Réalités virtuelles

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Réalités virtuelles
Pierrick Messien
Realites virtuelles
SOMMAIRE
Infidélités .............................................................................................................................................. 4
Justice ................................................................................................................................................. 19
Errance ............................................................................................................................................... 32
Jeunesse .............................................................................................................................................. 51
Hackers ............................................................................................................................................... 62
Période électorale ............................................................................................................................... 78
Résistants .......................................................................................................................................... 103
Crédits et remerciements .................................................................................................................. 126
Note aux lecteurs .............................................................................................................................. 127
Infidelites
Cléo terminait au plus vite la création qu'il avait entamée sur son computeur, pressé par son
horloge interne en plein affolement. Il aligna rapidement le texte de la publicité qui apparaîtra
sur tous les espaces promotionnels des serveurs B-130 à C-160 les deux journées suivantes.
Total : cinq millions d'impressions, coût de la visibilité pour l'entreprise : dix cents. Il vérifia
une dernière fois les odeurs et la texture de la publicité. Ce sont elles qui attireront le chaland
plutôt que le texte, il le savait bien. Les virtuonautes étaient souvent happés par les odeurs
inventées par les marketeurs. La publicité fonctionnait comme des phéromones, ou comme le
virtuomiel sur une mouche numérique.
Cléo était publiciste. Cela pouvait sembler important, mais ce n'était pas vraiment le cas.
On le comprenait rapidement à voir les nombreux autres virtuonautes installés derrière leurs
computeurs, tout autour de lui. Le serveur dans lequel ils opéraient n'avait rien de travaillé. Il
s'agissait simplement d'une pièce infinie, teintée de gris, aux textures peu étudiées.
Température moyenne, pas de ciel, pas de vent, pas de bruit, pas d'objets autres que les tables,
chaises et computeurs : aucune distraction. Dans le publimarketing, les gens importants
étaient les marketeurs. Ils géraient des campagnes de milliards d'impressions, ils créaient
parfois des serveurs entiers de publicité. Les publicistes, eux, n'étaient guère que des ouvriers.
Mais le travail ne payait pas trop mal, et la publicité était un secteur toujours lucratif dans le
virtuomonde.
Cléo tiqua alors que son horloge interne clignotait sévèrement. Les journées de travail
passaient de plus en plus vite ces derniers temps. Cléo aurait donné cher pour qu'un hacker
pirate son horloge interne et lui permette de travailler plus longtemps. Mais le contrôle du
travail était strict, et mieux valait s'éviter les ennuis judiciaires. La virtuopolice ne plaisantait
pas. Plus que quelques secondes. L'employé soupira. Sa situation personnelle ne lui donnait
en rien envie de terminer cette journée. Il se consola en se rappelant qu'il aurait ensuite droit à
quelques heures de virtuoloisir. Le publiciste eut juste le temps de confirmer l'envoi avant que
son computeur ne disparaisse sous ses mains en même temps que le reste de la pièce, dans un
flash de lumière blanche.
— Fin de la journée de travail numéro 4211, annonça la voix féminine de Lil',
l'Intelligence Artificielle de Cléo. Objectifs remplis. Félicitations ! Retour à la réalité.
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Le flash s'estompa, et Cléo quitta le virtuomonde aussitôt. Il se réveilla dans une chambre
presque vide. Comme chaque soir, la descente fut sévère. Le publiciste grogna en sentant
soudainement ses muscles et le poids de son corps, et il lui fallut quelques minutes pour se
réadapter à la réalité. Cléo savait que la déconnexion était plus terrible encore pour certains,
en particulier les personnes âgées ou tous ces gamins qui naviguaient des jours durant sur des
serveurs ludiques où ils incarnaient des super-héros ou des grands guerriers. Il y a toujours un
retour à la réalité.
Heureusement pour lui, Cléo n'avait jamais été dépendant aux serveurs ludiques, et n'avait
d'ailleurs pas vraiment les moyens de se payer des journées entières de virtuoloisir comme se
le permettaient des gens plus fortunés. Sur son serveur du travail, l'avatar du publiciste n'était
qu'un modèle basique, avec très peu de textures et des fonctionnalités moyennes. Il gagnait
simplement en concentration et en énergie, d'où une nécessaire impression de baisse de
régime lors de la descente. Il savait que les marketeurs ou les puissants de ce monde avaient
des avatars si développés qu'ils refusaient bien souvent la déconnexion. Après des années de
virtuomonde, la plupart d'entre eux étaient d'ailleurs tout simplement incapables de décrocher,
si ce n'est pour mourir, une fois leur véritable corps devenu trop vieux.
Ayant repris ses esprits, Cléo arracha son casque sensoriel et le posa à terre. Il ôta
délicatement les différentes électrodes qui stimulaient ses muscles. Sans ces électrodes il
serait vite devenu incapable de se mouvoir dans le vrai monde, même si cela ne l'empêchait
pas de souffrir de crampes violentes et régulières. Lors de ses connexions, Cléo était installé
sur un simple fauteuil vieilli par la transpiration. Son matériel de surf était bon marché, reflet
de sa situation financière. Cléo se leva difficilement. Il ne portait qu'un débardeur et un
caleçon, plutôt sales l'un et l'autre. Premier arrêt : les toilettes, toutes proches, puis direction la
salle à manger, dans laquelle il n'avait aucune envie de se rendre. Cléo évita au passage
l'aspirateur automatique qui nettoyait l'appartement jour et nuit.
— Ne te presse pas surtout ! lâcha une voix féminine avec mépris depuis la cuisine. Et
n'essaie pas de me faire croire que ton horloge interne est boguée ! Tu m'as déjà fait le coup.
Pour sûr, il traînait la patte. Lilia l'attendait comme chaque soir, assise face au four
instantané. Elle venait d'y glisser les rations livrées le matin même par la supérette la plus
proche. Vêtue d'un pyjama usé, ses longs cheveux — assez gras — en bataille, elle aussi
sortait à peine du virtuomonde. Son travail finissait exactement cinq minutes avant celui de
son compagnon, ce qui lui laissait le temps de préparer à manger, chaque soir.
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Le four sonna quelques secondes plus tard, et elle récupéra les rations bien chaudes pour
les poser sur la table. Rien de plus à faire : les couverts étaient même intégrés à la ration. Ils
seraient lavés automatiquement dans l'appareil recycleur, puis réutilisés pour de prochaines
rations. Des milliers de personnes avaient certainement déjà mangé dans ce même plat de
plastique, avec les mêmes couverts, ce qui ne les empêchait pas d'être complètement stériles
et aussi intacts qu'au premier jour. Cléo s'installa face à sa ration sans un mot.
— Ne me dis pas bonjour surtout ! souffla-t-elle. Que tu m'énerves !
— Moi aussi j'ai passé une bonne journée Lilia. Ravi que tu poses la question ! Tes
riches étaient aimables aujourd'hui ?
Elle détourna le regard, un air hautain sur le visage. Elle savait à quel point il détestait le
métier qu'elle exerçait. Lilia était employée dans un virtuorestaurant de luxe. Elle travaillait
dans un serveur hors de prix, du genre qu'ils ne pourraient jamais fréquenter en tant que
clients. Si dans la plupart des serveurs, les virtuonautes acceptaient de se faire servir par des
IA, notamment dans les boutiques et les restaurants, les bourgeois réclamaient toujours que ce
soient de vrais être humains qui soient à leurs bottes.
Naturellement, c'était davantage par jubilation esclavagiste que par volonté de trouver de la
chaleur humaine dans les endroits qu'ils fréquentaient. Un homme puissant ne peut se
contenter de donner des ordres à des programmes, car il a besoin de montrer directement sa
supériorité à des sous-fifres. C'est ainsi que Lilia s'était retrouvée à incarner un avatar hors de
prix — une blonde magnifique à la poitrine énorme et aux lèvres mieux pixellisées que
l'avatar de Cléo tout entier — à obéir aux injonctions d'hommes honteusement riches à
longueur de journée.
— Plus aimables que toi Cléo ! En tout cas, quand je te vois ici, je me dis que
j'aimerais bien être à leur place : ils n'ont jamais à quitter le virtuomonde, eux !
Il soupira tout en mâchouillant sa purée concentrée : tout un ensemble de nutriments
essentiels à consommer chaud. Le goût n'était en rien comparable à celui que l'on pouvait
trouver dans les meilleurs restaurants du virtuomonde, mais le repas avait l'intérêt de leur
apporter suffisamment d'énergie pour vingt-quatre heures. Les contrefaçons sensorielles du
virtuel étaient bien souvent diablement plus savoureuses que la réalité.
Cléo sourit en se disant que cela s'appliquait à Lilia. Si ses clients pouvaient la voir dans
son état normal, ils cesseraient sans doute de fantasmer sur elle ! Malgré son sourire, le
publiciste s'en voulut instantanément de cette pensée. Elle était encore mignonne malgré son
teint terne et son air mal réveillé. Il se rappela soudain leur première rencontre, dans la vraie
vie.
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Tout avait finalement changé quand ils avaient trouvé l'un et l'autre un poste dans le
virtuomonde, il y a un peu plus de dix ans de cela, comme 85 % de la population active. Le
marché du travail avait évolué à une vitesse inimaginable, et il était vite devenu quasi
impossible de trouver une situation décente dans la réalité. De toute manière, qui avait envie
de travailler dans le vrai monde ? Le virtuomonde apportait aux salariés plus d'intelligence,
plus de concentration, plus de fonctionnalités physiques, à condition d'avoir suffisamment
d'argent bien sûr.
Cléo et Lilia étaient entrés dans le cercle vicieux des petits employés, et donc d'une énorme
partie de la population. Ils avaient trouvé un poste dans le virtuomonde pour gagner
suffisamment d'argent pour s'adonner aux virtuoloisirs. Le principe était simple : tant qu'ils se
connectaient neuf heures par jour sur leur serveur de travail, avec les avatars qu'on leur prêtait
pour l'occasion, et qu'ils menaient à bien leurs objectifs, ils gagnaient tout juste de quoi
fréquenter des petits serveurs ludiques pour leurs quelques heures de temps libre.
Naturellement, ils avaient également de quoi se nourrir une fois par jour et payer le loyer
de leur appartement, ainsi que les rares objets qu'il contenait. Depuis l'avènement du
virtuomonde, la vraie vie n'avait jamais été si peu chère. Pour être clair, le couple dépensait
presque deux fois moins pour un mois de loyer que pour leurs cent heures mensuelles de
connexion ludique.
Cléo réalisa que Lilia avait déjà fini de dîner. Lui, regardait bêtement sa gamelle depuis
quelques minutes. Elle l'observait, gravement, les yeux humides. Leur situation était devenue
invivable. Ils ne se supportaient plus. En voyant ses yeux noirs si peinés, il se souvint du
regard qu'elle lui portait lorsqu'elle était amoureuse de lui, quand ils marchaient main dans la
main dans les rares parcs de la capitale. Cela lui semblait si lointain. Depuis combien de
temps n'étaient-ils pas sortis de l'appartement ? Des mois ? Des années ? Y avait-il encore un
monde à l'extérieur ? Les rues avaient-elles changé ? Il s'en moquait !
— Je... Tu as bien mangé ? tenta-t-il maladroitement.
— Comme d'hab', hésita-t-elle, visiblement touchée par cette attention. Ma journée ne
s'est pas si mal passée au travail, à part quand un salopard de marketeur est passé. Un type
arrogant comme pas deux qui n'a pas cessé de m'insulter ! Je me demande s'il ne travaillait pas
pour ta boîte en plus !
— Dans ma boîte ? Si jamais j'ai programmé l'une de ses campagnes de pub, j'espère
bien avoir fait une erreur ou deux, histoire de plomber ses résultats !
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Ils s'échangèrent un sourire, puis un rire. L'espace d'un instant, ils partagèrent un ersatz de
leur ancienne complicité, mais le silence ne tarda pas à reprendre le dessus. Quelque chose
était brisé depuis longtemps entre eux, et rien n'y ferait. Ils s'étaient vus vieillir à une vitesse
grand V, sans même le réaliser. Leur couple était une épave. Ils n'arrivaient même plus à se
reconnaître eux-mêmes dans la glace, alors comment pouvaient-ils encore s'apprécier l'un
l'autre ?
Cléo posa sa fourchette. Il en avait fini. Elle ramassa le tout, qu'elle alla déposer dans
l'appareil recycleur. Le cycle de la nourriture reprenait : l'appareil allait envoyer les ustensiles
jusqu'à un nettoyeur, qui les mènerait jusqu'à une usine de nourriture, qui les mènerait
jusqu'au service livraison, qui les mènerait jusqu'à eux ou à d'autres consommateurs. La
plupart des virtuotravailleurs qui mangeaient encore dans la vraie vie se faisaient ainsi livrer
leur repas. Inutile de perdre leur précieux temps libre en déplacements.
— Je suppose que tu vas y retourner ? lança Lilia d'une voix monotone.
Il ne dit rien. Mais oui, il allait en effet retourner dans le virtuomonde, comme chaque soir.
Quelques heures de loisirs virtuels avant de dormir, puis de travailler à nouveau, le tout
toujours dicté par l'extrême précision de l'horloge interne programmée par l'IA qui
accompagnait chaque virtuonaute. C'était ça ou quoi ?
Il faillit lui demander si elle préférait passer un peu de temps avec lui plutôt que de céder à
leur routine habituelle, mais trouva l'idée ridicule. Que pourraient-ils se dire ? Que pourraientils faire ? Regarder la télévision ? Il ne savait même pas si elle fonctionnait encore. Sortir
faire un tour ? Ils devraient d'abord se laver et se préparer, et n'en avaient envie ni l'un ni
l'autre. Par ailleurs, Cléo ne savait même pas s'il avait encore des habits qui lui iraient. Non, le
mieux était qu'ils profitent de leur temps libre chacun de leur côté, comme à leur habitude.
— Tu vas rejoindre un serveur de loisir toi aussi, n'est-ce pas ? répondit-il avec un peu
de mauvaise foi.
— Je ne sais pas. Sûrement...
Il eut l'impression qu'elle lui mentait. Il avait remarqué sur leurs dernières factures
numériques que ses frais de connexion avaient baissé sur les derniers mois. Elle fréquentait un
peu moins qu'avant ses serveurs de loisir, et il la soupçonnait même de ne plus s'y rendre
certains jours. Les cas de rejet du virtuomonde étaient rares — les marketeurs et les
techniciens faisaient tout pour rendre la navigation la plus agréable possible — mais ils
existaient. Il s'en voulut un peu de ne pas réussir à s'en passer, lui, mais il fallait bien penser à
soi de temps à autre.
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Cléo se leva et retourna jusqu'à sa chambre, jetant un mince sourire à sa compagne.
Loisir/Repos/Travail : il la reverrait pour le prochain repas, le lendemain soir. Le publiciste se
posa à nouveau sur son vieux fauteuil, plaça les électrodes une à une, puis posa le lourd
casque sensoriel sur sa tête. S'il avait eu les moyens, il aurait acheté un fauteuil de surf plus
confortable et plus récent, voire une cabine sensorielle. Les derniers modèles pouvaient
nourrir et nettoyer directement le virtuonaute sans même qu'il ne rejoigne la réalité, à
condition qu'il ait suffisamment d'argent pour se permettre une connexion permanente bien
sûr.
Le casque s'alluma, faisant disparaître la chambre aseptisée au profit d'un décor
désespérément blanc. La silhouette fragile de l'Intelligence Artificielle du publiciste fit alors
son apparition, issue de nulle part. Chaque virtuonaute disposait d'une IA qu'il pouvait
entièrement personnaliser et qui gérait l'ensemble de ses connexions. Au départ, l'IA avait été
conçue comme un système de sécurité qui traçait les moindres mouvements de chaque
virtuonaute, et s'assurait que son compte en banque était suffisamment fourni, mais les
usagers du virtuomonde avaient vite oublié cet aspect policier. Pour la plus grande partie des
virtuonautes, l'IA était devenue une confidente et une amie.
Le publiciste adressa un large sourire à Lil', son IA personnelle, ce qui était finalement
inutile, car ce n'était guère qu'un programme. L'IA lui répondit d'un petit geste de la main et
lui rendit un sourire timide. S'il l'avait insultée, elle n'aurait pas réagi différemment, car c'est
ainsi qu'il l'avait programmée : timide et agréable. Il ne remarquait même plus qu'elle
ressemblait étrangement à Lilia, à l'époque de leur rencontre, d'où le nom qu'il lui avait
attribué.
—Rebonjour, Cléo ! Déjà de retour ? Sur quel serveur veux-tu te connecter ?
Cléo regarda derrière son épaule, vers un vide astral : réflexe stupide pour surveiller ses
arrières.
— Tu es sûre que la connexion est sécurisée, Lil' ?
—Tu as toujours peur que Lilia te surprenne ? Ce ne sera pas le cas. Je peux même
diffuser une fausse bande-son dans l'appartement pour qu'elle te croie sur un serveur de
billard ou de jeu de guerre !
— Pas la peine d'aller si loin dans la tromperie. Je suppose que tu as compris sur quel
serveur je veux aller...
—Bien sûr, Cléo. Je ne serai pas une bonne IA dans le cas contraire ! Je te connecte
directement à Seconde Vie. Veux-tu que je t'accompagne ?
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— Non, inutile. J'ai envie d'être seul.
Il mentait, car ce n'est pas exactement seul qu'il voulait être, mais juste avec une autre
personne. Une vraie personne. Enfin plus précisément une vraie personne, mais dans le
virtuomonde.
—Bien sûr, Cléo. Amuse-toi bien ! Je programme ton départ du serveur Seconde Vie
dans trois heures et trente minutes. À tout à l'heure...
Lil' disparut aussitôt alors que tout un univers était en train de se charger autour du
publiciste. Son propre corps changeait tandis qu'il prenait place dans son avatar un peu trop
pixellisé pour paraître totalement réel, comme tout ce qui l'entourait d'ailleurs. Cléo fut
satisfait de retrouver sa chemise de soie, ornée d'une rose, ainsi que sa guitare. Tout était
virtuel : il ne savait pas jouer de la guitare, mais son avatar, oui. Il n'était pas non plus si jeune
et si athlétique dans la réalité.
Seconde Vie était un très vieux serveur ludique, orienté autour de la rencontre. Il était assez
désuet aujourd'hui, mais il gardait tout de même une base de fidèles, souvent les gens trop
pauvres pour payer la connexion sur des serveurs plus évolués. Les avatars de Seconde Vie
étaient rarement très développés. Les meilleurs d'entre eux pouvaient voler, et c'est bien la
seule fantaisie qu'ils se permettaient. Les virtuonautes avaient également la possibilité
d'acheter une multitude de vêtements ou d'objets virtuels, dont la plupart étaient tout
simplement démodés, à l'image de la tenue de Cléo. Les nostalgiques du XXIe siècle s'en
donnaient à cœur joie.
Pour le reste, le monde du serveur était vaste, et les virtuonautes qui s'y trouvaient bien
souvent ouverts et amicaux, la moindre des choses pour des connectés français de classe
moyenne venus se détendre sur un serveur à bas prix. Ils n'étaient pas là pour se défouler en
boxant, en shootant du zombie ou en frappant dans un ballon comme sur d'autres serveurs
ludiques. Ils arrivaient simplement pour rencontrer d'autres personnes, et plus si affinités.
Cléo — ou plutôt Charmeur comme il se faisait appeler sur ce serveur — la vit presque
instantanément. Elle l'attendait, à moins que ce ne fût un simple concours de circonstances.
Amazone, la magnifique femme noire qu'il avait rencontrée quelques semaines plus tôt au
hasard d'une ballade dans le serveur, un jour où il avait décidé de visiter Seconde Vie plutôt
que de s'adonner à ses jeux de stratégie habituels. Il en avait eu marre d'incarner Alexandre le
Grand, Napoléon ou Churchill — aussi grisantes que soient ces diverses expériences — et
avait simplement voulu visiter un ancien serveur. Il ne le regrettait pas.
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Amazone incarnait un avatar sulfureux malgré sa basse résolution. Des formes généreuses,
succinctement couvertes par une tenue en peau de bête : à peine quelques lambeaux sur les
parties stratégiques, ce qui laissait peu de place à l'imagination. Des lèvres pulpeuses sous un
regard fier, quelques plumes dans les cheveux. Elle était un fantasme comme bien d'autres sur
Seconde Vie.
Il faut dire que le serveur permettait de nombreuses excentricités vestimentaires ou
sexuelles. Sans être dédié à la pornographie, Seconde Vie était classé adulte. Les avatars
pouvaient donc s'y promener nus, se fournir des accessoires sexuels ou encore passer à l'acte...
C'est pour cela que Cléo ne tenait pas à ce que Lilia sache qu'il se rendait dans ce genre
d'endroit. Il n'était jamais passé à l'acte, mais il y avait quelque chose de honteux à fréquenter
ce lieu, si bien qu'il s'y sentait infidèle.
— Te voilà enfin, beau brun ! Tu en mets du temps pour te connecter !
Charmeur ne s'excusa même pas. Cléo l'aurait fait, mais Cléo n'existe pas sur Seconde Vie.
L'avatar se contenta de faire un clin d'œil à sa belle. Il se demanda depuis combien de temps
elle l'attendait mais ne posa pas la question. Charmeur ne s'embarrassait pas de ce genre de
choses. Il mit simplement les mains dans les poches de son pantalon de toile et désigna
l'horizon d'un geste de la tête.
— Promenons-nous, tu veux !
— C'est que « Monsieur » donne des ordres !
— Ne fais pas ta mauvaise tête princesse, j'ai envie de découvrir un peu cette plage
avec toi ! Je ne suis jamais passé par là !
Le serveur de Seconde Vie mesurait quinze mille kilomètres carrés. À une époque, c'était le
plus grand du virtuomonde. Aujourd'hui, certains serveurs sont cent fois plus vastes que la
planète Terre. Face aux deux avatars s'étendait une plage de sable fin qui semblait infinie. Un
œil attentif aurait remarqué que certains motifs se répétaient à de multiples reprises, signe que
cette soi-disant infinité était générée par une simple boucle dans les graphismes du secteur.
D'autres défauts étaient clairement visibles. La coupure entre le rivage devant eux et
l'immense cité derrière eux était grotesque. D'un coup, le bitume d'une route était remplacé
par une frontière rectiligne de sable. Impossible dans la vraie vie, mais qui se rappelait de la
vraie vie ?
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Amazone partit en avant, entamant de larges et joyeux pas au bord de la mer, se retournant
de temps à autre pour vérifier que Charmeur la suivait. Bien entendu qu'il la suivait ! Il en
profitait pour reluquer discrètement son fessier ferme ou le rebond de son opulente poitrine à
chaque saut. Chaque mouvement était imprimé si fort sur les formes de l'avatar que cela en
était complètement irréaliste, mais donnait l'impression hypnotique que sa tenue déjà légère
allait craquer à chaque mouvement. C'était impossible dans le virtuomonde, sauf si elle le
désirait.
— Cesse donc de fantasmer sur moi ! Je pensais que tu voulais simplement marcher.
Tu as repéré un lit ici, c'est ça ?
Il sourit. Il aimait son côté taquin. Amazone était piquante mais pas forcément vulgaire ou
nymphomane comme bon nombre de virtuonautes de Seconde Vie. À vrai dire, si son avatar
de sauvage dénudée avait tout pour lui plaire, ce n'était pas franchement pour cela qu'il la
fréquentait. Des fantasmes sur pattes, il n'y avait que ça sur le serveur. Charmeur lui-même en
aurait fait tomber plus d'une avec son torse d'Apollon et sa ténébreuse crinière. Non,
l'essentiel chez Amazone était son caractère bien trempé, cette volonté de se moquer de tout.
Il ne tarda pas à presser le pas pour la rejoindre, et lui saisit la main pour l'empêcher de courir
plus en avant. Ils adoptèrent un rythme plus raisonnable.
— Tu me prends la main ? s'amusa-t-elle. Trop mignon ! Tu sais que tu es sur un
serveur pour adultes ? C'est interdit aux adolescents amoureux normalement !
— Très drôle ! Sois un peu sérieuse. Ce n'est pas parce que c'est un serveur pour
adultes qu'on est obligés de se jeter dessus. Un peu de délicatesse que diable !
Elle frétilla d'une étrange manière, et il ne put s'empêcher de fixer sa poitrine agitée, sur
laquelle il avait une vue plongeante. Quand il releva le regard, elle affichait un sourire
radieux.
— C'est ça ta délicatesse ? La vérité est que tu meurs d'envie de te jeter sur moi !
Dans la vraie vie, Cléo aurait fondu sur place et serait devenu plus rouge qu'une aurore
virtuelle, mais son avatar lui permettait de garder le contrôle.
— Tu as choisi de faire du 100 D, ne t'étonne pas si on les regarde !
Elle passa lentement la main sur le torse de Charmeur. Il savait le geste complètement
virtuel, mais ressentit directement la sensation, par une mystérieuse puissance combinée de
l'esprit et de la technologie. Un meilleur matériel de navigation lui aurait rendu la navigation
certainement plus agréable et réaliste encore, mais cela lui suffisait.
— Et toi, c'est par hasard si tu as choisi les abdos d'un mannequin ? sourit-elle.
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— Reste donc sérieuse, mademoiselle !
— Et toi, tu l'es trop ! Qu'est-ce qui te tracasse mon beau Charmeur ? Tu t'es levé du
mauvais pied ce matin ?
« Levé », c'était un grand mot pour un homme qui se réveillait assis face à son computeur
de publiciste. Mais Cléo n'avait pas la moindre envie de parler travail.
— Dis-moi Amazone, tu as quelqu'un dans la vraie vie ?
— Bien sûr que non, répondit-elle du tac au tac. Pourquoi serais-je ici autrement ?
Mais c'est un tabou que tu abordes : personne ne parle de la « vraie vie » ici ! Tu es en train de
me parler, je suis en train de te parler, nous marchons sur la plage : nous sommes dans la vraie
vie !
— Le serveur s'appelle « Seconde Vie », comment peux-tu croire qu'il s'agit de la vraie
vie ?
— Pour certains ça l'est ! Mais laisse-moi deviner : tu as toi-même quelqu'un dans la
réalité... C'est pour ça que tu refuses de me sauter dessus depuis des semaines ?
Elle se mit à rire, une pointe de moquerie dans la voix, ce qui imprima un nouveau
mouvement à ses deux énormes arguments. Cléo était gêné. Le couple continuait d'avancer.
Ils avaient atteint la mer mais continuaient de marcher, flottant sur les eaux. Les vieux
serveurs n'avaient jamais intégré la nage, si bien que l'eau y était généralement aussi
praticable que le sable ou le goudron.
— C'est rare de voir des gens arrêtés par de tels arguments, reprit-elle. Comme je te le
dis, la plupart des gens oublient que c'est une... seconde vie. Et puis entre toi et moi : tromper
dans le virtuomonde n'est pas tromper. Ne nous leurrons pas : si tu es dans ce serveur, je suis
sûre que ton matos de connexion ne te permettrait même pas de jouir !
Elle n'avait pas tort. Comme l'intégralité des virtuonautes du coin — mis à part les richards
nostalgiques — il ne possédait pas une cabine de surf, mais juste son humble casque sensoriel.
Il n'avait jamais connu l'expérience, mais faire l'amour dans le virtuomonde ne lui procurerait
qu'un intense plaisir psychique. Il se réveillerait peut-être en sueur et le caleçon humide, mais
ne ressentirait pas réellement les plaisirs physiques durant l'acte.
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En jetant un œil à la splendide femme noire qui lui faisait face, si fière et désirable, il
réalisa qu'elle n'avait certainement pas un meilleur matériel que lui. Il se demanda à quoi elle
pouvait ressembler, cette femme solitaire qui avait choisi d'aborder peaux de bêtes et lolos
hypertrophiés durant ses heures de loisir. Elle remarqua qu'il était concentré ailleurs, même si
l'avatar de Charmeur était assez peu expressif, comme la plupart de ceux de l'ancienne
époque. Sourire, grimace, clins d'œil : les expressions faciales de leurs vieux doubles virtuels
n'étaient guère que les évolutions des fameux « smiley » d'antan.
— Arrête ça tout de suite ! ordonna-t-elle en donnant une légère claque sur la joue de
son compagnon virtuel. Tu es en train de m'imaginer dans la vraie vie ! Voilà pourquoi il ne
faut jamais parler de ça. C'est tabou parce que ça nous détruit ! Si tu continues, je ne serai plus
Amazone, et tu ne seras plus Charmeur ! Nous serons devenus deux inconnus l'un pour l'autre.
C'est ça que tu veux ?
Il la tira vers lui, enserra sa taille d'un bras, posant la main sur ses fesses, et l'embrassa
comme jamais il n'avait embrassé. La sensation était curieuse, plutôt agréable, sans
retranscrire un vrai baiser. Cléo eut le visage de Lilia en tête et s'en voulut atrocement, mais
fut trop faible pour s'arrêter là. Ce qu'il ressentait pour Amazone dépassait le cliché fétichiste
des serveurs pornographiques. Il l'appréciait en tant que telle, pour lui avoir parlé des heures
durant, de tout et de rien. Cela n'était pas lié à son corps magnifique, même si cela aidait.
Non, c'était quelque chose de différent.
Elle s'échappa de son étreinte pour mieux bondir sur lui. Il ne remarqua pas
immédiatement qu'elle les avait téléportés dans une immense chambre façon XVIIe siècle. Ils
allaient s'envoyer en l'air dans une annexe du château de Versailles !
— Et bien, triompha-t-elle en lui arrachant sa chemise, vite oubliée la vraie vie !
Elle le projeta contre un vaste lit à baldaquin alors que le vêtement volait à l'autre bout de
la pièce. Cléo était consentant. Le viol n'existait pas dans le virtuomonde. Les vêtements ne
pouvaient être ôtés sans la volonté du virtuonaute. Un moindre signalement d'abus, et des
agents bouclaient le violeur. Les sanctions pouvaient être très lourdes : de l'amende
mirobolante à la coupure de connexion pure et nette, ce qui pouvait parfois représenter la
même chose pour le condamné. Les pires cas étaient punis par une condamnation en serveur
carcéral, mais c'était plutôt rare.
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Cléo n'avait plus connu l'amour depuis longtemps, et Charmeur ne l'avait quant à lui jamais
connu. Amazone bondit sur lui avec fureur, comme on ne l'avait jamais fait. Le sexe de la
vraie vie était toujours empreint de complexes et de gêne. Dans le virtuomonde, personne ne
s'embarrassait de ce genre de choses. Les virtuonautes montraient bien souvent leur vraie
nature, celle qui se cache sous l'enveloppe physique. Cléo pensa un instant à toutes ces
notions de réalité et de virtualité, mais s'en abstint rapidement en voyant les seins nus
d'Amazone à quelques centimètres de son nez. Il avait d'autres choses à faire...
Les deux virtuonautes restèrent un long moment allongés dans le lit, pendant comme après
l'acte. Toujours dévêtus, ils s'étaient blottis l'un contre l'autre et avaient commencé à parler,
une fois leur affaire terminée. Ils n'avaient pas transpiré, même après plus d'une heure d'effort.
C'eût certainement été le cas dans un serveur plus réaliste, mais ils s'en moquaient bien. Le
plaisir, lui, avait été au rendez-vous, tout comme la communion.
Ils avaient beaucoup à se dire, et pas seulement à propos de leur découverte intime. D'un
coup, l'amie virtuelle de Cléo devenait amante et confidente. Il se sentait plus proche
d'Amazone que de n'importe qui, même si ce constat était physiquement faux. Cléo ne se
sentait pas réellement coupable, il était encore trop tôt pour cela. De toute manière, il attendait
ce moment depuis très longtemps. S'il avait pu le prolonger indéfiniment, s'il avait pu prendre
Amazone par la main et fuir avec elle à tout jamais, vers n'importe quelle destination
pixélisée, il l'aurait fait. Mais il n'avait pas suffisamment d'argent pour prolonger la
connexion, ni le matériel adéquat pour se perdre dans une connexion permanente.
— Tu vas lui avouer ? demanda Amazone, curieuse. À ta « vraie » femme, tu vas lui
avouer ?
— Je... Je ne sais pas. Tu penses que je devrais ?
— Elle le sait peut-être. Peut-être qu'elle te surveille quand tu surfes. Tu me disais
qu'elle allait de moins en moins souvent dans le virtuomonde.
Il se tourna vers elle, qui était plus nue que jamais. Sa peau noire n'acceptait aucune
imperfection, avant tout car son avatar était en basse résolution, et non par souci esthétique,
mais cela lui plaisait.
— Et si tu avais un ami, tu lui dirais toi ?
— Je ne sais pas. Peut-être... Tout dépend s'il y attache de l'importance. Tout dépend
s'il tient à moi. De nos jours, la plupart des couples vivent ensemble par habitude, par facilité.
Ils sont rares ceux qui surfent ensemble, et plus rares encore ceux qui abandonnent le
virtuomonde pour vivre de vrais moments.
15
Cléo se mit à réfléchir pendant qu'Amazone décrivait son propre couple, tristement banal.
Lilia accordait-elle de l'importance aux infidélités virtuelles ? Il l'ignorait. Il ignorait presque
tout de la femme qu'elle était devenue. C'est comme si elle était partie pour un long voyage,
des années durant. Il la reconnaissait, il connaissait certaines parties de son caractère,
certaines de ses habitudes, mais ignorait tout du reste. Tout.
— Je vais te paraître ridicule, commença-t-il, mais tu l'avais déjà fait avant ? Je veux
dire, avec quelqu'un d'autre ?
— Oh non ! Ne me joue pas le coup du fier dépuceleur !
— Ce n'est pas ça ! Je veux dire, dans la vie virtuelle... Tu l'avais déjà fait. Tu... Tu fais
ça souvent avec des inconnus ?
— Une inconnue ? se vexa-t-elle en bondissant. C'est tout ce que je suis pour toi ?
— Non au contraire ! Mais je veux dire : on... On ne s'est jamais vus avant. Tu ignores
même à quoi je ressemble...
— Bien sûr que je sais à quoi tu ressembles, Charmeur ! Je t'ai en face des yeux !
Sérieusement, tu devrais arrêter de parler de la réalité. Nous sommes tous ici pour l'oublier.
Nous sommes tous ici dans notre propre réalité.
Il se gratta la tête, embarrassé, alors que ses cheveux reproduisaient un vague mouvement
qui ne paraissait pas du tout réaliste. Elle posa doucement ses lèvres sur les siennes, avec une
tendresse qu'il ne connaissait plus. La sensation fut subtile, quasi imperceptible.
— Pour répondre à ta question, reprit-elle, non, c'était la première fois que je me
donnais à un « inconnu » dans le virtuel. Mais est-ce que ça change quelque chose ?
— Je l'ignore... En tous cas, il y a quelque chose que j'aimerais te dire...
— Vas-y, chéri !
— Je... Je pense que je t'aim...
Tout disparut aux alentours, si bien que Cléo soupçonna d'avoir fait planter sa machine.
C'est alors qu'il vit apparaître son IA, toute souriante. L'horloge interne ! Il l'avait
complètement oubliée, pour la première fois depuis qu'il était virtuonaute, et au plus mauvais
moment ! Quelle poisse ! Il se demanda ce qu'Amazone penserait de lui. Était-elle en train de
se moquer à l'heure actuelle ? Rejoignait-elle un autre virtuonaute ? Était-elle sincère ? Le
cœur de Cléo battait à cent à l'heure, si bien que son IA s'en inquiéta :
—Ces heures de surf t'ont passablement excité, Cléo. Quelque chose ne s'est pas bien
passé durant tes loisirs ?
16
— Au contraire, Lil', ça ne s'est jamais si bien passé ! J'aurais tué pour rester plus
longtemps.
—Tu sais bien que tes finances ne te le permettent pas, Cléo. Par ailleurs, le meurtre
est interdit en France depuis quelques siècles. Ceci est rappelé dans la dernière mise à jour
du Code pénal de...
— Façon de parler, ce n'était qu'une façon de parler !
—Oh ! Je capte que tes pulsations cardiaques sont revenues à la normale, Cléo, veuxtu quitter le virtuomonde ?
Le quitter ? Cléo savait bien qu'il n'arriverait jamais à trouver le repos après ce qui venait
de se passer. Il savait aussi qu'il n'avait aucune envie de fréquenter la réalité, ne serait-ce que
pour quelques minutes. Il risquerait d'y croiser Lilia, peut-être encore éveillée. Autant retarder
le plus possible ce retour à la réalité.
— Non merci, Lil' ! Peux-tu simplement me connecter à un serveur de sommeil ? Tu
me réveilleras au moment de travailler, et tu me connecteras directement au bureau. C'est
d'accord ?
—Voici une longue période de connexion, Cléo. Es-tu sûr d'avoir mangé
correctement ? Tes électrodes sont en place ?
— Tu le sais bien voyons ! Allez, endors-moi !
Les serveurs de sommeil étaient complètement gratuits. Ils endormaient instantanément les
corps physiques des virtuonautes par une immersion totale dans le Néant. Certains
comparaient les serveurs de sommeil à la mort : aucun rêve, aucune agitation. Il s'agissait
avant tout d'un moyen rapide pour s'assoupir, utilisé par la grande majorité des accros au
virtuomonde ou des employés trop zélés. Il ne fallut pas une seconde à Cléo pour plonger
dans un sommeil profond.
À quelques pas de son corps physique, Lilia guettait. Elle essayait d'examiner le moindre
de ses mouvements, un œil alerte sur le vieil écran de connexion de son fauteuil de surf. Elle
soupira en voyant qu'il venait de se plonger en sommeil artificiel, hésitant à le secouer pour
l'en sortir enfin, pour qu'il rejoigne le monde réel. Elle s'abstint. On parlait de cas de folie
après un réveil brutal hors d'un serveur de sommeil. En règle générale, il était peu
recommandé d'arracher un virtuonaute à son surf sans qu'il l'ait expressément demandé à son
IA.
17
Le visage de Lilia se décomposa, et elle s'écroula presque contre le mur le plus proche,
manquant d'écraser au passage l'aspirateur automatique qui se contentait de remplir
fidèlement sa tâche. Il était bien incapable de comprendre les mouvements incontrôlés de sa
maîtresse, perdue dans une longue crise de sanglots. Plus le temps passait, et plus elle avait
l'impression de sombrer, en même temps que son couple d'ailleurs. Elle aurait pu s'égorger sur
le corps de Cléo qu'il ne l'aurait pas su avant une quinzaine d'heures. Comment réagirait-il
d'ailleurs ? Retournerait-il immédiatement dans un serveur ludique, pour oublier ? En avait-il
encore quelque chose à faire ?
Horriblement seule, Lilia se releva lentement, essuyant son nez contre la manche de la
vieille chemise de Cléo qu'elle portait : l'un des rares habits encore propres de l'appartement.
Elle s'approcha du fauteuil de surf de celui qu'elle avait aimé autrefois, à l'époque où il leur
arrivait encore de marcher sous les rayons d'un vrai soleil. Lilia caressa la joue de son ancien
amant.
— Tu sais Cléo, j'ai rencontré quelqu'un. Cela fait quelques semaines... Il s'occupe de
moi, nous parlons énormément. Il m'a dit qu'il m'aimait aujourd'hui. Nous avons fait l'amour.
Cléo restait impassible dans son sommeil artificiel. Il ne bougerait pas d'un cil durant les
heures qui suivraient. Elle aurait beau le caresser, le gifler, le frapper, il ne ressentirait rien.
— Je pense que je l'aime, moi aussi.
18
Justice
Blaze avançait d'un pas nonchalant dans ce quartier mal fréquenté, les mains dans les
poches, la tête ailleurs. L'adolescente détonnait un peu dans l'univers glauque et oppressant
qui l'entourait. Il faut dire qu'une jeune brune aux airs mutins n'avait pas vraiment sa place
dans ces ruelles sombres et habituellement hantées par les pires raclures de la ville. La robe
rouge de la jeune fille était d'ailleurs bien trop courte pour ne pas rendre son excursion
dangereuse.
Heureusement pour elle, l'endroit semblait désert... pour le moment. Toute cette partie de la
ville avait été laissée à l'abandon par la police et les autorités depuis des années. Les
prolétaires habitaient désormais les lieux, et qui disait pauvreté disait débrouille et
délinquance. Blaze ne connaissait pas vraiment cela, elle dont les parents étaient de grands
financiers perpétuellement connectés à leur maudit virtuomonde. La misère du monde réel, la
jeune fille ne l'avait pas vue souvent jusque-là.
Aspirée par les aspects ludiques de son excursion, la gamine se prit à shooter dans une
cannette de bière vide, qui rebondit plusieurs fois sur le sol avant d'atterrir au pied d'un punk
occupé à boire une bonne bouteille de Nuka Cola, assis sur un vieux baril qui serait
certainement bientôt reconverti en brasero. Blaze se raidit face à l'homme à la mine
patibulaire. Ceux qui n'étaient pas du virtuomonde avaient souvent des visages à faire blanchir
les morts, sur lesquels étaient imprimées les nombreuses séquelles de leurs vies misérables.
Le type à la crête blanche et à la gueule balafrée lui jeta un regard mauvais en quittant son
perchoir. Il terminait le contenu de sa bouteille en gardant les yeux fixés sur sa prochaine
proie. L'homme portait un blouson jaune sali par les années, qui semblait faire office
d'uniforme. D'autres membres de son gang traînaient-ils dans les parages ?
— Eh, eh ! On dirait que quelqu'un s'est perdu dans les alentours. Besoin d'aide pour
retrouver son chemin peut-être ?
Blaze s'arrêta immédiatement, pas franchement rassurée. Elle venait ici pour la première
fois et ne savait pas vraiment comment réagir. Le type face à elle éclata sa bouteille de verre
contre la benne la plus proche, en gardant le goulot en mains. Il pointa cette arme improvisée
vers la jeune voyageuse, qui n'en menait pas large.
— Je vais t'apprendre à quitter les beaux quartiers, poulette ! T'aurais dû rester dans le
virtuomonde et toutes ces conneries ! Vous êtes en sécurité là-bas, non ?
19
Blaze ravala sa salive. Ainsi était le monde réel mis à nu : sale, violent, dangereux. Au
fond, elle ne savait pas si elle devait s'en inquiéter ou non. C'était certainement cela qu'elle
cherchait : le danger, le risque. L'Homme n'était-il pas attiré par les pulsions de sexe et de
mort ? Eros et Thanatos ? Le virtuel pouvait-il vraiment lui apporter cela ?
Blaze n'eut plus le temps de disserter, car le punk venait de se ruer sur elle, sans plus de
cérémonie. Qu'elle soit riche ou non, il saurait quoi faire d'une mignonne petite gamine,
perdue et courtement vêtue. L'homme trancha les airs du bout de sa bouteille brisée, forçant
Blaze à reculer. L'adolescente trébucha en arrière et s'étala sur le goudron sale et humide de la
ruelle. Son agresseur l'enjamba bientôt, visiblement heureux de se trouver dans une situation
si dominante, ce qui ne devait pas lui arriver souvent dans cette jungle urbaine.
Sa satisfaction serait de courte durée. Suivant ses pulsions animales, et se dressant audessus de sa victime, l'agresseur offrait une cible bien trop facile. Blaze ne put résister à la
tentation et lui gratifia l'entrejambe d'un méchant coup de talon. Ce fut l'occasion de
remarquer que l'homme était jusque-là en plein émoi, mais aussi de deviner que sa vigueur en
prendrait un sérieux coup.
Plus vive que jamais, Blaze saisit une vieille seringue qui traînait à terre et la planta dans le
mollet de son agresseur. Déjà occupé à malaxer sa virilité blessée, le type bondit
maladroitement et ne tarda pas à perdre l'équilibre. La gamine en profita pour se relever. Le
punk se tortillait au sol. Il venait d'ôter la seringue de son mollet ensanglanté et hurlait les
pires menaces à l'encontre de cette « putain de salope ».
Consciente que sa survie dépendait de la mort de ce crétin, Blaze ramassa la bouteille
brisée qu'il avait laissé tomber et plongea sur lui, essayant tant bien que mal de lui bloquer les
bras avec ses genoux. La lutte qui s'ensuivit força Blaze à plaquer le bassin contre le visage du
punk, le temps de réussir à lui trancher la gorge à l'aide du verre brisé. La dernière vision du
punk fut donc la petite culotte de celle qu'il tentait de violer, si bien qu'il en avait certainement
eu pour son argent.
La gosse se releva en tremblant, jetant la bouteille ensanglantée avec dégoût. Malgré sa
peur panique, elle ressentait comme un picotement au creux du ventre. Pulsions sexuelles et
pulsions de mort, voilà ce qu'elle venait de vivre en un instant, comme un condensé de réalité,
comme une injection soudaine de « vraie vie ». La gamine essuya lentement le sang qui lui
avait éclaboussé le visage. Elle n'en serait peut-être pas là si ses parents n'avaient pas insisté
pour qu'elle prenne des cours de self-défense. Ils étaient du genre à ne jamais quitter leurs
cabines sensorielles, mais à craindre tout de même l'extérieur, dans leur maison aux portes
blindées peuplée de robots de sécurité.
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C'est grâce à ces leçons de combat que la jeune fille avait osé fuguer. La lutte avait en effet
quelque chose de puissant, chaque coup reçu la reliant davantage à la réalité. Derrière ses airs
de fugueuse bourgeoise, Blaze dissimulait une réelle fureur de vaincre. Ce n'était d'ailleurs
pas un hasard si elle s'aventurait jusqu'ici. Elle avait entendu parler d'un truand qui sévissait
dans le quartier, recherché par beaucoup de monde. Elle recevrait une grosse récompense pour
sa mise à mort, même si le travail était risqué.
La gamine n'en était pas à son coup d'essai, mais elle s'attaquait à un si gros poisson pour la
première fois. L'idée était de prendre son indépendance, de se suffire à elle-même. Il faut dire
que dans un pays où la police était plus occupée à canaliser les hackers plutôt que les vrais
criminels, il y avait de l'argent à se faire pour les chasseurs de prime. Quant à sa fugue, ses
parents s'en apercevraient certainement en quittant leurs cabines sensorielles, d'ici quelques
années. La jeune fille avait congédié tous ses profs particuliers, et nul ne se doutait de son
absence. De temps à autre, elle se connectait au virtuomonde pour faire illusion auprès de ses
géniteurs, et cela leur suffisait.
La chasseuse de prime en herbe examina rapidement les alentours. Elle cherchait le repaire
d'un chef de gang qui se faisait appeler Monsieur X. Le type avait eu la riche idée d'installer
ses affaires dans le pire coin de la ville, là où il n'était même pas nécessaire d'être policier
pour se faire abattre. L'homme se terrait avec sa bande dans le Ragnarök, une boîte de nuit
abandonnée qu'il avait relancée. Le club s'étalait sur tant d'étages qu'il était tout simplement le
plus haut bâtiment du quartier.
Le néon d'un vieux bar s'alluma, ce qui attira l'attention de la jeune fille. Une sorte de
flèche clignotait sur l'enseigne, juste au-dessus des tarifs et d'une large publicité pour Nuka
Cola. Blaze eut presque l'impression que l'éclairage avait été placé là pour elle. Par le plus
grand des hasards, il lui indiquait directement vers quelle direction se rendre.
Elle emprunta la ruelle désignée par le néon en remarquant que quelques motards barbus
l'observaient avec envie depuis l'intérieur du bar. Inutile de s'attirer plus d'ennuis que
nécessaire. La jeune fille en tenue sexy se retrouva bien vite juste en face du Ragnarök. Le
coin était plutôt calme, tout juste peuplé par quelques junkies et autres gamins des rues, tant
de recalés du virtuomonde qui recherchaient ailleurs leurs doses de plaisirs et d'évasion.
21
Autour de l'immeuble, en revanche, c'était une autre histoire. Tout un groupe de balaises en
costard était posté sur le large escalier qui prenait la façade du Ragnarök. Les hommes
buvaient et discutaient bruyamment pour couvrir le son de la musique qui venait de l'intérieur.
Leurs visages burinés de vieux mercenaires prenaient des airs encore plus inquiétants sous le
néon rouge qui indiquait « Ragnarök » en lettres enflammées. Le diablotin en carton-pâte qui
les dominait tous, mascotte de l'établissement, parachevait cette scène infernale. Les videurs
laissaient visiblement entrer quelques danseurs défoncés, mais Blaze ne voulait pas prendre de
risque.
Elle savait se battre mais pas esquiver les balles, et prit donc soin de contourner tout ce
beau monde pour trouver une entrée secondaire. Des tas d'autres entrées avaient été ménagées
pour accueillir les VIP ou permettre au personnel de circuler. Si certaines portes avaient été
murées depuis des lustres, puis taguées des insultes les plus originales qui soient, il en restait
une encore ouverte à l'arrière. Autour, quelques cabanes de tôles et autres tentes créées à partir
de bâches servaient d'abri et de village à des sans-domicile qui hantaient les lieux.
Blaze s'approcha du village improvisé et blanchit en réalisant que les petits camarades de
son ami punk montaient la garde, avec leurs manteaux jaunes fluo et leurs ridicules coupes de
cheveux. Un type énorme en veste de cuir les surveillait, sans doute l'un des hommes de
Monsieur X. Blaze compta les manteaux jaunes, ils étaient trois, armés de battes ou de
couteaux, dispersés dans la population du village de fortune. La jeune fille réfléchissait à
comment passer inaperçue, quand un quatrième punk surgi de nulle part lui saisit le bras. Il
cria pour alerter ses camarades avant de tourner un regard lubrique au teint jaunâtre sur sa
jeune proie :
— Tu es mignonne, toi ! Je peux te présenter des amis si tu veux ! Viens là !
Blaze se souvint de ses premières leçons de self-défense. Son grand avantage était sa
maigre carrure qui rendait ses adversaires trop peu méfiants. Un geste rapide, et elle dégagea
son bras de l'emprise du drogué, qui laissa échapper un grognement de surprise. L'instant
d'après, elle lui défonçait le genou d'un coup de pied bien placé. Un problème de moins ! Mais
les autres arrivaient déjà vers elle en courant.
Un regard sur la situation, et Blaze comprit que c'était bien l'homme à la veste qui donnait
les ordres. C'était cet homme-là qu'elle devait neutraliser plutôt que les punks qui se ruaient
sur elle. Les quelques truands dont elle s'était occupée durant ses précédents contrats avaient
tous ce point commun d'être peu loyaux, et ces punks ne devaient pas déroger à la règle. Hors
du virtuomonde, les gens apportaient toujours une certaine valeur à leur vie.
22
Objectif : le colosse en cuir. Vive et insaisissable, Blaze évita son premier assaillant en se
ruant simplement sur lui. Fauché, il se laissa écraser sur le sol. La gamine entama une roulade
et reprit sa course. Un simple bond, et elle esquiva le second agresseur. Elle dut faire preuve
d'un peu plus d'agressivité pour se débarrasser du dernier punk. Un mouvement du torse pour
éviter une lame aventurière, et un croche-pied plus tard, et Blaze put rejoindre l'homme en
cuir qui se pensait à l'abri jusque-là. Pris de court, le type essaya vaguement de dégainer son
revolver.
— Tu joues un jeu dangereux, grognasse !
Il tira quelques coups de feu, mais Blaze était déjà trop proche et repoussa son bras armé
d'un réflexe salvateur. L'homme ne surveillait pas son jeu de jambes, si bien que l'adolescente
n'eut aucun mal à lui briser à lui aussi le genou. Inutile de mesurer deux mètres si vous êtes
incapable de vous porter sur vos jambes. Le colosse apprit la leçon alors que Blaze le forçait à
rejoindre le sol, enserrant sa gorge avec détermination. Il fallut quelques secondes pour qu'elle
réussisse à lui écraser la carotide. Le corps chuta dans un tremblement, face aux punks
terrifiés et décidément peu courageux.
La porte arrière du Ragnarök était désormais accessible, et les mendiants du triste village
n'oseraient jamais alerter les hommes de Monsieur X après cette scène. L'enseigne brisée du
club clignotait fébrilement au-dessus de la porte. Blaze avait beau ne pas avoir les plans de
l'ancienne boîte de nuit en tête, elle savait que le criminel devait se terrer tout en haut, c'était
l'endroit classique où trouver les caïds, comme une loi établie que tous admettaient
implicitement. Tel qu'elle le connaissait, le malfrat devait certainement attendre dans la loge
du manager, à surveiller son petit empire.
La jeune combattante réussit à passer discrètement les couloirs du personnel et les cuisines
auxquelles menait la porte. Elle croisa tout juste quelques punks drogués qui ne la
remarquèrent même pas. La progression fut plus rapide encore au rez-de-chaussée du club
saturé d'électro-métal. L'endroit était peuplé de centaines de danseurs et danseuses
complètement défoncés aux corps à moitié nus, et recouverts de peintures fluorescentes dont
la couleur se modifiait selon les passages des éclairages furieux.
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Certains dansaient comme des sauvages en suivant le rythme brutal des percussions.
D'autres préféraient s'adonner aux plaisirs de la chair en oubliant complètement leur entourage
et les bonnes mœurs. Au-dessus de la foule oscillaient des cages imposantes peuplées par des
strip-teaseuses en plein déhanchement. La plupart des fêtards les ignoraient royalement, trop
occupés à d'autres tâches plus intéressantes. La scène avait quelque chose de tribal et
d'extrêmement sensuel, mais permettait surtout à Blaze de traverser sans risque d'être
remarquée. Un pauvre vigile assommé plus tard, et la justicière parvint à rejoindre les
coulisses du bâtiment, et donc les escaliers menant aux étages supérieurs.
Le Ragnarök avait été créé à une époque où le virtuomonde n'était encore qu'un simple jeu
vidéo, et où personne ne soupçonnait son succès futur. Le projet avait été titanesque, au milieu
d'un quartier en pleine reconstruction. L'idée était d'en faire un lieu incontournable pour tous
les clubers du pays, dans une zone vouée à devenir nettement plus hype et classieuse qu'elle
ne l'était jusque-là. Il s'agissait avant tout d'un gros coup immobilier permettant au
propriétaire du secteur de faire le plus gros bénéfice de sa carrière. Mais le virtuomonde avait
vite modifié l'économie, bien trop vite d'ailleurs. Le Ragnarök à peine construit, les prix du
quartier avaient déjà baissé de moitié. Le promoteur ne se risqua pas à investir plus d'argent
dans le projet et laissa l'établissement sombrer.
Il avait fallu quelques années pour que le club, conçu initialement pour la jeunesse dorée
de la ville, devienne le repaire des pires criminels : motards, punks, raiders, junkies... Une fois
le dernier proprio buté, et après que les autorités eurent abandonné les lieux, tout fut laissé
entre les mains des squatteurs. Il n'y avait rien d'étonnant à ce qu'un caïd local tel que
Monsieur X décide d'y installer son quartier général. Il lui avait suffi de dresser ou de refroidir
les pauvres gus qui le squattaient. Depuis son nouveau palais, le tyran avait ordonné bien des
crimes. Il était temps que justice se fasse.
La boîte avait beau être construite sur plusieurs étages, un seul escalier liait les uns aux
autres, si bien que Blaze n'eut pas à traverser d'autres foules échauffées ni de couloirs gardés.
Elle croisa simplement un ou deux sbires en costume cravate qui montaient la garde. Il ne
fallut à la jeune fille que quelques minutes pour se débarrasser d'eux. Elle arriva rapidement
au dernier niveau, presque déçue du manque de défi de l'ensemble. Finalement, le Ragnarök
avait dû être plus difficile à parcourir à l'époque où la boîte tournait toujours, et où de vrais
vigiles contrôlaient les visiteurs !
24
Deux armoires à glace gardaient l'entrée du bureau du manager, dans un couloir plus
luxueux et travaillé que les espaces presque bruts des étages inférieurs. Le premier type
s'écroula après avoir reçu un revers de la main en travers de la gorge, le second eut besoin
d'un bon coup de tête en plein sur le nez, qui laissa Blaze elle-même un peu sonnée. Durée de
l'opération : trois secondes. Le maître des criminels offrit à la jeune justicière le privilège de
sursauter lorsqu'elle défonça la porte. Il se reprit bien vite et saisit le colt qu'il gardait posé sur
son bureau.
— Mais tu es qui, toi ? demanda l'homme étouffant un rire moqueur. Tu t'es occupée
de ces crétins de garde ? Ne me dis pas que mes ennemis m'envoient une fillette !
L'homme se leva en époussetant sa veste de soie avec le canon de son revolver, qu'il pointa
ensuite vers celle qui osait pénétrer dans son bureau sans même avoir la politesse de toquer.
— À moins que tu ne sois un cadeau sexuel de mes collaborateurs, ta course s'arrête
ici gamine ! Tu espérais vraiment m'avoir ? Tu n'es même pas armée !
Blaze serra les poings. Elle n'avait jamais cédé à la tentation des armes à feu, par souci de
garder un personnage crédible, mais regrettait presque ce choix, à quelques mètres du revolver
de sa cible qui avait la réputation de viser mieux que quiconque. Il s'agissait désormais de ne
pas flancher. Monsieur X était un ennemi inconnu, pas comme tous ces punks aux gestes si
facilement assimilables. Blaze sentit la sueur lui couler le long de la tempe alors qu'elle
repensait à toutes ces fois où un boss vicieux était venu à bout d'elle après qu'elle eut passé un
niveau entier à fracasser ses sbires.
Un premier coup de feu explosa la porte devant laquelle était placée l'adolescente. La
gamine fit une pirouette en avant sous une pluie de balles et tenta vainement de saisir
Monsieur X au passage. Malgré son imposante carrure, le criminel disposait d'une bonne
détente, lui qui s'était déjà éloigné de quelques mètres. Face à une joueuse spécialisée en
combat rapproché, il n'allait pas commettre la bêtise de se laisser rejoindre, surtout qu'il
disposait d'une arme à distance. De nouveaux coups de feu, et ce fut le bureau de bois blanc
qui trinqua, alors que Blaze restait planquée derrière. Elle attendait le « clic » fatidique qui lui
apprendrait que Monsieur X avait besoin de recharger.
À peine le bruit se fit-il entendre qu'elle plongea par-dessus le bureau, bien décidée à
faucher ce gros morceau d'une balayette. Au lieu de cela, elle tomba presque nez à nez avec le
second colt du boss. Elle prit deux balles en plein ventre lors de sa ruée vers le patron de la
pègre, ce qui ne l'empêcha pas de le désarmer d'un coup de pied retourné. Le type abandonna
son flingue en même temps que le bureau, fuyant par le couloir comme un lâche.
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Blaze aurait voulu le suivre, mais s'écroula plutôt contre la porte, son sang s'écoulant un
peu partout autour d'elle. Elle lâcha quelques injures en examinant ses blessures. Le type lui
avait fait deux trous à travers l'estomac. Un regard sur sa barre de vie, et Blaze comprit qu'elle
n'en aurait plus pour longtemps. Une telle blessure infligeait des dégâts de 5 PV par seconde,
avec des bonus de dégâts perforants de 2 PV par seconde. Autant dire que son flingue n'était
pas ordinaire !
— Glados, supplia la joueuse, j'ai besoin de toi !
Une sorte de sphère robotique fit son apparition au-dessus du visage de la jeune fille. L'IA
examina rapidement la situation en riant, visiblement peu concernée par la gravité de l'état de
sa maîtresse.
—Tu m'as l'air dans un mauvais état, Blaze. J'ai cru comprendre que vous autres
humains aviez un corps très vulnérable. Je ne suis pas sûr que tu te remettrais d'une telle
blessure dans la réalité. Qu'en penses-tu ?
— Ferme-la, Glados ! Télécharge-moi plutôt le programme de support ! J'ai besoin de
mes objets.
L'inventaire ne tarda pas à apparaître face à la jeune fille. Elle fit défiler les nombreux
items acquis au fil du jeu, et arrêta son choix sur un Medipac, après avoir longuement hésité
avec la bacta cuve. Ses blessures étaient graves certes, mais elle n'allait tout de même pas
gâcher un item à soixante crédits pour cela. Le Medipac fit rapidement son effet, et Blaze put
se relever sans plus aucune trace de ses blessures. Pour le réalisme, on repassera, mais une
gamine en robe courte qui donne sa pâtée à des brutes de deux cents kilos, voilà qui était déjà
peu réaliste à la base. Blaze n'aurait d'ailleurs pas toléré qu'un avatar qu'elle avait passé des
années à travailler soit abîmé par de simples balles de colt.
L'inventaire de Blaze la suivait à chaque mouvement, de même que Glados qui voletait
autour d'elle en la gratifiant de rires moqueurs. La jeune fille n'aimait pas particulièrement
utiliser équipement et bonus. Certes, elle les avait acquis très honnêtement au cours de ses
précédentes parties, mais l'inventaire cassait en elle tout sentiment d'immersion, de même que
la présence de Glados, que le serveur aurait pourtant toléré en tant que soutien. La justicière
vidéoludique choisit honteusement le gilet pare-balles comme attribut avant de refermer
aussitôt l'inventaire. L'instant d'après, Glados avait également disparu. La partie reprenait !
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Blaze quitta timidement le bureau de Monsieur X. Le boss avait fui vers la droite, trop
lâche pour se risquer à être blessé par les attaques de la joueuse. Les IA des serveurs de loisir
avaient ce défaut lors des affrontements. Soit elles fonçaient inconsciemment vers le joueur
sans penser à leur intégrité, soit elles fuyaient le danger à tout prix, comme si l'idée de la
souffrance ou de la mort pouvait vraiment les effrayer. C'est cette frayeur qui avait poussé
Monsieur X à escalader l'escalier de service en courant plutôt que de prendre le temps
d'achever son adversaire blessée.
Blaze n'eut aucun mal à retrouver la trace du boss de fin de niveau. À présent qu'elle était
protégée de ses balles, elle pourrait le rejoindre et lui faire sa fête, ce qui lui permettrait de
gagner deux mille points dont elle n'avait pas vraiment besoin. Elle n'avait plus rien à prouver
sur ce serveur mais jouait surtout par habitude, pour combler l'ennui d'une morne vie virtuelle.
L'escalier métallique menait à une sortie plutôt dangereuse, puisqu'elle donnait directement
sur le toit, à une dizaine d'étages de hauteur. Blaze eut la bonne surprise d'y retrouver sa cible,
mais la mauvaise surprise de le voir armé d'une mitraillette à chargeur camembert. Elle n'eut
pas fait deux pas qu'il l'arrosa de quelques généreuses rafales, l'incitant fortement à rester
réfugiée dans la cage d'escalier. Comme précédemment, elle attendit qu'il recharge — cette
fois-ci certaine qu'il ne pouvait pas disposer d'une seconde arme — avant de bondir hors de sa
cachette, bien décidée à en découdre.
Monsieur X lui jetait un regard mauvais en achevant de charger son arme. Elle était à
quelques mètres de lui, ce qui lui laissait donc à peine le temps de le rejoindre avant qu'il ne
presse la gâchette. Elle se doutait qu'une telle mitraillette aurait des effets dévastateurs sur sa
barre de vie, tout en espérant que le support de son gilet pare-balles serait suffisant pour les
encaisser. La gamine fonça. Quelques pas réfléchis alors qu'il enclenchait le chargeur. Elle
était à moins d'un mètre. Il levait le canon avec un sourire terrible.
Une balle perfora le front du boss, qui s'écroula aussitôt face à une Blaze médusée.
— Qu'est-ce que c'est encore que cette connerie ? hurla-t-elle en s'arrêtant net.
Un second joueur fit son apparition, de l'autre côté du toit. Il présenta fièrement son fusil
de précision. Ce type était une parodie à lui seul, couvert de protections des pieds à la tête, et
portant une petite dizaine d'armes rengainées çà et là partout sur son armure. Aucun sens du
réalisme, aucune fierté. Blaze méprisait ces virtuonautes qui avaient fait flamber leurs
comptes en banque pour s'équiper. Où trouvaient-ils encore le plaisir ? Le sniper s'avançait,
visiblement fier de lui. Un compteur virtuel s'affichait au-dessus de son avatar. Il était marqué
« + 2000 ». Blaze avait pris tous les risques, et cet inconnu récoltait les lauriers.
27
— Potti, pour vous servir ! lança-t-il en bombant le torse. Ce n'est pas prudent pour
une demoiselle d'affronter un boss de niveau 30 ! Face à Monsieur X, il vous faut une arme à
distance, difficile de faire autrement.
Saloperie de campeur ! Et en plus il croyait pouvoir lui apprendre à jouer. La gosse le
bouscula sans qu'il comprenne ce qui lui arrivait.
— Tu crois que j'avais besoin de toi, abruti ? J'étais en partie privée là ! lança-t-elle
avec colère. Je n'ai jamais envoyé d'appel de secours ! Tu n'aurais pas pu trouver un autre boss
à défier ? À moins que tu n'aies trop peur d'en affronter un tout seul ?
— Tu te moques de moi, c'est ça ? lança le sniper. Je suis Potti, ce nom ne te dit rien ?
Je suis dans le Top 100 du serveur Justice, je savais que tu aurais...
La gamine bondit sur son soi-disant sauveur, lui saisit la bouche d'une main et tourna sa
tête de force vers le reste de Capital City, la ville qui servait de décor à Justice, l'un des
serveurs ludiques les plus populaires du virtuomonde. Du toit du Ragnarök, on avait une
bonne vue sur les quartiers d'affaires et leurs bâtiments titanesques.
Outre les nombreuses publicités affichées sur les façades des immeubles, notamment pour
Nuka Cola, le sponsor officiel du jeu, on voyait clairement le visage de Blaze sur l'édifice le
plus imposant, ainsi que son pseudonyme. Un petit compteur clignotant était en train d'ajouter
les quelques centaines de points qu'elle venait de grappiller en cassant du punk et du gangster.
Le visage du meilleur joueur avait toujours été affiché là. Celui de Blaze y était présent depuis
un peu plus d'un an. Le fameux Potti se décomposa en voyant à qui il avait affaire.
— Tu es en train de comprendre à quel point tu es minable, c'est bien ça ? lança-t-elle
avec mépris. Tu n'as rien à m'apprendre !
— Je... Je...
Potti l'énerva, si bien qu'elle décida de le calmer définitivement en lui brisant la nuque. Le
joueur avait beau porter la meilleure armure du monde, il perdit la vie sur le coup, et son
avatar ne tarda pas à se dématérialiser. Il réapparaîtrait à un endroit défini du serveur,
certainement dans sa planque ou dans unsecteurt où les agressions n'étaient pas permises,
comme il était de coutume.
28
Une sonnerie d'avertissement résonna dans la tête de Blaze alors que le cadavre de Potti
disparaissait, et son horloge interne se mit à clignoter de rouge. Affronter un autre joueur sans
son accord était passible d'un malus, car seuls les duels consentis étaient pris en compte par le
serveur Justice, en partie pour éviter aux noobs de se faire massacrer toutes les dix secondes.
Heureusement qu'elle se trouvait dans un serveur ludique très porté sur le combat car, sur
d'autres espaces du virtuomonde, une telle agression aurait pu relever de la virtuopolice. La
silhouette de Glados apparut de nouveau, inondant l'atmosphère de son rire moqueur.
—On dirait bien que ce type n'était pas assez entraîné. Je me suis bien amusé ! En
revanche, ton personnage vient de perdre deux-cents points d'XP. Pas d'bol !
— Ce type m'avait cherchée ! Et tant mieux pour l'XP ! Qu'ils m'en enlèvent mille s'ils
le veulent, je serai tout de même la première de ce maudit jeu ! Tu peux retourner en mode
sommeil si tu n'as rien de nouveau à me dire.
L'IA disparut aussitôt, et Blaze sentit son compteur de points amputé d'une bonne partie de
ceux qu'elle avait gagnés dans la soirée. Toute cette histoire pour rien : elle devrait revenir
pour refroidir Monsieur X quand il serait réapparu sur Justice, d'ici une heure ou deux. En
attendant, elle ne savait pas vraiment quoi faire sur ce serveur dont elle avait fait cent fois le
tour. Comme pour parachever le côté dramatique de la situation, la pluie se mit à tomber sur le
sommet du Ragnarök.
Dégoûtée, la jeune justicière toisait le cadavre de Monsieur X, toujours allongé sur le toit
goudronné. La pluie imbibait peu à peu le costume du gangster, des détails graphiques
impressionnants mais qui ne suffiraient pas à calmer la rancœur de la virtuonaute. Elle faisait
les cent pas face au boss tristement facile qu'on venait de lui voler. Ce genre d'intrusions
d'autres joueurs dans ses parties était devenu fréquent à présent que le serveur était ouvert à
tous.
Plus le temps passait, et moins Blaze se sentait immergée dans ce jeu qu'elle avait pourtant
tant aimé. Elle aurait dû quitter Justice tant qu'il était encore temps, comme de nombreux
anciens joueurs qu'elle avait connus, disparus du jour au lendemain. Quitter Justice... Mais
pour aller où ? Blaze ne se sentait pas rejoindre un avatar neuf, ni redevenir une noob sur un
serveur inconnu. Elle ignorait où étaient passés tous ses anciens amis. Le contact se perdait
vite dans les réalités virtuelles.
29
La gamine soupira et jeta un œil triste sur le reste du serveur avec l'impression de le
dominer entièrement. La ville sans surprise de Capital City, morne et grise, s'étalait sous ses
yeux. De là, elle voyait son fameux visage de meilleure joueuse étalé sur la façade de
l'immeuble principal. Il fut masqué un instant par une publicité pour un serveur de rencontre,
mais réapparut bien vite.
Parce qu'elle avait accès au nombre de points du numéro 2, Blaze savait que son visage de
championne trônerait encore là pour quelques semaines, mais n'arrivait même pas à s'en
réjouir. Elle soupira face à cette espèce de reflet faussé, face à ce trophée inutile. Quand elle
avait créé son personnage au lancement du jeu, elle l'avait modelé à son image. Elle aurait été
bien incapable aujourd'hui de dire à quoi ressemblait sa propre image, désormais plus proche
de son modèle virtuel que de la réalité.
L'adolescente avança jusqu'au rebord du toit et enjamba la barrière de sécurité. Depuis la
mort de Monsieur X, toute agitation semblait avoir cessé sur le serveur, comme si les joueurs
avaient décidé d'une minute de silence. Pas une fusillade aux alentours, pas un cri de détresse,
pas une IA en contrebas. Juste le silence et le calme. Blaze observa sa ville avec sérénité,
comme un héros bienveillant sûr d'avoir éradiqué le moindre mal. Elle ignorait d'où venait ce
sentiment de bien-être, elle qui s'était sentie si amère quelques secondes plus tôt.
Un sourire traversa le visage de l'adolescente. Comme tout niveau spécial de Justice, celuici admettait une sortie rapide. Il s'agissait ici de plonger directement dans le vide, histoire de
regagner la ruelle sans avoir à redescendre les étages un à un. Blaze savait que le quartier en
contrebas ne ressemblait pas à celui qu'elle avait l'habitude de côtoyer, et prit cette différence
inattendue avec amusement. Finalement, cette situation n'était pas si mal. Rien n'était une
fatalité.
La jeune fille brune se poussa en avant pour quitter l'endroit au plus vite. Elle savait que
cette descente lui réserverait bien des sensations, certainement plus encore que le jeu en luimême. Le corps de la joueuse tomba lourdement, irrésistiblement attiré par la gravité du
monde réel. Ne restaient que le vent et quelques idées, rien d'autre. L'impact fut brutal.
30
Hausse du taux de suicide sur les serveurs de virtuoloisirs
Le corps d'une adolescente de dix-huit ans à été retrouvé ce dimanche au pied de son
appartement, situé à proximité de La Défense. La police s'était mise à sa recherche suite à sa
disparition du célèbre serveur ludique « Justice » dans lequel elle incarnait un personnage
très populaire. Si ce drame est en lui-même très attristant, il alarme les autorités quant à un
éventuel lien entre le fort taux de suicide des jeunes et l'addiction aux virtuoloisirs. Le cas est
en effet loin d'être isolé, car environ 15 % des virtuonautes originaux du serveur Justice ont
été retrouvés dans de pareilles circonstances. Ce type de problème se généralise d'ailleurs
dans de nombreux serveurs ludiques, y compris les serveurs de rencontre.
Les développeurs de Justice ont tenu à présenter leurs condoléances à la famille, et
démentent toute action ayant pu entraîner volontairement ou involontairement une
dépendance à leur serveur. Il faut savoir que ce phénomène de dépendance est en pleine
expansion. Selon les derniers sondages de l'Institut de contrôle des fréquentations virtuelles,
40 % des 15-25 ans seraient atteints d'une forme plus ou moins grave de dépendance aux
serveurs ludiques, contre 24 % pour les plus de 25 ans. De manière plus globale, 80 % des
Français reliés au virtuomonde seraient atteints d'une dépendance psychique assez
importante.
31
Errance
Bayton se levait toujours avant le soleil, plus tôt que le plus matinal des ouvriers. C'était
une condition indispensable s'il tenait à croiser du monde. Le quinquagénaire grisonnant
maugréa en frappant sur son antique réveil à la sonnerie stridente, le seul de l'appartement à
avoir survécu à l'épreuve du temps. Les appareils plus récents, à la mélodie plus douce, étaient
à jeter depuis des lustres. Pour le coup, la bonne vieille mécanique n'avait rien à envier à
l'électricité.
L'homme quitta ses draps sales en grognant. Il détestait la dureté des réveils de la réalité, et
deux ans de ce régime ne l'avaient pas sevré de son amour pour le virtuomonde. La beauté
d'une nuit sur un serveur de sommeil : un simple clin d'œil, et le réveil se faisait
naturellement, avec plus d'énergie que jamais. Le retour à la réalité lui avait tristement appris
à repenser à son corps faible et impuissant, tout en révélant une tumeur qui lui martelait
régulièrement le crâne mais refusait jusque-là de le tuer.
Bayton récupéra une bouteille de plastique pleine d'un liquide sale, qu'il ingurgita aussitôt.
Un remontant maison à base d'alcool modifié, de quelques fruits et de sirops glanés çà et là.
L'alcool manquait horriblement dans cette réalité, lui qui n'était plus produit depuis déjà
quelques années. Il faut dire que les gens pouvaient planer nettement plus haut grâce au
virtuel, et que les drogues et autres substances paraissaient dérisoires à côté de ce Nouveau
Monde plein de promesses... à condition d'être capable de payer le droit d'entrée.
Bayton tituba jusqu'à sa commode en enjambant les boîtes de conserve vides et autres
détritus qui jonchaient la chambre. Ses vêtements étaient au choix sales, usés ou trop petits
pour lui. Dans l'armoire d'à côté, Bayton gardait ses costards de début de carrière, ceux du
temps où il était encore jeune et fringuant. À l'époque, il ne travaillait pas dans le
virtuomonde, ce ne fut qu'ensuite que la révolution technologique commença. Ceci expliquait
pourquoi il n'avait aucun costume à sa taille : il n'en avait jamais eu besoin pour se connecter
dans le virtuomonde, et préférait alors les cravates virtuelles.
L'homme usé opta pour un vieux débardeur relativement propre, par-dessus lequel il enfila
l'une de ses fameuses vestes de costume qui craqua à peine quand il y passa les bras. Un jean
compléta la tenue, ainsi que des bottines trouées. Bayton avait l'air d'un original, surtout avec
sa bouteille sous le bras, mais qui ne l'était pas dans cette réalité ? Le quinquagénaire boitilla
jusqu'à la porte d'entrée du vaste appartement.
32
Il n'osait même plus regarder les captures d'écran affichées aux murs, vestiges de sa gloire
passée. On l'y voyait encostumé, jeune, beau, fier comme un coq à côté de son ancien patron :
Oxymose de Rotshield. Bayton était à l'époque superviseur principal, un joli titre pour dire
« assistant du patron », mais c'était déjà une place plus qu'honorable. Sa société, Virtual Wave,
était l'une des plus importantes d'Europe et avait racheté tour à tour la plupart des serveurs du
pays, puis du continent. Bayton avait été un homme riche. Il avait possédé des serveurs privés.
Il avait dirigé les vies de milliers de personnes. Il n'était plus rien aujourd'hui.
Le quinquagénaire croisa un miroir en ouvrant la porte et blêmit face à son visage ridé et
broussailleux, face à ses yeux délavés et son air stupide. Le premier choc, après son renvoi,
après sa première déconnexion depuis des années, avait été de se voir dans une glace. Dans le
virtuomonde, rien ne vieillissait, tout s'embellissait au fil des mises à jour. La vie était
rythmée par la jeunesse et par la beauté. Ce n'était pas le cas dans la réalité. Une tumeur avait
rongé la tête de Bayton pendant des années, sans même qu'il le sache, sa cabine sensorielle se
chargeant des soins sans prévenir. Les fastes de la vie virtuelle lui avaient masqué la maladie.
Désormais, il se levait chaque jour avec un intense mal de crâne, et la crainte de perdre
l'esprit, sans même savoir si cela n'arrangerait pas sa situation.
L'homme descendit bruyamment les escaliers de l'immeuble en fredonnant une vieille
chanson de Sinatra, bouteille en main : « I've been a puppet, a pauper, a pirate, a pawn and a
king ». Il aurait pu faire autant de tumulte qu'il le désirait : tous les autres habitants étaient
lourdement plongés dans le virtuomonde. Plus de rires d'enfants, plus de tapages nocturnes,
plus de querelles de voisinage ni de vaines discussions sur le temps qu'il fait. Tout cela lui
manquait, même si ce n'était que le spectre de ses souvenirs d'enfance. Face au silence
ambiant, il enviait ses voisins endormis. Il les jalousait, faute de pouvoir les imiter. Bayton
était ce qu'on aurait appelé des années plus tôt un SDF. Certes, il possédait un appartement de
cent trente mètres carrés, mais vu le prix de l'immobilier cela n'avait plus rien
d'impressionnant.
Aujourd'hui, la vraie pauvreté n'était pas dans le logement mais dans l'impossibilité de se
connecter. Bayton aurait bien échangé son inutile bien immobilier contre quelques semaines
de virtuomonde, mais personne n'aurait voulu de cet échange. À quoi bon disposer d'un toit
dans un pays sous-peuplé et dans lequel personne n'est assez vivant pour songer à déménager.
Bayton devait s'y résoudre, il était devenu un rebut, un sans-travail, un parasite, comme la
plupart de ceux qui vivaient aujourd'hui dans la réalité.
33
Le prolétaire se retrouva bien vite dans les rues pavées du vieux Lille, aussi désertes que
chaque matin, chaque après-midi, chaque soir. L'endroit n'était plus qu'une succession
d'anciennes boutiques de luxe condamnées ou aux vitrines brisées. Un bon chercheur aurait pu
encore y dénicher quelques bijoux en or et autres montres de grande marque, mais aurait été
bien incapable de leur trouver des acquéreurs. Bayton avait vingt minutes de marche avant de
retrouver la première station de métro ouverte, qui permettait à certains ouvriers de rejoindre
leurs usines le matin et leur appartement le soir. L'ancien superviseur principal se levait avant
les rares hères à déambuler par ici, afin de pouvoir leur demander l'obole. C'était devenu une
tâche difficile, car les ouvriers s'appauvrissaient de jour en jour. Entre dépenser leur argent
dans des heures de virtuoloisir ou le donner à un clochard, ils avaient fait leur choix.
Le mendiant pressa le pas face à un groupe de hackers rassemblés autour d'un brasero,
juste à côté de la Grand Place. Les pirates déchus étaient les gens les plus dangereux de la
réalité, car les plus désespérés. On les reconnaissait au traceur métallique fixé derrière leur
crâne. Des flics les avaient chopés après qu'ils eurent commis une délinquance dans le
virtuomonde. Ils étaient désormais interdits de connexion, ce qui les rendait aigris et leur ôtait
toute raison de vivre. Sans compter les substances qu'ils s'envoyaient à longueur de journée
dans les veines pour toucher un simulacre de ce que furent leurs meilleurs trips dans le
virtuomonde. D'autres encore revenaient de quelques années perdues dans un serveur carcéral.
Ceux-là étaient généralement de véritables fous. Bayton en avait déjà croisé un, couteau
ensanglanté en main, à se taillader les bras en hurlant quelques cantiques incompréhensibles.
Il avait alors compris que son sort n'était pas le pire.
Hormis les jeunes délinquants, le mendiant ne rencontra pas âme qui vive. Tout juste fut-il
surpris par deux camionnettes noires qui manquèrent de le faucher tant elles roulaient vite
dans les rues pourtant étroites du vieux Lille. Il les regarda tourner d'un air bête au coin d'une
intersection. Ce devaient être des gens d'importance, car plus grand monde n'avait de voitures.
L'essence était devenue rarissime et bien moins utile que l'électricité qui alimentait les cabines
sensorielles. Les modèles de voiture électrique n'avaient jamais rencontré le succès de leurs
grandes sœurs, et ne servaient guère plus. Surtout pas depuis l'avènement du virtuomonde, qui
rendait tout déplacement superflu.
34
La station de métro Rihour était cernée de caméras désactivées depuis des années. Il y avait
une supérette juste à côté, qui survivait difficilement face au succès des livraisons de
nourriture. La tendance était à l'automatisation, elle l'avait toujours été. Si les hommes avaient
pu, le pays entier serait connecté en permanence, mais il fallait encore quelques personnes
dans le monde réel pour ne pas laisser les autres mourir de faim et de soif, et pour entretenir
ou construire leur précieux matériel de surf. Certaines chanceux étaient paraît-il également
engagés pour procréer et faire perdurer l'espèce, mais Bayton n'était pas réellement certain de
cette information. Il n'avait jamais rien vu de tel.
— Prends cette ration, vieillard ! fit le gérant de la supérette. Mais ne t'approche plus
de la boutique ! Tu fais fuir les clients, et tu sais bien que je n'ai pas besoin de ça !
L'homme lui avait jeté une sorte de capsule de plastique pleine d'un liquide verdâtre. Il
s'agissait d'une ration standard pour cabine sensorielle, remplie de nourriture censée être
injectée en perfusion. Il était devenu de plus en plus difficile de trouver une nourriture pensée
pour la réalité, d'où la tendance des non connectés à consommer les rations prévues pour les
virtuonautes, bien moins chères que tout autre mets. Bayton perça la capsule à l'aide de son
couteau suisse et se mit à téter le liquide par la ridicule ouverture, comme un nouveau-né
accroché au sein de sa mère.
Il jeta le récipient vide dès l'apparition du premier ouvrier. L'inconnu déjà fatigué avançait
d'un pas méfiant. Il était de plus en plus délicat de croiser d'autres êtres humains dans la
réalité, car la plupart des non connectés étaient des êtres douteux et peu fréquentables. Des
années de virtuomonde avaient naturellement créé une dépendance à la sécurité, que les
rencontres du monde réel ne fournissaient pas. L'amitié n'existait presque plus dans la réalité,
sinon entre collègues, car les ouvriers préféraient encore les relations virtuelles, une fois le
soir venu.
— Un petit peu de nourriture, m'sieur ! implora Bayton en levant la main. Vous
n'auriez pas une conserve ou une capsule ? Ou un crédit de connexion peut-être ? À votre bon
cœur !
L'homme réprima un sourire. Demander un crédit de connexion relevait de l'humour.
Autant demander une voiture et un plein d'essence ! L'homme passa rapidement son chemin,
comme les quelques autres qui arrivèrent après lui. Ces types se ressemblaient tous : cheveux
coupés courts, chemise blanche et pantalon noir. D'autres portaient des bleus de travail,
parfois des casques. Les premiers s'occupaient de l'impression de circuits imprimés, les
seconds géraient la construction des squelettes métalliques des cabines sensorielles. Bayton
avait appris à les reconnaître.
35
Au moment de l'essor du virtuomonde, la région Nord s'était montrée forte et dynamique,
avec la multiplication de start-ups avant-gardistes. Puis, Virtual Wave avait tout racheté et fait
descendre la plupart des compétences sur Paris et sa région. Désormais, le Nord avait regagné
son ancien statut de région ouvrière. De vieilles usines, parfois désaffectées depuis plusieurs
siècles, avaient été réhabilitées. On n'y faisait plus de tissus, mais des circuits électriques, des
cabines sensorielles et tout ce qui pouvait aider au bien-être des virtuonautes. Bien entendu,
plus rien n'était inventé sur place : les ouvriers se contentaient de recevoir les plans imaginés
par des designers et techniciens virtuonautes, et de les concevoir bêtement.
D'autres régions ou villes de France avaient été plus ou moins officiellement déclarées
ouvrières. Bayton savait ainsi que la plupart des androïdes français étaient désormais conçus
du côté de Strasbourg. La nourriture qui alimentait les virtuonautes, et le reste des Français
par la même occasion, était quant à elle produite en Bretagne. Le système économique
construit autour du virtuomonde avait beau être hasardeux, ceux qui l'avaient mis en place
avaient pensé à presque tout. C'est ainsi que la France était devenue quasi auto-suffisante.
Chaque pays converti au virtuomonde se devait de l'être de toute manière s'il ne tenait pas
à affronter la famine. Les générateurs artificiels de nourriture permettaient de ne plus
dépendre d'aucun pays cultivateur. Néanmoins, cette soi-disant indépendance masquait une
faiblesse militaire immense. Si un pays non connecté (en existait-il encore ?) avait l'idée
saugrenue de s'attaquer à un pays connecté, il n'aurait affaire qu'à des cabines immobiles et à
des virtuonautes perdus. Ce n'étaient pas les quelques garnisons militaires encore mobilisées
et autres équipes de choc qui pourraient alors faire quoi que ce soit.
— Un peu de nourriture, mon bon monsieur ? quémanda Bayton à l'approche d'un
nouvel ouvrier un peu bourru. Dieu vous le rendra !
— Dieu ? s'amusa l'homme apparemment moins craintif que les autres. Si j'avais les
moyens, j'irais directement le rencontrer sur le serveur du Vatican çui-là ! Et je suis à moitié
sûr qu'il ne me rendrait rien du tout ! Je suis désolé, l'ami, mais j'ai rien pour toi. Personne n'a
rien pour toi dans le coin. Ceux qui ont les moyens de t'aider ne passent jamais par ici, si tu
vois ce que je veux dire !
Pour illustrer ses paroles, l'ouvrier désigna les rues désertes d'un ample geste du bras. Des
dizaines de privilégiés devaient être connectés derrière les nombreuses fenêtres des
immeubles alentour, et il est clair qu'eux seuls auraient pu aider quelqu'un dans le besoin.
— Bon courage, l'ami ! lança l'ouvrier en posant la main sur l'épaule de Bayton. Sur
ce, je te laisse : j'ai deux tonnes de métal à froisser aujourd'hui !
36
Bayton le regarda s'enfuir, impuissant. Il avala une gorgée d'alcool et recracha presque
aussitôt une glaire avant de maugréer à l'encontre de tous ces ouvriers grippe-sous. Il les
détestait du plus profond de son âme, il les avait toujours détestés. Déjà à l'époque, lorsqu'il
était superviseur, il avait appris à mépriser ceux qui vivaient hors du virtuomonde, cette
engeance nécessaire mais sans intérêt. Même à présent qu'il se savait encore moins important
qu'eux, même s'il dépendait en partie de leur générosité, véritable parasite du peu de société
encore réelle, il ne pouvait s'empêcher de les haïr.
Bayton sentait l'alcool lui monter à la tête, enfin ! Il était moins aimable une fois ivre, car
plus expansif. Il lui était arrivé de passer la journée à insulter les rares passants. Personne
n'osait rétorquer en général. Les habitants de la vraie vie avaient conscience de la valeur de
leur intégrité physique. Parfois, un hacker ou un ouvrier mal luné décidait de lui rabattre le
clapet. C'était l'occasion d'une bonne bagarre. Bayton en avait déjà perdu quelques dents, mais
il s'en moquait. Cela lui permettait de se sentir vivant, comme au bon vieux temps.
La difficulté de la situation du mendiant venait du fait qu'il haïssait le système par dépit et
non par position personnelle. Il pouvait hurler contre le virtuomonde, contre les serveurs,
contre ce connard de Rotshield qui l'avait renvoyé, mais savait au final qu'il aimait le monde
virtuel et n'aurait pas été prêt à le détruire. C'est parce qu'il n'avait pas les moyens d'y accéder
qu'il se permettait souvent de le critiquer, après avoir trop bu. En réalité, il se serait damné
pour pouvoir y retourner, ne serait-ce qu'une journée. Et il se haïssait pour cela, minable petit
dépendant sans véritable raison d'être.
L'entre-deux était toujours difficile à gérer pour les non connectés. Faute d'argent pour se
faire recruter dans le virtuomonde, ils se retrouvaient coincés dans la vraie vie, sans réelle
compétence ni force physique pour les travaux nécessaires. Nombre d'ouvriers n'avaient tout
simplement jamais voyagé dans le virtuel, d'où leur carrure. Les autres n'avaient jamais vécu
une connexion permanente, ou avaient cessé de fréquenter les serveurs bien plus tôt dans leur
vie.
— Saloperie de système de merde ! marmonna le mendiant en terminant sa bouteille
d'un jet.
37
Bayton avait perdu pied dans le virtuomonde, sans doute à cause de sa tumeur, qui lui
travaillait le crâne sans même qu'il le sache. Il avait commencé à baisser sa vigilance chez
Virtual Wave. Dans un monde de requins, le moindre instant de faiblesse pouvait être fatal.
Une petite erreur de gestion, quelques collègues jaloux pour l'enfoncer, et finies les affaires !
S'il avait eu plus de jugeote, Bayton aurait rapidement retrouvé un travail, mais il était devenu
comme fou à l'époque. Quelques semaines de virtuoloisir, quelques fréquentations de casinos
virtuels, et c'en était fini de ses économies. C'est généralement à cet instant, sans un crédit de
connexion en poche, vieux et seul dans un appartement plein de poussière, que l'on comprend
le sens du mot déchéance.
Bayton repensa aux paroles de l'ouvrier en jetant un œil trouble vers tous les bâtiments qui
le cernaient. Le vendeur de la supérette le surveillait avec méfiance, lui, l'ivrogne qui parlait
seul depuis un bon moment. Bayton aurait pu essayer de défendre son honneur bafoué en
terrassant ce minable marchand, mais savait que le bougre gardait un fusil sous sa caisse,
comme tout vendeur un peu sensé de son époque. Le mendiant décida enfin de se relever,
laissant là sa bouteille de plastique vide. Il devrait penser à refaire l'un des grands crus dont il
avait le secret, qui assommait la tête et étouffait le foie. Tout ce qui pouvait mener à la mort
était le bienvenu.
« Ceux qui ont les moyens de t'aider ne passent jamais par ici » avait dit l'ouvrier. Bien
sûr, ils préfèrent encore rester dans leur monde virtuel, là où ils sont forts et beaux. Bayton
grogna tout en s'éloignant de la bouche de métro. Il voulait s'extraire de la surveillance du
commerçant. Il ne savait pas si ce qu'il s'apprêtait à faire était vraiment légal, et craignait que
l'homme n'appelle la police s'il le surprenait. Il se posa d'ailleurs la question de savoir s'il
existait encore une police.
— Tu vas t'ouvrir, saloperie de porte ?
La porte qu'il tentait de forcer n'avait plus été employée depuis longtemps à en croire la
rouille qui mangeait la serrure. L'immeuble était certainement équipé de ces tout derniers
systèmes de livraison automatique de nourriture. Quelques tuyaux déversaient la nourriture
directement dans les réserves des cabines sensorielles, seule clef pour une connexion
permanente. Bayton le savait bien pour avoir profité d'un tel système quand il surfait encore.
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Ce fut finalement le bois qui céda le premier, se craquant autour de la serrure qui ne tarda
pas à s'écrouler elle aussi. La porte s'ouvrit alors presque naturellement, comme soulagée
d'être enfin réutilisée. Les objets étaient les premières victimes du virtuomonde, bien souvent
laissés à l'abandon des années durant. Bayton l'avait vécu en quittant subitement son cocon
virtuel. Il s'était retrouvé dans un appartement couvert de poussière, l'appartement d'un
fantôme.
Tous les biens dont il se souvenait vaguement, et qu'il avait quittés presque neufs à une
époque qu'il considérait alors comme très proche, étaient devenus des antiquités inutilisables.
Son vieil aspirateur automatique avait rendu l'âme des années plus tôt, sans qu'il ne s'en rende
compte, laissant le temps reprendre ses droits sur l'habitation. Étant donné l'état dans lequel il
se trouvait après sa déconnexion forcée, Bayton n'avait eu que faire de ces détails ménagers. Il
était d'ailleurs resté un bon moment agrippé à sa cabine sensorielle, les muscles douloureux,
attendant bêtement qu'un miracle relance la machine.
— Je trouverai peut-être un nouvel aspirateur en fouillant bien...
Bayton escalada les premières marches de l'immeuble inconnu en se laissant
maladroitement guider par son instinct. L'ouvrier avait raison : c'étaient les connectés qui
disposaient de plus de richesses. À lui d'en profiter ! Le mendiant fantasma sur une pile de
crédits laissés dans un coin ou dans un vieux coffre fort. Il déchanta en pénétrant dans le
premier appartement et comprit qu'il devrait plutôt rêver de trouver quelques boîtes de
conserve et autres aliments, ce qui serait déjà une victoire. L'endroit était en effet
complètement dépouillé, sans meuble ou presque. Quelques vieux bibelots indiquaient qu'on
avait vécu là, mais c'était tout.
Le quinquagénaire fit le tour de l'appartement et trouva une cabine sensorielle en marche.
Les capteurs indiquaient que le virtuonaute était bel et bien vivant à l'intérieur, mais incapable
d'apprendre qu'un pauvre hère traînait dans son logis. Bayton tenait aussi à s'assurer qu'aucun
robot ou androïde ne monte la garde. Il avait peur de ces saloperies comme de la peste depuis
que l'un d'entre eux l'avait poursuivi à travers le centre commercial désaffecté d'Euralille, et ce
sans raison apparente.
39
Les vieux récits de science-fiction représentaient les robots comme inaptes à faire du mal à
qui que ce soit, à cause de trois foutues règles. La réalité était tout autre. La technologie des
premiers robots doués d'intelligence étant apparue plus ou moins en même temps que celle du
virtuomonde, les humains n'avaient jamais vraiment pris le temps de faire des tests sérieux sur
leurs créations de métal, leur esprit trop occupé à découvrir les joies du virtuel. Étant donné
que beaucoup d'androïdes furent créés comme des chiens de garde, notamment pour protéger
les virtuonautes, autant dire qu'aucune loi ne leur interdisait de s'en prendre à un humain !
Ajoutez à cela des machines parfois laissées à l'abandon des années durant, et vous pouvez
être sûr d'en voir traîner certaines bien loin de chez elles, complètement déréglées et prêtes à
attaquer tout ce qui bouge.
Heureusement, il n'y avait pas de carcasse de fer dans le coin. Bayton récupéra quelques
conserves ainsi que des vêtements propres : couverts de poussière, mais propres. Fier de sa
première pêche, il s'empressa de fouiller l'appartement voisin, défonçant la porte avec l'entrain
d'un homme ivre. L'endroit était vide, les services mortuaires ayant simplement laissé un avis
de passage dans l'hypothèse peu probable du retour de membres de la famille. L'apprenti
cambrioleur cessa de rire, rappelé à sa mortalité. Après un instant de silence quasi religieux, il
se décida à poursuivre ailleurs son exploration.
L'alcool aidant, Bayton sentait monter en lui une fougue qu'il croyait éteinte depuis des
décennies. Il escaladait les marches grinçantes avec le sentiment d'être un grand aventurier,
prêt à dénicher le plus beau des trésors. Le nouvel archéologue aspirait déjà à une grande
carrière, qui lui rendrait son utilité en ce monde. Dire qu'il n'y avait jamais pensé plus tôt, sans
doute trop respectueux pour les virtuonautes permanents, ce qu'il avait été tant d'années
durant. L'homme se remit à chanter, tout en maudissant l'absence de sa précieuse bouteille.
L'appartement suivant n'était pas verrouillé, ce qui inquiéta immédiatement Bayton. Il était
toujours louche que quelqu'un ne ferme pas sa porte à clef. Le mendiant pénétra dans
l'appartement le plus propre qu'il ait jamais vu, et eut soudain l'angoisse de tomber sur un
habitant non connecté. Aucune poussière, des meubles cirés, des objets bien rangés... Bayton
sursauta au passage d'un aspirateur automatique vif et appliqué. Le petit robot justifia la
propreté ambiante. La machine passa devant le mendiant avec panache, comme si elle était
fière de montrer enfin son travail à un être vivant.
Cet appartement était ô combien plus accueillant que les précédents, avec des cadres et
quelques photos au mur. Des fleurs en plastique décoraient l'entrée ainsi que des meubles
charmants, vestiges d'un temps où la décoration d'intérieur avait son importance. Certes, les
couleurs du papier-peint et du parquet étaient démodées, mais cela dégageait tout de même
plus d'effet que les pièces grisâtres et crasseuses des autres logements.
40
— Il y a quelqu'un ? tenta timidement l'intrus, la peur au ventre.
Un tel lieu laissait en effet deviner une présence humaine, même si l'entrée de l'immeuble
semblait condamnée. Quel fou quitterait le virtuomonde pour simplement déambuler dans son
appartement sans même profiter du plein air ? Les rideaux tirés laissaient d'ailleurs présager
que personne ne pouvait rester là éveillé. Qui se contenterait de son vieux rideau fleuri quand
il pourrait avoir une vue délectable sur l'opéra de la ville ?
L'alcool était vite descendu sous l'effet de la peur, et Bayton repensa à toutes ces histoires
de sécurité privée dont les riches virtuonautes parlaient bien souvent. Il réalisa que ce n'était
peut-être pas un hasard si tous les hackers ne pillaient pas la cité : c'était une activité
dangereuse. L'ivrogne aurait été bien incapable de s'en rendre compte quelques minutes plus
tôt, l'esprit grisé par sa mixture.
— Personne, alors ? Je ne voudrais pas déranger ! continua Bayton, se parlant
finalement à lui-même.
Le salon de l'appartement était horriblement sombre, une ampoule éternelle y diffusant
simplement sa faible lueur, en dessinant quelques ombres au passage. Bayton n'osa même pas
entrer dans la pièce et préféra se diriger vers la chambre d'un pas prudent. Il fut satisfait d'y
trouver enfin une cabine sensorielle occupée. Son hôte involontaire restait bien dans le
virtuomonde. Il disposait simplement d'un aspirateur plus efficace et plus appliqué que les
autres. Ouf ! Bayton fut tenté d'en chantonner de soulagement, mais l'adrénaline qui circulait
encore dans ses veines l'en empêcha.
Apaisé par cette découverte, le voleur retourna dans le salon, butant au passage contre un
fauteuil. L'homme grogna de douleur tout en boitant jusqu'à la fenêtre. Il se décida à ouvrir les
rideaux pour laisser entrer la lumière du jour et ne plus reproduire de tels incidents. L'ancien
superviseur n'était pas un cambrioleur discret à la Arsène Lupin, et se moquait bien que les
lieux soient éclairés ou non. Un peu de lumière serait d'ailleurs plus commode pour fouiller
cet appartement soigné qui devait être bien fourni. Le mendiant savait déjà qu'il repartirait
avec le petit aspirateur, qui serait sans doute ravi de montrer ses prouesses dans un lieu qui en
avait plus besoin que celui-ci.
Une fois les rideaux tirés, et après avoir contemplé un instant l'opéra et le beffroi qui lui
faisaient face, à peine abimés par les années, Bayton manqua de défaillir en se retournant, et
ce n'était en rien dû à l'alcool. Une silhouette le guettait, bien installée dans l'un des deux
fauteuils du salon. Le voleur reconnut immédiatement les deux yeux luisants qui l'observaient
certainement depuis un bon moment. Il faut dire que ce modèle de Sécuritron avait profité
d'une grande campagne de publicité dans le virtuomonde.
41
— Vous n'êtes pas mon maître, n'est-ce pas ?
L'androïde, confortablement assis, pianotait de ses cinq doigts sur l'accoudoir du fauteuil.
Son autre main restait immobile. Ce geste compulsif des doigts aurait chez un humain trahi
l'agacement ou l'impatience, mais Bayton ignorait s'il avait la même signification pour un
robot. Il se demandait même si le geste avait la moindre signification. Tout ce qu'il savait,
c'est qu'il n'était pas encore mort, ce qui était déjà un bon signe.
— Tu... Tu ne me reconnais pas ? tenta naïvement le voleur, paralysé par la peur. Tu ne
reconnais pas ton vieux maître ?
L'androïde resta figé dans son fauteuil, les yeux plus perçants que jamais. Bayton ignorait
si le Sécuritron avait la capacité de le sonder au rayon X, mais c'est l'impression qu'il eut face
à la machine. Le pauvre bougre examinait lui aussi attentivement celui qui serait peut-être son
bourreau. Avec un peu de chance, ce vieux morceau de métal était coincé dans son fauteuil,
rouillé par le temps. Bayton hésita à fuir en courant mais s'en abstint bien vite. Son hypothèse
était peu probable, car le robot semblait propre et presque neuf, sans doute récemment lustré
par l'efficace aspirateur de l'appartement.
— Veuillez m'excuser pour mon impertinence, maître, répondit lentement le robot,
mais je doute de votre franchise. Je ne vous ai pas croisé depuis deux ans et douze jours. Il est
possible que votre pilosité faciale ait augmenté, mais la structure de votre squelette n'a pu se
modifier à ce point. Par ailleurs, la pigmentation de votre peau me semble plus forte, alors que
vous n'avez pas pu entrer en contact avec le moindre rayon ultraviolet. Il me semble donc
certain à 99,99 % que vous êtes un imposteur, maître.
Bayton avala sa salive. Il avait sa réponse quant aux rayons X. Pour le reste, il comprit bien
vite qu'il n'arriverait pas à duper le Sécuritron. Peu habitué aux robots, il avait pensé que
celui-ci aurait pu ne pas reconnaître un être humain, tout comme un être humain serait
incapable de différencier deux animaux un tant soit peu semblables. Cette situation eut l'effet
d'une douche froide, et les effets euphoriques de l'alcool s'estompèrent définitivement. L'être
métallique avait beau être assis, Bayton savait pertinemment qu'il ne lui faudrait pas plus
d'une seconde pour éliminer un pauvre humain tel que lui.
— Et que fais-tu du 0,01 % restant ? bégaya-t-il en croisant les doigts.
— Sans importance ! lança le robot en laissant échapper un rire très artificiel, ce qui
suffit à faire sursauter Bayton. Installez-vous !
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La proposition était à moitié lancée comme un ordre que la main tendue du Sécuritron
achevait d'imposer. L'androïde avait cessé le mouvement « nerveux » du bout des doigts pour
présenter le second fauteuil. Bayton hésita un moment. Qu'est ce que cette boîte de conserve
pouvait avoir en tête ? Pourquoi n'était-il pas déjà mort si la fonction du robot était de
sécuriser l'appartement ?
— C'est l'humain qui devrait donner les ordres ! protesta Bayton dans un élan
d'agressivité en grande partie engendrée par la peur. De quel droit penses-tu...
— C'est le maître qui donne les ordres, trancha le robot en fermant le poing. Vous
feriez mieux de vous installer. Vous serez plus à l'aise.
Le mendiant obéit et tituba jusqu'au fauteuil. Il n'avait de toute manière pas beaucoup
d'occasions de parler. Ce serait certainement sa dernière conversation à en croire l'hostilité
apparente — et justifiée — du robot, mais autant en profiter dans le confort d'un fauteuil de
cuir. À peine le cambrioleur fut-il installé que l'androïde dirigea vers lui son bras de métal. Un
compartiment se souleva dans un crissement, placé dans la paume du Sécuritron. Bayton
s'attendait à voir surgir une lame ou un pistolet, mais ce fut un cigare qui sortit de l'avant-bras
de l'androïde.
— Vous fumez ?
Le dernier cigare du condamné ? Un concept intéressant. Bayton saisit le présent avec
plaisir. Le dernier qu'il avait fumé était fait de pixels. L'ancien superviseur fut surpris de voir
l'androïde en prendre un pour lui-même. Il fut plus surpris encore de voir une fente se former
sur la partie inférieure du visage de métal. Le robot dut y enfoncer le havane, preuve que
l'ouverture n'était pas faite pour cela à l'origine. À y regarder de plus près, l'être de métal avait
quelques traces noirâtres au coin de la « bouche », ce qui montrait qu'il n'était pas jeune
fumeur. Le Sécuritron alluma le tabac de son invité, puis le sien, grâce à une flamme qui
s'échappait de son doigt. Un crépitement se fit entendre dans les entrailles du robot alors que
le bout rouge de son cigare s'illuminait : il parvenait à inspirer. À en croire le bruit, ses
mécaniques entrailles appréciaient peu l'arrivée inattendue de la fumée.
— J'aime l'odeur d'un bon havane, déclara l'androïde avec ce qui ressemblait à de la
satisfaction.
— Tu sens les odeurs ? s'étonna Bayton.
— Certainement bien mieux que vous. Votre haleine empestait l'alcool modifié, la
prune en conserve et le sirop pour la toux. Voilà pourquoi j'ai préféré vous offrir à fumer.
L'odeur m'incommode moins.
43
Bayton rougit en se grattant l'arrière du crâne. Il n'aurait jamais cru pouvoir
« incommoder » un robot aujourd'hui. Il ne se priva pas pour autant d'apprécier son cadeau
avec délectation. Les petits plaisirs de la vie étaient devenus rares.
— Qu'allons-nous faire à présent ? demanda le robot très naturellement, après avoir
laissé le silence s'installer un court moment.
Naturellement, l'androïde n'ôtait pas son barreau de chaise pour parler. Cela aurait été une
précaution bien inutile pour lui qui n'utilisait pas sa fameuse « bouche » pour émettre des
sons, mais le discret haut-parleur placé au niveau de son cou.
— Je l'ignore, répondit Bayton un peu anxieux en regardant la fumée voler jusqu'au
plafond. On pourrait boire un verre de scotch, peut-être ?
— Je vous soupçonne d'utiliser l'ironie. J'ignore s'il est nécessaire de le préciser, mais
ma question initiale concernait notre situation, à savoir : vous pénétrant dans une propriété
privée pour y dérober des objets qui appartiennent à mon maître.
Le sourire disparut du visage de Bayton. Il en avait presque oublié qu'il se trouvait face à
un robot de sécurité et non pas dans un café cubain. Certes, la machine semblait avoir pris
quelques coups sur la tête depuis la sortie de l'usine, mais elle n'en avait pas oublié sa mission
première.
— Tu aurais déjà dû me tuer, n'est-ce pas ? s'inquiéta le mendiant dans un élan
dramatique.
— Mon maître ne m'a jamais donné ce genre d'ordres. Il parlait simplement de
« neutraliser toute menace ».
— Oh ! Et... Tu penses que je suis une menace ?
— Pour le moment non, car je vous ai incité à rester assis dans cette pièce sécurisée. Je
suis actuellement en train de déterminer si cette situation est suffisamment sûre pour mon
maître, ou si je dois aller plus loin dans le protocole de sécurité.
— Je pourrais partir, si tu préfères ! proposa Bayton du tac au tac, pressé de quitter à
jamais son étrange compagnon. Regarde : je laisse tout ce que j'ai pris ici. Tu m'accompagnes
jusqu'à la porte, et je pourrai disparaître. C'est OK ?
— Négatif. Vous pourriez très bien amener d'autres menaces ici, à présent que vous
avez fait le tour des lieux. Mon maître m'a déjà expliqué à quel point ses objets étaient
précieux et pouvaient attirer la convoitise d'autres êtres humains. Je préfère vous garder ici.
C'est la procédure.
44
Bayton regarda bêtement la machine. Cigare en bouche, l'androïde dégageait vraiment
quelque chose d'humain malgré ses membres de métal poli et autres vis apparentes. En voyant
les pistons des fins bras de la machine, Bayton se rappela qu'elle était capable de lui briser la
nuque en un quart de seconde, et il blanchit légèrement. Il se trouvait dans une situation bien
délicate. Cambrioler les maisons des virtuonautes... Riche idée !
Le cambrioleur en herbe contempla son surveillant de cellule. Le robot s'était remis à jouer
avec ses doigts, qu'il faisait tinter contre l'accoudoir. La machine regardait de droite à gauche,
ne sachant visiblement pas où poser le regard. Si Bayton n'avait pas su qu'il s'agissait d'un
robot, il aurait soupçonné que l'être artificiel s'ennuyait ferme.
— Tu vas donc me garder ici indéfiniment ? Je ne suis pas certain d'avoir cette
patience.
Le robot sembla presque bondir, comme surpris de cette parole inattendue. Avait-il déjà
oublié la présence de son hôte ? Sa bouche cracha un peu de fumée, et il tourna lentement la
tête vers le cambrioleur. Il tendit alors subitement le bras, et ce qui ressemblait fort au canon
d'une arme apparut au creux de sa main. Bayton vit sa dernière heure arriver.
« Bang ! »
Le bruit émanait d'un curieux cube de plastique face à eux, vers lequel le gardien avait
dirigé son « arme » : une télécommande garnie de boutons. Bayton n'avait pas vu de
télévision depuis sa plus tendre enfance. Et encore, il s'agissait à l'époque d'un modèle
nettement plus évolué, avec 3D et suggestion d'odeurs. Ce simple cube se contentait de
l'image et des sons. Pour avoir fréquenté quelques serveurs ludiques de mafia, Bayton n'eut
pas trop de mal à reconnaître Tony Montana et son langage ordurier à la télévision. Scarface :
on pouvait dire que le robot connaissait ses classiques.
« Qu’est-ce que tu dis de ça, hein ? Veille fiotte de mes deux couilles ! Tu crois que tu
vas me baiser ? Il faudrait toute une armée pour m’enculer ! »
— Ce film devrait vous aider à être plus patient.
— Jusqu'à quand exactement ?
— Jusqu'au réveil du maître bien sûr. Je ne vais pas prendre de décision à sa place.
C'est la procédure.
— Tu plaisantes, j'espère ? Tu m'as dit qu'il ne s'était pas déconnecté depuis deux ans.
Tu comprends que je n'arriverai pas à attendre si longtemps. Je serai certainement mort bien
avant son réveil !
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— Rien n'indique qu'il ne se réveillera pas sous peu. Cela fait deux ans et douze jours
qu'il ne s'est pas déconnecté. Je pense qu'il devra bientôt se réveiller, ne serait-ce que pour se
nourrir ou se désaltérer.
Bayton n'en crut pas ses oreilles. Apparemment, il avait bien à faire à un androïde de garde,
car l'être métallique n'avait pas l'air d'être expert en quoi que ce soit d'autre. Ce robot était
certainement un modèle assez ancien, équipé d'une IA pré-virtuomonde, et donc nettement
moins savante que celles qu'on pouvait retrouver dans la réalité virtuelle. Les derniers
androïdes en date étaient capables d'accueillir les IA qui accompagnaient leurs propriétaires
dans le virtuomonde, et étaient donc nettement plus malins que ce modèle-ci.
— J'voudrais pas te brusquer, boîte de conserve, mais il y a beaucoup de chances pour
que ton maître ne se réveille jamais ! S'il avait dû se lever pour manger, il l'aurait fait il y a
bien plus d'un an ! Sa cabine sensorielle le nourrit, il serait mort autrement.
Les diodes qui servaient d'yeux au robot clignotèrent un moment, alors que sa tête
s'inclinait légèrement sur la droite. Il semblait décontenancé. Bayton comprit soudainement
mieux les gestes « nerveux » du robot sur le dossier de son fauteuil. L'être attendait le réveil
de son maître depuis des mois, sans même comprendre qu'il ne reviendrait certainement
jamais.
— Tu l'attendais ? éructa Bayton. Vraiment ? Mon pauvre ! Tu n'es pas près de le
retrouver !
— Dans ce cas, fit le robot après que son crâne eut laissé s'échapper quelques
grésillements, nous sommes face à une situation inconnue.
— Tu vas me libérer, donc ?
— Je ne pense pas. Je suis en train d'évaluer la situation.
Bayton soupira et fit mine de se lever. L'androïde dégaina alors un vieux colt semblant
sorti de nulle part, et le pointa vers son prisonnier.
—Tu veux jouer à la vache ? cracha le robot avec la voix française d'Al Pacino, et son
terrible accent cubain. OK, putain d'pute ! Moi je suis Tony Montana ! Vous baisez pas avec
moi !
Bayton fut si pétrifié qu'il n'osa plus bouger pendant un long moment. Le robot attendit
qu'il se réinstalle plus profondément dans son fauteuil pour rengainer son arme, en la faisant
tournoyer autour de son doigt dans un effet plutôt réussi, comme un shérif dans les vieux
westerns. C'est certainement à cet instant que le mauvais cambrioleur comprit à quel point son
interlocuteur était dérangé.
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— Tu... Tu es un grand fan de Scarface ? osa lancer le mendiant après quelques
minutes de silence.
— Mon maître apprécie beaucoup le travail de l'humain que vous appelez Brian de
Palma. Il m'arrive de regarder quelques-uns de ses films pour mieux comprendre les êtres
humains. J'ai vu celui-ci cent soixante-dix-neuf fois. Tony Montana semble incarner votre
idéal de vie, malgré le sort qui lui est réservé. Je ne vais pas vous en parler plus en détail, car
j'ai peur de vous révéler la fin par mégarde.
— C'est ton idéal à toi aussi, c'est ça ?
—Dans ce pays, il faut d’abord faire le fric. Et quand tu as le pognon, tu as le pouvoir,
et quand tu as le pouvoir, tu as toutes les bonnes femmes !
Bayton resta longuement silencieux. Cette conserve ambulante ne pouvait pas être
sérieuse ! Il se demanda même s'il n'avait pas simplement trop bu, et rêvé cette apparition
loufoque, mais ce n'était pas le cas.
— Tu as enregistré ces répliques pour ton maître, c'est ça ?
— En partie. J'aime assez le personnage de Tony Montana. Il est libre de ces décisions.
Il a le choix de son mode de vie, et décide par lui-même. J'ai compté environ trois cent
soixante-deux moments où il aurait pu modifier son destin, mais il y en a certainement
d'autres. Peu des décisions alternatives qu'il aurait pu faire l'amènent à une telle fin. Il n'a
certainement pas eu de chance. Pensez-vous qu'il regrette ses prises de position ?
— Euh... Je ne sais pas vraiment... Ce n'est qu'un personnage, tu sais !
Le Sécuritron laissa à nouveau échapper un grésillement suspect, l'équivalent humain d'un
cri de surprise d'après Bayton.
— Et vous : regrettez-vous vos choix ?
Bayton ne sut pas vraiment quoi répondre à cette question. Ses choix... Il en avait fait une
paire de mauvais dans la vie, le dernier en date étant celui de fracturer la porte de cet
immeuble. Certes, il regrettait amèrement certains d'entre eux, mais était-il complètement à
l'origine de sa déchéance ? La question était d'autant plus troublante qu'elle émanait d'un être
artificiel. La question du Sécuritron incluait-elle une notion morale ? Voulait-il lui faire
admettre que c'était mal de cambrioler un appartement, ou cherchait-il à l'interroger sur
l'ensemble de son existence ?
— Certaines de mes décisions n'étaient pas les meilleures, finit par céder Bayton, mais
qui suis-je pour les regretter ? Je n'ai pas toujours eu le choix, la vie s'impose un peu parfois !
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— Vous êtes donc un couard ! Prise de position alternative numéro sept de Tony
Montana : il pense que la vie s'impose d'elle-même, et admet sa condition de vendeur de
frites. Il vit des années dans une certaine pauvreté, rencontre une femme loin de ses
prétentions physiques et fait quelques enfants. Il meurt sans gloire à l'âge de soixante-trois
ans. Est-ce là votre destin ?
Bayton resta un bon moment ébahi. Ce robot philosophe et fumeur de havanes serait-il en
train de le juger à partir d'un vulgaire film d'action du XXe siècle, qui semble être son unique
référence culturelle ? Quant à penser que le Sécuritron avait imaginé non seulement des fins
alternatives au film, mais aussi leurs conséquences sur l'existence du personnage principal,
c'en était tout bonnement ahurissant. Depuis combien de temps était-il coincé sur son canapé ?
Deux années d'absence du propriétaire. C'est long deux ans : Bayton le savait pour avoir été
jeté du virtuomonde à peu près deux années plus tôt.
Le mendiant observa son interlocuteur avec un mélange de pitié et de colère. Tout comme
lui, le robot n'était guère qu'un être désuet, abandonné, mais ce n'était pas une raison pour qu'il
se permette de le juger, lui qui ne connaissait ni tristesse, ni souffrance, ni faiblesse sous son
organisme mécanique.
— Tu peux parler, boîte de conserve ! Quels choix as-tu faits toi, à part celui de voler
les cigares de ton maître et de regarder des films stupides ?
— Je suis fidèle à mon maître. Mon choix est d'obéir à ses ordres et de le protéger. Il
vous faut des vrais mecs comme moi ! Ouais, il vous faut des vrais mecs comme moi !
Bayton écrasa son cigare dans le cendrier, las de la fumée qui lui montait à la tête. Il jeta un
regard de défi au Sécuritron, qui semblait curieusement empli de contradictions. Le mendiant
se surprenait à apprécier la compagnie de l'étrange androïde, même s'il n'oubliait pas qu'il
jouait peut-être sa vie à chaque parole. L'ancien superviseur n'avait plus eu de discussions
aussi longues depuis sa toute dernière connexion. Le robot lui-même semblait ravi de pouvoir
parler, lui qui attendait une autre compagnie que celle de Tony Montana depuis plus de deux
ans. Au fond, ils se ressemblaient tous les deux, eux qui avaient passé la dernière partie de
leur existence seuls et sans but.
— T'es un drôle de gus, boîte de conserve ! Ton fameux maître là, il t'avait aussi
ordonné de fumer son stock de cubains ? Ces petites choses sont chères de nos jours, il risque
d'être courroucé d'apprendre que tu as tout fumé, ce qui sera sûrement le cas d'ici son réveil,
s'il se réveille un jour... C'est comme ça que tu prétends protéger ses biens ?
— Il ne m'a jamais ordonné de ne pas les fumer. Je dis toujours la vérité. Même quand
je mens, c'est vrai !
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— Voilà donc ton raisonnement. Et dis-moi : t'a-t-il déjà ordonné de rester dans
l'appartement pendant son « sommeil » ?
Quelque chose crépita à nouveau dans les entrailles du robot. Il prit la sage décision
d'écraser à son tour le havane dans le cendrier, comme pour effacer les preuves en cas de
réveil soudain de son propriétaire. Le « Tony robotique » était-il en train de réaliser que sa
conduite n'était pas tout à fait normale ?
— Jamais il ne m'a ordonné une telle chose, mais il coule de sens que j'ai besoin de
rester ici pour le protéger.
— Si tu veux mon avis, il coulait aussi de sens que tu ne devais pas fumer ses cigares !
Le robot resta immobile, à tel point que Bayton le crut un instant désactivé. Le moment de
partir ? À la télévision, Al Pacino était en train de s'enfoncer dans le nez toute la coke qu'il
gardait sur son bureau, ce qui semblait étrangement inspirer le robot. Montana était un homme
libre disait le Sécuritron. Bayton examinait pourtant le personnage au pire de sa forme.
Regrettait-il ses décisions à cet instant ?
Le mendiant essaya vaguement de se reprendre, lui que les délires du robot semblaient
soudainement influencer. Mais les interrogations du Sécuritron n'étaient pas des plus vaines,
et on pouvait justement penser qu'il avait eu le temps d'y réfléchir même si son esprit n'était
qu'un entremêlement de fils et de circuits imprimés. Et si c'était ça la vraie liberté ? S'il fallait
assumer ses choix jusqu'au bout ? Prendre la vie à bout de bras plutôt que de la subir ? Et tant
pis pour la suite ! Une lueur éteinte depuis des années se ralluma dans l'œil vitreux de l'ancien
superviseur :
— Tu sais quoi, boîte de conserve ? Je crois que tu as raison. On pourrait faire de ce
monde le nôtre si on s'en donnait les moyens ! Je suis là à mendier depuis des années, sans
jamais avoir osé quitter mon putain d'appartement, ni cette putain de ville ! Tu vois ce beffroi
? C'est devenu comme un bourreau pour moi ! Il me scrute, il me toise, il attend que je crève...
ou que je délire ! Je devrais me barrer d'ici... Et tu devrais venir avec moi ! Ce monde est
grand, on pourrait voir du pays, peut-être même trouver un coin où ce putain de virtuomonde
n'aura pas tout ravagé ! On pourrait être libre nous aussi !
Bayton se surprit lui-même à lancer cette phrase. Lui qui tremblait un instant plus tôt face
au canon de cet androïde déglingué se risquait à présent à lui proposer un road trip. Pourtant,
le mendiant ne prenait pas les mêmes substances que Tony Montana ! De son côté, le
Sécuritron tiqua à nouveau, les circuits rendus lents par la fumée. C'est la voix du gangster qui
résonna :
—C'est donc ça la vie Many ? Dîner, picoler, baiser, sucer, renifler...
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Le cambrioleur fronça les sourcils, ne sachant pas s'il s'agissait d'un acquiescement ou d'un
refus.
— On est pas à notre place ici, lança-t-il avec entrain. T'es avec moi ?
Le robot se releva brusquement dans un crissement inquiétant. Bayton ne put s'empêcher
de sursauter sous la silhouette menaçante de son nouvel ami. Les pistons du Sécuritron
grincèrent alors qu'il faisait jouer ses jambes, comme engourdi par des années passées là. Le
colt s'approcha dangereusement du visage de Bayton, comme si son interlocuteur venait de
regagner la raison, mais il n'en était rien ! Le robot rangea son arme dans un compartiment qui
ne devait pas être prévu à cet effet, et tendit une main amicale au mendiant.
—J'ai des mains faites pour l'or... Et elles sont dans la merde !
— Allons changer ça ! s'amusa Bayton. T'es un bricolo, toi ? On pourrait trouver de
vieilles bécanes et siphonner de l'essence je ne sais pas où. Il doit bien y avoir une vieille
station-service dans le coin. Ce serait parfait pour découvrir d'autres horizons ! La Belgique
est pas si loin. On pourrait peut-être voir s'ils sont devenus cinglés eux aussi, ça te dirait, boîte
de conserve ?
L'androïde sembla un moment troublé à l'idée de quitter l'appartement et s'arrêta sur le pas
de la porte. Il analysa l'historique de ses dernières années et tenta pour la première fois
d'établir un profil psychologique de son maître à travers les rares données qu'il avait pu
collecter sur lui. L'étranger à l'hygiène douteuse et à l'haleine alcoolisée était certainement
dans le vrai. Il y avait peu de chances que son maître se réveille un jour, et finalement peu de
probabilité pour qu'il soit en danger d'une manière ou d'une autre. Finalement, il était même
peut-être plus dangereux pour son maître que le Sécuritron reste ici ! C'est sans remords que
la lourde carcasse de fer passa la porte, juste après la vieille carcasse de chair qui venait de la
rencontrer.
—Tu sais ce que je veux, moi ? lança le robot en retrouvant les rues lilloises pour la
première fois depuis des années. Je pensais à ça l'autre jour. Une marque de blue-jean, tu
vois ? Pour que mon nom apparaisse en gros sur les fesses de toutes les nanas !
Et c'est ainsi que Bayton se fit son premier ami dans la vie réelle. Des années plus tard,
quand le maître se réveilla dans un appartement mangé par la poussière, non loin de la
dépouille de son fidèle aspirateur automatique, il se sentit plus seul que jamais. Sur la table du
salon était posée une vieille cassette de Scarface ainsi qu'un cendrier qui contenait les restes
de deux cigares. L'homme ne saurait jamais que son précieux robot était parti pour devenir
une légende, comme son personnage favori.
50
Jeunesse
— Tu es trop lent, espèce de papy ! Tu m'attraperas pas !
Cytale était plus vive que jamais. La gamine impertinente sauta sans souci par-dessus un
ravin et se rétablit élégamment dans l'herbe du versant opposé. Talween la suivait de peu, un
poil essoufflé malgré son jeune âge. Cette gamine était décidément un gibier insaisissable ! Il
la regarda plonger avec effroi, prenant peur pour elle :
— C'est dangereux ce que tu fais, Cytale ! hurla-t-il en manquant de trébucher.
Il s'arrêta à quelques pas du ravin. Elle le narguait depuis l'autre côté à grand renfort de
vilaines grimaces. Il ne put s'empêcher de rire, complètement amoureux d'elle. Avec ses
cheveux blonds en natte et ses taches de rousseur sur la frimousse, Cytale avait la beauté
simple d'une enfant. Talween n'avait guère qu'un an et deux têtes de plus qu'elle, ce qui ne
l'empêchait pas de perdre à la course.
Le gamin reprit son souffle et bondit à son tour. Il frémit en voyant le fond du ravin, sous
lui : une rivière déchaînée, des dizaines de mètres en contrebas. La jeune fille détala
immédiatement quand elle comprit qu'il allait réussir son saut. Son poursuivant s'écrasa
pitoyablement sur l'herbe mais parvint à se relever et reprit la course folle derrière sa
turbulente amoureuse.
— Je vais t'avoir, tu le sais ça ?
Elle doubla l'allure sur la plaine verdoyante qui s'étalait sous leurs yeux émerveillés. Cytale
courait pieds nus, en contact direct avec la fraîcheur de l'herbe sous chaque foulée. Le soleil
se dressait au milieu du ciel et déversait une lumière blanche qui plongeait le tout dans une
atmosphère irréelle. Cette course paradisiaque était un plaisir qu'ils adoraient partager.
Tout en maintenant le rythme, Cytale se retourna vers son petit ami :
— Tu y crois vraiment ? Et si on corsait le jeu ? Arbres !
Talween manqua de percuter de plein fouet l'un des milliers de troncs qui s'échappèrent du
sol. L'écorce enroba les arbres nus, et chaque tronc s'étoffa de branches qui furent bientôt
couvertes de feuilles. En quelques secondes, les deux adolescents se retrouvèrent en plein
milieu d'une forêt dense et épaisse.
— Tu triches, Cyt' ! C'est pas du jeu !
51
— C'est toi qui m'as laissé les droits d'administration ! Il ne fallait pas être arrogant,
Talween !
Il sourit. Il avait uniquement parlé pour savoir où elle se trouvait. Grâce à l'ouïe fine de son
avatar, il arrivait désormais à la localiser, même s'il ne pouvait pas la voir, cachée qu'elle était
au milieu des végétaux. Talween avait une solution pour surprendre sa proie. Il projeta son
avatar par-dessus la cime des arbres, et se mit à passer de branche en branche, l'oreille tendue
pour surprendre le doux souffle de Cytale.
— Je vais t'avoir !
Il bondit à même les airs et fondit sur la gamine. Il crut un moment l'avoir attrapée, mais
elle glissa entre ses doigts alors que la verdure s'intensifiait tout autour d'eux. Quand Talween
se releva de son assaut manqué, il se trouvait en plein cœur d'une véritable jungle. Levant les
yeux en l'air, il fut surpris de ne trouver que lianes et plantes luxuriantes. Impossible
désormais de passer par dessus cette végétation. Cytale était décidément de plus en plus
imaginative dans leurs poursuites.
Il ragea, sa fierté l'ayant incité à transmettre tous les droits d'administration à la petite
fugitive. Sans cela, il avait déjà du mal à la suivre, mais à présent qu'elle avait la main sur leur
environnement, il était tout bonnement incapable de la retrouver.
— Tu te moques de moi, Cyt ? Je ne peux même plus avancer dans cette jungle.
Une voix, lointaine, lui répondit :
— Tu veux peut-être un décor plus approprié ?
Les arbres furent aussitôt aspirés par le sol, et l'herbe fit de nouveau son apparition. Elle
semblait nettement plus artificielle que tout à l'heure, même si elle l'était en réalité tout autant.
Des gradins surgissaient progressivement tout autour de Talween, alors qu'il repérait tout juste
son amoureuse, à l'autre bout du terrain. Elle faisait apparaître un stade. L'endroit était bien
sûr désert : Cytale haïssait les IA, et le tandem appréciait la solitude plus que toute autre
chose.
Certes, disposer d'un serveur privé était loin d'être gratuit, et posséder en plus de cela un
outil d'administration qui permettait toutes les fantaisies était plus coûteux encore, mais les
crédits n'étaient pas un problème pour la jeunesse dorée. Naître dans une bonne famille avait
ses avantages, surtout à une époque où l'ascenseur social était définitivement en panne.
Chacun sa réalité, chacun sa virtualité.
— Tu auras peut-être moins de mal à m'attraper désormais ? lança-t-elle, tout sourire,
en lui faisant un signe depuis l'autre bout du terrain.
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Talween sourit. Le gamin n'avait pas utilisé toutes ses cartes, et il avait encore de quoi la
surprendre, même s'ils se connaissaient depuis longtemps. Il venait justement d'ajouter
certaines fonctionnalités à son avatar, en catimini. Les mollets de l'adolescent se gonflèrent
comme jamais quand il se prépara à agir. L'avatar fit un bond tellement phénoménal que
Cytale crut un moment à un bug. Elle pensa même qu'il avait disparu, avant qu'il ne surgisse
juste à ses côtés.
Ravi de son effet, il put se jeter sur elle. Le jeune couple se chamailla un moment dans
l'herbe douce du stade. Rouler dans l'herbe : un vieux souvenir que seuls les meilleurs
serveurs savaient retranscrire parfaitement, à condition d'avoir le matériel de surf adéquat.
— Je t'ai eue cette fois-ci ! triompha Talween une fois l'excitation de la course
retombée.
Les deux avatars stoppèrent leurs gamineries mais ne se relevèrent pas pour autant. Ils
restèrent allongés un moment, à regarder les nuages qu'un programme s'amusait à distordre à
l'infini. Il y a longtemps, ils s'amusaient à contempler les cumulus, les vrais, à leur deviner des
formes, à les chasser du bout des doigts. Cytale semblait nostalgique, car elle venait
d'importer toute une série de nuages supplémentaires, qui vinrent chasser les premiers. Les
silhouettes brumeuses qu'elle générait évoluaient rapidement en se déroulant comme un
rapide film sous leurs yeux.
— J'adore les nuages ! souffla-t-elle en examinant le spectacle qu'elle créait.
— Je le sais bien, Cyt'. Tu les observais déjà quand on s'est rencontrés.
— Ce n'était pas exactement les mêmes.
— Ils étaient moins bien à l'époque.
— Non ! Juste... différents. Plus réels.
Elle soupira. Son regard enfantin était teinté d'une mélancolie qui ne lui allait pas, comme
si elle était soudain écrasée par le temps. Le gosse lui prit la main en souriant. Il n'aurait
jamais cru pouvoir ainsi se satisfaire d'un tel serveur privé, se contenter d'une seule personne,
sans même une IA pour rythmer leur existence. Mais ils vivaient très bien ainsi, juste à deux,
comme des enfants sauvages, sans personne pour les chaperonner.
— Depuis combien de temps n'a-t-on vu personne ? demanda-t-il soudain, l'air de rien.
— Je t'ennuie, c'est ça ?
— Non ! C'est juste une question... J'ai désactivé mon horloge interne.
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Le visage de Cytale s'éclaira d'un sourire alors qu'elle lançait un regard amoureux à son
compagnon. Les nuages formèrent quelques cœurs dans le ciel, un puéril cliché qui les amusa
tous les deux.
— Moi aussi je l'ai désactivée, tu le sais bien ! Et bien avant toi ! Mais ça me fait
plaisir que tu l'aies fait aussi. Tu sais que je n'ai jamais aimé quand tu surveillais l'heure...
— À quoi bon la surveiller quand on en a plus besoin ?
Il sourit, l'air grave. Oublier le temps. Ce choix n'était pas anodin pour lui. Il ne valait
d'ailleurs mieux pas savoir parfois. Le temps n'est pas toujours un ami.
— On pourrait rejoindre un serveur social si tu veux ? lança-t-elle, peu convaincue. Il
s'est sans doute passé des choses intéressantes depuis notre départ...
— La fin du monde peut-être ! Non, je n'ai pas envie de quitter cet endroit. Et si on s'y
remettait plutôt : tu t'es fait avoir trop facilement aujourd'hui !
— C'est ça ! Tu es encore essoufflé mon pauvre vieux ! Je ne suis pas sûre que tu
pourrais m'avoir à nouveau...
— Ah oui, et qu'est-ce que tu dirais si...
Elle s'était déjà relevée et avait repris la course sans attendre. Il se redressa à son tour,
honteux de s'être ainsi laissé avoir. Il fut surpris de réaliser qu'ils étaient à nouveau dans une
plaine sauvage, sur laquelle le soleil se couchait doucement. La nuit... Elle faisait tomber la
nuit pour rendre leur cache-cache plus ardu.
— Tu ne m'auras pas si facilement ! cria-t-il. Je vais te retrouver !
Il se mit à courir vers elle, étonné de la voir s'arrêter en pleine course. Une nouvelle ruse
pour mieux le duper ? Il comprit instantanément que ce n'était pas le cas lorsqu'elle se tourna
vers lui, l'air livide. Elle tendit une main vers son ami, implorante, les yeux grands ouverts :
— Tal', gémit-elle, mon Talween...
Le corps de la gamine flancha vers l'avant puis disparut, laissant la plaine désespérément
vide. Talween se heurta au néant alors qu'il courait jusqu'à sa petite amie. Il sentit son cœur se
briser en constatant sa disparition. N'importe qui se serait dit qu'il s'agissait d'un simple bug,
d'une déconnexion passagère, d'un changement de serveur, mais lui savait.
— Cytale ! hurla-t-il comme si cela pouvait la ramener. Tu te moques de moi, Cyt'
hein ? Dis-moi que tu te moques, je t'en supplie !
Il refusait de voir la réalité en face, même s'il pouvait difficilement se la masquer.
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— Pythie ! appela-t-il avec un désespoir mêlé de colère. Pythie, viens à moi !
L'IA personnelle de Talween fit instantanément son apparition dans la plaine. Elle était si
perfectionnée qu'elle fit semblant de sortir d'un sommeil profond, signe qu'il ne l'avait pas
contactée depuis très longtemps.
—Bonjour, maître Talween. Cela fait trois mille cinq cent vingt et un jours que nous ne
nous sommes vus. Comment allez-vous ?
— Pas le temps pour les mondanités, Pythie : je veux que tu me déconnectes !
Le visage serein de l'IA fut déformé par une grimace de surprise. Si elle n'avait pas
contacté son maître depuis des années, elle le suivait tout de même à la trace et connaissait
tout de son état de santé.
—Vous n'êtes pas sérieux, maître Talween ? Vous n'avez pas quitté le virtuomonde
depuis exactement...
— Je m'en moque complètement ! J'aurais même pu naître dans le virtuomonde que je
m'en foutrais comme les diables ! Tu vas me déconnecter immédiatement ou je te désactive
sur le champ !
—Vous ne pouvez pas...
— Obéis, stupide IA ! hurla l'adolescent hors de lui. Je ne suis pas un crétin de
virtuonaute lambda, ne l'oublie pas ! Je pourrais te supprimer, toi et toutes les IA de ta version
si j'en avais envie ! Alors obéis !
L'IA inclina la tête, à contrecœur. Talween avait oublié à quel point elle lui sortait par les
yeux, aussi perfectionnée et polie qu'elle avait été conçue. Pythie le suivait depuis tellement
de temps qu'elle agissait comme une mère pour lui, et il avait besoin de tout sauf d'une mère à
l'heure actuelle. Le gamin vit avec satisfaction la plaine disparaître tout autour de lui. Cette
plaine n'avait aucune utilité sans Cytale pour la peupler. Il devait la retrouver.
La douleur fut inimaginable. D'abord localisée autour des membres, qui parurent soudain
plus lourds qu'ils ne l'avaient jamais été, puis partout ailleurs. Talween se souvint de parties de
son corps qu'il avait complètement oublié : les reins, le foie, la prostate. Tout générait une
douleur forte et lancinante, comme si ses entrailles n'avaient pas trouvé d'autres manières pour
lui rappeler leur existence. Talween se réveillait dans le corps le plus faible qu'il ait eu à
incarner depuis des décennies : le sien.
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Ce fut d'abord l'obscurité totale, à peine brisée par la lueur verte clignotante qui indiquait
que la cabine sensorielle était encore fonctionnelle. Tout crépitait et remuait autour de lui, les
pistons de la cabine, les diodes, les implants musculaires, les seringues de soins... Puis le
couvercle du sarcophage se souleva automatiquement, et un éclat vif et douloureux vint
envahir tout l'espace. Ce n'était pas la lumière blanche et pure du soleil des plaines, mais un
flash de couleurs jaunâtres, artificielles, fortes, qui vint brûler les rétines fatiguées de
Talween, si habituées à l'obscurité.
L'éblouissement fut si intense que Talween eut peur d'avoir perdu la vue, ce que son vieux
corps aurait très bien pu lui offrir comme surprise. Mais l'éclair aveuglant ne tarda pas à
laisser place à quelques ombres grisâtres qui se concrétisèrent lentement jusqu'à devenir le
plafond ouvragé d'une chambre bien connue. Certes, tout était plus flou et moins précis que
dans le virtuomonde, mais cela avait l'avantage d'être réel, d'être vrai. Les moisissures sur le
plafond et autres toiles d'araignées confirmaient cette réalité, si loin du monde pur et aseptisé
qui hébergeait jusqu'alors le vieil homme.
— Laissez-moi vous aider, maître Talween, fit la voix à peine modifiée de Pythie.
Vous n'arriverez pas à quitter cette cabine tout seul.
L'androïde venait de faire son apparition dans le champ de vision de Talween. L'IA ne le
laisserait décidément jamais tranquille, même dans le monde réel ! Les mains inquisitrices du
robot se mirent à parcourir le torse de son maître. Talween entendit qu'on enlevait les entraves
qui le clouaient à sa cabine, à savoir tout un système de stimuli musculaires qui avaient
maintenu son corps actif des années durant. Pythie avait l'avantage d'être précise et efficace et
ne tarda pas à soulever son faible maître, en ayant pris soin de lui ôter les différents cathéters
qui lui injectaient nourriture et antidouleurs à longueur de journée.
Malgré ce complexe appareillage d'électrodes musculaires et d'apports de soins, Talween
restait bien incapable de remuer le moindre membre, ses muscles fatigués recouvrant leur
usage plus difficilement que ses pauvres yeux. Pythie avait bien entendu envisagé cette
situation, et plaça immédiatement son maître dans un fauteuil roulant déjà usé, bien qu'il n'ait
jamais servi.
À peine assis, le vieillard se laissa basculer en avant. Il ne put s'empêcher de vomir une
nourriture qu'il n'avait jamais ingérée mais qui lui avait été injectée, soutenu dans sa tâche par
Pythie qui l'empêchait de tomber. Dans d'autres circonstances, Talween aurait hurlé et pleuré
de se retrouver si frêle et démuni, il aurait tout fait pour rejoindre à nouveau le virtuomonde et
quitter ce réaliste cauchemar. Mais les circonstances exigeaient bien un tel sacrifice.
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Pythie — ou plutôt l'androïde qui abritait Pythie — essuya consciencieusement la bouche
de son maître avec une serviette humide. Le contact frais sur sa peau avait quelque chose
d'agréable, seul réconfort pour le vieillard dans cette terrible situation. Son robot le plaqua
ensuite plus fermement contre le fauteuil pour éviter qu'il ne tombe. Pythie se retourna et
récupéra le verre d'eau qu'elle avait précautionneusement servi durant le réveil de son maître.
Talween fut heureux de se voir saisir le verre d'un bras à peine tremblant.
Tout en buvant le liquide qui calmait sa gorge enflammée, le vieil homme examina son
fidèle robot. Lui aussi avait bien vieilli depuis leur dernière entrevue. Pythie était en effet
couverte d'une couche de crasse poussiéreuse, et de la rouille s'était formée sur son torse
abîmé. L'une des diodes qui simulait les yeux de l'androïde restait désespérément éteinte, lui
conférant des airs de borgne. Les articulations de l'androïde crissaient à chacun de ses
mouvements, comme celles du vieillard d'ailleurs.
— Et bien, ma vieille Pythie ! s'exclama Talween d'une voix rauque qu'il ne
reconnaissait pas. Te voilà dans un triste état ! Si j'avais su, j'aurais programmé un robot
nettoyeur pour ta carlingue...
— Je ne comprends pas, maître Talween.
Naturellement, l'IA retrouvait ce corps en même temps que Talween redécouvrait le sien.
Elle n'avait donc pas pris conscience de son état. Les IA avaient ce grand avantage de ne pas
avoir à se soucier du temps. Que le diable les damne ! Talween ne se souvenait plus vraiment
de l'état originel de cet androïde, certainement acheté sur un simple coup de tête. Un luxe que
très peu de personnes pouvaient se permettre, d'autant plus que celui-ci avait finalement eu
très peu d'utilité.
— Conduis-moi à elle, veux-tu ? Sois gentille Pythie, et conduis-moi à elle...
Le robot s'immobilisa un moment. Quelque chose crépita dans son crâne métallique, et une
fumée noire s'en échappa lentement. Son maître eut soudain peur que le corps de Pythie ne
grille sur place, rendu inutilisable par des années d'immobilité, mais ce ne fut pas le cas. La
seule diode encore fonctionnelle du robot s'éclaira d'une lueur plus vive.
— Maître Talween, je dois vous signaler que les signes vitaux de madame sont très
faibles. Il faut vous préparer à...
— Je sais tout ça Pythie. Suis donc un peu mes ordres ! Ce n'est pas à un vieux singe
qu'on apprend à faire la grimace...
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— De quel singe parlez-vous, maître Talween ? s'inquiéta Pythie en se plaçant à
l'arrière du fauteuil. D'après mes informations, les différentes espèces de singes se sont toutes
éteintes depuis le...
— Mode silence !
Pythie se tut immédiatement. Talween ignorait si elle continuait tout de même sa phrase
sans émettre un son ou si celle-ci s'était simplement arrêtée sur son ordre. Les IA gardaient
quelques mystères pour lui, même s'il savait à peu près tout d'elles et de leur conception. Le
curieux couple traversa le manoir des Delaroche, classé patrimoine historique, et que les
robots nettoyeurs avaient plutôt bien entretenu durant les années d'absence de ses
propriétaires. Pythie maniait le fauteuil roulant avec prudence, même si son corps rouillé
l'empêchait d'atteindre la précision de mouvements à laquelle elle était habituée.
Le sarcophage sensoriel de Cytale était situé à quelques chambres de là. Après tant
d'années passées à côté de sa femme dans le virtuomonde, Talween se sentait plus loin d'elle
que jamais, même si leurs enveloppes physiques n'avaient jamais été séparées que de quelques
mètres. À cet instant précis, et malgré les merveilleuses années qu'il y avait passées, il regretta
l'achat de ce gigantesque manoir. Il regrettait également certains de ses penchants décoratifs,
comme cette profusion de miroirs. Entre les vitraux ouvragés et les nombreuses surfaces
réfléchissantes, il n'eut d'autre choix que de passer à plusieurs reprises devant son reflet. Il
grimaçait à chaque fois devant le vieillard sénile qu'il y croisait.
Les membres chétifs, la mâchoire édentée, les yeux rouges et exorbités, le crâne apparent
qu'on aurait pu briser comme un œuf... Il ressemblait à une momie dans sa fine tunique
blanche. Il n'avait plus rien de l'homme d'affaires charismatique qu'il avait incarné durant
toute sa carrière, ni du gosse tumultueux qu'il utilisait durant sa retraite. Juste un vieillard en
partie mort, au corps rongé par le cancer.
L'une des roues du fauteuil se coinça contre le pli d'un tapis turc authentique, datant du
XVe siècle. Pythie rattrapa son maître in extremis, qui avait manqué de s'écraser en avant.
Dans l'état du vieillard, la moindre chute aurait pu être mortelle. Le vieux robot avait encore
des réflexes malgré tout, en partie grâce à la vivacité de l'IA. Talween se douta que sa fidèle
servante était certainement en train de lui faire quelques reproches, mais le mode silence était
ce qu'il était.
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Quelques pas de plus, un passage obligé devant une statue de la Rome antique qui avait
coûté son pesant d'or, et les deux personnages se trouvèrent devant la chambre de Cytale.
Pythie avait dû transmettre un ordre à l'ordinateur central du manoir, car la porte s'ouvrit
automatiquement face à eux, révélant un sombre sarcophage qui mangeait une grande partie
de l'espace. La cabine émettait une sonnerie courte et régulière, ce qui n'était jamais bon
signe.
— Fin du mode silence ! ordonna Talween, qui ne put nier l'utilité de son IA dans une
telle situation. Peux-tu ouvrir ce sarcophage, Pythie ?
— L'IA de madame m'informe que madame a été automatiquement placée en serveur
de sommeil. Sa cabine est en train de lui injecter les premiers soins. Une alerte a été envoyée
au centre de secours le plus proche. Ôter madame de son sarcophage pourrait avoir des
conséquences désastreuses sur son intégrité physique.
Le centre de secours le plus proche ? S'il se situait encore en France, ce serait déjà un
miracle ! Les techniciens n'avaient jamais cessé d'innover, créant des cabines sensorielles
capables d'opérer directement un virtuonaute sans même qu'il s'en rende compte, ou de garder
en vie un mourant des années durant. Face à ce constat, et devant la popularité sans faille du
virtuomonde, les médecins avaient bien vite disparu de la vie réelle. Qui aurait envie de
soigner les marginaux du monde réel ? Talween Delaroche aurait aimé pouvoir pester contre
quelqu'un, mais il était grandement responsable de cette situation, quoi qu'il puisse en dire.
— Un centre de secours... Tu me fais bien rire, ma chère Pythie ! Que reste-t-il à
soigner ? Cytale et moi avons dépassé les cent trente ans depuis quelques années déjà. Qui
pourrait soigner nos maigres carcasses ?
— Un chirurgien de catégorie sept, agréé par l'Ordre des médecins le pourrait.
— C'était une question rhétorique, Pythie. Ma brave IA... J'ai beau t'avoir délaissée, tu
restes plus avenante que jamais.
Talween posa sa main contre celle de la machine. Le froid du métal lui fit comprendre
instantanément l'inutilité de son geste. Il avait détesté Pythie durant toute la dernière période
de sa vie, mais cela bien malgré elle. Il rejetait en bloc ce qu'elle représentait, son rapport avec
le système tout entier. En tant que telle, Pythie restait un être adorable, telle qu'il l'avait créée.
Talween posa les yeux sur la cabine de sa femme. Il avait peut-être mieux à faire que de
disserter sur l'amabilité d'un être artificiel.
— Ouvre donc ce sarcophage, et cessons là de fuir la mort ! Nous avons joué à cachecache suffisamment longtemps elle et moi, et je sens que le temps est venu à présent.
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— L'IA de madame est relativement peu en accord avec cet ordre, maître Talween.
— Tu n'as qu'à la désactiver !
— Bien, maître Talween.
De nouveau, le robot s'immobilisa. Quelques crépitements se firent encore entendre. La
fumée qui s'échappait des grilles d'aération de l'androïde semblait plus intense. Apparemment,
son processeur ne tiendrait plus très longtemps. Néanmoins, il résista suffisamment pour
ordonner au sarcophage de s'ouvrir. Le couvercle glissa lentement, révélant progressivement
une vieille dame allongée, les mains croisées sur le buste avec autant de dignité qu'un gisant.
Talween eut l'impression d'ouvrir un cercueil. C'était le cas.
Cytale était morte à l'instant même où l'ordre d'ouverture avait été donné. Son vieux corps
s'était montré incapable de gérer le retour à la réalité. Talween se serait senti coupable s'il ne
l'avait pas déjà su perdue. Il mobilisa ses dernières forces pour se lever de son chariot
métallique, sous la surveillance de Pyhtie, prête à le rattraper au moindre faux pas.
Le vieillard tituba vers sa femme, qu'il vit belle comme au premier jour. Ce n'était pas une
question de jeunesse, ni de beauté, ni d'avatar. Talween ne voyait pas le cadavre au teint
blême, ni même cette petite fille aux tresses blondes qu'il avait côtoyée durant tant d'années. Il
voyait simplement l'être aimé, sans artifice, sans superflu. Un sourire traversa le visage du
vieil homme, se perdant au milieu des rides. Il était plutôt ironique de découvrir l'inutilité du
virtuomonde après avoir consacré sa vie à le développer. Cette révélation aurait été déchirante
s'il n'avait pas passé ses dernières années aux côtés de Cytale. Au fond, il n'avait pas gâché
toute son existence !
Talween se baissa jusqu'à l'endormie, au prix des pires efforts, pour embrasser une dernière
fois celle avec qui il venait de passer de si agréables moments. Il remarqua à peine les gouttes
qui lui coulaient des yeux et venaient fondre lentement sur le visage serein de Cytale. Pythie
dut aider son triste maître à se relever.
— Dois-je avertir la famille, maître Talween ?
— Quelle famille ? Il n'y a plus personne à avertir, tu sais. Ils pourraient très bien tous
être morts que cela ne changerait rien. À présent, Pythie, c'est le moment de nous dire au
revoir.
— Je ne comprends pas, maître Talween. Vous partez en voyage ?
— Un peu, oui. Ouvre donc ton compartiment avant !
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L'androïde obéit innocemment. Le thorax rouillé de la machine coulissa, révélant un
emplacement bien pratique pour y placer les objets de valeur. Entre différents bijoux et des
petites coupures qui paraissaient désormais bien superflus, le vieillard retrouva son vieux
revolver, encore chargé des deux balles qu'il y avait placées des années plus tôt. L'arme lui
parut plus lourde que jamais, mais il se sentait la force de la soulever, au moins jusqu'à son
crâne.
— Vous devriez faire attention avec cette arme, maître Talween. Vous pourriez vous
blesser.
— C'est le but ma chère, c'est le but.
— Oh. Dois-je en conclure que vous vous apprêtez à commettre un suicide ?
— C'est le mot.
L'androïde crépita de nouveau en se tortillant de droite à gauche, comme pris de panique.
Pythie était programmée pour obéir aux moindres ordres de son maître, et n'avait en rien la
capacité de l'empêcher de se nuire. Pour l'avoir programmée, Talween était d'ailleurs persuadé
qu'elle ne tenterait rien. Il espérait simplement que cela ne la rendrait pas triste. Les IA
ressentaient-elles la tristesse ? Un mystère de plus qu'il ne résoudrait jamais !
Le robot se redressa lentement. Visiblement, Pythie venait de se reprendre :
— Et que ferons-nous de toutes vos affaires, maître Talween ? Vous possédez de
nombreux biens qu'il serait dommage de voir dépérir.
— Des biens ? C'est amusant. Il ne m'a jamais manqué de rien, j'ai pu acquérir tout ce
dont j'avais jamais rêvé, mais il me manque encore une chose : le temps ! Eh, eh ! Le temps,
ça, personne ne le vendra jamais, personne ! C'est une illusion. Cette satanée vie n'est qu'une
illusion ! Laisse-moi donc retrouver ma chère Cytale ! Nous avons encore de nombreux
mondes à parcourir...
Talween sentait de nouveau quelques gouttes couler le long de ses joues. Des larmes. Il
n'avait plus pleuré depuis l'enfance. Personne ne pleure jamais dans le virtuomonde.
— Vous n'avez pas répondu à ma question, maître Talween.
— Tu sais quoi, ma bonne vieille Pythie ? Tu n'as qu'à tout brûler !
Le coup de feu retentit dans tout le manoir. Naturellement, personne n'y prêta d'attention.
Qui était encore éveillé de nos jours ? Surtout dans un lieu si reculé. Même la fidèle Pythie
n'accorda pas la moindre importance à la détonation, trop occupée à déverser de l'essence aux
quatre coins du manoir.
61
Hackers
Alice et le Chapelier fou s'étaient postés sur le toit d'un immeuble voisin pour examiner
attentivement l'immense building qui s'étendait en contrebas. Le logo Titan International Bank
s'étalait avec arrogance sur la façade sous la forme d'un hologramme qui tournoyait lentement
à plusieurs dizaines de mètres du sol. Symboliquement, le logo dominait tous les petits
employés en costume qui entraient et sortaient, aussi bien alignés qu'une colonie de fourmis.
Le scanner de la jumelle optique du Chapelier analysait les plans du siège français de la
plus grande banque mondiale en énumérant le nombre de gardes, mais aussi d'employés ou de
virtuoflics. Il s'agissait de tout un micromonde, car l'entreprise était... titanesque. Le Chapelier
s'en voulut pour ce jeu de mots, fit disparaître les jumelles dans le creux de sa main et préféra
continuer l'observation grâce à ses propres yeux, ou plutôt à la vision surdéveloppée de son
avatar.
— Comment ça s'annonce ? demanda Alice sans véritable inquiétude.
— Facile ! Comme toujours.
Le Chapelier se tourna vers son amie. L'avatar d'Alice était délectable : celui de la petite
gamine blonde aux longs cheveux, dans son tablier bleu et blanc, telle que l'avait représentée
Disney, cette antique usine à rêves. Seules infidélités au personnage inspiré du conte de Lewis
Carroll, Alice portait une épaisse écharpe de fourrure rose, mais aussi et surtout un tatouage
représentant quelques cartes et autres roses rouges qui lui mangeait une partie du bras.
L'avatar de son compagnon n'était pas moins amusant : homme étrange à la chevelure hirsute,
dont le visage disparaissait sous un haut de forme rapiécé, déglingué et ridiculement large.
— Les points d'arrivée des virtuoflics sont situés aux deux entrées du siège, continua
le Chapelier. Ils ne sont même pas protégés par des pare-feux. Le guichet principal est juste au
rez-de-chaussée. Quelques gardes, mais rien de menaçant pour nous !
— Je m'occupe des entrées des virtuoflics, et tu prends la caisse ?
— Comme toujours !
62
Le Chapelier disparut sur ces mots. Alice savait qu'il venait de se téléporter dans un coin
stratégique : certainement les toilettes du rez-de-chaussée. Personne ne fréquentait jamais les
toilettes dans le virtuomonde, il s'agissait d'un luxe apporté par des développeurs ayant le
souci du détail. Elle contempla une dernière fois la vue imposante qu'ils avaient depuis leur
poste d'observation.
Elle se trouvait dans un serveur de travail, l'un des plus importants de France. La plupart
des serveurs du genre ne s'embarrassaient pas de tant de détails, mais la Titan International
Bank portait bien l'arrogance de son nom. Les développeurs avaient poussé le détail à son
paroxysme : bureaux luxueux pour les dirigeants et open-spaces pour les petits employés,
machines à café, heures de pause, plus tout un quartier pour animer l'ensemble. Que du
superflu en somme !
Alice s'amusa de voir les nombreuses voitures, conduites par des IA, inutile de le préciser,
qui sillonnaient le quartier avec une régularité finalement peu naturelle. D'autres IA
peuplaient les trottoirs, autant de fantasmes d'une vie réelle. Il fallait suivre la Main Street, la
seule vraie rue de ce faux quartier, pour entrer ou sortir du serveur. Cela forçait les employés
ou les civils à passer devant la façade écrasante du siège. Une perte de temps que la Titan
International Bank avait honteusement rentabilisée en plaçant différents espaces publicitaires
le long de l'artère, à la fois sur certains murs, mais aussi sur les quelques taxis et bus qui ne
cessaient d'arpenter l'endroit. À chaque passage, les employés étaient attirés par un slogan
racoleur, une animation percutante ou encore une odeur prenante, et contemplaient les
publicités pendant quelques secondes. Chaque vue rapportait de l'argent à leur employeur sans
même qu'ils ne s'en rendent compte.
Alice se téléporta immédiatement en pleine rue, au milieu des IA trop peu perfectionnées
pour accorder de l'importance à son étrange accoutrement. D'autres artères donnaient sur la
Main Street, pour faire illusion, mais aucun des employés n'aurait eu l'idée de les parcourir.
Grand bien leur fasse, car ces voies formaient une simple boucle, intelligemment pensée par
les développeurs pour donner une impression de liberté. Prenez la fameuse Second Street qui
part vers l'Est du siège, et vous arriverez, après quelques minutes de marche, à l'extrémité de
la Third Street, celle qui part vers l'Ouest du siège. Tous le savaient, mais ce subterfuge
suffisait à donner du crédit à ces centaines de promeneurs factices et au semblant de vie qui
hantait le secteur.
63
Naturellement, Alice et son compagnon n'avaient rien à faire dans ce serveur de travail. Ici,
seuls les banquiers, les financiers et les directeurs avaient leur place. De nombreux civils, les
plus fortunés, passaient également pour surveiller leurs comptes en banque ou placer
judicieusement leurs crédits dans ce monde virtuel, mais ils n'avaient pas l'audace d'affubler
leur avatar d'autre chose qu'un costume ou un tailleur parfaitement plissé.
— Tu es réveillé, Cheshire ?
L'« écharpe » d'Alice sembla tout à coup s'animer. La fourrure se déroula le long du cou de
la gamine pour s'avérer être un chat d'un rose pétant au sourire ravageur. Le même que dans le
conte pour enfants. Le petit monstre volant bâilla largement, révélant ses jolies canines.
—Mais bien sûr, Alice ! Moi, m'endormir ? Jamais !
— A d'autres, Cheshire ! C'est moi qui t'ai conçu, ne l'oublie pas.
—Tu me sermonnes assez souvent pour que je ne l'oublie pas, ô grande maîtresse de
mon existence !
Alice s'amusa de l'impertinence de son IA, qui était tout simplement géniale. Cheshire était
doté d'une flemme, d'un sens de la répartie et d'un caractère qu'un bon nombre d'IA aurait été
tout simplement incapable de comprendre, et c'est ce qui faisait son charme.
— J'ai besoin de toi, le chat ! Tu vois les deux entrées du siège là-bas ? Elles servent
de point d'arrivée aux virtuoflics en cas d'alerte. Étant donné qu'il y en a déjà une bonne
fournée sur le serveur, je n'ai pas envie que nous finissions submergés par nos chères
autorités !
—Un acte illégal ? Mais ma programmation me l'interdit formellement !
Alice éclata de rire. La simple existence de Cheshire était interdite. À vrai dire, à peu près
tout ce que faisaient Alice et le Chapelier dans le virtuomonde était interdit. Pour commencer,
ils préparaient le casse de la plus puissante banque européenne. C'était déjà un détail qui avait
son importance. Mais en plus de cela, ils pénétraient sur un serveur de travail sans
autorisation, ce qui était interdit ; ils utilisaient une connexion anonyme, ce qui était interdit ;
ils se servaient d'un matériel de surf bidouillé à mort et surexploité, ce qui était interdit ; ils
incarnaient des avatars créés de toutes pièces et aux capacités totalement cheatées, ce qui était
interdit ; ils utilisaient des IA modifiées qui ne les traçaient pas auprès des autorités, ce qui
était interdit... La liste était encore longue !
64
Alice et le Chapelier étaient des hackers, ce qui faisait d'eux « la pire engeance du
virtuomonde », enfin, selon les autorités bien sûr. Les hackers étaient des cracks de la
virtualité, nettement plus doués que les développeurs eux-mêmes. Ils étaient autodidactes, ce
qui les rendait très difficilement repérables. Bien souvent — et c'était le cas du Chapelier et
d'Alice — les hackers se rencontraient par hasard sur un serveur ludique. Ils commençaient à
œuvrer ensemble par loisir, puis rejoignaient une cause plus noble.
À force de bidouiller le système et de voir ce qui était invisible aux yeux de la majorité des
virtuonautes, les hackers devenaient forcément militants. Ils connaissaient les pires secrets du
virtuomonde et tentaient tant bien que mal de les révéler aux autres citoyens. Mais il était
presque impossible d'ouvrir les yeux d'une population déjà dépendante et convertie qui serait
prête à tuer quiconque ose lui parler de changer l'ordre établi, par crainte de voir le précieux
virtuel disparaître. Personne ne comprenait vraiment que les hackers n'étaient en rien hostiles
au virtuomonde, bien au contraire. La plupart d'entre eux y étaient aussi dépendants que la
moyenne des Français, voire plus encore. Mais ils luttaient pour un accès plus libre et plus
transparent, pour moins de contrôle.
Alice approchait à peine de l'entrée du siège que Cheshire avait déjà volé jusqu'à elle, plus
concentré que jamais. Perçant la programmation, le chat était en train de couper les accès des
virtuoflics. Dans chaque serveur, les policiers avaient placé des portes invisibles, parfois
calées sur des portes « réelles » comme c'était le cas ici, pour pénétrer de force en cas
d'attaque ou de verrouillage. Cela expliquait la rapidité d'action des forces de l'ordre. Une
extension illégale de Cheshire lui permettait de condamner ces portails, ou de les dévier sur
d'autres serveurs, ce qui serait forcément préjudiciable aux autorités.
Quelques virtuonautes encostumés blanchirent en voyant débarquer le chat volant, qui
tranchait net avec leur illusion de réalité. Ils comprirent instantanément de quoi il s'agissait.
L'État leur lavait suffisamment la cervelle à grand renfort d'alertes contre les hackersterroristes. Alice sourit en voyant les employés paniqués revenir en arrière et courir vers Main
Street, sans doute dans l'espoir de quitter le serveur pour avertir la virtuopolice. Raté ! Le
Chapelier avait déjà verrouillé les issues du secteur. Le temps que les autorités comprennent
qu'il ne s'agissait pas d'un simple bug, et les hackers auraient déjà filé !
Les virtuonautes paniquèrent en comprenant qu'ils n'avaient plus de contact avec leur IA.
Les hackers avaient fait fort sur ce coup, car bloquer autant d'utilisateurs était un véritable
exploit. Alice déplora simplement le choc que cela produisait chez les connectés. Couper
l'accès à l'IA, c'était un peu comme couper un cordon ombilical qui aurait lié mère et fils
durant plusieurs années, c'était comme amputer quelqu'un d'une partie de sa personnalité.
65
Alice aurait pu mépriser cette faiblesse des virtuonautes si elle ne l'avait pas partagée.
Certes, elle avait elle-même bidouillé Cheshire pour le rendre plus humain et surtout pour
qu'il ne soit pas asservi au Régime en place, mais elle n'en restait pas moins dépendante à lui.
Elle l'appréciait peut-être plus encore que le Chapelier, qu'elle considérait pourtant comme un
ami proche. Il faut dire que son IA était à la fois son enfant, son animal de compagnie et son
confident. Le chat la connaissait mieux que quiconque et savait la consoler, ce qui en faisait
l'un des êtres les plus chers qu'elle ait jamais connus.
Alice et son double félin firent irruption dans le hall principal du siège. Le Chapelier y
avait déjà fait son travail. Bon nombre des employés étaient au sol, mains sur la tête. Même
les gardes s'étaient rendus sans histoire, conscients qu'ils n'avaient rien à gagner à faire du
zèle. Alice monta les marches d'une sorte de perron en marbre posé là dans le souci superflu
d'épater. Les hackers plus que tout autre avaient appris à mépriser le travail des développeurs.
Tout était factice dans leur univers, ce n'étaient donc pas quelques marches de marbre qui
allaient suffire à les impressionner, pas dans un espace où l'on pouvait créer une multitude
d'aurores boréales sur des paysages encore inconnus.
— Ceci est un simple emprunt ! déclara calmement Alice à l'assemblée d'otages.
Inutile de paniquer, tout se passera bien ! Nous venons simplement prendre un peu de l'argent
que vous monopolisez et que nous reverserons à des virtuonautes moins fortunés. Les plus
cultivés d'entre vous me citeront Robin des Bois, mais je doute que l'État vous ait laissé
accéder à de tels mythes !
—À terre, les petits loups, yipee ! ajouta Cheshire avec un large sourire.
Alice alla rejoindre son compagnon devant la rangée de guichets : une autre référence à la
réalité qui semblait dérisoire mais qui arrangeait bien les choses pour n'importe quel braqueur.
Le Chapelier venait de poser une credit card face au guichetier terrorisé par Cheshire, qui
tournoyait autour de lui.
— Remplissez donc cette card, mon brave ! intima le Chapelier dans un geste théâtral.
Et ne lésinez pas sur les crédits !
Le guichetier tremblait de tout son avatar. Alice l'imaginait bien en train d'appeler son IA à
la rescousse, ou d'essayer péniblement la déconnexion d'urgence, mais toutes ses fonctions
avaient été brisées par les deux hackers. Les virtuonautes étaient brillants de contradiction. En
temps normal, ils étaient capables de passer des mois entiers dans le virtuomonde si leur
matériel de surf le leur permettait, mais ils paniquaient à mort dès que la possibilité de fuir
leur était enlevée.
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Dire qu'ils ignoraient tous que l'État était tout à fait capable d'empêcher toute fuite s'il le
désirait, dire qu'ils ignoraient qu'ils étaient à la merci de la moindre décision politique... Si les
leaders de ce monde décidaient de se débarrasser des moins productifs ou des plus pauvres, il
leur suffisait de cliquer sur un bouton et d'interdire la déconnexion. Tous ceux qui n'auraient
pas une cabine sensorielle capable de nourrir leur corps physique crèveraient en quelques
jours.
Cheshire traversa de nouveau la paroi de verre qui séparait le guichetier des hackers, et
commença à bousculer le virtuonaute pour l'inciter à agir. Alice avait bien programmé son IA,
qui savait qu'ils n'avaient aucun intérêt à traîner.
—Tu sais, lança l'IA, je suis capable de te déconnecter sur le champ, avec toutes les
séquelles que cela pourrait engendrer... Alors roule ma poule !
Le guichetier obéit instinctivement en chargeant la credit card dans son computeur.
L'affaire était aussi facile que cela. Alice et le Chapelier auraient bien pu s'affubler de
cagoules ou de flingues virtuels, pour faire plus vrai, mais ils n'en avaient nul besoin. Leurs
simples compétences suffisaient. En cas de recherche, il leur aurait suffi de changer d'avatar
pour leur prochain coup. Par ailleurs, jouer sur les accessoires aurait fait de leur acte politique
un pâle remake de Bonnie & Clyde.
L'argent se rechargeait lentement. N'importe quelle autre credit card aurait été tracée dans
la seconde, condamnant immédiatement les braqueurs de banque. Mais celle-ci n'avait rien
d'ordinaire. Derrière l'« avatar » classique d'une credit card se cachait en réalité un programme
complexe de transfert de fonds. À peine la card chargée, l'argent serait redistribué à des
centaines, des milliers de comptes de Français dans le besoin. Alice et le Chapelier n'en
tireraient que de quoi subsister un moment dans le vrai monde, pour acheter leur nourriture
par exemple. Il ne leur était pas nécessaire de garder plus, car ils ne payaient pas leurs
connexions, sur aucun serveur. Il suffisait de connaître le truc !
—Alice, arrête un peu de rêver ! Et surveille les étages, si tu ne veux pas qu'on te
coupe la tête !
Cheshire venait de leur sauver la vie, car une paire de virtuoflics était en train de débouler
depuis l'escalier de l'étage supérieur. Les agents en tunique sortirent leurs armes et se mirent à
tirer à tout va. Les forces de l'ordre ne craignaient pas de blesser des civils avec leurs balles
perdues, car celles-ci étaient programmées pour ne toucher que les intrus. Le Chapelier se
plaça instinctivement devant Alice et déploya un champ de force face à eux. Même si la
protection semblait invisible, elle arrêtait net les moindres balles qui la touchaient, préservant
ainsi les deux criminels.
67
— Occupe-toi d'eux, Alice !
Les munitions des flics avaient beau être virtuelles, elles n'en étaient pas pour autant
inoffensives. Certes, elles n'abîmaient pas le corps physique, comme cela aurait été le cas dans
la vie réelle, mais elles étaient conçues pour envoyer une puissante décharge. Elles avaient
pour effet de déconnecter le virtuonaute sur-le-champ, ce qui entraînait généralement de
graves séquelles sur son esprit.
Alice se téléporta derrière les deux flics. Elle généra sous leurs pieds un trou noir dans
lequel ils basculèrent. Les deux hommes venaient d'être projetés bien malgré eux dans un
serveur de sommeil, et ne se réveilleraient pas avant quelques heures. Le Chapelier fit subir le
même sort à un troisième assaillant venu d'un autre escalier. Le calme retomba bien vite.
— On ferait mieux de se magner avant que d'autres ne rappliquent ! hurla-t-il en
récupérant la credit card complètement chargée.
—En effet les enfants, ajouta Cheshire, ils sont en train de briser les protections que
j'ai placées sur les portes.
— Plus une minute à perdre !
Le Chapelier s'interrompit en constatant qu'il était incapable de se téléporter. Des
développeurs avaient dû réussir à restreindre leurs droits sur le serveur. S'il n'y avait pas eu
ces trois connards de flics pour les retarder, ils n'en seraient pas là ! Comme tout le monde ici,
les hackers, malgré leurs capacités, étaient contraints de passer par la « porte » de sortie pour
quitter le serveur, et devaient donc rejoindre l'extrémité de Main Street pour s'échapper.
— Quittons le siège fissa avant qu'ils ne pénètrent ici ! hurla le Chapelier à sa
compagne.
Aussitôt dit, aussitôt fait. Cheshire se blottit à nouveau autour du cou de sa maîtresse, et les
deux hackers partirent en trombe hors du bâtiment, quelques secondes à peine avant que des
dizaines de virtuoflics ne défoncent leurs barrières virtuelles et investissent le serveur en
force. Les balles fusèrent autour des fuyards, tout juste stoppées par le bouclier que le
Chapelier dressait derrière eux.
— Prends-moi la main ! ordonna-t-il à Alice.
Heureusement, l'avatar du Chapelier était capable de bonds gigantesques, ce qui servit
d'alternative à la téléportation. Il saisit son amie, et tous deux volèrent jusqu'au toit le plus
proche, distançant ainsi leurs poursuivants fous de la gâchette.
— La sortie est juste en face, Alice, on va sauter de toit en toit et quitter ce serveur
fissa !
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Main dans la main, ils rejoignirent un premier toit, puis un autre. Main Street n'était pas si
longue, et l'issue semblait à portée de main. Les virtuoflics, malgré les capacités de leurs
avatars, restaient à la traîne. Un nouveau bond, et les deux fuyards arrivèrent juste au-dessus
de l'issue. Le Chapelier prit Alice par la taille et bondit de son perchoir pour s'écraser
quelques mètres plus bas, sur le trottoir, face à la sortie. Il déploya instantanément un nouveau
champ de force, car une foule de virtuoflics déboulaient sur eux en tirant à tout va.
— On est bon, Alice ! Tu...
Le Chapelier blanchit soudainement. Quelque chose n'allait pas. Son avatar vacilla un
instant.
— Je... Déconnecte-toi ! Quitte le virtuomonde au plus vite ! Déconnecte-to...
L'avatar du Chapelier disparut alors qu'il n'avait pas encore passé la porte. Il ne s'était pas
non plus fait toucher. Ce n'était pas normal. Cheshire hurla quelques remarques pressantes
pour inciter sa maîtresse prostrée à quitter le serveur. Il alla jusqu'à la pousser vers la sortie.
L'univers se noircit tout autour d'eux. Plus un seul flic, plus un seul immeuble. Seul restait
Cheshire qui tournoyait autour d'elle.
—On a réussi, Alice ! On est dehors !
La criminelle restait figée dans sa position. Le Chapelier n'était pas avec eux. Il avait
disparu. Elle comprit que quelque chose se tramait, et repensa à ses dernières paroles :
— Déconnecte-moi, Cheshire !
—Mais, on...
— Obéis !
Nouveau noir intense, cette fois-ci accompagné du malaise glaçant qui allait de pair avec
un retour à la réalité. Alice savait que la situation était urgente, si bien qu'elle se donna à peine
le temps de reprendre ses esprits. Trop tard ! Un homme lui arracha son casque sensoriel
modifié, et la délogea de son siège d'un violent coup de pied qui explosa au passage quelquesuns des composants du matériel bidouillé. La descente était plus déchirante que jamais : ils
étaient là.
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Les yeux de la terroriste eurent à peine le temps de s'habituer à l'éclairage blafard de leur
squat pour voir la scène d'horreur qui se déroulait devant elle. Un homme en combinaison
noire, masque à gaz et lunettes de vision nocturne sur le visage, la récupéra au sol et la coinça
contre l'un des fins murs du centre commercial désaffecté. De nombreux autres types du
même genre peuplaient la pièce. Alice vit le Chapelier plaqué à terre par une armoire à glace,
le corps secoué de spasmes, la bave aux lèvres. Ils venaient de l'arracher violemment du
virtuomonde, et elle aurait subi le même sort si elle s'était déconnectée un instant plus tard.
— Alors, petite conne, tu pensais qu'on ne vous attraperait jamais, hein ? grogna le flic
face à elle. C'est moins facile de s'échapper dans la vraie vie t'sais ?
Il la jeta à terre, où elle se cogna le crâne contre le socle de son siège de surf. La vraie
douleur. Le vrai sang. Alice n'eut même pas le réflexe de hurler ou de se débattre, encore
groggy de son dernier voyage. Elle quittait à peine un avatar surdéveloppé et redécouvrait
violemment son véritable corps. Un autre soldat plaça des menottes sur les poignets de la
gamine. Le Chapelier n'aurait pas ce luxe : il avait cessé toute convulsion et restait
désespérément immobile. C'est en voyant le corps sans vie de son compagnon que la hackeuse
saisit enfin la gravité de la situation :
— Qu'est-ce que vous lui avez fait ? hurla-t-elle alors qu'on la soulevait brusquement.
Chapelier ! Réveille-toi ! Réveille-toi, je t'en prie !
Un coup de poing en pleine face calma les ardeurs de la révoltée. Le premier homme lui
saisit la mâchoire d'une seule main et examina la gosse terrifiée. Tous ces hommes portaient la
même tenue, le même équipement. Leur accoutrement ne laissait pas voir une once de peau, et
ils auraient aussi bien pu être des androïdes qu'elle n'aurait pas fait la différence. Ils étaient
des monstres, des croquemitaines. Elle repensait aux histoires de ses parents quand elle était
petite : « Si tu ne respectes pas la loi, le monstre viendra te chercher ». Il était là, face à elle,
dans sa tenue sombre.
— C'est le risque avec le matériel bidouillé, poupée, s'amusa le soldat en tournant ses
lunettes infrarouges vers le corps du Chapelier. Et encore plus avec des avatars cheatés. On ne
te l'avait pas dit à l'école des hackers ?
— Salauds ! Vous n'auriez jamais dû le déconnecter !
— Et vous, vous n'auriez jamais dû vous croire plus forts que le système, saloperies de
hackers ! T'es peut-être la plus douée dans ces putains de mondes virtuels, mais ici t'es dans
mon univers, et c'est moi qui commande ! Emmenez-la !
70
L'un des gorilles en tenue de combat la saisit et la fit quitter la pièce. L'Espace du Palais, ce
vieux complexe commercial rouennais qu'ils squattaient depuis peu avec d'autres amis, avait
été mis à sac pendant qu'ils étaient connectés. Alice croisa d'autres hackers menottés. Certains
avaient visiblement été tabassés, à en croire leurs visages ensanglantés. D'autres avaient eu
moins de chance encore et partageaient désormais le sort du Chapelier. À l'entrée, les
quelques gars qui montaient la garde avaient été quant à eux tout simplement descendus. Ils
gisaient dans une mare de sang. Les balles réelles ne pardonnaient pas.
Alice avait déjà entendu parler de la brigade de choc : des flics qui ne se connectaient
jamais au virtuomonde et s'entraînaient jour et nuit à traquer les criminels du virtuel ou de la
réalité. Leurs corps habitués à la vraie vie étaient l'équivalent d'avatars surdéveloppés face aux
carcasses chétives des hackers, réputés pour prendre de nombreuses drogues, histoire de tenir
le coup entre deux connexions. Jusqu'à ce jour, la criminelle avait été persuadée que l'équipe
de choc n'était qu'une légende. Elle s'en mordait les doigts. Son petit groupe avait pris trop
d'assurance, ce qui était normal à force de régir les lois dans tous les serveurs. Ils en avaient
oublié la réalité, et étaient devenus imprudents. Des semaines qu'ils squattaient le même
endroit. N'importe quel paumé avait pu les voir et les signaler aux autorités.
— On va te faire passer l'envie de voler les braves citoyens ! lança le chef de groupe,
sûr de lui.
La petite escouade défonça la porte de sortie, et tous pénétrèrent à l'air libre. Le ciel
grisâtre de Rouen laissait passer les rayons du soleil, qui éclairaient une partie déserte de la
ville, où la végétation reprenait peu à peu ses droits. La rue tout entière était vide d'habitants,
connectés ou non, comme tant de quartiers français. Les gens connectés ne faisaient pas
d'enfants, et les gens non connectés se faisaient de plus en plus rares. Naturellement, il était
inutile d'entretenir un quartier désert, d'autant plus que la maintenance quotidienne des
serveurs coûtait suffisamment cher à l'État.
La ville de Rouen était symptomatique de ces choix financiers, une grande partie de la rive
droite étant laissée à la nature. La cathédrale était le symbole le plus triste de cette déchéance,
elle dont l'immense flèche en fonte avait fini par s'écrouler sur elle-même, ravageant une
grande partie de l'édifice et taillant une large cicatrice dans la façade. Tout avait été laissé en
plan, et il arrivait fréquemment que des gargouilles blessées s'écrasent sur le sol en explosant
en milliers de cailloux. La version virtuelle de la cathédrale, sur un serveur de tourisme,
gardait son intégrité, ce qui suffisait à la plupart des gens.
71
À quelques centaines de mètres de la cathédrale, Alice avait bien d'autres soucis à se faire,
elle qui était traînée hors de son repaire par le groupe d'hommes armés. La jeune fille
sanglotait, une pensée acide pour ses parents, qui l'avaient pourtant mise en garde.
— Montez-la à l'arrière de la camionnette !
Une demi-douzaine de fourgons était garée à la va-vite face à l'Espace du Palais. L'équipe
de choc avait dû débarquer en force, fusils en mains. Comme si les hackers pouvaient quoi
que ce soit contre eux dans la réalité... Alice n'avait pas assisté à la scène, elle qui était en
train de braquer la Titan International Bank, mais elle se douta que tout avait dû se passer en
quelques minutes. Pour preuve, d'autres camarades aussi perdus qu'elle étaient chargés dans
les camionnettes voisines, qui démarraient immédiatement et s'éloignaient vers une
destination inconnue. La jeune fille croisa le regard terrifié de Betty, une vieille amie du
virtuomonde, avant que des soldats casqués ne l'embarquent dans leur véhicule.
Alice fut elle aussi poussée à l'intérieur de l'un des fourgons. Elle s'attendait à être
enchaînée, au milieu d'autres activistes, mais la vérité était bien pire. Près d'une table
d'opération sommaire, un homme en blouse blanche l'attendait, visiblement fatigué. Il la toisa
avec mépris.
— Attachez-la, ordonna le savant fou, et ne perdons pas de temps !
Deux soldats collèrent la terroriste face contre la table, sous ses cris de terreur. Ils
resserrèrent des harnais autour de ses mains, de ses pieds et de son cou. Ceci fait, ils fermèrent
les portes du fourgon, qui partit à son tour. Les deux gardes et le chef de groupe étaient restés
à l'arrière, comme s'ils avaient peur que cette gamine maigrichonne se rebelle. Alice hurlait de
panique, le visage couvert de larmes. Elle expérimentait pour la première fois la douleur et
l'humiliation, devenue impuissante dans un monde inconnu et qu'elle ne maîtrisait pas. Ces
types n'étaient pas là pour faire régner l'ordre. Ils venaient se venger.
— Au secours ! implorait la jeune fille en essayant de bouger pieds et mains.
Chapelier ! Cheshire !
Personne ne l'entendait à part ses quatre bourreaux. La camionnette poursuivait sa route.
De toute manière, qui aurait voulu sauver une hackeuse ?
— Ils sont toujours comme ça, rumina le médecin en serrant un peu plus les liens. Ils
le savent pourtant que leur réalité est virtuelle ! Jamais ils ne mesurent la portée de leurs actes,
et jamais ils ne les assument ! Salopards de terroristes.
72
Alice gémit en sentant une aiguille s'enfoncer dans son cou. Elle cessa immédiatement de
crier. Son corps se détendit. Tout lui sembla plus calme. Ne restait qu'une puissante vague de
fureur au fond de son esprit, qu'on venait de bâillonner d'une simple injection.
— Qu'est-ce que... Qu'est-ce que vous me faites ? Cheshire... Aide-moi... Pitié...
Les deux soldats ricanèrent. Le médecin demeura stoïque. Alice put à peine protester
quand elle sentit qu'il lui rasait la tête. La tondeuse émettait un ronflement presque
hypnotique, si bien qu'elle ne se plaignit même pas de voir ses longues mèches de cheveux
chuter jusqu'au sol métallique du fourgon. Elle se sentait plus sereine. Nettement plus sereine.
— Vers où on se dirige maintenant ? demanda tranquillement un soldat en caressant
son arme.
— Les quartiers Nord, répondit le chef. Il y en a d'autres dans le coin. Cette saloperie
de ville est une fourmilière !
— C'est dingue ! Et dire qu'on est en province ! On aurait dû venir faire le ménage
bien plus tôt. C'est dommage qu'il faille attendre l'approche des élections pour se débarrasser
de cette raclure !
— Que veux-tu ? Les hackers n'agissent plus à deux pas de l'Élysée ! Ils ont déserté
Paris et attendent qu'on vienne les dénicher dans tous les bleds du coin. On les aura, mais on
ne peut pas être partout ! Aujourd'hui cette ville, demain une autre ! Au moins on voit du pays.
Tu as vu cette tour en ruine tout à l'heure ? C'était la tour Jeanne d'Arc. C'est là que la pucelle
a été jugée.
— La pucelle ? De quoi tu parles ?
— Laisse tomber !
Court silence.
— Je me ferais bien une bière !
— Et moi donc !
Les soldats avaient complètement oublié la présence de la hackeuse, et reprenaient leur
discussion comme si de rien n'était, comme des employés de bureau en heure de pause. Alice
était captivée par leur conversation. Ils parlaient de bouffe, de famille, de sport, comme
auraient pu le faire des virtuonautes sur un serveur de loisir. Elle ignorait que des gens
menaient encore une telle vie hors du virtuel. Les trois soldats monopolisèrent malgré eux son
attention d'une telle manière qu'elle ne réalisa pas de suite que le chirurgien était en train de
manipuler son crâne.
73
— Qu'est-ce que vous me faites ? parvint-elle difficilement à articuler alors qu'elle
sentait un picotement au niveau de la nuque. Vous allez m'envoyer sur un serveur carcéral,
c'est ça ?
Les soldats se moquèrent doucement pendant que le médecin continuait son œuvre sans
sourciller. Les criminels du virtuomonde étaient généralement déportés dans des camps de
connexion, et connectés à des serveurs carcéraux pour une durée déterminée, et parfois
infinie. Il s'agissait de l'une des pires peines qui soient. Les criminels restaient seuls dans une
cellule close, reliés à une machine de surf qui les nourrissait, donc sans aucune possibilité de
déconnexion. Ils passaient des années complètement seuls, sans d'autres loisirs que de voir le
temps passer entre quatre murs, et sans même la possibilité du suicide.
La plupart des condamnés en ressortaient complètement prostrés, parfois fous, sans parler
de ceux qui se tuaient dans la minute de leur libération, après avoir rêvé de passer à l'acte des
années durant. Les autres se réveillaient dans une carcasse vide, un corps si vieux qu'ils ne le
reconnaissaient même plus. Si elle n'avait rien d'humaniste, cette solution était efficace, car le
taux de récidive était tout simplement nul. Les rares criminels du pays étaient ainsi réduits à
l'état de larves inoffensives, sans que la population en ait vraiment conscience.
— Un serveur carcéral, c'est ce que tu veux, poupée ? Ce serait trop beau pour toi !
Pour des soi-disant engagés politiques, vous n'êtes pas vraiment au courant des dernières lois.
Pour ta gouverne, les salopards de terroristes comme toi et tes potes n'ont pas le droit au
serveur carcéral ! Nous ne sommes pas suffisamment cons pour laisser encore un pirate sur le
moindre serveur. Tu sais ce qu'il a fait le dernier enfoiré de hacker qu'on a placé en carcérale ?
Il a détourné trois serveurs et libéré cinquante personnes ! On a eu le droit à une petite révolte
que les gardiens ont calmée à coups de flingues ! Non ! Le serveur carcéral, c'est trop beau
pour vous !
— Vous allez me faire quoi alors ? s'inquiéta Alice qui reprenait à moitié ses esprits.
Une puissante douleur à l'arrière du crâne sembla répondre directement à sa question. Ils la
tuaient ! Ils lui tiraient une balle en pleine tête, réduisaient sa cervelle à l'état de bouillie !
C'est ce dont elle eut l'impression au départ en sentant comme une vis qui pénétrait sa nuque,
défonçait les os et s'enfonçait dans sa cervelle. Elle hurla comme jamais, maudissant qui elle
pouvait et crachant les pires insultes qu'elle connaissait. Le sérum du médecin n'avait pas été
suffisamment fort pour l'anesthésier totalement, volontairement ou non.
74
— C'est douloureux hein ? triompha le chef du groupe. Imagine ce qu'ont ressenti les
centaines d'honnêtes citoyens qui ont été pulvérisés par votre saloperie de bombe sur le
serveur 301-B ? Vous n'êtes que des fils de pute de merde pour avoir conçu ça ! Les cadavres
avaient la cervelle en compote ! À notre tour de jouer !
Alice se mit à vomir, plus par réflexe corporel qu'à cause de la mention du fameux attentat
du 301-B, qui n'avait aucun rapport avec elle ni avec son groupuscule.
— Ce n'était pas nous ! parvint-elle à cracher. Nous ne sommes pas des extrémistes !
Nous redistribuons les richesses, nos actes ont toujours été pacifiques !
— Et jusque quand, pauvre conne ? Vous dites tous ça : « on est pacifiques », « on
veut juste changer le système »... Mon cul ! Vous commencez par des braquages et finissez
par faire exploser des quartiers entiers, par faire disparaître des serveurs, par tuer ! Bandes de
lâches ! Dans le virtuomonde, c'est facile, c'est comme sur un serveur de guerre : les types
sont fauchés et disparaissent. Vous n'avez jamais songé à aller voir les corps des pauvres
innocents que vous tuez à longueur de journée ? Entre les matériels qui crament, qui les
électrocutent ou simplement quand leur cerveau explose, c'est jamais beau à voir, je peux te
l'assurer !
— Mais je n'ai jamais fait ça ! Nous détournons de l'argent pour les virtuonautes,
simplement. Nous n'avons jamais voulu faire de mal à qui que ce soit ! Arrêtez ! Par pitié !
La camionnette freina brusquement, comme si le chauffeur avait entendu son ordre.
— Correction, poupée : tu n'as jamais eu l'occasion de faire ça. Et tu ne l'auras plus, je
peux te l'assurer !
Alice sentait qu'on lui ôtait ses entraves. Une douleur sourde la dérangeait toujours à
l'arrière du crâne, mais la panique l'aidait à oublier ce détail. Les deux soldats la soulevèrent
sans ménagement pendant que leur chef ouvrait les portes de la camionnette. Ils avaient roulé
moins de vingt minutes. Leur centre de détention était donc à Rouen ? Elle n'en avait jamais
entendu parler.
— Où m'emmenez-vous ? Qu'allez-vous me faire ?
La terroriste fut tirée hors de la table d'opération. Elle remarqua alors que le chef de groupe
avait ôté casque et lunettes, révélant un visage sévère et buriné. Il souriait de toutes ses dents,
sans dissimuler le sadisme évident qui l'habitait ni l'intense satisfaction qu'il avait de la voir
ainsi perdue.
— Mais nulle part, poupée ! Ton taxi est arrivé à destination, c'est tout.
75
Les soldats la jetèrent vers les portes ouvertes du fourgon, mais leur chef la réceptionna
avant qu'elle ne s'écroule sur le trottoir, approchant son visage couvert de sueur. Alice aurait
voulu crier à nouveau, mais la terreur la paralysait cette fois-ci. Le soldat plaça sa main
derrière la nuque de sa proie et appuya fortement. Elle gémit, réalisant que quelque chose était
figé dans son crâne, quelque chose de lourd.
— Tu sens ça, poupée ? On t'a gentiment implanté un marqueur dans la tête. Il est
directement relié à ton petit cerveau. Rassure-toi : les soins sont offerts par la maison !
Alice plaça immédiatement la main sur le fameux marqueur. Elle pouvait sentir un
morceau de métal juste derrière son crâne. Elle éloigna immédiatement ses doigts dans un
geste de dégoût.
— Qu'est-ce que... s'écria-t-elle en s'éloignant comme elle pouvait du chef de groupe.
Qu'est-ce que vous m'avez fait ? Enlevez-le !
L'homme se situait entre elle et la sortie de la camionnette, et tentait d'ailleurs de la faire
quitter le véhicule. C'est exactement pour cette raison qu'elle faisait tout pour y rester, effrayée
par ce qui l'attendait dehors. Les soldats derrière elle la poussèrent de nouveau, mais elle se
débattit avec fougue :
— Vous n'avez pas le droit ! Enlevez-moi ça ! Enlevez-moi ça !
Un éclair parcourut alors la cabine de la camionnette. Alice ne comprit pas ce qu'il lui
arrivait, soudain tétanisée par une vive douleur dans le crâne. Son corps se raidit
immédiatement, et elle se sentit basculer. Sur le moment, elle eut l'impression qu'on avait
collé un taser contre sa cervelle. Les deux gardes profitèrent de la léthargie de la gamine pour
la jeter sur le trottoir. Alice gémissait et tremblait, encore trop assommée pour tenter quoi que
ce soit. Elle parvint tout de même à lever les yeux vers le véhicule.
— Douloureux n'est-ce pas ? s'amusa le chef de groupe. Et dis-toi qu'on peut l'activer
sur commande, et même depuis des distances folles ! Toute la planète est couverte par nos
satellites. En plus de cela, ce bijou te traque au mètre près : nous saurons toujours où tu es et
ce que tu fais... J'oubliais : cette petite merveille va t'empêcher purement et simplement de
rejoindre le virtuomonde. Une seule tentative de connexion, et ta cervelle explosera comme
une vieille citrouille : bam !
L'homme se mit à rire alors qu'Alice, écroulée sur le goudron, tentait tant bien que mal
d'extraire le morceau de métal qui lui déchirait l'arrière du crâne. Elle comprit vite son erreur
en sentant que cela provoquait une douleur inouïe, proche de l'insupportable.
76
— Tenter de l'enlever n'est pas une bonne idée non plus, poupée ! Je te l'ai dit, la partie
cachée de cette chose est directement enfoncée dans ta cervelle. Enlève le marqueur, et c'est
l'hémorragie cérébrale assurée ! Je te sens dépitée... Tu es peut-être en train de réaliser que
c'en est fini de tes petites escapades virtuelles ?
L'un des hommes marmonna quelque chose à son supérieur. Le chef de la brigade de choc
acquiesça avant de jeter un dernier regard à la terroriste.
— C'est pas tout ça, poupée, mais on a encore du pain sur la planche. Oh, et avant que
j'oublie : bienvenue dans mon monde !
Un dernier sourire, et la porte du fourgon se referma. Le véhicule démarra en trombe,
laissant Alice seule en plein milieu d'un quartier qui avait dû être charmant à une époque. La
hackeuse se retrouvait isolée dans une ville fantôme qu'elle connaissait à peine pour ne l'avoir
parcourue qu'à quelques reprises. Elle resta prostrée un long moment avant de réaliser que ses
vêtements étaient aussi fins que l'air était glacial.
La gamine se releva avec la lourde impression qu'un oursin était planté dans son crâne. Elle
tituba jusqu'à un arrêt de bus qui n'était plus desservi depuis des années mais qui lui servirait
d'abri. Dans la cabine, il y avait une publicité pour un produit qui n'existait certainement plus.
On y voyait un chat, à peine recouvert par un slogan sans intérêt. Alice resta figée sur cette
image, ravalant difficilement un sanglot. Ses joues étaient déjà rougies par les larmes.
— Cheshire...
77
Periode electorale
Le convoi ministériel venait d'emprunter le boulevard Malesherbes. Il lui restait un peu de
chemin avant de rejoindre l'Élysée. L'escorte était composée de berlines noires aux vitres
teintées et à l'épreuve des balles. Une marque américaine bien sûr, mais les électeurs n'étaient
plus vraiment là pour s'en rendre compte. Dans le virtuomonde, les représentants de l'État
français n'utilisaient bien sûr que des produits créés par des développeurs français, un détail
encore important pour les électeurs les plus patriotes. La notion d'appartenance à son pays
avait de toute manière périclité au fil des générations. Dans le virtuomonde, les citoyens
français s'identifiaient davantage aux serveurs qu'ils fréquentait plutôt qu'à leur pays, même
s'ils avaient tendance à se regrouper sur les serveurs francophones.
La fenêtre arrière de la berline de queue descendit lentement, laissant apparaître le visage
fermé de Richard, qui s'alluma aussitôt une cigarette. Il n'avait pas vraiment peur d'apparaître
dans la rue à visage découvert. Le huitième arrondissement de Paris était protégé par de
hautes barrières barbelées, et les alentours du palais présidentiel étaient plus surveillés encore.
Pas un cafard n'aurait pu passer entre les mailles du filet. Certes, le dispositif pouvait paraître
abusif, à en juger par les avenues désertes qu'ils traversaient, mais Richard était bien placé
pour savoir qu'il y avait bien des fous parmi les quelque trois cent mille Français qui ne se
connectaient jamais au virtuomonde.
Le riche businessman souffla lentement la fumée par la fenêtre. Ses cigarettes étaient un
plaisir rare et luxueux. Il n'existait presque plus de fournisseurs dans le monde réel, mis à part
les infâmes cartouches chinoises. Les rares marques qui proposaient de bonnes blondes
américaines vendaient des paquets honteusement chers. Pour un produit qui avait représenté si
longtemps la classe ouvrière, c'était bien un comble !
Richard soupira en voyant défiler les mornes rues de Paris. Ces immeubles étaient encore
hors de prix malgré la baisse fulgurante de l'immobilier. Ironiquement, les riches types qui les
occupaient ne se « connectaient » que trop rarement à la réalité pour profiter de leurs biens
immobiliers. Richard préférait cela. Un humain connecté au virtuomonde était un humain plus
aisément contrôlable, un humain moins subversif. Il n'y avait guère que les salopards non
connectés qui étaient une réelle menace, ou encore ces hackers perdus entre les deux mondes.
C'était peine perdue que de vouloir faire ouvrir les yeux à une nation qui se tuerait pour les
maintenir clos. Richard l'avait compris et comptait bien en profiter chaque jour un peu plus.
78
— Vous ne devriez pas laisser cette fenêtre ouverte, maître, fit l'androïde en costume
assis face à Richard. Vous pourriez être victime d'un agresseur ou d'un pickpocket.
L'IA de Richard, prénommé Zéro, était délicieusement désuète, à lui faire part de menaces
qui venaient d'un autre âge, des années en avant. Aujourd'hui, il risquait davantage de se faire
exploser par la roquette d'un extrémiste anti-virtuomonde plutôt que de se faire voler par qui
que ce soit.
— Si cette possibilité te dérange Zéro, tu n'avais qu'à t'arranger pour que l'hélicoptère
atterrisse directement à l'Élysée ! Je n'avais aucune envie de faire le moindre trajet en voiture !
— C'est exactement pour cela que je vous suggérai de partir un peu plus tôt ce matin,
maître. Vous saviez que cette réunion rassemblerait de nombreux invités et que l'héliport du
palais serait rapidement occupé.
— C'est une excuse indigne d'une IA ! Tu aurais dû réserver...
— Il est impossible de réserver une telle place, maître. Elles sont d'ailleurs attribuées
en priorité aux membres du Gouvernement. Vous devriez le savoir.
— Je ferai changer ça !
Richard expira une dernière fois la fumée, jeta son mégot et referma la fenêtre, lançant un
œil taquin sur le robot qu'il avait affublé d'un trois-pièces et d'un borsalino. Il adorait son IA,
l'une des seules choses qui le maintenaient connecté avec le virtuomonde. Pour sa part, le
riche homme d'affaires ne quittait jamais le monde réel. Il avait écouté les précieux conseils
de son géniteur, qui les tenait lui-même de son père. Ni l'un ni l'autre n'avaient appliqué leurs
propres maximes, et tous deux s'étaient perdus à jamais dans le virtuel. Les hommes
d'importance de ce monde vivaient dans la réalité. C'était un fait indispensable pour qui
voulait garder le contrôle.
Le convoi arriva enfin à destination. Une paire de gardes en uniforme vérifia les
autorisations de chacun avant de laisser les voitures pénétrer dans la cour de l'Élysée. Il
s'agissait d'un jour important : une réunion au sommet à l'occasion des élections
présidentielles. Chaque virtuonaute français allait passer cinq minutes de son temps dans un
serveur de vote pour choisir le président qu'il souhaitait voir élu. Un moment important dans
la vie d'un citoyen, mais ô combien plus primordiale pour celle de Richard.
79
La berline se gara, et Zéro quitta immédiatement sa place. Il fut à la portière de son maître
l'instant suivant et lui ouvrit aussitôt. Un groupe d'hommes en costume s'approchait déjà,
tandis que d'autres sortaient des voitures qui devançaient celle de Richard. L'homme d'affaires
fit un signe discret pour dire à son IA de se relaxer à l'approche des encostumés. Le robot était
programmé pour protéger son maître, et aurait très bien pu ouvrir le feu sur la foule s'il
trouvait une poignée de main trop entreprenante ou une salutation trop agressive. Comme
toute personne qui ne quittait jamais la réalité, Richard connaissait la valeur de la vie dans ce
monde ultra-connecté. Il ne tenait pas à ce qu'un accident ou une agression vienne écourter
son existence fragile. Zéro était là pour s'en assurer.
— Richard, où étais-tu passé ? s'exclama le premier arrivé, visiblement tendu. Tu
devais être là à la première heure ! Quelque chose ne va pas. Sarif a ramené sa garde
personnelle ! Et regarde tous ces soldats privés ! Ils se tiennent tous sur leurs gardes. Tu
n'avais pas prévu tout ça !
Le visage gras du businessman était ruisselant de sueur. Le stress était une réaction
normale pour un homme qui s'apprêtait à faire un coup d'État, mais Richard ne put s'empêcher
de mépriser celui qui lui faisait face. Il observa discrètement la cour de l'Élysée pendant que
chacun s'échangeait poignées de mains et discussions convenues. Il y avait en effet bien plus
d'escortes que prévu. Richard jeta un regard noir aux équipes de choc de Sarif Securité :
l'entreprise privée qui s'occupait du maintien de l'ordre. Les agents vêtus de noir et encagoulés
faisaient les quatre cents pas, mitraillettes en main. Ils n'avaient rien à faire là ! Richard ravala
sa salive et toisa son compagnon apeuré :
— Pas d'inquiétude inutile, Oxymose ! Ils ont beau être armés, ce ne sont que des
hommes. Fais plutôt bonne figure et souris un peu ! Où est Hotnik ?
— Je... Je ne sais pas exactement. Il parle avec les autres, je suppose, dans la cour. Il a
déployé ses camions derrière le palais, bien avant ce matin !
Richard acquiesça avec satisfaction. Ils avaient donc encore un bon atout dans leur
manche. De son côté, Zéro analysait la pupille du bonhomme rondouillard qui manigançait
avec son maître. Il s'agissait d'Oxymose de Rotshield, patron de Virtual Wave, qui possédait
97 % des serveurs européens. Zéro estima la fortune de Rotshield à environ 30 % de celle de
son maître, ce qui était déjà énorme. L'IA remarqua également la transpiration sur le front du
personnage, ainsi que le ton tremblant de sa voix. Non seulement Oxymose feignait la
confiance, mais il craignait également un peu le maître.
80
— J'ai appris pour ton grand-père, au fait, reprit le patron de Virtual Wave avec
gravité. Il paraît que le manoir a brûlé ? Je te présente toutes mes condoléances. Je... J'aurais
voulu t'envoyer une carte, mais tu sais ce que c'est : les livreurs ne sont jamais disponibles
dans ce fichu pays !
— Le vieux ? fit Richard, désinvolte. Il était perdu dans le virtuomonde depuis des
années. Il était déjà mort pour moi ! Cessons là les mondanités, nous avons du travail.
Rotshield fut pris d'un rire gêné. Les deux hommes s'éloignèrent des voitures désormais
vides pour rejoindre le reste des invités. Ces derniers étaient déjà en pleine conversation, sous
la surveillance discrète des nombreux soldats issus de tous bords. Entre les Sécuritrons, les
agents en costume et les membres de l'équipe de choc, cette réunion ressemblait de plus en
plus à une démonstration de force. Mohamed Sarif fut le premier à voir les deux hommes
s'approcher. Il écarta les bras pour les accueillir, dans une attitude que Zéro décrypta comme
totalement fausse.
— Ne serait-ce pas Richard Delaroche ? Je t'aurais cru plus ponctuel, Richard, à moins
que cette réunion n'ait plus d'importance pour toi ! Pour l'homme le plus riche du monde,
parler politique doit être lassant, non ? Et où donc se terre votre fameux candidat ? J'en ai
beaucoup entendu parler...
L'ensemble des convives s'était tourné vers Richard. Zéro ne put s'empêcher de remarquer
une admiration teintée de crainte dans les yeux de la plupart des personnes présentes, Sarif
mis à part. Il les analysa systématiquement, comprenant qu'ils étaient tous à la tête des plus
grandes entreprises de France. À vrai dire, l'androïde connaissait déjà cette information, car
l'invitation mentionnait la présence de l'ensemble des dirigeants du CAC10, venus débattre du
résultat de l'élection, comme à chaque quinquennat. Il faut dire que chaque patron soutenait
son propre poulain, et que la plupart avaient investi des milliards de crédits pour soutenir l'un
ou l'autre des candidats à la présidentielle.
— Merci de l'accueil, monsieur Sarif, mais rassurez-vous : je reste grandement investi
par ma conscience politique, vous aurez l'occasion de vous en rendre compte. Quant à notre
candidat : il viendra, soyez-en sûr !
81
Sarif n'osa pas répliquer, préférant simplement froncer les sourcils. Richard Delaroche était
le plus important des invités, et il le savait. Il faut dire qu'il était le descendant direct d'Antho
Delaroche, créateur du virtuomonde et père de Talween Delaroche, génialissime entrepreneur
qui avait fait d'un simple jeu en réalité augmentée une réalité véritable pour la plus grande
partie de la population terrestre. On disait volontiers que Richard n'avait pas le brio de son
arrière grand-père ni le charisme de son grand-père, mais suffisamment de moyens et de
hargne pour faire fructifier l'entreprise. Il avait d'ailleurs appris à agir sans scrupules, lui qui
avait évincé son père de l'entreprise à l'aube de sa vingtième année. Pas encore tout à fait
adulte à l'époque, mais déjà requin.
À présent qu'il approchait la quarantaine, Richard avait les dents plus longues que jamais,
mais aussi un pouvoir insoupçonnable pour porter ses ambitions. L'entrepreneur salua les
quelques ministres qu'il avait suivis durant le trajet, et serra d'autres mains plus ou moins
connues. C'était le jeu protocolaire de la politique, même si celle-ci s'approchait désormais
nettement plus de la gestion financière. Les soi-disant « ministres » n'étaient que des pions
avec lesquels jouer, des représentants naïfs et rendus inoffensifs dès lors qu'on leur avait fait
miroiter un peu de pouvoir. Les seules personnes importantes ici étaient les grands patrons.
Chaque entrepreneur était venu avec son candidat, mais aussi avec son escorte et sa
sécurité, au plus grand déplaisir de Richard. Les ministres et autres politiciens étaient là pour
la forme, tout comme le président actuel, qui les attendait à l'intérieur du palais, aussi inutile,
fragile et décoratif qu'un vase de porcelaine. Si tout se passait bien, Richard allait rendre tout
ce beau monde impuissant face à lui. Les choses allaient changer en cette journée, et il s'en
frottait déjà les mains.
— En parlant de conscience politique, nous ferions bien d'y aller ! lança-t-il en
désignant le palais. Ne faisons pas attendre Monsieur le président !
Les ministres et autres hommes d'affaires, qui n'attendaient que ce signal pour échapper
aux discours pompeux de leurs homologues, partirent aussitôt vers le palais. Delaroche en
profita pour intercepter un homme qu'il reconnut grâce à son crâne dégarni. Robinson Hotnik,
Directeur général de la section française d'Asimov Technology, et créateur du Sécuritron, lui
offrit un sourire crispé et plein de sous-entendus.
— Débarrassez-vous de tous ces crétins surarmés, ordonna Richard en chuchotant. Ils
risquent de tout faire capoter.
— C'était prévu, grogna Robinson de son accent slave.
82
Le palais de l'Élysée restait un beau bâtiment que les robots-nettoyeurs astiquaient du
mieux qu'ils pouvaient. Certes, certaines sections du palais étaient closes depuis des années, et
tombaient en ruines de ce fait, mais l'ensemble gardait un certain cachet, même si l'endroit ne
valait en rien la demeure de Richard. C'était normal après tout, car le chef d'entreprise vivait
constamment dans sa demeure, en « connexion permanente » à la réalité. Les rares résidents
de l'Élysée, eux, passaient une grande partie de leur temps dans le virtuomonde.
Zéro examina la démarche des hommes et femmes se rendant jusque dans le grand hall où
se déroulait la réunion. L'IA identifia chez plusieurs d'entre eux le boitillement caractéristique
des dépendants au virtuomonde, dont les muscles s'atrophiaient malgré les électrodes. Il
reconnut aussi le tremblement des réalitophobes. Plus on fréquentait la relative sûreté du
virtuomonde, plus la réalité devenait oppressante et source d'angoisse. Pour certains, cette
réunion loin de chez eux et de leurs cabines de surf tenait presque du sacrifice. D'où la
présence accablante des services de sécurité.
Le petit cortège pénétra dans le grand hall d'un pas pressé. Le président s'y tenait déjà avec
quelques ministres, assis autour d'une longue table où attendaient bouteilles d'eau et collations
face à chacun des sièges. La nourriture était traitée pour les estomacs fragiles des dépendants
au virtuomonde. Richard ne toucherait certainement pas à cette pitance ignoble, et cela pour
deux bonnes raisons : tout d'abord parce qu'il était l'une des rares personnes à consommer des
aliments non traités, grâce à sa ferme notamment, mais aussi et surtout parce qu'il craignait les
tentatives d'empoisonnement.
— Soyez les bienvenus, fit le président d'un air tendu. Nous vous attendions...
Sa voix tremblait, lui qui se doutait qu'il n'en avait plus pour longtemps à « diriger » le
pays. L'homme avait encore quelques soutiens parmi les patrons, mais pas les plus vitaux. Il
s'était montré efficace en tant que dirigeant, mais pas assez malléable au goût de tous. Il ne
serait pas réélu pour ne pas avoir su se mettre les bonnes personnes en poche, et ses idéaux
politiques ou ses compétences pesaient peu dans la balance.
83
Chacun s'attabla. Les convives étaient une petite trentaine, plus quelques dizaines de
conseillers venus chuchoter aux oreilles de leurs maîtres, et qui resteraient debout. Zéro les
examina un à un. Il y avait les dix plus grands patrons et patronnes de France, ainsi que les
quinze ministres en activité, plus le président de la République. Le reste n'était que
conseilleurs politiques et marketing, chefs de communication et autres gardes du corps. Zéro
scanna la pièce et marqua tous ceux qui étaient armés. Ils seraient les premiers abattus en cas
de coups fourrés, qu'ils soient hostiles ou non. Les robots de certains entrepreneurs faisaient
de même, mais Zéro savait qu'il pourrait les contrôler à distance grâce à un module de
Robinson Hotnik.
— Mesdames, messieurs, commença le dirigeant français, soyez les bienvenus au
palais de l'Élysée. Je vous remercie de votre ponctualité. Comme vous le savez, les votes de
nos concitoyens sont clos, et nous connaîtrons bientôt le nom du nouveau président. C'est le
moment pour nous de...
— Arrêtons là la mascarade ! scanda Ann Bertolone, la patronne d'Arêva, qui
contrôlait toute l'électricité française. Nous savons tous, vous y compris, que vous ne serez
plus en fonction à la fin de cette journée. Si nous pouvions passer directement aux choses
sérieuses et faire le dépouillement. Nous n'avons pas de temps à perdre, ni les uns ni les
autres !
Le visage fin du président se décomposa, pour le plus grand plaisir de Richard. Ce dernier
appréciait le côté direct de la femme d'affaires autant qu'il détestait le président en activité,
même s'il l'avait soutenu à l'époque de son élection.
— Pour... Pour l'amour de la Démocratie, se défendit maladroitement le chef d'État.
Veuillez respecter le...
— Elle a raison ! lança Mohamed Sarif, sûr de lui. Qu'on évacue donc cette
marionnette pour aller à l'essentiel !
Le dirigeant français fut « escorté » jusqu'à la sortie par ses propres gardes, des gorilles en
costume employés par Sarif Sécurité. Il se retint de protester par peur de la mort. Le président
avait d'ailleurs tout à perdre à se rebeller. Il venait de gagner une retraite dorée dans le serveur
de son choix, en accès illimité, à bord d'une cabine de surf dernier cri. Certes, il ne serait plus
le premier homme de France, mais ses vies virtuelles lui permettraient d'être bien plus encore.
Richard examina la scène d'un œil mauvais. Sarif était en train de prendre ses aises, et avait
gagné un pouvoir considérable depuis que son entreprise gérait la sécurité du pays. C'était le
moment ou jamais de faire stopper son ascension.
84
— Cet imbécile nous aura pompé l'air jusqu'au bout ! éructa Sarif une fois la porte
close. Dire qu'il s'est permis de parler de conscience politique et de liberté dans ses derniers
discours... J'ose espérer que nous recadrerons le débat présidentiel sur nos propres valeurs dès
aujourd'hui !
La liberté, évoquée à plusieurs reprises par l'ancien président dans ses discours, reprenait
directement les idéaux des groupuscules hackers, et allait donc à l'encontre des valeurs que
devait promouvoir l'autorité. Certes, le président n'avait pas directement poussé les citoyens à
la révolte, mais rappeler le principe même de liberté aurait pu avoir ce genre d'effets. Par
ailleurs, le pouvoir lui était monté à la tête, tant et si bien qu'il en avait oublié qu'il ne
contrôlait pas ce pays.
— Vous parlez de recadrage ou de réformes, Sarif ? s'enquit l'un des hommes
d'affaires. Vous pensez peut-être que votre candidat aura réuni suffisamment de votes avec ses
idées fascistes ? Je refuse d'emblée d'aller dans votre sens, et ce ne sont pas les escouades
armées qui attendent dehors qui me feront changer d'avis !
La rumeur souffla dans l'assemblée, et Richard sentit Zéro se crisper, de même que la
plupart des gardes présents. Delaroche gardait un calme absolu, à l'inverse de Rotshield qui se
tortillait nerveusement sur sa chaise. Quelque chose se tramait en effet, et l'armée personnelle
de Sarif n'y était certainement pas pour rien. Néanmoins, Delaroche n'avait pas un seul doute
sur la tournure des évènements, et possédait quelques tonnes de métal pour contrer les
hommes de son adversaire politique. Le riche entrepreneur se dressa en levant les mains, sous
la surveillance de Zéro :
— Un peu de calme, mes amis ! lança Richard suffisamment fort pour tempérer
quelques ardeurs. Habituellement, les conflits ne commencent qu'une fois le dépouillement
terminé.
La boutade fit rire quelques personnes et eut le mérite de détendre l'atmosphère.
— Commençons donc le dépouillement avant de nous mordre au visage ! plaisanta à
nouveau Delaroche. Cléssius, si vous voulez bien commencer...
85
Zéro croisa le regard de Cléssius Devane. L'homme était à la tête de Devane
Communication, la principale entreprise de publicité européenne. Sous ses airs rabougris de
dépendant au virtuomonde se cachait l'homme qui plaçait des pensées dans le crâne des
électeurs et des consommateurs. Cléssius maîtrisait d'ailleurs son art comme personne avant
lui. Il savait sur quel serveur placer telle ou telle publicité, sur quel emplacement donner le
plus de visibilité à ses marques. Mieux encore, il avait inventé le concept de messages
publicitaires subliminaux, notamment sur les serveurs de sommeil. Combien de virtuonautes
se réveillaient avec des envies soudaines, qu'ils assouvissaient presque aussitôt ?
Devane jeta un regard plein de sous-entendus vers Richard avant de débuter le
dépouillement. En tant qu'expert des communications, Devane avait toujours procédé à la
mise en place des systèmes de vote, sous l'extrême surveillance de ses concurrents politiques.
Jusqu'ici, la position délicate de Devane n'avait choqué personne, car jamais aucun des
candidats qu'il supportait ne gagnait, ce qui relevait d'ailleurs bien plus souvent du calcul
politique que de l'échec cuisant. Mais aujourd'hui, cette situation allait changer, car Devane
avait Richard comme allié.
Cléssius manipula précautionneusement le computeur situé devant lui, sous les regards
curieux de ses voisins directs. Quelques tours de clé, quelques manipulations de clavier, et la
révélation n'allait pas tarder à se faire. En attendant l'instant fatidique, l'homme aimait à
meubler le silence tendu par quelques commentaires préparés à l'avance :
— La campagne de cette année fut errée, vous l'avez certainement tous vécu. Certains
candidats ont souffert de ne pas avoir su exploiter les conflits sociaux comme il se doit.
L'autre sujet crucial était celui des hackers, dont le président sortant aurait pu profiter s'il
n'avait pas subi une campagne de sape, pour laquelle vous avez tous été en accord. Les
marketeurs ont comme toujours été très utiles pour vous aider à pousser certains candidats.
Ces élections seront au moins l'occasion d'augmenter ou de révoquer vos responsables de
communication respectifs !
Certains se laissèrent aller à rire, surtout parmi les entrepreneurs. Les ministres restaient
plus crispés. Tout comme le président, ils risquaient leur place dans ces élections, eux qui
n'avaient ni argent ni influence suffisante pour faire valoir leur rôle. Comme le premier
homme de France, ils n'existaient presque que symboliquement, pour donner l'illusion d'une
République. En réalité, ils n'étaient que des exécutifs grassement payés. La plupart d'entre eux
étaient d'anciens employés haut placés des grandes entreprises, et ne devaient leur positions
qu'à leurs bonnes relations avec leurs patrons respectifs.
86
— Le dépouillement en est à 90 %, reprit Cléssius, mais je peux déjà vous dire
sereinement quel candidat va remporter la victoire. Vous vous en doutiez certainement, il
s'agit cette fois-ci d'un parti de gauche. Les citoyens français traversent une période de crise, il
leur faut donc un candidat fédérateur.
Certains des industriels grognèrent, conscients que cette révélation évinçait leur candidat.
Il faut dire qu'ils n'avaient pas été prudents de miser sur la droite après un bilan politique si
mitigé. La plupart des entrepreneurs s'étaient résignés à soutenir des idéaux de gauche. Ils
appréciaient peu les périodes sociales puisqu'ils étaient souvent contraints de faire quelques
sacrifices sur leurs bénéfices, mais y trouvaient tout de même leur compte.
— Je suppose que cela aura des répercussions sur nos affaires ? grogna un chef
d'entreprise mécontent.
— Silence ! Dites-nous plutôt le nom du nouveau président ! Alors nous pourrons
entamer les discussions !
Devane s'exécuta en masquant à peine un sourire de victoire.
— On dirait que Richard Delaroche a encore eu de la chance cette année... C'est de
nouveau son candidat qui remporte les élections !
Cette fois-ci, les protestations furent plus franches dans l'assemblée. Car le candidat de
Delaroche était aussi celui de Rotshield, et surtout de Devane. Sarif, autre force dominante en
présence, parut un instant stoïque avant d'éructer. Il avait placé tant d'espoir et d'argent dans
son candidat qu'il n'avait même pas envisagé la défaite de ce dernier. Bientôt, les hommes
s'accusèrent les uns les autres comme une bande de singes enragés. Seul Delaroche restait
parfaitement impassible, incitant Zéro à faire de même malgré le tumulte ambiant.
— C'est un scandale ! s'indigna Bertolone. Votre candidat était un parfait inconnu !
Tous les sondages le montraient perdant. Nous ne sommes pas dupes Devane, vous avez
triché !
Derrière elle, le prétendant qu'elle appuyait depuis plusieurs années contenait mal sa
rancœur, lui qui passait sous le poste de président pour la seconde fois. Quelques conseillers
de la patronne d'Arêva piaillaient également, à la recherche des chiffres des derniers sondages.
— Ann a raison. Si c'est une blague, elle est de mauvais genre ! ajouta Mohammed
désormais hors de lui. Votre candidat n'est même pas présent ! Il était inconnu de la scène
politique il y a dix mois, et il aurait remporté tous les suffrages ? Recomptez, Devane !
87
Le patron de Devane Communication ne bougea pas. Il était le seul à disposer d'un
computeur, et savait comme tous les autres que les chiffres ne changeraient pas au second
dépouillement. Un ordinateur connecté au virtuomonde ne se trompe jamais. Quant à savoir si
les votes étaient trafiqués ou non, c'était une autre histoire. Richard agita les bras pour capter
l'attention de ses nombreux détracteurs. Il avait intérêt à canaliser les choses avant que la
situation ne s'envenime.
— Un peu de calme, mes amis ! Par pitié ! Vous n'êtes pas sans savoir que cet
ordinateur affiche des résultats exacts, à la voix près. Tout nouveau dépouillement est inutile !
— Tu vas voir si c'est inutile ! se dressa Sarif en levant le poing. Si tu crois pouvoir me
baiser, je vais te...
— Que ferez-vous, monsieur Sarif ? Le fait que votre candidat ne soit pas élu justifiet-il des menaces à mon encontre ? Nous sommes entre gens civilisés, n'est-ce pas ? À moins
que vos gorilles ne soient pas de cet avis ? Je vous rappelle que si vos hommes sont si bien
équipés, c'est grâce aux subventions de l'État. Sont-ils venus assurer la sécurité ou exercer une
pression contre nous ?
Il y eut des contestations du côté des gardes de Sarif, suivies d'un court silence dans la
pièce entière. Politiciens et hommes d'affaires comprenaient la gravité de la situation, car Sarif
n'était en effet pas venu seul à cette rencontre. Son armée privée n'était pas la préoccupation
du seul Delaroche, à en croire les murmures inquiets qui circulaient. Mohammed se tourna
vers ses hommes et leur murmura quelque chose avant de se rasseoir comme si de rien n'était.
Cette réaction pacifique soulagea une bonne partie des gardes du corps présents dans la pièce,
et même les robots se détendirent.
— Soit, Richard ! Allons-y ! Un marketeur sournois comme Devane qui se lie d'amitié
avec le grand Delaroche et son ami Rotshield... Et leur candidat sorti du chapeau gagne
comme par miracle ? Soit ! Continuez votre mascarade, voyons ce que vous avez à dire !
Nous verrons ensuite quelles sont les mesures à prendre...
88
Richard examina froidement son adversaire politique. Delaroche et sa famille
représentaient le virtuomonde et son univers, et régnaient sur ce pays depuis des années déjà.
Sarif, lui, était un jeune opportuniste qui s'occupait uniquement de la sécurité du monde réel,
soit l'exact opposé. Ils étaient faits pour se haïr. Leur seul point commun, et Mohammed
l'ignorait, était leur aversion pour la réalité virtuelle. Jamais ils ne se connectaient, ni l'un ni
l'autre. Alors que les hommes de Sarif étaient en train de murmurer quelques conspirations,
Richard fit un rapide signe de la main à Zéro. Immédiatement, mais dans la discrétion la plus
totale, l'ensemble des Sécuritrons de la pièce capta son attention sur Sarif, que leurs maîtres le
veuillent ou non.
— Merci de votre calme et de votre attention. J'ai conscience des tensions qui règnent
ici, mais elles ne vont pas tarder à s'apaiser. Notre candidat a été élu de manière inattendue —
et je dois reconnaître que ce n'est pas la première fois que l'homme que je soutiens sort
vainqueur — mais cela ne doit en rien jeter du discrédit sur sa victoire. Pour rappel, Devane,
Rotshield et moi-même avons investi des sommes inimaginables dans notre candidat, et ce
n'est pas un hasard si cela a porté ses fruits. Soyons honnête, le génie marketing de Devane a
également été très utile pour note victoire, mais rien dans nos règles n'interdit cela !
Quelques hommes aboyèrent, mais les autres les calmèrent bien vite, trop pressés
d'entendre ce que Richard avait à dire. Comme souvent au moment de la révélation des votes,
chacun voulait savoir ce que les vainqueurs allaient décider pour les cinq années à venir. Les
sponsors et leurs postulants avaient beau se jeter corps et âme dans la campagne, ils ignoraient
presque tout des propositions de leurs adversaires, à cause de l'égocentrisme caractéristique
du virtuomonde.
— Pour rassurer la plupart d'entre vous, permettez-moi de souligner que notre
programme est loin de défier vos idées. Nous reprenons bien entendu diverses mesures
sociales qui sont dans l'air du temps. À commencer par une baisse des coûts de connexion et
du matériel de surf. J'engage également ma propre entreprise à fournir de meilleurs
équipements de surf aux foyers les moins bien dotés, de manière à permettre un accès plus
facile à l'emploi.
L'intérêt n'était pas vraiment philanthropique. Le but était surtout de connecter la
population au maximum. Le court laps de temps durant lequel les travailleurs n'étaient pas
connectés était un temps où ils pourraient douter du virtuomonde, où ils pourraient penser à le
rejeter. La connexion permanente n'offrait pas ce genre d'opportunité, et était donc nettement
plus profitable, pour tous. Cela était primordial pour le bien de toutes les personnes présentes
dans la pièce.
89
— Nous passerons également par une remise en cause de certains serveurs ludiques.
Les taux de suicide élevés préoccupent la population, et certains hackers s'en servent pour
prouver la dangerosité du virtuomonde dans leurs tracts. Nous montrerons donc que nous
traitons le sujet en remodelant les serveurs ludiques les plus violents, puis nous censurerons
purement et simplement les informations relatives au taux de suicide ou de rejet du
virtuomonde. J'envisage, au terme du mandat, et grâce à un meilleur équipement des foyers,
une connexion permanente pour plus de 75 % de la population, ce qui devrait
considérablement diminuer suicides et rejets.
— Vous plaisantez ? objecta l'une des ministres. Votre discours est celui d'un
gestionnaire, pas d'un politicien. Vous ne pourrez jamais forcer les citoyens à rester connectés,
même si vous les équipez du meilleur matériel qui soit. Il est clairement prouvé dans les
dernières études de l'Institut de contrôle des fréquentations virtuelles que les foyers les moins
bien équipés le sont à 85 % par choix personnel, et non par contrainte financière. Une part
significative des Français est encore hostile à la connexion permanente !
— Une part négligeable ! corrigea fièrement Devane. Nos derniers tests sur les
citoyens équipés de cabines sensorielles prouvent que nous parvenons à garder 98,99 % des
virtuonautes connectés en permanence, sans même qu'ils ne s'en rendent compte. Les autres
ne se sont déconnectés au pire qu'une dizaine de fois dans l'année. L'immersion est totale.
Quelques hommes se laissèrent aller à applaudir, pour la plus grande satisfaction de
Devane. La plupart des forces en présence gardaient pourtant une prudente réserve. Tous ici
ne partageaient pas l'idéal de la connexion permanente pour le citoyen lambda, et il en restait
de nombreux pour s'en méfier, Sarif le premier.
— Cette objection écartée, reprit Delaroche, je peux annoncer le dernier point de notre
campagne qui concernera la sécurité intérieure...
— Les hackers ? traduisit Sarif, piqué au vif. Tu es en retard Richard ! J'ai commencé
le travail il y a des mois ! Tout ce que ton candidat inconnu pourra proposer sera dérisoire par
rapport à ce que nous avons fait ! Tu ferais mieux de laisser ces histoires aux personnes
compétentes !
— C'est bien ce que j'ai l'intention de faire, monsieur Sarif. Voilà pourquoi nous avons
d'ores et déjà signé un contrat avec le directeur international d'Asimov Technology, contrat
que je paierai de ma poche et qui va nous garantir l'arrivée de cent mille Sécuritrons de
dernière œuvre pour traquer et éliminer le moindre hacker.
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La révélation fit lever une nouvelle vague de protestations. La précipitation de Richard
n'avait rien de rassurant, lui qui avouait ouvertement qu'il venait de se payer les services d'une
armée privée. Cette divulgation inversait d'ailleurs les rapports de force par rapport à Sarif et
au gouvernement. Par ailleurs, la nature de cette nouvelle armée n'était pas plus rassurante.
Tous ici ne partageaient pas l'admiration de Delaroche pour les IA et les robots, et beaucoup
s'en méfiaient encore à juste titre.
— De qui vous moquez-vous ? hurla l'un. Des robots n'ont jamais été en mesure
d'assurer la sécurité d'un pays ! Ils sont instables et dangereux !
— Vous livrez la France à une entreprise russe ! Asimov Technology maintient un
contrôle plus que douteux sur ses unités ! Et s'ils décidaient de se servir de cette force pour
prendre le pays ?
Mohammed se retenait pour le moment d'éructer. Il se contentait de lisser nerveusement
son bouc. Des gouttes de sueur perlaient sur son front à mesure que ses conseillers et gardes
lui glissaient de nouvelles informations à l'oreille. Il attendit que les récriminations s'atténuent
pour mettre son grain de sel, inquiet par avance de la réponse qu'il recevra :
— Si je comprends bien, Richard, tu nous proposes de remplacer mes services par
ceux de stupides robots ? Et de les programmer pour exterminer les hackers ?
Delaroche fit oui de la tête, et son interlocuteur laissa éclater sa colère :
— Es-tu devenu malade ?! Tu penses que j'ai conçu les équipes de choc pour qu'elles
soient évincées par le premier technophile venu ? Les hackers bénéficient du soutien de la
population, et leur popularité n'a d'égal que l'impopularité des figures d'autorité. Les
escouades de choc sont discrètes, rapides et efficaces. Que penses-tu qu'il se passera quand la
population entendra parler de tes robots ?
— Rien ! s'amusa Richard en balayant la remarque d'un revers de main. Messieurs,
mesdames, soyons réalistes : nous représentons l'intégralité de ce pays, et maîtrisons à nous
seuls le moindre des systèmes qui régissent la France. Mon ami Cléssius possède
l'information, il la distille comme bon lui semble. Pourquoi continuer à vouloir assurer un
minimum de transparence ? Si les hackers sont populaires, nous allons nous servir d'eux dans
le virtuomonde, tout en les réprimant dans la réalité. Pendant que mes robots extermineront
les pirates et les opposants, nous remplacerons progressivement les hackers connus par des IA
qui se rallieront petit à petit à la cause de notre nouveau président, augmentant ainsi le niveau
de satisfaction des citoyens.
91
— Un plan grossier ! lança Sarif, tremblant de rage. Personne ne prendra tes IA pour
de vrais hackers, et nous serons perdus si la mascarade est dévoilée ! Quelqu'un finira par
apprendre l'existence de tes fameux robots ! Je demande à chacun de tempérer ici les ardeurs
de Richard !
— Qui donc pourrait découvrir le rôle des robots, monsieur Sarif ? Vous étiez dans la
voiture face à la mienne. Combien de civils avons-nous rencontrés sur la route ? Aucun ! Et
nous sommes pourtant dans l'un des quartiers de France les plus fréquentés. Quant à la
« mascarade » comme vous dites, j'ai suffisamment confiance en l'intelligence de mes IA...
— Ce n'est pas une question d'intelligence, corrigea Bertolone en s'immisçant dans la
conversation. Nous savons tous que l'intelligence des IA nous surpasse en tout ! C'est une
question... d'humanité ! Même les meilleures IA des serveurs ludiques ne transcrivent pas
exactement l'esprit humain. Leur ton est bien souvent trop froid et dénué d'émotions, sans
parler du problème de redondance. Combien de conversations avec une IA tournent en boucle
inlassablement ?
Richard soupira en levant les yeux au ciel. La patronne d'Arêva comparait les dernières IA
des entreprises Delaroche à de vulgaires personnages de jeux de rôle, preuve qu'elle ne
connaissait rien à l'intelligence artificielle, et qu'elle recevait peu d'informations sur les
récentes avancées technologiques.
Il était loin le temps de « Super pong », le tout premier serveur du virtuomonde créé par
Antho Delaroche, et de sa stupide IA tout juste bonne à frapper dans une balle avec sa
raquette. Ce tout premier serveur, à l'origine un simple jeu vidéo, ne mesurait que quelques
mètres carrés, et il fallait attendre près d'une heure pour le charger complètement.
Aujourd'hui, les plus grands serveurs mesuraient plusieurs fois la superficie de la Terre. Quant
aux IA, elles étaient toujours plus perfectionnées et plus réalistes, même si Richard
communiquait relativement peu sur les travaux de ses ingénieurs.
— Les IA dont vous parlez sont celles que l'on montre au public, madame Bertolone,
celles des gigolos que vous rencontrez sur les serveurs pornographiques où vous venez
exprimer vos fantasmes les plus malsains !
Des sourires déchirèrent certains visages alors que la patronne devenait rouge pivoine,
dans un mélange de honte et de colère. Naturellement, Richard était bien renseigné sur les
fréquentations virtuelles de chacun de ses « collaborateurs ». Cette simple révélation suffit à
faire taire Ann, qui ne tenait visiblement pas à ce que d'autres penchants de sa vie virtuelle
soient évoqués ici.
92
— Les IA dont je vous parle sont nettement supérieures ! reprit-il. N'est-ce pas, mon
bon Zéro ?
Le robot opina docilement du chef en examinant longuement Ann Bertolone. L'attention de
l'IA pour cette conversation était feinte, car elle restait complètement concentrée sur
Mohammed Sarif et les siens, dont le rythme cardiaque atteignait des records, comme s'ils
s'apprêtaient à tenter quelque chose.
— Naturellement, maître, répondit Zéro. Cette bonne femme parle de sujets qui la
dépassent ! Patronne d'Arêva, hein ? S'il n'y a que l'électricité qui l'intéresse, elle ferait mieux
de retourner à ses centrales et de nous ficher la paix !
Certains participants laissèrent échapper des cris de surprise. C'était la première fois qu'ils
entendaient une IA parler avec si peu de tact, mais surtout dans un langage si châtié et naturel.
La phrase aurait pu sortir tout droit des lèvres d'un charretier si tant est qu'il en existe encore.
— Cette IA équipera l'intégralité des Sécuritron livrés par Asimov Technology, et sera
également utilisée pour duper certains citoyens. Il s'agit d'un modèle très sensible, capable de
s'adapter à n'importe quel comportement. L'utilisation de ces IA nous permettra un contrôle
total, à la fois sur la sécurité intérieure et sur la propagande virtuelle. J'espère que cela pourra
vous rassurer ?
— Tu veux dire « te » permettra un contrôle total ? répliqua Sarif. J'oppose mon droit
de censure à cette proposition inacceptable ! Ne laissez pas cet homme appliquer si facilement
ses propres décisions ! Une telle proposition aurait dû être évoquée durant ce conseil, et non
pas prise de manière personnelle !
Rotshield transpirait à grosses gouttes derrière sa chaise. Il craignait visiblement les
hommes de leur adversaire le plus virulent. Richard soupira face à la lâcheté de son
compagnon obèse, se rappelant qu'il avait néanmoins eu besoin de lui pour avoir la mainmise
sur les serveurs les plus importants.
— Et votre propre choix d'équiper plus d'hommes que de raison ? fit Delaroche avant
que de nouvelles mains ne se lèvent en faveur de la censure. Et de ramener plusieurs
escouades armées jusqu'ici ? A-t-il été pris de concert avec d'autres ? Je ne pense pas !
Monsieur Sarif, ma solution apporte des réponses à tous nos problèmes, et sur le long terme !
Les Sécuritrons ont une durée de vie de plusieurs centaines d'années. Que se passera-t-il
quand vos hommes seront tous grabataires ?
— Ils n'auront alors plus personne à protéger si tous les Français subissent la
connexion permanente comme tu le préconises ! Richard, je sais que tu as toi-même pensé à la
solution du clonage pour pallier le problème de désertification démographique...
93
Quelques cris de surprise ou d'appréhension furent lancés à la mention du mot proscrit :
« clonage », l'un des débats moraux les plus importants de l'époque, qui avait entraîné
l'interdiction de la reproduction artificielle, des dizaines d'années plus tôt.
— Je propose d'adopter le clonage pour les équipes de choc. Cela résoudra notre souci
sans avoir à passer par de dangereuses créatures métalliques ! Mes équipes médicales ont les
moyens techniques du clonage, il nous suffirait d'un simple accord de principe.
La proposition déclencha un raz-de-marée de cris et de répliques cinglantes. Ministres et
hommes d'affaires s'entre-déchiraient dans des conflits qui n'avaient plus rien à voir avec le
débat initial. Plus les cris augmentaient de volume, et plus Rotshield essayait de capter le
regard de Delaroche, qui restait stoïque. Heureusement pour le patron des entreprises
Delaroche, son second allié politique était nettement plus courageux et fiable que Rotshield. Il
ne fallut à Cléssius que quelques clics sur son computeur pour calmer l'assemblée entière.
Le patron de Devane Communications venait en effet d'afficher les pistes de la
vidéosurveillance du palais de l'Élysée sur les différents grands écrans disposés autour des
invités. L'image seule suffit à alerter les convives, mais Devane se permit de capter l'attention
des plus distraits en prenant la parole :
— À l'instant même où nous parlons, les équipes de choc de Sarif sont en train
d'encercler le palais. Regardez plutôt : ils s'apprêtent à faire leur entrée. Même les gardes de
l'Élysée sont de mèche. L'inconvénient de laisser la sécurité intérieure à une entreprise
privée...
Les images firent leur petit effet, et bientôt toutes les armes de la pièce furent braquées sur
Sarif et ses quelques hommes. Le chef de sécurité regretta certainement de ne pas avoir amené
l'une de ses équipes de choc dans la salle avec lui.
— On dirait bien que monsieur Sarif s'apprête à vous faire adhérer à ses arguments, de
gré ou de force, ajouta Richard. Êtes-vous en train de nous promettre une guerre des clones,
monsieur Sarif ? Vous connaissez bien vos classiques de science-fiction, mais vous avez
quelques siècles de retard...
— C'est ridicule ! Je protège juste mes intérêts ! Ne le laissez pas vous monter contre
moi, messieurs dames ! Il veut simplement mieux dissimuler sa propre duplicité ! Ces
élections sont truquées, je maintiens la motion de censure et vous incite à faire de même.
Quelques mains se levèrent, tremblantes et hasardeuses. On ignorait si les votants avaient
plus peur de l'armée de Sarif ou des idées de Delaroche.
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— Votez ! s'écria Richard avec entrain. N'ayez pas peur de voter la censure. Je ne m'y
opposerai pas une seconde ! En revanche, j'ignore comment Sarif réagira si vous n'allez pas
dans son sens. Pour ceux qui redouteraient la réponse, sachez simplement que je dispose de
suffisamment de robots pour neutraliser sa tentative de coup d'État. Naturellement, je ne les
utiliserai que si vous me le demandez expressément.
— Tu bluffes ! grinça Sarif.
— Laissons donc nos collaborateurs voter. Je leur donne le choix de me croire ou non.
Sarif lança un regard assassin à son ennemi. L'homme se décomposa en voyant les mains
se baisser progressivement. Les quelques partisans de la censure se taisaient. Nul n'était prêt à
se mettre à dos l'homme le plus riche du monde, en tout cas pas au profit de Sarif. Mohammed
hésita un instant, essayant de croiser le regard de chaque homme d'affaires, la mâchoire et les
poings serrés.
— Vous n'êtes donc pas idiots à ce point ? hurlait-il. Vous ne croyez pas cet homme ?
Il vous monte contre moi !
— Faites partir vos hommes, et nous parlerons ! osa l'un des ministres.
— Mes hommes sont là pour vous protéger ! Vous avez tous voté pour la création des
équipes de choc ! Elles ont rempli leur objectif à merveille, à force de travail et d'obstination.
Et il suffit qu'un Delaroche vous dise de les remplacer pour que vous obéissiez ? Jamais ! Estce bien clair ?
— C'est nous qui vous avons placé dans ce fauteuil, rappela Bertolone. Si vous pensez
avoir le droit de nous prendre en otage, vous vous trompez. Delaroche, disposez-vous
vraiment de quoi freiner les ardeurs de cet homme ?
— Vous ai-je déjà menti, madame Bertolone ?
— Alors je vote pour la neutralisation de son armée privée.
La patronne leva la main, vite suivie par la plupart des autres hommes d'affaires,
grandement aidés par les images des hommes de Sarif, qui semblaient décidés à fuser vers
eux. Mohammed perdit pied en voyant ceux qu'il considérait comme ses alliés voter contre
lui. Il se poussa alors en arrière, laissant le champ libre à ses hommes de main. L'un des
gardes leva son arme vers Delaroche. Le mercenaire s'écroula aussitôt, une balle en plein
milieu du front. Ses compagnons de guerre subirent le même sort. Zéro avait tiré autant de
munitions qu'il y avait d'ennemis, sans toucher aucun des conseillers de Sarif, ni Sarif luimême, car ils n'étaient pas armés.
95
— Merci, Zéro, pour cette petite démonstration, félicita Richard. Voyez plutôt
l'efficacité de la robotique, chers amis ! Aucune victime collatérale, aucune effusion de sang
inutile.
La scène s'était déroulée trop vite pour alerter le moindre garde. Tous restaient crispés sur
leur chaise, comprenant à peine ce qui venait de se passer. Les hommes de main les plus
proches de Sarif saisirent néanmoins le chef de sécurité afin d'éviter qu'il ne tente quoi que ce
soit. Celui qui se pensait maître incontesté de la situation un quart d'heure plus tôt finissait
seul contre tous, un canon collé à la tempe.
Tout aurait pu finir en massacre généralisé si Zéro n'avait pas été le premier à tirer. Plutôt
qu'une fusillade puis une panique, les convives avaient eu le droit à quelques coups de feu
suivis d'un silence de mort, comme si le temps s'était stoppé net. La tension ne baissa pas
quand on vit les équipes de choc s'affoler sur les images de la cour. Les silhouettes noires des
hommes de Sarif s'écroulèrent les unes après les autres, comme fauchées par un vent mortel.
Devane eut la bonne idée de couper l'image avant que les premiers robots n'y apparaissent.
Delaroche n'avait pas intérêt à montrer le nombre de créatures métalliques que son ami Hotnik
avait amenées là.
Les politiciens se crispèrent en voyant débarquer quelques Sécuritrons dans la pièce, qui
venaient uniquement débarrasser les cadavres, avec une application propre aux androïdes. Les
ministres et hommes d'affaires les plus naïfs se laissèrent aller au soulagement, tandis que
d'autres comprenaient davantage la gravité de la situation. Rotshield se permit même
d'applaudir en voyant les dépouilles disparaître, mais fut bien le seul.
— Après cette funeste tentative de Mohammed Sarif, pourrions-nous revenir à notre
sujet originel ?
— Vous plaisantez ? s'offusqua un ministre. Nous aurions pu tous mourir ! C'est un
acte de haute trahison, une offense à la République ! Sarif doit être exécuté pour ce qu'il a
fait !
— Vous êtes en sécurité désormais ! coupa Richard. J'ai pris toutes les dispositions
pour assurer le parfait déroulement de cette transition. Comme je ne suis pas un homme de
guerre, je me refuse à ce que Sarif soit puni de mort ! Il sera simplement démis de ses
fonctions et remis à la vie civile.
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Un Sécuritron ôta le chef de sécurité aux mains de ses ravisseurs, et Mohammed disparut
bientôt de la pièce, solidement escorté. C'en était fini de l'adversaire politique le plus
dangereux et le plus virulent. Et les nerfs des autres venaient d'être mis à rude épreuve. En
quelques minutes, le calme était retombé sur la pièce. La présence de quatre Sécuritrons,
restés à chacun des coins de la salle, n'échappa à personne. Si Zéro avait pu éliminer les
hommes de Sarif si rapidement, ses chers homologues devaient représenter une puissance de
feu terrifiante.
— Je ne m'attendais pas à ce que de simples élections puissent tourner aussi mal, se
désola Richard. Mais l'affaire aura au moins eu l'avantage de tuer le ver qui était dans le fruit.
Si nous reprenions tous nos esprits et discutions enfin de ce pour quoi nous sommes ici ?
Certains acquiescèrent. D'autres semblaient encore en état de choc. Richard savait que cette
proximité de la mort servirait grandement à asservir ses homologues. Désormais, ils avaient
conscience qu'il suffisait de quelques secondes pour que tout dégénère, ce qui aura tendance à
modérer leurs ardeurs politiques.
— Parfait ! Alors peut-être est-ce l'occasion pour nous de vous présenter enfin notre
nouveau président ? Le candidat vient de faire son discours d'introduction et peut enfin nous
rejoindre. Il aura eu la chance d'échapper aux scènes de violence que nous venons de subir. Il
aurait été dommage de commencer ainsi sa carrière politique !
Le silence se fit dans la salle alors que les portes s'ouvraient lentement sur une mince
silhouette. Personne ici n'avait eu l'occasion de rencontrer ce candidat que tous considéraient
comme de second plan. L'homme n'avait jamais été invité à l'Élysée, lui qui se présentait pour
la première fois. Tous mourraient d'envie de rencontrer ce candidat en qui Richard avait mis
toutes ses attentes.
Les visages pleins d'espoir se défirent quand le président pénétra dans la salle. Il portait le
même costume bordeaux que son avatar du virtuomonde, décoré d'un nœud papillon noir : les
couleurs de son jeune Parti. Seulement le nœud papillon enlaçait un cou de métal, sous une
grosse caboche en acier en tout point similaire à celle de Zéro, son borsalino en moins.
— Chers ministres, chers collaborateurs, je vous salue ! fit joyeusement la voix de
l'androïde, qui était aussi celle du candidat telle qu'on l'entendait dans le virtuomonde.
Un court silence fut vite remplacé par des murmures d'appréhension alors que l'assemblée
prenait la mesure de la mascarade. Certains fulminaient, mais nul n'osa faire exploser sa
colère, pas tant que le sang des hommes de Sarif décorait encore la table. Les protagonistes
les plus courageux commencèrent néanmoins à s'exprimer :
97
— Vous n'êtes pas sérieux monsieur Delaroche ? Une IA pour président ? C'est
insensé !
— Les électeurs ne seront jamais dupes !
— Vos robots peuvent peut-être nous protéger, mais pas nous gouverner !
Zéro riait de bon cœur en voyant le stress et l'angoisse prendre les hommes de court.
Son maître semblait tout aussi détendu. Les industriels les plus sages gardaient une réserve
toute diplomatique, tandis que d'autres osaient critiquer ouvertement le nouveau président,
sans se risquer pour autant à remettre en cause Delaroche. Devane et Rotshield, les seuls au
courant de la supercherie, semblaient plutôt satisfaits du petit effet qu'ils venaient de produire.
Après quelques minutes de protestations, les ministres et industriels se turent d'eux-mêmes,
conscients qu'ils n'auraient pas leur réponse s'ils ne se taisaient pas. L'homme d'affaires
souriait, un détestable air de victoire sur le visage.
— Vous qui étiez jusque-là sceptiques quant au réalisme de mes IA, vous voilà
soudain nettement plus convaincus ! La... réalité de mon candidat n'a jamais été remise en
cause par quiconque. À vrai dire, messieurs dames, ce n'est pas la seule IA du paysage
politique français. Il y en a bien d'autres, quelques centaines, que vous pensiez être des
connectés permanents. Mes IA nous ont toujours permis de gérer ce pays en si petit nombre,
et vous n'êtes pas sans savoir qu'en politique, moins on est de fous et mieux on dirige !
Nouveau vent de consternation. Le virtuomonde avait permis de jeter de la poudre aux
yeux non seulement des électeurs, mais aussi des politiciens. Remplacer progressivement des
êtres humains par des IA était la spécialité de Richard. Il faut dire que le virtuomonde ôtait
rapidement toute notion d'âge et de mortalité. Vos interlocuteurs vous offrant toujours l'image
de personnes jeunes et saines, vous en oubliez qu'elles sont mortelles, et ne réalisez même
plus que votre patron n'a jamais changé, malgré vos cinquante ans d'activité dans l'entreprise.
— Mais à quoi bon vouloir placer une IA à la tête du Gouvernement ?
— Et pourquoi pas ? À quoi bon s'encombrer de toutes ces marionnettes qui nous
entourent ? Vos candidats, regardez-les ! Ce ne sont que des moutons bêlants qui risquent
uniquement de nous apporter des problèmes, comme le précédent président, incapable de
saisir l'ampleur de ses discours. Nous pouvons compter sur les IA pour ne pas être déçus. Ce
n'est pas un hasard si Zéro est mon seul accompagnateur aujourd'hui : il me protège bien
mieux que tous vos gardes du corps ! Et vous-même, chers amis ? Ne préférez-vous pas vos
IA à vos propres conjoints ? À qui vous confiez-vous le soir venu ? Une IA est plus fiable et
plus efficace qu'un être humain. Ce serait une erreur de ne pas en utiliser en politique.
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— Et bien sûr vous n'allez pas placer votre cher Zéro à la tête de votre entreprise !
ironisa une ministre furieuse. Parce que vous valez mieux qu'une IA, c'est ça ?
— Non, rétorqua sèchement Richard, parce que je ne vis pas dans le virtuomonde,
voilà pourquoi ! Par ailleurs, nous parlons ici de politique, pas d'économie !
— Et qu'adviendra-t-il de nous dans votre France gouvernée par une fausse
intelligence ? Vous nous mettez au rebut, c'est bien ça ? Comme tout ce que vous ne pouvez
pas contrôler ?
Zéro se tourna lentement vers son maître, comme s'il attendait l'autorisation d'ouvrir le feu.
L'IA connaissait parfaitement les faiblesses et échecs de chacun. Nombre de ces politiciens,
comme toute leur race déchue, étaient corrompus et saturés de vices. L'androïde aurait pu tous
les refroidir et faire cesser leurs objections. Il aurait pu tous les éliminer sur le champ puisqu'il
avait la rapidité et la puissance de feu nécessaire pour cela. Mais ce n'était pas dans les plans.
— Au contraire. J'ai d'autres projets pour vous. À présent que notre cher président a
été reconduit, il me faudra des personnes de confiance, ici, à l'Élysée, pour veiller sur l'IA qui
nous gouverne désormais, et pour la seconder. Vous serez autant de consciences pour notre
nouveau président ! Je vous ai d'ailleurs réunis ici pour faire un premier point avec lui à ce
sujet.
Les mines des ministres reprirent quelques couleurs, même si certains restaient encore
sceptiques. Ils jetaient de temps à autre des regards discrets sur l'androïde du président, qui
assistait à la scène de manière imperturbable.
— Vous voudriez donc que l'on emménage à l'Élysée ? s'étonna une ministre pleine de
doute.
— Vos affaires sont déjà en route, pour ne rien vous cacher. Le Palais est loin d'être
inconfortable, et j'ai fait installer les toutes dernières cabines sensorielles : une pour chacun
d'entre vous. Il serait d'ailleurs peut-être temps de les essayer pour un premier point.
J'aimerais que vous vous familiarisiez avec le caractère de mon IA présidentielle.
Quelques murmures se firent dans la pièce. Les industriels se posaient eux aussi des
questions. Sur invitation du président-robot, les ministres ne tardèrent pas à se lever, et furent
guidés vers la salle de contrôle où les attendaient leurs cabines sensorielles. La porte du grand
hall se referma automatiquement derrière cet étrange gouvernement, et sous le sourire de
Richard.
— Une IA à la tête du pays, douta la patronne d'Arêva, et ces crétins pour la
contrôler ? Êtes-vous devenu fou, Delaroche ?
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— Les ministres ne contrôleront rien du tout ! corrigea Richard sûr de lui. Ces
fameuses cabines sensorielles sont reliées à des réalités secondaires, sur des serveurs clos.
Exactement comme celle de notre ancien président, d'ailleurs. Je viens de les... « désactiver »
en quelque sorte.
— Un serveur carcéral donc...
— Aucunement ! Juste une réalité secondaire. L'important n'est pas d'être en prison ou
pas, l'important est de se sentir emprisonné ou non. Ils seront en prison certes, mais se
sentiront complètement libres et s'épanouiront dans leurs tâches. Leur sort est mille fois
préférable à celui des ouvriers libres mais asservis par le travail, vous pouvez me croire...
La loi française interdisait toute création de réalité secondaire après les nombreuses
arnaques qui avaient eu lieu via ce type de serveur. Les réalités secondaires étaient en quelque
sorte des contrefaçons de serveurs. Certaines étaient les copies conformes d'autres serveurs, et
d'autres voulaient retranscrire la réalité. Dans les deux cas, le vice était de faire passer le
serveur pour ce qu'il n'était pas. Le piège consistait bien souvent à connecter les virtuonautes
sur ces serveurs contrefaits, puis à leur faire révéler certaines informations sur leurs comptes
en banque ou leur vie personnelle.
Là où Richard allait encore plus loin, c'est qu'il disposait d'IA bien supérieures à toutes
celles créées jusqu'ici, et qu'il pouvait les générer en grand nombre. Il ne lui restait plus qu'à
connecter ses convives à un système de réalité virtuelle clos, qui imitait en tout point
l'ensemble des serveurs disponibles depuis la France, puis de peupler ces réalités secondaires
d'IA. En outre, ses cabines spéciales intégraient également un serveur qui simulait la réalité.
Les ministres seraient donc toujours en connexion permanente, mais ne s'en rendraient jamais
compte. Richard avait appris qu'il valait mieux garder un ennemi emprisonné plutôt que de le
tuer. Par ailleurs, cela lui permettait de prouver à l'International qu'il existait encore un
gouvernement français.
Certains des grands patrons examinaient Delaroche avec une méfiance à peine dissimulée.
D'autres jetaient des regards craintifs vers Zéro, aussi immobile que menaçant.
— Les choses que l'on dit sur vous sont donc vraies, osa lancer l'un d'entre eux, vous
êtes un opportuniste aux ambitions démesurées et un grand calculateur.
— C'est ce qu'on dit de moi ? sourit Delaroche.
— Vous venez purement et simplement de faire un coup d'État. Et le fait de placer
l'une de vos IA à la tête du pays ne trompera personne. Nous savons que c'est vous qui
contrôlerez ce pays.
100
— Moi ? Et pourquoi pas nous ? Mes amis, je n'ai fait que reprendre le glorieux
modèle américain. Cela fait des décennies que seules les grandes Industries contrôlent les
États-Unis, à renfort de propagande et de mercenaires. Il était bien temps que nous prenions le
contrôle nous aussi. Après tout, c'est nous qui faisons vivre le virtuomonde. À notre manière,
nous sommes ceux qui donnons la vie aux citoyens français. La question est de savoir si ce
modèle vous plaît ou si vous préférez déclencher le plus grand raz-de-marée médiatique de
l'histoire de France en révélant l'affaire à nos braves concitoyens.
Richard s'était levé, fier de son effet, et tournait autour de la table en toisant chacun des
premiers entrepreneurs du pays. La richesse et le pouvoir étaient des faiblesses comme les
autres. Là où le pauvre n'a rien à perdre et ose tout, le riche devient craintif et paresseux, et
veut tout faire pour ne rien changer à sa situation, par peur de l'empirer.
— Vous êtes libres, messieurs dames, libres de partir et de contacter les médias, ou
libres d'accepter mon offre et de devenir définitivement les hommes et les femmes les plus
influents de France. Laissez-moi simplement vous dire que j'ai des doutes quant à la lucidité
de nos concitoyens. S'ils apprennent tout ça, je ne suis pas sûr qu'ils laisseront le moindre
d'entre nous encore en vie, même celui d'entre vous qui aurait révélé l'affaire, d'ailleurs...
Le silence s'abattit sur le hall alors que les entrepreneurs comprenaient peu à peu la
situation dans laquelle ils se retrouvaient. Seuls Devane et Rotshield semblaient sereins, eux
qui connaissaient d'avance les plans de Delaroche. Zéro fit un rapide signe à son maître, ce
qui incita certains entrepreneurs à reprendre la parole et à accepter ce nouveau système.
L'effet fut immédiat, et tous s'empressèrent d'acquiescer, voire d'applaudir. Delaroche se
fendit d'un sourire plus que satisfait. Ce n'était pas tous les jours que l'on parvenait à placer un
simple programme à la tête de l'une des grandes puissances mondiales. Ce n'était pas tous les
jours qu'on devenait le maître de cette puissance.
Les convives eurent tous droit à leur champagne avant de se décider à partir. Certains
vivaient à des milliers de kilomètres de là, et le temps n'attend pas. Hélicoptères et berlines ne
tardèrent pas à quitter l'Élysée de toutes parts. Finalement, Richard resta seul, en tête à tête
avec Zéro, dans un palais présidentiel plus vide que jamais, si on oubliait les quinze ministres
paisiblement allongés dans leurs tombeaux sensoriels.
— Tout a-t-il été fait selon mes ordres ? s'inquiéta Richard.
— Bien sûr, maître. Autrement je ne vous aurais pas fait signe, ou j'aurais tout fait
pour retarder la fin de cette réunion.
— Es-tu absolument sûr qu'ils ne verront pas la différence au moment de se
connecter ?
101
— Naturellement. Leurs cabines sensorielles n'ont pas été modifiées, seules les
connectiques ont été retouchées par nos ingénieurs. Ils se connecteront comme à leur
habitude, retrouveront l'interface et le matériel qu'ils ont toujours connus, salueront leur fidèle
IA et reprendront leur vie virtuelle comme si de rien n'était...
— Mais dans une réalité secondaire ?
— Mais dans une réalité secondaire, maître. À ce propos, je vous félicite, vous
devenez officiellement l'homme le plus souverain qu'ait jamais connu la France.
Richard se frotta les mains, satisfait. Pourquoi avoir une part du gâteau quand il pouvait
tout rafler ? La prochaine connexion des entrepreneurs serait la dernière. Ils erreraient eux
aussi dans un semblant de réalité, suffisant pour les convaincre. Les IA que Delaroche créerait
en remplacement feraient illusion auprès du reste de la population. Oh certes, il se sentirait
sans doute plus seul, mais il avait suffisamment d'androïdes et d'IA pour accuser le coup. Ne
jamais se connecter au virtuomonde, c'était la règle à comprendre pour parvenir là où il était.
L'entrepreneur fronça les sourcils face à une gêne visuelle au niveau de son œil gauche. Un
petit point noir semblait prendre sa pupille, comme s'il avait une poussière dans l'œil. Il réalisa
pourtant bien vite que le point ne gardait pas une place fixe dans son champ de vision.
Comprenant que le souci ne venait pas de son œil, il passa la main face à lui, comme pour
saisir l'intangible poussière qui semblait polluer sa vue.
— Quelque chose ne va pas, maître ?
Richard se tourna vers l'androïde, cherchant à lui désigner l'imperfection, mais celle-ci
avait disparu pour de bon, comme s'il l'avait rêvée.
— Non, rien, je... J'avais l'impression que... Ce n'est pas grave. Continuons plutôt !
— Bien, maître.
L'androïde gardait les yeux rivés sur l'entrepreneur, le fixant de son visage inexpressif.
Delaroche regarda plusieurs fois autour de lui avant de se décider à partir, aussi pâle que s'il
avait vu un fantôme. Ce n'était qu'un simple point noir, un simple trou. Un point noir, comme
un pixel mort.
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Resistants
Macro scrutait les alentours à l'aide de ses jumelles usées par le temps. Ses hommes se
massaient autour de lui pour tenter de voir ce qu'il voyait, si bien qu'il n'osait pas leur avouer
que le zoom était trop peu précis pour discerner quoi que ce soit. Il faut dire que la petite
troupe était encore située à plusieurs kilomètres de sa cible, en grande partie parce qu'il était
quasi impossible de s'installer plus près sans être repéré par les forces de l'ordre.
— Laisse-moi donc voir, Mac' !
Betty arracha les jumelles des mains de son supérieur en le bousculant pour prendre sa
place. Betty était relativement mignonne pour une « vraie » fille, et restait attirante malgré sa
peau horriblement pâle et ses cheveux sales. Elle posa ses yeux cernés face aux jumelles, et
examina l'horizon.
— Tu te fous de notre gueule ! On ne voit rien là-dedans !
— Désolé, j'ai voulu passer au supermarché pour acheter une paire de jumelles plus
récente, mais il était fermé... depuis trente ans d'ailleurs !
— Ah, ah.
Un autre non-connecté saisit les jumelles pour constater par lui-même, alors que chacun
allait de son petit commentaire sur la marche à suivre. Ils n'avaient aucune visibilité, aucune
carte récente et surtout un plan d'action plus que sommaire. Leurs seuls atouts étaient leurs
frusques, quelques vieilles pétoires glanées çà et là, plus des explosifs si anciens que personne
n'aurait pu dire s'ils allaient fonctionner ou pas. Face à eux, ils auraient certainement des
ennemis bien mieux équipés, mais impossible de deviner à quel point, ni combien ils seraient.
— C'est la merde ! grogna Gamer, le plus jeune des résistants. Tu abuses, Mac', tu
nous avais promis qu'on aurait une meilleure vue depuis cette tour, et on s'est retrouvés à
monter trente étages pour que dalle ! Tu parles d'une réussite ! Mes jambes n'arrivent même
plus à me porter !
— Désolé, G, mais je t'avais bien précisé qu'on était pas dans le virtuomonde ! C'est
clair que c'est moins facile sans les avatars surboostés et les cheat codes, mais estime-toi
heureux d'être libre !
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— Libre ? Mon cul ! À toujours se planquer des brigades de choc, à chasser des
putains de rats pour se nourrir, à marcher sur des kilomètres pour rien parce qu'on est pas
foutus de trouver une carte correcte...
— Arrête un peu de geindre, G ! Et puis pour une fois, on ne peut pas se tromper. La
centrale électrique est bien devant nous : on ne voit que ça. La question est juste de savoir si
on peut pénétrer dans le secteur grillagé sans qu'une armée ne nous tombe dessus...
Une armée... Le mot était risible aujourd'hui. Les seules armées mondiales encore
existantes étaient dans les serveurs ludiques. Peut-être existait-il encore des troupes dans les
pays les plus pauvres, mais les États-Unis avaient suffisamment appauvri le reste du monde
pour empêcher quiconque d'être une menace pour les premières puissances. Les Français
n'étaient pas plus glorieux d'ailleurs, eux qui avaient été trop occupés à faire joujou dans leur
virtuomonde pour ne pas laisser des pays entiers crever de faim. Les résistants, face à la
centrale d'électricité principale de France, avaient, au pire, peur de tomber sur des dizaines
d'hommes, mais cela aurait été bien suffisant pour les éliminer, eux et leurs armes d'un autre
âge.
— Tant qu'on est dans ce bâtiment, autant en profiter pour trouver à bouffer dans les
appartements, fit Koloss, un résistant aux larges épaules et à la carrure sculptée.
— OK, acquiesça Macro, mais n'oubliez pas que vous n'avez pas l'autorisation de
déconnecter quiconque. Trouvez tout ce qui se mange, et veillez à laisser tout le reste dans
l'état où vous l'avez trouvé !
— Et si on rencontre quelqu'un éveillé ?
— Ce ne sera pas le cas, pas ici.
Macro avait reconnu la plaque des entreprises Delaroche à l'entrée de l'immeuble. Il
s'agissait de l'un des nombreux logements sociaux équipés en cabines sensorielles par le riche
entrepreneur. Le non connecté savait d'expérience que les virtuonautes qui possédaient de
telles cabines ne se déconnectaient pratiquement jamais. Le virtuomonde était suffisamment
pratique et agréable pour faire oublier jusqu'à la réalité. Qui donc allait se fatiguer à retourner
dans le réel pour manger, dormir et se laver quand son matériel pouvait assouvir les besoins
du corps et qu'un serveur de sommeil pouvait reposer l'esprit mieux que n'importe quelle
sieste ? Quant à la présence de robots et autres gardes, elle était inenvisageable dans des
foyers sociaux.
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Les éveillés firent leur petite chasse au trésor dans l'immeuble d'habitation. Certains
appartements étaient complètement vides, aseptisés une dernière fois par des robots
nettoyeurs puis laissés à la poussière. Quand un virtuonaute morrait de vieillesse dans sa
cabine sensorielle, son IA transmettait l'information aux services concernés, qui envoyaient
une équipe de nettoyage. Parfois, les services sanitaires venus ôter les corps recouvraient les
meubles de draps blancs, mais bien souvent ils laissaient tout tel quel. Le plus triste était de
constater que les appartements de certains virtuonautes bien vivants étaient aussi poussiéreux
que les chambres vides.
Macro avait investi l'appartement d'un couple encore en vie d'après les signaux des deux
cabines sensorielles placées en plein milieu du salon, sans souci d'épargner de la place. Il
chassa deux rats en pleine séance de grignotage. Même la vermine avait investi les étages les
plus hauts, en quête désespérée de nourriture. Le groupe de résistants n'était pas si différent de
ces rongeurs, pensa tristement Macro, qui fouillait méthodiquement les lieux. En récupérant
des boîtes de conserve, il se retrouva nez à nez avec de vieux clichés représentant un couple,
main dans la main en plein milieu d'un parc. Il était écrit au feutre « Lilia + Cléo » entouré
d'un cœur à l'arrière de l'une des photographies. Le résistant eut du mal à se dire que ces deux
amants souriants et dans la fleur de l'âge étaient aujourd'hui terrés dans leurs tombeaux
virtuels. Se côtoyaient-ils encore dans le virtuomonde ?
La dizaine de résistants en armes se retrouva dans un appartement désert, où ils
rassemblèrent plusieurs matelas de manière à se créer un dortoir confortable. Leur butin était
faible : tout juste quelques rations et de vieilles boîtes de conserve périmées. Les cabines
sensorielles de l'immeuble étaient toutes liées à leur propre système de nourriture, des tuyaux
rapportant la pitance des virtuonautes comme d'autres rapportaient leur eau et leur électricité.
Cela faisait des années que les connectés n'avaient plus à commander leurs courses, et cela se
ressentait au niveau du garde-manger.
Les non connectés se firent cuire le peu de nourriture qu'ils avaient rassemblée. C'était
suffisant par rapport à ce qu'ils avaient l'habitude de trouver. Koloss se mit aux fourneaux
tandis que les autres préparaient la table. C'était curieux de voir un homme si solide en train
de mitonner un plat. Il faut dire que Koloss n'avait jamais vécu dans le virtuel, ce qui
expliquait sa forme olympique et son habilité à cuisiner de vrais aliments. Manger ensemble,
le genre de plaisirs bénins qu'avaient oubliés les virtuonautes.
— Alors, quels sont nos projets pour demain ? osa enfin demander Betty une fois qu'ils
furent tous attablés. On passe le grillage sans plus de cérémonie, sans s'inquiéter pour les
gardes ?
105
— On sait déjà que l'un des leurs fait les cent pas le long du grillage, rappela Koloss. Il
suffit de passer une fois qu'il a fait sa ronde, puis de sprinter jusqu'à la centrale.
— Pas si sûr ! corrigea Macro. La centrale est à quelques heures de marche, ce ne sera
pas si facile. J'ai peur que nous ne nous fassions tous choper si on procède ainsi. Oui, on sait
qu'il y a une patrouille derrière le grillage, mais on ignore s'il n'y en a pas plus loin. Il suffit
qu'il y ait toute une équipe à nous attendre à un kilomètre de là, et c'en est fini pour nous.
— Et qu'est-ce que tu suggères, grand boss ? ironisa Gamer en mâchonnant un bout de
viande séchée.
— Que nous nous séparions !
Quelques-uns des non connectés protestèrent, et les discussions allèrent bon train. Ce
n'était pas le moment de flancher pour Macro, qui avait brillamment réussi en tant que chef de
groupe jusque-là. Selon lui, il fallait absolument qu'ils se dispersent s'ils tenaient à y arriver, et
le résistant refusait de céder aux réprobations trop rationnelles de ses camarades. Certes, son
propre plan était illogique, mais leur objectif l'était tout autant.
Macro et les siens étaient des anti-virtuomonde qui s'étaient rencontrés au fil de leurs
errances respectives. Macro, l'ancien marketeur éjecté de chez Devane Communication après
une campagne ratée, et qui avait progressivement été dégoûté du virtuel à force de fréquenter
des serveurs de moins en moins bonne qualité. Betty, l'ancienne hackeuse arrêtée par une
brigade de choc et interdite de connexion, à qui il avait fallu désactiver le traceur planqué
dans son crâne. Gamer, le jeune dépendant aux serveurs ludiques qui avait tant trafiqué sa
cabine pour tricher que cette dernière n'avait pas supporté le choc. Koloss, le vieux cuisinier
bienveillant, ancien ouvrier dans une usine Delaroche, qui avait tout plaqué par simple
lassitude. Eux et tous les autres avaient leur propre histoire, leurs propres raisons de détester
le système.
De simples marginaux, ils s'étaient proclamés résistants en récupérant des armes partout où
ils le pouvaient, en particulier dans d'anciens commissariats désaffectés. Ils s'étaient ensuite
mis en tête de trouver le meilleur moyen de plomber l'État et de renverser la situation. À une
petite vingtaine seulement, et face à un gouvernement riche et suréquipé, ce n'était pas chose
facile. Heureusement, les résistants avaient pour eux l'atout d'être déconnectés, en dehors du
système, incontrôlables. Ce qui avait un temps paru être une faiblesse pour la plupart d'entre
eux était devenu une force et un avantage.
106
Leur plan, ils l'avaient établi en fouillant de vieux bâtiments administratifs, en interrogeant
des fonctionnaires déchus et d'autres marginaux de la réalité. Ils avaient notamment rencontré
un ancien assistant d'Oxymose de Rotshield, à l'origine de la plupart des serveurs de France,
rien de moins que cela ! Viré sans raison par son employeur, l'homme, forcément rancunier,
leur avait révélé les deux faiblesses de ce système : la grande banque de données et la centrale
principale. La première contenait l'ensemble des serveurs physiques à l'origine du
virtuomonde français, mais était située dans une forteresse souterraine et férocement gardée et
entretenue. La seconde était la plus grande centrale électrique de France, nettement moins
protégée et plus accessible.
Détruire la centrale revenait à couper l'électricité de bon nombre de foyers durant au moins
quelques minutes, avant que des bâtiments de secours ne prennent le relai. Ce n'était pas la
seule centrale de France, mais la plus importante. Certains quartiers seraient définitivement
coupés de leur électricité, d'autres seraient rapidement couverts par d'autres centrales. Mais le
réseau tout entier devrait être affaibli par cet acte, et donc parasité par des coupures et des
défaillances. Les terroristes avaient pleinement conscience de la gravité de leur projet :
certains virtuonautes allaient devenir fous ou mourir sur le coup, violemment déconnectés du
virtuomonde. Mais c'était le prix à payer pour réveiller tous les autres. Couper les Français du
virtuomonde, ne serait-ce qu'une seconde, était peut-être suffisant pour les ramener à la
réalité, pour leur faire prendre conscience de leur état de servitude.
Le petit groupe d'idéalistes se déchira encore un long moment quant au plan à adopter. Les
discussions enflammées finirent pourtant par se muer en rires et en chants, après que Koloss
eut débouché une bouteille de schnaps de sa confection, et que tous eurent partagé le verre de
l'amitié. Il fit également circuler quelques vieux cigares de contrebande : clairement du foin,
mais les résistants s'en foutaient. Ils s'amusèrent et s'enivrèrent une bonne partie de la soirée,
se moquant du bruit qu'ils pouvaient faire dans cet immeuble empli de morts-vivants
connectés, puis s'assoupirent avec raison. Ils auraient besoin d'énergie pour le lendemain.
Gamer, encore un peu ivre, cala son vieux fusil mitrailleur contre lui pour s'endormir. Il
jeta un oeil inquiet vers Macro, qui s'allongeait plus tranquillement dans le lit d'à côté. Le
gamin, ancien accro aux jeux virtuels, était déconnecté depuis quelques semaines à peine. Il
lui arrivait encore de se sentir perdu, ou extrêmement faible, même si ce n'était rien à côté des
crises des tout premiers jours de réalité. Si le groupe ne l'avait pas découvert par hasard, à
côté de sa cabine sensorielle brisée, il se serait certainement laissé mourir de faim.
— C'est bizarre, lâcha le garçon, j'avais toujours des flingues avec moi dans le
virtuomonde, mais ce fusil-là me paraît faux... Je n'ai même pas l'impression qu'il pourrait
tirer.
107
L'adolescent marqua une pause avant de reprendre :
— Tu penses qu'on aura besoin de les utiliser demain ?
Macro se contenta de sourire vaguement. La question n'était pas vraiment à poser. Les
autres membres du groupe avaient déjà dû utiliser leurs armes, qui paraissaient en effet n'être
que des pâles copies de la puissante artillerie qu'on pouvait trouver sur les serveurs de jeu. Il
savait que ceux qui seraient en face d'eux n'hésiteraient pas à utiliser les leurs. Il savait qu'ils
devraient certainement tuer ou mourir. Il était néanmoins convaincu d'œuvrer pour la bonne
cause. Le chef de groupe ne dit rien. Gamer était suffisamment vif pour deviner la réponse.
— Je sais bien tirer, lança alors le gamin fièrement. Mes avatars avaient toujours les
meilleurs guns ! Dans le virtuomonde, j'étais Potti : ça ne te dit rien ? Je suis bête, tu es un
déconnecté ! Et bien, si tu avais pu fréquenter les serveurs ludiques, tu saurais que tout le
monde parlait de moi, j'étais presque une légende ! Je me demande ce qu'ils ont pensé de ma
disparition, d'ailleurs... Ils me croient peut-être mort !
Macro resta silencieux. Il reconnaissait bien cette lueur dans l'œil du gamin, qui trahissait
une profonde nostalgie et une grande envie de replonger corps et âme dans le virtuomonde. Si
le gosse avait eu une seconde cabine sensorielle, ou suffisamment d'argent pour se rééquiper,
il serait sans doute déjà reparti. Le chef de groupe s'enroula dans sa couverture et tourna le
dos à l'adolescent pour bien lui signifier qu'il était temps de dormir. Macro connaissait cette
lueur, il la voyait régulièrement dans les yeux de chacun d'entre eux, Koloss mis à part. Le
virtuomonde avait cet effet sur les gens.
La nuit passa à une vitesse folle, si bien que la plupart des résistants se sentaient encore
plus fatigués au réveil. C'est après une brève collation qu'ils quittèrent leur squat de la nuit,
prêts à reprendre leur mission là où ils l'avaient laissée.
Une ville fantôme, un désert urbain, une ruine : voilà ce à quoi ressemblaient désormais
toutes les villes françaises. Les quelques souterrains peuplés de marginaux mis à part, le pays
était devenu morne et désert. Les vieux bâtiments inhabités étaient peuplés de vermines en
tous genres, véritables zoos accueillant les pires créatures de ce monde et les seules à savoir
survivre de presque rien. La nature, si malmenée durant l'ère du pré-virtuomonde, avait repris
ses droits peu à peu, les parcs s'étendant en jungle, les immeubles dévorés par le lierre, et le
bitume percé de racines et d'arbres naissants.
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Le spectacle aurait pu paraître beau si on ignorait qu'il était né sur un cimetière vivant.
Macro cueillit une fleur issue d'une protubérance du bitume, et la tendit à Betty qui lui lança
un regard charmeur en contrepartie, avant de fixer son vieux gilet pare-balles trop usé pour
être efficace. Face au regard d'une femme, Macro aurait presque oublié pourquoi ils étaient là.
Le système actuel était bancal. Le virtuomonde s'appuyait sur des milliers d'ouvriers et une
poignée de nantis. Un bien maigre équilibre pour faire reposer un pays entier.
— C'est pas tout ça, lança Koloss encore barbouillé de la veille, mais il serait peut-être
temps qu'on le franchisse, ce grillage, plutôt que de rester plantés là comme des glands !
Le petit groupe était en effet posté face à l'immense barrière électrifiée qui cernait la
centrale. Au-delà, on ne retrouvait que de vieilles usines désaffectées, d'innombrables pylônes
ainsi que de nombreux câbles, qui s'étendaient vers toutes les directions comme autant de
toiles. Le cœur de la centrale était plus loin, bien plus loin, à près d'un kilomètre. C'est lui
qu'il fallait faire exploser pour faire sauter le tout.
Marco n'eut à faire qu'un signe pour que Koloss commence à couper une ouverture dans la
grille à l'aide de lourdes pinces. Celui qui n'avait jamais été connecté, un réel de chez réel,
portait d'épais gants doublés de caoutchouc qui lui permettaient d'éviter l'électrocution. Le
groupe de bras cassés n'en avait pas l'air comme ça, mais il disposait d'un équipement
relativement efficace, lui qui avait planifié cette opération depuis des semaines. Le solide
résistant savait qu'il lui restait suffisamment de temps, puisque la seule patrouille du coin
venait à peine de passer. Il termina pourtant rapidement et donna un puissant coup de ranger
dans la grille pour achever le travail. Un carré de grillage d'un peu plus d'un mètre cinquante
de côté se désolidarisa, et Koloss s'y engouffra dans l'instant.
— Venez me rejoindre, les fillettes ! Et faites gaffe à pas toucher le métal en passant, si
vous tenez à ne pas griller sur place !
Quelques hommes s'engouffrèrent avant que Marco ne passe à son tour, vite suivi du reste
du groupe, Betty et Gamer terminant la file. Les résistants ne patientaient pas bêtement
derrière l'ouverture mais couraient tous jusqu'à l'usine la plus proche, se dissimulant près d'un
vieil abri à tonneaux dont le sol était encore maculé d'une huile visqueuse. Macro attendit que
les deux derniers arrivants les aient rejoints pour résumer le plan établi la veille.
— Bon, à présent qu'il y a un trou dans le grillage, la patrouille va donner l'alerte dès
qu'elle repassera. Nous avons encore un peu plus d'un quart d'heure, tâchons d'en profiter.
L'idée est d'attaquer sur plusieurs fronts, et de faire le plus de bruit possible loin du cœur de la
centrale, de manière à disperser l'attention des gardes et à les faire s'éloigner de notre objectif.
109
Les autres écoutaient avec attention, conscients que le moment était plus intense que
jamais.
— Nous sommes seize, ce qui va nous permettre de nous séparer en plusieurs groupes.
Vous connaissez tous vos équipes ? Pour rappel, il y aura deux équipes de trois et deux
équipes de cinq. Les « Trois » vont s'arranger pour débusquer les patrouilles les plus proches
et les éliminer. Pensez bien à les laisser en vie suffisamment longtemps pour qu'ils puissent
donner l'alerte.
— On sera des putains d'appâts ! grogna Gamer qui tremblait de tous ses membres.
— On en a déjà parlé, G ! Si tu te sens pas de taille, Koloss prendra ta place, et tu
viendras avec moi.
— Non, c'est bon ! J'suis un putain de tireur, j'suis Potti, mec !
Il ne croyait visiblement pas à son propre baratin. Macro n'était pas plus confiant, lui qui
savait qu'il valait mieux ne jamais se comparer à son avatar du virtuomonde. Un gosse qui
n'avait jamais tiré dans la vraie vie ne savait pas tirer, c'était clair. Mais Macro préférait
encore garder un guerrier expérimenté comme Koloss près de lui, quitte à sacrifier le gamin. Il
reprit son briefing sans hésiter une seconde de plus :
— Les Trois, arrangez-vous pour tuer le plus de gars possible. Quand vous en avez fini
avec une patrouille, vous courez vous planquer dans l'une de ces usines, et vous surveillez les
mouvements ennemis. Fonctionnez en guérilla : de courtes rafales, à distance, puis du
mouvement. Évitez un affrontement direct, et ne restez jamais à découvert. L'idée est de les
tenir le plus longtemps possible ! Pendant ce temps-là, les Cinq avanceront vers la centrale
pour y poser nos petits cadeaux...
— Et où sera notre point de rassemblement, une fois que vous aurez posé les bombes ?
Macro fut surpris par la question, même s'il ne laissa rien paraître. Ainsi, ses hommes
avaient une telle confiance en lui qu'ils pensaient encore revenir vivants de cette opération. Il
aurait aimé avoir cette certitude, si bien qu'il bafouilla un semblant de réponse avant de
terminer le briefing.
— Chefs de groupe, prenez chacun un talkie-walkie, ce sera notre unique moyen de
contact. Les Trois : ce sera à vous de commencer les festivités. Nous attendrons les premiers
échanges de coups de feu avant de débuter sérieusement la progression. En attendant, nous
raserons les murs vers la centrale. Go !
110
Chaque chef de groupe prit son vieux Talkie. Les combinés étaient énormes comparés aux
micro-puces de communication que les gens s'implantaient dans le crâne vers la fin du XXIe
siècle. Les guérilléros misaient sur le fait que leurs ennemis étaient trop bien équipés pour
percevoir les ondes si basiques de talkie-walkie, et avaient bien raison. Les deux groupes de
Trois partirent en courant vers deux directions différentes, pendant que les autres
progressaient plus lentement.
Macro était à la tête d'une équipe composée de la jolie Betty, du puissant Koloss et de deux
solides gaillards qui semblaient pourtant chétifs à côté de ce dernier. Ils laissèrent la première
escouade s'avancer, préférant rester un peu en retrait. Selon la rapidité des Trois, il leur restait
de dix à trente minutes avant d'essuyer les premiers tirs, et Macro ne tenait pas à être
intercepté avant cela.
— Tu les envoies à la mort n'est-ce pas ? devina Betty. Tous autant qu'ils sont ? C'est
pour ça qu'on n'avance pas encore... Tu sais que c'est trop risqué.
Macro resta impassible.
— Ce que nous faisons est risqué. Tu as dans ton sac une bombe semi-artisanale. Elle
pourrait aussi bien exploser à cause d'une chute ou d'un faux mouvement. Nous connaissons
tous les risques ici.
— Tu es vraiment un grand malade...
— Et c'est pour ça que vous me suivez, non ?
Koloss se prit d'un sourire mais resta silencieux. Il connaissait lui aussi la triste vérité mais
assumait ce destin, ce qui en disait long sur sa détermination. Comme toute personne n'ayant
jamais fréquenté le virtuomonde, le solide soldat accordait nettement plus de valeur à la vie
que les anciens virtuonautes. C'était un honneur pour Macro qu'un tel homme le suive.
La première fusillade se fit entendre. Trois coups successifs, à peine espacés d'une ou deux
secondes.
Macro porta un regard à sa montre — nettement moins pratique qu'une horloge interne —
huit minutes à peine s'étaient déroulées depuis le départ des Trois. Macro fit signe à son
équipe de rester en place, alors que tous s'apprêtaient à se lancer. Il n'y avait déjà plus un
bruit. Le chef de groupe saisit son Talkie-walkie :
— G : c'est ton groupe qui a ouvert le feu ?
— Négatif, boss ! Personne à l'horizon.
— OK. Les autres : vous me recevez ? Qui a tiré ?
111
— Ce n'est pas nous, Mac', répondit la capitaine du second groupe de cinq. Tout est
plutôt calme par ici. Nous continuons d'avancer.
— ...
La dernière escouade ne répondait pas. Trois tirs successifs, il n'en avait pas fallu plus.
— OK les gars ! On a perdu une équipe ! Les Trois, vous continuez sur votre chemin :
méfiez-vous des snipers. Les Cinq, vous avancez en rasant les murs des entrepôts. Évitez à
tout prix de traverser des zones découvertes.
Il attacha le Talkie à sa veste, empoigna son fusil mitrailleur et se mit à courir en direction
de la centrale. Les ennemis étaient peut-être peu nombreux mais semblaient plus doués au tir
que n'importe qui. Macro se mit à espérer qu'il s'agisse d'un sniper doué et non pas d'un
système de protection automatique. Autrement, ils seraient tous morts bien avant d'atteindre
quoi que ce soit.
Il fallut attendre une dizaine de minutes de plus pour que de nouveaux tirs éclatent,
étonnamment pas du côté de Gamer, qui était parti vers l'Est, mais bien face à Macro et les
siens. L'escouade d'en face était prise à partie par une patrouille, alors que Gamer et ses
hommes n'avaient encore découvert aucun soldat. Les fusillades s'intensifièrent à en croire le
bruit. Même de loin, on distinguait facilement les bruyantes rafales des vieux fusils des
résistants et les tirs plus discrets de l'arsenal moderne des gardes de la centrale. Macro
demanda à ses gars de rester accroupis et d'avancer plus prudemment.
— La première équipe n'est pas si loin de nous. On ferait bien de rester sur nos gard...
Une rafale de mitraillette l'interrompit en pleine phrase, vite suivie par la lourde chute d'un
corps. Koloss venait de faucher au passage un tireur isolé qui s'apprêtait à les avoir depuis le
toit en tôle d'une usine proche. Betty alla prudemment jusqu'au cadavre pour récupérer son
arme et ses munitions.
— Les salauds ! grogna Koloss. Il doit encore y en avoir. Ils ne sont pas en groupes
eux non plus. Ils doivent déjà avoir entendu parler des techniques de guérilla, Mac' !
— Rester plantés sur place ne nous sauvera pas ! Alors avançons ! Betty, utilise ce
putain de fusil pour les repérer : autant se servir de leurs propres armes contre eux.
Les coups de feu avaient cessé en face, ce qui pouvait être une bonne ou une mauvaise
nouvelle. Macro se sentit soulagé en entendant à nouveau la voix de la capitaine, nettement
plus tendue qu'auparavant :
— On s'est débarrassé d'une patrouille et de quelques snipers. Mais on a un blessé !
Est-ce que vous pouvez me rejoindre avec vos trousses de secours ?
112
— Hors de question ! Faites-lui juste un garrot et continuez d'avancer ! On récupérera
le blessé quand on arrivera à sa position. Mettez-le simplement à l'abri.
— Bien reçu...
La voix de la jeune femme semblait résignée. La vérité était que la seule trousse de secours
de Macro était quelques vieux bandages déjà couverts de sang sec ainsi qu'une bouteille de
l'infâme gnôle de Koloss. Il n'aurait d'ailleurs pas à les utiliser, car le blessé serait mort avant
même leur arrivée, la balle ayant sectionnée une artère.
Les résistants reprirent la progression sans sourciller, même si Macro sentait des regards
pesants sur lui. Peut-être aurait-il dû verser une larme ou couvrir le corps, mais cela lui
paraissait superflu. Comme s'ils n'avaient que ça à faire ! La centrale était désormais à
quelques centaines de mètres, et les terroristes ne se heurtèrent pas à la résistance qu'ils
attendaient. La première escouade essuya encore les tirs de quelques snipers mais ne subit
plus de pertes. Quant à Gamer, il avançait désespérément vers le vide. Il finit par annoncer à
la radio qu'ils s'étaient retrouvés de nouveau face à une barrière électrifiée, sans croiser la
moindre patrouille.
Là où n'importe qui aurait été heureux d'une telle nouvelle, Macro s'attendit au pire. Ils
étaient désormais à deux pas de la centrale, et personne n'avait tenté de les arrêter, malgré les
différentes escarmouches qu'ils avaient provoquées. Le chef des résistants comprit qu'il avait
été naïf. Les gardes n'avaient pas tous accouru imbécilement vers les premiers coups de feu
mais s'étaient contentés d'attendre l'ennemi là où il avait le plus de chances de se rendre : dans
la centrale.
— Les Trois : faites demi-tour et rejoignez-nous, nous allons peut-être avoir besoin de
renforts à l'intérieur !
Gamer fut ravi d'obéir. Ce petit crétin aurait mieux fait de couper une nouvelle ouverture
dans la barrière et de fuir avec les autres, mais il semblait trop pressé d'utiliser son arme. Il
courait vers la mort avec l'énergie de la jeunesse.
— Les autres sont juste devant ! lança l'un des hommes de Macro, réjoui. On y est
presque !
En effet, les bâtiments annexes se clairsemaient pour laisser place à des cages métalliques
qui enfermaient pylônes et autres conducteurs. Les alentours crépitaient comme une boîte à
fusible et la tension se faisait plus forte. L'équipe de Macro se trouvait à la limite entre les
anciennes usines et le départ de la centrale, une zone découverte séparant les deux. Le groupe
d'en face venait de pénétrer entre les cages, et était donc plus proche de l'objectif que jamais.
113
— Rejoignons-les ! lança le soldat d'une voix enjouée.
Macro le retint par l'épaule, choisissant de rester bien à l'abri à l'ombre de la dernière usine
du paysage. Le leader des résistants fut surpris que l'autre équipe ait pu traverser une zone à
découvert sans une perte. Il s'agissait pourtant de l'endroit rêvé pour une embuscade, voire
pour un tir au pigeon. Une série d'édifices les encerclait, parfaits pour planquer un tireur isolé
qui n'aurait aucun mal à faucher quiconque s'approchait de la centrale. Deux possibilités
subsistaient : soit l'ennemi était stupide, soit ça sentait le piège à plein nez.
— Betty ! Sonde les alentours avec ton fusil. Surveille tous les immeubles qui donnent
sur cet espace. Ce serait idiot de leur part de ne pas avoir laissé des snipers dans les environs.
Après un rapide tour d'horizon, l'ancienne hackeuse repéra trois tireurs qu'elle élimina tour
à tour. Koloss parvint à en abattre un quatrième avec son arme de poing, sans même avoir
besoin d'une quelconque lunette de visée. Macro aurait pu se réjouir d'avoir senti venir le coup
fourré mais s'alarmait plutôt pour ses hommes. Il dégaina à nouveau le Talkie-Walkie.
— Les Cinq ! Faites gaffe à vos fesses ! Il y avait des snipers à l'arrière. Ils attendaient
certainement que vous vous repliiez pour vous canarder. Ils s'imaginaient sans doute vous
prendre en étau : attendez-vous à une forte résistance en face !
— Négatif, Mac', répondit le combiné. Il n'y a personne. Juste des putains de câbles !
On s'approche de la centrale, et il n'y a pas un chat. On va défoncer une porte de service pour
entrer... Vous n'aurez peut-être même pas à vous bouger le cul, bande de fainéants !
Macro n'aimait pas cette nouvelle certitude de la capitaine. Tout cela sentait mauvais, et les
autres s'apprêtaient à se jeter dans la gueule du loup avec la fleur au fusil.
— Boss ! résonna la voix de Gamer dans le combiné. Boss c'est la merde ! Ils arrivent
depuis l'extérieur. On voit cinq ou six fourgons dans le coin ! Ils se dirigent droit sur nous et
sur la centrale !
— Vous en êtes où ?
— On vient de rejoindre les premiers entrepôts. Je pense que les chauffeurs nous ont
vus ! Ces types viennent en renfort !
— OK ! Montez dans les étages ou sur les toits, trouvez une position de tir et bloquez
leurs renforts. On va essayer de se magner pour finir ce qu'on a à faire !
114
Macro rengaina le Talkie, jeta un dernier coup d'œil pour vérifier que tous les snipers
étaient tombés, et se précipita vers la centrale, vite talonné par son équipe. Si des soldats
étaient envoyés en renfort, c'est que les gardes savaient qu'il subsistait un risque d'échec pour
eux, et que tout n'était pas encore perdu. Peut-être avaient-ils surestimé la discrétion de leurs
snipers, ou le côté implacable de leur plan. Macro prit cela comme un encouragement. Gamer
et ses équipiers seraient certainement morts d'ici très peu de temps, mais il leur en faudrait
sûrement moins pour faire exploser le réacteur.
Comme pour décourager l'élan d'espoir des résistants, une nouvelle fusillade fut
déclenchée, juste devant eux, dans la centrale. Les tirs ennemis étaient nettement plus
audibles que le violent roucoulement des vieilles pétoires de l'autre escouade, qui finit
d'ailleurs par s'éteindre. Macro attendit d'être de nouveau à l'abri entre les cages de métal et
les nombreux pylônes avant de saisir son Talkie.
— Les Cinq ! Les Cinq ! Vous m'entendez ?
— ...
Le chuintement sourd du Talkie en disait déjà suffisamment, mais ce n'était apparemment
pas assez, car une voix inconnue résonna à l'autre bout du combiné :
— L'équipe de sécurité de la centrale Arêva a le plaisir de vous informer que vos potes
se sont fait botter le cul, bande de trous d'uc ! À qui le tour ? Et bien, on dirait que c'est à
vous ! Dans pas deux minutes, vos saloperies de crânes de terroristes seront aussi explosés
que ceux de vos connards de...
Une énorme explosion mangea une partie de la façade de la centrale, et fit taire à tout
jamais l'insupportable gardien. Macro et ses hommes furent projetés au sol par le souffle de
l'explosion alors que des débris s'écrasaient tout autour d'eux, certains coupant au passage
nombre de câbles et défonçant quelques pylônes dans des gerbes d'électricité. Un fil électrique
tranché termina sa course sur l'un des résistants, qui hurla un court instant avec toute l'énergie
du monde avant de griller sur place. Les autres le regardèrent, impuissants. Betty tourna un
visage horrifié vers le chef du groupe. Elle pâlit en voyant l'air froid et déterminé de Macro et
comprit instinctivement qu'il était à l'origine de l'explosion.
115
La fumée à peine dissipée, le leader opiniâtre se releva et jeta le détonateur qu'il avait
gardé dans le poing. Oui, il avait prévu l'option de faire sauter les charges à distance, ce qui
venait de lui permettre de ne pas rendre la mort de ses camarades vaine. Certes, il était peu
honnête de sa part de ne pas leur avouer ce stratagème, mais il n'allait tout de même pas dire
aux siens qu'il avait la possibilité de les faire exploser. Macro jeta un œil satisfait vers la
centrale. Une bonne partie de la façade était éventrée, sans compter l'état des installations
électriques les plus proches. Mais il fallait encore poser une charge au cœur même du réacteur
pour le faire stopper purement et simplement.
— Nous n'avons pas fini. Avançons !
Betty serra les poings, ne sachant pas si elle devait obéir ou non. De son côté, Koloss se
relevait douloureusement, une vilaine entaille sur le visage. L'homme semblait désorienté et
jetait des regards incrédules vers la scène. Le dernier résistant était en train de rechercher son
arme dans les débris, décidé à terminer leur mission.
Macro fut le premier à s'engouffrer dans l'ouverture de la façade, finalement suivi par Betty
et le dernier soldat. Koloss, blessé, avait tardé à se reprendre en main et essayait désormais de
les rattraper à toute vitesse. L'intérieur du bâtiment avait été passablement touché, si bien que
Macro devina que les flux électriques avaient déjà dû en prendre un coup et toucher les
premiers virtuonautes. Une partie des coursives froides au plancher métallique était
condamnée, et le feu avait pris naissance dans une autre section des locaux. Macro tenait
pourtant à porter le coup de grâce.
Une rafale accueillit les trois résistants en tête quand ils pénétrèrent dans les sous-sols de la
centrale. Une balle fit exploser le crâne du premier rebelle, et Macro sauva Betty in extremis
du même sort en la plaquant à l'abri contre le mur d'une coursive voisine. Ils tombèrent face à
une poignée de soldats qui semblaient eux aussi avoir pris quelques coups sur la tête.
En entendant des bruits de pas dans leur direction, Macro jeta aussitôt une grenade vers
leur position, maintenant Betty solidement collée contre le mur pour lui éviter d'être soufflée
par l'explosion. Le résistant entendit le bruit sourd de la grenade cognant contre l'un des
soldats, suivi de l'explosion qui envoya quelques organes aux quatre coins du couloir. Alors
que la centrale était en train de s'enflammer autour d'eux, Betty serra son compagnon tant
qu'elle le pouvait entre ses bras. Il fut surpris de la voir rechercher sa bouche du bout des
lèvres, puis de l'embrasser langoureusement pendant que des soldats hurlaient de douleur à
quelques pas de là. L'ancienne hackeuse repoussa soudainement Macro quand elle prit
conscience que de nouveaux hommes se dirigeaient vers eux.
116
Ils se situaient encore dans l'entrée du sous-sol, composé de labyrinthiques couloirs exigus,
et non dans le réacteur principal où les plafonds étaient hauts de quelques mètres pour former
de puissants arcs électriques. La hackeuse se contenta donc de passer son fusil mitrailleur vers
la coursive et de tirer à l'aveugle. Quelques rafales plus tard, Macro osa passer le corps tout
entier dans l'ouverture, le doigt appuyé sur la gâchette. Précaution inutile : il n'y avait plus que
sang et cadavres.
— Personne ! lança-t-il. Ce ne sont que des poches de gardes armés. Ils n'avaient pas
prévu que nous pénétrerions jusqu'ici !
La guerrière, aux nerfs éprouvés par le choc, s'engouffra à son tour dans le couloir.
Ignorant les tripes et les macchabées, elle se rua à nouveau sur Macro. Ce fut à elle de le
pousser contre le mur cette fois-ci. Il ne resta pas passif dans leur étreinte, lui saisissant la
nuque et le cou, posant son autre main sur les reins puis les fesses de la jolie rebelle. La scène
avait quelque chose d'irréaliste et de bestial, les résistants se perdaient entre leurs pulsions de
mort et de sexualité. Il fallut quelques minutes au chef de groupe, alors que sa main essayait
de passer sous le gilet pare-balles de la belle, pour comprendre que ce n'était pas le moment. Il
repoussa le bassin dangereusement proche de Betty, puis son corps tout entier, lui arrachant un
gémissement frustré.
— Nous aurons tout le temps pour ça plus tard ! tenta-t-il en essayant de calmer sa
propre excitation. La mission passe avant tout.
— Tu as raison, souffla-t-elle un peu honteuse.
Elle posa un rapide baiser sur ses lèvres, à peine tentée d'aller plus loin, et se décida d'ellemême à reprendre la route. Macro ne put s'empêcher de fixer le regard sur ses fesses, bien
conscient qu'il ne les verrait jamais nues. Croire encore à leur survie dans cette situation aurait
tenu de l'inconscience, même si un fond d'espoir naissait de l'esprit du révolutionnaire. Fuir
avec Betty, rassembler les nouveaux éveillés, rebâtir un monde plus sain, loin du virtuel et de
l'aliénation. Tout cela semblait à portée de main.
Les deux rebelles parcoururent à nouveau les coursives qui les séparaient du réacteur
principal, croisant au passage quelques gardes qu'ils éliminèrent sans plus de mal. Il n'y avait
plus trace de Koloss derrière eux, et Macro se dit qu'il était probablement perdu, tué par les
renforts ou atteint par un trauma crânien. Il avait vu l'ouverture dans le crâne de son ami, ainsi
que son air perdu après l'explosion. Ils n'étaient donc plus que deux à pouvoir changer la face
du monde. Adam et Ève à nouveau réunis.
117
La salle qu'ils recherchaient était un vaste espace empli de bobines et autres matériaux
électroniques inconnus, chargé de tension et régulièrement parcouru d'arcs électriques. Des
passerelles traversaient la pièce de manière labyrinthique pour rejoindre tel ou tel côté. Le
réacteur principal se situait en plein centre, et fonctionnait encore parfaitement à en croire la
quantité d'énergie qu'il dégageait. Face à ce monstre de métal et d'éclair, Macro réalisa à quel
point ils avaient eu raison de continuer. Si les dégâts de la première explosion semblaient
lourds en apparence, ce n'était qu'une blessure superficielle pour la bête, qui n'empêcherait en
rien le virtuomonde de fonctionner.
En bonne tireuse qu'elle était, Betty fit exploser tour à tour les crânes des quelques gardes.
Dans un espace découvert, ces hommes étaient vulnérables, d'autant qu'il ne restait que de
vulgaires membres de la sécurité, les agents d'élite ayant déjà tous succombé. Macro eut
comme un élan de tristesse pour ces pauvres types qui tombaient comme des mouches, dont la
vie ne devait pas être plus réjouissante que la leur. Ils n'étaient finalement que des dommages
collatéraux, et ce ne seraient pas les seuls.
Les deux résistants se précipitèrent vers le réacteur principal. En contrebas, le sol crachait
des éclairs prêts à brûler vif le malheureux qui tomberait par là. Macro réalisa que les gardiens
défunts portaient de nombreuses protections en caoutchouc, et comprit qu'ils n'avaient pas
intérêt à s'éterniser s'ils ne tenaient pas à finir grillés. Le chef de groupe prépara la charge
explosive et la posa simplement sur le point de la passerelle le plus proche du réacteur. Il
programma le détonateur pour leur laisser largement le temps de s'enfuir. L'explosion serait
suffisante pour tout souffler. Macro aurait bien jeté son sac plein d'explosifs contre le réacteur,
mais il y avait de fortes chances pour que la tension générale ait tout fait exploser avant même
que les résistants n'aient pu bouger le petit doigt.
— Maintenant on s'arrache ! hurla-t-il pour couvrir le crépitement. On a vingt
minutes !
Macro gardait le détonateur au creux de sa main, juste au cas où. Une demi-heure plus tôt,
il aurait tout fait exploser sans en demander plus, mais il y avait Betty désormais, et leur
avenir. Il y avait tout un tas de souvenirs à construire, ainsi qu'une famille et une petite bâtisse
sur la côte. Le Nouveau Monde qu'ils allaient créer permettrait ce genre de fantaisies, ce genre
de libertés. Malgré ses illusions, Macro savait que les brigades de choc avaient certainement
refroidi Gamer et ses collègues depuis un bout de temps, et qu'elles les cueilleraient à leur
sortie de la centrale. Si cela arrivait, il ferait tout sauter. Betty se tourna vers lui, tout sourire.
Ses yeux pétillants, ses cheveux en bataille. Il l'imaginait déjà en train de courir sur une plaine
verdoyante comme on pouvait le voir sur ces vieux serveurs romantiques. Mais ce serait la
réalité cette fois-ci !
118
— Regarde ! lança-t-elle en désignant une silhouette devant eux. Koloss est de retour !
L'homme était bien là, à l'entrée de la salle du réacteur. Macro et Betty lui hurlèrent
quelques encouragements. Ils reçurent pour seule réponse une rafale de fusil mitrailleur. Betty
s'écroula contre la passerelle, s'accrochant vaguement à la rambarde avant de s'étaler en plein
milieu du chemin. Macro, plus par réflexe que par volonté, sauta derrière un garde-fou où il se
planqua immédiatement pendant que le fer encaissait les quelques balles de Koloss.
— Bordel de merde ! hurla Macro effaré. C'est nous, putain ! C'est nous ! On y est
arrivés !
De nouvelles balles s'écrasèrent contre le maigre rempart, et l'une d'elles siffla à l'oreille de
Macro. Koloss était un bon tireur et un homme déterminé. Le chef des résistants tremblait de
tout son corps. Qu'était-il arrivé à son ami ? Le choc avait été si fort qu'il en avait oublié leur
mission ? À moins qu'il ne déambule dans les parages en allumant tout ce qui bouge.
— Calme-toi, Koloss ! On est avec toi ! tenta à nouveau le leader des résistants.
— Mais ferme donc ta gueule, Macro ! J'ai fait une erreur : j'aurais dû tous vous
plomber nettement plus tôt ! Tu m'as bien enculé avec ce détonateur à distance ! Je ne m'y
attendais pas ! Moi qui avais l'intention de jouer le jeu jusqu'au bout.
Les pensées de Macro fusaient en tout sens parce qu'il recevait trop d'informations à la
seconde. Il entendait le bruit des bottes métalliques de Koloss, qui s'avançait certainement
vers sa position. Il entendait les gémissements de Betty, qui se tortillait, blessée, à quelques
mètres de là. Il voyait aussi le détonateur, en contrebas, qu'il avait laissé chuter au moment de
la fusillade. Sur le sol électrifié de la salle, le gadget n'était pas récupérable. Il y avait enfin les
paroles de Koloss qui résonnaient dans la pièce. Un traître... Celui qui semblait le plus dévoué
à leur cause n'était qu'un traître ! Macro ne parvenait pas à comprendre.
Il passa un œil à travers une ouverture du panneau de métal derrière lequel il s'était caché.
Koloss venait de s'engager sur la labyrinthique passerelle, d'un pas lent et mesuré, son fusil en
main. Il était encore trop loin pour que Macro puisse l'atteindre sans avoir à quitter son abri.
Le chef de groupe hésitait d'ailleurs à tirer sur son ancien ami.
— Pourquoi, Koloss ? Pourquoi faire tout ça ? T'es le seul à n'avoir jamais été
connecté ! Tu sais ce que vaut la vie, Koloss !
— Justement, pauvre connard ! Je vis dans la fange de cette réalité grotesque depuis
trop longtemps, j'en ai soupé de la réalité ! Vous vous croyez bercés par de grands idéaux,
mais voyez un peu dans quelle merde vous voulez plonger le monde ! Tu sens cette odeur de
sueur ? Tu vois le sang et le cervelas de vos victimes ? La voilà ta réalité, ta précieuse réalité.
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Une nouvelle rafale caressa le garde-fou. Cette fois-ci, une balle rebondit contre la
rambarde et vint s'enfoncer dans le mollet de Macro qui hurla de douleur. Comme un animal
terré, il se décida enfin à se défendre, conscient que Koloss n'hésiterait pas à le tuer. Macro
posa maladroitement son arme contre le rebord et tira quelques balles en direction de son
nouvel ennemi. Comme Betty était allongée, il ne risquait pas de la toucher au passage.
Koloss était rapide, tout habitué à la réalité qu'il était. Il plongea à son tour à couvert.
Profitant de ce répit, Macro rampa vers son adversaire. Il devait changer de position pour
surprendre l'autre résistant. Des arcs électriques continuaient de toucher la passerelle, et
Macro fut brûlé à plusieurs reprises par des faisceaux agressifs. Entre ça et les tirs réguliers de
Koloss, il avait intérêt à faire cesser au plus vite cette fusillade pour ne pas finir grillé. Sans
compter que le minuteur de la bombe égrenait toujours les secondes.
— Où te caches-tu, sale rat ? grogna Koloss en tirant au hasard. Des rats... Vous n'êtes
que des rats : vous allez cramer en voulant grignoter un fil trop gros pour vous ! Vous êtesvous déjà regardés, sérieusement ? Un ancien marketeur, une hackeuse merdique... Vous ne
luttez pas contre un système injuste, vous luttez contre un système qui vous a rejetés !
Ces invectives peu prudentes révélaient la position de Kollos et permirent à Macro de le
situer mentalement. Koloss avait entamé une bonne partie du trajet qui le séparait de la
position initiale des résistants. Il n'allait donc pas tarder à tomber sur Betty. Macro devait l'en
empêcher à tout prix : il passa à nouveau son arme et tira à l'aveuglette. Une balle lui faucha
la main. Il hurla en relâchant son arme, qui chuta en contrebas, sur le sol électrifié. Quand il
rabattit le bras, Macro comprit qu'il lui manquait trois doigts. Koloss n'était pas à prendre à la
légère. Il ne parlait pas comme un amateur trop sûr de lui, mais comme un chasseur qui tentait
d'appâter sa proie.
— Trop lent mon petit ! C'est pour ça qu'ils t'ont viré de chez Devane ? Tu étais trop
lent comme marketeur ? Trop mauvais ? Tu n'arrivais pas à influencer les foules... C'est pour
ça que tu veux te venger ?
— Va te faire foutre ! grogna Macro en pansant maladroitement sa main.
— C'est toujours la même chose avec les anciens virtuonautes... Vous êtes lents,
pitoyables et hargneux. Je suis né pour vous combattre, vous savez ? On m'a... dressé, pour
lutter contre les gens comme vous. C'est à cause de vous que je suis condamné à vivre dans
cette réalité merdique, tu comprends mieux ma haine à présent ?
— Tu... Tu fais partie d'une brigade de choc ? Enfoiré, tu nous as menti !
120
— Et bravo au très perspicace Macro pour avoir découvert la révélation de l'année !
Bien sûr que je vous ai menti, bordel ! Mon histoire puait le préchauffé, mais vous étiez trop
cons et idéalistes pour vous en rendre compte ! Je devais simplement veiller à ce que vous ne
fassiez pas trop de dégâts, et surveiller vos éventuels réseaux.
Macro contemplait sa main meurtrie qu'il avait enserrée dans un bandage déjà imbibé de
sang. Le résistant observa rapidement sa montre. Il restait une quinzaine de minutes avant
l'explosion. Le tireur blessé disposait encore d'une arme de poing et de quelques grenades.
C'était exclu pour les grenades, d'une parce qu'il risquait de blesser Betty, et de deux parce
qu'il n'avait aucun intérêt à démolir la passerelle, ni à entraîner une réaction en chaîne qui les
ferait tous griller sur place. Ne lui restait que son flingue, qu'il devrait manier de la main
gauche.
— Tu veux savoir le pire dans l'histoire ? Mes supérieurs vont me blâmer pour vous
avoir laissé faire sauter cette putain de façade ! Je vous ai suivi des semaines pour un tel
résultat, je vais en prendre pour mon grade, c'est sûr. Mais ne t'inquiète pas pour moi, j'en ai
vu d'autres ! Et puis vous êtes si faciles à coincer que je n'aurais pas de mal à me refaire,
comme on dit. Tu sais, vous êtes ma seule distraction, ici. Chacun d'entre vous est un peu mon
serveur ludique à moi. Comme Betty, la petite pirate...
Macro se releva et tira à quelques reprises de sa main valide. Koloss s'était déjà planqué, si
bien que le chef des résistants se remit à couvert instantanément.
— C'est ça, gaspille tes dernières munitions, ducon ! On dirait que j'ai touché la corde
sensible ? Elle t'a tapé dans l'œil, la petite ? Comme à nous tous ! Je l'ai tronchée à plusieurs
reprises, la gamine, un bon petit bout !
Nouvel échange de coups de feu, mais cette fois-ci Koloss fut plus rapide. Une balle
percuta Macro en pleine poitrine, et il fut projeté en arrière par l'impact. Heureusement, c'est
son gilet pare-balles qui encaissa le choc.
— Je vais te crever, salaud ! hurla l'ancien marketeur, hors de lui, en vidant une partie
de son chargeur.
— On va pas se fâcher pour une paire de fesses ? D'ailleurs je le vois d'ici, son petit
cul. Elle m'a pas l'air bien en point la petite... Je devrais abréger ses souffrances, si tu veux
mon avis.
— Arrête ça tout de suite !
— Allons, c'est juste l'histoire d'une balle ou deux. Elle survivra pas de toute manière.
Macro hurla, désespéré, en tirant à nouveau vers la position présumée du traître.
121
— Tu es moins bon de la main gauche. Faut dire que tu n'es pas non plus une pointure
en tant que droitier. Je remarque tes efforts, mais il va quand même falloir que je la bute, cette
petite garce. Si tu savais le nombre de gens qu'elle a tués avec ses conneries de piraterie : un
fléau !
Macro entendit les bruits des bottes de Koloss contre la passerelle. Il s'avançait vers Betty,
qui était bien trop mal en point pour se défendre. Le sang du résistant ne fit qu'un tour, et il se
leva de sa position sans attendre, flingue dressé, ignorant son mollet meurtri, sa main en
lambeaux et les nombreuses brûlures dues aux arcs électriques. Il n'avait plus qu'un objectif
en tête : sauver Betty, sauver leur avenir imaginaire.
Macro tira plusieurs fois vers sa cible tout en courant vers la position de sa chère. La
douleur de son mollet était telle qu'il étouffait une larme à chaque pas. Face à lui, le traître
accroupi ne tarda pas à réapparaître, tout sourire. C'en était fini de lui ! Macro tendit son arme
et pressa la gâchette. Plus de munition ! Koloss le tenait désormais en joue, plus sûr de lui que
jamais.
— T'es pas dans un serveur de guerre, crétin : les armes ne se rechargent pas toutes
seules dans la vraie vie ! Maintenant tu ne bouges plus ou je dégomme ta dulcinée !
Macro vit son adversaire lever le pied. Il ne voyait pas le reste de son corps, dissimulé
derrière les rambardes des passerelles, mais il devinait que le traître venait de poser son pied
sur Betty, comme un chasseur le ferait sur la carcasse de son gibier. La jeune fille à sa merci,
Macro sous la lunette du fusil, le membre de la brigade de choc savourait sa victoire avec un
certain sadisme.
Son adversaire jeta un œil sur le pistolet déchargé, puis sur sa montre. Il restait neuf
minutes avant l'explosion. Il ne put s'empêcher de sourire. Ce connard venait de leur prendre
leur avenir, mais celui qu'ils avaient prévu pour le reste de la France allait s'accomplir pour de
bon, ce serait la fin du virtuomonde.
— La situation t'amuse, ducon ? Je vais te faire passer l'envie de sourire ! Oh, à moins
que ce ne soit ta putain de bombe qui te donne le sourire ? Tu l'as réglée sur quoi ? Trente
minutes ?... Non, c'aurait été trop ! Vingt minutes ? Il en reste quoi là ?... La moitié ? Je te
connais trop bien, Mac' ! Il me faudra pas deux minutes pour la rendre inoffensive, alors j'ai
encore un peu de temps pour savourer ma victoire, tu ne penses pas ?
— Tu n'es qu'un sale fils de pute ! hurla Macro avec férocité en se précipitant vers la
brute.
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C'était l'énergie du désespoir : Koloss était bien trop loin, et le mollet de Macro trop touché
pour qu'il ait la moindre chance de l'approcher sans être abattu. La brute s'amusa des réactions
de sa proie tout en alignant son fusil mitrailleur contre son épaule, un sourire aux lèvres. Ce
sourire s'effaça en même temps que toute autre expression quand le crâne du traître explosa en
plusieurs morceaux bien juteux. Le corps massif du terrible Koloss resta un long moment
dressé, fusil pointé, avant de s'écrouler lourdement. Macro n'osait pas y croire. À l'entrée de la
grande pièce, Gamer observait la scène, fier de lui, rabattant le fusil de sniper qu'il avait
récupéré sur l'une de ses précédentes victimes.
— Je t'avais pas dit que j'étais un putain de tireur ?! triompha le gamin en levant son
arme.
Macro ignora son sauveur et boita jusqu'à Betty, qui respirait bruyamment à côté du
cadavre de Koloss. Elle jeta un regard paniqué vers Macro dès qu'il pénétra dans son champ
de vision. Il la souleva comme il pouvait pour la caler contre une rambarde. Elle avait perdu
énormément de sang, touchée à plusieurs endroits. Finis les rêves de vie calme, finie la
maison sur la côte. Il caressa sa joue ensanglantée. Elle était tout à fait consciente de son sort.
— Il... Il mentait... souffla-t-elle. Je n'ai jamais couché avec lui.
— Chut, Betty ! Ménage tes forces. On peut encore s'en sortir.
— Tu mens. Je le... Je le vois bien.
— Mais non, tu verras ! Dans une semaine, tu iras mieux. J'ai des plans pour nous. On
aidera les survivants, on se bâtira une petite ville dans la nature. On sera heureux, je te jure !
— Tu penses ? La nature, la paix... Tout comme dans le virtuomonde... Tu m'aimes,
Mac' ? Je t'ai... toujours trouvé... très mignon.
La jeune fille blessée fut prise d'un tremblement. Elle cracha un dernier flot de sang, et c'en
fut fini. Macro refusa d'y croire. Il la saisit avec force, dans une sinistre étreinte, mais rien n'y
fit. Elle ne bougeait plus d'un cil, simplement morte. Gamer s'approcha timidement, l'air
paumé. Il ne semblait pas vraiment touché par la mort, lui qui venait d'abattre son pesant de
gardes.
— Mac'... Mac'... Elle est morte. On peut plus rien pour elle. Il faudrait y aller.
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Le gamin saisit son boss par l'épaule et l'aida progressivement à se relever. Il dut presque le
traîner loin de là, jusqu'à ce que Betty soit hors de vue. Gamer jeta un œil sur le chef de
groupe à la peau en partie brûlée par l'électricité. Macro était couvert de sang et de crasse, il
claudiquait, ses membres tremblaient. Finalement, c'était le gamin sans expérience qui s'en
sortait le mieux dans cette histoire. Qui l'eut cru ? Le gosse tira son leader hors de la salle du
réacteur. Ils avaient encore du chemin à faire !
— Il faut qu'on se dépêche, Mac' ! Combien de temps il nous reste avant l'explosion ?
L'ancien marketeur jeta un œil amusé à sa montre, qu'il prit soin d'essuyer du sang qui la
couvrait. Il leva un regard presque joyeux sur Gamer, qui attendait sa réponse avec angoisse :
— Cinq secondes, G ! Tu as fait du bon boulot !
4, 3, 2, 1. Le bruit d'une explosion juste à côté, puis le noir le plus total. Aussi simple que
d'appuyer sur un interrupteur. Les deux résistants avaient été balayés par la puissance du choc,
anéantis. Ils n'étaient plus que particules de poussière, comme tout ce qui se trouvait à cent
mètres à la ronde. Mais alors que Macro s'attendait à la lumière blanche, aux flammes rouges
ou encore au Néant le plus total, il n'eut droit à rien de tout ça. Tout ce qu'il voyait, en lettres
rouges sur fond noir, lui apparaissait comme le générique d'un vieux film. Il était clairement
écrit : « Game Over ».
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Credits et remerciements
• Couverture du recueil créée par Maud Souffois d'après une photographie de
Kevin N. Murphy (Licence Creative Commons CC BY 2.0)
• Police d'écriture des titres : PixelSplitter, par Manfred Klein
• Merci à Jean-Basile Boutak pour ses précieuses recommandations sur les différentes
nouvelles
• Merci à Tipram Poivre pour sa recherche des mots justes et sa chasse aux répétitions
• Merci à Châpal&Panoz pour leurs conseils et leur travail sur le format de ce livre
• Merci à Pauline Doudelet (et à son homme !) pour sa relecture et ses remarques
Tous droits réservés, Pierrick Messien © Copyright 2013
ISBN : 979-10-92266-00-9
Note aux lecteurs
Salut à toi, cher lecteur. J'espère que tu as apprécié cette balade à travers le virtuomonde, et
les quelques rencontres que tu auras pu y faire. N'hésite pas à partager tes impressions, bonnes
ou mauvaises, sur les plateformes de vente ou directement sur mon site. Ton avis m'importe
plus que tu ne le penses !
Ce livre numérique est le tien, et j'ai pris soin de ne pas l'enrichir au DRM ! Sens-toi libre
de le partager avec tes proches et de le faire découvrir autour de toi. Si tu ne l'as pas payé, ne
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