabe. C’est une occasion pour lui de vanter les qualités de la société civile
mondiale, « ce grand océan où circulent les idées, les programmes, les expériences,
les énergies et les ressources »13. Renversant les termes du propos convenu sur
l’adaptation du global au local, il considère que « la compréhension de nombre
de problèmes locaux ne peut être comprise sans les situer dans un contexte
global »14. Un second lien renvoie à un article intitulé « le travail volontaire …
le chemin des jeunes vers le jihâd »15. Le jihâd est cette fois redéfini en termes
de bénévolat et d’action sociale. Finalement, un troisième lien parle du jihâd
électronique et appelle à la destruction des sites ennemis de l’islam, replaçant
dans le monde virtuel tout le vocabulaire militaire du jihâd16 à ceci près que la
virtualité de l’action donne à ce plaidoyer guerrier un singulier air de catharsis
... Quelques mois plus tard, dans son article « Le jihâd électronique, adieu
à la passivité », Wisâm Fu’âd développe une version plus soft et rabat le thème
du jihâd électronique sur celui de l’importance de l’action au quotidien, la sortie
de la passivité et le rôle moteur de la société civile dans l’extension de la liberté,
des droits de l’homme et de la justice sociale17.
Le concept de jihâd est ainsi vidé de toutes ses conceptions antérieures.
Il n’est plus défini comme l’affrontement de l’islam avec ses adversaires. Il n’est
pas non plus « l’effort sur soi » (jihâd al-nafs) pacifique auquel est tenu de
manière individuelle tout bon musulman. Le concept est arraché au fiqh, vidé
de son contenu pour être ressaisi de manière diversifiée selon différents thèmes
porteurs du moment, du hacktivism à la société civile en passant par la réalisation
de soi et la pensée positive.
Le sort du jihâd est révélateur des opérations de reformulation du corpus
islamique en situation post-militante : les concepts anciens sont réinterprétés
au sein de cadres cognitifs divers, mais toujours extérieurs à leur univers initial
qui est le fiqh. Des thèmes porteurs sont lancés en série et flottent de manière
lâche au gré des différents contenus dont ils se saisissent. Ces concepts sont
privés de significations stables et constamment redéfinis dans un flot continu
de juxtapositions bizarres. À ce titre, ils sont bien de l’ordre du simulacre au
sens de Baudrillard, c’est-à-dire sans incidence sur le réel et caractérisés par une
faible durée de vie : personne à Islamonline ne reprendra les différents relookages
du concept de jihâd proposés dans les articles mentionnés.
Ibid.
Ibid.
Ibid.
www.islamonline.net/arabic/adam/2003/04/article02.shtml.
« Portez-vous volontaires dans les rangs du jihâd électronique » www.islamonline.net/Arabic/
science/2002/05/Article01.Shtml, cité in Muhammad Mosaad, op.cit. : 60.
17 www.islamonline.net/Daawa/Arabic/display.asp?hquestionID=4735, cité in Muhammad
Mosaad, op. cit. : 47.
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Penser dans l’au-delà de l’islamisme : Égypte, la dispersion idéologique... / 189
Gérez-vous bien !
Le management, une utopie islamique en mode mineur
L’intermédiaire culturel ne se contente pas de reformuler les concepts locaux
dans un cadre cognitif étranger, il contribue aussi à l’importation de systèmes
de représentation allogènes et à leur éventuelle reformulation à partir d’idiomes
locaux. Ainsi en va-t-il de l’étonnante success story du concept de management
au sein de la mouvance islamiste. En dépit de son ancrage clair dans la culture
d’entreprise américaine, le concept de management connaît depuis une demi
décennie un succès sans précédent au sein des cercles islamistes en Égypte et
illustre mieux que tout autre le triple processus de décloisonnement conceptuel
des islamistes, de la dépolitisation de leur imaginaire et de leur réorientation
progressive sur une ligne néolibérale, ce triple processus qui aboutit à la
neutralisation politique du jihâd que nous évoquions.
Tout commence lorsque, à la fin des années 1980, un groupe de jeunes
islamistes irakiens, koweïtiens et palestiniens partent pour leurs études aux
États-Unis. Parmi eux, Târiq al-Suwîdân, expert en management, grand ami
de Steven Covey18 et prêcheur koweïtien en vue, ayant écumé l’ensemble des
chaînes satellitaires des pays du Golfe, d’Iqra appartenant à l’homme d’affaire
saoudien Sâlih Kâmil, à des chaînes de variété beaucoup plus commerciales
comme MBC. On relève aussi la présence de Muhammad Ahmad al-Râshid,
considéré aujourd’hui au sein des élites de la mouvance des Frères musulmans
comme l’un des meilleurs experts en formation des membres de l’Organisation,
le premier d’ailleurs à avoir affranchi les programmes de formation personnelle
du corpus religieux. On trouve par ailleurs Hishâm al-Tâlib et Muhammad alTakrîtî, Irakiens eux aussi vivant au Koweït.
Tous reviennent donc des États-Unis conquis par la pensée managériale
dispensée dans les Facultés d’économie. Leur retour se fit dans la période
houleuse de l’après-guerre. Le Koweït est libéré mais, en représailles aux positions
pro-irakiennes d’Arafat, les Palestiniens sont expulsés, les Irakiens aussi. Nos
islamistes trouvent alors refuge en Jordanie et commencent à tenter de mettre
leur nouvel enseignement au service de la cause : accroître l’efficacité de leur
organisation. C’était le but de ce qui reste un peu le manifeste du management
dit islamiste : La fabrication de l’existence, écrit par Muhammad Ahmad al-Râshid
et publié en 1992. L’auteur ambitionnait de construire un nouveau regard sur
la formation des leaders du mouvement. Dans le même état d’esprit, Hishâm
al-Tâlib publie peu après son Guide de la formation des cadres.
À partir de la Jordanie, l’émulation prend très vite en Égypte. L’écrasement
des Frères musulmans par la répression policière et les lois d’exception
18
Sommité mondiale de la littérature de management, a publié notamment The Seven Habits
of highly effective people, traduit en 30 langues et vendu à plus de 10 millions
d’exemplaires.
REMMM 123, 179-201
190 / Patrick Haenni et Husam Tammam
(entre 1995 et 1996, les tribunaux militaires condamnent plus de 100 cadres
politiques des Frères) compromettent sérieusement le projet politique des
Frères. Le répertoire du management arrive alors à point nommé pour fournir
un nouveau corpus de savoir non polémique dans un contexte où la question
de la prise de pouvoir n’était plus à l’ordre du jour. Entre 1998 et 1999, plusieurs
centres se créent sous l’égide de membres des Frères musulmans diplômés de
l’Académie Sadate de sciences administratives ou de la section sciences humaines de
la Faculté de commerce : Markaz al-Mustashâr, Markaz al-Namâ’, ce dernier ayant le
premier tenté d’islamiser le discours managérial sous l’égide de Muhammad Mosaad,
Muhammad ‘Abd al-Gawâd et de Hishâm Ga‘far. ‘Abd al-Gawâd s’autonomise ensuite
et crée son propre centre, le Markaz al‑Mustaqbal à Alexandrie. Le corpus sur le
management subit alors une inflexion typiquement postmoderne (ou post-militante) :
d’une part, il s’islamise dans les formes (mais l’enseignement reste américain dans ses
contenus), d’autre part il quitte une réflexion sur les collectifs (les administrations, les
organisations) pour se fixer sur l’individu et se dépolitiser : le Guide de la formation
des cadres de Hishâm Tâlib est réédité quelques années plus tard sous le titre Guide
du développement humain. Islamisation (soit la relecture dans l’idiome religieux d’un
concept qui, à la base, s’est formé hors de lui), mondialisation (soit l’ouverture d’un
corpus de savoir à des représentations allogènes) et dépolitisation (soit le passage
d’une réflexion sur les collectifs à une réflexion focalisée sur l’individu) s’articulent
alors les uns aux autres de manière non polémique. C’est ainsi que, après avoir
réfléchi dans un premier temps en termes d’organisation, celui que l’on appelle
désormais le shaykh Muhammad Ahmad al-Râshid publie entre 1995 et 1997 une
série de petits opuscules appelés Messages de l’œil (rasâ’il al-‘ayn), d’où se dégage
une pensée hybride à la croisée de la psychologie, de la pensée managériale
et d’un discours sur les valeurs. Reprenant les enseignements du prédicateur protestant
américain Norman Pearle lequel défendait l’idée que la religion était le moyen le plus
efficace pour atteindre la culture du succès et de l’accomplissement de soi, al-Râshid
publie un autre ouvrage sur la pensée positive intitulé sobrement al-Îjâbiyya (la
positivité). Confort spirituel et quête du bonheur deviennent les nouveaux idéaux.
Ahmad Muhammad ne cache pas sa fascination : « il te disait des choses étranges
pour les gens du mouvement islamiste. Il te suggérait d’aller voir tel film, d’écouter
tel programme ou d’aller au cinéma ». Pour un de ses collègues, ancien sympathisant
des Frères musulmans lui aussi, ces livres sonnaient comme une révélation :
« ils t’expliquent la vie de manière simple, hors de la sharî‘a et hors du politique.
Cela te sort de l’univers étroit de la condition islamique, du style jihâd et combat
dans lequel restent toujours pris les livres militants ne cessant de répéter que tout
ce qui est bien est forcément et exclusivement musulman ».
Pour Muhammad ‘Abd al-Gawâd, ancien membre des Frères musulmans
et auteur de nombreux écrits sur le management, « nous ne sommes plus
une alternative à l’Occident et il n’y a plus de conflit entre nous et l’Occident ».
L’enjeu, selon lui, est alors de se repenser dans un monde ouvert où
Penser dans l’au-delà de l’islamisme : Égypte, la dispersion idéologique... / 191
le dialogue devient « une obligation humaine et un devoir religieux » mais
où, en raison de l’ouverture, les tensions augmentent, mais sont une chance
(la découverte de l’Autre) s’ils sont maîtrisés. Le conflit est repensé au niveau des
rapports interindividuels, et les trente-cinq livres de ‘Abd al-Gawâd se placent
à ce niveau. On y apprend, dans l’un à gérer le conflit d’opinions, dans un
autre à maîtriser le stress, dans un troisième à devenir une personne à succès.
Dans une phase plus islamique, il parle des « Secrets de l’administration efficace
et professionnelle dans la vie du Prophète », un livre parsemé d’exemples tirés de
la vie du Prophète, du fiqh et de la pensée de Muhammad al-Ghazâlî19, s’articulant
autour de thématiques comme la gestion des conflits, l’aide à la prise de décision,
l’organisation de soi, le développement des aptitudes à l’innovation.
De même, Ahmad Muhammad, après avoir renoncé à la militance, sort de la
posture identitaire propre au grand récit islamiste (où les critères de validation/
invalidation d’un discours donné ne sont pas déterminés par son contenu, mais
par son espace culturel de production) et valorise le changement au détriment
des permanences :
« on dit toujours que l’Occident veut changer nos constantes. C’est faux, c’est
nous qui en avons fait des constantes ; elles n’étaient pas posées comme telles.
Et le contact avec l’étranger peut être bénéfique. La campagne napoléonienne n’était
pas seulement une campagne militaire, c’était aussi une campagne administrative,
une avancée en termes de progrès, de nouvelles idées, de civilisation ».
Ce qu’il appelle « le travail islamique », est alors amputé de toute action
collective et redéfini en termes de réalisation de soi :
« je commençais à penser de manière individuelle. Mon objectif est devenu
l’individu et mon travail c’est l’individu. J’avais l’impression de sortir d’une famille,
je voulais l’indépendance ».
L’administration est désormais le grand créneau des deux maisons de publication
islamistes Dâr al-Bashîr, et Dâr al-Tawzî‘ wa’l-Nashr al-Islâmiyya qui, chacune,
lui consacrent une collection particulière. Sans surprise, en effet, les affinités
entre pensée managériale et da‘wa post-militante sont nombreuses : toutes deux
ont l’individu comme point de mire, et toutes deux visent son amélioration.
De surcroît, les enseignements de la pensée managériale recoupent les visées
profondes de la da‘wa, à tout le moins si l’on considère, avec Ahmad Muhammad,
que « la véritable da‘wa, c’est le travail, le sérieux et la rigueur ». Elles sont
enfin toutes deux dans le même rapport « par le bas » au politique. C’est ainsi
que Islamonline ouvrit un moment une fenêtre de conseils aux internautes
où ils pouvaient apprendre les « Dix compétences pour bien négocier », c’est
aussi dans cette même « culture d’entreprise » que se plaçaient les différents
19
La référence spirituelle et intellectuelle du courant islamiste, acceptée par toutes les tendances,
et en particulier par les islamistes dits « modérés ».
REMMM 123, 179-201
192 / Patrick Haenni et Husam Tammam
épisodes de l’émission de ‘Amr Khalid « ils ne se changeront que par euxmêmes »20 : « détermine tes objectifs dans la vie », « la pensée positive », « la valeur
du temps », « le sérieux et l’absence de frivolité ».
Le modèle, c’est ‘Amr Khalid, la nouvelle vedette du prêche islamique dont la
prédication se construit toujours plus dans le cadre de la culture d’entreprise et de la
réalisation de soi. Avec sa nouvelle émission « La fabrication de la vie » (Sun‘at al-Hayât)
diffusée sur la chaîne islamique saoudienne Iqra, cet ancien Frère musulman innove
dans l’univers de la prédication. Après « propos du fond du cœur » et « rencontre
avec les gens aimés », deux talk show islamiques où il instaure le témoignage de foi
comme pratique musulmane, c’est un nouveau produit d’acculturation religieuse
qu’il propose dans la droite ligne des pamphlets de psychologie de boulevard
américain. Devant le constat de décadence de la communauté musulmane minée
par l’analphabétisme, pauvre et malade, sans inventivité et avec un taux minimum de
connectivité21, ‘Amr Khâlid invite son public à réagir de manière individuelle, Dans
l’émission, deux grands axes sont proposés. Premier axe de l’émission : appliquer à
soi-même les principes de la réussite. La recette gagnante, selon ‘Amr Khalid, c’est
l’appartenance et la référence à l’islam, le sens des responsabilités, le fait d’être positif,
le sérieux et l’effort, le fait de sentir la valeur du temps, la richesse culturelle,
le perfectionnisme au travail, la préservation des ressources, le goût pour l’art
et la beauté, et d’avoir un but dans la vie. Deuxième axe de l’émission : fortifier
la confiance en soi. L’émission vise alors à développer en chacun la volonté,
la découverte de ses capacités personnelles, l’innovation et l’invention, la
réflexion méthodique, l’importance du travail, la prise d’initiative, le classement
des priorités, l’intelligence sociale et l’art de la communication, l’endurance
devant les obstacles, l’apprentissage de la planification et de la clarté de la vision.
Notre prédicateur branché, riwish en arabe, en appelle alors à trouver des modèles
à suivre. Il cite pêle-mêle Muhammad le conquérant, qui a conquis
Constantinople non seulement grâce à ses capacités militaires, mais aussi
grâce à ses aptitudes administratives, l’imâm al-Bukhârî, qui a réuni le plus de
hadith et voyagé sur une distance équivalant à deux fois le périmètre de la terre,
mais aussi … Thomas Edison, l’homme aux 1093 brevets selon ‘Amr Khalid
et Ahmad Zuwayl, le prix Nobel de physique égyptien, modèle de ténacité
et de volonté.
En faisant sienne la littérature managériale américaine, la mouvance islamiste
sort du politique, se restructure dans un discours qui se veut individualiste et
pleinement inscrit dans le paradigme néolibéral, soit une utopie désocialisée,
déshistoricisée et détruisant, ou à tout le moins ignorant, les collectifs. Elle
participe surtout d’un régime de subjectivation néolibéral à quatre versants : la
richesse, l’ouverture, la volonté et l’hédonisme.
20
21
Propos du Coran (sourate de la vache (2)).
Il se fonde, pour son bilan, sur le Rapport du développement humain dans le monde arabe
publié par l’ONU.
Penser dans l’au-delà de l’islamisme : Égypte, la dispersion idéologique... / 193
À l’ombre du sourire des winners pieux…
Islam et ethos néolibéral
Le bon musulman aujourd’hui, c’est donc le winner pieux. ‘Amr Khalid,
cet ancien Frère musulman, lance implicitement le message. Dans son style, propre
sur lui, costard cravate et lunettes de soleil, se faisant volontiers photographier
avec quelque star du ballon rond sur le stade, Amr Khaled annonce la couleur
de la nouvelle prédication : branchée et décomplexée dans son rapport à la
richesse. Dans ses propos ensuite, il se retrouve autour de quatre valeurs-clé :
richesse, générosité, ambition, rigueur :
« une des preuves de l’amour de Dieu, affirmait-il dans sa cassette ‘Les jeunes et
l’été’, c’est qu’il te pousse à être ambitieux, qu’il te donne l’ambition d’être toujours
plus haut, de t’élever toujours plus haut dans la société ».
Lors du même prêche, il poursuivit :
« je veux être riche pour que les gens me regardent et disent ‘tu vois : un religieux
riche’ et ils aimeront notre Seigneur à travers ma richesse. Je veux avoir de l’argent
et les meilleurs vêtements pour faire aimer aux gens la religion de Dieu ».
Face au discours populaire stigmatisant les possédants ayant accumulé durant
l’infitah, comme des usurpateurs de la Nation, la richesse est un moyen d’exceller
en religion : « je veux être riche pour utiliser mon argent dans la voie de Dieu
et pour vivre une vie digne ». Cet ethos de notable sera réinterprété en termes
d’éthique protestante par certains de ses supporters. Ainsi de ce jeune ingénieur,
pour qui
« si parfois [‘Amr Khâlid] utilise des propos dans lesquels il cite les gens riches,
c’est pour montrer combien la richesse est un cadeau du ciel et que le musulman
fortuné est le favori de Dieu, car il va dépenser sa fortune pour la cause de Dieu
et dans les œuvres de bienfaisance ».
Cet imaginaire de la réussite sociale est loin d’être isolé. Dans les rangs
des jeunes Frères musulmans, dans une logique typiquement yupie, la richesse,
le prestige et l’ostentation s’imposent dans les horizons du désenchantement
politique. Ainsi, de cet ingénieur, un ancien membre des Frères :
« je veux être quelqu’un, un homme d’influence, efficace. Je veux avoir de l’argent,
beaucoup d’argent, de l’argent ostentatoire, qui attire le regard. Je veux être
un homme généreux pour tous ceux qui sont autour de moi. L’argent, c’est
le pouvoir, et spécialement les manifestations du pouvoir, l’appartement, la voiture »
(‘Abd al-‘Aziz, à paraître : 99-100).
Dans la même veine, ce directeur d’une compagnie de marketing aussi désormais
en retrait par rapport à ses anciens engagements islamistes, ambitionne d’être
REMMM 123, 179-201
194 / Patrick Haenni et Husam Tammam
« comme ‘Uthmân Ibn ‘Affân ou ‘Abd al-Rahmân Ibn ‘Uf. C’étaient deux
compagnons du Prophète, ils étaient riches et je ne me souviens pas de rôles
politiques importants qu’ils auraient joué22 ; leur importance tient plutôt de leur rôle
social et financier. Ils utilisaient leur influence financière pour faire des réformes
sociales et économiques. Je veux maintenant être un grand homme d’affaires avec
une énorme fortune, je veux influencer la société grâce à cette richesse, grâce à ce
statut » (‘Abd al-‘Aziz, à paraître : 100).
Et encore un ancien Frère musulman de conseiller Muhammad Mosaad,
préférant les études à la richesse et à l’ostentation :
« penses-tu qu’ils vont t’écouter parce que tu as lu ceci ou cela ? Tu dois avoir
les signes du pouvoir, ta voiture, soigner ton look, tes revenus (…). Les gens
n’écoutent que les puissants, un frère m’a une fois déclaré que la chose la plus
importante c’est ton métier et tes revenus. Après cela viennent les autres choses »
(‘Abd al-‘Aziz, à paraître : 100).
Pas de winner introverti, et même pour les pieux : si les appels identitaires
classiques restent nombreux curieusement focalisés sur la question de la femme,
les appels à l’ouverture et les références positives au modèle occidental irriguent
en permanence le nouvel imaginaire. On ne cesse de se vanter de participations
à des colloques en tous genres en Europe, on valorise les ouvertures sur des
normes non islamiques23 et l’apologie du métissage culturel est constante dans
les consultations concernant les questions de mariage mixte à Islamonline.
L’ouverture, c’est aussi la valorisation du contact avec l’altérité. Ainsi, Magdî
Sa`îd dans un article présentant l’intellectuel de gauche brésilien Paulo Freire
comme modèle de liberté et de dialogue, commence par rappeler qu’il l’a connu
lors d’un stage sur les droits de l’homme lorsqu’une collègue chrétienne lui offrit
un certain nombre de publications du Centre d’études coptes. L’ouverture,
on la trouve encore dans le fait de souscrire au millénarisme de la globalisation,
incarnation par excellence de l’ouverture, intellectuelle et économique.
« Quel sentiment d’étrangeté, se demande Ahmad ‘Abdallah interpellé sur le thème
du mariage mixte, alors que – grâce à Dieu – les musulmans sont désormais présents
en tous points du globe (…). De quelle nostalgie du pays parle-t-on alors que
le voyage est en train de devenir le poste économique le plus important, que les prix
ne cessent de chuter et les procédures toujours plus simples. (…) Sommes nous des
Égyptiens en tant que nous sommes des gens d’ici et eux des gens de là-bas ? En réalité,
nous sommes ici et là-bas, et pareil pour eux ; Nous sommes à l’ère du mélange des
cultures, du dialogue et du clash des civilisations et des flux migratoires »24.
‘Uthmân Ibn ‘Affân était tout de même le troisième calife …
La mixité à Islamonline est systématiquement mise en avant avec fierté, comme le fait de
parler librement de sexualité ou de publier des articles sur des artistes au style pourtant peu
conforme à leur idéal de pudeur.
24 www.islamonline.net/QuestionApplication/arabic/display.asp?hquestionID=8253.
22
23
Penser dans l’au-delà de l’islamisme : Égypte, la dispersion idéologique... / 195
Le succès de la littérature de management, le repli sur l’individu, le consumérisme
et l’ouverture sont plus qu’une simple posture d’intellectuels. Elles sont bien
rattachées à des transformations de fond affectant la mouvance islamique et
la société égyptienne dans son ensemble. À l’idéal de justice sociale succède
celui de la richesse vertueuse, principe de yupies pieux dans un contexte où le
point d’imputation du religieux c’est désormais l’individu. « Il faut libérer la
force de l’individu et en finir avec l’illusion des institutions [l’organisation des
Frères musulmans ndt] » déclarait Ahmad Muhammad avec ferveur. On croit en
l’islam bien sûr, mais aussi en l’homme (Muhammad ‘Abd al-Gawâd dédicace
l’un de ses livres « à l’homme, enseignant, formateur ou dirigeant »). « Bien sûr
nous le pouvons » s’appelle l’un des programmes de formation en management
d’Ahmad Muhammad. L’apologie de la volonté individuelle fait d’ailleurs déjà
des émules dans le champ religieux : « l’impossible n’existe pas pour celui qui veut
réussir » s’exclame le nouveau prédicateur ‘Amr Khalid dans son nouveau talkshow « La fabrication de l’existence » lequel considère, dans la même émission,
en conséquence que « le vrai musulman ne connaît pas l’échec ». Le supposé
fatalisme musulman n’est pas la vertu cardinale de ce nouvel islam de yupies
marqué par les idéaux du succès et de l’ambition …
Le culte de l’individu et de l’argent ne pouvait se faire sans remettre en cause
le modèle d’austérité proposé par le salafisme. C’est l’ambition de maganin.com25.
Sur ce site de « psychiatrie islamiste » où écrivent Ahmad ‘Abdallah et ‘Amr Abu
Khalîl, les principaux responsables de la page de consultation psychologique à
Islamonline, l’un de leurs collègue se lance dans un vibrant plaidoyer pour « vous
débarrasser de toutes vos sources de frustration et à vous laisser être naturel,
sans vous lier avec quoi que ce soit »26. Il recommande alors à ses lecteurs de
« descendre dans la rue et courir comme s’ils la possédaient, à jouer le rôle d’un
petit oiseau dans un espace de jeu pour enfants ». Il incite un public tout de
même censé être de sensibilité islamiste à se ménager un espace de folie dans la
vie, ce qui peut s’acquérir en criant, en chantant et en dansant ... L’exemple est
sans doute extrême, mais il n’est que la manifestation la plus paroxystique d’une
réalité lourde : la volonté de construire un hédonisme islamique où le souci moral
ne signifie pas pour autant le refus des plaisirs. Ainsi de ‘Amr Khâlid pour qui
moralisation ne rime pourtant pas avec privation. Le grand message de Khâlid,
et incontestablement un point de rupture par rapport à la prédication de ces
vingt dernières années en Égypte, c’est de vouloir réunir à nouveau « la religion
et la vie » (al-dîn wa’l-hayât) sans laisser la première s’hypertrophier au point
d’étouffer la seconde. Et si ‘Amr Khâlid est toujours tiré à quatre épingles et qu’il
aime se faire photographier lunettes de soleil branchées sur les yeux, c’est « pour
montrer que le respect des enseignements religieux ne signifie pas qu’il faille
25
26
Maganîn, pluriel de magnûn, fou ou « disjoncté ».
Hindî Wael, « Un fou à l’entraînement », www.maganin.com, novembre 2003 (‘Abd al-‘Azîz,
à paraître : 140).
REMMM 123, 179-201
196 / Patrick Haenni et Husam Tammam
pour autant se priver des jouissances de la vie », comme le disait à son propos
une de ses adeptes. C’est dans ce même esprit que Hiba Ra’ûf, écrivit son article
« Barres parallèles, natation et karaté pour mes filles »27. Dans cet article marqué
d’un style intimiste, elle parle de l’éducation de ses filles. Elles veulent faire du
karaté, avec un professeur sévère. Son mari veut les amener à la piscine et Hiba
les encourage mais dans le même temps, elle les prévient que cela n’aura lieu
qu’un moment, et viendra un jour où il faudra qu’elles renoncent à la piscine
mixte, où elles devront se voiler et se limiter au jour spécial où la baignade est
réservée aux femmes. La passionaria (ex-)islamiste essaie, portée par un style en
rupture avec l’austérité et la sévérité islamiste ancienne, de distiller avec humour
et tendresse le modèle de la famille conservatrice mais ouverte sur le monde.
Ces cas de figure ne sont pas isolés. Aujourd’hui, ce nouveau régime de
subjectivation religieuse fonctionne en réseau. L’islamité ouverte, reconstituée au
contact non polémique avec les modèles occidentaux, c’est la posture intellectuelle
de Hiba Ra’ûf, se définissant désormais comme une sociale-démocrate, c’est
l’orientation du lien « Les problèmes de jeunes et leurs solutions » à l’origine du
succès sans précédant de Islamonline. C’est aussi le style des nouveaux sites de
l’islam hédoniste comme haridy.com, lazezonline.net, anashed.net, muslimz.com,
islamhearts.com. À des degrés divers, folie, chanson, art et humour sont intégrés
dans l’imaginaire religieux, parfois dans les styles de prédication (Haenni, 2004).
La référence religieuse est toujours plus incantatoire et de moins en moins
structurante, contribuant à creuser toujours plus le fossé entre le contenu non
islamique des imaginaires et la référence au religieux qui se maintient malgré
tout. Dans ce cas, de deux choses l’une. Soit on se trouve dans un cadre où on
ne peut lâcher le religieux (un site islamique, un média islamique) et la référence
islamique devient flottante, aux contenus sans cesse changeants et les critiques
orthodoxes se multiplient invoquant non sans pertinence le caractère artificiel de
la démarche. Soit on se trouve à l’extérieur de ce type de contraintes de champ
et la référence religieuse a toutes les chances de tomber.
De la dispersion à la disparition.
L’islam sécularisé par effet de champ
Sous l’effet des dynamiques d’islamisation, la référence religieuse tend à
s’insérer dans tout les univers sociaux, de la science à la musique en passant
par l’économie et le politique, et tente de les reformuler à partir de la norme
religieuse. Pourtant, celle-ci ne tarde pas à se diffracter dans, et se faire déborder
par, les contraintes des espaces dans lesquels elle vient nouvellement se loger.
Elle se recompose alors au contact de leurs dynamiques propres et perd du coup
la spécificité qu’elle est censée figurer.
27
www.islamonline.net/iol-arabic/dowalia/adam-46/ahlan-1.asp.
Penser dans l’au-delà de l’islamisme : Égypte, la dispersion idéologique... / 197
C’est bien ce processus qui signa le sort des partis islamistes qui ont moins
contribué à la centralisation du religieux dans la société qu’à l’affirmation de la
primauté du politique et de l’État (Roy, 1992). La même logique partout est
à l’œuvre : dans le champ de la science, avec le programme d’islamisation de
la connaissance, dans l’économie avec les banques islamiques ou dans le champ
de l’art avec la notion d’art engagé à vocation prosélyte (Haenni, 2004).
Illustrons avec un exemple dans le domaine des thérapies spirituelles. Magda
Amer, une prédicatrice de la banlieue cossue d’Heliopolis, professeur de médecine
à l’Université de ‘Ayn Shams et propriétaire d’un petit magasin de santé par
les plantes, n’a guère de peine à islamiser le positive thinking ni à trouver une version
religieuse du yoga (équivalence des mantras avec les positions de la prière) ou
du macrobiotique (la nutrition du Prophète). Par contre, prise dans sa lancée,
elle découvre la chromothérapie et admet elle-même que « c’est difficile à
formuler en termes islamiques ». Elle continue pourtant parce que l’essentiel
est dans la thérapie et non dans l’Islam. Et en bout de course elle se fait exclure
de la mosquée où elle prêchait, accusée de confondre prédication religieuse et
cours de médecine alternative.
Le double mouvement d’ouverture conceptuelle et de diffraction du
religieux pose la question de la place et du statut du religieux dans la conscience
des acteurs. Car plus est évidente l’hétérogénéité entre le contenu et son recadrage
islamique, plus les opérations d’homologation religieuses sont périlleuses et
contestées. Ahmad ‘Abdallah, lors d’un chat à propos de sa notion de jihâd civil,
reçu un message d’un internaute furieux. Celui-ci se demandait ce qui allait rester
du jihâd originel s’il était manipulé de la sorte. Donnant raison à la critique de
l’internaute, Mohamed Mosaad considère que
« le jihâd a une définition établie par les ulémas depuis des siècles. Quand un grand
récit ou une idéologie y fait recours, elle l’utilise de la façon dont il a été prescrit
dans ces livres. Si Abdallah, au contraire, appelle à une société civile viable, il peut
le faire simplement sans appeler cela jihâd » (‘Abd al-‘Aziz, à paraître : 54).
Clin d’œil bienvenu aux excès relativistes dont les thèmes de la plasticité et de
la polysémie de l’islam ont fait l’objet, les critiques adressées à Ahmad ‘Abdallah
montrent bien l’aporie dans laquelle se placent ces montages sémantiques
instables : ‘Abdallah, par souci de légitimation, reformule un thème à partir
de la norme religieuse. Plus précisément, il établit un rapport analogique entre
deux termes, dont l’un appartient au corpus islamique. Du côté de ses lecteurs,
l’analogie est ensuite critiquée en vertu du manque de correspondance entre le
contenu même du thème externe (la société civile) et les contenus que charrie
avec lui le motif local sur lequel il est annexé (le jihâd), plastique et polysémique
sans doute, mais jusqu’à un certain point seulement.
Le même scénario de mise sous tension de rapports analogiques précaires
apparaît à chaque montage sémantique visiblement trop hétérodoxe.
Par exemple, au niveau de la signification de la shûra, concept islamique alternatif
REMMM 123, 179-201
198 / Patrick Haenni et Husam Tammam
à la notion – présentée comme – exogène de la démocratie. La difficulté d’en
donner une version islamique opératoire fait qu’en fin de compte on renonce
au terme islamique et on se rabat sur le concept importé. La shûra est à peine
mentionnée dans le programme du Wasat, les partis, les élections au système
majoritaire, le système parlementaire ne sont nullement contestés. Leur vision
critique se situe au niveau de l’État en tant que corps administratif atrophié ; la
critique est libérale, pas islamique. ‘Abd al-Min‘im Abu al-Futûh juge également
superflu de relire le concept de démocratie dans une terminologie islamique.
Pour lui, la démocratie est un « legs de l’humanité » et, à ce titre, il se refuse d’en
reformuler les préceptes à partir de catégories religieuses. Il rejette notamment
l’invalidation de la démocratie au nom de l’argument que l’islam a sa propre
notion de la démocratie qui est la shûra ; selon Abu al-Futûh, la shûra est moins
un cadre politique qu’une norme religieuse de conduite personnelle, dépassant
le stricte cadre du champ politique.
Les critiques s’articulent donc bien dans une démarche de sécularisation en
tant qu’elles reconnaissent, voire, revendiquent, l’autonomie de certains pans
de la pensée vis-à-vis de la norme religieuse, c’est-à-dire critiquent les tentatives
d’annexer des thèmes au religieux à partir de séries analogiques lesquelles
confinent souvent, il est vrai, au bricolage. Mohamed Mosaad considère salutaire
de retirer l’islam du politique au nom de l’autonomie de ce dernier, d’autres
voient le politique comme un danger pour le religieux, soumettant ce dernier
aux affres de valeurs délétères et mondaines comme les intérêts particuliers, les
rapports de force, la corruption et le goût du pouvoir.
Ces positions commencent à faire leur place dans le champ politique comme
en témoignent les dernières déclarations de ‘Abd al-Min‘im Abu al-Futûh, le
représentant de l’aile éclairée des Frères au sein du Conseil de la guidance des
Frères musulmans. Alors que, au cours de la seconde partie des années 1990
l’idée d’un parti représentant les Frères musulmans se fait jour au sein des
Frères, que la constitution devient une référence prenant le pas sur la sharî`a
(aux élections de l’an 2000, le slogan « la constitution c’est la solution » avait
remplacé l’ancien mot d’ordre « l’islam c’est la solution ») (Al-Choubaky, 2002),
le récent entretien que ‘Abd al-Min‘im Abu al-Futûh donna à l’hebdomadaire
al-Qâhira28 mit fin à une décennie de louvoiements et de demi-réponses. Le
représentant du « courant démocratique » au sein des Frères, en réponse à des
questions sans concession et invité à jouer cartes sur table joua le jeu et résuma sa
position à partir des points suivants : adoption de la démocratie comme instrument
de régulation du pouvoir. Adoption de la démocratie sans réserve en refusant le
discours sur son adaptation aux réalités islamiques et arabes. Il confirme le principe
absolu du pouvoir au peuple et refuse que soit rattaché à ce principe un cadre
religieux (ce que faisait l’ancienne formulation « le pouvoir du peuple dans le cadre
28
Ibid.
Penser dans l’au-delà de l’islamisme : Égypte, la dispersion idéologique... / 199
de la législation divine »29). Affirmant également la confirmation sans conditions
du principe de souveraineté, il se prononce explicitement contre le fait que le
président soit nécessairement de confession musulmane et, dans la foulée, inclus
la possibilité qu’il puisse être une femme. Il est vrai, argueront les sceptiques, que
vu l’état de la démographie et des mentalités, il ne prenait à vrai dire guère de
risques à accepter l’idée d’une présidence copte, le principe était posé. Finalement,
point d’orgue de l’interview, il défend l’idée d’un parti représentant les Frères
musulmans (et d’un parti communiste, laïc ou chrétien) qui serait une alternative
à l’organisation dans ses structures actuelles laquelle serait alors dissolue.
Ce ne sont donc pas seulement les pressions américaines à la démocratisation
des sociétés politiques arabes qui sont à l’origine de ce revirement d’Abu
al‑Futûh. C’est aussi un processus interne de transformation illustrant bien la
cristallisation d’un courant, au sein de la jeune génération des Frères, en phase
avec les changements décrits amorcés dans le rejet du politique. La dynamique
de décentration de la référence religieuse se déploie dans un nouveau réseau
s’étendant d’Islamonline aux nouveaux prédicateurs et prédicatrices en passant
par le Wasat lequel sert de relais sur la jeune garde des Frères musulmans à travers
Abu al-Futûh30. Il circule aussi via les associations d’étudiants islamistes et les
nouveaux sites de l’islam hédoniste que nous mentionnions auparavant. De part
et d’autre, le grand récit islamiste se décompose en répertoires fragmentés que
l’on isole pour mieux les replacer dans des systèmes de représentation allogènes
avant, d’éventuellement, les laisser tomber.
Modernité par évidement et sécularisation par hasard
Le paradoxe n’est alors pas des moindres de voir une certaine composante de la
mouvance islamique, celle qui a fait le pari de l’ouverture conceptuelle, renoncer
toujours plus au religieux dans leurs positionnements publics alors même que
le courant réformiste (représenté en Égypte par des intellectuels comme Nasr
Hamid Abu Zayd, Sayyid al-Qimni ou, dans une certaine mesure, Hasan Hanafî),
articulant sa production de savoir sur les sciences humaines et donc sécularisant
dans sa démarche, est toujours rivé sur le sacré, travaillant et retravaillant les
Textes en vue de leur modernisation tant espérée. Sans surprise, l’interaction
entre les uns et les autres est inexistante en raison de l’incommensurabilité
de leurs démarches respectives, même si elles peuvent toutes deux aboutir
à un résultat semblable, la sécularisation précisément.
Ainsi, chez les penseurs de « l’au-delà de l’islamisme », la sécularisation se
construit non comme le résultat d’un projet intellectuel, mais bien comme l’effet
29
30
« Hukm al-sha‘b bi-shar‘ Allah ».
Abu al-Futûh est le propriétaire des locaux du siège du Centre d’Études Internationales, lié
au Wasat et relais d’idées nouvelles en direction des jeunes Frères musulmans.
REMMM 123, 179-201
200 / Patrick Haenni et Husam Tammam
involontaire d’une praxis. La primauté du religieux n’est jamais contestée, pas
plus que la matrice salafiste n’est infirmée, mais les engagements se redéploient
hors du religieux. Non pas contre mais à côté de lui. Le religieux reste donc
présent, parfaitement compatible avec toute démarche d’extraversion, preuve
en est son aptitude à reformuler des motifs comme l’hédonisme, le jihâd
électronique, l’individualisation, le management islamique. Le lancinant thème
de l’adaptation de l’islam à la modernité est donc techniquement résolu : réduit
à l’état de contenant, évidé de ses anciens contenus et donc désormais rendu
axiologiquement neutre, l’islam est, dans un premier temps, un réceptacle
parfaitement disposé à accueillir de la modernité et un espace privilégié
de l’extraversion culturelle. Quant aux tensions subséquentes, portant sur la
qualité des bricolages ainsi construits, elles sont tout aussi porteuses de modernité,
dans la mesure où, critiquant les placages de catégories islamiques sur des thèmes
non religieux au départ, elles aboutissent, au nom du respect du sacré, à retirer
certain pans de pensée de sa tutelle.
La démarche des réformistes est en soi beaucoup plus compliquée ; travaillant
au niveau des contenus, elle s’expose à ce que Jean-Noël Ferrié appelle
la « contrainte argumentative » (Ferrié, 2004), c’est-à-dire aux discours antérieurs
définissant un thème donné et limitant les remplois dont ce dernier fait l’objet.
Les réformistes doivent donc surenchérir de minutie, de prudence, de rigueur
et donc de complexité. Leur problème, là encore, n’est pas ontologique
(l’incapacité substantielle qu’aurait l’islam à se réformer), mais oratoire :
la complexité de la démarche l’enferme de facto dans des cercles étroits, inaptes à
se mettre en relation ostensible avec le monde. Ce qui n’est précisément pas le cas
de l’intermédiaire culturel (ex-)islamiste qui a pour lui l’avantage de la simplicité
de la démarche (en plus de l’abondance des supports médiatiques).
En Égypte, ni salafiste ni réformiste, un nouvel imaginaire religieux émerge sur
les ruines encore fumantes des espoirs du grand soir. Il se construit donc hors du
politique, hors des organisations, s’ouvre sur l’Occident et se banalise : il ne s’agit
plus tant de fonder une alternative à l’hégémonie occidentale que d’accompagner
une American way of life pieuse où des formes de sécularisation se dessinent
non pas fondée en projet conscient, mais émergent dans le prolongement de
l’individualisme libéral véhiculé par le nouvel imaginaire religieux. Les anciens
répertoires font l’objet de remplois multiples. Ils sont transformés au gré
des modes idéologiques globales en symboles flottants sans contenus fixes et,
de ce fait, participent à l’extraversion de l’imaginaire islamique contemporain.
La référence à l’islam n’est plus sollicitée dans un projet collectif non pas parce que
l’on imagine le collectif en termes séculiers, mais parce qu’on s’en désintéresse.
La sécularisation n’est pas laïque (construite contre le religieux), mais néolibérale
(liée à un désengagement général vis-à-vis du politique) et postmoderne
(les références au religieux perdurent mais flottent sans contenus cohérents
capables de structurer un véritable discours).
Penser dans l’au-delà de l’islamisme : Égypte, la dispersion idéologique... / 201
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