ÉCRIRE L`ERRANCE AU FÉMININ Terra incognita: femmes

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ÉCRIRE L`ERRANCE AU FÉMININ Terra incognita: femmes
ÉCRIRE L’ERRANCE AU FÉMININ
ALESSANDRO CORIO, ILARIA VITALI
Pour ma part, je me suis toujours sentie en terra
incognita. Je ne me sens propriétaire d’aucun
espace: tout est à conquérir, chaque herbe, chaque
poussière. La pratique de langues multiples et
l’adhésion aux cultures respectives neutralisent
le sentiment d’appartenance: on se transforme
en étranger universel. On est soi et l’autre.
Anna Moï, Espéranto, désespéranto
Terra incognita: femmes, expatriation et écriture
Le lien entre l’écriture et l’exil, le ban ou l’expatriation, remonte
aux origines mêmes de la littérature. L’écriture est toujours un pays
étranger, un lieu de perte des repères quotidiens, une quête de soi
qui doit passer inévitablement par un ailleurs – qu’il soit géographique, linguistique ou «intérieur».1 Cela s’avère encore plus vrai
lorsqu’il s’agit d’écrivaines migrantes, qui, de par leur statut de femmes et d’émigrées, se trouvent dans une condition de double étrangeté dans le champ littéraire.
On serait tenté d’affirmer que l’écriture féminine est constitutivement une écriture de l’ex-patriation, lorsqu’elle naît comme mouvement conscient de déterritorialisation – pour reprendre le terme
deleuzien – par rapport à un espace établi et contrôlé par la «Loi
du Père» ou de la «Patrie». Elle l’est aussi lorsqu’elle transgresse
une série d’interdictions – notamment celle de l’accès des femmes au
1
De grands théoriciens du roman du XXe siècle, comme G. LUKÁCS et M.
BAKHTINE, pour ne citer qu’eux, ont beaucoup insisté sur le lien entre le dépaysement social et culturel et la naissance du roman moderne. Cfr. G. LUKÁCS, La Théorie du roman, Paris, Gallimard, 1989 et M. BAKHTINE, Esthétique et théorie du roman, Paris, Gallimard, 1978.
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champ littéraire, qui peut assumer aussi les formes ambiguës d’une
assimilation immunisante 2 – et lorsqu’elle remet en discussion les
normes littéraires et esthétiques définies par l’écriture et par la critique masculines.
Au cours du XXe siècle, beaucoup d’écrivaines provenant de
pays différents – souvent des anciennes colonies françaises, mais aussi des pays de l’Europe de l’Est ou de l’extrême Orient, qui n’ont
pas connu des formes de domination ou de conquête françaises –
ont abandonné leur terre et leur langue maternelle et ont choisi
la langue française comme lieu d’accueil, d’hospitalité 3 et de création.
Or, parler d’écrivaines expatriées, migrantes ou nomades de langue française nous expose de manière inévitable à une série de risques importants concernant les «étiquettes», qu’il nous faut pourtant assumer comme autant de points de départ de notre enquête.
Réfléchir sur des écrivaines migrantes exige nécessairement d’avoir
recours à plusieurs disciplines et approches critiques à la croisée des
savoirs. Le risque principal des catégorisations étanches est en effet
celui de réduire la singularité et l’exceptionnalité de leurs écritures
à une «assignation à résidence sexuée», ethnique ou nationale, reproduisant ainsi au cœur du geste critique des formes de marginalisation ou de ghettoïsation.4 Il s’agit d’ailleurs d’un vieux problème,
sur lequel la réflexion autour de l’écriture féminine s’est penchée à
partir de ses textes fondateurs.5 La volonté de rupture des catégories et des interdictions sociales et idéologiques imposées par la société patriarcale et par une idéologie phallo-logo-centrique, ainsi que
le recours à une forme de nomadisme volontaire conçu comme un
2
Il s’agit d’une forme de relation à l’altérité qui, au lieu d’exclure l’autre d’un
ensemble communautaire ou identitaire, essaie de réduire son potentiel perturbant
d’étrangeté l’intégrant dans cet ensemble même, lui attribuant un rôle subalterne
et contrôlé par l’ordre dominant du discours. À ce propos, cfr. la réflexion du philosophe italien R. ESPOSITO, Immunitas. Protezione e negazione della vita, Turin, Einaudi, 2002.
3
Sur le rapport entre l’écriture, l’hospitalité et l’étranger cfr. J. DERRIDA, De
l’hospitalité, Calmann-Lévy, 1997 et ID., Le Monolinguisme de l’autre, ou la prothèse d’origine, Paris, Galilée, 1996.
4
Cfr. D. NAUDIER, Assignation à «résidence sexuée» et nomadisme chez les écrivaines, dans A. LASSERRE, A. SIMON (dir.), Nomadismes des romancières contemporaines de langue française, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2008.
5
Cfr. V. WOOLF, Une chambre à soi, Paris, 10/18, 2001 (A Room of One’s Own,
1929); S. DE BEAUVOIR, Le deuxième sexe, Paris, Gallimard, 1986; L. IRIGARAY, Ce
sexe qui n’est pas un, Paris, Éditions de Minuit, 1977.
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acte conscient de subjectivation, étaient ainsi dramatiquement exprimés dans l’écriture-corps 6 d’Hélène Cixous:
Écrire français? De quel droit? Montre-nous tes lettres de créance,
dis-nous les mots de passe, signe-toi, fais voir tes mains, montre tes pattes, qu’est-ce que c’est que ce nez-là?
J’ai dit «écrire français». On écrit en. Pénétration. Porte. Frappez avant
d’entrer. Formellement interdit.
– Tu n’es pas d’ici. Tu n’es pas chez toi ici. Usurpatrice!
– C’est vrai. Pas de droit. Seulement de l’amour.7
L’exclusion 8 et le silence imposés à la voix féminine dans l’histoire, ainsi que la rupture marquée par sa venue à l’écriture, acquièrent
une dimension encore plus problématique, ambivalente et chargée
de sens, dans un contexte colonial et postcolonial. Comme l’affirme Gayatri Chakravorty Spivak dans un essai devenu célèbre, Can
the Subaltern speak?,9 la subalterne – colonisée et femme – apparaît
doublement exclue et effacée des espaces sociaux. Elle ne dispose
donc d’aucun espace d’énonciation, d’aucun lieu où sa parole puisse se dire et s’écouter, devenant ainsi moteur de changement culturel, politique ou social. Cependant, il ne faut pas oublier, comme
Homi Bhabha l’a bien souligné,10 que le mimétisme, le silence apparent ou la parole voilée, peuvent se révéler des stratégies efficaces de subversion de l’ordre phallocentrique et colonial.11 Il s’agit là
de problématiques que l’on retrouve chez plusieurs écrivaines expatriées provenant de la «postcolonie» étudiées dans ce numéro: c’est
le cas, entre autres, d’Assia Djebar, ainsi que des plus jeunes Calixte Beyala, Fatou Diome et Ghania Hammadou.
6
H. CIXOUS, Le Rire de la méduse, «L’Arc», n. 61, Simone de Beauvoir et la
lutte des femmes, 1975.
7
ID., La Venue à l’écriture, dans Entre l’écriture, Paris, Des femmes, 1986,
pp. 21-22.
8
Cette exclusion est témoignée, entre autres, par le manque en français d’un
mot pour indiquer les «femmes écrivains», un manque comblé de plus en plus par
l’adoption du québécisme «écrivaines». Cfr. A. LASSERRE, A. SIMON (dir.), op. cit.
9
G. C. SPIVAK, Can the Subaltern speak?, dans C. NELSON, L. GROSSBERG,
Marxism and the Interpretation of Culture, Chicago, University of Illinois Press,
1988.
10
H. BHABHA, On Mimicry and Man, dans The Location of Culture, London,
Routledge, 1994; cfr. aussi A. DONADEY, Recasting Postcolonialism: Women Writing
Between Worlds, Portsmouth, Heinemann, 2001.
11
Cfr. A. DJEBAR, Ces voix qui m’assiègent. En marge de ma francophonie, Paris, Albin Michel, 1999.
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Les auteures présentées dans les pages qui suivent ne proviennent pourtant pas uniquement de la «postcolonie»: dans cette revue d’écrivaines venues d’ailleurs nous avons voulu rendre compte
aussi de celles que Robert Jouanny appelle «singularités francophones», à savoir des écrivaines qui ont choisi, délibérément, d’écrire
en français s’inscrivant ainsi «dans une démarche plus individuelle
que collective».12 C’est le cas des Roumaines Maria Maïlat, Rodica
Iulian et Oana Orlea, de la Grecque Mimika Kranaki, de la Hongroise Agota Kristof, de la Chinoise Shan Sa.
L’expérience de l’expatriation est, pour plusieurs d’entre elles,
une expérience de douleur, de tragédie, de détachement irrévocable et de perte, où l’écriture intervient parfois comme pharmakon
– médicament et poison à la fois –, comme ré-ouverture continue
d’une césure/blessure jamais cicatrisée de manière définitive. Ainsi, le français devient souvent un lieu d’ancrage difficile, une terre
nouvelle qui peut être l’objet d’une conquête, au prix de sacrifices
et d’amputations souvent tragiques, une terre qui doit être patiemment cultivée, labourée dans l’inquiétude et la conscience qu’elle
restera toujours, d’une certaine manière, incognita.
Exil, expatriation, diaspora …: le leurre des labellisations
Dans son célèbre essai Reflections on Exile,13 Edward Saïd analyse le paradoxe entre la réalité tragique de l’exil et la fascination
que ce dernier suscite dans la culture et dans la littérature contemporaines: «Exile is strangely compelling to think about but terrible to experience. It is the unhealable rift forced between a human
being and a native place, between the self and its true home: its essential sadness can never be surmounted. […] But if true exile is
a condition of terminal loss, why has it been transformed so easily
into a potent, even enriching, motif of modern culture?».14 Cet essai de Saïd nous aide à opérer une distinction primordiale entre les
catégories d’exil et d’expatriation. D’après Saïd, le premier naît de
l’ancienne pratique du ban de la communauté d’appartenance; il
12
R. JOUANNY, Singularités francophones ou choisir d’écrire en français, Paris,
PUF, 2000, p. 6.
13
E. SAÏD, Reflections on Exile and Other Literary and Cultural Essays, Londres, Granta Books, 2001.
14
Ibid., p. 173.
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implique donc l’exclusion et l’impossibilité du retour. L’exil supposerait aussi, à la différence des mouvements de masse qui caractérisent l’extrême contemporain (et qui ont pour acteurs les réfugiés,
les demandeurs d’asile politique, les émigrés etc.) «une touche de
solitude et de spiritualité». A contrario, l’expatriation impliquerait
le choix d’individus qui «voluntary live in an alien country, usually for personal or social reasons. […] Expatriates may share in the
solitude and estrangement of exile, but they do not suffer under its
rigid proscriptions».15
Très exploitées par la critique littéraire, les catégories d’exil et
d’expatriation nous paraissent cependant insuffisantes pour décrire
les formes multiples et changeantes des itinéraires personnels et artistiques des écrivaines étudiées, ainsi que des rapports très variés
qu’elles entretiennent avec leurs pays d’origine.
Pour rendre compte de cette complexité, plusieurs critiques préfèrent utiliser des labels tels qu’«écritures de la diaspora» ou «écritures migrantes», en posant l’accent sur l’hybridité, l’ambivalence,
la polyphonie et la créolisation linguistique et stylistique qui les caractérisent. Le concept de diaspora a connu un grand essor sous
l’influence de la théorisation de Stuart Hall, Paul Gilroy et James
Clifford. Originairement lié à l’expérience vécue par le peuple juif,
ce concept a assumé une signification plus large, désignant, comme
chacun sait, la dispersion des membres d’une communauté à travers
le monde. Pour Stuart Hall, ce terme indique pourtant une condition globale, marquée par l’expérience du déplacement et de la déterritorialisation: «Since migration has turned out to be the worldhistorical event of late modernity, the classic postmodern experience
turns out to be the diasporic experience».16 Refusant de lier la notion
de diaspora à l’ethnicité, Hall décrit l’identité diasporique comme
une identité dans laquelle agissent, de manière complexe et diversifiée, les forces conflictuelles de l’identification et du changement à
la fois. Par ailleurs, l’expression écritures migrantes, dont l’emploi
s’est particulièrement développé au Québec, notamment suite à la
publication du roman de Régine Robin La Québécoite (1983), indique bien la multiplicité des parcours artistiques ainsi que l’importance de ces phénomènes migratoires vertigineux qui ont changé les
Ibid., p. 181.
S. HALL, The Formation of a Diasporic Intellectual, dans D. MORELY and K.H.
CHEN (dir.), Stuart Hall: Critical Dialogues in Cultural Studies, Londre et New York,
Routledge, 1996, p. 490.
15
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cartographies littéraires nationales du XXe siècle. Elle n’a pourtant
pas encore suscité l’intérêt de la critique hexagonale.17
À cette revue terminologique on pourrait ajouter de nombreuses autres tentatives de définitions forgées par des critiques ou
par des écrivains. Il s’agit souvent de mots-valises qui mettent en
rapport constant deux – ou plusieurs – réalités normalement tenues comme contradictoires: il suffit de penser à l’enracinerrance 18 de Jean-Claude Charles, à l’emigressence 19 d’Hédi Bouraoui,
ou bien à la migritude 20 de Jacques Chevrier. Parmi les dernières
notions, il faut évoquer sans doute aussi celle de «littérature-monde en français», lancée par un manifeste de 2007 signé par 44 écrivains de langue française, qui a proposé une critique radicale du
concept de francophonie, proclamant la liberté d’écrire en français
sans appartenir à aucune autre communauté que celle de la langue.21
Les études les plus récentes sur le phénomène migratoire ont
beaucoup insisté sur la dimension transculturelle et transnationale
des projets et des itinéraires des migrants, souvent caractérisés par
un rapport dynamique et articulé entre plusieurs langues, systèmes
de valeurs et codes symboliques. Surtout dans les années 1980, des
disciplines comme les Cultural Studies, Gender et Queer Studies, Border Studies, Transcultural Studies se sont penchées sur des figures
tenues à tort comme marginales – migrants, femmes etc. – dans le
champ littéraire. Reçues avec une certaine méfiance en France, elles sont désormais de plus en plus appliquées aux études littéraires
francophones, et figurent comme autant d’étapes nécessaires à une
approche plus mûre et moins ethnocentrique à cet univers pluriel
d’écritures ex-patriées, qui défient par définition les canons et les critères herméneutiques traditionnels. L’appartenance plurielle semble
17
«à la différence de postcolonial, l’expression écritures migrantes n’est pas traduite de l’anglais, elle s’est imposée en français, non pas d’ailleurs en France ni en
Europe, mais outre-Atlantique, au Québec», D. COMBE, Écritures migrantes: Régine
Robin, dans A. LASSERRE et A. SIMON (dir.), op. cit., p. 25. Cfr. aussi A. DE VAUCHER
(dir.), D’autres rêves. Les écritures migrantes au Québec, Venise, Supernova, 2000.
18
J.-C. CHARLES, L’Enracinerrance, «Boutures», n. 1.4, mars-août 2001, pp. 3741.
19
H. BOURAOUI, Emigressence, Éditions du Vermillon, Ottawa, 1992.
20
J. CHEVRIER, Afrique(s)-sur-Seine: autour de la notion de «migritude», «Notre
Librairie», n. 155-156, juillet-décembre 2004.
21
Cfr. M. LE BRIS, J. ROUAUD, E. ALMASSY, Pour une littérature-monde, Paris,
Gallimard, 2007.
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être reconnue par la critique, aujourd’hui plus que jamais, comme
le moteur privilégié de l’œuvre artistique et littéraire.
Cette brève revue terminologique, qui pourrait s’étendre encore,
montre à quel point la réflexion sur l’écriture expatriée s’est développée au cours des dernières décennies, tout en dévoilant les difficultés de la critique à définir les écrivains migrants, difficultés qui
s’aiguisent lorsqu’il s’agit d’écrivaines. Le recours constant et croisé à toutes ces disciplines et aux outils critiques qu’elles fournissent
aux chercheurs – et que chacun des spécialistes décline à sa manière dans les pages qui suivent – nous paraît, à ce jour, le seul moyen
capable de rendre compte de la complexité de leurs œuvres.
Écrivaines et migrantes: choix de langues et d’écritures
Selon Saïd, la condition existentielle de celui ou de celle qui
vit ailleurs ne se limite pas au déracinement radical, ni à une ivresse superficielle de l’errance et du multiple. Elle doit se lire plutôt
comme un travail complexe et jamais résolu, ce qui nous conduit à
observer que toute perte, tout détachement et toute force déstabilisatrice sont bien inhérents à la demeure et à la langue mêmes. «We
take home and language for granted, they become nature, and their
underlying assumptions recede into dogma and orthodoxy. The exile knows that in a secular and contingent world, homes are always
provisional».22
Saïd exprime là son refus de toute dimension propriétaire du
langage, un refus qu’on pourrait bien considérer comme constitutif
du rapport entre le sujet et la langue,23 ainsi que de l’écriture comme territoire de non-appartenance: «On écrit toujours dans une langue étrangère, fût-elle sa langue maternelle»,24 affirme la romancière
d’origine vietnamienne Anna Moï. Cette dimension de non-appartenance acquiert une intensité particulière chez des auteurs qui vivent l’exil et l’écriture au féminin et qui se situent souvent dans une
tension créatrice, tantôt douloureuse, tantôt exaltante, entre plusieurs langues. Qu’elles se définissent exilées, expatriées, nomades
E. SAÏD, op. cit., p. 185.
Cfr. M. CRÉPON, Les Promesses du langage (Benjamin, Heidegger, Rosenzweig),
Paris, Vrin, 2002.
24
A. MOÏ, Espéranto, désespéranto. La Francophonie sans les Français, Paris,
Gallimard, 2006, p. 33.
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ou qu’elles choisissent de ne pas se définir du tout, les écrivaines
abordées dans les pages qui suivent revendiquent pleinement leur
liberté de traverser les frontières, les langues, les discours, les genres et les styles. Le choix d’écrire en français peut ainsi se révéler
une revendication d’indépendance et de délivrance des structures
patriarcales de la langue d’origine.
Pour certaines, dont les écrivaines originaires du Maghreb, le
français côtoie la langue maternelle depuis l’enfance, non sans l’émergence de phénomènes bien connus de diglossie; pour d’autres, il représente une conquête, fruit d’un travail acharné, d’un apprentissage qui ne se fait pas sans douleur. Si dans son essai Ces voix qui
m’assiègent,25 Assia Djebar parle de son tiraillement entre quatre
langues – le berbère, l’arabe, le français et la langue du corps – ce
«tangage des langages» 26 semble investir aussi d’autres écrivaines de
notre corpus, tiraillées entre le français et la résurgence de leur(s)
langue(s) maternelle(s). Si pour Shan Sa, «l’apprentissage tardif du
français est handicap et source de création»,27 pour Colette Fellous
la langue – tout comme l’identité – ne semble être qu’une toile de
Pénélope que l’on tisse et que l’on détisse. Si pour Linda Lê, le
choix du français comme langue de création s’est toujours imposé
comme une évidence, Agota Kristof n’est arrivée à écrire cette langue que par un long travail de labor limae, ce qui est témoigné, entre autres, par les quelques manuscrits présentés dans ce volume.
Pour Maria Maïlat, qui nous offre ici un texte inédit, «une langue
choisie témoigne de notre présence dans l’histoire, du fait que nous
sommes des femmes mortelles, contemporaines d’un temps que l’on
n’approuve pas, mais que l’on assume par liberté». D’autres écrivaines, dont Mimika Kranaki, n’abandonneront jamais leur langue maternelle et continueront leur va-et-vient constant d’un pays à l’autre,
d’un langage à l’autre.
Ce développement d’une sorte de «surconscience langagière» 28
ne fait que stimuler la capacité de l’écrivain(e) de créer sa propre
langue d’écriture, ce qui peut aboutir à un intérêt presque exaspéré pour les mots: «la situation des écrivains francophones est emblématique d’un parcours qui les condamne, de quelque lieu qu’ils
A. DJEBAR, op. cit., 1999.
Ibid., p. 14.
27
SHAN SA, Le Miroir du calligraphe, Paris, Albin Michel, 2002, p. 32.
28
L. GAUVIN, L’Imaginaire des langues: du Baroque au Carnavalesque, «Littérature», n. 121, mars 2001; cfr. aussi ID., La Fabrique de la langue, Paris, Seuil, 2004.
25
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proviennent, à penser la langue».29 Qu’il soit choisi, complètement
maîtrisé ou encore difficile à apprivoiser, le français est constamment retravaillé, bricolé, traficoté, car la langue d’origine laisse toujours ses marques sensibles dans la texture des ouvrages. L’expérience de l’émigration, ainsi que de la réalité autre du pays d’accueil,
se transmet dans l’espace scripturaire par des stratégies langagières
spécifiques, tel que le code-switching, à savoir l’alternance intraphrasique de termes allogènes, l’invention de néologismes, ou bien le recours aux emprunts multiples – et parfois systématiques – aux langues maternelles.
En puisant dans des sources diverses, les ouvrages de ces écrivaines vont bien au-delà du simple témoignage et c’est souvent dans
les domaines stylistiques et langagiers qu’elles révèlent une originalité parfois surprenante. Venues d’ailleurs, elles demeurent à la
fois héritières d’images ancestrales et novatrices en ce sens qu’elles ont actualisé des thèmes parfois abusés, par des pratiques textuelles originales, en nous offrant un regard doublement nouveau.
Pour se débarrasser de tout «marquage sexué»,30 elles s’éloignent
consciemment, surtout dans les expériences littéraires les plus récentes, des formes, parfois abusées, liées à l’intimisme et à l’autobiographie. Leur vécu entre pourtant dans la machine narrative par
le biais de l’autofiction 31 ou bien de la métafiction.32 Apparemment
inconciliables, les univers qui participent de leur expérience autobiographique semblent donc se rencontrer dans l’espace scripturaire, lieu idéal d’une quête identitaire, qui devient aussi quête de formes, de genres et de discours. Un espace extrêmement fécond et
animé par une tension créatrice entre la revendication d’une écriture spécifiquement féminine et la volonté d’être reconnues non
pas grâce à – ou à cause de – une différence liée au sexe, au genre ou aux origines ethniques, mais grâce à la valeur esthétique des
œuvres.
29
L. GAUVIN, Les langues du roman: du plurilinguisme comme stratégie textuelle, Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1999, p. 10.
30
Voir, entre autres, les mots d’Assia Djebar: «Je me présente à vous comme
écrivain; un point c’est tout. Je n’ai pas besoin – je suppose – de dire “femme-écrivain”. Quelle importance?» A. DJEBAR, op. cit.
31
Cfr. S. DOUBROVSKY, Fils, Paris, Galilée, 1977.
32
G. GENETTE, Palimpsestes, Paris, Seuil, 1982 et ID., Métalepses, Paris, Seuil,
2004.
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De l’errance géographique au nomadisme littéraire
La palette métaphorique de l’émigration, très riche, se décline
donc de manière différente pour chacune des écrivaines étudiées ici,
à tel point que toute tentative de catégorisation se révèle illusoire.
Si certaines ont été obligées de quitter leur pays pour fuir guerres
civiles, persécutions, interdictions et régimes dictatoriaux, d’autres
continuent de garder un contact constant avec leur pays d’origine,
ou bien décident de partir vers de nouvelles frontières. Donc, non
pas seulement des écrivaines exilées ou expatriées, mais aussi des
nomades, qui revendiquent pleinement la liberté radicale de leurs
mouvements, de leurs paraboles existentielles et de leurs parcours
d’écriture. Ce terme, nomadisme, se charge d’ailleurs de résonances
multiples: la «pensée nomade» théorisée par Gilles Deleuze et Félix
Guattari dans Mille Plateaux: capitalisme et schizophrénie (1980),33 a
été appliquée aux domaines les plus divers. L’une de ses acceptions
les plus intéressantes dans le contexte des études de genre est celle de Rosi Braidotti,34 qui définit la «nomadologie philosophique»
non pas comme une simple, voire banale, exaltation de l’errance,
mais comme une critique et un dépassement des conceptions ethnocentriques de l’«identité à racine unique»,35 sans oublier pour
cela l’importance du «lieu» et de la «position» d’élocution/écriture. «Le trait distinctif de la post-modernité tardive», écrit Braidotti,
«est le déplacement des catégories différenciées à l’intérieur même
du sujet et de sa corporalité, qui n’est plus ni naturelle, ni culturelle, mais prise plutôt dans un entre-deux dynamique, complexe et
épuisant. Nos racines bougent et notre subjectivité se nomadise».36
Plus récemment, le concept de nomadisme a été repris par Audrey
Lasserre et Anne Simon, qui l’appliquent aux expériences d’écriture féminine de l’extrême contemporain, pour mieux faire ressortir
cette tendance à dépasser le niveau autoréférentiel ainsi que toute frontière ou clôture. Depuis cet angle de vue, l’écriture devient
33
G. DELEUZE, F. GUATTARI, Mille Plateaux. Capitalisme et schizophrénie, II, Paris, Éditions de Minuit, 1980.
34
Cfr. R. BRAIDOTTI, Soggetto nomade. Femminismo e crisi della modernità,
Rome, Donzelli, 1995.
35
É. GLISSANT, Poétique de la Relation, Paris, Gallimard, 1990.
36
R. BRAIDOTTI, La Pensée féministe nomade, «Multitudes», n. 12, 2003, p. 31;
cfr. aussi P. ZACCARIA, Mappe senza frontiere. Cartografie letterarie dal modernismo
al transnazionalismo, Bari, Palomar, 1999.
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ainsi «un défi lancé à l’enfermement ou à l’exclusion».37 En effet,
si pour Rosi Braidotti le sujet nomade «s’oppose au dualisme qui
a condamné la femme à la spécularité dévalorisante, à être l’autre
sexuée d’un sujet se voulant égal à lui-même»,38 certaines écrivaines
envisagent un «nomadisme littéraire» 39 qui dépasse la vision monolithique – ou bipolaire – d’exil.
Plusieurs des écrivaines que nous avons réunies dans ce numéro refusent, par ailleurs, l’idée d’un exil embrumé d’un moralisme
compatissant et développent, a contrario, une vision originale et bien
plus complexe de l’émigration. Pour certaines, dont Vénus KhouryGhata, il s’agit d’une véritable libération: «Vivant au Liban, j’aurais
fait des enfants, et me serais abritée dans les caves pour me protéger des bombardements. Je n’aurais pas écrit. Je n’aurais pas ajouté une voix, la mienne, à la francophonie».40
Comme d’autres l’ont remarqué, «la mobilité culturelle n’est pas
un privilège masculin» 41 et les écrivaines étudiées dans les pages qui
suivent en fournissent la preuve. Expatriées, exilées, voyageuses ou
nomades, ces «femmes oiseaux» 42 posent de nouvelles frontières et
de nouveaux enjeux. Par leurs voix/voies errantes elles multiplient
les prises de vue sur le monde contemporain, espace de création
protéiforme, infini de mondes possibles qui inspire un caléidoscope d’écritures, desécritures et réécritures. Entre exils, retours, voyages, entre dérives et nouveaux départs, leurs ouvrages enrichissent
et stimulent les débats littéraires et alimentent de nouveaux horizons d’attente et de lecture.
A. LASSERRE, A. SIMON (dir.), op. cit., p. 209.
R. BRAIDOTTI, La Pensée féministe nomade cit.
39
Cfr. V. KHOURY-GHATA, Nomadisme littéraire, dans A. LASSERRE et A. SIMON,
op. cit., pp. 17-18.
40
V. KHOURY-GHATA, Les Francophonies, dans «International de l’imaginaire»,
n. 21, Cette langue qu’on appelle le français. L’apport des écrivains francophones à la
langue française, Paris, Babel, 2006, p. 165.
41
A. FIDECARO, H. PARTZSCH, S. VAN DIJK, V. COSSY (dir.), Femmes écrivaines
à la croisée des langues, Genève, MétisPresses, 2009, p. 13.
42
Nous empruntons cette image au roman d’A. DJEBAR La Femme sans sépulture, Paris, Albin Michel, 2002. Cfr. aussi B. CHIKHI, Destinées voyageuses. La Patrie, la France, le Monde, Paris, PUPS, 2006, p. 11.
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