L`adolescence comme « moment limite ». Entre rupture et continuité
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L`adolescence comme « moment limite ». Entre rupture et continuité
Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 61 (2013) 219–223 Article original L’adolescence comme « moment limite ». Entre rupture et continuité Adolescence as “border period”, between breaking-off and tuning-in A. Perret Service de psychopathologie et de l’adolescent et du jeune adulte, centre hospitalier René-Dubos, 7, avenue de l’Île-de-France, 95300 Pontoise, France Résumé Le temps de l’adolescence est-il un moment singulier faisant rupture par rapport au développement antérieur ou un moment du développement s’inscrivant dans la continuité de celui-ci ? L’adolescence constitue un moment propice à la révélation de l’inconscient et de la dynamique psychique qu’il sous-tend. Elle est un moment clinique spécifique, témoignant d’une histoire singulière faite du désir qui a inscrit l’adolescent à une place et autour d’un certain nombre de signifiants et d’une rencontre actuelle avec la castration. Le temps de l’adolescence peut être qualifié de « moment limite » au regard des enjeux psychiques fondateurs qui le déterminent, qui en font une période à la fois périlleuse et potentiellement source de changement. Les moments psychotiques à cet âge peuvent être résolutifs ou marquer l’entrée dans une psychose constituée évoluant à l’âge adulte. À travers deux situations cliniques, nous montrerons en fonction de quels critères ce temps de l’adolescence peut participer de processus de symbolisation, métaphorisant les identifications parentales. © 2013 Publié par Elsevier Masson SAS. Mots clés : Adolescence ; Moment limite ; Fonction symbolique ; Œdipe ; Faillite identificatoire ; Symbolisation Abstract Adolescence can be viewed as to either a specific period of time introducing a sudden break into previous development or a critical moment of developmental tuning-in. Psychoanalysis considers adolescence as an auspicious moment during which the unconscious and its psychodynamics can be revealed. As such, the period of adolescence represents a particular clinical phase speaking each time of a unique history made of the desire that brings the adolescent face to face with the actuality of castration, and exposes him or her to major signifiers. As far as adolescence mobilizes founding psychodynamic processes, it can be considered as a critical “border period” characterized by continuous remodeling. Hence, a psychotic breakdown at this age can either spontaneously resolve or turn out to mark the beginning of a full-blown adult psychosis. In this article, two clinical vignettes will be used to show that, by metaphorizing parental identifications, adolescence plays a key role in symbolization processes. © 2013 Published by Elsevier Masson SAS. Keywords: Adolescence; Border period; Symbolization; Castration; Identification failure « . . .Je n’ai pu percer sans frémir ces portes d’ivoire et de corne qui nous séparent du monde invisible. Les premiers instants du sommeil sont l’image de la mort ; un engourdissement nébuleux saisit notre pensée, et nous ne pouvons déterminer l’instant précis où le moi, sous une autre forme, continue l’œuvre de l’existence. C’est un souterrain vague qui s’éclaire peu à peu et où se dégagent de l’ombre et de la nuit les pâles figures gravement immobiles qui habitent le séjour des limbes. Puis le tableau se forme, une clarté Adresse e-mail : [email protected] 0222-9617/$ – see front matter © 2013 Publié par Elsevier Masson SAS. http://dx.doi.org/10.1016/j.neurenf.2013.01.007 nouvelle illumine et fait jouer ces apparitions bizarres : le monde des Esprits s’ouvre pour nous. . . » Aurélia, Gérard de Nerval, Œuvres, Classiques Garnier, 1966, p. 753. 1. L’adolescence : moment clinique singulier révélateur de l’inconscient L’adolescence n’est pas un concept métapsychologique. L’adolescence a plutôt fonction de révélateur. Révélateur des signifiants sociaux et culturels dont elle se fait l’écho mais aussi révélateur du fonctionnement psychique que sa clinique vient exprimer. Elle est une construction sociale du xixe siècle, 220 A. Perret / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 61 (2013) 219–223 contemporaine du progrès technique et industriel, source de « l’enfamillement » de la société [1]. Elle est probablement aussi un moment propice à la découverte de l’inconscient, ce à quoi les adolescents eux-mêmes se font fort de résister et/ou de tenter de symboliser. L’adolescence constitue, en quelque sorte un point aveugle, point de dévoilement de la vie psychique, point de surgissement de l’originaire, miroir du fonctionnement et de l’organisation psychique. Elle constitue un « moment clinique » spécifique, témoignant à la fois d’une histoire singulière et d’une rencontre actuelle. Histoire singulière, faite du désir qui a porté l’adolescent et qui l’a constitué à une place et autour d’un certain nombre de signifiants. Rencontre actuelle avec le manque et la castration à partir de ce corps nouvellement sexué. La relance pulsionnelle liée à la puberté est source à la fois de répétition mais aussi d’engagement dans de nouveaux choix d’objets ouvrant dès lors l’espace des possibles. La clinique des adolescents montre de manière explicite comment ce sont les repères fondateurs du fonctionnement psychique qui sont concernés par le déclenchement des symptômes et des manifestations cliniques à cet âge. Il s’agit le plus souvent d’évènements relatifs à une perte ou à un échec (rupture amoureuse, deuil, échec scolaire) qui signent la rencontre avec la dimension du manque et avec les impasses de sa symbolisation. C’est, en effet, l’appel à une place symbolique qui est en question, confrontant l’adolescent à la rencontre avec l’autre sexe et à ses identifications sexuées et révélant la manière dont l’organisation œdipienne s’est mise en place. Les impasses auxquelles l’adolescent se confronte sont en rapport avec sa construction psychique mais aussi avec l’effet d’écho que lui renvoient les identifications parentales. L’enfant était approprié par et dans le désir parental. L’adolescent a à s’approprier son désir et à se réinscrire dans une filiation marquée par la différence de sexe et de génération. Il est face aux impasses parentales et peut se donner à cœur, à travers un certain nombre d’expressions symptomatiques, de tenter de les symboliser. La notion de continuité entre l’enfance et l’âge adulte a été élaborée par Freud autour des théories sexuelles infantiles et du concept de névrose infantile dont l’adolescence atteste dans l’après-coup. C’est à partir de la clinique d’adolescents (Dora, la jeune homosexuelle, Anna O, L’homme aux loups) et autour de la notion, non pas d’adolescence, mais de « Pubertät », que Freud a commencé à construire sa théorie [2]. Ainsi, s’ébauche le complexe œdipien, organisateur de la vie psychique, le fantasme qu’il sous-tend et l’interdit de l’inceste qu’il inscrit. Il constitue un noyau qui fait repère et qui assoit une référence organisée autour du phallus, signifiant du manque que Lacan, après Freud, inscrira comme fonction se révélant au sein de la métaphore paternelle. Cette référence centrale, remaniée par le processus maturatif de l’adolescence, met en place des repères structurels. Ceux-ci ne sont pas à entendre comme détermination indélébile mais comme points d’appui, incluant la dimension du sujet [3] avec la liberté de choix qui lui est intrinsèquement lié. Ils participent ainsi d’une dynamique psychique, de même que, comme le souligne Foucault, d’une dynamique temporelle et historique [4]. Aussi, la question du diagnostic à l’adolescence pose avec acuité celle de la dynamique psychique et du conflit psychique sous-jacents, avec ce qu’ils sous-tendent, aussi bien du côté du sujet adolescent que du côté de celui qui l’écoute. L’espace transférentiel est intrinsèquement impliqué dans le repérage clinique. Celui-ci, s’il est indispensable à l’orientation thérapeutique, ne doit pas pour autant figer le processus psychique. Car l’adolescence, comme étape de transition et d’initiation, engage dans des processus rituels qui supposent la présence et la reconnaissance par un autre, apte à soutenir une fonction symbolique. 2. Adolescence et processus de symbolisation : une métaphore des identifications parentales ? La clinique de l’adolescence se fait ainsi l’écho d’une théorie métapsychologique indissociable d’une pratique clinique engagée dans l’espace de transfert qui peut, au mieux garantir, les potentialités évolutives. Elle se fait aussi l’écho de ce moment clinique adolescent comme moment psychique dynamique et de mise à plat de la logique désirante et des points de repères et des failles structurels. C’est ce qui rend compte de la richesse et de l’intérêt de cette clinique dont la mouvance traduit aussi bien la labilité identificatoire que les possibilités de déconstruction et de reconstruction psychique. C’est ce que souligne PaulLaurent Assoun en évoquant l’adolescence comme moment de « désymbolisation »[5], auxquelles répondent les tentatives de resymbolisation dont les symptômes et les actes symptomatiques témoignent notamment. La difficulté du repérage clinique consiste dans l’explicitation de la fonction du symptôme. Estil le support dynamique du processus de maturation psychique et aussi bien une tentative de symboliser le manque rencontré ou bien le signe d’une absence structurelle de la fonction symbolique ? Est-il la manifestation d’un mouvement régressif et défensif, signe d’une mutation subjective produisant un sujet nouvellement advenu ou bien l’expression d’une mort psychique ancienne et latente ? Est-il le signe d’une tentative de représentation d’expériences primaires non symbolisées ou bien la manifestation du défaut de la fonction symbolique ? Ces caractéristiques dichotomiques ne sont souvent pas aussi tranchées et demandent à être, au fil du temps, pas à pas, précisées. Des éléments sont cependant repérables pour les départager. La réponse psychique aux évènements déclencheurs peut indiquer le mode d’inscription de la fonction phallique. La manière dont font écho les identifications parentales est également un indicateur important où se différencient les situations où ces identifications font fonction de métaphore à travers le symptôme, de celles où elles interviennent en position métonymique et font identité. L’écoute clinique des adolescents renvoie des effets de sens étonnants qui offrent des articulations et des perspectives signifiantes qui nouent le plus souvent l’histoire des et entre les générations. Elle dévoile au grand jour, surtout dans les moments de « crise », la manière dont les configurations œdipiennes s’emboitent et résonnent les unes à travers les autres. Aussi, faut il rester très prudent face à ce matériel clinique, qui, d’une certaine manière, en dit trop ou en tout cas trop brutalement, ce d’autant que c’est souvent à travers un agir qu’il vient à être révélé. Le moment déclencheur de la « crise », qu’elle se traduise du côté de l’agir ou de l’acte, du côté de la sphère alimentaire ou plus globalement de la sphère orale, ou de symptômes psychiques (syndrome dépressif, épisode de dépersonnalisation, A. Perret / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 61 (2013) 219–223 épisode délirant, discordance. . .), correspond à un moment de bascule psychique qui met en perspective les identifications, des plus primitives aux plus actuelles. Ce moment de bascule fait revisiter à l’adolescent le cortège de ses identifications et le conduit à éprouver leur solidité. Il le met aussi face à des choix à faire : rester fixé aux identifications parentales ou bien s’en dégager et s’approprier ses propres choix, ou encore, symboliser les impasses subjectives parentales ou bien ne faire que les répéter. Ce sont aussi des moments cliniques qui peuvent être fondateurs. Encore faut il pouvoir au mieux les accompagner. 3. Cas clinique no 1 Tel pourrait se déployer le cas de Marie qui consulte à 14 ans pour un tableau d’anorexie sévère avec une restriction alimentaire drastique mettant en danger son pronostic vital. S’y associent des éléments dépressifs mélancoliformes, pendant d’un idéal forcené référé notamment au champ scolaire. La bascule psychique est contemporaine d’une rupture amoureuse. Cette séparation et la perte qu’elle suppose ouvre à Marie l’abîme et les failles identificatoires de la lignée maternelle. Cette filiation est marquée par l’absence réelle de la grand-mère maternelle, disparue très tôt dans un contexte d’errance, après la naissance de sa fille, la mère de Marie, et remplacée rapidement par une femme source d’identifications haineuses. C’est cette belle-mère qui a élevé la mère de Marie. Elle avait tôt signifié à celle-ci que « c’est la main qui nourrit qui est la bonne ». Cette phrase, restée comme un signifiant clé dans l’histoire familiale instaure le clivage entre la bonne et la mauvaise mère et marque de manière irréductible la fonction symbolique maternelle coincée entre le réel de la mère des origines qui n’a pu exercer sa fonction symbolique et l’imaginaire de la mère substitutive idéalisée et haïe. La haine maternelle non symbolisée, véhicule de l’énigme des origines, se transmet de mère à fille et trouve sa place dans le symptôme anorectique de Marie qui, engagée dans son adolescence, se confronte aux identifications maternelles. La phrase symptôme se transmet entre les générations. C’est « la main qui nourrit » que Marie tente d’exorciser à travers l’anorexie. Elle tente par là de donner sens, d’interpréter l’histoire maternelle. Cette dernière la tenant enkystée en elle et l’exprimant régulièrement à travers épisodes dépressifs et tentatives de suicide répétés. Marie, elle, n’en reste pas là. Elle émerge de son symptôme anorectique après une hospitalisation prolongée. Le contexte de séparation familiale lui permet probablement de prendre un écart avec les identifications maternelles. Cet écart la conduit à déplacer le symptôme du côté de l’agir, avec la succession d’absorptions médicamenteuses puis de scarifications, le long d’un trajet où se construit progressivement son identification sexuée. Ces symptômes successifs s’apparentent alors moins à l’identification maternelle, même si elle subsiste également, qu’à sa quête d’un objet autre et de son engagement avec l’autre sexe qu’elle exprime au gré de rencontres amoureuses successives. L’une de ces diverses rencontres, un jeune garçon de son âge, fera office d’objet de prédilection, concentrant simultanément les investissements narcissiques et objectaux, la conduisant à poursuivre le travail de différenciation maternelle. L’adolescence de Marie est marquée par l’apparition 221 de symptômes successifs qui se déplacent de l’un à l’autre et qui accompagnent le processus maturatif. Le travail thérapeutique consiste à assurer une présence et une permanence soutenues, faisant pendant au clivage de l’objet maternel, et à pointer les failles identificatoires compliquant son travail psychique de différenciation. Il est traversé par la massivité du transfert qui répète les enjeux maternels mortifères. Le travail thérapeutique est accompagné en parallèle par un travail psychothérapique mené en libéral. Marie parviendra progressivement à reprendre sa scolarité. Elle obtiendra son baccalauréat, s’engagera dans des études et se stabilisera dans sa vie affective après des expérimentations qui lui auront permis d’éprouver les divers niveaux de ses identifications. Persiste actuellement une certaine fragilité face aux épreuves de réalité qu’elle aborde, mais sans passage à l’acte et avec de bonnes capacités réflexives qui la soutiennent. 4. L’adolescence comme « moment limite » : entre rupture et continuité La littérature psychanalytique n’a pas authentifié initialement un « moment adolescent ». Le concept métapsychologique de « l’infantile » auquel Freud a étroitement articulé la sexualité via le complexe œdipien n’a pas son répondant ni à l’adolescence, ni à l’âge adulte. Les théories psychopathologiques de l’adolescence ont été largement explorées à partir des années 1950 dans la filiation des travaux de Pierre Mâle et d’Evelyne Kestemberg. Leurs auteurs ont décrit avec précision les mécanismes psychiques en jeu et posent le problème de l’identification de ce moment clinique de l’adolescence : moment singulier qui ferait rupture par rapport au développement antérieur ou moment du développement s’inscrivant dans la continuité de celui-ci. Ils insistent notamment sur l’importance de la double valence à cet âge entre pôle narcissique et pôle objectal [6] et sur l’intégration du corps sexué à laquelle Moses Laufer associe le risque de « cassure » ou de « Breackdown » [7]. La situation de Marie met en évidence comment les remaniements psychiques propres à l’adolescence peuvent être source de réaménagements. Les symptômes de Marie visent à symboliser des expériences primaires qui n’ont pu l’être. L’adolescence fait traverser et révèle les failles identificatoires qui se transmettent de génération en génération. Elle peut rendre possible leur élaboration. C’est ce qui fait de ce temps de l’adolescence un moment clinique singulier, que l’on peut qualifier de « moment limite » au regard des enjeux fondateurs qui le déterminent. Il s’agit de l’éprouvé de la castration teintée à des degrés divers d’éléments archaïques issus de l’identification primitive et du narcissisme primaire. Ce balancement entre registre archaïque primaire et registre œdipien secondarisé parcourt l’ensemble de la clinique des adolescents. C’est ce qui conduit à rendre compte du fonctionnement psychique de l’adolescence comme d’un fonctionnement limite » [8] qu’André Green a pu décrire comme une « mixture liquide de natures et de densités différentes » [9]. Les repères fondateurs sollicités par les remaniements psychiques de l’adolescence, expliquent la vulnérabilité psychique de ce moment singulier qui se situe au carrefour de ces repères structurels et de la dynamique psychique qu’il impulse. Cette dynamique engage 222 A. Perret / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 61 (2013) 219–223 les mêmes enjeux que chaque étape de l’existence (naissance, sevrage, puberté. . .) qui, répétant la prématurité originaire [3], met en scène la séparation. À ceux-ci s’ajoutent les enjeux de différenciation sexuée propres à l’adolescence. Ceux-ci s’orientent vers des choix d’objets nouveaux, externes au milieu familial, dont la nature de l’investissement marqué du primat du génital, reste imprégné de la dépendance originelle du sujet [10] et oscille entre identification primaire et secondaire. C’est ce que souligne Philippe Jeammet à propos de l ‘espace psychique de l’adolescent, de la grande perméabilité entre réalité interne et réalité externe [11] et de l’importance de l’environnement. C’est également ce qui rend compte de l’influence déterminante du positionnement thérapeutique et de l’impact de l’espace transférentiel sur l’évolution clinique. Ainsi, l’adolescence éprouve t-elle les « effets structurants du manque » [3], c’est-à-dire la fonction symbolique et sa solidité de même que les apories de la fonction paternelle qui lui sont liées. L’adolescence est à la fois un moment électif d’éclosion psychotique mais elle est aussi l’âge de début des psychoses amenées à évoluer à l’âge adulte. On parle ainsi de moment psychotique, d’instant psychotique ou encore d’expériences psychotiques [12] qui ne durent pas, qui signent un moment de bascule psychique et qui s‘opposent à la notion d‘organisation psychotique et de structure psychotique. L’Œdipe ne joue pas son rôle d’organisateur dans la psychose constituée alors que cette référence reste présente, même si elle défaille, lors de moment psychotique. C’est ce que souligne également Raymond Cahn à propos de l’évolution des épisodes psychotiques à l’adolescence. Il met l’accent sur les réaménagements propres au processus d’adolescence et précise que l’évolution des épisodes psychotiques de cet âge de la vie sont résolutifs dans un tiers des cas, évoluent vers un tableau schizophrénique constitué dans un quart des situations, et vers des réaménagements psychiques variés pour la moitié d’entre eux. Il précise également que des processus de déliaison [6] sont impliqués dans les psychoses constituées. 5. Cas clinique no 2 C’est ce qui émergera de l’histoire clinique de Paloma qui ne traverse pas son adolescence à la manière de Marie. Elle souffre pourtant des mêmes symptômes. Âgée de 13 ans, elle consulte également pour une anorexie d’emblée sévère sur le plan somatique. Celle-ci s’accompagne d’une potomanie qu’elle ne révêle que très difficilement. Paloma se présente mutique et d’une grande réticence déniant radicalement la teneur de ses difficultés. Une hospitalisation initiale dans un service de médecine de l’adolescent permettra de passer le cap somatique où son pronostic vital était engagé et conduit à inverser le symptôme. Paloma reprend rapidement du poids, trop rapidement et en trop grande quantité et bascule dans des symptômes boulimiques qu’elle ne parvient pas à contrôler. Ce temps d’hospitalisation l’engage également dans une relation transférentielle massive avec son pédiatre dont la tonalité sera éclairée par la reconstruction de son histoire infantile. Paloma est de très grande taille. Elle rapporte combien cette caractéristique l’a toujours gênée. Elle rappelle notamment comment, elle avait été frappée dès l’âge de six ans, par l’égalité de son poids avec celui d’une enfant de sa classe que l’on qualifiait de « grosse » dans la cour de récréation. Elle n’avait pas pu évaluer ce poids au regard de la taille de chacune et en avait inféré un profond doute sur son image corporelle. Cette dysmorphophobie ancienne a pu être rapportée à des stades plus antérieurs et archaïques et notamment au stade du miroir et au moment du sevrage. La mère de Paloma traverse, en effet, un moment dépressif après la naissance de Paloma. Celle-ci présente des difficultés à s’alimenter. La mère décrit le nourrissage de sa fille comme un moment vide qui n’aurait été accompagné d’aucune expression langagière. C’est comme si la relation mère–fille s’était instaurée sous le signe de l’absence de langage, de l’absence de parole accompagnant le nourrissage et le sevrage. Cette faille profonde dans la construction psychique de Paloma semble s’être déplacée secondairement dans le miroir défaillant de l’image du corps puis dans le symptôme anorectique. Celui-ci apparaît brusquement à l’orée de l’adolescence, sans facteur déclenchant évident hormis l’anorexie de sa meilleure amie dont elle devient mimétique. Paloma évoluera vers la persistance prolongée d’une alternance anorexie/boulimie et l’émergence d’agirs répétés : absorptions médicamenteuses, prises de toxiques, scarifications répétées. L’ensemble de ces manifestations étant sous-tendu par un état dépressif profond ne réagissant que peu aux sollicitations extérieures et s’imprègnant progressivement d’une certaine atypicité. Le sentiment de tristesse devient proche d’une anesthésie affective faisant toucher à une perte non symbolisable. L’exigence redoutable et l’idéal auxquels elle se soumet, notamment au regard du champ scolaire qu’elle a dû abandonner, deviennent décalés et non adaptés à la réalité. L’épreuve de réalité ne fonctionne pas pour Paloma et elle reste rivée continuellement à la question de son poids et à l’angoisse à laquelle l’image de son corps la soumet. L’épreuve de l’adolescence semble ici avoir révélé des failles identificatoires non symbolisables. Leur traversée la conduit à plonger dans un fonctionnement psychique figé où la pulsion de mort est au premier plan. Les interventions thérapeutiques sont multiples : institution de soin à temps plein, prise en charge familiale, tentative de psychothérapie ayant avorté rapidement, prise en charge en hôpital de jour. Aucune intervention ne parvient à modifier une trajectoire qui semble s’être arrêtée autour de ce corps et de son image altérée. Ces deux situations mettent en évidence comment, à symptômes identiques, les enjeux psychiques peuvent être distincts. Les manifestations cliniques ont valeur symbolisante pour Marie et non pour Paloma. Marie peut se représenter l’histoire maternelle. Elle peut se référer à une fonction symbolique, qui même si elle défaille, existe malgré tout. Paloma n’a pu élaborer les expériences primaires maternelles. La séparation liée au sevrage reste irreprésentable et la laisse face à une image non unifiée qui, à l’adolescence, commence à se déliter. Nous sommes ici en présence de « potentialités psychotiques » révélant « une catastrophe identificatoire qui a déjà eu lieu » [13]. C’est dire combien la fonction symbolisante ou non du symptôme dépend de l’organisation psychique sous-jacente, combien ce « moment limite » de l’adolescence peut être à la fois périlleux mais aussi dynamique et potentiellement source de changement. A. Perret / Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 61 (2013) 219–223 Ce moment clinique singulier se situe ainsi entre rupture et continuité. Rupture qu’implique la rencontre avec le manque et la castration et continuité de par la manière dont le manque s’est inscrit et a pu ou non se symboliser. C’est ce que Freud a largement montré à travers le concept d’ « après-coup » caractéristique de la temporalité et de la causalité psychique. L’histoire du sujet ne peut, en effet, « être réduite à un déterminisme linéaire envisageant l’action du passé sur le présent » [14]. Les évènements passés sont remaniés dans l’après-coup. Les traces mnésiques prennent notamment une signification sexuelle dans l’après-coup de la puberté. Le refoulement, processus central de la subjectivation, « trouve sa condition générale dans le retard de la puberté qui caractérise selon Freud la sexualité humaine » [14]. Déclaration d’intérêts L’auteur déclare ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article. Références [1] Perrot M. « Errances ». Adolescence, no 23. Paris: Bayard; 1994, p. 21. [2] Sauvagnat F. Destins de l’adolescence. La crise d’adolescence telle que la voyaient les premiers psychanalystes. Rennes: Presses de l’université Rennes 2; 1992, p. 47–58. [3] Chaumon F. Lacan, La loi, le sujet et la jouissance. Paris: Éd. Michalon; 2004 [Chapitres 1 et 2]. 223 [4] Foucault M. Dits et écrits, 1984. « Des espaces autres ». [(conférence au cercle d’études architecturales, 14 mars 1967) « . . .Nous sommes à un moment où le monde s’éprouve, je crois, moins comme une grande vie se développant à travers le temps que comme un réseau qui relie des points et qui entrecroise un écheveau. Peut-être pourrait on dire que certains conflits idéologiques qui animent les polémiques aujourd’hui se déroulent entre les pieux descendants du temps et les habitants acharnés de l’espace. Le structuralisme, ou du moins ce qu’on groupe sous ce nom un petit peu général, c’est l’effort pour établir, entre des éléments qui peuvent avoir été répartis à travers le temps, un ensemble de relations qui les fait apparaître comme juxtaposés, opposés, impliqués l’un par l’autre, bref qui les fait apparaître come une sorte de configuration ; et à vrai dire, il ne s’agit pas là de nier le temps ; c’est une certaine manière de traiter ce qu’on appelle le temps et ce qu’on appelle l’histoire »]. [5] Assoun PL. Que veut une adolescente ? Le féminin : un concept adolescent ? Sous la direction de Serge Lesourd. Ramonville Saint Agne: éditions Erès; 2001, p. 77–90. [6] Cahn R. Adolescence et folie, les déliaisons dangereuses. Paris: PUF; 1981. [7] Laufer M. Adolescence, Psychoses, « The breakdown ». Paris: Greupp; 2002. p. 41–8. [8] Corcos M. La terreur d’exister, fonctionnemenst limites à l’adolescence. Paris: Dunod; 2009, 200 p. [9] Green A. Psychanalyse adolescence, psychose. 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