LE TEMOIN DU PETIT VILLAGE Avertissement : Il s`agit ici d`extraits

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LE TEMOIN DU PETIT VILLAGE Avertissement : Il s`agit ici d`extraits
LE TEMOIN DU PETIT VILLAGE
Avertissement : Il s’agit ici d’extraits d’un livre que j’ai entrepris d’écrire et qui se
rapportent en particulier au rôle joué par le petit village d’Ighil Bouamas durant la
Révolution, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur. Ces extraits ne sont pas rapportés dans un
ordre chronologique précis, mais cela importe peu, l’essentiel est de relater certains faits
vécus par le village durant la guerre. Jean Claude Borrel qui porte une sympathie sans limite
à notre village et à notre région m’offre l’opportunité de publier ces extraits dans son blog.
Qu’il en soit vivement remercié.
Hocine AMER YAHIA
Préambule
Merci à Jean Claude BORREL qui a suivi avec passion et nostalgie ce travail de mémoire
d’enfant ainsi que pour son blog riche en récits et en photos émouvantes prises en 1960 dans
la commune d’Iboudrarène. Malgré son refus de la guerre, Jean Claude a passé une partie de
son service militaire aux fins fonds de la Kabylie, dans les campements militaires des villages
d’Ighil-Bouamas et de Bouadnane.
Coup de tonnerre ! en juillet 2006, il revisita les lieux. Son émotion était forte, au bord des
larmes, mais son plaisir était immense.
La commune d’Iboudrarène sort de son isolement un 2 août 2007 : selon le journal
« Liberté », le cerveau de l’attentat kamikaze du 11 avril 2007 contre le Palais du
Gouvernement, situé au cœur d’Alger, a été abattu dans cette commune, au lieu dit « La
carrière » qui n’est plus en activité, la seule entreprise économique que comptait la région.
Selon le même journal, le cerveau a été abattu par des éléments de la police communale. En se
dirigeant vers Tala N’tazert pour rejoindre Ighil-Bouamas, Saïd et Jean Claude avaient
rencontré sur leur chemin cette police, déambulant tout près de la carrière désaffectée, ce qui
leur rappela un moment le temps de la guerre dans cette région meurtrie.
Qui veut se souvenir doit se confier à l’oubli, à ce risque qu’est l’oubli absolu et à ce beau
hasard que devient alors le souvenir. »
Maurice Blanchot
Cité par Jeorge Semprun, dans « L’écriture ou la vie. »
« Ceux qui sont pieusement morts pour la Patrie
Ont droit qu’à leur tombe la foule vienne et prie. »
Victor Hugo
Cité par Da Hamou dans le témoignage repris ici.
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Dans ce pays, rien n’est plus important que les officiels ; la télévision unique ne montre que
ceux-là, récitant sans cesse leurs discours et passant sous silence, ou reléguant au rang de faits
divers, la réalité de tous les jours. Même lorsqu’un immeuble d’habitation s’effondre,
l’information est donnée en fin de journal, pour donner le temps aux discours de travailler et
de formater les esprits. Les officiels sont présentés en long et en large, languissant dans leurs
démarches et assénant leurs amphigouris et sornettes, se croyant au-dessus de la mêlée et
traitant les gens de nains lorsque la colère les gagne. On a entendu cette chose-là chez nous,
plus exactement à Tizi-Ouzou, juste avant la révolte de 2001, de la bouche du premier
magistrat du pays. On comprit, fort heureusement, que cela a été dit dans l’ire et le courroux
du discours, voire de manière amicale. Il voulait en fait dire le contraire puisqu’il le pensait
déjà : « Je pensais que vous étiez des géants, mais je me rends compte que vous êtes des
nains » a-t-il dit.
Que reste-t-il de l’Algérie ? On a vu en 2003, à la chaîne unique de la télévision algérienne, le
témoignage d’un homme âgé de la Casbah dire avec beaucoup d’amertume : « Autrefois, on y
sentait l’yasmine. », le jasmin.
A la télévision, tout au long du journal de vingt heures, on est accablé de discours, de
communiqués et de visites d’inspection. Dit en arabe ou en kabyle, le mot « inspection » a un
sens plus significatif et révélateur : on inspecte pour piéger ou pour leurrer, on va voir si le
piège qu’on a tendu a bien attrapé sa proie. C’est comme ça qu’on allait inspecter les pièges
qu’on plaçait dans les champs de nos vieux parents pour capturer des oiseaux.
Subrepticement, fortuitement, parfois inconsciemment, il arrive que la télé unique montre des
réalités de la vie, comme ce vénérable homme de la Casbah.
Au tout début de l’indépendance, Saïd passa deux mois de vacances à la Casbah, chez son
oncle maternel, le frère de sa mère, qui y exerçait alors comme tailleur. Son oncle était fort
respecté et estimé pour sa générosité et l’amour qu’il portait aux œuvres de bienfaisance et à
la prière. Ses deux enfants avaient étudié dans les medersas de la lignée des cheikhs Ben
Badis et Brahimi, à Constantine et à Oran. Avant la guerre, il ramenait de Constantine des
vêtements de friperie américaine qu’il offrait bénévolement aux gens du village. Pendant son
séjour dans ce qui fut la citadelle d’Alger, Saïd assurait la corvée de l’eau. Il ramenait l’eau à
la famille de son oncle à partir des fontaines installées aux coins des ruelles en escalier.
Il se rappelle vaguement les escarmouches militaires qui eurent lieu à cette époque-là, à
Alger ; la lutte pour le pouvoir. La foule sortit dans la rue et scandait : « Sept ans, ça suffit ! »
À l’indépendance, les appétits s’aiguisèrent : pour accéder au pouvoir on recourut à la force,
aux arrestations et aux exécutions sommaires, tout en se légitimant et se drapant de l’aura de
la lutte pour l’indépendance. « Au fusil, on changea d’épaule » chantait Lounes Matoub, un
défenseur ardent de la culture et de la liberté. Matoub a été assassiné ! Le 25 juin 1998, pour
ne pas oublier.
Juste après l’indépendance, on mit aux arrêts Boudiaf, sous le pont d’Hydra à Alger, l’un des
pionniers de la guerre de libération nationale. On l’exila un temps dans le Grand-Sud. Le chef
historique n’y avait droit qu’au pain rassis. Quarante ans après, on le rappela pour être
président des Algériens, au moment où le pays était à feu et à sang. Boudiaf a été assassiné en
direct ! C’est Boudiaf qui a dit : « Il y a un seul homme dans ce pays, c’est une femme. »
Amirat, un autre nationaliste de la première heure, voyant les massacres dans le pays se
multiplier et s’exacerber, finit par dire : « Si je dois choisir entre l’Algérie et la démocratie, je
choisirais l’Algérie. » Pour lui l’Algérie valait mieux que la parodie de réformes qui était en
cours.
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Amirat est mort en se recueillant devant la dépouille de Boudiaf.
Tout le monde est mort en Algérie !
Dès l’indépendance, on inaugura la descente aux enfers : « Pauvres montagnards, pauvres
étudiants, pauvres jeunes gens, vos ennemis de demain seront pires que ceux d’hier. » écrivait
dans son journal, en 1957, Mouloud Feraoun.
Saïd était à Oran lorsque le premier président de l’Algérie annonça devant une foule
subjuguée, qui n’avait pas fini de fêter l’indépendance, que l’Algérie est arabe, que nous
sommes des Arabes et rien de plus. Le président était alors accroché à un wagon politique, le
pays des pharaons.
Pour ne pas rester prisonnier de clichés réducteurs, l’histoire de ce pays devrait s’écrire en
profondeur, avec toutes les migrations, les occupations, les guerres, les luttes et les
révolutions qui l’ont jalonnée. Les Etats-Unis s’acceptent avec toutes leurs différences :
ethniques, géographiques, politiques ; ils rejettent tout ce qui est unique et s’en trouvent
mieux unis que tout autre pays. Là-bas, où la démocratie est une culture, le vainqueur aux
élections félicite le vaincu et inversement.
Aujourd’hui, les autorités s’efforcent de reconnaître que l’Algérie est musulmane, arabe et
amazigh et font de ces valeurs le triptyque des constantes nationales. C’est un progrès en soi.
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Les enlèvements rapportés chaque matin dans les journaux durant la décennie noire rappellent
à Saïd les cinq braves femmes de son village, arrêtées en 1959 par l’armée coloniale. Elles ont
disparu depuis et ne sont plus reparues dans le village. Ces femmes de la montagne, à la
beauté naturelle, ne dépassant pas la trentaine, préparaient couscous et galette aux
moudjahidine qui les attendaient dans les champs lointains, à l’est du village, là où elles ne
courraient pas le risque d’être repérées à partir des postes militaires installés sur les crêtes des
versants opposés. Quelques mois plus tard, on entendit dire que des mèches de leurs cheveux
avaient été retrouvées dans un vieux puits. Le village n’a pas construit de stèle à leur
mémoire. Il n’y a aucune stèle au village, il y a seulement des tombes recouvertes de dalles de
pierre. Considère-t-on que le village tout entier est une stèle, il n’y a rien d’autre à sacraliser
ou à momifier ?
L’une des cinq femmes est une parente à Saïd. Elle a laissé une fille-unique.
Les femmes ont combattu.
D’autres femmes du village ont participé à l’écriture de l’histoire de l’Algérie.
Elle combattait au djebel et se donna la mort en prison, en passant son foulard, le mendil
kabyle, autour du cou, de peur de succomber à l’interrogatoire le lendemain de son
arrestation. Lors de son arrestation, elle portait pataugas et treillis comme ses frères les
hommes. Les militaires ramenèrent son corps au village et l’exposèrent aux yeux des femmes
en les avertissant de ce qui leur arriverait si jamais elles s’aventuraient, elles aussi, dans les
oueds. « Voilà ce qui arrive aux femmes qui s’aventurent dans les oueds ! » a tenu à leur dire
le chef de poste, raconte en 2002 dans son blog Jean Claude Borrel, un ancien appelé, choqué
par la macabre démonstration. Les femmes détournèrent leurs regards du corps de la rebelle
en se voilant les yeux à l’aide de leurs mendils. L’école primaire du village porte aujourd’hui
son nom.
A travers les photos inédites qu’il présente sur son site, Jean Claude excite la nostalgie de
Saïd. Il lui rappelle les chéchias rouges et les pieds nus des enfants, les mendils des femmes et
les figues mises à sécher sur les toits en tuiles romaines.
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Une voix féminine d’une douceur sublime chante le mendil kabyle, ce qu’il représentait
comme symbole : « Donne-moi mon mendil et laisse-moi partir, c’est le mariage de mon
frère ; n’aie pas peur, je reviendrai. »
Les femmes ont payé un lourd tribut pour la Révolution.
Un obus d’une rare violence, lancé à partir du poste militaire installé dans le village voisin,
s’abattit un soir d’été sur un couple et leur fille, au moment où ils prenaient au seuil de leur
maison un couscous fait d’un mélange d’orge et de son. Les militaires avaient soupçonné la
présence de rebelles dans le village lorsqu’ils aperçurent une lueur de lampe à pétrole dans la
demeure de la petite famille. Ils périrent tous ; l’obus tomba en plein milieu du plat de
couscous autour duquel ils étaient réunis.
C’était la période du ravitaillement, de l’embargo alimentaire sur les villages. Il n’y avait ni
café, ni sucre, ni semoule. Au lieu et place, les gens se débrouillaient des pois-chiches, des
dragées et du son. « Il faut couper les vivres aux villages qui nourrissent les rebelles ! »
disaient les militaires. A l’époque du ravitaillement, les femmes et les enfants allaient à pied
ou à dos d’âne dans les villages voisins occupés par les militaires pour chercher leurs maigres
rations alimentaires.
Usé déjà par le port quotidien de l’eau, l’âne de la famille de Saïd tomba de fatigue sur la
route. On préserva la précieuse charge de ravitaillement et on laissa sur place la vieille bête
affaissée. La grand-mère maternelle de Saïd, qui prit ce jour-là le vieux baudet pour aller
chercher sa ration alimentaire, en était confuse et ne savait pas comment se justifier vis-à-vis
de la famille. C’était une femme d’une bonté et d’une grandeur sans pareil ; elle se
débrouillait toujours un peu de café par-ci, un peu de semoule par-là, et s’en privait pour faire
plaisir à sa fille et à ses petits-fils.
Elle ne pouvait qu’abandonner l’âne effondré et agonisant, qui fera la nuit le festin des
chacals dont on disait qu’ils étaient eux aussi affamés.
Chaque femme a combattu à sa façon.
Deux jeunes femmes, belles et élancées, dont les maris venaient d’être arrêtés au maquis et
mis en prison, regagnèrent leurs familles au village. Il n’y a pas de mots pour louer leur
beauté car elles étaient si belles, séduisantes, sensuelles, sublimes, éblouissantes et suaves aux
regards dans leurs habits traditionnels. A chaque descente de militaires dans le village, elles
enduisaient leurs visages de suie de bois brûlé pour ne pas attirer les regards indiscrets des
soldats. A dire vrai, et au risque d’offusquer les us et coutumes du village, il était impossible
de rester indifférent et insensible à leur beauté et à leurs regards. Lorsqu’elles apprirent la
libération de leurs maris à l’indépendance, elles se sentirent revivre. On les aperçut le
lendemain, en contrebas du village, se toucher furtivement la main, à l’européenne. Chose
inhabituelle ! En tout cas, cette chose-là ne s’était jamais produite devant les hommes. C’était
une façon à elles d’exprimer leur joie, leur solidarité. Ce geste pouvait s’interpréter aussi
comme celui qui appelait à la modernité, à l’émancipation… Innocemment ! Lorsqu’elles
entendirent des chants patriotiques, à travers un poste-radio introduit pour la première fois
dans le village, elles sentirent comme une boule qui nouait leurs gorges et laissèrent couler
interminablement leurs larmes, extériorisant la souffrance et la peur qu’elles avaient endurées
pendant tout le temps que leurs maris passèrent au djebel et en prison. Leurs cœurs battaient
fort pendant qu’elles attendaient le retour de leurs maris.
Alger était leur ville de rêve, un rêve fou, les Mille et une Nuits ; elles se représentaient
Alger comme ce qu’il y avait de plus beau au monde, l’Eden où elles espéraient y vivre au
moins un jour.
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A l’indépendance, l’une vécut à Bouira, l’autre dans une banlieue d’Alger, dans les conditions
les plus modestes et parfois les plus dures. Elles n’ont pas réalisé leurs rêves fous de vivre
dans un paradis comme elles se le représentaient.
Ironie du sort, les deux femmes, de la famille de Saïd et portant le même prénom, moururent
l’une après l’autre, quelques mois seulement les en séparaient. Leurs maris sont encore de ce
monde et portent des séquelles physiques et mentales indélébiles de la guerre.
Un chanteur du terroir eut la bonne inspiration de fredonner un air mélodieux : « J’ai vu la
beauté à Michelet, j’en suis resté ébahi ; la beauté que consumera la terre… »
C’était un autre combat de la femme algérienne.
La liste des femmes qui ont combattu dans le tout petit village est longue. Toutes les femmes
du village ont participé à la Révolution, d’une manière ou d’une autre.
Lors d’une descente surprise de militaires dans le village, des femmes eurent le bon réflexe
d’enrouler dans un tapis lourd de l’artisanat local un moudjahid natif du village voisin, Ath
Eurbah, qui se trouvait là, et s’assirent sur lui. Lorsque les soldats pénétrèrent dans la maison
où se réfugiait le rebelle, une des femmes fut mine d’être prise d’une crise d’épilepsie, criant à
tue-tête. Ses collègues mirent alors une grosse clé dans la paume de sa main, pour en chasser
le djinn, le diable. Les militaires, apeurés par les cris de la femme « habitée », prirent leurs
jambes à leurs cous.
Les femmes étaient au centre des combats.
Un couple du village mourut en prison. Par la torture, sans doute. D’autres moururent par les
harcèlements, la peur, les maladies ou la famine.
Les femmes ont fait la Révolution.
« Honneur aux femmes, à leur beauté, à leur courage, à leur travail et à leur juste cause. »,
disait fort justement Kateb Yacine.
« Au total les femmes supportent durement le poids de la guerre, on les bat comme les
hommes, on les torture, on les tue, on les met en prison. », écrivait en 1959 dans son Journal
Mouloud Feraoun. Il disait aussi dans le même chapitre : « Quand ça arrêtera, les survivants
savent qu’elles ont tous les droits, de même qu’elles ont eu à assumer toutes les obligations,
toutes les servitudes, toutes les humiliations, toutes les souffrances. La question est de se
demander s’il en restera car on est en train de nettoyer le djebel de ses éléments les mieux
enracinés, les plus endurcis, les plus représentatifs, en somme les seuls valables. »
A juste titre, Boudiaf a dit : « Il y a un seul homme dans ce pays, c’est une femme. »
A chaque perquisition de militaires, les femmes se regroupaient pour se défendre ensemble et
protéger leur honneur. Les hommes, pour ce qu’il en restait, partaient au charbon : ils devaient
se montrer aux militaires et répondre à leur interrogatoire. Souvent, ils étaient arrêtés sur
place, même jeunes. Un jour, un frère de Saïd, qui venait de quitter le lycée de Tizi-Ouzou à la
suite de la grève des étudiants, reprocha à un soldat de vouloir chiper son petit Larousse
quand il le vit le prendre pour le consulter. Le militaire, offusqué, s’en plaignit à l’oncle
paternel, ce qui était gentil, mais le punit quand-même en lui faisant porter un sac à dos
jusqu’au village voisin. Moins jeune, il eût été mis en prison ou tué. En fait, un harki du
village avait intercédé en sa faveur.
L’apport à la Révolution du petit village de Saïd, comme tous les autres villages de Kabylie,
est incommensurable. Le village était dans toute la guerre. Il se vida de ses hommes et n’y
demeurait que les femmes, les enfants et quelques rares vieillards malades et privés de soins.
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Les hommes, jeunes et moins jeunes, sont partis pour les uns, morts pour les autres, parfois
dans des conditions mystérieuses. Tu restes au village, tu meurs ! Tu pars dans la montagne,
tu meurs ! Alors, vas dans la montagne et meurs ! Djaout le disait autrement et sublimement
au plus fort des années de sang, plus de trente années après l’indépendance : « tu parles tu
meurs, tu te tais tu meurs, alors dis et meurs ! » Djaout a été assassiné. Tant d’hommes de
culture et de liberté ont été assassinés.
L’herbe a repoussé sous les empreintes des pas, sur les chemins empruntés jadis par les gens,
entonne d’une voix douce et mélancolique un chanteur-poète natif du village de Saïd. Des
familles entières ont été décimées.
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Pourquoi veulent-ils déposséder l’Algérie de sa culture et de ses origines ? se pose souvent la
question Saïd. Ni les Phéniciens, ni les Romains, ni les Byzantins, ni les Vandales, ni les
Arabes, ni les Turcs, ni les Français n’ont pu venir à bout d’une langue et d’une culture
millénaires. Saïd en est le témoin : il parle bien le kabyle et, par-dessus tout, avec l’accent qui
sied à cette langue. « Je pense, donc je suis », il n’y a rien à démontrer.
Sans la révolte de 80 qui l’en empêcha, le pouvoir avait même tenté de faire disparaître
l’unique radio kabyle, la chaîne II, trouvant insuffisant de lui avoir déjà imposé, depuis des
lustres, un faible émetteur, la cantonnant à la seule région de Kabylie. Les Kabyles qui vivent
en dehors de la Kabylie sont pourtant bien plus nombreux. On n’est pas Kabyle qu’en
Kabylie ! La quasi-totalité des gens natifs du village de Saïd vivent à Oran.
L’anathème et l’interdit qui frappaient la langue et la culture kabyles étaient si visibles que le
seul passage d’une chanson kabyle à la télévision unique constituait chez les familles kabyles
un événement en soi. Tout le monde accourait vers le petit écran voir le spectacle.
Aujourd’hui, une télévision berbère émet à partir de Paris. Les autorités ne peuvent rien
contre les satellites ! Saïd lui rendit visite, en 2002, à la rue du Cherche Midi où elle était
installée la première fois, près de la rue Vaugirard, l’une des plus longues rues de Paris. Il
passa à l’antenne pendant une heure avec un ami du village, parlant de la situation
économique, sociale et politique du pays. Il n’eut pas le trac à la télé berbère, étant habitué à
passer à la télé unique. A la télé unique, Saïd s’efforçait de parler dans un arabe châtié, mais
sans pouvoir cacher son fort accent kabyle chantonnant. Depuis l’installation d’une télévision
berbère qui émet à partir de Paris, le pouvoir est inquiet ; pour contrer cette incursion insolite,
il prit la décision de créer une télé amazigh en Algérie et de lui concocter un programme sur
mesure, façon de donner une image réductrice de la langue berbère, en la représentant comme
un ensemble hétéroclite de patois locaux et non comme un ensemble rassembleur.
Parce que la J.S.K. portait un K (Jeunesse Sportive de Kabylie), il poussa le ridicule jusqu’à
« nationaliser », pendant un temps, les équipes de foot, leur changeant de noms et les
rattachant aux sociétés nationales. On a donné à la JSK le nom de JET (Jeunesse Electronique
de Tizi-Ouzou) car, à quelques lieues du stade, il y a un complexe de fabrication de produits
électroménagers.
Durant les années du terrorisme, des cars de transport du personnel du complexe ont été
brûlés dans un faux barrage, près de Takhouth, le pont tant redouté, menant, à gauche, vers les
Ouacifs, Beni Yenni et Iboudrarène et, à droite, vers les Ouadhias. Les mauvaises langues
disaient que les cars avaient été brûlés sciemment pour ensuite justifier le délestage du
transport du personnel, opération qui s’inscrivait alors dans le processus de restructuration des
entreprises publiques. Un jeune cousin que Saïd avait casé au complexe a failli être égorgé ce
jour-là. Il se sauva en direction de la rivière et poursuivit le chemin à pied jusqu’au village, en
montant et descendant de nombreux sentiers sur plusieurs kilomètres. En cours de route, il
échappa de peu à une meute de sangliers qui déambula devant lui.
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Dans les stades, on continuait de crier « JS Kabylie ! », pendant que la « Jumbo JET »
redoublait de performances pour être au firmament.
On interdisait même des conférences de Mouloud Mammeri sur la culture algérienne et la
langue berbère.
Si l’on avait permis l’ouverture, banni l’exclusion et construit des écoles modernes, à l’abri
des discours qui ne les concernent pas, on se serait, sans doute, mieux occupé du
développement du pays et engagé résolument dans la construction d’une Algérie algérienne,
véritablement démocratique et populaire, ouverte sur le monde, tolérante et épanouie.
Par la révolte, notre langue maternelle accède enfin au statut de Langue nationale, une victoire
que la jeunesse a arraché au prix du sang. Cela ne donnerait plus la latitude aux esprits zélés et
éculés, au comportement trivial et moyenâgeux, de taper sur les tables de l’Assemblée
nationale si quelqu’un venait à glisser dans son intervention quelques mots en kabyle. L’usage
du français, même pour dire quelques mots, qui constitue dans la réalité la langue de travail et
de conversation de nos dirigeants, est fortement chahuté par la « majorité » de l’assemblée.
Saïd assista plusieurs fois au sein de l’Assemblée nationale à des débats animés, houleux et
parfois virulents : les députés dits de la mouvance démocratique rejetaient « globalement et
dans le détail » les projets de lois, mais n’y représentaient qu’une minorité. Après la
démission de certains partis contestataires, suite aux émeutes de Kabylie, les débats
parlementaires sont devenus tièdes et sans consistance.
Un illustre auteur romain inconnu disait : « Notre histoire sera claire si nous commençons par
le commencement et si nous suivons l’ordre chronologique des événements. »
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Il n’avait pas encore six ans en 1952, lorsque son père, alors président du Centre municipal,
l’inscrivit à l’école. Saïd voulait être scolarisé en même temps que ses deux autres
cousins, plus âgés de quelques mois. Par ses pleurs, il accula son père à user de sa
notoriété pour l’y inscrire. Quelques semaines après la rentrée scolaire, son frère-aîné
l’accompagna à l’école, prenant soin de prendre avec lui une demi-douzaine d’œufs et
un pot de petit-lait pour les offrir au directeur de l’école en signe de respect.
A l’époque, les œufs faisaient partie des produits distingués qu’on offrait aux malades et aux
invités de marque. On récompensait un enfant en lui offrant un œuf. On préparait des œufs
durs au beurre frais des cruches et on les mettait sur les toits des maisons jusqu’à l’appel du
muezzin pour les offrir aux enfants qui inauguraient, pour la première fois, leur premier jour
de Ramadan. Il n’y avait point d’autres boissons que l’eau de source et le petit-lait. Le petitlait et le beurre frais des cruches, les œufs de poules de ferme, les légumes du jardin, les
figues, les cerises et autres fruits de saison des champs, ainsi que les spécialités locales
préparées à base de farine de blé ou d’orge, accompagnées d’huile d’olive, aiguisaient
l’appétit.
Le bâtiment qui abritait l’école du village ne comprenait que deux salles, avec pour chaque
salle trois niveaux d’enseignement. Les cours étaient dispensés par deux instituteurs kabyles,
dont l’un occupait aussi les fonctions de directeur. Ils étaient tous deux originaires du village
voisin, Tassaft Ouguemoun, le village du Colonel Amirouche. Jeune, Amirouche venait
souvent à Ighil-Bouamas où il avait des parents du côté de sa mère. Il estimait et respectait
beaucoup le père de Saïd, plus âgé que lui.
A l’indépendance, sous la direction éclairée de son mari natif du village Aït Daoud, la
gracieuse Noura, telle une gazelle, belle et furtive, chanta haut et fort l’épopée du jeune
colonel « Amirouche Ath Hamouda », narrant le courage et la bravoure du Chef durant la
Révolution dans une voix envoûtante, douce et emblématique.
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Alors que le directeur était hébergé avec sa famille dans les locaux abritant l’école,
l’instituteur se rendait chaque soir chez lui à vélo. Il fallait une volonté de fer pour emprunter
chaque jour les chemins qui montent et qui descendent dans cette région montagneuse, pauvre
et caillouteuse. Un jour, le brave instituteur glissa du haut de son vélo dans un buisson de
cactus. Les instituteurs étaient forts respectés à l’époque, ils avaient l’écoute de tout le village.
En classe, on entendait les mouches voler.
Le village de Saïd n’est qu’une petite bourgade, il occupait moins d’un millier d’habitants
avant la Révolution ; curieusement, il occupe bien moins aujourd’hui, pas plus d’une centaine
d’âmes en hiver. Il est situé au pied des montagnes du Djurdjura. En plus de la pauvreté de la
région - les gens s’y étaient réfugiés, à une époque, pour protéger et défendre leur liberté -,
près des montagnes, les velléités d’y demeurer ou d’y développer des activités furent chaque
fois empêchées ou découragées par les guerres et autres événements qui secouèrent
successivement le pays. À l’inverse des autres villages de Kabylie, l’émigration à l’étranger y
était fort peu répandue. Beaucoup avaient choisi d’aller dans l’Oranie pour exercer le métier
de tailleur, avant de devenir plus tard, après l’indépendance, marchands de tissus ou encore,
au prix de moult péripéties, petits industriels dans le tissage, à côté des mastodontes de l’Etat
qui avaient le monopole sur le commerce extérieur. Sonitex, société nationale, fabriquait et
importait des tissus et des vêtements de même forme et de même couleur qu’elle offrait à bas
prix, dans la pénurie. Le secteur privé était aux yeux du pouvoir un secteur parasitaire, une
mentalité qui survit encore aujourd’hui. L’hostilité qui était affichée à l’égard de l’investisseur
privé conduisit la plupart de ceux qui avaient pu économiser quelques sous à construire une
maison au bled, pensant y trouver la quiétude. Ces maisons construites au prix de nombreuses
péripéties, souvent sur plusieurs étages, espérant y réunir tous les enfants, sont aujourd’hui
affreusement vides.
On construisit parfois jusqu’à la mort, la mort de fatigue, de souffrance et de privations.
Partout en Algérie, on voit des chantiers, des carcasses, une succession infinie de bâtisses
inachevées, de magasins à rideaux baissés…
Les vieilles maisons, celles des grands-parents, s’effritent d’hiver en hiver ou ne sont plus que
ruines. Les champs rocailleux qui nourrissaient jadis nos parents sont à l’abandon.
L’école coloniale du village ne comprenait que deux salles où les cours étaient dispensés par
deux instituteurs : la classe des petits avec trois niveaux et la classe des grands avec
également trois niveaux. Saïd passa à peine deux ans dans cette école, qui fut aussi celle de
son père, avant d’être brûlée au tout début de la guerre. Les filles n’y étaient pas admises ;
c’était, peut-être, le vœu des sages du village, tandis que l’autorité coloniale ne s’y opposait
pas, ou n’était pas regardante sur ce plan. En tout cas, il n’y avait pas assez de places pour
tout le monde. D’ailleurs, dans leurs revendications, les mouvements nationaux protestaient
contre le faible taux de scolarisation des indigènes.
A l’inverse, lorsque les militaires sont venus s’installer dans le village en 1959, ils mirent
filles et garçons à l’école, ensemble dans une seule salle et une même classe. Ils firent passer
un test aux enfants et, sur cette base, décidèrent de les classer tous au même niveau. Saïd se
rappelle ce jour, il ne pouvait même pas lire l’alphabet. Il avait oublié, au cours des premières
années de la guerre, tout ce qu’il avait appris dans sa première école d’indigènes.
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A défaut d’aller à l’école, les filles et les femmes du village allaient au champ et s’occupaient
des travaux de la maison. Elles ne se voilaient pas. Les femmes portaient simplement un châle
sur leurs épaules et, pour dissimuler leurs cheveux, un mendil, sorte de foulard noir aux traits
de couleur jaune dont le pourtour était brodé de fil de soie et portait à chaque angle des
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franges multicolores. Leurs tenues étaient parfois agrémentées d’une espèce d’écharpe, aux
couleurs rouge, noir et jaune, mise autour du bassin et allant jusqu’aux chevilles, une façon de
mieux conforter le bas de la robe. Cette écharpe symbolise encore aujourd’hui la femme
kabyle, la Kabylie en fait.
Les femmes allaient aussi chercher l’eau à la fontaine. En passant au milieu de la djemaa,
elles baissaient la tête et pressaient le pas. Le village comprenait sept djemaa, endroits où se
retrouvaient les hommes pour converser après les heures de labeur. Dans ces lieux de
regroupement, couverts de tuiles romaines et où s’exerçait l’autorité du village, on s’asseyait
sur des bancs en dalles de pierre ramenées depuis les rivières voisines à dos d’âne ou de
mulet. Dans « Bandits de Kabylie », Emile Violard écrivait en 1894 : « La paix ou la guerre
est décidée, en Kabylie, par la Djemaa, réunion de tous les citoyens du village qui ont atteint
l’âge où l’on peut supporter les fatigues du jeûne du Ramadan. Tous, jeunes et vieux, riches
ou pauvres, ont droit à la parole… » Il cite Ernest Renan (Revue des Deux-Mondes 1873) qui
voyait en la Kabylie « un monde nous offrant ce spectacle singulier d’un ordre social très réel,
maintenu sans une ombre de gouvernement distinct du peuple lui-même. »
La fontaine était le lieu privilégié où les femmes se rencontraient et se racontaient des
confidences ; c’était en quelque sorte leur djemaa à elles, là où elles bavardaient de tout : des
querelles de voisinage, des maris, de la bigamie, des mariages, des travaux de champs, de la
cuisine…
Les villages kabyles sont implantés sur des crêtes, ou suspendus là-haut aux flancs des
montagnes. « Mais ce qui fixe surtout l’attention, ce sont les villages blancs couverts de tuiles
rouges, jetés çà et là, au hasard, juchés sur les hauts pitons ou plaqués sur les crêtes
anguleuses, accrochés aux rocs abrupts ou blottis dans les ténébrosités des échancrures. »,
écrivait Emile Violard dans le même livre. Ainsi, ces villages ne sont pas exposés aux
inondations ; leur installation sur les crêtes permettait aussi de mieux assurer leur défense en
cas d’agression. La France ne s’y rendit que quarante années après le débarquement de Sidi
Fredj en 1830: une vieille arrière-grand-mère de Saïd, qui vécut jusqu’à l’âge de cent ans,
racontait comment les Français étaient arrivés dans le village, alors qu’elle était petite fille.
Elle contait aux enfants, le soir au coin du feu, l’épopée d’El-Mokrani et d’autres résistants
qui s’opposèrent à l’occupation des villages. Dans l’ouvrage « Hommes et Femmes de
Kabylie », écrit sous la direction de Salem Chaker, il est rapporté des propos tenus par Taos
Amrouche dans une conférence donnée à l’Institut français de Madrid le 15 novembre 1941.
Taos disait : « Chacun sait que la conquête de la Kabylie - pour ne parler que de mon pays
d’origine - a été l’une des plus difficiles que la France ait entreprises. Chacun sait - et je le
rappelle ici avec une fierté que je crois légitime - que non seulement la Kabylie a été conquise
village par village, et rue par rue, mais encore maison par maison… » Pour Taos, le peuple
berbère porte à la liberté un amour éperdu. Mais elle estime que cet amour « … au lieu de les
sauver, les a perdus… il n’a réussi au cours de l’histoire qu’à les faire chaque fois se dresser
contre l’envahisseur et lui opposer une résistance obstinée, désespérée, une résistance
héroïque mais bien souvent vaine. » Car pour elle « Il eût dû les inciter à se grouper, à
constituer une nation et les mener à la victoire. Il les a divisés au contraire, il a fait d’eux un
grand peuple et non pas une nation… »
Les oliviers centenaires et les figuiers ainsi que l’élevage domestique et la culture de légumes
constituaient la principale source de subsistance du village. Les gens possédaient peu
d’argent ; ils recouraient souvent au troc comme moyen d’échange pour se procurer les
produits dont ils avaient besoin. La terre est rocailleuse et se prête difficilement aux labours.
On y semait surtout de l’orge, parfois des fèves, mais on n’en obtenait que de faibles
rendements. A la limite des versants se formaient des cours d’eau, à l’époque suffisamment
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arrosés par les rudes hivers, aujourd’hui asséchés, curieusement même par temps de neige et
de pluie.
Les femmes s’habillaient de robes aux cols en forme de V et aux manches courtes,
n’atteignant pas les poignets. Les alentours du col, l’extrémité des manches et une large bande
du pan de la robe étaient ornés de plusieurs tours de dentelle de couleurs disparates. La
disposition des couleurs ne se faisait pas au hasard, elle obéissait à des traditions propres à la
région. La couleur noire était la couleur reine, elle était disposée de manière à apparaître
comme la couleur dominante. Des ceintures colorées, de plusieurs tours de bassin, tressées à
base de fil de laine travaillée localement, accompagnaient souvent le port des robes. A chaque
chose son utilité : les ceintures tressées permettaient de conforter le dos des femmes et de
servir d’appui au port d’eau, de bois et d’autres produits des champs. En avant de la tresse, la
robe était légèrement tirée vers le buste pour former une grande poche, une sorte de giron, qui
servait à l’occasion à porter des friandises à offrir. Durant la guerre, les militaires en
opérations de ratissage ne se gênaient pas parfois à fouiller ces poches pudiques qui
dissimulaient bien des formes et des intimités. Ils le faisaient avec un malin plaisir, prétextant
qu’on pouvait aisément y dissimuler une arme.
Les hommes portaient des pantalons amples, dits pantalons arabes, munis de part et d’autre de
deux poches profondes, se sentant ainsi à l’aise pour s’asseoir ou faire leurs prières. Ces
pantalons sont encore largement portés par les Mozabites, une autre communauté berbère
d’Algérie, connue pour son fort attachement aux traditions.
En guise de parures, les femmes portaient des bijoux en argent, produits de l’artisanat local.
Le port de chaussures chez les femmes était chose rare, sauf à l’occasion des fêtes.
Les femmes ne chantaient pas et ne dansaient pas devant les hommes ; elles n’y découvraient
pas, non plus, leurs cheveux. Elles ne se maquillaient pas de manière ostentatoire, elles
mâchaient seulement des bouts d’écorce de noyer pour se teindre discrètement les lèvres. Elle
se noircissaient légèrement les sourcils avec un liquide onctueux (une sorte de goudron)
qu’elles achetaient chez le forain qui passait de temps à autre dans le village. Le henné faisait
le reste. Le forain arrivait dans le village tout de noir vêtu, avec une hotte sur le dos contenant
des produits hétéroclites. En traversant le village, le forain lançait à haute voix des appels aux
femmes qui se précipitaient aux seuils de leurs maisons pour fouiller dans le sac de l’ambulant
et marchander avec lui l’achat de quelques produits de beauté et nectars de parfums.
Les enfants portaient des chéchias, calottes rouges, parfois des bérets. Ils marchaient pieds
nus, pour la plupart d’entre eux, et s’habillaient de vieux vêtements rapiécés par leurs mères.
On coupait la tige de la calotte car, dirigée vers le haut, elle était considérée comme une
offense à Dieu : « C’est comme si on faisait le doigt à quelqu’un », disaient les enfants.
Les hommes âgés arboraient le chèche blanc ou jaune-or, turban de crêpe enroulé plusieurs
fois autour de la tête.
Saïd se rappelle son livre de classe, il aimait souvent revoir la page où il était écrit : « Saïd
jette sa calotte ! », « Ali va à l’école, tête nue ! » La calotte était bien ancrée dans la vie de la
société algérienne, particulièrement en Kabylie. On pouvait penser que derrière ces
expressions du livre colonial, il y avait une velléité d’assimilation. La réalité n’était pas
exactement celle-là. En se grattant la tête, les enfants faisaient tomber de leurs cheveux
ébouriffés des poux sur les tables d’école. Les poux étaient plus apparents sur les pages
blanches des cahiers de classe. L’assimilation ne pouvait donc s’accommoder avec l’extrême
pauvreté qui frappait la société indigène. « La vérité historique est là et ne peut être nulle part
ailleurs. » écrivaient en 1943 un membre du Manifeste du Peuple Algérien. Les Délégués
Financiers Arabes et Kabyles notaient à la même époque : « …on croyait que la société
indigène finirait par se fondre au contact des Européens comme fondirent les Peaux-Rouges
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en Amérique. La résistance des Arabo-Berbères et les protestations généreuses de l’opinion
publique en France ont fait abandonner cette monstrueuse destruction. »
Il y avait un seul cahier pour toutes les matières, à l’inverse d’aujourd’hui où, privilégiant la
quantité à la qualité, plusieurs cahiers, dont le poids est mal supporté par les frêles épaules des
enfants, sont exigés ; beaucoup de ces cahiers sont réservés à la propagande du système.
En réalité, les enfants ignoraient tout de leurs conditions de vie : à chaque bagarre dans la
cour de récréation de l’école, l’enfant vainqueur clamait : « Vive la France ! » La France était
pour les enfants un mythe, quelque chose de merveilleux et d’inaccessible. On désignait les
bonnes choses et les bonnes manières par leur appartenance aux Roumis (Français) : les
routes carrossables s’appelaient les routes des Roumis, les haricots blancs étaient les haricots
des Roumis, un beau garçon était qualifié de Roumi… En fait, l’origine du mot « Roumi »
vient de « Romain. » Les Romains laissèrent bien de vestiges en Algérie.
Tous les mouvements nationaux luttèrent pour l’Algérie, quelles que fussent leurs différences
d’opinions : les radicaux, les partisans de l’assimilation et de l’association, les religieux, les
centristes, les communistes, tous militèrent pour l’Algérie, chacun à sa façon, jusqu’au jour où
leurs efforts se conjuguèrent et se fondirent naturellement dans un seul éveil, un seul élan, un
seul parti, celui qui enfanta la Révolution de novembre 1954. Ils apportèrent tous une pierre à
l’édifice, telles des marches d’une échelle que l’on escalade jusqu’au sommet du militantisme,
jusqu’à la guerre ; le reste n’est que querelles d’hommes. Sans doute, pour mener un combat
de la dimension de la Révolution de 54, contre une colonisation de peuplement caractérisée
par l’exploitation économique et l’oppression politique, un seul mouvement, derrière un seul
parti, était la voix indiquée.
Du fait même de la nature de la colonisation, les revendications pacifiques des mouvements
nationaux n’ayant pas donné de résultats, notamment celles qui suivirent la seconde guerre
mondiale où le soulèvement fut réprimé dans le sang, la France contraignit l’Algérie colonisée
à lui faire la guerre. La France ne sut pas ou ne put pas ensuite faire la paix, autrement que
comme l’a faite de Gaulle, suivie d’une autre guerre avec l’O.A.S. Quant à nous, nous aurions
mené le pays à bon port si nous avions, au lendemain de l’indépendance, ouvert la voix à la
démocratie, même si nous devions nous entendre sur un programme minimum pour une
gestion transitoire de l’économie, eu égard à la situation et à la misère de l’époque. La
Révolution algérienne a bien été soutenue par l’U.R.S.S., mais nous n’étions pas, non plus, les
ennemis des Etats-Unis qui soutenaient le droit des peuples à l’autodétermination. Nous
aurions donc pu faire autrement et nous ne serions sans doute pas dans la situation dans
laquelle nous nous trouvons aujourd’hui, en train encore de nous chercher.
6/
Les deux premières années que Saïd passa à l’école, avant d’être brûlée, n’étaient pour lui
qu’un rêve, de rares souvenirs… Dans le feu de la guerre, il oublia le peu qu’il avait appris
dans cette école.
L’école française étant arrêtée depuis un temps déjà, il fallait trouver quelque chose d’autre
aux enfants pour ne pas les laisser dans la nature. Le nationalisme aidant, le père de Saïd et un
de ses amis, ainsi que d’autres notables du village, décidèrent alors de faire dispenser aux
enfants des cours d’arabe. Une scie était déjà installée à l’intérieur du moulin de son ami et
pouvait donc servir à la confection de tables d’école. Initialement la scie était prévue pour
produire du bois de chauffe aux Pères Blancs de Beni-Yenni qui l’avaient mise à la disposition
du patron du moulin. L’ami du père de Saïd, connu pour être un homme pétri de qualités
professionnelles, prit en charge la besogne.
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Ces souvenirs rappellent un jeune cousin du propriétaire du moulin : il avait fait l’E.P.S. de
Tizi-Ouzou et était chargé du secrétariat du Centre municipal que présidait le père de Saïd,
tout en militant au sein du M.T.L.D. Lorsqu’il prit le maquis, les militaires bombardèrent sa
maison à coups d’obus tirés à partir du poste de commandement qui était installé sur la crête
du village d’en face. D’apparence imposante, la maison avait été construite à la pierre rouge
des montagnes. Un révolutionnaire historique du pays avait participé à sa construction.
Le jour du bombardement de la maison, les militaires sommèrent les habitants du village de
quitter précipitamment leurs demeures et d’aller se terrer dans les champs pour se mettre à
l’abri des bombes. La famille de Saïd qui habitait, depuis cinq années déjà, dans une nouvelle
maison située à deux cents mètres en contrebas du village, devait, elle aussi, quitter sa
demeure. Mais un problème de taille s’était brusquement et brutalement posé : le père de Said
hébergeait une parente par alliance paralysée qui avait été jetée dehors par sa propre famille.
Faut-il la prendre avec nous ? se demanda la famille. Son transport à travers les ravins ne
serait pas facile ! s’exclama la famille. La dame comprit vite la préoccupation susurrée à son
sujet et mit tout le monde à l’aise, refusant de quitter son lit. Fort heureusement, ce jour était
aussi présente dans la maison familiale la nièce du père de Saïd, sourde-muette de son état,
que l’on chargea de rester auprès de la vieille dame. De toute manière, la pauvre nièce
n’entendra rien ! commenta-t-on. Mais Saïd était aussi préoccupé par le sort qui sera réservé
aux bêtes. Qu’adviendra-t-il des bêtes ? s’interrogea-t-il. Qui leur donnera à manger ? se
demanda-t-il encore. Depuis quelques jours déjà, on prenait rarement le risque de conduire les
bêtes dans les champs lointains où l’on peut trouver de bonnes herbes à profusion. Les bêtes
commençaient à être affamées, mais on ne pouvait que les laisser à leurs étables, tout en
implorant les saints du village de les protéger des bombes.
Au milieu de la journée, le soleil au zénith, le village se vida. Un silence lourd, que ne
dérangeaient que les stridulations des cigales, enveloppa le village. La famille de Saïd, tout
ensemble, l’air hagard et apeuré, se réfugia dans un ravin jonché d’arbres aux feuillages
fournis qui l’abritèrent des rayons ardents du soleil, près d’une vieille source façonnée par les
aïeux. Un court moment après, des obus commençaient à siffler au-dessus des têtes. Même le
gazouillement des oiseaux s’était tu pendant que les obus crachaient leur souffle et faisaient
craindre le pire. Le bombardement dura plus d’une heure. A chaque tir, le bruit des obus
faisait vrombir les montagnes toutes proches qui répandaient leurs échos à travers les champs.
La famille attendit un long moment après l’arrêt des tirs, avant de se décider à revenir dans la
maison. Elle n’entendait plus que les clapotis des eaux ruisselantes et les murmures
foisonnants d’oiseaux de différentes espèces qui se remirent à chanter. Le piège que Saïd
tendit aux oiseaux, profitant de son refuge dans le ravin, ne fit pas bonne prise ; il espérait une
grive, il n’eut droit qu’à un rouge-gorge. La Kabylie foisonne de rouges-gorges.
Dieu merci ! s’exclama-t-on : la femme paralysée et la sourde-muette sont vivantes, constata
la famille toute contente. Les bêtes aussi : l’âne, la mule, les deux vaches, la belle génisse
d’un rose rare, les deux brebis, la chèvre à lait, la chatte et les quelques poules et lapins.
Quant à la paire de bœufs de labour, elle ne faisait plus partie de l’effectif animal depuis
quelques temps déjà. Depuis le début de la guerre, on ne labourait plus.
Les chiens, aussi, ne faisaient plus partie de ce monde. Sur ordre reçu, tous les chiens du
village furent abattus quelques semaines auparavant. Il fallait les tuer, car ils signalaient par
leurs aboiements l’incursion des moudjahidine, la nuit, dans le village.
La famille possédait deux chiens : Pinou, âgé et sage, d’un blanc immaculé ; Paupis, plus
jeune et beau, d’un blanc sale, à la couleur de cendre, agrémenté de taches marron-noir. De
quelle manière les tuer ? s’était-on alors interrogé. L’idée de leur trouver une mort douce, une
mort non violente et insensible aux regards, creusa les têtes : une aiguille fourrée dans un bout
de galette serait le meilleur moyen de les tuer discrètement et en douceur, pensa-t-on. Ce qui
fut fait. Mais, au bout de deux jours, les chiens étaient toujours là, ne faisant apparaître nulle
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trace de ce qu’ils avaient avalé. Il fallait donc trouver un autre moyen pour exécuter les ordres
reçus. Aidés de gamins du village, Saïd et ses frères conduisirent alors les bêtes derrière la
maison, à cent mètres de là, pour les pendre, le seul autre moyen que les enfants eurent dans
leur frêle imagination. Ils n’eurent pas le courage de les égorger, c’était à leurs yeux plus
cruel. Les chiens n’y opposèrent aucune résistance, ce qui rendit la besogne plus macabre. La
communion entre eux et les enfants était forte. Ils pouvaient aboyer pour faire peur, ils
pouvaient fuir ou mordre, ils ne firent rien de cela. Pour les chiens, les enfants ne faisaient que
jouer avec eux ; ils étaient tellement sages qu’ils n’aboyaient que la nuit à l’approche des
chacals, des sangliers ou des voleurs.
Pendus et inertes, on en défit les cordes. On jeta les chiens dans le fossé.
Moins d’une heure plus tard, on revit Pinou, comme avant, couché paisiblement, comme
revenu d’un long sommeil, sans pouvoir raconter ce qu’il venait de subir ; comme si de rien
n’était. Il était profondément allongé sur le seuil de la maison de son maître. Les ordres étant
les ordres, il fallait recommencer l’exécution pour le faire disparaître à jamais.
Toute la famille pleura la disparition des chiens, dans les conditions où ils ont disparu. Le
silence de la nuit sans les chiens était plus pesant, tandis que les glapissements des chacals se
faisaient plus stridents aux alentours de la maison.
Les enfants, les yeux effarouchés, les visages blêmes, des visages d’enfants de la guerre,
allèrent tous à la fin des tirs contempler la cible des obus, le spectacle de la désolation. Saïd
était parmi les badauds, pour en témoigner un jour, peut-être… Lorsqu’on découvrit l’impact
des obus, on comprit que les tirs étaient précis, mais l’édifice de pierres était resté
imperturbablement debout.
Un témoignage d’un homme de lettres, Da Hamou, daté de mars 1990, honorant à l’occasion
la mémoire du père de Saïd, écrivit à propos du propriétaire de la maison bombardée :
« C’est en 1935, à l’école primaire supérieure de Tizi-Ouzou que j’ai rencontré pour la
première fois (le propriétaire de la maison bombardée.) Il était en internat, fréquentait le cours
supérieur de l’école primaire élémentaire de la ville où il avait le privilège de recevoir un
enseignement de qualité. L’année suivante, il fit son entrée en première année de l’E.P.S.
D’une solide formation de base, il devint un brillant élève régulièrement inscrit au tableau
d’honneur. J’étais en externat, en quatrième année, classe de préparation au concours d’entrée
à l’Ecole normale de Bouzaréa. Par-delà le lien de parenté qui nous unissait, nous nous
sommes liés d’une grande amitié. J’étais persuadé qu’il irait très loin dans ses études. On
pouvait sans risque d’erreur le situer dans ce petit groupe d’élèves surdoués de la cloche
Laplace-Gauss, courbe mathématique des probabilités. Je le quittais dans cette perspective
d’espoir en 1937. J’entrai à l’Ecole normale. »
« Quand je le revis en 1941 à Ighil-Bouamas à l’occasion d’une fête familiale, je fus
désagréablement surpris, peiné, d’apprendre qu’il avait interrompu ses études au motif
d’exclusion. La sanction qu’il avait subie était bien injuste et imméritée. La faute qu’il aurait
commise était d’une indigente banalité. Dans un devoir de composition française, il avait
développé le thème de la jalousie freudienne. Faisant dialoguer ses personnages, il avait ciblé
le professeur avec une certaine note d’humour douce-amère, une dame dont on disait
précisément qu’elle était jalouse. C’était tout, rien que cela. Piètre professeur de lettres
ignorant le courant littéraire du surréalisme en vogue ! Inhiber la richesse de l’inconscient
d’un adolescent, quelle indigence d’esprit, quelle médiocre pédagogie ! Au conseil de
discipline, seul mon ancien professeur de français, Monsieur Michel, l’avait défendu avec
colère et chaleur, mais en vain. C’est ainsi qu’il a été brisé dans son cursus scolaire non pour
sa conduite, mais pour son intelligence précoce. Dès lors qu’il en gardait une grande
amertume, une profonde blessure, son engagement politique devenait un exorcisme. »
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« Je le revis de nouveau en 1946 à Ighil-Bouamas. Il militait activement dans le M.T.LD.,
parti intransigeant, partisan de la lutte armée. J’étais à l’U.D.M.A., parti modéré, partisan du
dialogue. Nous procédions souvent à un échange amical d’opinions. Il demeurait toujours
aussi résolu dans ses convictions. Sa conclusion était invariable : « Malheur à celui qui croît
en la parole de la France. » La seule concession qu’il me faisait, c’était son sourire à
fossettes. »
« Cette année-là, les villages de Kabylie venaient d’être érigés en Centres municipaux. On
préparait les élections. À Ighil-Bouamas, deux candidats potentiels à la présidence du Centre :
(lui), jeune, instruit, engagé ; (le père de Saïd) très estimé des villageois, la sagesse en plus. »
« Mon oncle (le père du rebelle) me fit part de son inquiétude d’être en présence d’une
situation concurrentielle qui risquait de déraper en situation conflictuelle. Sa préoccupation
majeure était de préserver l’unité du village. Belle leçon de grandeur et de sagesse. Comme il
me demandait ce que je pensais de la question, je lui avais répondu en substance que s’il
prenait en charge la Présidence, il se heurterait à un mur. Le colonialisme était d’abord une
affaire d’administration. Dumont, Administrateur de la Commune mixte du Djurdjura était un
monstre froid. A mon avis, il y aurait intérêt à avancer (le père de Saïd) à la présidence, poste
de premier plan pour mieux défendre les intérêts du village, (lui) au secrétariat d’où il pourrait
efficacement contrer les abus de pouvoirs provocateurs de Dumont. Ainsi a été solutionnée la
question à la satisfaction de tous. Ils ont travaillé ensemble et en parfaite confiance dans un
rapport de complémentarité. »
« Puisque, à ce niveau de récit, j’ai été amené à évoquer la mémoire de mon collègue
Président (le père de Saïd) que je rencontrais par la suite à la Fédération des Ediles d’Algérie
et pour lequel je garde une profonde pensée d’affection, je formule le vœu que Dieu ait son
âme. »
« Je revis (le rebelle) une dernière fois fin octobre 1955 à Ighil-bou Hamama où j’exerçais les
fonctions de directeur d’école. Il avait une voiture haut de gamme, une Citroën traction-avant,
la noire classique. Sous la couverture d’activités professionnelles, en qualité de voyageur de
commerce, représentant une Maison de tissus d’Oran, il sillonnait l’Oranie et la Kabylie,
structurant inlassablement l’Organisation du F.L.N. Lorsque j’appris son décès à
l’indépendance, je compris que de l’exclusion du système colonial d’enseignement au combat
armé, du Tableau d’honneur au Champ d’honneur, c’était le même parcours que lui avait fixé
le Destin. »
« Mon cher (le rebelle), que Dieu te garde en sa miséricorde insondable. Je voudrais conclure
pour toi en toute simplicité par ces deux vers de V. Hugo : »
« Ceux qui sont pieusement morts pour la patrie / Ont droit qu’à leur tombe la foule vienne et
prie. »
La meilleure façon de rendre hommage à Da hamou, aujourd’hui rappelé à Dieu, est de
reproduire ici son témoignage et la qualité de sa plume.
Saïd assista une fois à la réélection de son père au poste de président du Centre municipal. Il
avait alors six ans. La réélection a été faite à main levée, dans le cimetière du centre du
village, près de la fontaine principale.
Les cours d’arabe étant décidés, l’inquiétude de Saïd fut de savoir à quelle rangée de tables
sera-t-il placé, devant beaucoup de gaillards. Saïd était un enfant gâté dans la misère. De
nouveau, comme ce fut le cas pour sa première inscription à l’école, il mit à contribution son
père qui plaida, de fort belle manière, pour que les petits soient placés aux premiers rangs.
Une école moderne, avec ses tables, ses cahiers, ses encriers, ses plumes, son tableau et sa
craie fut créée à l’intérieur d’une grande salle qui faisait office de mosquée du village. Le
niveau en arabe était le même pour tous, jamais auparavant la langue arabe n’a été enseignée
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au village. Là aussi, comme pour l’école indigène, les garçons seuls y étaient admis. Les cours
étaient assurés, sous bonne garde et à l’insu des militaires, par un notable du village issu
d’une famille de marabouts. Les élèves apprirent beaucoup de leur maître, y compris la prière
et les chants patriotiques. Le maître a été un élève de Cheikh Ben Badis à Constantine, chose
qui était rare et fort appréciée à l’époque.
Ben Badis fonda, en mai 1931, l’association des Oulémas d’Algérie (savants religieux) qui se
fixait pour but de prodiguer l’éducation morale et religieuse, à travers l’enseignement de
l’arabe et de l’Islam, et de revendiquer l’application aux musulmans du principe de la
séparation de l’Eglise et de l’Etat. Dans ses statuts, l’association s’interdisait toute
intervention dans la gestion politique. Elle écrivait, dans son manifeste doctrinal de mai 1937,
que l’Islam privilégie l’argument et la persuasion à la ruse et à la contrainte. Elle
recommandait de prêcher par la bonté et la persuasion, sans haine ni inimitié pour
quelconque.
« Pour dénouer la crise et faire disparaître le malaise ; pour atteindre ce beau résultat, il faut
avoir pour force le droit, pour cuirasse la patience et pour armes le savoir, l’action et la
sagesse. » écrivait l’association.
7/
Une année plus tard, après l’institution des cours d’arabe, les choses se corsèrent, la guerre se
durcit… Les cours d’arabe furent alors arrêtés. La mosquée continuait de servir, dans la
douleur, de lieu de prière. Saïd y allait régulièrement, avec beaucoup de foi. Il y participa
même une fois à la grande prière de l’Aïd.
Deux frères de Saïd qui accédèrent au lycée de Tizi-Ouzou après avoir réussi à l’examen dit
de la bourse, l’examen de sixième, revinrent à la maison. La réussite à l’examen de sixième
donnait l’occasion aux femmes de chanter et danser pour en exprimer leur joie. Elles
préparaient du café et des friandises locales aux visiteurs qui y venaient féliciter les jeunes
promus.
Les lycéens de Tizi-ouzou avaient boycotté les cours pour apporter leur soutien à la
Révolution. Le père s’était beaucoup investi pour les études de ses deux enfants. Avec peu de
moyens, mais avec la fierté et la détermination d’en faire des hommes instruits et cultivés, il
avait fait le voyage jusqu’à Alger pour leur acheter les trousseaux exigés pour l’internat. Avec
les trousseaux ramenés d’Alger, la famille découvrit pour la première fois ce qu’était un drap,
un gant de toilette, une brosse à dent…
Le frère aîné avait même fait les Pères Blancs de Béni-Yenni, avant de rejoindre Tizi-Ouzou.
Par un heureux hasard, Saïd connut lui aussi les Pères Blancs, à Alger, après l’indépendance.
Plus tard, sous la pression du nouvel environnement qui prit progressivement forme dans le
pays, les Pères Blancs quittèrent définitivement l’Algérie, pour toujours…
La lutte armée se faisait de plus en plus sentir. La mort hantait le village, la mobilisation était
générale. Les moudjahidine s’y faisaient plus présents, tandis que les militaires y pointaient
déjà du nez.
Suite à l’ordre donné à tous les élus de démissionner de leurs postes, le père de Saïd se rendit
à Michelet, avec les collègues des autres Archs, pour remettre sa démission à l’autorité de la
commune mixte. Le soir, à son retour, on apprit que sa démission a été acceptée par Michelet.
Par la force de son statut en tant qu’ex maire, il devint chef de Front et responsable de la
trésorerie de la cellule locale du FLN.
Investi de cette responsabilité, on le chargea de réunir pour le Front les fusils et munitions du
village. Un jour, en montant depuis sa maison familiale pour se rendre au village, Saïd
remarqua sur sa route une sentinelle derrière un olivier, près du moulin du village. C’était un
moudjahid qui assurait la garde. Poursuivant son chemin jusqu’à la mosquée, il y trouva dans
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la petite cour une colonne d’une douzaine de moudjahidine vêtus d’uniformes militaires
olivâtres dignes des soldats d’une grande armée ; des hommes de grande taille, étrangers au
village, armés pour la plupart de fusils de chasse et de revolvers. Jamais Saïd n’eut l’occasion
de rencontrer autant de moudjahidine réunis. L’un d’eux, gros et fort, un peu obèse, portant
une cartouchière en saillie qui fermait à peine sur son gros ventre, s’affairait à regarder au loin
avec des jumelles, ayant soupçonné la présence de militaires dans les parages. Il s’adressa à
son supérieur et le rassura : « il ne s’agit que d’un berger qui garde ses moutons », lui dit-il.
Saïd n’en revenait pas lorsque soudain il vit à l’intérieur de la salle de prière son père, tout
seul, accroupi, visage rougi par la lourde et périlleuse mission, s’occuper à réunir en tas les
cartouches de fusils. Il y en avait de quoi remplir la moitié d’un sac à blé. Il avait alors peur
pour son père car on craignait déjà les dénonciations.
Le soir, sa mère lui apprit que les moudjahidine étaient venus dans le village pour
réquisitionner les fusils. « On a voulu faire vite, car dans certains villages les militaires ont
déjà saisi les armes aux gens. », lui dit-elle.
A chaque homme correspondait un fusil ! La famille de Saïd en possédait deux. Se dessaisir
de son fusil était considéré à l’époque comme le plus vil affront que pouvait subir un homme,
pire que s’il se faisait prendre sa femme. Il apprit aussi de sa mère que son père a pris soin
d’en garder un qu’il cacha, après l’avoir dissimulé dans un sac à blé, à l’intérieur d’un tronc
d’olivier. Le fusil, que nul ne sait où il a été précieusement caché, se trouve encore
aujourd’hui quelque part enfoui dans les entrailles d’un olivier. Les hommes faisaient très peu
de confidences à leurs femmes. La mère de Saïd confirma plus tard cette vérité, bien plus tard,
à un âge avancé. Elle aurait aimé savoir où le fusil a été caché.
Les fusils n’étaient pas destinés à la chasse, peu d’hommes du village s’adonnaient à cette
pratique. On chassait généralement les étourneaux durant la récolte des olives, les lièvres et
les perdrix. A part le sanglier, la région ne pullule pas de gibier. En vérité, on possédait le fusil
pour assurer sa sécurité et éloigner les bandits des grands chemins. La femme d’un cousin de
Saïd se servit une fois du fusil de son mari pour tuer un serpent qui pendait du plafond. Bien
avant la guerre, c’était avec son fusil que le père de Saïd, aidé par un cousin, put récupérer la
paire de bœufs de labour que des bandits lui volèrent au milieu de la nuit. Posséder une paire
de bœufs était considéré à l’époque comme un signe de richesse.
Saïd commençait à peine à saisir le sens de la Révolution lorsqu’il remarqua son père s’y
activer. Son père était au four et au moulin. Déjà, à la fin des années 40, il prononça un
discours fort militant devant Mitterrand, ministre à l’époque, qui était venu à Tassaft
Ouguemoun s’enquérir de la situation dans la région où on signalait déjà des rebellions. Le
discours, rédigé sous la plume du secrétaire du Centre municipal, parlant de liberté et
d’indépendance des peuples, souleva l’ire de l’important visiteur.
Tout le village était acquis à la Révolution. Les moudjahidine étaient vénérés. Tout le monde
était convaincu que lorsqu’un moudjahid est tué, son visage s’illumine.
Les quelques rares hommes du village qui portèrent l’uniforme de l’armée d’occupation en
tant que harkis se comptaient sur les doigts d’une seule main ; ils le firent contraints et forcés,
par dépit, la faim ou mésentente avec les notables du village, ou à la suite d’une arrestation
derrière un rocher de la montagne, revolver à la main, à un âge qui dépassait à peine celui de
l’adolescence.
Le père de Saïd avait réussi avec brio le certificat d’étude primaire, niveau hautement
considéré à l’époque pour un indigène. D’écriture savante, épris de justice et de bonté, sage et
intelligent, peu sévère mais entouré de prestance et de respect, à travers lui Saïd entrevoyait
des signes de modernité. Il remarquait son père, chaque matin, se frotter les dents avec les
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doigts nus, mais sans jamais penser au dentifrice dont le village n’avait aucune connaissance.
Il comprit plus tard que son père ne pouvait pas se permettre le luxe de s’acheter ce produit,
car il avait avec son frère une famille nombreuse à nourrir. Il se permettait tout juste le jour du
marché hebdomadaire de manger du pain, au lieu de la galette maison, agrémenté de piment et
de l’huile d’olive, des produits récoltés des champs.
Le jour du marché procurait une ambiance de fête : la famille pouvait espérer quelques
morceaux de pain, un chapelet de viandes ou des tripes de veau, parfois une pastèque pour
oublier un peu les figues qui faisaient le quotidien des villageois. Les enfants conservaient
délicieusement leur part de pain jusqu’au matin pour la déguster avec du café au lait.
L’unique frère du père de Saïd, plus justement son demi-frère, était plus porté sur les travaux
de champs. On racontait qu’il faisait l’école buissonnière. Dépassant à peine l’âge de 30 ans,
Saïd ne l’a jamais vu sourire : il affichait tout le temps un air sévère de tristesse, des dents
serrées et un front traversé par des plis tels des sillons ; par ces traits, il exprimait toutes les
difficultés de la vie et affirmait son autorité au sein de la famille. Avant de franchir le seuil de
la maison, il s’annonçait toujours par des quintes de toux, sorte de grognements, à l’instar
d’un lion. Les femmes remettaient alors prestement leurs mendils sur la tête et s’éclipsaient à
son passage. N’ayant eu que des filles avec les deux premières femmes, il se remaria avec une
troisième fois. Il en finit avec quatre garçons, deux garçons avec chacune des deux dernières
femmes, et une dizaine de filles. Au retour des champs, épuisé par les travaux de labour ou de
collecte des olives, il s’asseyait sur la première marche de l’escalier menant dans sa chambre
et, d’un air autoritaire, il demandait à boire. La « femme du jour » accourrait alors avec un
bocal rempli d’eau de source puisée de la cruche de réserve. L’autre femme se dissimulait du
regard de son mari jusqu’au lendemain, attendant son tour avec impatience. A l’insu de leur
mari, des querelles de bigamie d’une rare violence s’engageaient souvent entre elles, chacune
se disant plus belle et plus aimée et prédisant à l’autre toutes les malédictions des angesgardiens de la maison et des saints de la région.
Avoir une fille à l’époque n’était pas la joie. On allait donc tenir de bonnes paroles à la
maman pour la consoler, louant Dieu et priant qu’elle soit récompensée la prochaine fois. Le
garçon était préféré à la fille, car c’était à lui que revenait la charge de nourrir la famille et de
la perpétuer une fois qu’il sera grand. Aujourd’hui, les choses sont différentes : la fille peut
étudier et travailler ; elle s’occupe de son père et aide sa mère à la maison.
Rares étaient les hommes du village qui épousaient une seule femme. Même le père de Saïd
n’a pas échappé à la règle : A la suite de la maladie de sa première épouse, il se maria à une
seconde femme. On était alors dans les années 40 où le typhus gagna le village. Grâce à
l’huile d’olive, l’épidémie ne fit pas de ravages.
A cette période, la mobilisation pour la guerre mondiale battait son plein. Le père de Saïd fut
mobilisé puis relâché au bout de quelques mois car il avait atteint la trentaine et avait plus de
quatre enfants.
Dans une attestation récente délivrée par l’administration française, il est écrit :
« Le Directeur du bureau central des archives administratives militaires, au vu des pièces
détenues par l’établissement atteste que
Monsieur (le père de Saïd)
né le : 27 août 1910 à Douar Iboudrarène (Ighil-Bouamas)
pays : Algérie
matricule : 32910 rma 963
a servi dans l’armée française en qualité de :
Appelé du 10.10.1932 au 09.10.1934
Rappelé du 02.09.1939 au 22.08.1940. »
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(certifié exact à Pau, le 06/02/2004)
Le grand-père paternel de Saïd était marié à trois femmes. Durant les années 30, il a fait le
pèlerinage de la Mecque. Il s’y était rendu à dos de mule, par car et par bateau, paraît-il. Toute
la famille était en émoi, attendant le retour du pèlerin. A son départ et comme le voulait la
coutume, les femmes placèrent au seuil de la porte extérieure de la maison un bocal rempli à
moitié d’eau, étant convaincues que si le niveau d’eau remontait le lendemain, le grand-père
reviendrait sain et sauf. D’après les femmes, le bocal était plein le lendemain ; les gens
croyaient de bonne foi. Le grand-père revint, quelques mois plus tard, avec des moustaches
plus blanchies et plus fournies. Il fut durement affecté par le rappel de son fils unique sous les
drapeaux. Le grand-père mourut juste après le retour de son fils ; il mourut la paix dans l’âme,
voyant son fils devant lui.
A l’époque, le pèlerinage était apprécié par rapport aux sacrifices qu’il exigeait, à la pénibilité
du voyage. Les choses n’étaient pas toujours facilitées pour les pèlerins, car il n’y avait pas de
liberté de pavillon, racontait-on ; les pèlerins étaient donc soumis aux exigences des seuls
affréteurs autorisés à les transporter. Ils y consacraient toute une fortune, comparativement à
leurs maigres ressources qu’ils économisaient pour la cause durant toute leur vie. D’ailleurs,
l’Association des Oulémas attirait l’attention des autorités coloniales sur ces difficultés.
On qualifiait l’oncle paternel de Saïd d’excellent laboureur. On labourait la terre caillouteuse
pour y semer quelque mesures d’orge ou quelque graines de fèves. Prédestiné aux travaux des
champs, c’était un paysan émérite. Le père de Saïd occupait, quant à lui, une petite épicerie au
village ; il y vendait essentiellement du café, du sucre et du pétrole pour les chandelles. Il n’y
avait dans le village que trois petites épiceries. Il s’occupait aussi des affaires de la
Municipalité : il se déplaçait fréquemment à Tizi-Ouzou, Michelet, Fort-National, Larba des
Ouacifs… Il faisait également le marché hebdomadaire de Ledjma, devenu aujourd’hui chef
lieu de la commune des Attafen, pour approvisionner la famille. Les commerçants venaient au
souk de tous les coins de la région pour y vendre les produits de leurs jardins.
En plus des champs hérités des vieux parents et de ceux qu’ils ont pu acquérir eux-mêmes
dans le village, les deux frères ont acheté deux parcelles de terre à Sidi Aissa, dans la région
de Bouira ; des terres fertiles, à l’inverse des champs rocailleux de la montagne. Ils s’y
rendaient parfois en plein hiver, à dos de mule, traversant les montagnes enneigées de Tikjda.
Avant la guerre, les Arabes - on les appelait ainsi au village - qui exploitaient ces terres
ramenaient du blé pour la famille à dos de chameau. Les gamins et les femmes
s’émerveillaient à la vue des grosses bêtes dociles, aux bosses charnues et à l’allure
nonchalante que seul les Arabes savent dompter. En leur titillant les chevilles, les chameaux
s’agenouillaient.
Même les champs de rocs du bled faillirent être nationalisés durant la révolution agraire, à
l’ère du slogan « la terre à celui qui la travaille », parce qu’il ne demeurait au village plus
aucun homme pour les cultiver. Les ancêtres ont juré par Dieu et par tous les saints de la
région que les champs de l’indivision, acquis à la sueur du front, resteront en l’état ; nul ne
peut en disposer ou les aliéner, ils appartiennent aux générations de père en fils. Quant aux
filles, elles pourraient à tout moment revenir dans la propriété de leurs parents si jamais elles
se séparaient de leurs maris.
Les deux frères possédaient également en indivision avec des cousins une huilerie que les
grands-parents avaient acquis au tout début des années 1900. Comment a-t-on pu transporter
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jusqu’ici d’aussi grosses meules, alors qu’il n’y avait ni voies d’accès ni moyens de
locomotion ? s’interroge-t-on souvent.
Reliées par un axe muni d’une grosse lame en acier inoxydable et inusable, les deux meules
étaient religieusement tirées par un mulet auquel on fixait des œillères. Les meules broyaient
de leur poids les olives dont le mélange était ensuite transféré à la presse hydraulique. Les
hommes y déployaient tous leurs muscles pour presser les tapis emmagasinant le mélange,
après les avoir arrosés d’eau bouillante au feu de bois. L’eau était ramenée à dos d’âne à partir
de la source voisine où l’on conduisait chaque soir les bêtes s’abreuver.
La presse des vieux parents fonctionnait ainsi jusqu’à la fin de l’année 2000. Sa bâtisse est
toujours là marquée par le temps, comme un monument inébranlable ; elle porte les traces du
poids des années et les stigmates de la sueur des hommes et des femmes qu’ils l’ont
fréquentée. Les fameuses meules et la lame en acier trempé sont toujours sur les lieux,
imposantes, comme si elles n’avaient jamais servi.
A la presse, on y mangeait bien : pour chaque récolte d’olives amenée dans les lieux, on avait
droit à un couscous à la viande, au coq ou au lapin. Un vrai régal. Dans ce lieu de labeur,
l’odeur exaltante de la vapeur dégagée par les amas chauds de graines d’olives écrasées et
pressées à l’eau bouillante aiguisait l’appétit.
Au plus fort de la guerre, il ne demeurait dans la famille qu’un cousin, avec un de ses fils et
Saïd, pour faire marcher la presse. Le cousin se plaignait d’un rhumatisme articulaire et
boitait. Les mauvaises langues disaient qu’il simulait le handicap pour ne pas se faire arrêter
par les militaires.
Tous les mouvements de personnes étaient guettés à partir du poste militaire du village d’en
face, rien n’échappait aux sentinelles. Un jour, les militaires firent spécialement une descente
dans la presse, après avoir aperçu aux alentours un jeune homme qui faisait des allées et
venues. Le garçon avait des cheveux noirs de corbeau et n’avait pas cessé de la journée de
roder autour de la presse. En fait, il inspectait les pièges qu’il avait tendus aux oiseaux qui
venaient dans les parages subtiliser quelques olives. Il avait si fortement enduit d’huile d’olive
ses cheveux lisses et noirs jusqu’à les rendre scintillants aux rayons du soleil, comme si
quelqu’un faisait réfléchir un morceau de verre pour donner des signaux, ce qui suscita des
soupçons chez les militaires.
Les soldats entrèrent précipitamment dans la presse comme des gens déterminés à arrêter ou
tuer les personnes qui s’y trouvaient. Sans aucune explication, ils ordonnèrent aux personnes
trouvées sur les lieux, à l’exception des femmes et des jeunes enfants, de les suivre. Armé de
sa canne, le cousin souffrant du rhumatisme traînait péniblement la jambe droite et donnait
même l’air d’accentuer son handicap devant les militaires. Après un bout de chemin sur la
route carrossable, ils les relâchèrent. Le lendemain, on apprit qu’un harki du village avait
intercédé en leur faveur. Quelques mois plus tard, ce harki fut l’objet d’un attentat en plein
milieu du village, tout près du bassin de la fontaine centrale. Il était le plus âgé des harkis
natifs du village.
Une autre fois, la presse avait servi de refuge à une tante paternelle de Saïd, la mère de la
sourde-muette qui garda les bêtes et la femme paralysée lors du bombardement qui avait ciblé
une maison du village. Elle revenait d’un champ, près de la rivière, les pieds tout en sang
touchés par un éclat d’obus. De temps en temps, les militaires lançaient leurs obus dans
n’importe quelle direction pour signaler leur présence ou prendre pour cible toute ombre qui
bougeait. Arrivée toute essoufflée dans la presse, après avoir emprunté les sentiers escarpés,
elle était blême et effarée. Pendant que le sang giclait de ses pieds, le cousin qui dirigeait la
presse demanda prestement aux enfants qui le secondaient dans la lourde besogne d’aller
pisser dans un vieux seau qu’il leur remit. Retenant difficilement leurs rires, confus, les
enfants en exprimèrent un sentiment de gêne. Sans perdre plus de temps, il laissa tomber les
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gamins et s’en alla hâtivement chercher ses propres urines qu’il déversa sur les pied
ensanglantés de la bonne femme. Avec ce seul expédient, elle s’en était tirée tant bien que
mal : au village, il n’y avait ni infirmerie, ni médicaments.
Le cousin avait trimé dans la vie. Il avait beaucoup de qualités professionnelles. A
l’Indépendance, il construisit seul sa petite maison, de ses propres mains, sans l’aide de
personne, avec les seuls matériaux du terroir. C’était un homme d’une grande autorité. Un
jour, il prit son fusil et empêcha un voisin de placer une fenêtre en face d’un lopin de terre
appartenant à sa famille. Le lopin de terre est aujourd’hui à l’abandon, enfoui sous les ruines
des vielles maisons abandonnées.
8/
Saïd se souvient des faits et gestes de sa grand-mère paternelle. Elle priait en kabyle, avec foi
et ferveur, dans la pureté de la croyance. Durant le mois de Ramadan qui suivit la mort de son
fils-unique, elle demandait chaque soir à son petit-fils d’offrir ses journées de jeûne à son
défunt père. Ainsi, à chaque appel du muezzin, Saïd levait la tête au ciel et implorait Dieu
d’accepter sa journée de jeûne à la mémoire de son père.
Durant le Ramadan, on préparait des plats hors du commun : une chorba parfumée à la
coriandre du jardin familial et de la pomme de terre à la sauce blanche arrosée de persil. Le
couscous au lait caillé et aux raisins secs était réservé au shour, le repas de minuit. L’eau de
source donnait un goût délicieux à tous les plats, même non accompagnés de viande.
Quelques instants avant le coucher du soleil, les enfants guettaient l’appel du muezzin. Sans
haut-parleur et sans stridence, sans effrayer et sans agresser, une voix douce, fredonnant
l’appel à la prière et à la rupture du jeûne, à laquelle répondaient les échos des montagnes et
des champs, chantonnait dans les oreilles des enfants qui allaient tous en courant, chacun de
son côté, annoncer la nouvelle aux parents. « Idden iddendden ! » criaient les enfants en filant
à petites enjambées, pieds nus. Durant le Ramadan, les gens veillaient jusqu’à une heure
reculée de la nuit. Le jeu de loto, accompagné de gâteaux secs, de café, de thé et de beignets
frits à l’huile d’olive, constituait la principale attraction.
La grand-mère mourut d’une mort douce et paisible. Elle était bien portante dans son lit
lorsque les enfants, dans un brouhaha de chahuts et de joie, au coucher du soleil, l’appelèrent
pour venir, comme à chaque occasion, prêter assistance à une vache qui s’apprêtait à mettre
bas un petit. Accroupie devant la bête qui gémissait, mais qui avait un regard confiant par la
présence de la vieille qui l’avait déjà assistée en pareilles circonstances, elle se mit soudain à
rire. Y voyait-elle l’image ou l’ombre de son fils-unique dont la disparition lui avait rendu la
vie amère à jamais ? Le fils que la guerre lui arracha violemment de la profondeur de son
âme et dont l’idée de lui survivre ne l’avait jamais effleurée. Voyant qu’elle ne s’arrêta pas de
rire, on la remit dans son lit. Avant l’aube, elle rendit l’âme, en dormant. La déception de la
famille fut terrible et totale avec la disparition subite de la grand-mère.
Saïd veut ici reprendre à son compte ce passage du livre de Mary W. Shelley dans
« Frankenstein ou le Prométhée Moderne », parlant de la douleur que l’on ressent à la mort
d’une mère, qui résume la détresse qui s’était emparée de la famille à la disparition de la
grand-mère paternelle, qui est venue amplifier le vide laissé par la disparition tragique de son
fils-unique : « Elle s’éteignit paisiblement. Même dans la mort, ses traits exprimaient encore
l’affection qu’elle nous avait vouée. Il est inutile que je décrive les sentiments qu’éprouvent
ceux dont les liens les plus chers sont ainsi rompus par le plus irrémédiable de tous les maux,
le vide qui s’empare de l’âme et le désespoir qui trahit le visage. Bien long, en vérité, est le
temps qui lentement s’écoule avant que l’on puisse se résigner à l’idée que plus jamais l’on ne
reverra l’être cher que l’on avait chaque jour auprès de soi et dont la vie même était comme
une partie de la vôtre. Que l’éclat des yeux aimés se soit terni à jamais et que la voix, si
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familière et si douce à entendre, se soit tue pour toujours. Telles sont les pensées qui vous
obsèdent durant les premiers jours de votre deuil ; mais c’est seulement lorsque la fuite du
temps vient préciser la réalité implacable de cette perte, que le chagrin s’installe avec toute
son emprise. A qui la main glacée de la mort n’a-t-elle pas arraché au moins un être cher ? Il
serait donc superflu de m’étendre sur une peine que tous ont et doivent fatalement éprouver. »
On était alors dans toute la guerre. Quelques hommes, pour ce qu’il en restait au village,
emmenèrent le corps de la défunte au cimetière familial, à quelque mille mètres de la maison,
près de la tombe encore fraîche de son fils, près aussi du mausolée du Saint le plus vénéré du
village, Abehar, où l’on y dépose en offrande, encore aujourd’hui, des pièces de monnaie dans
la petite lucarne à bougies prévue à cet effet. C’est là qu’un jeune talent, inspiré de l’œuvre de
son père, produisit en 2004 une chanson du terroir accompagnée de t’bal. Comme le veut la
coutume, on sort du mausolée à reculons. Sur le chemin du retour, les enfants qui
accompagnent les grands pour visiter le Saint s’éclipsent un moment pour revenir prestement
sur les lieux afin d’y subtiliser les pièces déposées en offrande.
Au moment de la mise en terre du corps de la grand-mère, des rafales d’armes automatiques,
un déluge de feu, retentirent et s’abattirent sur le cortège. Les hommes, pris au dépourvu, dans
un ultime sursaut, se jetèrent tous en contrebas du cimetière, du côté est. Fort heureusement,
ils en sortirent tous indemnes. La vieille dame avait toujours porté bonheur, commenta-t-on.
Elle était fort généreuse, elle offrait aux démunis du petit-lait et de la galette et aux passagers
son café égoutté au feu de bois, à la saveur sublime et à l’arôme enivrant.
Le lendemain, à l’aube, deux femmes se rendirent au cimetière pour achever d’enterrer la
vieille dame. La première fois que des femmes s’occupèrent d’une activité habituellement
réservée aux seuls hommes ! On apprit, le lendemain, que les militaires avaient tiré sur le
cortège parce qu’ils n’avaient pas été avertis de la mort de la vieille et du jour de son
enterrement.
Deux jours durant, on ne mit pas la marmite à couscous sur le feu : c’était ainsi que les
familles exprimaient leur deuil chaque fois qu’un être cher disparaissait.
9/
Nous étions en 1953, la guerre pointait à l’horizon. De par sa fonction de maire, le père de
Saïd était décidé à ramener le progrès dans le village. Le tout petit village d’IghilBouamas se vit ainsi doter d’une route, d’un château d’eau et de poteaux
électriques. Beaucoup d’autres villages montrèrent des jalousies par rapport à
toutes ces réalisations.
La construction de la route sur une distance de plus de cinq kilomètres fut une œuvre
grandiose. La route traversa plusieurs propriétés, dont celles du père. Tout le monde était
d’accord pour les travaux, seul l’intérêt collectif animait et intéressait les villageois. Le
bulldozer émerveilla les enfants, jamais ils n’avaient vu pareil engin escalader et creuser les
pentes abruptes.
La route passa juste au-dessus de la maison familiale, située en contrebas du village. La
maison a été construite en 1952, avec la pierre et la terre tirées des champs des vieux parents.
L’ancienne maison du village, qui était partagée avec des cousins, ne pouvait plus contenir
tout le monde. La nouvelle demeure permit ainsi à la famille de Saïd de respirer, tout en
faisant bénéficier les cousins de plus d’espace. Sa construction exigea beaucoup de sacrifices
et de privations : pour y parvenir, le père a été contraint de vendre la paire de bœufs.
Pour ne pas exposer la famille aux regards indiscrets des étrangers, on prit soin de fermer la
porte extérieure de la maison durant tous les travaux. Dans ses grondements, le bull ne cessa
pas de creuser le talus de sa pelle géante. Arrivé en haut de la maison, il y déterra un grand
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bloc qui lui échappa et vint s’écraser sur la porte close. La porte demeura imperturbablement
fermée, mais la grosse pierre y laissa un trou béant. Fort heureusement, personne ne se
trouvait à ce moment-là au milieu de la cour où le rocher est venu s’immobiliser.
Ce fut aussi le jour où la mule de couleur grise, qui était aimée de tous - la mule sauva le père
de Saïd d’une mort certaine lorsque, à son retour de Michelet, des bandits tirèrent sur lui à
coups de fusil, le blessant à la jambe -, échappa au frère-aîné et s’en alla au trot dans les
champs, pour se détendre et brouter l’herbe de son choix. C’était la consternation dans la
maison : l’espoir de la retrouver s’amenuisait à mesure qu’approchait la nuit. Même le père
qui rentrait tard la nuit, venant de son épicerie, était déjà à la maison alors que la mule ne
donnait aucun signe de vie. Le père rentrait chez lui de manière imposante et solennelle,
arborant son burnous et son cache-poussière marron de voyage, tenant à la main une lampe à
carbures dont la flemme résistait au vent et même à la pluie. La flemme de la lampe était aussi
destinée à éloigner les fantômes de la nuit qu’on pouvait rencontrer sur le chemin, disait-on à
l’époque.
Il ne faut pas que le père s’aperçoive de la fugue de la mule, du moins avant de le faire dîner !
murmura-t-on dans la famille. Un couscous, comme chaque soir, lui fut servi, tout en ne
soufflant mot sur l’incartade commise par la mule. Soudain, au même moment, la porte
extérieure de la maison vibra, tandis qu’au loin, et même tout près, on entendait les cris de
chacals auxquels les chiens de la maison, Pinou et Paupis, rendaient des échos par des
hurlements imitant ceux des loups. Tout le monde eut le souffle coupé, ayant cru aux voleurs.
La mère de Saïd s’approcha discrètement de la porte et comprit vite que la mule était là. La
mule attendait que quelqu’un vienne lui ouvrir. Elle se servit de ses grosses lèvres pour
frapper à la porte. Repue, élégante, altière, à l’allure d’une jument aux hanches tremblotantes,
imposante dans sa robe plus grisâtre dans la nuit, elle se dirigea fièrement vers son étable où
l’attendait le vieux baudet esseulé, lançant des hennissements de plaisir, comme pour narguer
son monde. Qu’a-t-elle donc fait pour se montrer avec autant d’orgueil et de bonheur ? Où
s’était-elle rendue ? se demanda-t-on. Ouf ! s’exclama-t-on, ne pouvant pas deviner qu’elle
aurait été la réaction du père si la mule n’était pas revenue à la maison. Instinctivement, la
mule revint toute seule à la maison, tranquillement, calmement, sans que personne ne l’y eût
obligée. Avant de se décider à revenir chez ses maîtres, elle a dû sûrement faire un tour à la
source où on la conduisait chaque soir se désaltérer, a-t-on également susurré.
Le château d’eau a été construit sur une colline surplombant le village ; c’était pour les
villageois une véritable œuvre d’art. Jamais pareil ouvrage n’a été réalisé au village, même
après l’indépendance. Il alimentait les quatre fontaines du village, dont celle de l’école
coloniale où les enfants se barbouillaient à satiété. Le château d’eau sert aujourd’hui tant bien
que mal à alimenter les conduites ramenées dans les maisons bien après l’indépendance.
Sans doute, l’installation de poteaux électriques fut-elle l’activité la plus intense à laquelle
assistèrent les villageois. Une soixantaine de poteaux furent installés en un temps record. Tout
le village suivait la grande réalisation. Les personnes âgées faisaient des bracelets avec les
bouts de fils électriques tombés à terre car ils étaient recommandés contre les rhumatismes
articulaires. Les enfants aimaient escalader les poteaux déjà mis debout et mimer les ouvriers,
tous étrangers au village, dans les cris d’encouragement qu’ils poussaient pour soulever les
masses de métal.
Ces trois réalisations constituent, encore aujourd’hui, la fierté du village. Le nom du père de
Saïd semble s’y attacher pour toujours, ce dont il ne s’était jamais vanté de son vivant,
préférant la modestie à tout autre signe de gloire.
22
10/
Au village, la pauvreté frappait tout le monde. Même Saïd, le fils du maire, allait pieds nus à
l’école. Pour vaincre la misère les gens s’entraidaient : le socialisme, inconnu dans l’Algérie
colonisée, y était presque parfait, naturellement établi entre les indigènes.
Lorsque quelqu’un donnait à Saïd une pièce de cinq francs - le franc de l’époque représentait
le centime d’aujourd’hui avant que la France ne balance dans le nouveau franc, valant cent
centimes, puis dans l’euro, plus de six fois plus cher ; avec l’inflation, le dinar a dans les faits
supplanté le centime, sans qu’il y ait eu changement de monnaie -, il allait en courant chez
l’épicier du coin pour en faire la monnaie. Il préférait aller dans l’épicerie tenue par un vieil
homme tranquille, n’osant pas se rendre dans l’épicerie de son père. Le vieil homme
s’asseyait sur une dalle de pierre, au seuil de son magasin où il est enterré aujourd’hui, vœu
qu’il avait toujours exprimé et qui fut exhaussé. Il ne refusait jamais de se lever de sa dalle de
pierre, s’appuyant sur sa canne, même si ce n’était que pour satisfaire les plaisirs malins, mais
naïfs, de gamins. Ainsi, Saïd se donnait l’illusion d’avoir plus d’argent, en ayant en nombre de
pièces cinq fois plus de francs.
Une fois l’an, à l’occasion de l’Aïd El-Kébir, la fête du sacrifice du mouton, son père lui
achetait une paire de chaussures. Un jour, il lui acheta des sandales rouges. Il trouva les
sandales si jolies qui les garda toute la nuit au lit pour mieux les sentir et en apprécier le
plaisir. Ce jour, pour mieux partager la joie que lui procurèrent les nouvelles chaussures, il
passa la nuit chez sa grand-mère maternelle.
A défaut de chaussures, Saïd se confectionnait des savates avec les peaux brutes de bovins
que ramenaient les Arabes des contrées lointaines. Les savates étaient plus indiquées pour
marcher sur les sillons de terre creusés par les bœufs attelés à la charrue.
Les Arabes venaient au village pour chercher du travail. Selon les années, le père de Saïd en
employait trois à cinq pour garder les vaches ou, pour les plus entreprenants d’entre eux,
labourer la terre ou travailler à la presse. Chaque soir, on leur préparait du couscous d’orge,
accompagné d’une sauce préparée à l’eau de source des montagnes et aux légumes du jardin
familial où l’oignon prédominait. C’était plus vrai que nature ! Saïd aimait manger avec eux,
car il trouvait que cela procurait un goût meilleur. Il leur parlait en kabyle, ils lui répondaient
en arabe ; ils se comprenaient. L’un d’eux, un paisible jeune du nom de Yacine, fut
malencontreusement éventré par une vache avec laquelle il avait pourtant lié une grande
affection. Depuis ce fâcheux incident, on prit la décision de couper les pointes des cornes des
vaches et des bœufs.
En été, les Arabes emmenaient les vaches et les bœufs du village en montagne, dans les
vallées verdoyantes, à l’air vif et apaisant, près de Tikjda, afin de les retaper et leur donner un
nouveau look. Les bêtes prenaient de l’embonpoint et devenaient plus propres en étant
éloignées de la vie des écuries. Sur cette plaine des montagnes, on y découvrit à
l’indépendance une épave d’un chasseur-bombardier, trace de l’âpreté des combats qui s’y
étaient déroulés. De cet endroit, on peut contempler, à près de mille mètres en contre-bas, ce
que les militaires français appelaient durant la guerre la « Cuvette » des Aït Ouabane, village
placé au creux des montagnes dans un décor verdoyant indéfinissable. Le village fut un haut
lieu de faits d’armes durant la Révolution. Redouté par les militaires, il avait été évacué de ses
habitants et rasé. Aujourd’hui, la vie a repris dans cet hameau aux jardins fleuris de fruits et de
légumes, dont la ressource principale continue à provenir toujours de sa forte émigration en
France. On racontait qu’une arrière-grand-mère de la famille de Saïd est originaire des Aït
Ouabane. Les gens des Aït Ouabane sillonnaient à dos d’âne les villages de la région pour y
vendre les primeurs de leurs jardins. Leurs légumes et leurs fruits du fin fond des montagnes
donnaient de l’eau à la bouche.
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Les enfants du village n’étaient point exigeants : ils se satisfaisaient des randonnées dans les
champs et de la chasse aux oiseaux. Ils jouaient aux billes, à la toupie et au saute-mouton.
Durant la guerre, on les vit jouer aux fellagas avec des armes qu’ils confectionnaient à l’aide
de bouts de bois. Les fellagas étaient leurs héros.
Rien dans le village n’excitait en eux de nouveaux besoins, des jalousies ou des frustrations. Il
n’y avait au village aucun espace de jeux pour les occuper.
Au village, le socialisme, inconnu à l’époque, se confondait avec la solidarité. Lorsqu’un
malheur survenait dans le village, toute la population y compatissait. A l’occasion d’une fête,
les gens du village y étaient tous conviés. A l’occasion d’un mariage, tout le monde prenait
part au couscous à la viande et au lait caillé, accompagné parfois de miel pur provenant des
rares ruches d’abeilles qu’élevaient les paysans les plus entreprenants. On y invitait les gens
en chargeant une personne de sillonner le village à l’aide d’un porte-voix, pour annoncer la
fête et l’heure du couscous. La solidarité était forte partout au village ; c’était ainsi que les
familles vainquaient la misère et surmontaient les difficultés ou les malheurs qui les
frappaient.
11/
Quelques mois avant le déclenchement de la guerre de libération, Saïd aperçut des gendarmes
en short, en pleine chaleur d’été, marcher de manière imposante sur la piste fraîchement
tracée par le bull. C’étaient de bels hommes, forts et de haute stature, qui forçaient au respect.
Uniformes dans leurs uniformes, on crut qu’ils sortaient tous d’un même moule. Pour vanter
la beauté de ses petits-fils, la grand-mère paternelle les qualifiait de gendarmes. Parfois aussi
de phares d’automobiles, à l’époque où les voitures faisaient leur première apparition dans le
village, ou de lune de l’Aïd, la grande fête musulmane.
Ce jour, les gendarmes étaient à la recherche d’un insoumis au service militaire. Saïd vit la
mère du rebelle prendre la direction opposée aux gendarmes. La pauvre mère, ayant appris la
nouvelle, tapait des deux mains sur sa poitrine et implorait Dieu et les Saints de la région,
priant que les gendarmes soient frappés de cécité à l’égard de son fils chéri, son unique fils.
Elle était à la recherche du père de Said, qui se trouvait ce jour-là à Michelet, pour lui
demander d’aller à la rencontre des gendarmes. Son fils était connu comme un jeune d’une
grande bravoure, précocement animé de la fibre révolutionnaire. Il était surnommé le « Dur »,
mais il était à la fois affable, généreux, fougueux, fugace et téméraire. Il prit la clé des champs
pour ne pas se faire prendre par les gendarmes. Partir au service militaire, c’était comme un
peu mourir : les séquelles de la guerre mondiale étaient encore vivaces dans les mémoires.
L’esprit révolutionnaire commençait aussi à naître chez beaucoup de jeunes du village qui
fuyaient les gendarmes qui venaient les cueillir pour les enrôler dans l’armée.
L’insoumis rejoignit le maquis aux premières heures de la Révolution ; il participa au premier
coup de feu de novembre 54. Il aimait raconter aux enfants ses exploits de rebelle que Saïd
écoutait religieusement. Il racontait lorsque, au cours d’une nuit, il tira sur le poste militaire
du village d’en face et y vit soudain la lumière s’éteindre, en déduisant que son tir avait bel et
bien fait mouche.
Quelques années plus tard, après son engagement total dans la Révolution, il fut abattu par un
tireur d’élite lors d’une perquisition militaire dans le village, alors qu’il se sauvait une autre
fois dans les champs. Orphelin de père, il était le fils-unique et laissa un fils-unique animé par
la même bravoure. C’était un très grand ami au père de Saïd.
La guerre approchait à grands pas, elle était déjà aux portes du village. Pour la première fois,
Saïd vit une colonne de militaires arriver sur la nouvelle route carrossable, aux pieds de
l’école du village qui sera incendiée quelques mois plus tard. Sacrilège ! L’intimité du village
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va être violée ! murmura-t-on. On courut en aviser le maire qui se rendit à leur rencontre. En
fin stratège, dans une démarche solennelle qui impressionna les jeunes soldats, il palabra dix
longues minutes avec le chef de la troupe, au milieu de la route. Au bout de l’entretien, il eut
droit à un salut digne d’un maréchal. La troupe, comme un seul homme, fit demi-tour. Que
leur a-t-il raconté ? Les a-t-il convaincus en déclinant son statut et, peut-être aussi, la
promesse écrite qu’il reçut quelques mois auparavant de l’autorité de Michelet pour classer à
la bonne place sa candidature à la distinction de la médaille du Chevalier de la Légion
d’Honneur ? Leur a-t-il fait savoir que s’ils pénétraient dans le village, ils effrayeraient
femmes et enfants et heurteraient l’honneur des hommes ? Saïd, qui vit l’escadron retourner
sur ses pas en file indienne, faire demi-tour dans un seul élan et dans un ordre serré, n’eut pas
de réponse à ses interrogations.
Le père reçut la promesse d’être décoré de la médaille du Chevalier de la Légion d’Honneur.
Dans une lettre adressée au Rapporteur Général et signée « pour le Gouverneur Général de
l’Algérie », il était écrit :
« Vous avez bien voulu appeler mon attention sur les titres à la décoration de Chevalier de la
Légion d’Honneur de Monsieur (le père de Saïd), Conseiller Municipal d’Ighil-Bouamas.
J’ai l’honneur de vous faire connaître que j’ai pris la meilleure note de l’intérêt que vous
portez à Monsieur (le père de Saïd) dont la candidature sera comprise dans les propositions
que je formulerai en vue de la promotion du 1er janvier 1955.
Veuillez agréer, Monsieur le Rapporteur Général, l’assurance de ma considération très
distinguée./. »
Avec la guerre, et pour avoir démissionné de son poste, il n’eut pas la fameuse médaille tant
convoitée aujourd’hui, même par la ville d’Alger qui a fini par l’obtenir. Il devint, par la force
de son statut, chef de Front.
12/
La guerre s’installait progressivement dans la durée. En sa qualité de chef de Front, l’ex-maire
recevait la nuit dans sa maison des visiteurs étrangers au village, parmi lesquels figuraient des
historiques de la Révolution. La maison du père était pourvue d’une salle qui donnait sur
l’extérieur, ce qui facilitait les contacts et n’exposait pas les femmes aux regards. A plusieurs
reprises, la mère de Saïd prépara aux visiteurs du couscous au coq ou au lapin accompagné de
la viande séchée de l’Aïd-El-Kébir, la fête du sacrifice du mouton, qui donnait un goût
sublime à la sauce, et du thé à la menthe en guise de dessert. Un jour, les visiteurs y passèrent
la plus grande partie de la nuit, car ils avaient avec eux un blessé. Saïd entendit le blessé
gémir toute la nuit ; le père avait alors demandé à sa femme de préparer de l’eau chaude,
c’était probablement pour des soins. Tôt le matin, avant l’aube, les visiteurs partirent. Ce jourlà, dans leur départ précipité, ils oublièrent un poignard sur le lit du blessé. Toute la famille
prit le poignard pour le contempler et l’admirer, comme si c’était une pièce rare de musée. Il
avait une poignée rutilante en zinc métallisé. Il faut le conserver soigneusement car, ne sait-on
jamais, ils pourraient revenir le chercher ! murmura-t-on. Il faut aussi le cacher car on n’est
pas à l’abri d’une visite impromptue des militaires ! se ravisa-t-on encore. Le père alla alors le
cacher, comme il l’avait fait pour le fusil, dans un tronc d’olivier.
Les perquisitions des militaires dans le village n’avaient pas encore commencé que déjà
l’ambiance de guerre se lisait sur tous les visages ; les nouvelles qui émanaient du Front
n’étaient guère rassurantes, elles présageaient l’embrasement.
Le père de Saïd analysait sans cesse la situation : il voyait se consolider une Révolution et,
dans le même temps, arriver une guerre, comme toutes les guerres, qui emportera les
meilleurs fils du pays. Il avait les capacités physiques et intellectuelles pour émigrer en France
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ou aller s’installer à Alger ou à Oran, où l’on pouvait vivre sans être au-devant de la scène, de
manière anonyme. Rester au village représentait un danger réel, car on pouvait être soupçonné
de tout. Plus tard, en effet, il ne demeura au village que les jeunes enfants, les femmes et les
vieillards. Les moins jeunes partirent ou furent tués, chacun selon son destin.
Le père ne choisit pas l’exil. Il sentit comme un devoir de continuer à servir le village et à
veiller sur sa protection. Dans le même idéal, il envisageait sérieusement, le moment venu, de
rejoindre le maquis au cœur des montagnes toutes proches. Il ne pouvait pas continuer à
activer pour le Front, dont il était aussi trésorier de la cellule locale du FLN, et demeurer en
même temps dans le village ; cela l’exposait à de gros risques. Plusieurs amis lui avaient
d’ailleurs conseillé de quitter le village, car le voyant pris entre deux feux. C’était l’une des
rares confidences qu’il fit à sa femme, voyant les choses se corser, que la mère a raconté, bien
plus tard, à ses enfants.
Il quitta définitivement le village qui l’a vu naître à l’âge de 46 ans.
Il n’eut pas le temps de mettre à exécution ses projets que déjà un complot se tramait contre
lui et à son insu. Beaucoup de fils de ce pays furent victimes de trahisons ou disparurent dans
des conditions mystérieuses, mais la Révolution déjoua toutes les machinations ; la foi du
peuple s’était montrée inébranlable tout au long du parcours révolutionnaire. Les complots
continuèrent même après l’indépendance. Plus tard, bien plus tard après l’indépendance, on
reconnut, même si ce n’était que sur les bouts des lèvres, les manœuvres dont furent victimes
de grands patriotes de ce pays. « Ce sont tes frères qui t’ont enterré, qui t’ont exhumé pour te
glorifier, te drapant d’une étoile et d’un croissant de lune … » chante d’une voix musicale un
poète-chanteur natif du village de Saïd. Le son de sa guitare se mêlait à sa voix mélodieuse et
nuancée.
Dans son livre « Mémoires d’un combattant », l’historique Hocine AIT AHMED écrivait en
marge : « On ne pourra jamais comprendre ce qui est arrivé à l’Algérie après l’Indépendance
si on perd de vue que ses meilleurs fils ont été fauchés par la guerre. Outre les milliers de
petits et moyens cadres tombés dans la répression coloniale, des dizaines ont été victimes de
purges et de règlements de comptes. »
En mai 1956, peu de temps avant le congrès de la Soummam, la guerre prit un nouveau
tournant. Les hommes du village assuraient la garde, la nuit, à tour de rôle. Des jalousies
apparurent ici et là. Quelques confusions dans les rôles étaient aussi perceptibles. Certains
voulaient acquérir une notoriété et une autorité dans le village et affichaient en conséquence
des envies par rapport à ceux qui étaient destinés à jouer les premiers rôles. Beaucoup
d’interrogations étaient en l’air ; ils n’étaient pas nombreux ceux qui avaient déjà rejoint le
maquis ou annoncé qu’ils se préparaient à le faire, mais tous étaient militants et cotisaient à la
trésorerie du FLN. Plus tard, les choses s’éclaircirent et se décidèrent : certains furent tués,
d’autres partirent au djebel ou en ville, tandis que les plus vieux demeurèrent au village avec
les femmes et les enfants.
Par une nuit printanière de ce mois de mai, aux champs encore parsemés de coquelicots, de
marguerites et d’arbustes fleuris, le père rentra chez lui, tard comme d’habitude, la lampe à
carbures à la main, et dîna en prenant un couscous, le repas de tous les soirs. Prémonition
peut-être, il avait, cette nuit-là, la mine triste. Il partit se coucher, il ne resta pas discuter avec
sa mère et ses enfants comme il aimait le faire chaque nuit. Mais il était intrigué que des gens
eussent demandé à son beau-frère qu’il pouvait rentrer chez lui et qu’il était dispensé de la
garde cette nuit-là.
Cette même nuit, au milieu de la nuit, des inconnus vinrent frapper à la porte de la maison. Ils
étaient d’abord passés par une autre maison du village d’où ils ramenèrent un notable et son
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fils. Le notable frisait la soixantaine et jouissait d’une grande réputation : il était toujours
habillé d’une gandoura blanche qui symbolisait la piété et la générosité ; c’était un sage que
consultaient tous les villageois qui lui témoignaient un respect sans limites. Avant la
démission du père de Saïd du poste de maire, il assurait la fonction de premier adjoint du
Centre municipal.
Le fils du notable venait d’accomplir le service militaire. La nature a doté le jeune homme
d’une stature et d’un charme qui n’échappaient à aucun regard. Sa famille craignait d’ailleurs
pour lui : pour le protéger contre le mauvais œil, elle lui faisait porter un talisman
confectionné chez un marabout du village. Formé à l’exercice militaire, il était, lui aussi, un
fervent militant du FLN et attendait le jour idoine pour rejoindre le maquis des montagnes
d’en face.
Avant d’ouvrir la porte, le père prit soin de s’assurer que l’une des voix provenait d’une
connaissance, le notable avec lequel il avait partagé la plupart des moments forts vécus par le
village. Il ouvrit la porte et de manière hâtive les inconnus lui demandèrent de les suivre,
prétextant que le Front avait besoin de lui en extrême urgence. Dubitatif un court instant, il
finit par y prêter confiance, se rappelant sur le moment qu’il devait recevoir d’un jour à l’autre
une visite de moudjahidine. Il eut alors la présence d’esprit de remonter rapidement dans sa
chambre pour prendre sa djellaba, protégeant sa tête avec le capuchon, qu’il préféra cette nuitlà au burnous. La djellaba était plus indiquée en de pareilles circonstances, d’autant plus qu’il
faisait encore très frais la nuit en ce mois de mai. Au même moment, son demi-frère, le
paysan, accourut et demanda à l’accompagner. Il l’en dissuada et, d’un air autoritaire, lui
demanda de rester auprès des femmes et des enfants. Les inconnus et les trois hommes
partirent sans que l’on sût dans quelle direction. La famille, confiante, retourna se coucher : le
père est un homme connu et n’a rien à se reprocher, commenta-t-on.
Au lever du jour, le frère-aîné de Saïd commença à s’inquiéter de la longue absence du père.
Il sortit dans les champs, en quête d’informations. Il rencontra sur la route un parent du
notable et du jeune homme, venu lui aussi s’enquérir des siens.
Ironie du sort, le parent du notable connut deux maquis : celui de la Révolution et celui de
1963, du plus vieux parti d’opposition qui revendiquait et qui revendique encore aujourd’hui
l’élection d’une assemblée constituante.
Quatre autres jeunes du village, qui firent avec Saïd l’école coloniale et la medersa, avaient
rejoint, eux aussi, le maquis de 63. A cette période, Saïd avait déjà regagné Montgolfier
(Rahouia aujourd’hui), dans la région de Tiaret, où il étudiait en classe de cours moyen
deuxième année. C’était à Montgolfier, en lisant l’Echo d’Alger, que Saïd apprit l’arrestation
des quatre amis. On étala leurs photos à la une du journal, avec les armes récupérées, des
mitraillettes, tout en les traitant de contre-révolutionnaires et de bandits de grands chemins.
Un autre jeune et ami de Saïd, fils d’un moudjahid qui défraya la chronique en se sauvant de
manière spectaculaire de la prison du poste militaire du village voisin, s’enrôla, quant à lui,
dans l’armée régulière de l’époque.
Durant un court séjour qu’il passa dans son village natal en 1963, revenant de Montgolfier,
Saïd revécut un moment la peur de la guerre, de la vraie guerre.
Un jour, des soldats de l’armée algérienne envahirent la maison familiale, tôt le matin,
exactement comme le faisaient les militaires français. Ils étaient tous bruns, ils avaient
l’accent de l’Ouest que connaissait bien Saïd. Ce jour, un des soldats aperçut une photo
accrochée au mur qui représentait les « historiques » de la Révolution, parmi lesquels
figuraient les « cinq » arrêtés par les militaires français en 1956 dans le coup de l’avion
venant de Rabat. Violemment, le soldat arracha du mur la photo et la déchira en menus
morceaux qu’il piétina de ses rangers, tout en lançant des insultes tous azimuts. Les soldats ne
bousculèrent point la famille, ils étaient seulement à la recherche du premier responsable du
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parti de l’opposition. En arabe, ils posaient la question : « Où se cache Aït Ahmed ? » Les
militaires français posaient la même question sur Amirouche : « Où se cache Amirouche ? »
Dans leur quête dans les champs, tôt le matin, le frère-aîné et le parent du sage apprirent d’un
passant que les trois hommes venaient d’être tués et que leurs corps gisaient à trois cents
mètres de là, en allant vers la rivière. Constatant le drame et pris de panique et de frayeur, le
frère-aîné courut à la maison, sanglotant, frappant des deux mains sur son visage en criant :
« Mon père est mort ! » La nouvelle jeta un effroi foudroyant sur tous les visages.
La grand-mère paternelle perdit connaissance, à demi-consciente, elle s’affala ; elle venait de
perdre son fils-unique, ce qu’elle avait de plus cher au monde.
La mère de Saïd devint subitement muette, blême, abasourdie, ne comprenant pas ce qui
venait de se produire. La gorge serrée, des flots de larmes inondèrent rapidement son visage
pendant que son regard exprimait une extrême détresse. Elle finit par se résigner et s’en alla
consoler ses jeunes fils. Elle fit mine d’oublier un instant son propre chagrin pour essayer
d’adoucir celui de ses enfants et de sa belle-mère, la mère de son mari. Le choc fut si fort
qu’un souvenir rarissime lui revint soudain à la mémoire : elle se rappela la seule et unique
fois que son mari l’emmena à Tizi-Ouzou, à l’insu du village et même de la famille, où ils
déjeunèrent ensemble dans un restaurant. Personne ne pouvait le croire à l’époque ! Elle
raconte encore aujourd’hui le goût sublime de ce qu’elle avait mangé, un goût qui, aimait-elle
raconter, revient souvent dans sa bouche et symbolise la profondeur de la vision et la grandeur
de l’homme avec lequel elle a partagé une partie de son destin, celui qui la quitta
prématurément, à un âge où on pouvait refaire toute une vie.
Les cris et les pleurs se répandirent partout dans la maison ; on avait l’impression de pénétrer
dans un autre monde, qu’on était dans un rêve infini. Saïd, qui connut ce jour-là, pour la
première fois, la douleur que peut engendrer la disparition d’un être cher, convulsa dans un
cauchemar profond, imaginant un moment qu’il rêvait et qu’au réveil il allait retrouver
comme d’habitude son père en train de préparer la monture de sa mule pour un nouveau
voyage. Mais, ce n’était qu’un rêve imaginé pour tempérer l’immense douleur qui
l’envahissait. Un rêve qui fut brisé par la réalité implacable qui s’éclata devant lui. Il se
rappela sur le moment, lui aussi, lorsque son père l’envoya à Tizi-Ouzou pour un banal et
anodin mal de dent, la première fois qu’il eut l’occasion de découvrir ce qu’était une ville, ce
qu’était un dentiste. D’habitude, on se faisait arracher les dents avec des tenailles chez un
vieux du village. Mais, il plaisait à Saïd de faire de temps à autre l’enfant gâté. Alors que TiziOuzou n’était à l’époque qu’un grand bourg, il fut émerveillé par ce qu’il y découvrit : une
ville d’une propreté impeccable, le robot du dentiste français pour les soins des dents et le
train, la Micheline rouge qui, vue de loin, n’avait rien à envier à un beau jouet. La Micheline
transportait les voyageurs vers Alger et assurait des correspondances pour des contrées plus
lointaines. Il partit à Tizi-Ouzou dans la voiture (une Plymouth) que son père avait achetée en
association avec un notable du village. Ne conduisant pas, ils recrutèrent pour cela un
chauffeur. En cours de route, Saïd surprit le chauffeur en train de cacher furtivement sa boîte
de chique sous le siège de la voiture, craignant un contrôle de moudjahidine. Durant la guerre,
le Front punissait de mort ou d’amputation ceux qui s’aventuraient à consommer le tabac, car
le tabac constituait un gisement fiscal pour le Trésor colonial, disait-t-on. Priver un Kabyle de
sa boîte de chique n’était pas chose aisée à faire respecter ! Les Kabyles sont toujours de
grands amateurs de tabac à chiquer : ils avaient même contaminé quelques Pieds Noirs qui
continuent, encore aujourd’hui, à chiquer chez eux, de l’autre côté de la mer.
Bien plus tard après l’indépendance, Saïd découvrit dans les papiers de son père,
soigneusement conservés par une tante, des spécimens de traites qui avaient servi au paiement
échelonné de la voiture. Pour cela, il avait fallu que le père élût domicile à Alger, à la Colonne
Voirol, rue Arlette, chez une famille originaire du village. A l’époque, on pouvait donc payer
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par traite, ce qui n’est pas évident aujourd’hui où même l’usage du chèque bancaire est fort
peu répandu.
Il n’y avait au village que deux voitures, celle du père, achetée en association avec un ami, et
la traction-avant du propriétaire de la maison bombardée. Les enfants contemplaient ces
joyaux comme des choses nouvelles et curieuses pour eux et pariaient sur la voiture la plus
rapide, vantant tantôt celle-ci, tantôt celle-là. Il y avait aussi au village un vieux camion,
appartenant à un ancien émigré. Pour le faire démarrer, l’émigré recourait à la manivelle.
Parfois, le camion ne démarrait pas. Dans son énervement, il lui lançait de grosses pierres sur
le capot et, curieusement, le camion se remettait à vrombir.
La douleur chez la famille du sage était immense, indicible et implacable. Tout le village était
en émoi.
Contenant difficilement leurs larmes, les hommes du village allèrent tous ensemble chercher
les corps des victimes pour les remettre à leurs familles. On raconta que le jeune homme avait
encore un souffle de vie lorsqu’on le retrouva un peu plus loin des deux autres victimes. Il
avait probablement tenté de fuir, murmura-t-on. On le retrouva en train de balbutier, dans un
ultime effort, des mots inaudibles et incompréhensibles, voulant sans doute donner des
informations sur les auteurs du crime, mais il avait déjà perdu beaucoup de sang. Lorsqu’on
lui fit boire un peu de lait, il rendit l’âme.
Un homme qui habitait juste plus bas où s’était produit le drame, au bord de la rivière,
rapporta qu’il avait entendu toute la nuit des palabres et même des cris. Les inconnus et les
victimes s’étaient livrés, pendant un long moment, à de dures et rudes négociations, raconta-til furtivement.
On ramena à la maison le corps du père dans sa djellaba, comme il en était sorti ; seul son
capuchon était percé d’une balle, d’une seule balle. Avec la sagesse qu’on lui connaissait, on
comprit qu’il n’avait pas opposé de résistance, ayant peut-être pensé qu’il avait à faire à des
gens sensés. Même mort, son visage rayonnait.
Le même jour, les hommes du village emmenèrent le corps du père au cimetière familial, le
même cimetière qui accueillit sa mère quelques mois plus tard. Elle voulait le rejoindre au
plus tôt et fut entendue par Dieu qui la gratifia d’une mort douce, une mort comme si elle
dormait.
Juste avant la levée du corps du père, une vielle parente, celle qui vécut jusqu’à l’âge de cent
ans et qui racontait la résistance de la Kabylie à l’occupation française, entonna d’une voix
déchirante le chant des morts qui noua les gorges, brisa les cœurs et amplifia la douleur.
La mule était restée, ce jour-là, très calme. Elle demeura à son étable et ne réclama pas sa
ration alimentaire. Le soir, on ne l’a conduisit même pas à la source pour s’abreuver, comme
on le faisait d’habitude. La mule était restée sage dans l’écurie, comme si elle s’était mise, elle
aussi, en deuil. Elle venait de perdre son plus fidèle compagnon.
Pendant que les hommes mettaient le corps en terre, les plus crédules ont vu le ciel
s’obscurcir, une éclipse solaire momentanée, un évanouissement du soleil durant un moment.
Un silence de mort et de peur régna sur le village toute la journée et toute la nuit ; on
n’entendait même pas un oiseau chanter. Ce jour et le jour suivant, on ne prépara pas le
couscous du soir ; on éteignit le kanoun, le foyer au feu de bois.
Le village venait d’enregistrer ses premiers martyrs.
Peu de jours après, deux moudjahidine, des chefs de la région, que le père attendait d’ailleurs
d’un jour à l’autre, vinrent lui rendre visite à la maison. Lorsqu’ils apprirent la nouvelle, ils
éclatèrent en sanglots et jetèrent leurs casquettes à terre, ne s’expliquant pas, eux aussi, ce qui
venait de se passer.
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A l’indépendance, un cousin moudjahid, de la même trempe, mais plus jeune que celui que
l’on surnommait le « Dur » - il avait combattu dans des groupes de choc et s’était sauvé à
deux reprises de prison ; par miracle, il échappa plusieurs fois à la mort -, fit savoir à la
famille, sans aucune autre précision, que ceux qui étaient derrière la mort du père avaient subi
quelques mois après leur forfait et après avoir été reconnus coupables d’autres trahisons, le
pire des châtiments. Avant d’être exécutés, ils avaient les pieds et mains ligotés et n’avaient
pour nourriture que quelques figues sèches posées sur leurs genoux, ajouta-t-il.
Le cousin moudjahid, vivant aujourd’hui à Tizi-Ouzou, estimait et respectait le père de Saïd
qui l’employait comme laboureur. Labourer la terre était un métier noble de professionnel,
comparé à celui de berger qui était à la portée du premier venu.
13/
Durant les années 1957-1958, on entra dans le plein milieu de la guerre, le fin fond de la
guerre. Ces années furent les plus meurtrières et les plus douloureuses que le village
eut vécues.
A partir de 1959, un semblant de calme est revenu dans le village lorsqu’un poste militaire y
est venu s’installer. Les militaires ne pouvaient plus en effet soupçonner les villageois
d’héberger et de nourrir les rebelles. Mais, ce n’était qu’un calme illusoire.
Durant les années 57/58, le village vivait au gré des descentes militaires, avec les drames
qu’elles charriaient. Tôt le matin, jusqu’à trois fois par semaine, le village recevait la visite
des militaires. Ils venaient fouiller les maisons de fond en comble et regrouper hommes,
femmes et enfants au cimetière principal, Tamsaout Bwadda, situé à l’autre bout du village.
Les rassemblements se faisaient toujours dans le grand cimetière jonché de pierres tombales,
ramenées à chaque enterrement des rivières voisines. Au village, les morts étaient témoins de
tous les drames.
La troisième femme de l’oncle paternel de Saïd savait chaque fois quand les militaires allaient
descendre dans le village. Dès qu’ils se mettaient en route, elle sentait l’odeur de leurs
cigarettes. Elle en avisait alors la famille.
Le détachement militaire dans la région était commandé par un jeune capitaine, un certain
Bandit. C’était son vrai nom, en tout cas le nom par lequel on le désignait. D’après les
rumeurs qui couraient à l’époque, Bandit serait d’origine kabyle. C’était un « bon » soldat qui
menait ses opérations d’une main de maître, sans état d’âme. Par moments, il était
respectueux et loyal. Lors des regroupements qu’il organisait, il tenait même des discours de
propagande aux villageois. Pour se faire traduire, il faisait appel à une jeune fille d’émigré née
en France. Le père de la jeune fille regagna manu militari le village avec ses enfants où il fut
assigné à résidence, après avoir été arrêté en France pour « activités subversives. » Il était
militant au sein de la fédération FLN de France. Depuis le jour où la jeune fille a interpellé
violemment Bandit en français lors d’une perquisition dans sa maison familiale, il la prenait
comme interprète dans les rassemblements. Elle regretta beaucoup son geste car elle craignait,
en faisant l’interprète des militaires, d’être accusée de collaboratrice. A l’époque, il était
rarissime de rencontrer au village une femme qui parle français ; les femmes n’allaient pas à
l’école. Cela plaisait donc à Bandit de transmettre ses messages par l’intermédiaire d’une
jeune fille kabyle. Le père de la jeune fille, formé en France à la culture de la liberté, ne
cessait pas de protester contre les agissements des militaires. Pour la Révolution, il abandonna
sa femme française et se fit assigner à résidence au village. Une année après son retour forcé
dans le village, et peu de temps après l’installation du poste militaire, il fut mis en prison et
tué sous la torture à Tassaft Ouguemoun. Il reprocha aux militaires d’exiger des femmes
d’alimenter leur poste en eau et leur proposa en échange de payer lui-même un vieux du
village pour en assurer la corvée. A l’indépendance, malgré leurs investigations, ses enfants
n’ont pu retrouver leur mère restée en France ni élucider l’assassinat de leur père. Tayeb, son
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fils, aujourd’hui rappelé à Dieu, était un grand ami de Saïd ; ils avaient fait ensemble durant
deux ans l’école de comptabilité des Pères Blancs de Lavigerie, à Alger.
Ighil-Bouamas était au centre des combats, il était placé à la croisée des chemins : à l’est, il y
avait les villages, plus enfoncés dans la montagne, où se trouvait le quartier général des
moudjahidine de la région et dont certains furent évacués de leurs habitants pour ne plus
servir de base de repli et de soutien aux rebelles ; à l’ouest, il y avait l’autre groupe de villages
où étaient installés les postes militaires. Situé au centre des villages, il porte bien son nom
(traduit du kabyle, Ighil-Bouamas signifie le col du milieu). Il suscitait des convoitises de part
et d’autre, particulièrement du côté des militaires qui y voyaient un terrain propice à la
préparation d’accrochages et à l’entretien de moudjahidine. Le village était ainsi soumis à
d’incessants harcèlements des militaires, à travers des visites impromptues tôt le matin et des
bombardements tard la nuit.
Plusieurs évènements aussi douloureux que cruels se succédèrent dans le tout petit bourg. A
chaque descente des militaires, le village s’en sortait avec des morts ou, dans la moindre des
situations, avec des prisonniers.
Chaque jour, le village se vidait de ses hommes. Le village vivait au rythme de visites des
moudjahidine, la nuit, et de ratissages des militaires, le jour.
Bandit était un tireur d’élite, il ne ratait jamais sa cible. Le fils d’une parente de Saïd tomba
dans ses serres. Suite à un mandat de recherche lancé contre lui dans la région de Tiaret, à
Mendes, où il exerçait comme commerçant et collectait des fonds pour le Front, il revint au
village afin de brouiller la piste aux services de sécurité. Informé de l’arrivée imminente de
soldats dans le village, le rebelle fila comme un éclair pour aller se réfugier dans l’unique
champ de ses parents qui avait l’avantage de se trouver à l’est et près d’une source à l’eau
glacée, pure et légère. La source jouissait d’une renommée dans toute la région. Toutes les
femmes, jeunes et moins jeunes, s’y rendaient pour chercher l’eau bénite, mais aussi pour
trouver l’occasion de discuter de la vie familiale ou d’étaler leurs charmes en quête d’un
mariage. A l’arrivée des militaires dans le village, Bandit l’aperçut au loin, même très loin,
arpentant à grands pas les sentiers escarpés, arrivant près de la fameuse source, dernier col
visible à partir de la djemaa du centre. Il mit en joue son fusil à lunettes et tira !
Avant de regagner son poste de commandement, Bandit informa les villageois qu’il avait bel
et bien touché le fugitif. Pendant ce temps, au loin dans les montagnes, les grondements de
bombardements de militaires et les tirs entrecoupés de moudjahidine n’avaient pas cessé de
résonner de la journée. De gros nuages de fumée noire se dégageaient des entrailles de la
montagne que survolait un avion mouchard. Une lourde tristesse s’abattit sur le village, ne
sachant pas trop ce qu’il était advenu de son fils. Tous espéraient le voir réapparaître sain et
sauf, comme un miraculé, et accordaient peu de crédit à ce qu’avait laissé entendre le
capitaine Bandit.
Aussitôt les militaires partis, les gens allèrent à la recherche du rebelle dans la direction
indiquée par Bandit, mais en vain. Pendant que les recherches se poursuivaient sans relâche,
la mère du rebelle ne cessa pas de prier et d’implorer Dieu et les Saints du village d’accorder
grâce et bénédiction à son fils. Au troisième jour, tôt le matin, elle prépara même du café
qu’elle offrit aux passagers, car la veille, au coucher du soleil, un oiseau de mauvais augure
avait survolé le toit de sa maison en poussant des cris qui donnaient des frissons. Dans ses
élans, l’oiseau effleurait de ses ailes la cendre glacée du kanoun qui s’éclaboussait aux
alentours. Le mauvais présage se vérifia : le soir de la troisième journée de recherche, on
retrouva le corps inerte, dissimulé dans un buisson d’aubépines. Bandit ne s’était pas trompé,
il avait bel et bien touché sa cible. Le rebelle rendit l’âme dans le champ de ses parents où il
avait l’habitude de retrouver sa mère en train d’arroser et de soigner les plantes de son jardin.
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Pensait-il, alors qu’il était blessé, que sa mère allait le retrouver ici si jamais il rendait l’âme ?
S’était-il soigneusement caché, pensant que les militaires allaient le poursuivre, et rendit
l’âme après avoir perdu beaucoup de sang ? Ou bien, se sachant condamné car sérieusement
blessé, s’était-il seulement mis à l’abri des chacals et autres charognards ? Les gens du village
s’étaient posés toute une foule de questions à son sujet.
On retrouva le corps inerte du rebelle avec un visage radieux, comme s’il dormait. En le
voyant, sa mère ne pleura pas, elle entonna d’interminables youyous bouleversants. Le film
« l’Opium et le Bâton » tiré du roman de Mouloud Mammeri, tourné sur la guerre d’Algérie
dans un village de Kabylie, rappelle bien ces youyous émouvants qui déchirent les cœurs :
« Meurs debout ! » dit son collègue au moudjahid mis en joue sur la place du village ; le
moudjahid écouta et ne s’affala qu’après avoir reçu une salve de rafales de mitraillette.
Les youyous exprimaient la joie de la mère d’avoir retrouvé le corps de son fils en entier, sans
même une égratignure. La mère du rebelle, sœur de l’oncle paternel de Saïd, était une femme
exceptionnelle, d’une grandeur inestimable. Dotée d’une sagesse peu commune, elle était de
la trempe des femmes qui faisaient face à toutes les épreuves de la vie. Elle prenait toujours
les choses du bon côté. Elle faisait partie des inépuisables savoirs de mères qui inspiraient les
poètes.
Quelques temps après, en 1961, la mère rejoignit ses quatre autres enfants qui, dans le feu de
la guerre, s’installèrent à Oran et dont l’un d’eux venait de sortir de prison où il avait appris la
mort tragique de son jeune frère.
De 1960 à 1962, Saïd vécut à Oran avec la famille du rebelle, plus exactement au quartier
Victor Hugo. Un jour, l’ancien prisonnier s’enferma dans une pièce et se mit carrément à se
sectionner les veines des poignets et de la gorge avec une lame de rasoir. Avant de poursuivre
sa besogne, alors que le sang giclait déjà de partout, il ouvrit la porte et se dirigea vers la
cuisine : « Je vais au moins prendre une tasse de café ! » marmonna-t-il. Le surprenant dans
cet état, sa famille ne savait que faire. Tout en prenant soin de faire disparaître la lame de
rasoir, elle chargea Saïd, qui venait juste de rentrer de l’école, d’aller en vitesse chercher son
autre fils qui travaillait comme chauffeur de camion dans une fabrique de bonbons
appartenant à un natif du village. Les femmes ne pouvaient rien faire en pareil cas, elles ne
sortaient pas dans la rue et ne connaissaient rien de la ville. Saïd partit à pied en courant sur
une distance de plusieurs kilomètres pour revenir à la maison dans le camion de l’usine avec
le frère du bonhomme. Le lendemain de son admission à l’hôpital où il reçut les premiers
soins et fut gardé en observation, il gifla une infirmière européenne. Il fut alors conduit à
l’hôpital psychiatrique de la ville où il passa quelques mois.
Quelques temps après, Bandit perdit son lieutenant qu’il qualifiait de son bras droit. Les
moudjahidine du djebel d’en face lancèrent un défi à Bandit ; ils lui avaient fait parvenir un
message : « Si tu es un homme, viens dans la montagne, nous t’attendons ! » Oubliant la
guerre, ne faisant même pas appel à un avion mouchard pour l’informer sur la position des
moudjahidine, il répondit au défi en s’y rendant avec sa troupe et son lieutenant. Le lieutenant
de Bandit, que toute la population de la région craignait car il était méchant et hargneux,
n’attendait que cela. Il crut bon de se mettre en première ligne en descendant le premier de la
voiture banalisée qu’il le transporta avec le capitaine jusqu’au flanc de la montagne
surplombant le village de Thala N’tazert. Il fut abattu au premier coup de feu d’un Mas 56.
Cette perte désarçonna complètement Bandit qui reconnut son désarroi, répétant sans cesse,
au cours des rassemblements qu’il continuait de tenir au village : « On m’a tué mon bras
droit ! »
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Après la disparition du père de Saïd, les derniers Arabes employés dans les champs quittèrent
définitivement le village. La guerre se précisait et se durcissait, tandis que la misère et la
terreur s’amplifiaient. Par la force des choses, Saïd et ses frères prirent en main l’entretien des
bêtes. Tôt le matin, ils remplissaient leurs poches de figues sèches, de galette et quelquefois
de glands, pour calmer la faim durant la journée, et conduisaient les vaches dans les champs,
parfois lointains. Une fois, ils aperçurent dans une forêt de chênes et de frênes des hommes en
djellabas se tenir debout aux pieds des arbres. Habillés comme ils étaient, dans des djellabas
couleur poivre, fusils à l’épaule, leurs silhouettes se confondaient avec les troncs d’arbres. Ils
semblaient faire le guet et attendre dans un grand silence, ne faisant même pas attention aux
enfants qui passèrent près d’eux. Ils ne pouvaient s’agir que de moudjahidine, commenta Saïd
en son for intérieur.
Le seul souci de Saïd était de voir biens remplies les panses des vaches qu’il gardait. Il voulait
les voir en saillie, pour les faire remarquer aux gens sur le chemin du retou. Un jour, on vit les
vaches conduites par Saïd bien empiffrées et les connaisseurs lui adressèrent des saluts de
distinction qui le rendirent très fier.
Les trois frères aînés de Saïd partirent eux aussi, l’un après l’autre, par la force de la guerre,
car ils grandissaient, chacun dans une direction : Alger, Oran et Montgolfier. Saïd y demeura
seul avec ses petits frères et son oncle paternel, le paysan qui ne souriait jamais et qui le
matin, avant d’aller au champ, aimait prendre des figues sèches qu’il trempait dans de l’huile
d’olive.
Ainsi va le cours des choses ! Lors d’une perquisition, l’oncle paternel fut arrêté et mis en
prison avec cinq autres hommes du village. Ils étaient soupçonnés de collecter des fonds pour
le Front. Lorsque les militaires les embarquèrent, on entendit fuser les pleurs de leurs femmes
et de leurs enfants. Le village se vidait de ses hommes et devenait fantomatique au fil des
jours.
Depuis l’arrestation de son oncle, Saïd sentit arriver le moment de prendre à son tour le
flambeau, alors qu’il n’avait qu’à peine onze ans. Il devint, à son corps défendant, le
« tuteur » de la maison et représentait la famille au village. Depuis ce moment, il se chargeait
d’ouvrir la porte aux militaires qui venaient, tôt le matin, fouiller la maison.
Les six hommes arrêtés furent mis en prison, dans le village voisin.
En guise de prison, il ne s’agissait en fait que d’une pièce exiguë, un trou noir sans aucune
commodité : dans ce cachot, il n’y avait ni eau, ni sanitaire, ni couverture, ni même une
lucarne pour distinguer un rayon de lumière. Les conditions de détention y étaient des plus
inhumaines. On entassa tout le monde, comme du cheptel, dans le minuscule trou. Le
lendemain de leur arrestation, au petit matin, après leur avoir bandé les yeux, les militaires les
firent sortir dehors et les placèrent face aux barbelés qui cernaient le quartier général du poste
de commandement. A ce stade, une seule idée pouvait traverser les têtes : les prisonniers
s’attendaient à être fusillés. C’était à ce moment que l’un d’eux, se disant de toutes façons
condamné, arracha son bandeau et déjoua un instant la vigilance des gardiens en passant pardessus le rempart de barbelés. Il s’en alla comme un éclair dans les champs, comme porté par
une force surnaturelle. Lorsqu’il raconta son exploit, de passage au village le lendemain de sa
fuite, il ne pouvait pas s’expliquer, même à lui-même, comment a-t-il pu enjamber la haie de
fils de fer. Ses mains et ses pieds portaient de fortes égratignures, mais il eut la vie sauve
grâce à la ruse qu’il avait employée. En se sauvant, il n’alla pas très loin, il demeura juste en
contrebas du poste militaire, se dissimulant derrière un buisson, pendant que les militaires
enjambèrent, eux aussi, les mêmes barbelés pour aller à sa poursuite, pensant qu’il avait pris
la direction de la rivière pour ensuite rejoindre la montagne. Or, ce n’était qu’à la faveur de la
nuit que le prisonnier poursuivit son chemin, en rampant. Le fugitif rejoignit le djebel mais
revenait fréquemment au village pour des missions de liaison.
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Il s’était distingué par d’autres exploits. Un jour, en venant de l’est avec trois autres
maquisards pour rejoindre le village, les militaires leur tendirent un piège. Les soldats les
attendaient à l’intérieur d’un moulin à eau installé au bord de la rivière, prenant en otage les
rares femmes et enfants qui s’y trouvaient. Arrivés dans la rivière, les rebelles voulaient
prendre un peu de repos et se rafraîchir. Au moment où les quatre hommes se détendaient, les
militaires les sommèrent de jeter leurs armes et de se rendre. Dans leur silence, ne répondant
pas aux sommations, des rafales d’armes automatiques retentirent. Trois des quatre
moudjahidine furent tués. L’ex prisonnier échappa au guet-apens ; il s’était soustrait à tout
regard en se mettant carrément sous l’eau couverte de feuillages. Les militaires se rendirent
ensuite au village et ordonnèrent à quelques hommes d’aller chercher, à dos de mulets, les
trois corps en vue de leur identification. L’un d’eux était d’une taille impressionnante, les
villageois eurent beaucoup de mal à le transporter. Seul le corps du mari d’une demi-sœur de
Saïd a été identifié. Le martyr avait répondu à l’appel du devoir quelques mois auparavant,
revenant de Mendes, dans la région de Tiaret, où il était commerçant. Il avait été arrêté une
première fois avec deux autres collègues du village et emprisonné à Tizi-Ouzou d’où il prit la
fuite, en escaladant un mur haut de plusieurs mètres. Le martyr était un vrai gentleman, un
blond aux yeux verts. Depuis sa mort, sa femme, qu’il laissa enceinte d’une deuxième fille,
affichait son militantisme au grand jour et fut plusieurs fois malmenée par les militaires lors
des perquisitions dans le village.
Le fugitif de la prison du poste militaire d’en face a été l’un des principaux animateurs de la
fête de la victoire dans le village : au cessez-le-feu, au référendum et à la proclamation de
l’indépendance. L’indépendance a été fêtée dans une joie immense, jamais une aussi grande
liesse populaire n’a été vécue au village.
A l’indépendance, vint le tour des harkis de toute la région qui avaient choisi de rester en
Algérie ou qui avaient été abandonnés sur place par la France. On tua certains d’entre eux et
mit en prison d’autres qu’on libéra ensuite en leur intimant l’ordre de rejoindre illico presto
« leur France. » Sans doute, légitimement pour les uns, à tort pour les autres ; mais, ça ne
pouvait être autrement dans les conditions de l’époque.
Ainsi allait la vie dans le village. Les gens vivaient au rythme des descentes de militaires qui
les effrayaient et martyrisaient. Les avions-mouchards faisaient des allées et venues
incessantes au-dessus des montagnes toutes proches. Le bruit sourd des bombardements se
faisait entendre sans cesse un peu partout aux alentours, au milieu de tirs entrecoupés de
moudjahidine.
Une fois, un jour de grande chaleur, le ratissage des militaires avaient des objectifs précis. Il
se solda par des actes d’une rare barbarie qui affolèrent et traumatisèrent les villageois. Ce
jour, tôt le matin, la femme de l’oncle paternel de Saïd avertit la famille, comme d’habitude,
de l’arrivée imminente de soldats, après avoir senti au loin l’odeur de leur cigarette. La
famille, habituée aux descentes surprises de militaires, prépara châles et mendils pour se
protéger du soleil ardent, et bouts de galette et eau pour calmer la faim et la soif des enfants
durant le rassemblement.
Ce matin, les militaires frappèrent fort à la porte, affichant une attitude agressive et nerveuse
inhabituelle. Ils donnaient l’apparence de gens décidés à commettre l’irréparable. On leur
ouvrit toutes les portes, ils fouillèrent la maison dans ses petits recoins. Mais la famille ne
trouva pas la clé d’une pièce qui servait d’habitacle aux lapins. Un des soldats, l’air excité, le
doigt sur la gâchette, soupçonna alors la présence de rebelles dans la pièce. Il lança de
violents coups de rangers contre la porte qu’il fit voler en éclats, effrayant les lapins qui
allèrent précipitamment se réfugier, tremblotants et apeurés, dans un coin de la pièce. Les
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militaires demandèrent ensuite à la famille de rejoindre immédiatement le cimetière principal.
En un temps record, toutes les familles du village se retrouvèrent réunies au cimetière, assises
sur les pierres tombales. Au même endroit, les hommes étaient réunis dans un lieu séparé, au
niveau de la djemaa attenante au cimetière.
Un soleil chaud fit subrepticement son apparition et se répandit sur les têtes des femmes et des
enfants. On commençait déjà à entendre les pleurs des petits, demandant à leurs mamans de
l’eau et de la galette. Deux heures plus tard, un soldat vint au milieu des hommes et se mit à
les scruter de ses yeux bleus, scintillants et perçants. Il avait l’air très méchant. Il fusillait les
hommes d’un regard incandescent, semblable à celui d’un chat des champs. En tout cas,
c’était comme ça que Saïd, alors tout jeune, se représentait le méchant soldat. Le soldat
n’avait aucun papier dans les mains, mais on comprit vite qu’il était en train de faire une
revue de reconnaissance. Il fit ainsi cette tournée à six reprises et chaque fois il désignait du
doigt quelqu’un, sans même murmurer un mot, auquel il demandait de le suivre. Il choisissait
les hommes les plus beaux et les plus mûrs et les confiait à d’autres soldats qui les
emmenaient plus bas, dans le bâtiment abritant l’ancienne école brûlée.
Le soleil se faisait de plus en plus ardent. Les enfants ne pouvaient plus continuer de crier
fort, leurs voix s’étaient enrouées à force de pleurer. Les gens continuaient d’attendre,
entourés de quelques sentinelles, pendant que le gros des soldats étaient occupé ailleurs, ne
sachant pas ce qu’ils étaient en train de manigancer. L’attente parut trop longue, un calvaire
qui dura une éternité. On s’interrogeait sur le sort des six hommes emmenés dans l’école en
ruine. Le choix des militaires étaient cette fois étrange : ils avaient ciblé les hommes d’un âge
mûr, avoisinant la quarantaine, voire plus pour certains d’entre eux.
En début d’après midi, l’ordre fut donné aux gens de regagner leurs demeures, sans que l’on
sût ce qu’il était advenu des six hommes interpellés. Les soldats partirent sans en donner une
quelconque information, ce qui avait semblé curieux aux villageois qui tenaient leurs ventres.
Le départ précipité des militaires renforçait d’autant ce sentiment. Ils partirent furtivement,
comme des gens qui soudain se rendent compte de leur forfaiture. Au moment où les gens
regagnaient leurs maisons, une nouvelle terrible tomba et cisailla les jambes : trois des six
hommes succombèrent aux sévices qu’ils avaient endurées pendant l’interrogatoire. On ne sut
jamais par quel miracle les trois autres ont pu échapper à l’acte fatal, mais les militaires les
embarquèrent avec eux dans un état pré-comateux. Ils ont été suspendus par les mains aux
branches d’arbres et ensuite passés à l’eau. Les soldats plongèrent plusieurs fois leurs têtes
dans le bassin de l’école, là où les écoliers avaient l’habitude de se barboter, jusqu’à ce que
mort s’ensuive. L’immersion de leurs têtes dans le bassin avait été sciemment prolongée,
provoquant irrémédiablement leur mort. Leurs corps étaient méconnaissables.
Des cris hystériques résonnèrent dans tout le village. Le village enterra ses morts le jour
même, de peur que la chaleur n’agressât davantage leurs corps malmenés.
L’un des trois hommes tués sous la torture était le mari d’une sœur du père de Saïd. Il avait un
sens de courage remarquable : il ne mâchait jamais ses mots devant les militaires. Fervent
lecteur de journaux, il informait les villageois sur les grands événements dans le monde. Saïd
l’entendit une fois parler du passage d’un vent violent en Amérique du Nord, si violent qu’il
déracina des arbres, raconta-t-il. Il était l’un des rares hommes du village à s’adonner à la
chasse aux étourneaux, aux lièvres et aux perdrix. Sa femme pleura toute la nuit jusqu’au
matin, avant de se résoudre rageusement à accepter son sort, comme le firent les femmes qui
l’ont précédée dans la douleur. Il ne laissa pas d’enfants.
Après ce triple crime, le village est mis dans une nouvelle frayeur qui donnait des frissons et
faisait craindre le pire pour les jours à venir. On n’arrêtait pas de compter les morts et de
passer des nuits cauchemardesques.
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D’autres événements endeuillèrent le petit bourg d’Ighil-Bouamas, pendant que des rumeurs
incessantes circulaient sur l’imminence de l’installation d’un poste militaire dans le village
meurtri. Les militaires s’apprêtaient à occuper le village, car ils le considéraient comme un
endroit stratégique à partir duquel ils pourraient contrer les assauts incessants des
moudjahidine auxquels il servait de base de repli.
Juste avant l’installation du poste militaire dans le village, il devait y avoir un référendum,
lancé après le retour du général de Gaulle en 1958. Les militaires ordonnèrent aux gens du
village de se rendre, le jour J, dans le village voisin, à Bouadnane, pour voter, tandis que les
moudjahidine leur intimèrent l’ordre contraire. Le village se trouvait ainsi dans une situation
d’incertitude totale. La veille du vote, dans l’après-midi, la moitié des habitants décida de fuir
vers les villages de l’est où les moudjahidine avaient le contrôle des opérations, à Ath Mislaïn
et à Ath Ouaggour. En tête du peloton, Saïd remarqua la présence de sa tante paternelle qui
venait de perdre son mari dans les conditions que l’on sait, après avoir subi des tortures d’une
rare sauvagerie. L’autre moitié resta au village, mais avec la conviction de ne pas aller voter.
Les calculs étaient ainsi faits, chacun de son côté.
Le lendemain matin, au lever du jour, ne remarquant nulle trace de foule humaine qui prit la
route pour aller voter, les militaires se mirent alors à lancer des obus, visant d’abord les
alentours du village et progressivement ciblant carrément le village. Voyant que la menace
d’une tuerie collective se précisait, un jeune prit un tissu blanc et le déploya, faisant signe aux
militaires que les villageois allaient prendre la route. Les tirs d’obus cessèrent. Tous, grands et
petits, prirent la route en direction du poste de commandement de Bouadnane.
Saïd s’inquiéta, une nouvelle fois, pour les bêtes qui allaient encore être abandonnées à leur
sort.
Les gens prirent la route à pied et dans une peur extrême, avec en plus le remords d’avoir
désobéi au FLN. Le village se vida de tous ses habitants. Seuls les pauvres bêtes y
demeurèrent. Dans le cortège se trouvait un homme pieux, imam et muezzin du village, de la
famille des marabouts, celui qui chantonnait d’une voix douce l’appel à la prière. De petite
taille, il était toujours habillé d’une gandoura blanche et coiffé d’un chèche blanc qui
symbolisaient la piété. Ce jour, le marabout reçut l’ordre des moudjahidine de remettre à son
gendre, supplétif dans l’armée coloniale, un message écrit lui enjoignant l’ordre de rejoindre
le maquis armes et bagages.
Il fallut plus d’une heure de marche pour rejoindre le poste de commandement. A l’arrivée, les
militaires parquèrent tout le monde sur la route carrossable, un axe reliant Ighil N’sedda,
Bouadnane et Aït Ali Ouharzoun, et plus loin Tassaft Ougemoun et Ath Eurbah. En contrebas,
on pouvait distinguer la chaîne de hameaux représentant Ath Ouacif qui donnait l’aspect de
villages muets et meurtris. Près du poste militaire de Bouadnane, on aperçut un soldat qui
tirait des rafales de mitrailleuse en direction du versant formant les Ath Ouacif. C’était, sans
doute, pour éloigner une éventuelle incursion de moudjahidine dans les champs voisins se
trouvant en aval du campement militaire.
A vrai dire, Saïd ne se rappelle guère si les gens avaient réellement voté. C’était la confusion
totale. Mettant à profit la confusion qui s’installa, le marabout porteur du message alla voir
son gendre afin de lui remettre le précieux papier des moudjahidine. Une heure plus tard, un
camion transportant des harkis passait et repassait devant la foule parquée sur la route. Les
supplétifs gesticulaient des mains, chantaient une chanson d’un grand chantre kabyle et, dans
leur brouhaha, semblaient lancer des cris de victoire que Saïd ne comprenait pas, comme pour
narguer les gens abandonnés sur la route ou leur lancer des avertissements. Soudain, les gens
remarquèrent sur le plateau du camion un corps inerte, allongé, vêtu de blanc, d’une gandoura
blanche, dont la tête rasée, qui avait perdu le chèche, balançait. On comprit alors qu’il ne
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pouvait s’agir que du messager. Le marabout venait d’être fusillé, mais on ne sut jamais
comment le message qu’il portait sur lui avait pu atterrir entre les mains des autres militaires,
car personne ne pouvait soupçonner son gendre, lui aussi marabout, d’un tel forfait : les
marabouts se mariaient entre eux, ils ne pouvaient pas commettre de tels crimes en famille. A
moins que le gendre n’eût été pas en possession de toute sa lucidité, comme les harkis du
camion qui donnaient tous l’air d’être dans un état d’ébriété avancé.
En début d’après-midi, les militaires ordonnèrent aux gens de retourner dans leur village. Sur
le chemin du retour, on entendit au loin les cris des bêtes, affamées et attachées à leurs
étables. Les renards qui rodaient habituellement aux alentours du village profitèrent du vide
créé pour s’attaquer aux poules qui s’étaient hasardées à l’extérieur en survolant les pans des
murs. Revenus chez eux totalement exténués, les gens ne cessèrent pas de s’interroger sur ce
qu’il était advenu de l’autre moitié de villageois qui avaient pris le chemin inverse, un chemin
plus long. Ils ne revinrent que trois jours plus tard, victorieux et sains et saufs.
Finalement, le poste militaire s’installa au village fin 1958. Ainsi, la rumeur qui circulait à ce
propos se vérifia. Depuis ce jour, le village n’était plus soumis aux descentes impromptues
des militaires qui ne pouvaient plus reprocher aux villageois d’héberger des fellagas. Le
village retrouva un semblant de calme, du moins un calme relatif car, peu de temps après
l’installation du poste, on vécut dans le plus grand silence l’enlèvement de cinq femmes. Elles
étaient accusées de porter dans les champs lointains la nourriture aux moudjahidine qui ne
pouvaient plus venir dans le village désormais occupé. De même, on arrêta puis on tua sous la
torture le père contestataire de la jeune fille qui faisait l’interprète de Bandit.
Pendant que le village était occupé, un attentat eut lieu près de la fontaine du centre : un jeune
revenu d’Oran, au moment où le pays était à feu et à sang, devait se soumettre à une
démonstration avant de se faire engager dans les rangs des moudjahidine. Il fallait qu’il
apporte la preuve de son engagement par un acte irréversible. Une femme avait été chargée de
lui remettre un revolver. Il exécuta sa mission en tirant sur un supplétif du village, qu’il
atteignit à la gorge, après l’avoir approché et salué en lui tenant l’épaule, lui rappelant les
souvenirs d’Oran et lui promettant de s’y rendre un jour ensemble. Rassuré, le harki, la
quarantaine largement entamée, lui répondit d’un air confiant : « Oui mon fils, si Dieu veut. »
L’attentat eut lieu en pleine djemaa du centre du village, au niveau de la fontaine placée tout
près d’un cimetière. Près de cinquante ans plus tard, la fontaine et le cimetière sont toujours
là, dans le même décor, les mêmes ruines.
Gravement blessé, il se dirigea sur-le-champ vers le poste militaire qui se trouvait à deux
cents mètres plus loin, tenant des deux mains son cou ensanglanté. Les militaires firent
immédiatement appel à un hélicoptère de secours, la seule fois qu’un tel engin fit son
apparition dans le village, pour le transporter pour des soins. Dans sa fougue de jeunesse, le
rebelle sauta par-dessus les barbelés qui encerclaient le village et s’en alla loin dans les
champs. Immédiatement après, des militaires du poste se lancèrent à sa poursuite en sautant à
leur tour les mêmes barbelés, mais revinrent bredouilles de leur traque quelques heures après.
Plusieurs semaines après l’attentat, on apprit que le jeune homme a été tué dans un
accrochage. Il fut ainsi le troisième de sa famille à mourir au champ d’honneur. Le quatrième
moudjahid de la même famille est toujours en vie, il s’agit du mari d’une des parentes de Saïd
qui s’enduisait le visage de suie de bois pour se soustraire aux regards des soldats. Un jour, il
fit une chute d’une passerelle d’avion d’Air Algérie où il était employé après l’indépendance,
ce qui aggrava son cas, après avoir subi les traumatismes de la guerre et de la prison.
Aujourd’hui, le bonhomme passe le plus clair de son temps à se regarder dans la glace et à se
parler à lui-même.
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Un soir, au tout début de la guerre, Saïd vit au niveau de la djemaa du centre le premier
rebelle de la famille-martyre se plaire, avec beaucoup de fierté, à claquer sous sa djellaba la
culasse de sa mitraillette ; il faisait parti des groupes de choc de l’ALN.
La famille aux quatre rebelles vit encore aujourd’hui dans sa vieille maison aux tuiles
romaines, quasiment seule dans toute la partie centrale du village en ruine et vidée de ses
habitants. Les tuiles romaines, vieillies par le temps, ne résistent plus aux infiltrations des
eaux de pluies.
De retour au village, après avoir reçu des soins intensifs, avec un visage bleui et fortement
amaigri, le supplétif apprit aux villageois la nouvelle de la mort du jeune qui avait tiré sur lui.
En traversant le village, il fusilla du regard la maison des parents du rebelle, mais n’exerça
pas de représailles contre eux, il marmonna seulement le nom de la famille. Le harki racontait
qu’il s’était engagé dans l’armée coloniale parce que les responsables du village qui
stockaient dans la mosquée des vivres avaient refusé de venir en aide à ses enfants qui avaient
faim. Le plus jeune des harkis du village, un neveu de la mère de Saïd, s’était enrôlé dans
l’armée d’occupation après avoir été arrêté, un revolver à la main, du côté des Ath Mislain où
il dispensait des cours d’arabe aux jeunes enfants. A l’indépendance, il a été mis en prison
avant de se faire exiler en France avec sa famille. Lorsqu’il venait du poste militaire rendre
visite à ses parents qui vivaient à l’autre bout du village, il n’hésitait pas à remettre sa
mitraillette à Saïd qu’il la lui demandait pour jouer, mais il prenait toujours soin d’en retirer le
chargeur. Saïd allait souvent chez sa grand mère maternelle chez laquelle il rencontrait
beaucoup d’affection. Un enfant c’est comme un chat, il va toujours chez celui qui le caresse,
dit un proverbe kabyle.
Le poste militaire fut installé sur les hauteurs du village, dans une maison que les militaires
séquestrèrent et aménagèrent pour la circonstance. La maison appartenait à un cheminot de
Constantine.
Après l’installation du poste dans le village, la première action des militaires a consisté à
entourer le village de fils barbelés, après avoir intimé l’ordre aux villageois de raser les arbres
des alentours, dénudant ainsi les champs limitrophes pour y repérer toute incursion de
moudjahidine. La famille de Saïd, qui vivait dans la nouvelle maison construite en 1953, en
contrebas du village, se vit ainsi contrainte de regagner la vieille maison pour se retrouver,
elle aussi, derrière les barbelés.
Les militaires firent ensuite reprendre le chemin de l’école aux enfants, mais cette fois tant
aux filles qu’aux garçons, tous ensemble réunis. Ils aménagèrent pour cela une salle pour les
cours dans une bâtisse se trouvant tout près du poste militaire. Pour vérifier les niveaux
scolaires, ils firent passer un test aux garçons qui avaient fait l’école coloniale, mais on finit
par mettre tout le monde dans la même classe, une quarantaine de filles et garçons de tous
âges. Se retrouver tous ensemble pour la première fois, filles et garçons réunis, semblait créer
une nouvelle ambiance, un certain plaisir de vivre.
Saïd connut dans l’école militaire successivement trois enseignants, tous des appelés :
Christian, Paul et Branchard.
Avec Christian, Saïd participa aux travaux d’encerclement de l’école avec des fils barbelés, à
l’intérieur des barbelés qui entouraient déjà le village. Pendant qu’il manipulait le fil de fer
avec son maître, il tenta de le faire parler sur la situation, alors qu’il ne connaissait que peu de
mots en français. Après avoir tourné plusieurs fois la phrase dans sa langue, voulant montrer
sa maîtrise du français, mais aussi son nationalisme précoce, il dit à son instituteur :
- Algérie bon, France mauvais.
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- Ah ! tu voulais dire que l’Algérie est meilleure que la France ? Non ! rétorqua
spontanément le maître.
- Oui ! lui répondit Saïd, tout enchanté d’avoir été compris, saisissant au vol la phrase
plus correcte de l’enseignant qu’il aurait aimé employer.
Depuis ce jour, Saïd retint la phrase de son instituteur et enrichit ainsi son vocabulaire en
français. Il utilisa cette stratégie partout, à Tiaret, Oran et Alger, questionnant ses collègues et
ses enseignants sur le sens ou l’orthographe d’un mot qui lui venait à la tête. C’était ainsi qu’il
avait pu rattraper le grand retard qu’il avait accumulé durant la guerre.
A Montgolfier, dans la région de Tiaret, et à Oran, il était le gaillard de sa classe, ce qui le
gênait beaucoup vis-à-vis de ses camarades qui étaient plus jeunes car ils avaient suivi une
scolarité plus régulière. A Montgolfier, peu de temps après l’indépendance, dépassant la limite
d’âge pour l’examen de la sixième, il passa le CEP français qui le mena vers le collège
technique de garçons de Tiaret, au lieu du lycée. A Tiaret, il obtint aussi le CEP en arabe :
passant devant une école qui organisait cet examen, il y entra et composa. L’examen du CEP
en arabe aux premières années de l’indépendance était alors ouvert à tout volontaire, sans
formalités préalables d’inscription. Saïd avait déjà reçu durant la Révolution une bonne
formation en arabe dans son village natal et à Oran.
Avec Paul, il passa d’agréables moments. Durant les récréations, Paul aimait jouer au sautemouton avec les élèves. Il se mettait volontiers en mouton et demandait aux enfants de sauter
par dessus lui. C’était un homme d’une forte corpulence, toujours vêtu d’un pull de couleur
olive, contrairement à Christian qui avait une stature plutôt frêle et portait souvent une
chemise d’un blanc immaculé.
Dans ce jeu, Saïd remarqua une fois des petites jalousies. Parmi la troupe d’élèves, il y avait
une fille d’une rare beauté qui attirait tous les regards. Les garçons n’avaient d’yeux que pour
elle. Sa beauté, égayée par des yeux verts à l’éclat mystérieux, ensorcelait tout le monde. Tout
le monde jetait sur elle des regards alanguis ; c’était une fille d’une sensualité débordante.
Dans le cours du jeu, Paul gifla la fille, sans que Saïd en eût saisi la raison. S’était-elle
permise quelques écarts par rapport aux règles du jeu ? Naïvement sûrement, mais la jeune
fille faisait grand cas de sa beauté.
Saïd n’avait de regards que pour elle ; ils avaient le même âge, entamant tous les deux l’âge
critique de l’adolescence. Il portait à la fille un amour éperdu. Il ne pouvait empêcher son
regard de scruter les formes épanouies de la jeune adolescente. Le désir de la demander en
mariage le torturait, mais il se voyait encore jeune pour oser franchir ce pas, de surcroît en
pleine guerre. Il finit par craquer et ne résista pas à garder seul pour lui le secret qui le
rongeait. A l’insu de sa propre famille, il en parla à une parente éloignée - la parente disparut
quelques semaines plus tard dans le rapt des cinq femmes - qui accepta de porter le message à
la mère de la fille. Alliant sagesse et militantisme, la mère de la fille rassura la parente de
Saïd : « Pourvu que Dieu nous garde, il n’y a aucun problème à cela » lui avait-elle répondu,
en pleine guerre. Avec la guerre, les choses prirent une autre tournure, chacun partit de son
côté.
En passant les soirs du côté du poste militaire du village, Saïd voyait souvent Paul sur la
terrasse de la bâtisse en train de tirer des obus sur la montagne d’en face, en ciblant plus
précisément l’endroit appelé en kabyle « La porte en pierre », au flanc duquel est suspendu le
village d’Aït Tala N’tazar. Les militaires n’occupèrent ce village incrusté dans la montagne
que sporadiquement. Ils ne pouvaient pas résister tout le temps aux attaques de nuit que leur
lançaient les moudjahidine à partir des rochers qui surplombaient leur campement. Ne
pouvant y demeurer longtemps, ils évacuèrent ses habitants sur le village de Bouadnane qui
venait d’accueillir les familles des Aït Ouabane, chassées elles aussi de leurs maisons.
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Les enfants venaient souvent aux abords du poste militaire où le caporal chargé de
l’intendance leur jetait de la fenêtre du chocolat noir et quelquefois des boîtes de sardines. Ils
n’avaient jamais goûté auparavant à ces délices.
Avec Branchard, les choses se passèrent différemment. Saïd commençait à apprendre le
français.
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Infiniment, le village se vidait de ses habitants. Les sorties du village entouré de barbelés
étaient contrôlées. Deux barrières seulement, placées aux deux extrémités du village,
permettaient l’accès aux champs. Les départs du village vers d’autres régions du pays étaient
soumis à des autorisations délivrées en bonne et due forme par l’autorité militaire.
Saïd voulait lui aussi partir, sans en connaître à vrai dire les raisons et sans savoir où aller.
Dans son subconscient, il ne voyait qu’Oran ou Montgolfier où étaient installés des gens de
son village et des jeunes parents.
Après avoir supplié sa famille martyrisée par la guerre de le laisser partir, il alla voir
Branchard pour lui demander de lui délivrer un certificat de scolarité. C’était la première fois
que Saïd se fit ainsi délivrer un certificat de scolarité.
Branchard ne comprit pas pourquoi Saïd voulait partir, il le considérait comme l’un de ses
meilleurs élèves. Il le lui fit savoir dans des termes qui faillirent lui faire changer d’avis. Il lui
délivra quand-même le papier avec lequel il s’inscrit à l’école primaire de Montgolfier, en
cours élémentaire 1ère année. En fait, Saïd voulait tout simplement, lui aussi, aller vivre en
ville, car « on y vit bien » disait-on. Il ne voulait pas « moisir » dans son village, continuer à
faire le berger.
La famille confia Saïd à un villageois qui s’apprêtait à se rendre à Oran, avec en tout et pour
tout cinq mille francs de l’époque, des anciens francs, qui devaient assurer ses frais de voyage
et de subsistance.
Tôt le matin, ils quittèrent le village. Après avoir fait quelques kilomètres à pied, ils prirent un
car qui les emmena jusqu’à Tizi-Ouzou. De là, le même jour, ils prirent la fameuse micheline
rouge pour rejoindre Alger. Arrivés le soir à Alger, ils se rendirent dans la Casbah, en quête
d’un bain maure pour y passer la nuit, avant de poursuivre le chemin le lendemain sur Oran.
Dans les ruelles tournées et sinueuses de la Casbah, Saïd vit des marchands exposer de
grosses pommes rouges enveloppées dans du papier rose et emballées dans des caisses en
bois. En voyant ces merveilles pour la première fois, son envie d’en croquer une devenait
irrésistible à mesure que son compagnon, tête baissée, avançait d’un pas résolu vers un refuge
dont il semblait bien connaître l’endroit. « Il ne fait pas bon de traîner dans les rues d’Alger en
ces temps de guerre ! », devait-il se dire. L’irrésistible envie de Saïd, doublée de sa naïveté, le
poussa à demander à son compagnon de lui acheter la chose-là exposée à la vue des passants.
La réponse fut aussi précise qu’implacable : « Ces choses ne sont pas à vendre ! », lui
répondit-il d’un ton ferme. Dans un silence froid, ils poursuivirent leur route vers le bain
maure. Tenaillé par la faim et l’envie de goûter aux délices de la ville, Saïd fit bon cœur
contre mauvaise fortune. Il finit par s’y résoudre, se ravisant vite que ce n’était certainement
pas avec les cinq mille francs que sa mère a confiés à son compagnon qu’il pouvait se
permettre des folies.
On ne pouvait imaginer ce qui se tramait alors au cœur de la Casbah, qui venait de vivre la
Bataille d’Alger et qui s’apprêtait à lancer des manifestations de rues. Le soulèvement
populaire qui eut lieu peu après accéléra le chemin vers l’indépendance, après l’opération
« Jumelle » qui secoua les montagnes de Kabylie. Le compagnon avait finalement raison de
presser le pas, pensa Saïd plus tard en son for intérieur.
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Le lendemain, ils prirent le train pour Oran. Tout y était splendide et merveilleux aux yeux de
Saïd, à l’inverse de son village où la pauvreté, l’indigence, la misère, la désolation et la peur
avaient atteint leur paroxysme. Au village et aux alentours, il n’y avait pas de colons, car il
n’y avait rien à prendre. Que des cailloux !
Arrivés à Oran dans l’après-midi, le compagnon se débarrassa vite de Saïd qu’il confia à un
cousin, tailleur de profession. Le cousin venait de faire son service militaire et avait passé
dans ce cadre une période en France. Il connaissait bien Saïd, puisqu’ils vécurent quelques
années ensemble dans le village et firent la même école coloniale pendant un moment. Saïd a
été bien accueilli à Oran ; il y avait un fort esprit de solidarité entre les proches parents et les
gens originaires du village et de la Kabylie. Le questionnant sur ce qu’il a pu apprendre à
l’école militaire du village, car Saïd n’a pas cessé un instant de lui parler de ses enseignants,
le cousin lui demanda de lire la marque inscrite sur sa machine à coudre, pendant qu’il la
faisait tourner à plein régime. Spontanément, Saïd répondit « PFAFF », en prononçant le
« P. » Le cousin s’esclaffa : il fallait, selon lui, prononcer « PFAFF » sans le « P. » C’était bien
juste, car il s’agissait d’un nom propre, mais Saïd lut correctement l’orthographe du mot. Se
souvenant sur-le-champ de la leçon sur les noms propres, il ne contraria pas son cousin et ne
fit pas de commentaires. Il se rappela sur le moment lorsque, lors d’un cours de travaux
pratiques, l’enseignant de l’école coloniale du village demanda à son cousin, qui était alors en
classe supérieure, de former une phrase avec le mot « lait. » Le cousin s’empressa de
répondre : « Ma mère houche le lait. », mélangeant ainsi le kabyle au français.
Pour chaque pantalon cousu, le cousin percevait cinq cents anciens francs, ce qui était une
fortune comparativement à la misère du bled. Mais, contrairement à ce qu’on laissait entendre
au village, l’argent ne coulait pas à flot dans les villes. Tout était relatif, la misère au village
était seulement plus prononcée et les privations plus nombreuses. Pour Saïd, on peut trouver
plus de bonheur à vivre auprès de ses siens que loin d’eux. On est malheureux lorsqu’on
quitte sa famille, ses proches et ses amis. A supposer que l’on vive mieux ailleurs, on aimerait
partager les plaisirs de la vie avec les êtres chers, pour mieux les apprécier. A quoi sert le
bonheur quand il n’est pas partagé ! se plait-il à répéter.
En quittant le bled, Saïd ne prit aucun vêtement de rechange avec lui. Il arriva seulement dans
ses meilleurs habits du village, des habits choisis de la friperie américaine que ramenait son
oncle maternel de Constantine et qu’il offrait bénévolement au villageois.
Le lendemain, un parent par alliance arriva dans le magasin du tailleur. Il trouva Saïd avec de
longs cheveux ébouriffés, mais il ne portait plus la chéchia qu’il avait abandonnée à son
départ du village. La première réaction du parent était de conduire Saïd chez le coiffeur du
coin. Pour la première fois, Saïd mit les pieds dans un salon de coiffure. Il fut émerveillé par
les nombreux miroirs du salon, à travers lesquels il vit son visage défiler et se reproduire
plusieurs fois, lui procurant la sensation d’être dans un espace infini d’extase.
Quelques jours plus tard, deux autres parents, commerçants à Montgolfier, qui venaient à
Oran pour s’approvisionner en tissus et confection, proposèrent à Saïd de le prendre avec eux.
N’ayant pas d’autres choix pour être pris en charge et poursuivre ses études, il accepta la
proposition et, grâce au certificat de scolarité qu’il ramena du village, il entra en cours
élémentaire 1ère année. L’institutrice de Montgolfier était mariée à un colon. Chaque soir, de
retour des champs de blé, son mari venait la prendre dans son tracteur. C’était pittoresque.
Au cours d’une nuit, le Juif d’en face, Isaac, célèbre à Montgolfier par ce qu’il vendait dans
son magasin de droguerie, tout ce qui pouvait être nécessaire aux travaux agricoles et au
bricolage, vint frapper bruyamment à la porte des parents en leur demandant précipitamment
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de sortir car les champs de blé étaient en feu. « Les fellagas ont mis le feu aux champs de
blé ! » criait-il. La région de Tiaret était connue comme le grenier à blé.
A côté d’Isaac, il y avait une boulangerie, tenue par un colon du nom de Malet. Chaque matin,
l’odeur exquise du pain chaud se répandait sur toute l’avenue principale du bourg. On pouvait
en acheter par morceaux. Le boulanger coupait le gros pain chaud à l’aide d’une grosse lame
encastrée dans un socle en bois fixé sur le comptoir. La mie du pain dégageait une vapeur
paradisiaque qui envoûtait.
Montgolfier était un beau village colonial. Les Européens y cultivaient le blé sur les terres
qu’ils avaient expropriées. Chaque soir, des couples d’Européens se promenaient sur l’avenue
principale, sous les regards médusés et envieux des jeunes Arabes. Saïd n’avait jamais connu
ces belles images dans son village natal accroché aux pieds des montagnes. Il assista même
une fois dans la rue, à la tombée de la nuit, à une scène de fiançailles. Debout aux pieds d’un
arbre, deux jeunes fils de colons se disputaient les charmes d’une jeune fille européenne. La
fille, estomaquée un moment, tourna trois fois autour de l’arbre dans sa robe à volant qui
semblait la faire survolter et survoler en même temps, avant de jeter son dévolu sur l’un
d’eux. Elle accrocha son don juan par le bras et s’en allèrent main dans la main, loin dans les
pénombres de l’avenue. Quelques jours après, le mariage du jeune couple fut célébré en
grande pompe.
Les deux parents qui avaient emmené Saïd à Montgolfier moururent violemment dans un
accident de la circulation, brûlés vifs, à un âge encore précoce, quelques mois seulement après
l’indépendance. Ils revenaient d’Oran comme d’habitude dans leur fourgon chargé de tissus et
entrèrent en collision avec un camion militaire, à l’entrée de Montgolfier. Curieusement, on
ne retrouvera nulle trace du camion militaire qui s’éclipsa. On retrouva tard dans la soirée
leurs corps calcinés à l’intérieur de leur fourgon.
A Oran, où était installé son frère durant la guerre, Saïd entra en cours élémentaire 2ième année,
à l’école du quartier de banlieue « Victor Hugo », après avoir fait la première année à
Montgolfier. Son frère tailleur ne put l’héberger dans son minuscule magasin ; des parents par
alliance le prirent en charge à Victor Hugo en l’inscrivant au cours élémentaire 2 ième année et,
en contrepartie, il devait assurer les commissions pour la famille. Il partit de Montgolfier à
Oran sur un coup de tête. A l’indépendance, il retourne au village où il est inscrit au cours
moyen 1ère année puis à Montgolfier où il entre au cours moyen 2ième année. A vrai dire, il ne
terminait jamais l’année.
Un jour, le directeur de l’école de Montgolfier gifla violemment Saïd car il était un peu
dissipé en se remémorant les souvenirs de son village. Une autre fois, le directeur obligea tous
les élèves à prendre une douche froide au siphon, car « les Arabes sont sales » disait-il. En
réalité, la préoccupation du directeur n’était pas de dispenser la bonne éducation aux enfants ;
il semblait, au contraire, nourrir un sentiment de haine, de frustration et de vengeance envers
les Algériens, alors qu’il n’était qu’un coopérant technique et n’avait pas vécu la guerre en
Algérie.
Dans le même village de Montgolfier un colon, qui était aussi instituteur, avait choisi à
l’indépendance de rester en Algérie. Quelques années après, il décida, lui aussi, de s’en aller
comme tous les autres qui l’ont précédé. Avant de partir, il prit soin de creuser tous les murs
de sa villa. Il était pourtant estimé et connu comme un homme sage et d’une grande culture.
C’était sans doute une façon à lui d’exprimer son mécontentement, abandonnant tout derrière
lui, bradant ses biens, s’étant rendu compte que la cohabitation n’était plus possible. A son
départ, la famille de Saïd lui acheta ses deux carabines de chasse.
Les Kabyles étaient fort nombreux à Montgolfier ; ils étaient, pour la plupart d’entre eux,
originaires de la commune d’Iboudrarène. Après le départ des colons, les familles kabyles se
retrouvèrent avec sept villas, ce qui avait fait dire à certains que « les Kabyles ont remplacé
les colons. » La famille de Saïd eut le privilège d’occuper la villa du maire, dernier maire-
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colon avant l’indépendance. C’était une villa immense équipée de tout : un jardin, un
poulailler, une réserve d’eau, une chaudière, des cheminées…
Au début des années 70, c’était un Kabyle d’Ighil-Bouamas qui fut élu maire de Montgolfier :
à la suite d’un différend entre deux tribus, on a opté pour le Kabyle. C’était peut-être un
« vote sanction ». A Djilali Ben Amar, dans la même région, un Kabyle de Darna a brigué
plusieurs mandats de maire.
Aujourd’hui, il ne demeure à Montgolfier que deux ou trois familles kabyles, où tout n’est
plus comme avant : le délabrement dans les villages est plus profond que dans les villes.
Avant et pendant la guerre, les Kabyles de Montgolfier vivaient dans les arrières-boutiques de
leurs magasins de tissus et confection, dans des conditions de vie et d’hygiène des plus
précaires. Comme l’exigeait la tradition, et par souci de faire des économies pour nourrir la
famille, les femmes et les enfants demeuraient généralement au bled. C’était ainsi qu’ils
arrivaient à joindre les deux bouts. Ils se rendaient très tôt le matin, même temps glacial, dans
les marchés des villages voisins pour vendre quelques robes et étoffes de tissus. Lorsqu’ils
revenaient au bled pour passer quelques jours en famille, leurs femmes supportaient mal
l’odeur âcre et renfermée de leurs vêtements. Dans leurs arrières-boutiques, ils avaient
perpétué la tradition de la préparation chaque soir du couscous. Mais, à la différence du bled,
le couscous était toujours accompagné de quelques morceaux de viande. Le couscous était
servi dans un seul plat et tous se mettaient sur un genou pour en saisir quelques cuillérées,
façon de rester toujours dégourdis et à l’affût du moindre client qui pouvait venir des douars
voisins commander un trousseau de mariage à sa fille.
La vie chez les épiciers mozabites était plus dure, ils s’interdisaient même les sorties dans la
rue et portaient tous, grands et petits, le saroual traditionnel. Les femmes mozabites restaient
au bled, tandis que les enfants, même en bas âge, accompagnaient souvent leurs pères qui les
initiaient au commerce.
A l’école de Victor Hugo à Oran, Saïd parlait encore peu l’arabe local. A la récréation, tous les
élèves venaient le provoquer et se moquer de lui chaque fois qu’il balbutiait un mot pour leur
répondre. Saïd se sentait étranger dans son pays, mais, petit à petit, en travaillant bien à
l’école, il finit par se faire admettre et respecter. Ainsi, lors d’une étude de texte, Saïd fit
remarquer à son professeur Garaut une faute d’orthographe dans le paragraphe qu’il venait
d’écrire au tableau. L’instituteur reconnut l’erreur et en félicita Saïd. Spontanément, un
tonnerre d’applaudissements retentit dans toute la classe. En réalité, derrière ces
applaudissements adressés à Saïd qui pourtant ne se sentait pas dans sa peau avec ses
camarades de classe, il y avait la guerre, la lutte pour l’indépendance, l’esprit révolutionnaire,
le nationalisme… Par ce geste, les élèves saisirent seulement l’occasion pour signifier de
manière bruyante leur patriotisme à l’occupant que symbolisait l’enseignant. C’était pour eux
comme si une petite équipe de football venait de battre une grande équipe.
Un jour, l’instituteur Garaut passa en revue les cheveux des garçons. Il demanda à tous les
élèves d’aller chez le coiffeur, sauf à Saïd : « Saïd a les cheveux bien coiffés, il en est
dispensé. » leur a-t-il dit. Découvrant la ville, Saïd soignait bien ses cheveux et se regardait
souvent dans la glace, mais ne cessait de penser à ses petits frères qu’il avait laissés au village
dans le dénuement total. Chaque fois que l’occasion s’offrait à lui, il leur envoyait des photos
d’animaux, des jouets et des bonbons. Il récupérait les photos dans les boîtes d’emballage du
fil à coudre qu’utilisaient les tailleurs kabyles.
Chose étrange, dans cette école coloniale de Victor Hugo, comme au village, il n’y avait pas
de filles. C’était une école primaire de garçons.
Peu de temps après, l’école française fut arrêtée à Oran aussi, comme cela a été le cas au bled
quelques années auparavant. Le boycott des écoles françaises se généralisa. Saïd revint une
fois de plus à la maison, mais cette fois au quatrième étage d’un immeuble du quartier de
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Victor Hugo, chez des parents par alliance qui l’hébergeait. En échange de l’hébergement
dont il bénéficiait, il était chargé de faire les commissions pour la maison, faisant monter à la
force des bras des bouteilles de gaz butane sur quatre étages. Au village, on ne connaissait que
le feu de bois, le bois que ramenaient les femmes en fagots depuis les champs, parfois
lointains.
Les choses vécues au bled se reproduisirent à l’identique à Oran : Un tailleur originaire du
village, un homme affable et généreux, possédant une grande culture politique sans avoir fait
l’école longtemps, apprit à Saïd qu’il ferait tout pour l’inscrire dans une medersa du quartier
qui dispensait des cours d’arabe. Le tailleur était entièrement dévoué à la Révolution, il
analysait de fort belle manière les discours politiques de l’époque concernant tant l’Algérie
que le reste du monde. En 1963, il milita au sein du premier parti d’opposition, en pleine ville
d’Oran : on découvrit au pied de sa machine à coudre des reçus de collecte de fonds pour le
compte du parti FFS et fut emprisonné pour cela durant quelques semaines.
Avec le concours d’un voisin tlémcénien, le tailleur inscrivit Saïd aux cours d’arabe.
Curieusement, la medersa était ouverte aux garçons et aux filles. Plus surprenant encore, les
filles étaient plus nombreuses, elles représentaient les deux tiers de l’effectif. Les filles ne
pouvaient donc être que plus entreprenantes que les garçons ; elles prenaient même la liberté
de provoquer les garçons et de leur faire la cour.
Saïd fit des efforts surhumains pour s’intégrer dans le nouvel environnement qui s’offrait à
lui. Il ne maîtrisait toujours pas l’arabe parlé et arriva dans la medersa au milieu de l’année.
Pour rattraper son retard, il apprenait sans cesse ses leçons, jour et nuit. Il prenait ainsi chaque
jour de l’avance. Au fil des jours, l’enseignant le citait comme exemple pour motiver ses
autres élèves, leur rappelant que Saïd était arrivé dans la medersa bien plus tard après eux. Les
élèves, comme le professeur, comprirent que Saïd ne pouvait être que Kabyle, zouaoui dans le
langage de l’Ouest ; son accent lourd et chantonnant ne laissait aucun doute.
A la medersa d’Oran, il vécut une autre aventure, après celle qui l’a marqué dans son village.
Il y avait plus de filles que de garçons, les filles avaient donc l’initiative. Surprenant une fois
les filles dans leurs conversations, il les entendit parler des garçons de leur classe, pour
désigner le plus beau d’entre eux. C’était la plus belle d’entre elles qui menait les débats, celle
que Saïd avait déjà repérée comme étant la plus belle, à laquelle il jetait des regards furtifs et
discrets. Dans son énumération, la fille cita bon nombre de garçons mais ne souffla mot de
Saïd. L’une de ses collègues lui fit alors remarquer :
- Et Saïd, il est beau aussi !
- Oui, mais il est zouaoui, lui répondit-elle.
Les choses ont bien changé depuis la guerre, depuis que les montagnes du Djurdjura ont vibré
au rythme des chasseurs bombardiers et des accrochages sanglants. La JSK, aussi, y contribua
beaucoup en portant son nom partout, à Oran et Tiaret, et plus tard au-delà des frontières.
Depuis ces épopées, le Kabyle est reconnu et respecté en dehors de son fief.
La fille avait le même âge que Saïd ; ils étaient tous deux en pleine adolescence. Elle était
belle, brunette, sensuelle et débordante de charme. Elle avait un regard qui subjuguait. Saïd
aurait voulu aussi la demander en mariage, comme il avait tenté de le faire avec la fille de son
village.
Dans l’immeuble de Victor Hugo où il habitait, il rencontrait souvent des filles d’une beauté
exquise, des oranaises et des tlemcéniennes de souche. Un jour, en traînant une bouteille de
gaz butane sur les quatre étages de l’immeuble, il surprit dans les escaliers un groupe de
garçons en train de soulever les pans de la jupe à une jeune fille, afin de mieux observer ses
formes. La fille était souriante et semblait y consentir. Saïd poursuivit sa besogne, non sans en
ressentir un sentiment de jalousie, voulant lui aussi participer au jeu.
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A la proclamation de l’indépendance, Saïd retourna dans son village natal en Kabylie. Il reprit
le chemin de l’école, regroupant cette fois aussi filles et garçons. Le village était fort animé
car beaucoup de gens revinrent au village, pensant qu’ils allaient s’y installer définitivement.
Saïd se fit vite remarquer dans la nouvelle école du village par ce qu’il avait appris la medersa
d’Oran. On l’appela plusieurs fois pour chanter aux garçons et aux filles des chants
patriotiques et même des chants religieux. Cette fois aussi, il vécut une aventure avec une fille
revenue d’Alger. A chaque récréation, il usait de subterfuges pour s’approcher d’elle, mais
sans oser lui parler. Une fois, voyant que Saïd ne la quittait pas des yeux, elle vint vers lui et
lui souffla à l’oreille : « Je t’aime ! », en français par-dessus le marché. L’expression était trop
belle, d’autant plus belle qu’elle était articulée par une jeune algéroise qui explosait
d’adolescence. Cette déclaration glaça un moment Saïd qui sentit une immense chaleur le
traverser, n’ayant jamais entendu auparavant une offre aussi voluptueuse. Et puis plus rien !
Saïd n’osa pas aller plus loin. La fille était exquise dans sa robe bleue, couleur de ciel. Elle
était d’une beauté sublime qui donnait le vertige. Ses longues tresses de cheveux dorés qui
tombaient sur sa poitrine lui procuraient un charme foudroyant. Il la revit une dernière fois de
loin. Il la vit sautiller de joie, alors qu’il était sur la route carrossable et s’apprêtait à retourner
à Montgolfier, cette fois pour longtemps.
Les bons moments se succédèrent ; chaque région d’Algérie étalait ses charmes. A
Montgolfier, Saïd sortait chaque soir dans la rue pour espérer rencontrer celle qui à vrai dire
était convoitée par tout le monde. Elle avait un plus par rapport à toutes les autres, car elle
répondait toujours par le sourire. Son sourire suffisait. Elle avait aussi le même âge que Saïd,
mais cette fois ils dépassaient tous les deux l’âge sensible de l’adolescence. La fille était
exceptionnellement belle, son sourire éblouissait et la rendait insaisissable. Pour espérer la
revoir plus fréquemment, Saïd dût apprendre à monter à vélo, grâce à l’aide d’un ami kabyle
du village Aït Ouabane qui était venu, à l’indépendance, vivre à Montgolfier. L’ami vécut une
grande partie de la guerre à Bouadnane, car son village avait été transformé à l’époque en un
no man’s land où seuls les moudjahidine régnaient en maîtres dans les grottes profondes des
montagnes qui le surplombaient. En louant un vélo à vingt francs de l’époque, Saïd pouvait
effectuer des randonnées dans le village et s’offrir le plaisir de rencontrer la perle rare pour
goûter à son sourire diabolique.
A Tiaret, où il passa les années 1963/1964 au collège technique de garçons, le scénario d’une
aventure similaire se répéta. Là, c’était fou ! L’adolescence était déjà consommée. Devant se
rendre chez lui à Montgolfier, une quarantaine de kilomètres plus loin, pour y passer le weekend, il prit la route avec des camarades en quête d’un tracteur. Sur le chemin, il fut abordé par
une jeune femme, un corps moulé dissimulé dans un haik, le voile blanc, ne laissant apparaître
qu’un œil, à la manière de l’Ouest, dont l’écarquillement et la splendeur dessinaient toute la
beauté qu’elle cachait aux regards. La fille le questionna sur tout et rien, voulant
apparemment causer plus longtemps avec lui. Au moment où la discussion commença à
s’animer et à faire battre les cœurs, un tracteur apparut au large. Ils se quittèrent en se
souriant. La fille était à point, il ne restait plus qu’à lui porter l’estocade. Les camarades du
collège montrèrent tous des signes de jalousie, étonnés que Saïd ne se fût pas laissé prendre,
quitte à laisser passer le tracteur.
Le week-end suivant, c’était la dèche, Saïd ne trouva ni la fille ni le tracteur. Il préféra alors
rester en ville, au lieu de retourner dans l’internat du collège. Il se rendit dans un bain maure
pour y passer la nuit. Au petit matin, il se présenta à la caisse pour payer. Remarquant son
accent kabyle, le patron du bain maure le questionna : « d’où es-tu ? Qui est ton père ? » Non
sans en montrer un air de fierté, Saïd s’empressa de répondre : « d’Ighil-Bouamas, fils de
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Salem. » Décontenancé, le patron garda un bon moment le silence et refusa d’encaisser la
nuitée. Originaire des Ath-Ouacif, il semblait bien connaître le père de Saïd.
L’itinéraire écolier de Saïd a été très sinueux : de l’école coloniale à la medersa, de la medersa
à l’école militaire, de l’école militaire à l’école coloniale, de l’école coloniale à la medersa et
de la medersa à l’école algérienne, il entra au collège technique de garçons de Tiaret qu’il
abandonna en cours de route pour rejoindre Alger. A chaque école et à chaque medersa est
attaché un souvenir. Saïd ne peut relater cet itinéraire que dans le désordre, ce qui restitue
mieux la réalité de son parcours scolaire car il s’agissait d’un véritable imbroglio.
18/
Avant de goûter aux plaisirs de l’indépendance dans son village natal et de repartir ensuite
dans la région de Tiaret pour poursuivre ses études, Saïd vécut à Oran l’horrible période de
l’OAS et, quelques mois auparavant, une partie de la guerre.
Sur la guerre, il a été témoin de plusieurs faits. Il faisait fréquemment le va-et-vient entre
Victor Hugo, où il était hébergé, et la Ville Nouvelle, où son frère travaillait. Au cours de ses
balades, il vit la Révolution poursuivre son long chemin. Les choses étaient différentes de ce
qu’il avait vécu dans son village, mais il comprit vite que l’objectif était le même. Là-bas, au
village, et ici, à Oran, le même idéal animait les révolutionnaires : l’indépendance de
l ‘Algérie, totale et inconditionnelle.
Tôt un matin, il fut surpris par un violent accrochage qui se déroulait au cœur de la Ville
Nouvelle, en pleine ville arabe. Des militaires assiégeaient une maison où étaient réfugiés des
moudjahidine. Ce matin, il accompagnait dans son vélo le tailleur qui l’avait aidé à s’inscrire
aux cours d’arabe. Arrivés dans le quartier de la Ville Nouvelle, ils entendirent des coups de
feu et des explosions de grenades venant d’une rue perpendiculaire à la rue Général Négrier
où se trouvait le magasin où ils se rendaient. Ils entrèrent précipitamment dans le magasin et
en tirèrent le rideau. Les moudjahidine ne voulaient pas se rendre aux militaires qui leur
demandaient de sortir les mains en l’air ; les combats étaient rudes et violents, faisant
entendre par-là un mitraillage, du côté des militaires, et par-ci des tirs intermittents, du côté
des moudjahidine, car le souci était d’économiser les munitions pour tenir le plus longtemps
possible, même si l’issue du combat était connue d’avance.
Pendant plusieurs jours, les gens commentaient l’exploit des moudjahidine qui avaient préféré
mourir que de capituler.
En quittant le soir la Ville Nouvelle pour rejoindre la maison dans le même vélo, ils butèrent
sur un barrage de militaires à l’entrée de Victor Hugo. Les militaires procédèrent à une fouille
minutieuse de la sacoche du vélo ; ils avaient même scruté un piment qui était coupé en deux,
pensant qu’il dissimulait un message du Front.
Saïd se rendait chaque week-end chez son frère, à la rue de la Macta. Un jour, il s’était permis
une virée dans la Place à côté, Tahtaha. En se promenant dans la place en quête d’un spectacle
de charmeurs de serpents, tout en visitant les ruelles adjacentes où les Marocains proposaient
toutes sortes de plantes médicinales et en expliquaient les vertus curatives, il était confiant,
comme aux premiers jours de son arrivée à Oran où tout paraissait calme. Soudain, un coup
de feu retentit, ne sachant pas d’où il venait. Un homme d’un âge avancé, coiffé d’un turban
blanc, tomba près de ses pieds. C’était l’affolement général ! Les gens fuyaient dans tous les
sens, en sautant même par-dessus les barbelés qui bouclaient les rues. Calmement, Saïd
poursuivit son chemin et revint dans le magasin de son frère ; il n’était pas habitué aux
mouvements brusques de foules.
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Le week-end suivant, Saïd se trouvait une autre fois chez son frère. Des militaires pénétrèrent
tôt le matin dans le magasin. Ils trouvèrent Saïd debout et oisif et son frère au pied de sa
machine à coudre. Ils demandèrent à Saïd d’aller effacer les écriteaux inscrits dehors, ne
voulant pas apparemment déranger son frère qui était occupé. Les militaires lui remirent alors
un pot de peinture et un pinceau. Sur les murs, il était écrit : « Vive le FLN » et « Algérie libre
et indépendante. » Les soldats étaient gentils, ils partirent sans manifester d’agressivité.
A Victor Hugo, un homme est poignardé dans la soirée devant une épicerie tenue par un
Kabyle originaire de la Petite Kabylie, où Saïd avait l’habitude de faire les achats pour la
famille qui l’hébergeait. Escaladant les étages de l’immeuble où il habitait, il rencontra au
quatrième niveau un voisin Kabyle de son village et commenta avec lui l’événement. Pour le
voisin, il ne pouvait s’agir que d’un règlement de compte. Il voulait peut-être faire diversion,
pensa Saïd, car il craignait d’être dénoncé comme étant l’auteur de l’attentat, étant lui-même
un rebelle de la ville (un terroriste, selon l’expression employée à l’époque).
En pleine Place de la Ville Nouvelle, un rebelle natif du village de Saïd défraya la chronique.
Il sauta de la jeep militaire, après avoir été arrêté quelques mètres plus loin. Il se dilua dans la
foule qui le protégea. Peu de jours après, il est tombé au champ d’honneur dans un accrochage
sur les hauteurs d’Oran.
A Petit Lac, un autre rebelle, originaire également du village de Saïd, grimpa à l’avant d’un
autobus et tira sur le conducteur européen. Des citoyens l’arrêtèrent sur-le-champ, car on le
prit pour un juif. En fuyant, un éboueur lui asséna un violent coup de balai à la tête et le fit
tomber à terre. Le rebelle avait l’allure d’un gentleman, un homme blanc aux yeux bleus. Il
était toujours bien habillé, tout le monde le prenait pour un Européen. Condamné à mort, à
l’indépendance il retrouva la liberté.
Au milieu d’une nuit, des militaires firent une descente surprise dans un magasin de tailleurs
originaires de la Petite Kabylie, plus exactement d’Akbou. La Petite Kabylie était fortement
représentée à Oran. Ils frappèrent plusieurs fois à la porte du magasin avant de réveiller les
trois hommes qui s’y trouvaient, profondément emportés dans leur sommeil dans la soupente
de leur magasin. L’un d’eux, croyant bien faire pour faire patienter les militaires, dit à haute
voix à son collègue qui avait l’interrupteur près de l’oreiller : « Allume le feu ! » Les
militaires se mirent alors tous à plat ventre, pensant qu’on allait tirer sur eux. Lorsque les trois
tailleurs ouvrirent la porte, les soldats étaient aux aguets, prêts à tirer. Il a fallu ensuite
longuement palabrer avec les militaires, dans un français approximatif, pour expliquer le
malentendu.
A l’annonce des négociations pour l’indépendance, Saïd vit un homme de son village prendre
le flambeau, le drapeau algérien, en tête d’une foule manifestant près du musée d’Oran, un
peu plus bas que la rue de la Macta, faisant face à des Européens qui formèrent par la suite le
gros des troupes de l’OAS. La ligne de démarcation entre Algériens et Européens se dessinalà ; c’était, durant la période de l’OAS, la ligne rouge à ne pas franchir, pour les uns comme
pour les autres. Les Algériens scandaient « Algérie algérienne ! » et les Européens criaient
« Algérie française ! » Vieil homme aujourd’hui, il est l’un des rares à avoir choisi de passer
sa retraite au village qui l’a vu naître, après avoir passé toute sa jeunesse à Oran. En se
rendant récemment dans son village, Saïd aperçut le bonhomme allongé à l’ombre d’un
olivier, méditant.
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Durant la période de l’OAS, les choses étaient différentes. Oran vécut l’apocalypse.
Alors que Saïd se trouvait une autre fois en week-end chez son frère, rue de la Macta, une
forte déflagration secoua les murs et brisa les vitres. Lui et son frère devaient, ce jour-là,
préparer un couscous à la tête de mouton, façon de se ressourcer et se rappeler les recettes de
grands-mères du village. La marmite bouillante tomba à terre ! A côté, au niveau de la Place,
de la chaire humaine partout, y compris sur les fils électriques. Plus d’une quarantaine de
personnes périrent ce jour. Quelques minutes avant l’explosion, Saïd passait dans la place, il
était allé acheter des timbres-poste pour écrire des lettres au village.
Les tueries ne s’arrêtaient pas : On tuait tout Européen qui s’aventurait dans la ville arabe et
tout Arabe qui s’aventurait dans la ville européenne, au-delà de la ligne de démarcation. Un
vieil ivrogne européen fut ainsi tué, en pleine Place de la ville arabe. Il s’était aventuré par-là
sans le savoir, avec sa bouteille de vin. Etant ivre, il se trouvait en situation de circonstances
aggravantes. Dans son ivresse, il mourut sans douleur, d’une balle dans la tête.
A l’annonce de la fin de la guerre, il se passa des choses à Oran au cours d’une nuit. Le
lendemain, dans le magasin du frère de Saïd, un jeune kabyle natif d’Oran raconta la descente
sur la ville. Tout était confus dans son récit.
Les mêmes événements étaient vécus à Alger et ailleurs, dans les grandes villes. De grandes
figures de ce pays furent tuées par l’OAS, parmi lesquelles il faut citer l’éminent instituteur et
écrivain Mouloud Feraoun, assassiné un mois de mars 1962. Il prévoyait cette fin tragique
dans son Journal, s’étant toujours senti menacé durant la guerre.
De jour comme de nuit, on entendait des explosions de plastic, brisant les rideaux métalliques
des magasins et laissant sur place des morts et des blessés.
Le général de Gaulle, fort et convaincu de la foi des Algériens en l’indépendance, sut arrêter
le massacre, le « quarteron de généraux », qualification qu’il employa dans un de ses discours
pour désigner ceux qui avaient osé lui désobéir.
La vie dans le magasin du frère de Saïd à Oran n’était pas gaie. Chaque soir, une armée de
punaises envahissait le plancher en bois de la soupente et les murs du minuscule magasin. On
se levait tous, au milieu de la nuit, pour écraser les punaises pleines de sang.
Le frère de Saïd cousait lui aussi des pantalons, comme le cousin qui le reçut la première fois
à Oran, à cinq cents francs-pièce. Chaque week-end, il chargeait Saïd d’aller chez le patron lui
ramener une avance de mille francs de l’époque, ce qui leur permettait de faire une virée du
côté du jardin public et de louer un pédalo pour naviguer au milieu des canards et se faire
prendre en photos
Aujourd’hui, il ne reste d’Oran que le charme de ses filles et l’accueil chaleureux de ses
habitants. La rue d’Arzew qui faisait d’Oran la ville des rêves, les « Milles et Une Nuits »,
n’est plus qu’une série de crevasses où les cafards sont maîtres des lieux. La rue de la
Révolution qu’occupèrent les Kabyles au départ des commerçants juifs n’est plus que ruine.
Le désordre s’installe partout dans la ville : les voitures circulent sur les trottoirs, les chantiers
de bâtisses poussent dans l’anarchie et l’insécurité, les immeubles dégoulinent… La nuit, on a
peur à Oran, on n’y vit que le jour. Seul le Front de Mer éclaire encore Oran, conservant un
peu de son charme. Le reste n’est que désolation, une succession de cités-dortoirs, sans
repères et sans luminosité. On ne sait pas où les voitures du jour se terrent la nuit !
Il n’y a pas longtemps, Saïd accompagna à Oran un jeune expert français en déchets urbains.
A la sortie de la mairie d’Oran, le jeune français resta bouche bée lorsqu’il vit un élève jeter
son cartable sur la chaussée en pleine cohorte de voitures pour poursuivre un camarade qui l’a
insulté. Profitant de l’occasion pour rencontrer des parents, Saïd invita le jeune Gaulois à
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visiter la rue de la Révolution où de nombreux Kabyles y exerce encore comme marchands de
tissu et de confection. Lors de la visite, le jeune français reçut en pleine figure une bouteille
en plastique avec laquelle des gosses jouaient au milieu de la rue. Pour faire bonne figure et
sauver la face, Saïd l’emmena au Front de mer. De son portable, le jeune expert appela sa
grand-mère qui avait passé toute sa jeunesse à Oran, à Gambetta : « Voilà, je suis au Front de
mer, c’est beau mais tout est dégradé. » lui a-t-il dit. En refermant son portable, il confia à
Saïd que sa grand-mère a éclaté en sanglots.
A l’indépendance, les parents de Victor Hugo où était hébergé Saïd décidèrent de retourner au
village, sans raisons apparentes. Il fallait simplement retourner la famille au bled, la charge
familiale étant moins lourde là-bas ; quant aux hommes, ils peuvent toujours galérer. Un
camion appartenant à une usine de fabrication de bonbons les transporta jusqu’au au village ;
le périple dura toute la journée. Saïd était aussi de voyage, suivant le cours des choses.
Les parents de Victor Hugo étaient en avance par rapport à beaucoup d’autres voisins du
quartier : ils avaient un téléviseur noir et blanc et un poste-radio. Chaque soir, Saïd était
émerveillé en regardant à la télé des sketchs algériens et des films français et égyptiens suivis
de chansons adoucissantes de Farid El-Atrach et de Abdelhalim Hafez. Les évènements du
Congo faisaient la Une des actualités télévisées de l’époque. Ecoutant la radio de la
Révolution qui émettait à partir du Maroc, toute la famille pleurait, entendant Farid Ali
chanter en kabyle sa chanson fétiche « Ma mère chérie ne pleure pas, je te vengerai ! »
A l’indépendance, la première préoccupation du village a été de faire reprendre aux enfants le
chemin de l’école. On occupa successivement l’école qui servait de mosquée, puis l’école
militaire, avant de retrouver, plus tard, l’ancienne école coloniale qui avait été brûlée au début
de la guerre. Les cours reprirent en français, le français n’était plus interdit d’enseignement.
Au départ, il fallait faire assurer l’enseignement par des bénévoles, parmi lesquels se trouvait
un frère de Saïd qui avait fait une année au lycée à Tizi-ouzou avant de le quitter à la suite de
la grève des étudiants et qui avait, tant bien que mal, poursuivi ses études à Alger. On organisa
le retour à l’école comme on pouvait. Saïd retourna ensuite dans la région de Tiaret pour y
passer un peu plus de deux ans, avant de prendre le chemin d’Alger grâce à l’information
obtenue de Tayeb et d’un autre ami du village concernant un concours d’entrée au collège des
Pères Blancs de Lavigerie.
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