I like to mook it mook it ! Trente ans de Rivages/Noir Miroslav
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I like to mook it mook it ! Trente ans de Rivages/Noir Miroslav
N° AVRIL 2016 3 Le prix Mémorable fait tout péter ! ÉVÉNEMENT BANDE DESSINÉE Miroslav Sekulic-Struja CARTE BLANCHE L'AUTRE MONDE I like to mook it mook it ! ANNIVERSAIRE Trente ans de Rivages/Noir N° AVRIL 2016 3 3 ÉDITO 4 ÉVÉNEMENT Le prix Mémorable 2015 ? Explosif ! 8 CARTE BLANCHE L’Autre Monde : I like to mook it, mook it ! 12 CAHIER IMAGES Miroslav Sekulic-Struja 17 RENCONTRE Avec tristesse et sérénité : entretien avec Robert Goolrick 20 ANNIVERSAIRE La part des anges de Rivages/Noir 24 « UN LIVRE JUBILATOIRE ! » Les lectures des libraires 46 SOUMIS À LA QUESTION Makenzy Orcel 46 BRÈVES ÉDITO ———— Il existe une foultitude de prix littéraires, des plus prestigieux aux plus obscurs, des loufoques, des baroques, mais celui que décerne notre association détient un pouvoir, enfin espérons-le, assez inédit : celui de ralentir le temps, à défaut de suspendre totalement son vol. Ne boudons pas notre plaisir devant la diversité et la richesse de la production littéraire, pas d’exercice de libraires grincheux ici, mais tout de même : tant de livres fantastiques qui, perdus au milieu de la profusion de nouveaux titres, ne trouveront pas leurs lecteurs, tant de romans géniaux qui ont bien vite disparu des tables des librairies et n’ont pu marquer comme ils l’auraient dû les esprits, tant de titres épuisés que l’on ne reverra sans doute jamais. Et puis il y a ces livres, parfois cultes depuis des décennies dans d’autres contrées, qu’aucun éditeur francophone n’a encore eu la bonne idée de traduire. Pour encourager ces éditeurs qui luttent contre l’oubli, qui offrent à de beaux livres un nouveau tour de piste, notre association de libraires a décidé de créer son prix « Mémorable ». Décerné depuis 2008 – vous trouverez le palmarès dans les pages à venir – il a couronné des auteurs tels qu’Edgar Hilsenrath ou Steve Tesich, des éditeurs comme Héros-Limite ou Le Dilettante, en toute immodestie, il faut bien le reconnaître, il n’y a que du très bon ! Cette année un titre s’est largement dégagé du suffrage de nos libraires : une pépite explosive que l’on doit au journaliste et romancier Frank Harris « La Bombe », un texte publié en 1908 et jusqu’à présent jamais traduit en français. C’est aux éditions La Dernière Goutte que l’on doit l’exhumation de ce texte que Charlie Chaplin considérait en son temps comme un chef d’œuvre. Ce roman enfiévré raconte l’arrivée aux 3 États-Unis, New-York puis Chicago, d’un jeune Allemand lettré et certain d’embrasser bien vite ses rêves. Pourtant, le monde qu’il découvre est celui de l’âpreté des rapports sociaux, de la misère la plus noire, de l’exploitation sans vergogne d’une main d’œuvre immigrée traitée avec le plus grand mépris. Mais c’est aussi le monde des luttes syndicales, des meetings réprimés par la police, de la camaraderie et de l’amitié puissante qui va le lier avec le charismatique militant anarchiste Louis Lingg. C’est, enfin, le dilemme cornélien, l’hésitation entre l’engagement amoureux et celui de la lutte et du sacrifice. Inspiré, au plus près de la réalité, des luttes sociales et politiques qui ont marqué les ÉtatsUnis à la fin du XIXe siècle et sont à l’origine du 1er Mai, « La Bombe » est un livre subversif et poignant que vous n’êtes pas près d’oublier. Wilfrid Séjeau Président d’Initiales ÉVÉNEMENT La Bombe Frank Harris, La Dernière Goutte, traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne-Sylvie Homassel Le prix Mémorable 2015 ? Explosif ! Dans les librairies Initiales, en janvier, on range le sapin et on sort les coupes de champagne pour fêter le prix Mémorable. Une librairie c’est avant tout un fonds, c’est pourquoi nous avons créé un prix qui salue la réédition d’un auteur malheureusement oublié, d’un auteur étranger décédé encore jamais traduit en français, ou d’un inédit ou d’une traduction révisée, complète d’un auteur. C’est l’occasion de dépasser la sacralisation de la figure de l’auteur et de rendre hommage à ce qui fait aussi un livre : son édition, le travail du texte, sa traduction, l’audace de ceux qui le transmettent. Le prix Mémorable : le prix d’un amour total pour le livre. | MAGAZINE | N°3 ———— Texte centenaire, La Bombe de Franck Harris revient sur un épisode de la lutte pour les droits des travailleurs aux États-Unis à la fin du xixe siècle. Rudolph Schnaubelt, le narrateur de cette histoire, est un jeune Allemand qui part tenter sa chance aux États-Unis. En quelques mois, passant du statut de chômeur à celui de plumitif pour un journal socialiste new-yorkais après avoir tâté de la bonne vieille exploitation ouvrière, il accumulera suffisamment de rage pour lancer, le 4 mai 1886 à Chicago, une bombe en direction des forces de police lesquelles, depuis plusieurs mois, matent avec une violence sans bornes le moindre mouvement de révolte syndicale. De cet attentat retentissant naîtra la journée de la Fête du travail du 1er mai ainsi que certaines obligations légales liées au travail des enfants aux Ètats-Unis. Ce texte revient donc sur le parcours de cet immigré allemand humaniste et pacifiste qui en quelques années, au contact du grand militant anarchiste Louis Lingg – véritable mentor – et devant la réalité de l’exploitation ouvrière par le patronat américain, deviendra l’homme révolté prompt à exprimer sa colère en commettant un attentat. Impossible de ne pas établir de relation entre cette explosion-là et celles entendues en France et ailleurs durant l’année 2015. Aussi la lecture de ce texte écrit dans une langue parfois un brin désuète prend-elle soudain une résonance affreusement moderne. Et le lecteur de s’interroger sur le sens des ces détonations meurtrières : une bombe est-elle un argument valable ? Entre les mains d’un militant anarchiste assoiffé de justice sociale, une bombe a-t-elle plus de légitimité et de sens que celle que s’apprête à poser un extrémiste religieux ? Salué à l’époque par Charlie Chaplin comme un chef d’œuvre, ce roman révèle tout le talent de conteur que possédait Frank Harris, lequel a greffé au récit du jeune révolté l’histoire d’amour qu’il tissa – et avec quelles difficultés ! – avec la jolie Elsie Lehman. La belle de Chicago qui aurait pu, peut-être, le faire basculer, non pas du côté de la violence pour la cause collective, mais du côté de l’amour dans sa dimension la plus égoïste. Le destin en décida autrement. François Reynaud, Les Cordeliers (Romans) 4 L’édition est un alcool fort rond et les univers sombres qui s’aventurent vers l’ironie ou le franchement hilarant. Ce qui nous intéresse dans un livre, c’est une vision du monde. Rencontre avec Christophe Sedierta, éditeur à La Dernière Goutte. Pouvez-vous nous dire comment un texte inédit depuis 1908 arrive sur le bureau strasbourgeois d’un jeune éditeur ? Le mérite en revient à la traductrice, Anne-Sylvie Homassel, qui a déniché cette pépite. Nous avions déjà travaillé ensemble sur Enfer ! s’écria la duchesse, de Michael Arlen. Elle sait quels sont nos goûts littéraires et nous connaissons toute l’étendue de ses talents. Alors, quand elle nous a proposé La Bombe, nous n’avons pas hésité. ———— Pouvez-vous présenter votre maison d’édition aujourd’hui âgée de huit ans ? ———— Début 2006, nous réfléchissions à la création d’une revue littéraire. Peu de temps après, nous avons assisté à la représentation d’une pièce de théâtre mise en scène par Simon Delétang et adaptée d’un livre de Pierre Mérot, Petit camp, et nous avons pris une bonne claque. C’est à ce moment-là qu’est née l’idée de créer une maison d’édition qui défendrait des textes aux univers forts. Après quelques mois de travail sur le projet, nous avons publié nos premiers livres en février 2008. Depuis, le catalogue grandit régulièrement et compte un peu plus de 40 titres. Quant à notre ligne éditoriale, elle privilégie les raconteurs d’histoires mariant l’élégance et l’irrévérence, mais aussi la truculence, la poésie et l’espièglerie. Par-dessus tout, nous aimons les voix sincères, les univers ciselés, les écritures qui tout en étant travaillées ne sont pas factices, les empêcheurs de penser en Ce roman est construit autour de Rudolph Schnaubelt, un jeune homme cultivé qui a quitté l’Allemagne et se retrouve à Chicago au début des années 1880. Tout à la fois roman d’apprentissage et récit d’une construction idéologique, La Bombe nous parle du quotidien misérable et violent dans le milieu ouvrier de Chicago, de violence sociale envers les immigrés, du rapport de force entre organisations syndicales et anarchistes, de violence policière et étatique… Et pourtant l’accueil fut unanimement enthousiaste. Quelles sont pour vous les raisons de cette réception ? 5 S’il y a un engouement pour ce livre de la part des libraires et des lecteurs, c’est sans doute à cause du talent de conteur de Frank Harris et des thèmes qu’il aborde dans ce roman. Ce qui est assez fascinant, et sans doute inquiétant, c’est que ce qui est décrit par Frank Harris est d’une actualité assez troublante : la condition des travailleurs, les injustices, le discours des dominants, la presse aux ordres des puissants, le mépris pour les immigrés (des européens, dans ce cas ; ça change…), la répression de la contestation, la violence qui répond à la violence, tous ces thèmes extrêmement bien traités par Frank Harris trouvent un écho aujourd’hui car chaque jour, nous sommes soumis à des discours sur l’absence d’alternative, à la critique des mouvements sociaux, à la pensée molle, aux dogmes néolibéraux. Et puis, il y a autre chose encore dans le livre de Frank Harris : une soif de justice, un sens de l’engagement et de la fraternité. Je pense que les lecteurs de ce roman ont été touchés par ces thèmes. Et je trouve ça plutôt rassurant et encourageant. Entretien réalisé par Sébastien Le Benoist, Quai des Brumes (Strasbourg) Se souvenir des prix Mémorable Que serait un prix Mémorable si nous le laissions retomber dans l’oubli ? Petit coup d’œil en arrière pour aider ces chefs d’œuvre à faire la nique à l’actualité. 2014 2013 2012 2011 2010 2009 2008 Scènes de ma vie Franz Michael Felder La Scierie Anonyme Karoo Steve Tesich Stoner John Williams Fuck America Edgar Hilsenrath La Terre et la guerre Jacques Chauviré Verdier, « Der Döppelganger », traduit de l’allemand par Olivier Le Lay Héros-Limite Monsieur Toussaint Louverture, traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Wicke Le Dilettante, traduit de l’anglais (États-Unis) par Anna Gavalda Requiem pour un paysan espagnol suivi de Le Gué Ramon Sender Attila, traduit de l’allemand par Jörg Stickan ; Le Tripode, 2014 Le Temps qu’il fait ———— Préparez-vous au voyage et attachez vos ceintures, car Karoo est d’autant plus cinglant qu’il débute sur une centaine de pages désopilantes, premier acte d’une pièce dont on ignore encore qu’elle est une tragédie. Et puis les choses se gâtent, à force de lâcheté, d’un nihilisme larvé et d’incalculables litres d’alcool que notre sous-héros ingurgite du matin au soir, persuadé qu’il n’en ressent plus les effets mais qu’il les mime pour rassurer tous ceux qui le pensent saoul. Et pourtant, malgré ses erreurs de jugement, son indécrottable peur d’affronter les problèmes et son agaçante obstination à faire tout le contraire de ce qu’il faudrait, on ne peut s’empêcher d’éprouver de la compassion pour Karoo, éternel vieux pote dont les bourdes nous confortent dans l’idée que nous, au moins, nous sommes des gens biens. ———— Autant le dire tout de suite ce livre est un cas ! Arraché de l’anonymat où il se trouvait aux U.S.A. par Anna Gavalda, qui en assure la traduction, ce livre de John Williams semblait condamné à une diffusion confidentielle. Pourtant le personnage de William Stoner est de ceux que l’on n’oublie pas, qui agacent, qui interpellent nos certitudes et dont on se demande s’ils ne sont pas touchés par une folie ou une grâce divine. Le stoïcisme dont il fait preuve devant l’accumulation d’injustices, de vexations, provenant de sa femme ou de ses collègues de l’Université, fait naître en nous un double sentiment, l’agacement cité plus haut et une admiration confuse devant tant de ténacité à respecter ses convictions profondes. Dans cette vallée de larmes qu’est sa vie, c’est le soleil de la littérature (Shakespeare) qui illumine son existence, et qui provoquera l’arc-en-ciel éphémère d’une passion amoureuse (et torride) avec une étudiante. ———— Franz Michael Felder naît dans une région et à une époque où il est possible d’avoir à la fois les pieds ancrés dans la terre et la tête dans les étoiles. La nature parle encore aux paysans et dit au père de Franz Michael que son fils ne suivra probablement pas le même chemin que les autres enfants du village. La prophétie se réalise bien vite quand le tout jeune Franz Michael perd son œil gauche, alors que tous les espoirs (et les économies) de la famille avaient été placés dans le talent d’un médecin, charlatan et alcoolique, qui devait lui soigner l’œil droit… S’ensuit pour Franz Michael, à la fois incroyablement casse-cou et aux pensées extrêmement profondes, une enfance entre normalité et bizarrerie. La lecture forme sa sensibilité tout autant que la compagnie des bêtes. Il pense un temps devenir vétérinaire, mais c’est finalement dans l’écriture qu’il trouvera sa vocation. La langue de Felder est riche de toutes les strates de ses lectures : parfois sentencieuse comme les almanachs qu’il aimait lire en famille, parfois très formelle, comme les journaux qu’il adore lire et raconter autour de lui. La cerise sur la sachertorte, c’est la traduction d’Olivier Le Lay, déjà responsable d’avoir rendu la voix à Franz Biberkopf dans sa nouvelle traduction de Berlin Alexanderplatz, et qui nous permet de ressentir si justement ce texte qui met une langue sublime au service d’une écriture dépouillée. Claire Nanty, Livre aux Trésors (Liège) ———— On ne saura jamais qui a écrit cet incroyable texte, et s’il fut l’œuvre unique d’un auteur éphémère ou bien la pierre fondatrice d’une carrière littéraire. Quoi qu’il en soit, c’est une stupéfaction que de découvrir ce témoignage rugueux et énergique qui ringardise en 140 pages à peine une bonne partie de ce qu’on appellera la littérature « prolétarienne. » Au début des années 50, le narrateur trouve un emploi dans une petit scierie et débute alors un quotidien fait d’effort physique, de danger permanent, de luttes intestines entre ouvriers. La grande originalité de ce roman, si on excepte sa langue, sublime, qui vous fait accepter toute la violence de ces années de travail acharné et plus pénible que pénible, c’est l’absence d’angélisme du narrateur, qui n’hésite pas à porter un jugement sévère sur le monde du travail et ses mesquineries. Ici, on n’idolâtre pas le travailleur, on l’invective s’il est bête, on le martyrise s’il est méchant. Ce qui est décrit dans La Scierie, c’est un monde d’efforts inhumains, de sueur et de sang, d’honneur et de vengeance où il faut prouver sa valeur à chaque seconde, un monde où l’action syndicale se résume à la menace du plus gueulard de tous de foutre le camp. Karoo sert à ça, il le sait et en joue, fusible morveux de l’Amérique des apparences, morpion indispensable qu’on peut invectiver, maudire et railler, à qui aussi on peut passer notre temps à donner des leçons, sans jamais voir que finalement, c’est bien lui le Doc, lui qui nous fait nous sentir mieux, sans rien dire, et qui en se pissant dessus ne fait que pointer de son doigt jaune de nicotine l’absurdité de nos existences lisses. Un moment de littérature unique aujourd’hui réédité grâce à la clairvoyance des excellentes éditions Héros-Limite. Attila, traduit de l’espagnol par Jean-Paul Cortada et Jean-Pierre Ressot ; Le Nouvel Attila, 2014 ———— Composé de deux histoires de trahison sur fond de guerre civile espagnole, Requiem pour un paysan espagnol & Le gué est d’abord un douloureux diptyque autour de la question de l’insondable complexité de l’âme humaine. Dans le premier texte, il s’agit d’un requiem qu’un prêtre doit donner pour un jeune paysan abattu par les phalangistes. Ce jeune homme, il l’a lui-même baptisé puis marié. Avec les années, il est devenu le confident avec lequel il aimait discuter de justice mesurant celle dite « divine » à celle des hommes. Pourtant, il le trahira… Le second texte, Le gué, se déroule le long d’un cours d’eau aux abords d’un village. Deux sœurs lavent leur linge. Il y a celle qui a perdu son mari, abattu par les franquistes voilà tout juste deux ans, et celle qui est à l’origine de ce malheur et qui, torturée de remords, tente d’en faire l’aveu en ce triste jour anniversaire. Elle aussi a trahi… Ces deux textes magnifiques de sécheresse nous affligent par la force du remord qui habitera à tout jamais celui ou celle qui aura péché, soit par excès d’amour divin, soit par jalousie, entraînant la disparition tragique de l’objet de leur affection. Oserait-on dire à Sender, qui a vu sa femme et son frère être exécutés par les franquistes, que ces deux textes ne sont pas sur la guerre civile espagnole mais bien plus généralement sur l’absurde de notre condition humaine ? Léo Ferré écrivait : « On naît seul, on meurt seul... entre ces deux dates, il n’y a que des faits divers, alors choisissez bien vos faits divers ». Stoner illustre assez cette philosophie de l’existence. Patrick Frêche, La Librairie du Rivage (Royan) Grégoire Courtois, Obliques (Auxerre) Grégoire Courtois, Obliques (Auxerre) François Reynaud, Les Cordeliers (Romans-sur-Isère) | MAGAZINE | N°3 6 7 CARTE BLANCHE LIBRAIRIE L’AUTRE MONDE À chaque numéro du magazine Initiales, une librairie de l’association a carte blanche pour vous parler d’un sujet de son choix : un auteur, un éditeur, un thème, un sujet de société... Venez, poussez la porte de nos librairies ! I like to mook it, mook it ! Ou passage en revue non exhaustif Doit-on dire revue ou mook ? Qu’importe ! Le mot « revue » rattache ce nouvel objet à une longue tradition éditoriale datant du XIXe siècle tandis que « mook » dit bien le côté hybride (magazine + book = mook) et novateur. À vous de choisir le terme qui vous va le mieux. ———— Je les entends d’ici mes clients : pourquoi diable nous parler des revues dans votre carte blanche, les filles ? libraires, ces maniaques du rangement qui tout de suite s’interrogent : où les met-on ? On place chaque revue dans le rayon qui lui correspond le mieux ou crée-t-on un rayon particulier ? Parce qu’on les aime ! Notamment parce que leur effervescence apporte du neuf dans nos rayons et que leur transversalité créative dépoussière notre vision des sujets abordés. Tous les ans, plusieurs mooks se lancent et défrichent de nouvelles voies, mixant à volonté les thématiques et les approches. Un seul mot d’ordre : la transversalité. En 2016, on attend avec impatience la revue Topo, version ado de la Revue Dessinée, mais aussi Sang froid, qui naît de la convergence des thèmes judiciaires et de la littérature policière. On y retrouve des nouvelles de grands auteurs du genre (Franck Thilliez pour le premier numéro), des critiques de polars, des articles de fond sur la justice, des interventions à la croisée du polar et de la justice (le texte de Danièle Thierry, commissaire de police et autrice de polars, sur un sujet classique du roman policier et pourtant fort actuel : la corruption policière). Quant à Reliefs, son ambitieux projet est de nous offrir à la fois de l’aventure, des sciences, de la géographie, de l’histoire et de la littérature. Sur 200 pages impeccablement mises en forme, Reliefs provoque notre curiosité à travers des portraits, des reportages, des extraits de romans, des portfolios mais aussi de grands sujets. Le premier numéro porte notamment sur les abysses et nous délivre de passionnants articles sur l’exploration des grands fonds marins et les enjeux internationaux Les revues en France, c’est une longue histoire avec la librairie, remontant à La Revue des Deux Mondes, née en 1829. Cependant le marché végète en librairie pendant plusieurs décennies, jusqu’à l’hiver 2008 qui voit apparaître XXI, succès immédiat qui signe le renouveau de la revue en librairie. XXI naît du constat que le journalisme traditionnel ne laisse plus la place aux reportages au long cours et parie sur le fait qu’il existe un lectorat pour des enquêtes longues et fouillées, où l’image n’est pas réduite à un simple rôle d’illustration. Et dans un contexte d’effondrement de la presse traditionnelle, XXI fait le choix de la librairie, et non du kiosque, ouvrant ainsi la voie à toute une génération de mooks. La revue est un objet hybride, à l’image du mot « mook ». C’est un nouveau projet éditorial, un magazine doté d’une très longue vie, qui crée son propre modèle économique, sans publicité notamment. C’est aussi un nouvel objet pour les | MAGAZINE | N°3 8 Comme l’annonce très clairement l’édito du premier numéro du Crieur qui se place sous l’égide de François Maspero, c’est le réveil tant attendu des sciences sociales auprès du grand public ! autour des câbles de fibre immergés, un extrait de Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne, et une interview de Jacques Rougerie, « merien » particulièrement inventif. Une promenade entre géologie, géopolitique, biologie, architecture et littérature. Le mélange est incroyablement réussi. À suivre. Plus surprenante encore : la place nouvelle accordée à l’image dans nos rayons. En librairie, elle était souvent réservée au livre pratique et surtout aux beaux livres tandis que le reportage photographique était l’apanage du kiosque. Aujourd’hui, celui-ci entre dans nos librairies via les revues et n’hésite pas à flirter avec l’art. Je vous conseille tout particulièrement le travail de Darcy Padilla dans le premier numéro de 6Mois ou encore La Revue Dessinée qui invite des dessinateurs à travailler avec des journalistes pour faire de grands reportages qui deviennent par la suite des albums (Cher pays de notre enfance de Collombat et Davodeau aux éditions Futuropolis, pour n’en citer qu’un). Ces revues vont jusqu’à déborder de leur cadre, créant de nouveaux types de livres. Je citerai pour exemple le troublant et fascinant Les Évaporés du Japon de Léna Mauger et Stéphane Rémaël (Les Arènes, voir page 10) : un reportage qui a fini par tellement grossir qu’il ne tient plus dans une revue et qui sortira dans un livre où la place de l’image est fondamentale. Un objet hybride qui obéit à tous les codes de la revue mais qui est un livre document, voilà de quoi faire bouger la table des essais ! Il faudra aussi suivre de près le très ambitieux programme des éditions du Sous-Sol (dirigées par Adrien Bosc et qui éditent Feuilleton et Desports) : le journalisme narratif. Ce genre littéraire n’est pas nouveau (Kessel, Colette, Londres...) mais avait un peu disparu, faute de presse pouvant l’éditer. Les éditions du Sous-Sol souhaitent les accueillir dans une collection littéraire. On peut aussi saluer le livre glaçant de Pascale Robert-Diard, journaliste judiciaire au Monde, concernant l’affaire Le Roux-Agnelet : La Déposition (L’Iconoclaste). Cependant, les revues ne sont pas seulement de nouveaux objets dans nos rayons, voire un nouveau rayon dans nos librairies : ils créent aussi et surtout de nouveaux équilibres dans nos rayons au quotidien. La renaissance des revues en librairie, c’est d’abord la renaissance des revues. Ce pléonasme pour signifier le renouveau de genres galvaudés en kiosque. La revue culinaire prend des airs de grand art avec 180 °C, excellente revue qui mêle les recettes accessibles et la cuisine de grand chef, les reportages sur les producteurs, les produits, les outils de la cuisine... le tout sur un ton inédit (« Et ne comptez pas sur nous pour présenter nos excuses » dit l’édito du numéro 6). On pourrait aussi parler de la revue sportive avec Desports : belle rencontre entre sport et culture. Une revue passionnante qui démontre, à travers des interviews et de solides reportages que le sport, ce n’est pas seulement des scores et un star system : c’est avant tout un univers de passionnés. C’est aussi le grand renouveau des documents en librairie. Autrefois, nos tables « documents » étaient envahies de textes d’hommes et de femmes politiques et d’analystes autorisés, c’est-à-dire ceux qui avaient accès aux grands médias. Avec les revues, les points de vue se multiplient : du reportage journalistique avec XXI, 6Mois, La Revue Dessinée, des analyses sociologiques, philosophiques, économiques avec le Crieur, Jef Klak (une revue foutraque et intellectuellement stimulante !), Vacarme... Les points de vue se déplacent (Charles, excellente revue sur le personnel politique, le travail des hommes et des femmes politiques, l’histoire de la Politique ; et surtout pas une revue politicienne !) Comme l’annonce très clairement l’édito du premier numéro du Crieur qui se place sous l’égide de François Maspero, c’est le réveil tant attendu des sciences sociales auprès du grand public. Le renouveau de la revue en librairie est la renaissance d’un objet éditorial désuet qui explore des rayons délaissés ou endormis et qui, par là-même, secoue la librairie en profondeur. La revue bouleverse notre offre et notre éclectisme. En faisant confiance aux libraires, en choisissant une diffusion en librairie plutôt qu’en kiosque, la revue contemporaine entérine la solidité de notre modèle commercial, tout en modifiant notre rapport à nos clients, nous transformant parfois en marchands de presse. En un mot, le mook bouge la librairie, et It likes to move it ! Cette carte blanche est aussi un hommage aux revues car les revues, c’est tellement chouette que les libraires en ont voulu une et c’est ainsi que les libraires du groupement Initiales ont créé Initiales, dont vous tenez le troisième numéro entre vos mains ! Nous aussi, nous avons refusé la publicité et comme nous ne faisons rien comme tout le monde, cette revue est gratuite alors n’hésitez pas à la demander trois fois par an ! Le renouveau de la revue en librairie est la renaissance d’un objet éditorial désuet qui explore des rayons délaissés ou endormis et qui, par là-même, secoue la librairie en profondeur. 9 Entretien avec Franck Bourgeron, rédacteur en chef de La Revue Dessinée. Pourquoi la forme de la revue ? Le vocabulaire de notre revue est la bande dessinée. Le principe de La Revue Dessinée est d’associer à chaque reportage un dessinateur de bande dessinée à un journaliste. Il nous a semblé nécessaire de nous démarquer de la forme magazine par la périodicité et la pagination. La Revue Dessinée est un trimestriel avec une pagination de 228 pages. C’est un format qui correspond bien à la bande dessinée, à son long temps de fabrication, et à son temps de lecture. Nos reportages peuvent faire jusqu’à 50 pages. Cela nous permet d’entrer en profondeur dans les sujets que nous traitons. L’ambition de La Revue Dessinée n’est pas d’être dans l’actualité brûlante comme un newsmagazine, mais plutôt de saisir des thématiques qui traversent nos vies en profondeur et de les décortiquer. Le choix d’un semestriel à forte pagination correspond bien à cette volonté de s’inscrire dans un temps long ainsi qu’au format d’une revue. Pourquoi en librairie ? La Revue Dessinée a été créée par des auteurs de bande dessinée et des journalistes. En tant qu’auteurs, nous connaissions la force de prescription des libraires et il nous a semblé naturel d’être dans ce réseau que nous connaissions bien. Il ne fait aucun doute qu’une des raisons du succès Deux questions à Léna Mauger Journaliste à La revue 6Mois, rédactrice en chef adjointe de la revue XXI, autrice de Les Evaporés du Japon avec Stéphane Remaël (Les Arènes). Pour une journaliste, qu’est-ce que ça change de travailler dans ce type de revue par rapport à d’autres supports de presse écrite ? À XXI et 6Mois, nous racontons des histoires, et à travers ces histoires, nous essayons de donner des clés pour comprendre une société soumise à l’accélération permanente. Nous bénéficions d’un luxe inestimable : le temps. Le temps de la recherche de sujet, du reportage, de l’écriture... Le fait d’être détachés de l’actualité nous oblige à détourner le regard, à chercher les petits détails. Patrick de Saint-Exupéry, le rédacteur en chef de XXI, cite souvent cette phrase d’Adam Michnik : le reportage est « cet art de voir la mer dans une goutte d’eau ». | MAGAZINE | N°3 de La Revue Dessinée, c’est l’engagement et le soutien des libraires. D’un point de vue économique, la distribution en librairie, plutôt qu’en kiosque, présente l’avantage de nous permettre d’être plus précis dans nos tirages et donc pour une petite structure comme la nôtre, d’être moins risqué économiquement. Pourquoi en faire des livres après coup ? Le meilleur exemple des adaptations en livres de nos reportages dans La Revue Dessinée est le travail d’Étienne Davodeau et Benoît Collombat dans Cher pays de notre enfance paru aux éditions Futuropolis et qui rencontre actuellement un gros succès. Ce livre raconte comment la violence a façonné la vie politique française dans les années 1970-80, et explique également en quoi nos politiciens actuels sont les héritiers de cette période agitée. Étienne et Benoît se sont rencontrés à notre initiative et nous avons décidé de publier immédiatement le fruit de leur enquête. Il a été très vite évident que leur travail allait dépasser la place que nous pouvions leur donner, c’est ainsi que le livre s’est imposé afin de donner une vision globale de ce reportage dessiné. Souvent le livre met en perspective une série de chroniques ou d’enquêtes publiées dans La Revue Dessinée et permet d’élargir le sujet initial à des thématiques parallèles. En cela, il est le prolongement naturel de notre travail à La Revue. L’Autre Monde Avallon (89) ———— Évelyne et moi avons repris la librairie il y a un peu plus de trois ans. Et quelle librairie ! Une vieille dame de 150 ans et plus, fort élégante sous ses airs un peu fatigués, une figure recevant tous les égards dus à son statut. Nous le savions, la librairie est une institution pour la population avallonnaise et plus encore. Nous voici propulsées responsables de son honneur en démontrant notre professionnalisme. Enfin c’est ce que nous croyions. Car notre vieille dame a rapidement commencé à nous murmurer des choses. Nous l’avons écoutée, bien que Madame aime jouer au mastodonte et s’amuser avec nous. À 6Mois comme à XXI, une grande place est accordée à l’image, et pas pour illustrer : comment fait-on pour travailler avec un média qu’on ne maîtrise pas soi-même ? Les photographes nous proposent des reportages personnels, ou bien nous repérons des histoires en images sur internet et dans des festivals. Une fois que nous décidons de les publier, nous écrivons les légendes avec eux. Nous leur posons des questions, image par image, sur les conditions de la prise de vue, les personnages rencontrés, les coulisses, etc., afin que le texte complète le mieux possible l’histoire photographique. Texte et images sont complémentaires : ce sont deux regards pour raconter une même histoire. Alors nous avons cru à une période de répit (il faut savoir ménager ses troupes). Quelle erreur ! Madame, pimpante mais pas entièrement satisfaite – on ne se refait pas – s’est mise en tête de montrer ses nouveaux atours. « Je veux plus de monde, du bruit, des rires, des échanges, et même des apéros ! » Des apéros... Voilà que Madame s’encanaille, on aura tout vu. Alors nous avons une fois encore retroussé nos manches et œuvré à l’organisation de rencontres que nous avons appelées Les Apéros de l’Autre Monde. Madame était drôlement fière, elle avait enfin des soirées éponymes comme une superstar. Mais pas question de faire n’importe quoi. Madame veut du plaisir et rien que du plaisir, sinon mieux vaut encore rester chez soi avec une tisane. Madame, cachée derrière son âge et ses bonnes manières, a su manigancer avec brio. Nous avons découvert qu’elle n’aime rien plus que ses rencontres. Elle se nourrit des mots qui bruissent, fusent, charment, heurtent. « Il ne faut pas mollir ! » nous assène-t-elle à la moindre occasion. Pire encore, Madame s’est révélée joueuse ! Elle s’est lancée dans le jouet et les jeux de société. Elle adore ouvrir ses boîtes et former des tables. Elle devient intenable : elle provoque, saute, crie et fait preuve d’une mauvaise foi... C’est tellement vivifiant paraît-il. Madame est insatiable, plus elle vieillit plus elle est remuante. Elle nous le dit : « Si à mon âge je dois commencer à faire ce qu’on me demande... » Sa première coquetterie fut de nous demander un nom bien à elle : ras-le-bol de devoir adopter celui de ses occupants. C’est que Madame a son petit caractère et veut montrer qui est le chef. Nous lui avons choisi L’Autre Monde. Elle a gloussé de satisfaction devant ce nom si chevaleresque et porteur de rêves, mais a immédiatement décrété qu’un nom sans le physique adéquat ne servait à rien. Et de nous embarquer dans une histoire d’esthétique à revoir, de garde-robe à refaire… Et pas moyen de noyer le poisson ! Ce qui devait être fait serait fait, qu’on se le dise ! Alors nous avons obtempéré, non sans bougonner. On a sa fierté. Nous avons cassé, peint, rangé et nettoyé sans relâche. Nous avons même changé le matériel informatique. Madame est peut-être âgée mais pas dépassée : l’idée même la hérisse, c’est une horreur ! 10 11 Madame est un sacré personnage, et sommes fières de partager un bout de chemin avec notre librairie. Avec l’affection, nous avons tendance à nous accaparer les choses et les personnes, c’est humain. Notre bonheur à toutes est de faire en sorte que les visites de nos hôtes soient plus charmantes les unes que les autres. Madame est une grande militante de la bonne humeur, du droit au plaisir et à la déambulation sans déambulateur (elle a de drôles de marottes). Alors quand nous lui avons parlé d’une carte blanche elle nous a demandé « un truc qui balance bien ». Nous nous sommes documentées avec beaucoup de sérieux jusqu’à tomber sur LA référence culturelle : Madagascar et sa fameuse chanson I like to mook it. Eurêka ! Nous adorons les mooks, ces revues diffusées en librairie, cet autre journalisme faisant fi du temps et des standards actuels, comme Madame en somme. Elle nous l’a dit, « en voilà un sujet qui balance ! ». Comment ? Ce n’était pas mook dans la chanson ? Trop tard... CAHIER IMAGES Miroslav Sekulic-Struja ———— Quelquefois, une sorte de miracle se produit. On ouvre une bande dessinée et dès les premières pages, on comprend qu’un nouveau territoire vient de s’ouvrir. On est face à des images si incongrues dans le paysage de la bande dessinée qu’elles déstabilisent le lecteur aguerri et imposent ainsi un nouveau regard, débarrassé de ses préjugés. Elles n’ont rien de révolutionnaire, ne transforment pas la Bande Dessinée en autre chose, ne sont pas l’Avant-Garde et ne le revendiquent pas, mais elles créent un nouvel espace dans lequel – c’est évident – prendra place une histoire proprement inédite. Et soudain une part du réel auquel nous étions jusque là aveugle nous saute aux yeux. Les bandes dessinées de Miroslav Sekulic-Struja sont de cette trempe-là. Pelote dans la fumée : ce titre énigmatique ouvre les portes à un choc esthétique rare. Le dessin de Miroslav Sekulic-Struja semble prendre source dans des miniatures naïves comme on en voyait sur la vaisselle décorative des années 1960, ou dans ces peintures mexicaines où tout un monde semblait réduit, condensé dans des images chatoyantes aux couleurs vives – presque des dessins d’enfants, fourmillant de détails. Ses cases extrêmement composées ont capté la réalité à la manière des vieux chromos dont se dégage immédiatemment un parfum nostalgique. Pourtant cette apparence douce et chaude n’est qu’un trompe-l’œil car on comprend très vite de quoi il retourne : une ville côtière et industrielle, faite de la même brique rouge que les cheminées | MAGAZINE | N°3 d’usines ; une ville où la pauvreté et la misère sociale suinte des murs couverts de graffitis ; une ville des Balkans où la violence s’exprime au grand jour dans les terrains vagues ; un lieu comme maudit, empesté par les fumées de la déchetterie. Et au milieu de tout cela, un orphelinat, ou quelque chose qui y ressemble, où se côtoient solidarité et dureté, amitié et lutte pour survivre. On y suit Pelote, un gamin laissé là avec sa jeune sœur par des parents aux prises avec leurs propres démons. Un trouble indicible naît de la dissonance entre un dessin qui utilise les codes de l’art naïf pour mettre en scène des bagarres de rue où coule le sang et des scènes de misère alcoolique. Comme si le Douanier Rousseau s’était frotté à Dickens. donne corps aux moindres détails des intérieurs, des rues, des décharges et des bras tatoués de motifs dérisoires, trace un chemin possible pour atteindre le cœur de ce monde, pour en révéler la profonde et désespérante humanité. Et alors, les yeux pleins de ses images si exactes, on se laisse envahir par l’inoubliable regard de Pelote et l’émotion prend à la gorge. Oui, quelquefois, une sorte de miracle se produit. Philippe Marczewski, Livre aux Trésors (Liège) De ces vies minuscules et mal embarquées, ces êtres font ce qu’ils peuvent. Certains voudraient fuir, tenter autre chose mais toutes les villes sont pareilles, dit Pelote. Alors autant rester là. Sniffer de la colle. Fumer. Se battre. Attendre. Qu’on comprenne bien : on ne parle pas ici de misérabilisme. On parle d’un monde qui existe dans les interstices de la pauvreté, où des moments lumineux se glissent, des instants fugaces de beauté simple – une troupe de comédiens ambulants, un marchand de sucreries, un orchestre improvisé – mais ces bonheurs ne durent pas et déjà, les espoirs déçus reprennent leurs droits. Pelote dans la fumée (deux tomes) Actes Sud BD (2013, 2016) traduit du croate par Aleksandar Grujicic (tome 1) et Ana Setka et Wladimir Anselme (tome 2) Le travail graphique de Miroslav Sekulic-Struja, parce qu’il n’édulcore rien des difficultés à vivre, parce qu’il cherche toujours la lumière vraie pour rendre justice à ses personnages, parce qu’il 12 13 | MAGAZINE | N°3 14 15 RENCONTRE Avec tristesse et sérénité Entretien avec Robert Goolrick | MAGAZINE | N°3 16 La Chute des princes, le dernier roman de Robert Goolrick, initialement publié chez Anne Carrière en 2014, vient de paraître en poche aux éditions 10/18. C’est un bijou de littérature dans la lignée de Féroces et Arrive un vagabond. Nous avons adoré ce livre, et grâce à la complicité de son éditeur français, Stephen Carrière, nous avons obtenu de ce grand écrivain américain une interview exclusive par le biais de six questions transmises par mail. Robert Goolrick a eu la gentillesse de nous répondre. ———— Robert Goolrick, vous revenez avec La chute des princes sur cette Amérique des années 80 où, dans certaines classes de la société, l’argent triomphait avec une morgue inouïe. De mon expérience de lecteur, sur la même période, me viennent en tête très vite deux noms : ceux de Bret Easton Ellis et de Jay McInerney. Pourquoi être à votre tour revenu sur cette période que vous avez bien connue ? Qu’est-ce qui n’avait pas été dit selon vous par Ellis et McInerney, ou, pour le dire autrement, en quoi votre regard est-il différent du leur ? Par François Reynaud, Les Cordeliers (Romans-sur-Isère) ———— Tout d’abord, Ellis et McInerney ont écrit « à chaud », précisément pendant ces années 80. Ils appartenaient à cette génération, et ils étaient aussi décadents que les autres. C’était une culture de la célébrité dont ils en ont su profiter. Ils n’avaient aucun recul sur l’époque. La poésie, comme l’a écrit Wordsworth est « procède de l’émotion remémorée dans la sérénité ». Je voulais un portrait plus poétique de cette période, avec du recul. Non pas simplement montrer ce qui se passait, mais dire aussi les conséquences de nos actions, des nos illusions et de nos désirs. D’autre 17 part ni l’un ni l’autre n’ont écrit sur la sinistre apparition du sida. Un jour tout était fête, et le lendemain c’était la mort et tragédie tout autour de soi. À présent, les jeunes ont oublié. Ils n’ont aucun moyen de connaître l’impact terrible de la maladie sur New York. Cette tristesse qui ne disparaissait pas, et qui dure encore aujourd’hui. Je voulais qu’il en reste une trace, pour eux, pour leur montrer à la fois ce qu’ils ont manqué et ce qu’ils doivent à cette époque. Votre livre est d’emblée porté par un profond sentiment de honte et de culpabilité. On a l’impression que vous avez écrit ce livre pour vous faire pardonner d’avoir participé à ce grand mouvement triomphant puis décadent. Comme une expiation. Pourquoi, à plus de trente années de distance ce poids vous pèse-t-il encore autant ? Je ne me sens pas particulièrement coupable. C’est une tristesse profonde que j’essaie de soulager. J’essaie de sauver une partie de ma jeunesse qui m’échappe. La plus grande partie du livre est vraie, ou composée de scènes vécues. C’est une chose horrible de repenser au début de Ma survie, c’était de la chance tout simplement. Ce n’était pas de la sagesse de ma part. On s’est vraiment bien amusés, vraiment. Puis la joie a disparu, d’un coup, pas une seconde cela n’a cessé de nous manquer, et nous ne fûmes plus jamais les mêmes. sa vie et de ressentir ce poids de la tristesse et de la perte. Soudain, toucher une autre personne devenait toxique, et pour moi comme pour beaucoup de mes amis, ce caractère toxique n’a jamais disparu. Bien sûr nous étions vivants (et il reste la culpabilité du survivant) mais la tristesse avec laquelle nous vivons désormais l’a largement emporté. Le jeu auquel nous jouions n’est rien au regard de ce que nous avons perdu. Sida, drogue, alcool, excès en tous genres... ce livre est constellé de jeunes gens qui ont laissé leur peau sur le champ de bataille de ces années là. Vous, vous en êtes sorti et on a l’impression que vous vous demandez encore comment ? Et pourquoi vous ? Ma survie, c’était de la chance tout simplement. Ce n’était pas de la sagesse de ma part. On s’est vraiment bien amusés, vraiment. Puis la joie a disparu, d’un coup, pas une seconde cela n’a cessé de nous manquer, et nous ne fûmes plus jamais les mêmes. Ce n’est pas mon livre, c’est le livre de ma génération. Ses personnages étaient mes amis. Maintenant, je les ai perdus pour la plupart. | MAGAZINE | N°3 18 Robert Goolrick La Chute des princes Anne Carrière, 10/18 traduit de l’anglais (États-Unis) par Marie de Prémonville ———— Les larmes aux yeux, j’ai terminé la lecture fiévreuse de ce texte incroyablement lumineux de Robert Goolrick qui revient sur une période qu’il semble avoir trop bien connue : le New York des années 80 et ses abus déjà croisés dans les romans de McInerney. Trop de fric d’abord. Une avidité inouïe ! Trop de came ensuite, trop de sexe, trop d’alcool, l’excès pour seule limite et une morgue incroyable dans le regard posé sur le reste du monde qui n’est pas de la fête. Retour sur cette période à travers la confession d’un broker de Wall Street encore tout étonné, trente ans plus tard d’être ressorti vivant de ces années de gloire puis de désolation où beaucoup ont laissé leur peau. L’écriture de Goolrick est touchée par la grâce d’un ange fitzgeraldien. Une élégance incroyable pour faire le portrait de beautés overdosées, de courtiers au cynisme aveuglant et de relations qui ressemblent à l’amitié et finissent la peau sur les os, la peur au ventre et le sida pour dernier frisson. Le retour de bâton fait un carnage. Nous ne les plaindrons pas, certes. Mais il y a tellement d’amour dans cette prose, comme dans ce portrait ultime d’un jeune travesti au grand cœur que, oui, la chute de ces princes est digne de nos larmes. Comme le dit en partie la dédicace de ce livre : Pour Billy Lux qui s’est évaporé. Et c’est ce qu’il a fait. Un jour il était là, et le suivant il ne l’était plus. J’ai écrit ce livre pour Billy Lux, et pour les milliers d’autres comme lui, essentiellement des hommes, qui avaient tout et se sont évaporés. Je suis encore là et j’en suis reconnaissant. sont restés gravés dans ma mémoire pour leur beauté et leur grâce. Et j’ai écrit sur Holly parce qu’elle m’a enseigné la leçon la plus précieuse de ma vie: aimer et ne rien dire est le plus grand des péchés. C’est ma lettre d’amour à tous les hommes et femmes que j’ai aimés sans avoir pu le dire. Vous n’avez jamais été trader à la différence du narrateur. Vous avez fait carrière, ces années-là, dans le monde de la publicité où, on l’imagine sans mal, l’argent devait couler à flot là aussi. Pourquoi ce léger masque, pourquoi ne pas avoir avancé tout à fait à découvert comme dans Féroces ? Ce livre n’est pas à proprement parler un roman. Il est davantage une traversée de ces années là, à travers une galerie de portraits absolument magnifiques. J’ai été bouleversé par Harrison, ce grand gaillard capable de remporter des marchés incroyables et qui se défenestre un jour au travail en apprenant qu’il est atteint du « cancer homosexuel », ou par Giulia, jeune fille discrète et très attachante qui succombera sans bruit à une overdose d’héroïne, ou enfin Holly, le travesti magnifique à la fin du livre dont les dernières paroles sont d’une beauté absolue. Ces princes là ont donc existé. Votre livre cherche-t-il à leur rendre enfin hommage ? Bien que j’aie travaillé dans la pub pendant de nombreuses années et bien que ce domaine ne cesse de fasciner les gens (j’ignore pourquoi), je n’avais aucune envie d’écrire sur ce sujet. J’ai travaillé en publicité pour Goldman Sachs, et les jours passés à leurs côtés dans la salle des marchés furent les plus grosses montées d’adrénaline que j’ai connues. Ils représentaient l’air du temps, la culture du succès qui régnait sur ces années, je voulais que mon héros – moi – prenne Ils étaient mes frères et sœurs, mes amants, mes amis. Certains, que je n’ai rencontrés qu’une fois, 19 la vague la plus grosse de cette période, et cette vague là était incontestablement Wall Street. Dernière question, très intéressée... Votre narrateur, au moment d’écrire ces lignes est devenu libraire. Pourquoi libraire ? Un fantasme ? Un clin d’œil ? Cela semblait simplement parfait. Je voulais qu’il ait un métier qui soit le plus éloigné possible du jeu à haut risque de sa jeunesse, mais je voulais aussi que ce soit respectable et intelligent, quelque chose dont il pourrait enfin être fier à sa manière, simplement. Et je pense que les libraires sont des héros. ANNIVERSAIRE La part des anges de Rivages/ Noir Pascal Dessaint Le Bal des frelons Rivages/noir, 2014 Trente ans… L’âge d’un très bon whisky. Un alcool charpenté, donc, pas ces bibines à peine distillées qu’on mélange à du soda et qui tordent les boyaux façon déboucheur. Non, du vrai bon whisky, dont on se souvient longtemps encore après la dernière gorgée (quand la première vous avait fait vaciller). Et bien Rivages/Noir a trente ans. La crème de la crème ou, devrais-je dire, le nectar des nectars de la littérature noire, cornaquée par François Guérif – un éditeur comme on en compte pas dix au monde et grand amateur de whisky – prend de l’âge et gagne en puissance ! La liste des auteurs au catalogue touche à la perfection : tout ce qui compte vraiment est là. On aurait pu vous seriner les louanges de quelques-uns de ces Incontournables mais comme en Écosse, on gagne souvent à quitter les routes principales pour dénicher les distilleries cachées débordant de merveilles. Alors intéressons-nous à quelques pépites peu lues, la part des anges du catalogue Rivages/Noir, celle qui s’évapore si l’on n’y prend garde, et qu’il serait vraiment dommage de laisser filer. | MAGAZINE | N°3 ———— Pascal Dessaint a su prendre aux auteurs américains ce qui manquait peut-être à notre littérature noire, que ce soit la désespérance psychologique d’un Jim Thompson, des héros délirants dignes d’un Donald Westlake ou encore une Nature personnifiée propre à Jim Harrison ou T.C. Boyle. Le Bal des frelons s’inscrit d’ailleurs dans son cycle « Sous le signe de la Nature ». Il a été écrit à l’automne 2008, alors que l’auteur est invité par un ami lecteur et apiculteur en Ariège. Dépaysement garanti, en compagnie des abeilles de retour des transhumances et surtout de leurs redoutables ennemis : les frelons. Car si l’écrivain nous décrit à merveille Mère Nature, il sait aussi bien nous plonger dans les tourments de la nature humaine. En toile de fond : la crise bancaire des subprimes qui secouait alors l’actualité. Un bazar qui précipita les plus avares, comme notre protagoniste, à retirer fissa leurs économies. Tout ça dans le dos du mari et sans révéler où se cache le butin : le bal est ouvert ! Julien Crunelle, Livre aux Trésors (Liège) Kinky Friedman Elvis, Jésus et Coca-Cola Rivages/noir, 1997 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Frank Reichert Hugues Pagan Dernière station avant l’autoroute Rivages/noir, 2000 ———— « Baltringue on naît, baltringue on meurt, il n’y a pas à sortir de là. » Ces mots qui ouvrent Dernière station avant l’autoroute sont comme un incipit à toute l’œuvre de Hugues Pagan, une œuvre rare, de celle qu’on se refile entre complices de nuits rageuses et imbibées et de petits matins pleins de regrets. Dans Dernière station… comme dans tous ses romans, Pagan anime des personnages au bord de la déchéance, relativement désabusés devant la crasse du monde, fatalistes et donc souvent durs, voire brutaux. Mais sous le goudron des états d’âme c’est bien d’un monde éternellement dégueulasse dont il est question, et Pagan le regarde avec la distance souveraine des grands auteurs anars, trop humains pour ne pas être misanthropes. Tout le monde prend : flics corrompus, politiciens, marchands ; ce sont eux qui mènent la barque. Tous les autres sont bons pour la lumière blafarde des vies glauques, entourloupés d’une manière ou d’une autre. Pagan, c’est du blues. Du vrai grand blues qui n’en a plus rien à foutre. De rien. Un frère, quoi. On lira aussi l’extraordinaire Je suis un soir d’été (Rivages noir n°453), qui ne nous mettra pas de bonne humeur, mais confine au sublime. ———— En plus d’être plus connu comme Kinky dans nos rayons ou comme le Frank Zappa de la country quand il pousse la chansonnette (son tube : They ain’t making Jews like Jesus anymore, tout un programme), Richard « Kinky » Friedman est l’un de nos challenger favori dans la catégorie « romans noirs à côté de leurs santiags ». Chose peu courante dans le milieu, Kinky Friedman est un adepte acharné de l’autofiction un poil farfelue et n’hésite donc pas à se raconter dans les bottes d’un privé sévissant au cœur de Greenwich Village. Comme chez ce brave Dortmunder de Donald Westlake, notre homme est entouré d’une bande d’attachants bras cassés – l’impayable Ratso en tête – toujours prompts à lui prêter main forte dans des intrigues qui sont souvent des prétextes à découvrir la vie telle qu’il la conçoit. Idéal pour goûter à la philosophie sauce Kinky faite d’humour juif et de contre-culture aux effets corrosifs, quand il ne se réclame pas de Sam Spade et autre Maigret entre deux bouffées de son fidèle cigare. Eric Swennen, Livre aux Trésors (Liège) 20 Philippe Marczewski, Livre aux Trésors (Liège) 21 Nick Tosches Dino Rivages/noir, 2003 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Esch ———— « Le romantisme en chansons ». C’est comme ça qu’on présentait Dean Martin au début de sa carrière. Douce image qu’il aura parfois conservée mais qui, jusqu’à sa mort, sera souvent écrasée par celle d’un poivrot invétéré, un gueulard en smoking faisant des bringues à cent plaques avec ses amis du Rat Pack (Sinatra, Sammy Davis Jr.), un type talentueux qui s’associa – pour son malheur autant que pour la postérité – à un génie, Jerry Lewis, faisant pâlir de facto son talent. Bref, une sorte de loser magnifique, c’est-à-dire une client idéal pour la littérature noire. C’est, en toile de fond, la part mythologique des USA du xxe siècle qui prend possession du corps de Dino. L’immigration italienne, la mafia, Las Vegas, le cinéma de l’âge d’or, les Kennedy : cette vie est comme un piège (à rats) pour un type comme Dean, faible et mal armé, dépassé par son art. Qui d’autre que Nick Tosches, cet improbable mélange de Melville et Hunther S. Thompson, seul auteur capable de prendre à bras-le-corps les héros décrépis de l’Amérique et de les transformer en mythes grecs, pouvait rendre justice à la pathétique humanité du crooner alcoolisé ? Philippe Marczewski, Livre aux Trésors (Liège) Joseph Hansen Par qui la mort arrive Rivages/noir, 2003 Traduit de l’anglais (États-Unis) par FranceMarie Watkins Jerry Stahl Moi, Fatty Rivages/Noir, 2013 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Thierry Marignac Edward Bunker Aucune bête aussi féroce Rivages/Noir, 1992 Traduit de l’anglais (États-Unis) par Freddy Michalski ———— Premier roman lu de Joseph Hansen, et quel choc, mes amis ! Comment un auteur aussi brillant peut-il être aussi peu lu ? Moi-même je m’étonne de ne pas avoir ouvert un de ses livres plus tôt. L’histoire est, comme souvent, simple en apparence : Dave Brandstetter, enquêteur pour le compte d’une société d’assurances et héros récurrent chez Hansen, est chargé d‘élucider la mort mystérieuse de Rick Wendell, copropriétaire d’un bar gay. Entre passion et jalousie, les suspects et les mobiles se croisent et s’entrecroisent… Joseph Hansen semble prendre un malin plaisir à dérouter son lecteur tout en le plongeant dans l’atmosphère et le milieu interlope homosexuel à la sauce West Coast des années 70 – un milieu qu’il connaît bien, puisqu’il fut un des organisateurs de la première gay pride (terme qu’il n’aimait pas). Hansen fait partie des piliers de Rivages/Noir (Par qui la mort arrive porte le numéro 4). Un auteur reconnu par ses pairs, admiré par Manchette qui disait : « Il faudra revenir sur le style de Hansen, où chaque phrase, véhiculant une stupéfiante quantité d’informations, signale une attention et une vigilance terribles, et y contraint le lecteur. » Un auteur qu’il faut découvrir toutes affaires cessantes. ———— Roscoe Arbuckle, dit « Fatty », découvert par Mack Senett, fut un des acteurs les plus populaires du cinéma muet de 1913 à 1921. En septembre 1921, un scandale judiciaire – il finira par être innocenté – allait détruire sa carrière et le transformer en paria d’Hollywood. L’histoire de Roscoe Arbuckle nous est déjà connue, entre autres car elle nous est contée dans Hollywood Babylone de Kenneth Anger mais, ici, Fatty devient un personnage de littérature. Il nous parle à la première personne, et nous raconte sa terrible histoire : de son enfance faite de brimades en rapport avec son physique – c’est son père qui l’appellera Fatty – à son accès à la célébrité, puis sa déchéance liée au procès et au déferlement de haine qui s’en suivit, jusqu’à son hypothétique volonté de redevenir la star qu’il a été. Portrait d’un acteur, d’un milieu (Hollywood en pleine tourmente), mais aussi d’une société américaine qui veut se trouver un bouc-émissaire qui doit à tout prix payer et ce, même si sa culpabilité est réfutée. Au final, Moi, Fatty est un douloureux livre noir, dérangeant et entêtant. ———— C’est à l’insistance de James Ellroy auprès de François Guérif que l’on doit le plaisir de lire les brûlots d’Edward Bunker dans la langue de Molière (et de Jean-Patrick Manchette). Considérée par l’auteur du Dalhia Noir comme un monument du genre, sa Trilogie de la Bête (après Aucune bête viennent La Bête contre les murs et La Bête au ventre) est une vraie plongée dans les bas-fonds de Los Angeles et le monde obscur du braquage organisé. Loin des clichés du style « gros bras, esbroufe, poursuites de voitures à gogo et autres poncifs racoleurs », le colosse Bunker dépeint un mode de vie qu’il a lui-même trop bien connu : toujours sur la corde raide, entre cavales et séjours répétés en cabane. C’est pourtant de la prison que lui viendra son salut, avec au passage une certaine forme de rédemption grâce à la découverte d’une littérature qui deviendra vite son véritable ticket de sortie. Il y développera une écriture dense et hyper précise au service d’une poignée de récits fiévreux. Deux d’entre eux auront même les honneurs du grand écran. Au rayon seconde chance, on a vu pire cas d’école ! Jean-Marc Brunier Le Cadran Lunaire (Mâcon) Michaël Mention Sale temps pour le pays Rivages/Noir, 2012 Pierre Siniac Femmes blafardes Rivages/Noir, 1997 Dominique Manotti À nos chevaux ! Rivages/Noir, 1999 ———— Novembre 1976, la vague punk déferle sur l’Angleterre. Les Sex Pistols crient l’anarchie et leur amour pour la Reine, Margaret Thatcher est à la tête du Parti Conservateur entraînant le Royaume-Uni dans un libéralisme exacerbé et le Nord de l’Angleterre sombre peu à peu dans la panique sous les coups de marteau de celui que l’on a surnommé « l’éventreur du Yorkshire ». Double défi pour Michaël Mention. S’attaquer à celui qui est désormais considéré comme le plus sanguinaire des tueurs en série anglais et qui a sévi impunément de 1975 à 1980, mais surtout souffrir de la comparaison avec l’incroyable tétralogie de David Peace publiée également chez Rivages et inspirée du même Peter Sutcliffe. Pari réussi tant le jeune et prometteur auteur français réussit à s’affranchir brillamment du maître anglais, préférant un rythme sec et ciselé au lyrisme incantatoire de son aîné. Pari sur l’avenir puisque Sale temps pour le pays se révèle être le premier volet d’une trilogie. Chez Rivages pas de No Future pour les fous furieux, la relève est assurée. ———— Les personnages de Femmes blafardes passent beaucoup de temps à table. Souvent ils mangent, parfois ils boivent et de temps en temps, ils se mettent à résoudre des crimes. C’est le cas de Séverin Chanfier, ancien flic viré suite à une bavure et à un comportement sexuel inapproprié, reconverti en détective privé qui se lance – mais pas avant d’avoir goûté à la cassolette de rognons Maison – à la poursuite d’un mystérieux et sadique tueur à l’éventail. Les romans de Pierre Siniac se passent souvent en province, dans ses petits villes qui se ressemblent toutes, où rien ne se passe mais dans lesquelles tout le monde se planque à sa fenêtre. Ses héros en bout de course sont aussi abîmés que les décors dans lesquels ils évoluent et presque aussi détraqués que les assassins qu’ils recherchent. Disparu dans l’anonymat le plus complet en 2002, Pierre Siniac n’a jamais réellement connu la reconnaissance qu’il méritait, catalogué comme un simple auteur de polars provinciaux. À son propos, Jean-Patrick Manchette écrivait dans ses Chroniques (Rivages/ Noir 488) qu’il était un « Pierrot-le-fou dactylographe », se demandant même s’il ne fallait pas voir en Siniac le véritable père du néopolar à la française. ———— Milieu des années 1990, une nouvelle voix française se donne à lire dans le catalogue Rivages ; c’est Dominique Manotti qui signe avec Sombre sentier, le premier d’une série de romans dont on ne peut que vous conseiller la lecture mais déplorer qu’a priori ils ne figurent pas sur les listes des ouvrages recommandés voire obligatoires pour les étudiants de nos grandes écoles, nos futurs dirigeants politiques et grands patrons. Agrégée d’histoire, militante, Dominique Manotti n’a pas son pareil pour chroniquer notre époque, dénoncer les injustices entre les quidams et les puissants, la mainmise accrue des capitaux sur le capital travail. Dans À nos chevaux, le commissaire Daquin et la brigade des stups sont toujours de service. Qui dit trafic de drogue dit toxico dans des squats, soit, mais aussi énormément d’argent, donc blanchiment, spéculation immobilière, CAC40 et tutti quanti. Une intrigue où les idéalistes de 1968 sont devenus avides de pouvoir et de fric à tout prix. Manotti, c’est mon dada. Jonathan Tenreiro, Le Merle Moqueur (Paris) Eric Swennen, Livre aux Trésors (Liège) Jonathan Tenreiro, Le Merle Moqueur (Paris) Antoine Bertrand, Lune et l’autre (Saint-Étienne) | MAGAZINE | N°3 22 23 Aude Samarut, Initiales Kéthévane Davrichewy L’Autre Joseph Sabine Wespieser, 2016 « Un livre jubilatoire ! » Les lectures des libraires LES LECTURES DES LIBRAIRES Littérature ———— Kéthévane Davrichewy avait déjà marqué les esprits avec La Mer Noire (Sabine Wespieser, repris en 10/18) où elle parlait de l’histoire de sa grand-mère maternelle. Dans ce nouveau roman, l’autrice évoque l’histoire de sa famille et, plus précisément, de son grand-père paternel, Joseph Davrichachvili ou Davrichewy. ———— En commençant la lecture de ce premier roman, on peut craindre que le baroque des situations ne soit submergé par d’indigestes bons sentiments, mais il n’en est rien. Le cocktail prend, le dosage est parfait, puis vient l’envie de danser sur le Mr Bojangles de Nina Simone avec le trio familial, acteur de cette histoire. Le charme opère. Joseph a grandi en Géorgie dans une bonne famille : son père, Damian, était préfet de Gori et avait une maisonnée très fournie : cuisinière, bonnes, précepteur... et même une couturière. Cette dernière, délaissée par son mari alcoolique, avait un fils qu’elle élevait seule. Damian, en patriarche averti, donna à ce demi-orphelin, qui s’appelait aussi Joseph, une bonne éducation, la même que celle de son fils. D’ailleurs, on confondait souvent les deux enfants qui avaient quasiment le même âge, tant ils se ressemblaient. Une rumeur insistante disait que ces enfants étaient demifrères. Ils se comportaient surtout comme des frères : proches et rivaux. Un enfant, dont on ne connaît pas l’âge précis, raconte sa vie, sa famille, son quotidien hors du commun et surtout l’histoire d’amour de ses parents et comment sa maman, fantasque à souhait, a fait basculer son papa dans sa douce folie. Le père a en effet décidé de suivre sa dulcinée dans tous ses délires, dans tous ses caprices – élever en appartement une grue de Numidie nommée Madame Superfétatoire, ne jamais ouvrir le courrier administratif et l’entasser au milieu du logis, nocer chaque nuit dopés au Champagne et aux mélanges d’alcool en tout genre avec des amis hauts en couleur, se dégoter un château en Espagne, entres autres élucubrations. Et que tout cela coule de source, que le quotidien soit une fête, que la liberté soit totale. En grandissant, la rivalité augmenta (tous deux se lançant dans la carrière politique) et lorsque l’un des deux (le fils de la couturière) devint Staline, l’autre s’exila, devint agent secret et se dissimula. Il vécut loin de sa famille pour éviter qu’elle n’attire l’attention de celui qui, devenu dictateur, tua des millions de personnes et notamment ses proches. Comment côtoyer un tel personnage et peut-il transformer votre vie ? Et celle de votre arrière-petite-fille, l’autrice ? La force du texte tient au fait que l’autrice ne tranche pas entre la petite et la grande histoire : cela aurait pu être celle d’une autre famille et elle aurait eu le même destin. On ne grandit pas à côté d’un monstre sans risque. Kéthévane Davrichewy ose même croire que si l’Autre Joseph, le grandpère cette fois-ci, avait réussi sa carrière politique, c’est sans doute lui qui serait devenu le Monstre. | MAGAZINE | N°3 24 Olivier Bourdeaut En attendant Bojangles Finitude, 2016 De courts et magnifiques extraits du journal intime du père viennent çà et là éclairer d’un autre angle l’histoire. Avec eux, bien que l’enfant fasse preuve d’une certaine maturité, nous prenons un peu plus de hauteur. Et si au départ tout est charmant, par la suite, ça grince : on se rend compte que la folie douce est en réalité maladive. Si tous les membres et proches de la famille décident d’y succomber, c’est pour mieux la supporter, qu’elle ne soit pas un frein à la vie. C’est là qu’Olivier Bourdeaut réussit un tour de force. On se laisse bercer par une légèreté drôle, sucrée et agréable et pourtant la profondeur est là. Évoquer le Boris Vian de L’Écume des jours et la magnifique et tragique histoire d’amour entre Colin et Chloé est assez juste. Un texte formidable où la grande Histoire croise la petite, le mythe la réalité, et la fiction l’épopée. Ce premier roman est une grande réussite, drôle, lumineux, plein de fantaisie, léger mais plus profond qu’il n’y paraît. Il y a l’amour, la folie, l’amour fou et la vie. Dansons maintenant ! Évelyne Levallois, L’Autre Monde (Avallon) Adrien Duchesne, Point Virgule (Namur) 25 Jean Echenoz Envoyée spéciale Minuit, 2016 LES LECTURES DES LIBRAIRES Littérature ———— Présente-t-on encore Jean Echenoz ? Depuis la parution en 1979 du Méridien de Greenwich, l’auteur nous a régulièrement régalé de ses écrits, dont le fameux cycle de biographies romancées Ravel – Courir – Des éclairs. Lauréat du Prix Médicis 1983 pour Cherokee et du Prix Goncourt 1999 pour Je m’en vais, il reste pourtant extrêmement discret et rares sont ses interventions dans les médias. Apprécié par la critique, adulé par les libraires, attendu par ses fidèles lecteurs et publié aux prestigieuses éditions de Minuit, Jean Echenoz est un véritable phénomène dans le paysage littéraire français, puisque ses livres sont également souvent propulsés dans les meilleures ventes, y côtoyant des romanciers bien plus « grand public ». Envoyée spéciale ne déroge pas à la règle, et c’est avec bonheur qu’on se laisse enlever dès les premières lignes. Car enlèvement il y aura bien, et si personne ne demandera de rançon pour vous, il s’avère qu’il en ira autrement pour la pauvre Constance. Héroïne malgré elle, Constance est choisie à son insu pour effectuer une mission très spéciale... dont nous ne vous dirons rien de plus puisqu’après tout elle-même l’ignore. La première partie du roman est donc consacrée au récit de sa captivité et de sa « mise en condition ». Cette étape achevée, il est temps de l’envoyer à l’autre bout de la planète pour cette fameuse mission top secrète, et voilà comment l’on devient agent double en quelques pages sous la plume de Jean Echenoz. L’auteur prend un malin plaisir à jouer avec les codes du roman d’espionnage. Mais si l’intrigue pourrait presque être celle d’un John Le Carré, son traitement farfelu et sa galerie de personnages un peu naïfs, un peu perdus, rappellent à chaque instant qu’il ne s’agit que d’un brillant pastiche. Les digressions récurrentes et l’humour de l’auteur font une fois de plus merveille, et le style inimitable d’Echenoz rendrait la moindre scène à la boulangerie véritablement grandiose. Alors imaginez ce que c’est quand il vous raconte la Corée du Nord ! Hélène Reynaert, Le Bateau Livre (Lille) | MAGAZINE | N°3 Gaëlle Josse L’Ombre de nos nuits Noir sur Blanc, 2016 ———— Gaëlle Josse a sa façon bien à elle de nous amener à pas feutrés dans l’intimité de ses personnages, sans jamais être intrusive pour autant. Ce cinquième roman ne déroge pas à la règle, et nous convie au plus près de deux vies – l’une célèbre, l’autre anonyme – et deux époques : 1639 et 2014. Le roman s’ouvre en 1639 en Lorraine, dans l’atelier de Georges de La Tour, aux premières heures du tableau « Saint Sébastien soigné par Irène ». De La Tour a déjà en tête toute la structure du tableau : choix des modèles, composition, lignes, éléments de lumière. Il pressent à ce tableau une destinée royale, qui étendrait sa renommée bien au-delà des terres de Lorraine. Dans son atelier, son fils et un apprenti s’affairent à préparer les pigments nécessaires à l’élaboration du tableau, et tour à tour, ces voix masculines racontent les étapes créatrices du chef-d’œuvre, mais aussi leurs états d’âme et leurs parts d’ombre. Paolo Cognetti Le Garçon sauvage – carnet de montagne Zoé, 2016, traduit de l’italien par Anita Rochedy LES LECTURES DES LIBRAIRES Littérature ———— Paolo Cognetti nous emmène avec lui dans la Vallée d’Aoste, en Italie, à la découverte d’une magnifique baita (soit un beau chalet au fond des bois) dans laquelle il a élu domicile afin de retrouver l’inspiration à l’écriture. À l’âge de 30 ans (à peu prés comme H.D. Thoreau), et après plus de dix ans au seul contact de la ville et des citadins de Milan, le besoin du contact de la nature, de la solitude et de la roche montagneuse se fait sentir. C’est une aventure au plus profond de l’être humain, où l’émotion est pure et complète, où les sentiments sont multipliés, les repères dérobés, et où seule la débrouillardise aura son mot à dire. Apprendre à couper du bois, allumer un feu, observer la nature, écouter la faune et épier la flore. Prendre le temps de vivre tout en se confrontant à de nouvelles relations humaines, un peu bourrues, certes, un peu montagnardes, mais tellement plus authentiques. Quelques pages plus loin, nous basculons dans l’antre du musée des Beaux-Arts de Rouen, en 2014, où déambule une femme dont nous saurons juste qu’elle s’abrite ici de la pluie en attendant son train. Face à ce « Saint Sébastien », elle se fige. Quelque chose dans ce tableau la renvoie à son histoire d’amour passionnelle et défunte avec B., et fait naître en elle les mots qu’elle n’a su trouver pour lui à la rupture. Les deux histoires vont dès lors s’entrelacer tout au long de ce récit, en une variation délicate autour du charnel, de la passion et du désir. L’alternance des époques donne à chacune saveur et relief, tout en rendant le lecteur captif de cet incessant aller-retour. Paolo Cognetti, avec son écriture poétique, décrit un monde qui n’est géographiquement pas loin de nous, mais qui semble pourtant si difficile à toucher, parfois même à concevoir. Une introspection forte, un regard sur la société et les écrans qui la construisent rendent ce roman absolument indispensable à la lecture. Tantôt dans la contemplation, tantôt utilisant les codes du roman d’aventure, l’auteur séduit dans son carnet sensible. Paolo Cognetti conte l’histoire de l’humanité avec des bergers hirsutes qui transhument lorsque tombe la neige, mais aussi l’histoire de la littérature américaine avec des références naturalistes. L’Ombre de nos nuits n’est pas sans faire écho à son premier roman Les Heures silencieuses, dans lequel Gaëlle Josse donnait voix et vie à la femme représentée de dos dans un tableau du maître hollandais du XVIIe Emmanuel de Witte. Cette fois, elle se glisse non pas dans la peau du modèle mais dans celle du peintre : plus audacieuse, Gaëlle Josse continue d’explorer le désir et, avec ce roman lumineux, touche parfaitement juste. Si le genre vous plaît, il vient de paraître aux éditions Corti un texte dans le même univers avec une approche différente, écrit par Georges Picard, qui s’appelle Le Sage des bois. Antoine Tracol, Lucioles (Vienne) ———— L’écriture du désir est un exercice délicat qui peut vite tourner à la mièvrerie ou à la vulgarité. Aucun risque avec Patrick Lapeyre qui, avec huit romans en trente ans, est sans doute celui qui perce le mieux la naissance du sentiment amoureux et les premiers émois du désir. Six années après le formidable La Vie est brève et le désir sans fin, nous revoilà totalement chamboulés par La Splendeur dans l’herbe, en compagnie d’Homer et Sybil, quittés par leur conjoints respectifs partis vivre ensemble leur histoire d’amour. Cette rencontre de deux êtres blessés se mue en une lente et longue histoire, entrecoupée d’un second récit, celui de l’enfance d’Homer au côté de sa mère, en Suisse dans les années 1970 et 80. Deux récits lumineux qui se répondent et dessinent, par petites touches, la magie de la rencontre, de cet instant incroyable, toujours mystérieux où l’autre devient imperceptiblement votre aimant. Ces moments passés ensemble à évoquer leur passé et invariablement ces deux ombres qui ne rôdent jamais bien loin, les rapprochent à petits pas, patiemment, jusqu’à les mener à cette « conjugalité intermittente » dans lequel Homer est conscient d’avoir « perdu en intensité ce qu’il a gagné en sérénité ». Tout l’art de Patrick Lapeyre réside en cette faculté à rentrer dans les plus infimes détails de ces émotions naissantes notamment au travers du personnage d’Homer, maladroit, sensible, hésitant qu’on entend réfléchir à voix haute, s’interrogeant sur ce « sentiment d’incomplétude (…) faisant de nous des êtres toujours inachevés, passant leur temps à désirer et à renoncer à leurs désirs ». Ce principe d’incertitude donne à ces amoureux une douce fragilité qui les rend attachants, tout à leurs hésitations et leurs silences tellement justes. Il y a beaucoup d’élégance, de tendresse, d’humour dans la prose de cet auteur singulier dont la petite musique du désir, unique, est reconnaissable dès les premières notes. Xavier Moni, Comme un roman (Paris) Caroline Berthelot, La Femme Renard (Montauban) 26 Patrick Lapeyre La Splendeur dans l’herbe P.O.L, 2016 27 Céline Curiol Les Vieux ne pleurent jamais Actes Sud, 2016 LES LECTURES DES LIBRAIRES Littérature ———— Le dernier livre de Céline Curiol, Un quinze août à Paris, racontait la traversée de sa dépression causée par la double perte du père et de l’amant. Aujourd’hui la dépression laisse place à un roman aussi excitant qu’émouvant mettant en scène deux femmes de 70 ans, Judith et Janet, voisines habitant Brooklyn, l’une d’origine française veuve récente, l’autre américaine espiègle sans mari. L’expérience du veuvage de sa propre mère a-t-elle guidé l’auteur dans cette courageuse aventure littéraire que représente, à quarante ans, de mettre en scène le vieillissement des femmes? Toujours est-il que le défi est relevé avec un subtil dosage d’humour et d’intelligence sensible. En effet, rapidement notre duo s’avère irrésistible. En premier lieu lorsque Janet parvient à entraîner Judith, encore affaiblie par le deuil, dans un voyage organisé pour seniors. Voilà nos deux amies parties pour une virée des plus aseptisées – « sous vide » comme le dit Judith – alternant étapes en car, visites, restaurants et hôtels pathétiques, avec ce sens du comique des situations que leur confère la conscience de leur décalage : elles ne sont quand même pas comme ces vieux oiseux ! De retour, revitalisée, Judith ne tient plus en place. Or, il se trouve que juste avant l’escapade, elle avait retrouvé, en feuilletant Voyage au bout de la nuit de Céline, livre sous l’égide duquel le roman se déroule, la photo de son frère, Julien, vivant en France et qu’elle n’a plus revu depuis de longues années. Judith décide de s’envoler pour la France. Va-t-elle revoir Julien ? Rien n’est moins certain. Mais sur son chemin, elle retrouvera deux autres femmes, Julia, sa vieille tante, et Isle, sa nièce, toutes deux lui offrant une cure de sororité, tel un temps de reconstruction de soi. Ce livre cherche à capter ce qui existe en chacun et demeure d’inconditionnel, d’intact, source d’énergie vitale au-delà des âges, et il se pourrait bien que cela tienne à notre capacité d’aimer… Et n’oubliez pas « rien ne meurt avant d’avoir perdu toute possibilité d’être ». Karine Henry, Comme un roman (Paris) Jayne Anne Phillips Tous les vivants – Le crime de Quiet Dell L’Olivier, 2016, traduit de l’anglais par Marc Amfreville ———— Dans les années 1930 aux États-Unis, Cornelius O. Pierson, courtisait les veuves esseulées afin de les dépouiller. Puis de les tuer. Cet homme défraya la chronique lorsqu’il poussa le vice jusqu’à assassiner Asta Eicher et ses trois enfants. Le livre s’ouvre sur une ambiance de Noël bucolique – qui rappelle les scènes d’enfance de Citizen Kane –, où le locataire de la maison Eicher joue avec les trois enfants dans la neige. Ce dernier courtise notre veuve entre deux âges. Mais malgré les avances de cet homme (qui a pourtant l’air très gentleman), Asta entretien secrètement une relation écrite avec un certain Cornélius. Elle en tombe amoureuse (malgré le prénom) et lorsqu’il organise des vacances dans sa ferme, elle le suit... Quelques jours plus tard, il vient chercher les enfants qui connaîtront le même sort fatal. C’est ce drame très connu en Amérique, que Jayne Anne Philips dépeint avec une narration à la fois journalistique (puisque le livre contient des photos et des archives de journaux) mais aussi avec beaucoup d’humanité. Ce roman est une traversée de l’Amérique de la Grande Dépression, on rencontre des citadins, on vit avec une journaliste amoureuse qui couvre l’enquête (au point d’entendre les flashs des appareils photographiques de l’époque). On y découvre aussi des fermiers sortis d’un livre de Steinbeck, un pauvre garçon des rues, bref on se fait mener avec plaisir ! Mais la force du roman, au-delà de l’enquête, est portée par les Vivants. Surtout par la fille de la veuve assassinée : Annabel est une enfant débordante et créative qui survole et regarde – avec ses yeux candides – toute l’intrigue, même après sa propre mort. Le surnaturel et l’hyperréalisme se côtoient. Le plus déroutant est de ressentir des émotions très opposées : sur un fond d’histoire vraiment sordide, Jayne Anne Philips parvient à mettre en lumière l’Amour, le Merveilleux de la vie et non à nous orienter vers un voyeurisme de fait divers mal placé. Bref, un roman aux couleurs expressionnistes bien mené entre enquête et récit journalistique. Maëlig Hamard, L’Écritoire (Semur-en-Auxois) Sarah Hall La Frontière du loup Bourgois, 2016, traduit de l’anglais par Éric Chédaille LES LECTURES DES LIBRAIRES Littérature ———— Voici un très beau roman d’une jeune auteur anglaise, Sarah Hall dont deux précédents livres Le MichelAnge électrique et Comment peindre un homme mort habitent encore mon esprit. Cette femme a une véritable force d’évocation, une sensibilité et une sensualité toute particulière qui font de ses romans des textes d’une rare sincérité avec une patte facilement reconnaissable. Un univers à la fois fort, tendre et au plus près des contradictions et des ambiguïtés humaines. Avec ce nouveau roman, La Frontière du Loup, on voyage des États-Unis (où sa narratrice, Rachel, travaille à l’étude des loups dans une réserve indienne de l’Idaho) aux terres du sud de l’Écosse ou un richissime lord a décidé de réintroduire le loup gris disparu depuis plus de cinq cents ans sur son territoire. Nous sommes alors en 2014, le référendum pour l’indépendance de l’Écosse agite la vie politique du pays, et cet événement vient faire écho aux tremblements de la vie familiale et sentimentale de Rachel. Celle-ci avait en effet quitté les terres du pays où elle est née pour fuir une relation compliquée avec sa mère Binny, belle femme excentrique, féministe et extravagante dans l’ombre de laquelle elle avait jusqu’alors vécu. Entre un frère terriblement conservateur, une belle sœur acariâtre, des histoires d’amour passagères et un défi écologique à relever, Rachel rentre et s’attelle à la réintroduction du loup. Les questions de la maternité, de l’animalité, de la solitude et des conflits politiques et sociaux sont au cœur de ce roman foisonnant, qui se lit avec une facilité déconcertante. Les phrases se succèdent dans une narration à la fois très classique et magnifiquement cinématographique. Les dialogues sont fins et saisissants, et l’omniprésence de la nature est comme une immense plongée dans cet espace sauvage, sans cesse redécouvert et au cœur d’enjeux humains, politiques et écologiques non soupçonnés. La Frontière du loup est donc un roman des grands espaces, un roman intimiste et très personnel. Un roman de neige et de vent, un texte dans le même temps léger et profond sur la nature humaine et animale. Une méditation sur l’amour, la transmission, le respect de soi et des autres, les passions et la part d’animalité en chacun de nous. Marielle Dy, Les Petits Papiers (Auch) | MAGAZINE | N°3 28 29 Anna Hope Le Chagrin des vivants Gallimard, « Du monde entier », 2016, traduit de l’anglais par Élodie Leplat ———— Pour son premier roman, Anna Hope aurait pu se contenter d’une histoire de plus sur le thème de l’aprèsguerre et de ses conséquences, ses ravages sur tout un pays. Loin d’emprunter un sentier balisé, elle livre ici un texte absolument maitrisé, posé, où les personnages prennent vie tout en subtilité et en finesse. Londres, début novembre 1920. Alors que l’armée britannique retourne sur les champs de bataille du nord de la France pour chercher le corps du soldat inconnu, Ada se remémore les derniers jours de son fils et ne peut accepter sa disparition. Elle croit l’apercevoir à tout moment : en cet homme de dos qui marche d’un pas pressé, dans les paroles de ce soldat devenu colporteur... Pour Hettie, la vie est faite de rythmes endiablés sur la piste du Hammersmith Palais pour 6 pence la danse. Mais comment trouver l’âme sœur dans un monde où les derniers hommes sont bancals et détruits ? Quant à Evelyn, elle a choisi de travailler au Bureau des pensions de l’armée malgré les réticences familiales. En souvenir de son fiancé disparu, elle apporte tant bien que mal son aide aux gueules cassées et tente de veiller sur son frère revenu du front mais aux réactions incompréhensibles. Les trois femmes ne se connaissent pas mais comme beaucoup, elles ont perdu un fils, un fiancé ou un frère à la guerre et elles tentent de survivre. Sans cesse confrontées à la réalité et au manque, elles se frôlent, se croisent et attendent avec impatience le rapatriement du corps du soldat inconnu pour tenter de faire leur deuil. À travers elles, c’est une nation toute entière qui retient son souffle et espère relever la tête après un ultime hommage aux disparus. Dans une prose à la fois fluide et riche, Anna Hope a choisi de révéler à travers ces cinq jours de novembre une période cruciale dans l’histoire de la Grande-Bretagne. Un livre indispensable comme un devoir de mémoire. Céline Vignon, Mots & Images (Guingamp) Pep Coll Quatre cercueils : deux noirs et deux blancs Actes Sud, 2015, traduit du catalan par Edmond Raillard LES LECTURES DES LIBRAIRES Littérature ———— Retour sur un fait divers qui eut lieu au lendemain de la guerre civile espagnole, en 1943. Une famille de paysans installée dans les contreforts des Pyrénées catalanes est retrouvée massacrée. Le père, la mère et leurs deux filles âgées de 10 et 14 ans sont sauvagement abattus. Les assassins sont vite identifiés. Il s’agit d’un couple voisin, des paysans aussi, qui par jalousie au sujet d’un bout de terrain attribué un peu vite à l’autre famille par les propriétaires terriens du coin, se sont fait justice eux-mêmes. Arrêtés, ils vont d’abord goûter de la prison en attendant leur procès, et peu importe leur penchant plutôt franquiste durant les années de guerre civile. Il est important pour le nouveau régime de montrer que ce crime, qui n’est pas politique mais bien de droit commun, doit être traité de façon exemplaire. Cependant, les choses ne vont pas en rester là et quelques mois plus tard, le couple est libéré – prétendument faute de preuves… Les habitants du village vont donc devoir s’accommoder de vivre aux côtés d’assassins tout en faisant comme si de rien n’était. Comme si justice était bien passée. Dans un pays tout juste sorti d’une guerre qui a fait des milliers de victimes et provoqué l’exil de nombreuses familles, s’abat soudain une amnésie collective sur la volonté politique du général Franco. Il s’agit de montrer qu’un pays moderne émerge sous la férule du nouveau dictateur et ces histoires de péquenots catalans ne pèsent pas grand-chose vues de Madrid. Elles feraient même un peu honte. Mais si la mémoire collective fait défaut, celle des hommes et des femmes qui habitent ces terres de roches et de chênaies, elle, n’oublie pas... Et le temps qui passe n’y fait rien. Ce livre, littéralement PASSIONNANT et qui n’est pas sans rappeler le De sang froid de Truman Capote, est un monstre de roman ! Il y a chez Pep Coll la même force narrative qui emporte le lecteur, et surtout, cette volonté de distinguer parmi le fracas de la grande Histoire les débris épars des histoires minuscules. François Reynaud, Les Cordeliers (Romans-sur-Isère) Emmanuel Régniez Notre château Le Tripode, 2016 ———— Depuis la mort accidentelle de leurs parents, Octave et sa sœur Véra vivent reclus dans une demeure qu’ils nomment « Notre Château ». Ils passent leurs journées à lire dans leur bibliothèque. Le monde d’Octave et de Véra est un monde de mots. Tous les jeudis, Octave se rend en ville pour acheter des livres. C’est au cours d’une de ces sorties que leur monde va vaciller. « Le jeudi 31 mars à 14 h 32, j’ai vu ma sœur dans le bus n° 39 qui va de la Gare à la Cité des 3 Fontaines, en passant par l’Hôtel de Ville. Je vais tout de suite dire quelque chose : ma sœur ne prend jamais le bus, ma sœur ne va jamais en ville. Elle déteste aller en ville. Elle déteste la Ville. » À son retour, Octave trouve Véra à la maison et celle-ci nie être sortie. S’ouvre alors dans l’esprit d’Octave le doute, tout comme dans l’esprit du lecteur. Peut-on faire confiance au narrateur de Notre Château ? Ou bien suivons-nous les divagations d’un esprit malade ? D’autres éléments troublants se produisent. Un matin, il prépare le café mais à son réveil sa sœur s’étonne : « Nous n’avons jamais bu de café le matin, en vingt ans, pas une seule fois. » L’inquiétude s’installe, la bulle d’Octave et de Véra se fissure et le roman vacille dans l’étrange. « De quoi a-t-on le plus peur ? De ses fantômes ou de ses fantasmes ? » Pourquoi le passé vient-il contaminer le présent ? Qu’est-ce qui définit le réel ? « Je pense souvent aux mondes parallèles ; aux mondes autres que le nôtre. » Par la musique de sa langue riche en répétitions et variations, redites et légers décalages, et un usage des superlatifs extraordinaire, Emmanuel Régniez, dans ce huis clos obsédant, hypnotise son lecteur comme peuvent le faire Philip Glass ou Michael Nyman. Car si les références musicales vont à Schubert et à Couperin, si le texte scande des comptines à la manière d’un conte classique, et si les références littéraires à la littérature gothique du XVIIIe siècle hantent ce livre, vous serez portés dans l’univers de Notre Château par une langue d’une grande modernité, des phrases courtes, un rythme rapide, un vocabulaire contemporain. Bref Notre château est un livre intense, dévorant, fascinant. Karine Pourtaud, À Livre Ouvert / Le Rat Conteur (Bruxelles) | MAGAZINE | N°3 30 Edward Morgan Forster Howards End (Le Legs de Mrs Wilcox) Le Bruit du temps, 2015, traduit de l’anglais par Charles Mauron LES LECTURES DES LIBRAIRES Littérature ———— Que tous ceux qui pleurent d’avance la fin de Downtown Abbey, qui ont déjà réservé pour leurs prochaines vacances un cottage dans le Derbyshire et connaissent par cœur l’œuvre complète de Jane Austen soient rassurés : il leur reste peut-être un chef d’œuvre classique de la littérature anglaise à découvrir, avec cet Howards End de E.M. Forster, publié outre-Manche en 1910 et superbement réédité en 2015 par les éditions Le Bruit du temps. Nous sommes donc au tout début du vingtième siècle, dans la campagne anglaise, aux côtés de trois familles : les Wilcox, riches capitalistes attachés à leur fortune et leur demeure de Howards End ; les sœurs Schlegel représentent la petite bourgeoisie intellectuelle, cultivées, optimistes et ouvertes d’esprit – bref, aujourd’hui on dirait qu’elles sont un peu « bobos » ; et les Bast, un couple travaillant à Londres, en proie à de sérieuses difficultés financières et personnelles. Howards End est à la fois un grand roman de mœurs qui dépeint les relations entre ces trois familles – ces trois facettes de la société anglaise de l’époque, empreintes de préjugés et d’incompréhension. Mais c’est surtout un grand roman social sur les rapports de classes, un portrait d’une Angleterre en pleine mutation, en pleine modernisation. Ainsi Londres, ville qui fascine autant qu’elle broie ceux qui y vivent et qui contraste radicalement avec la description idéalisée de la vie à la campagne, ou la question du droit de vote des femmes qui mobilise les sœurs Schlegel, ou encore la modernité elle-même qui engendre les diverses insatisfactions et jalousies qui semblent habiter chacun des personnages. C’est une lecture qui vaut aussi pour l’écriture de Forster, son portrait précis et sans concession des mœurs de son temps, son humour omniprésent, souvent très anglais, parfois narquois. Tout ceci fait vraiment d’Howards End l’un des plus grands romans anglais du xxe siècle, très loin du livre un peu poussiéreux que l’on s’imaginait. Mais ça, c’était avant de l’avoir lu. Nicolas Seine, L’escampette (Pau) Yan Pradeau Algèbre Allia, 2016 ———— Ne pas s’y tromper. Malgré son titre – qui rappellera à certains de mauvais souvenirs scolaires – Algèbre n’est pas un traité de mathématiques absconses, mais bien une fulgurante biographie du plus incandescent mathématicien du xxe siècle. Son nom : Alexandre Grothendieck. Fils d’un anarchiste ukrainien juif et d’une mère protestante allemande, l’enfance du génie des mathématiques modernes est aussi chaotique que la marche du monde dans lequel il grandit. Alexandre a 5 ans lorsqu’Hitler accède au pouvoir. Quelques mois plus tard, fuyant le régime nazi, sa mère le confie à un pasteur hambourgeois chargé de le protéger. Inquiété par les autorités du pays, le pasteur envoie le jeune Alexandre à Paris rejoindre ses parents. Nous sommes le jeudi 31 août 1939 : le lendemain, l’Allemagne déclare la guerre à la Pologne. Apatride, ballotté de camps en camps parmi la foule des indésirables désignés comme tels par l’État Français, Alexandre Grothendieck doit une nouvelle fois son salut au courage d’un pasteur, le père André Trocmé, qui le recueille. C’est au Chambon-sur-Lignon, « ce bouton de fièvre parpaillote sur une peau uniformément catholique », que Grothendieck s’initie aux mathématiques. Il deviendra le plus intempestif des mathématiciens qu’ait connue la discipline. Membre éphémère du groupe Bourbaki, ses éclatantes découvertes lui vaudront sa renommée internationale et des décorations prestigieuses (médaille Fields, prix Crafoord)... toutes refusées ! Se fâchant peu à peu avec tous ses collègues et amis, Grothendieck est de plus en plus isolé au sein du monde académique. Dans le sillage de l’après-68, il cofonde Survivre et vivre, revue d’écologie radicale dans laquelle il enjoint ses condisciples de renoncer à leurs recherches scientifiques. Révulsé par la société industrielle, il finira sa vie loin du monde, dans un village de l’Ariège où il s’est éteint en 2014. Au delà des détails biographiques d’une vie tumultueuse, Algèbre est le récit d’une destinée hors du commun : celle d’un jeune réfugié apatride devenu le plus brillant mathématicien du xxe siècle. Antoine Bertrand, Lune et l’Autre (Saint-Étienne) 31 Elena Ferrante Le Nouveau nom Gallimard, 2016, traduit de l’italien par Elsa Damien LES LECTURES DES LIBRAIRES Littérature ———— Quel plaisir de retrouver nos deux adolescentes Elena et Lila, laissées dans L’Amie prodigieuse quelques mois plus tôt au sortir de l’enfance. Ils sont tous là dans ce deuxième volume intitulé Le Nouveau Nom, Elena et Lila bien sûr, les deux magnifiques héroïnes de cette flamboyante tétralogie, mais aussi les familles Sarratore, Caracci, Peluso, Cappuccio. Toutes ces familles typiques de la Naples populaire des années 1960, avec leur lot de misère, de cris et de coups, de revanche, de fougue, de corruption, tout cela sous le soleil cuisant de l’Italie du sud. Elena Ferrante (mais qui se cache vraiment derrière ce pseudonyme ?) tient la distance dans ce nouvel opus et livre un texte ample, alerte, que rien n’altère. Elle jongle sans peine avec une kyrielle de personnages qui, même s’ils sont des êtres sans demi-mesure, n’en sont pas moins complexes. Elle traque les travers de chacun, les petites faiblesses propres à la nature humaine, ce qui rend ce roman si universel. Mais au-delà de tous ces portraits, il en existe deux qu’elle traite avec majesté : Elena et Lila, les amies de toujours, les confidentes, les deux voix principales de cette époustouflante saga. Tels deux symboles clamés haut et fort, Elena et Lila sont à la fois les coupables et les victimes de leur époque. Coupables de vouloir s’affranchir par tous moyens du joug réservé aux jeunes filles dans un milieu social qui ne connaît que la suprématie masculine, et victimes de leurs origines dans un monde scindé en deux classes : la populace et la bourgeoisie éclairée. Du roman d’apprentissage initial avec L’Amie prodigieuse, Le Nouveau Nom est un roman beaucoup plus social, plus politique et qui ne perd rien de son pouvoir romanesque, bien au contraire. Elena Ferrante livre un second volet absolument maîtrisé au pouvoir hautement addictif ! Antoinette Brunier, Le Cadran Lunaire (Mâcon) André Blanchard Le Reste sans changement : carnets 2012-2014 Le Dilettante, 2015 Olivier Rolin Veracruz Verdier, 2016 ———— Incroyable performance que réalise Olivier Rolin avec Veracruz, roman qui colle à la peau, vous plongeant dans quelque chose de poisseux et sombre dès les premières pages. Le narrateur est un écrivain, invité à Véracruz pour donner une série de conférences sur Proust. Un soir à l’Ideal « entre tequila et mariachis », il croise Dariana et vit avec elle une liaison passionnée. Quand Dariana disparaît, en ne laissant aucune trace, il reçoit un pli, contenant quatre récits. Dariana, qui se nomme en réalité Susana – ou Susan –, en est la pierre centrale, autour de laquelle gravitent les autres personnages. Il y a Ignace, jésuite défroqué aux préoccupations bien peu « catholiques » qui nourrit d’incessants fantasmes envers Susana. Il y a Miller, son mari, personnage aussi rustre qu’implacablement violent, abusif et sans sentiment. Enfin, El Griego, loin d’être le dernier sur le plan de l’ignominie et dont on ne saura jamais vraiment s’il est ou non le véritable père de Susana mais qui à tout le moins est celui qui l’a élevé et abusé des années durant. Le dernier récit sera celui à la première personne de Susana. Le point commun de ces quatre personnages est la violence inouïe qui émane de chacun d’eux et prend littéralement à la gorge. Tous racontent la même scène donnant lieu à un huis clos étouffant, sur lequel pèse une menace palpable. Rolin instaure une noirceur indéfinissable, prouesse d’autant plus incroyable qu’il en émane quelque chose d’inexplicablement lumineux et beau. L’auteur incite à réfléchir sur cet irréformable besoin qu’a l’être humain de devoir expliquer, relier, trouver des causes et des effets, livrant comme vérité ces mots du narrateur :« le monde serait une flamme, une eau bouillonnante, un nuage dissipé par le vent, et il nous échappe d’autant plus qu’on cherche à le saisir », et de conclure plus loin par un lapidaire : « Il n’y aura jamais de paix. Ne croyez pas un mot de ce que j’ai écrit. » Un texte puissant et incandescent comme on en trouve tant au catalogue des incomparables éditions Verdier. Anaïs Ballin, Librairie du MuCEM (Marseille) LES LECTURES DES LIBRAIRES Littérature ———— Parfois, la lecture devient une affaire galante. Il en est ainsi avec André Blanchard. Il a su nous draguer et faire en sorte que l’on attende chaque année, avec une excitation toute particulière, la parution de ses carnets. Auteur d’un journal, il est relégué au silence médiatique (pensez donc ! Un écrivain sans roman !) Non, Blanchard n’écrivait pas de romans. Il n’en avait pas le temps. Il vivait simplement sa vie en lisant, en écrivant, en trimbalant son spleen (« ce mot trop beau pour la chose »), sa dépendance aux cigarettes, sa mauvaise foi, sa mauvaise humeur et finalement sa saloperie de maladie. Mais André Blanchard fut avant tout un grand (re)lecteur, un amoureux du beau style, un observateur intelligent et un dénicheur hors pair d’impostures littéraires. Et même si nous ne partageons pas toujours ses jugements, nous admirons et goûtons en esthète ses formules assassines. Il porta haut l’art de lire alors qu’il était évident pour lui que « bientôt, cela deviendrait une tare de parler littérature, de la mettre en avant ». Quelle tristesse d’avoir perdu tout cela, d’un seul coup, le 29 septembre 2014 ! Ne reste alors qu’à le lire, le relire. S’en délecter chaque jour ; s’en imprégner comme on se gorge de soleil les matins d’été. Écoutons-le, sur Emma Bovary donc sur Flaubert donc sur lui-même : « Et Emma dans tout ça ? Elle trinque ; et par là même ressemble de plus en plus à Flaubert ; ainsi, même amoureuse, ce qu’elle ressent, c’est «une insuffisance de vie», pire, «une pourriture instantanée des choses où elle s’appuyait», notation faisant songer au parasitage qui pervertit la vue de Flaubert devant un bourgeon : déjà il voit le fruit, en décomposition ; c’est ce qu’il appelle ne pas pouvoir ne pas «deviner l’avenir», par exemple ne pas pouvoir voir un berceau «sans songer à une tombe». (...) L’idiote de l’histoire, je l’ai déjà écrit et le maintiens, l’idiote, ce n’est pas Emma, c’est la vie. Dès lors qu’elle en a pris conscience, Emma part à fond dans la divagation, dans l’étourdissement, dans le fantasme chargé de peupler les heures ; et tout est bon, les fringues comme les coucheries. Ce qu’il lui faut, c’est un monde capable de remplacer le titulaire, éreinté, et, suprême affront, qui devant elle ne bande plus. » Sébastien Le Benoist, Quai des Brumes (Strasbourg) | MAGAZINE | N°3 32 33 Richard Flanagan La Route étroite vers le nord lointain Actes Sud, traduit de l’anglais (Australie) par France Camus-Pichon ———— Mère, ils écrivent des poèmes. Si c’est sous l’égide de Paul Celan que débute ce vaste et bouleversant roman de l’australien Richard Flanagan, l’ensemble de la geste du livre est parcouru par la poésie brève et délicate des haïkus et son titre est emprunté à Basho. Le personnage principal est australien, enfant pauvre de la campagne, Dorrigo Evans est devenu, malgré lui, un héros de la Seconde Guerre mondiale, officier chirurgien, prisonnier de guerre des japonais, il a eu le redoutable honneur de participer au monstrueux et pharaonique chantier de la construction de « la ligne », une voie de chemin de fer qui devait relier le Siam à la Birmanie sur plus de 400 km ; un chantier dément où le Japon en train de perdre la guerre jetât toutes ses forces pour décrocher un avantage stratégique décisif ; enfin, l’Empire y jette surtout les dernières forces des dizaines de milliers de civils et de prisonniers de guerre qui vont mourir dans l’enfer de la jungle. Tout le monde a vu Le Pont de la rivière Kwai, eh bien voilà c’est ça, sauf que là, très vite, plus personne n’a le courage de siffloter. Le roman de Richard Flanagan n’a rien d’un documentaire diffusé sur Arte, c’est d’abord l’histoire d’hommes, australiens ou japonais, qui ont travaillé sur cette ligne. C’est surtout l’histoire et la vie de Dorrigo qui ne s’était jamais senti l’étoffe d’un chef et qui devient l’officier responsable des quelques milliers de prisonniers australiens qui tentent de survivre accablés par la chaleur, l’humidité, les maladies tropicales, la malnutrition et un rythme de travail délirant, une expérience qui l’amène à être un homme qu’il n’est pas et qu’il ne sera plus jamais. C’est l’histoire aussi et surtout d’une passion amoureuse qui le marquera toute sa vie en venant percuter cette trajectoire toute tracée qui devait l’amener à épouser une jeune fille de bonne famille, gage d’une belle ascension dans la société australienne très « comme il faut ». Alors voilà, un regard aiguisé sur la culture nippone, des pages splendides et terribles sur un chantier délirant, des trajectoires d’hommes brossées avec complexité et nuances, une vraie belle histoire d’amour bref, c’est formidablement romanesque. Wilfrid Séjeau, Le Cyprès-Gens de la Lune (Nevers) Makenzy Orcel L’Ombre animale Zulma, 2016 LES LECTURES DES LIBRAIRES Littérature Giancarlo De Cataldo, Carlo Bonini Suburra Métailié, Noir, 2016, traduit de l’italien par Serge Quadruppani LES LECTURES DES LIBRAIRES ———— Avant de sortir Les Immortelles aux éditions Zulma – un récit mené par des prostituées de Port-au-Prince, dans un Haïti ravagé par le tremblement de terre – Makenzy Orcel avait surtout écrit des recueils de poésie. Ce jeune auteur, figure montante des lettres haïtiennes, aime à montrer son pays à travers les voix de ceux et celles que l’on n’entend pas. Pour cela, il n’hésite pas à sculpter la langue, sans relâche, pour créer une musique, un tempo, pour trouver le ton juste. Policier / Roman noir L’Ombre animale nous plonge dans un village coupé du reste de l’île, où il n’existe presque rien. Pour dire le visible et l’invisible, Makenzy Orcel donne la parole à une femme, morte de sa belle mort. « Un rare cadavre qui n’ait pas été tué par un coup de magie, un coup de machette dans la nuque ou une expédition. Et maintenant qu’[elle] a enfin droit à la parole, à un peu d’existence, [elle] va parler, parler sans arrêt. » Elle a entendu, senti et vu tant de choses dans son existence. La colère, la honte, la douleur, le mépris vont enfin s’extirper d’elle et venir jusqu’à nous. Elle va nous parler de son village, de ses habitants, de la misère qui envenime Port-au-Prince, de la prostitution, des ouvriers asservis par les puissants, de son père Makenzy, dur et impassible, de son frère adoré Orcel, de Toi sa mère, qui représente toutes les femmes, mais à qui elle ne veut absolument pas ressembler. Maintenant qu’elle comprend tout, qu’elle est dans la vérité, elle libère la voix qui ne pouvait se faire entendre, à travers une longue litanie. Sans ponctuation, les mots s’enchaînent, se fracassent, résonnent tout au long du récit. ———— Le 5 Novembre dernier s’ouvrait ce que la presse italienne a surnommé le procès Rome Mafia Capitale. Quarante-six prévenus avaient rendez-vous pour solder plus de vingt ans de corruption et d’arrangements à tous les échelons de la société romaine. Si le « Milieu » est hautement représenté par quelques figures historiques, on trouve aussi d’éminents membres du Vatican ainsi que de nombreux hommes politiques de tous bords confondus. Plus qu’un grand ménage, la capitale italienne joue sa réputation et sa capacité à se débarrasser d’un mal qui n’a que trop terni les dorures de ses palais. « Tu veux changer le monde. Mais le monde ne se change pas. Il se gouverne. » Ces mots Samouraï les jette au visage du lieutenant-colonel Marco Malatesta. Les deux hommes se sont déjà croisés dans une autre vie. Samouraï n’était qu’un dealer se rêvant chef de bande et Malatesta, pas encore membre de la police, un jeune homme en quête de frisson. Aujourd’hui, l’un rêve de projets immobiliers lui permettant de faire main basse sur Rome et d’accéder à un statut d’intouchable, quand l’autre tente désespérément de combattre le mal même si cela lui impose des moyens souvent peu recommandables. Toute une société romaine gravite autour d’eux et cela prend la forme d’une véritable Comédie Humaine, allant jusqu’à posséder sa propre voix résonnant à la fois comme une vox populi mais aussi comme la conscience anesthésiée des citoyens romains. Lors du procès, un spectateur sera peut-être plus attentif que les autres, surpris de se retrouver pour une fois de l’autre côté du prétoire. Alors que le succès de Romanzo Criminale (paru également aux éditions Métailié en 2006) lui permettrait de prendre sa retraite de toute fonction judiciaire, Giancarlo De Cataldo continue de plaider au tribunal de Rome. Son complice occasionnel est quant à lui journaliste d’investigation à la Repubblica et spécialiste des affaires de société. Avec force, ce texte interpelle et bouscule. Makenzy Orcel dépeint d’un seul souffle la société haïtienne et le sort réservé aux femmes. Il signe ici un roman ambitieux et magistral. Delphine Bouillo, M’Lire (Laval) Suburra n’est pas que leur simple version des faits, c’est avant tout le livre de deux auteurs profondément attachés à leur ville et qui sont révulsés à l’idée de ce que cette dernière est devenue. Jonathan Tenreiro, Le Merle Moqueur (Paris) | MAGAZINE | N°3 34 35 Emmanuel Grand Les salauds devront payer Liana Levi, Policier, 2016 ———— Les Salauds devront payer, voilà un titre qui sonne comme un vieux film de série B où un de ces derniers Tarantino qui fleure bon le sang, le western spaghetti et le grand spectacle ! Mais ce serait faire fausse route. Le second roman d’Emmanuel Grand, sorti cet hiver chez Liana Levi, joue dans une toute autre cour, qui a plus à voir avec le petit peuple, l’histoire des corons du Nord et d’une France bien amochée, toutefois, éternellement vissée à son « bout de terre grise et plate à en pleurer ». Petite devinette : qu’est ce qui relie la ville d’Haiphong à Alger, Alger à Wollaing, Wollaing à de l’histoire ancienne : celle des usines métallurgiques, de « Berga » mourante, sa tour à plomb et d’une poignée de salopard dans le bassin minier du nord de la France ? L’affaire est obscure, l’intrigue est là : une junkie retrouvée morte dans un terrain vague de la petite ville de Wollaing. Une pauvre nana plus exactement. Endettée jusqu’au cou. Et que vous lisiez le canard de d’main, que vous alliez au troquet ou chez votre coiffeuse, on vous dira la même chose. La jeune Pauline Leroy s’est faite refroidir par ces fesse-mathieu, ces deux beaux salauds de Freddie Wallet et Gérard Waterlos ! Et s’il n’y avait pas le vieux museau du commandant Bruchmeyer pour fouiner où il ne faut pas, suivit de près par sa coéquipière zélée, ce serait du tout cuit ! Non, pour ce vieux briscard de la police, l’instinct nous dit qu’un salaud peut en cacher un autre. Il suffit de creuser comme nos ancêtres, gueule dans la fosse, pour se rendre à l’évidence : on n’enterre pas le passé si facilement... Certains disent que la vengeance est un plat qui se mange froid. D’autres lisent Les Salauds devront payer et leur rétorquent : erreur, la vengeance est un plat qui se mange le plus longtemps possible ! Un polar à savourer pour une intrigue qui fait la part belle au roman social, aux personnages biens trempés et au thriller haletant. Allan Viger, Les Cordeliers (Romans-sur-Isère) Sarid Yishaï Une Proie trop facile Actes Noirs, 2016, traduit de l’hébreu par Laurence Sendrowicz LES LECTURES DES LIBRAIRES Policier / Roman noir Olivier Schrauwen Arsène Schrauwen L’Association, 2015 LES LECTURES DES LIBRAIRES ———— Ce livre est le second roman paru en France d’Yshaï Sarid. Nous l’avions découvert avec Le Poète de Gaza, dans lequel nous plongions dans la vie d’un homme policier, chargé de déjouer les attentats, et qui nous confrontait à ses réflexions et actes, pris entre ses convictions et la force destructrice de la peur et de la violence. Bande déssinée / Manga Dans Une Proie trop facile, un jeune avocat d’une trentaine d’années quitte le grand cabinet de Tel-Aviv, par conviction de justice. Au niveau professionnel, les affaires ne sont pas florissantes et sur le plan personnel, tout est très compliqué. C’est dans ces circonstances que cet avocat se voit appeler à effectuer sa période de réserve dans l’armée. L’État lui confie la délicate mission d’enquêter sur une plainte pour viol, déposée par une jeune soldate religieuse, contre un jeune officier brillant aux états de service irréprochables. Soucieux du travail bien fait, il va aller rencontrer cette jeune femme mystérieuse et ses parents dans une petite ville pauvre du sud d’Israël. Puis, il ira jusque dans l’unité de l’officier, où se passera une étonnante rencontre dans un bunker basé à la frontière du Liban. Plus il avance dans cette enquête, plus la vérité devient floue, les quelques certitudes qu’il avait se dérobent. Les personnes se révèlent de plus en plus ambiguës. Ces trois personnages forts du récit sont à l’image d’un Israël brutal et insaisissable. L’adresse d’Yshaï Sarid est de nous amener au plus près du quotidien de la génération des trentenaires en Israël, de nous faire comprendre ce qu’est la complexité de la situation quand se mêle la puissance de la religion, le patriotisme, et aussi l’envie de liberté et la volonté de se fabriquer un avenir dans ce pays. C’est avec une grande habileté que l’auteur décrit le tiraillement de cette jeunesse prise dans un quotidien parfois étouffant, tenaillée entre la volonté de faire changer ce pays et l’envie de vivre libre loin d’une situation qui semble inextricable. Une enquête délicate, un texte fort, bref un auteur de roman noir à ne pas lâcher. Si vous avez peur de passer à côté d’une des meilleures bandes dessinées de ces dernières années, foncez sur Arsène Shrauwen. Son auteur, Olivier Shrauwen, jeune auteur flamand à suivre absolument, nous en met plein les yeux à chaque page. Il raconte l’histoire de son grand-père, Arsène, débarquant dans une colonie jamais nommée, en réalité le Congo belge, pour rejoindre son cousin Roger, architecte, et travailler pour lui. Le cousin a pour dessein de faire sortir du sol, d’ériger en pleine brousse, une cité utopique, baptisée Freedom Town. Rapidement dépassé par ses plans, ses inventions, ses créations gigantesques, le cousin Roger sombre dans la folie. Arsène se retrouve désigné par le bras droit de l’architecte, Louis, pour reprendre les rênes du projet. Ne comprenant pas tous les tenants et aboutissants et, à son tour dépassé par les événements, Arsène se laisse guider par Louis. Ajoutez à la folie que peut comporter une telle aventure les méandres de l’amour et vous obtiendrez une histoire passionnante de bout en bout. La superbe bichromie rouge-bleu soufflant le chaud et le froid, les métaphores prenant forme, la chaleur, la touffeur, la jungle, la grandiloquence des projets du Nord pour le Sud, le grand nombre de trappistes bues par Arsène nous font plonger ivres et fiévreux à corps perdu dans cette folle aventure humaine. Olivier Schrauwen nous tient comme dans un piège magnifique et terrifiant que nous n’avons pas envie de quitter. Quand, après le premier chapitre, il nous demande, dans un interlude graphique sublime, d’attendre une semaine avant de reprendre la lecture, on lui obéit (au moins une heure), impatient de retrouver la suite. Les 35 € que coûte cet album ne doivent pas être un frein à son achat, vous ne le regretterez pas. Nadège Loublier, La Femme Renard (Montauban) | MAGAZINE | N°3 ———— Sur les première et quatrième de couverture, est annoncée « une bande dessinée avec : Arsène, de l’aventure, de l’amour, de l’architecture, de la liberté, de la peur, de la luxure, l’inconnu, rien, un fantasme, de l’espérance, de nouvelles rencontres, des conneries artistiques, un piège ». Et tout cela est vrai. Adrien Duchesne, Point Virgule (Namur) 36 Zeina Abirached Le Piano oriental Casterman, 2015 ———— La couverture du dernier roman graphique de Zeina Abirached ne peut pas laisser indifférent tant elle happe le regard par un choix radical du noir et blanc, que par sa mise en page imaginative, par ses volutes et ses lignes, par l’air bonhomme, enfin, du personnage masculin occupant les deux-tiers de la page. On devine que la jeune femme aux cheveux bouclés apparaissant en bas à droite n’est autre que l’autrice qui, comme sur les tableaux de maîtres italiens signant ainsi leur œuvre, s’est intégrée dans le décor. Mais qui est donc ce monsieur tout rond qui porte un tarbouche ? C’est son arrière-grand-père, libanais et rebaptisé Abdallah Kamanja pour l’occasion. M. Kamanja aime tant la musique qu’il passera des années à mettre au point un piano produisant des quarts de ton afin de pouvoir interpréter la musique orientale, unissant ainsi deux cultures. Voilà la grande ambition de M. Kamanja, le rêve d’une vie. Zeina Abirached, s’appuyant sur les récits de sa famille et sur des archives, raconte l’épopée du faiseur de piano. Sautillant de page en page, chantonnant sans cesse, traversant la ville portuaire alors en paix – nous sommes dans les années 1950 et 60 – Abdallah Kamanja nous transporte dans un Beyrouth qui a disparu depuis sous les bombes. Mais il n’est pas le seul héros de ce roman graphique. C’est en réalisant que le piano de son arrière-grand-père était « bilingue », tout comme elle, que Zeina a songé à insérer sa propre histoire. Ainsi, les parties qui concernent la vie de son grand-père alternent entre celles qui racontent l’enfance de la jeune femme et son adolescence à Beyrouth, puis son départ pour Paris, sur un ton intimiste et en même temps plein d’humour comme le sont ses dessins qui fourmillent de petits détails, avec une mise en page facétieuse et graphique des nombreuses onomatopées et du texte dialogué ou non. Les constructions en plongée se succèdent avec des plans de face, les points de vue virevoltent, des guirlandes de mots et de bulles surgissent à chaque page : tout cela provoque un plaisir visuel renouvelé à chaque instant, un vrai bonheur de lecture. Laurence Grivot, Au Moulin des Lettres (Épinal) 37 Marcelino Truong Give Peace a Chance, Londres 1963-1975 Denoël Graphic, 2015 LES LECTURES DES LIBRAIRES Bande dessinée / Manga ———— Marcelino Truong est illustrateur et peintre. Cela à son importance car, quand il décide de s’attaquer à la bande dessinée, il nous offre un dessin et une mise en couleur absolument magnifiques. Mais aussi prodigieuses puissent être ses planches, elles existent pour servir une histoire et surtout pas le contraire. Give Peace a Chance est le second volet de l’histoire de la famille Truong, suite de Une si jolie petite guerre (Denoël Graphic). Le premier volet de l’histoire familiale raconte le retour de toute la famille au Vietnam, après quelques années passées à Washington dans le sillage du père de famille, diplomate de son état. Ce retour au pays coïncide avec la montée des tensions entre Nord et Sud pour ce qui débouchera sur un conflit emblématique du xxe siècle, la guerre du Vietnam. Give Peace a Chance reprend le fil de l’histoire familiale à partir de leur arrivée à Londres, M. Truong père y étant missionné pour l’ambassade du sud-Vietnam. La guerre est déclarée entre le Nord tenu par les Viet-Cong et le Sud sous « protectorat » américain. Marcelino Truong raconte cette position de spectateur impuissant d’une guerre et d’alliances de plus en plus désastreuses. Il porte la parole d’une famille du sud-Vietnam, peuple oublié dans un conflit ancré dans l’inconscient collectif comme étant entre les États-Unis et les communistes Viet-Cong. Imaginez un jeune Vietnamien en Europe durant cette guerre, cela revient à vivre dans un paradoxe constant. Les enfants Truong sont systématiquement associés aux Viet-Cong par les occidentaux, quand leur peuple, leurs proches, sont menacés de mort par ces derniers. Et quand ils rentrent dans leur foyer, ils sont pris en tenaille entre une éducation très stricte et le foisonnement de l’Angleterre de 1968. Ils s’occidentalisent trop selon leur père, eux veulent s’intégrer. Ajoutez à cela une mère bipolaire, un père en rupture avec son pays dont il condamne les choix politiques, vous avez tous les ingrédients pour que le destin familial tourne au drame. Marcelino Truong est bien trop subtil pour nous offrir une issue théâtrale, il se contente, avec son histoire, de nous raconter l’Histoire. Hideo Azumaò Journal d’une disparition Kana, 2007, traduit du japonais par Misato ———— En 1989, Hideo Azuma, ne supportant plus son quotidien de mangaka, prétexte sortir acheter des cigarettes pour s’évaporer dans la nature. Après une tentative de suicide ratée, il entame une vie de vagabond, expérience qui va donner matière à ce « journal », l’un des rares mangas d’Azuma traduits en France. Dormant dans les bois et les parcs, notre protagoniste s’alimente et trouve son alcool en fouillant les poubelles des résidences, des bars et des supérettes, ce qui donne lieu à des scènes plutôt cocasses. En effet, nul misérabilisme ni auto-apitoiement ici, bien au contraire. Hideo Azuma nous en avertit d’ailleurs dès l’introduction : ce récit envisage la vie sous un jour optimiste. En optant pour la distance et l’ironie, l’auteur en rupture de ban donne véritablement à voir le monde, et nous convie dans un univers qui n’est pas dépourvu de tendresse et de poésie. La narration mêle à la fois guide pratique du SDF et contemplation de l’artiste. Le dessin se veut naïf et humoristique, ce qui rend le message d’Azuma encore plus vivant : voilà ce qui peut advenir d’un homme acculé par le stress, la dépression et un sérieux penchant pour l’alcool. On découvre dans la suite du récit comment le vagabond, lors d’une seconde fugue, devint technicien du gaz. La dernière partie, elle, relate le quotidien des patients du « pavillon des alcooliques » au sein duquel l’auteur opère une lente remontée vers la lumière après des années de dépendance à la boisson. Quand j’ai découvert Journal d’une disparition, je me trouvais dans une position analogue à celle de l’auteur au début de son récit autobiographique : mal à l’aise au travail et en société, je songeais à m’abandonner au vagabondage pour réinventer ma vie. Ce n’est pas que la lecture de ce manga m’ait découragé dans le projet de tout quitter, mais plutôt qu’elle m’a donné des armes supplémentaires pour affronter un réel qui me déplaisait. Après tout, c’est peut-être cela qu’on attend de la littérature. Aurélien Vines, La Femme Renard (Montauban) Timothée de Fombelle Vango, tomes 1 et 2, Folio junior, 2013 LES LECTURES DES LIBRAIRES Jeunesse ———— Vango a des allures de kaléidoscope : ce roman en deux tomes est construit sur des allers-retours dans le temps et dans l’espace, l’auteur mettant à chaque chapitre l’accent sur un personnage différent. Tous ces fragments d’histoire nous permettent de mieux comprendre la vie et la quête du héros principal, le mystérieux Vango. Ce roman est avant tout le récit de la recherche de ses origines mais aussi d’une vengeance, d’un amour perdu, de l’amitié délaissée et plus largement de son identité. Roman d’apprentissage et véritable témoin de l’Histoire, Vango nous plonge dans une époque qui fascine autant qu’elle rebute : les décennies 1930 et 1940. Au cœur de cette période troublée, les protagonistes sont tiraillés entre la volonté de vivre malgré tout et le sentiment de révolte face à la rigidité du Parti national-socialiste et à ses prises de position inquiétantes. Témoins secrets des actions des résistants, nous respirons au même rythme que les personnages dont nous suivons, de plus en plus investis, les aventures. Premiers voyageurs à bord du Zeppelin, nous entrevoyons les enjeux de cette découverte fascinante, mais aussi son revers, moins glorieux, d’instrument du pouvoir. Timothée de Fombelle signe un roman proprement incroyable, magique, qui, non content de nous entraîner sur les traces des nazis allemands, nous fera également toucher du doigt le sable chaud des îles éoliennes, pour ensuite nous faire tourner la tête du haut du 93e étage d’un building new-yorkais ou goûter au charme de Paris. De l’Allemagne en passant par la Russie, l’auteur nous emmène dans un tour du monde historique bouleversant. Entre roman d’aventure à la Jules Verne, enquête policière, roman historique et roman d’amour, Vango séduira sans aucun doute ! Un ouvrage que j’aurais adoré voir conquérir également les rayons adultes des librairies, qui y trouverait sans conteste sa place, mais qui passionnera en tout cas les garçons comme les filles dès 13 ans. Céline Danhaive, À Livre Ouvert / Le Rat Conteur (Bruxelles) Carole Amicel, L’Autre Monde (Avallon) | MAGAZINE | N°3 38 39 Anna Castagnoli et Carll Cneut La Volière dorée Pastel, 2015, traduit de l’italien par Paul Beyle ———— Valentina est fille d’empereur. Valentina désire et accumule par dizaines, par centaines, les chaussures, les chapeaux, les ceintures en peau de serpent et puis… les oiseaux. Valentina n’a jamais assez de plumages merveilleux, de crêtes extraordinaires, de becs exceptionnels à mettre derrière les barreaux. Et si elle n’est pas satisfaite, Valentina se fâche. Elle trépigne et voit rouge. Elle élimine, exécute, décapite, par dizaines, par centaines, les vils serviteurs qui auraient eu le malheur d’échouer dans leur quête. Jusqu’au jour où la petite princesse sanguinaire réclame un oiseau parleur… Dans la veine des grands contes classiques, Anna Castagnoli offre un texte aussi poétique que politique d’une grande actualité. Accumuler pour paraître, s’oublier pour avoir et n’être jamais satisfait, troublante résonance. Comme la reine de cœur d’Alice, les sœurs de Cendrillon ou la bellemère de Blanche-Neige, Valentina tyrannise au cœur d’une grande solitude. Mais Valentina va grandir... Éloge de la patience, cet album met face à face l’oppression du « tout, tout de suite » et le charme de l’attente qui laisse le temps d’apprécier. Exiger ou vouloir ? Ordonner ou pouvoir ? Imposer ou promettre ? Autant de questionnements et de découvertes qui balisent le chemin parcouru par Valentina. La route est longue mais elle est belle. Carll Cneut, sur ses mots, allie dessin naïf et peinture classique avec l’élégance contemporaine qu’on lui connaît. On pense aux planches ornithologiques d’Audubon, aux vanités du XVIIe siècle, et puis... aux bonshommes patate. C’est tendre et insupportable, violent et contemplatif. L’histoire enrobe les tableaux pour parfois leur laisser toute la place et c’est l’enfance qui parle, sage, colérique et magicienne de talent. Où quand les oiseaux, petit à petit, s’affranchissent de leurs cages. À partir de 6 ans. Mélinda Quillet, Lucioles (Vienne) Neil Gaiman, Boulet Par bonheur le lait Au Diable Vauvert, 2015, traduit de l’anglais par Patrick Marcel LES LECTURES DES LIBRAIRES Jeunesse ———— Par malheur, un matin, sur la table du petit-déjeuner, c’est le drame : il n’y a plus de lait. S’il n’en manquait que pour les céréales de enfants, on pourrait encore faire sans, mais pas de lait dans le thé du papa, ça, c’est impensable ! Voici donc ledit papa en route pour l’épicerie salvatrice. Après ce qui semble des heures – que dis-je, des siècles ! – il est enfin de retour. Ses enfants lui demandent ce qui l’a tant retardé, c’est alors qu’il leur raconte la plus absurde des aventures... Par bonheur, Neil Gaiman est le roi du loufoque, du fantastique un peu déjanté sur les bords, si bien qu’il n’est pas étonnant de croiser un dinosaure inventeur au détour d’un saut dans l’espace temps. Pas étonnant, mais toujours jubilatoire. Et par bonheur, le lait était bien dissimulé dans la veste du papa. Celui-ci invente son épopée au fur et à mesure du récit, empruntant aux objets qui l’entourent pour nourrir son histoire, ajoutant même des détails – et des poneys – à la demande. Le mélange est explosif et réussi. Sans réfléchir, on se laisse emporter au gré des rebondissements, tous plus extraordinaires les uns que les autres, qui ponctuent l’aventure. Et la preuve que cette histoire est réelle ? C’est que le lait est là, ce matin, sur la table du petit-déjeuner, bien sûr ! Par bonheur, c’est un roman illustré ; car on ne peut décemment pas parler de ce livre sans mentionner l’illustration, toute aussi importante que le texte. Boulet, plus connu dans l’univers de la bande dessinée qu’en littérature jeunesse, montre ici qu’il a plus d’une corde à son arc, et apporte une touche de folie supplémentaire à cette œuvre déjà peu ordinaire. Il parvient à donner vie à la galerie de personnages qui peuplent le récit, et aux scènes insensées que l’on aurait peut-être eu du mal à imaginer sans lui. Une belle collaboration pour un petit-déjeuner qui ne s’est jamais autant mérité ! Marylou Clément, L’Autre Monde (Avallon) Alex Cousseau Le Fils de l’ombre et de l’oiseau Le Rouergue, DoAdo, 2016 ———— Tout le monde connaît Butch Cassidy, le plus célèbre bandit de l’Ouest. Personne, pourtant, ne saurait éclaircir les circonstances de sa mort, qui restent tout à fait floues : pour beaucoup, il meurt en 1908, en Bolivie. Pour d’autres, il disparaît simplement, redevenu un homme ordinaire, un anonyme parmi tant d’autres. En cette soirée de l’année 1916, dans les montagnes chiliennes, Elias et Elie savent bien, eux, que Butch est vivant : il dort paisiblement sous un arbre – pas n’importe quel arbre, celui sous lequel est né leur père. Et les deux frères le tiennent en joug, car ils le jugent responsable de la mort de leur père, justement. En attendant le réveil du brigand, les deux hommes vont chuchoter à son oreille, toute la nuit, la fabuleuse histoire de leurs ancêtres, celle d’un homme ayant perdu son ombre, celle d’une femme à huit doigts, celles d’inventeurs, de curieux, d’aventurier(e)s, de rebelles. Et bien sur celle de leur père, et de sa fameuse rencontre avec Butch... Cette formidable épopée retrace, à travers l’itinéraire de quelques incroyables figures, l’histoire de l’Amérique du Sud sur un siècle. Sur quelques 400 pages, l’auteur nous balade de l’Île de Pâques à la Patagonie, de Valparaiso à l’Amazonie, et évoque les traditions, le quotidien, les rêves et les révoltes d’un peuple fier et obstiné. Sur ce chemin, il convoque des artistes et leurs œuvres : Chamisso, créateur aujourd’hui oublié d’un personnage fantasque vendant son ombre au diable, Tarkovski, imaginant un précurseur aux frères Montgolfier… Mélangeant habilement réel et fiction, il interroge le lecteur sur les notions de vérité, de ressenti, de conscience, de responsabilité. Nous appartient-il de faire acte de vengeance ? Quelle empreinte laissent nos aïeux dans notre vie ? Et que faire de ces traces du passé ? Autant de grandes questions ponctuant un récit rocambolesque et foisonnant, à l’écriture limpide et riche et à la construction très rythmée, tenant en haleine de bout en bout. Un très grand roman d’aventure, destiné aux grand ados. Marie Nimier, Béatrice Rodriguez Au bonheur des lapins Albin Michel Jeunesse, 2015 LES LECTURES DES LIBRAIRES Jeunesse ———— Pablo Dupoildepinceau, peintre et jardinier à ses heures perdues, ayant planté tout l’été, se trouve fort dépourvu... quand il réalise qu’un lapin a pris ses quartiers dans son potager, et qu’il en profite pour grignoter ses provisions de légumes. Mais malgré ses efforts, plus il cherche à chasser l’intrus, plus celui-ci se sent à son aise. Notre peintre redouble alors de stratagèmes pour sauver son jardin, déversant ses poubelles ou inondant le terrier de l’indésirable. Maintenant, retournez le livre, et préparez-vous à découvrir une toute autre histoire. Le rongeur Lapin Toutcourt échoue par hasard dans un jardin qu’il finit par trouver tout à fait à son goût, au point de décider d’y creuser son nouvel habitat. Cela tombe bien, le jardinier semble très hospitalier, pourvoyant meubles et piscine pour le logement, sans compter la nourriture très appréciable. Il se sent comme un invité, mais a-t-il bien compris l’intention de son hôte ? Outre les illustrations inspirées et foisonnantes de Béatrice Rodriguez (qui nous avait déjà régalés dans le style animalier avec la série du Voleur de poule, dans la collection « Histoires sans paroles » chez Autrement) qui donnent du relief au texte drolatique de Marie Nimier, ce qui fait l’originalité de l’album Au bonheur des lapins, c’est bien sûr sa forme. En effet, la surprise, ici, c’est de découvrir dans un seul livre deux albums, deux héros, deux versions de l’histoire, et une double page pour un dénouement – heureux évidemment. L’histoire est tendre, et on se prend aisément d’affection, tant pour le lapin que pour le peintre, dans cette guerre de territoire qui se transforme rapidement en une escalade de malentendus. Chaque point de vue apporte son lot de rebondissements, à l’image des obstacles imaginés par Pablo, toujours tournés en dérision par le lapin malicieux, faisant de cet album un petit bijou d’humour... à dévorer par les deux bouts ! Marylou Clément, L’Autre Monde (Avallon) Anne Affagard, Nordest (Paris) | MAGAZINE | N°3 40 41 Cassie Beasley Circus Mirandus Auzou, 2015, traduit de l’anglais (États-Unis) par Farah Hamzi ———— Tous les enfants aiment le cirque. Ses acrobates, ses clowns, ses illusionnistes… Et si le cirque lui-même est magique, alors c’est le top du bonheur ! Le Circus Mirandus est de ceux-là : tellement magique que seuls les enfants qui y sont invités peuvent le trouver et y passer une journée, une semaine, un mois, selon la valeur de leur billet. Les adultes, ou les enfants trop cartésiens qui ne croient déjà plus aux contes, passent à côté sans même le deviner. Micah Tuttle, lui, y croit dur comme fer. Il faut dire que son grand-père Ephraim lui a souvent raconté cette histoire où, alors qu’il était enfant, il avait rencontré un cirque magique, et dans ce cirque, un Plieur de Lumière… De quoi faire rêver Micah pendant des années, même si sa grand-tante Gertrudis n’a de cesse de tenter de lui ôter ces sornettes de la tête. Mais grand-père Ephraim est gravement malade. Il a besoin du Plieur de Lumière, qui lui avait jadis promis d’exaucer un vœu, qu’il avait judicieusement gardé pour plus tard. Alors Micah va tout faire pour retrouver le cirque magique et convaincre le Plieur de Lumière de sauver son grand-père. Dans sa quête de l’impossible, Micah est accompagné par son amie Jenny, qui, elle, ne croit pas une seconde à toutes ces histoires à dormir debout. Cette aventure va pourtant les emmener bien au-delà de leur imagination, déjà foisonnante. Cette histoire, c’est un peu celle que tous les enfants aimeraient vivre. Un grand-père qui évoque des aventures incroyables, une cabane au fond du jardin comme un refuge, pour s’échapper des griffes de la grand-tante acariâtre ou cogiter des plans d’action secrets, une amie sur qui l’on peut compter, même quand il s’agit de passer la nuit à courir après un cirque qu’elle ne voit pas. Et des nœuds pour montrer le chemin. Sous la plume légère, drôle et tendre de Cassie Beasley, on aime à se laisser porter par le conte, croire encore à la magie des mots, de l’amitié, de l’enfance tapie en chacun de nous. Marianne Wroblewski, Mots & Images (Guingamp) Erin E. Stead & Julie Fogliano Si tu veux voir une baleine Kaléidoscope, 2014, traduit de l’anglais (États-Unis) par Elisabeth Duval LES LECTURES DES LIBRAIRES Jeunesse Pascale Robert-Diard La Déposition L’Iconoclaste, 2016 LES LECTURES DES LIBRAIRES ———— Dans ce merveilleux album, il est question de baleines. Plus précisément, il s’agit de précieux conseils pour mettre toutes les chances de son côté si l’on voulait en voir une. Essais Les mots de Julie Fogliano donnent envie de se glisser dans les pages du livre et de suivre ce petit garçon contemplatif aux airs lunaires pour se perdre avec lui à la recherche d’une baleine. Les illustrations d’Erin E. Stead sont d’une justesse et d’une finesse sans pareille et donnent lieu à une infinie poésie. D’elles émane une douceur pure et provoque une émotion à fleur de pages, faisant de ce conte minimaliste un objet unique et hypnotique. Quand arrivent les derniers mots « Si tu veux voir une baleine, ne quitte pas la mer des yeux et attends... et attends... et attends... », on se surprendrait presque à garder les yeux grands ouverts en attendant de voir débarquer un gigantesque cétacé dans le salon. Tout dans cet album rime avec calme et beauté. ———— Pendant presque quarante ans, la France entière a suivi les rebondissements de l’affaire Agnelet/Le Roux, s’est demandé si Maurice Agnelet, l’avocat roué et séducteur, avait vraiment tué Agnès Le Roux, sa maîtresse et riche héritière, et si oui, qu’était-il advenu du corps ? Et de son argent ? En 2014, le troisième (et ultime, comme l’exige la loi) procès Agnelet s’ouvre à Rennes, sans grand espoir de dénouement réel. Néanmoins, les journalistes accourent de France et de Navarre : l’affaire Agnelet/Le Roux, ils la couvrent depuis leurs débuts pour certains. C’est l’affaire irrésolue qui les taraude depuis des années. Sans entrain, Pascale Robert-Diard est arrivée, comme les autres, pour couvrir l’affaire pour Le Monde : il n’y a pas de nouvelle preuve décisive, Maurice Agnelet fera son numéro comme les deux premières fois et s’en sortira encore. Mais elle ne peut pas ne pas être là pour vivre le dernier acte de cette affaire. Le premier jour d’audience confirme ses craintes. Le deuxième jour, elle tarde à rejoindre le tribunal pour entendre ce qu’elle sait déjà. Un texto d’un confrère lui enjoint de venir : Guillaume, le fils Agnelet, a mangé le morceau. Le travail d’Erin E. Stead allie douceur du trait et complexité du dessin. Jamais il ne se perd en détails inutiles alors qu’il foisonne de petites choses infimes et attachantes. C’est ce petit oiseau qui se glisse dans toutes les pages durant notre quête à la baleine ; c’est cet autre, flanqué d’une souris facétieuse, qui se balade avec nonchalance dans A-a-a-aatchoum ! (autre livre traduit et publié chez Kaléidoscope, récompensé aux États-Unis par la prestigieuse Caldecott Medal) ; c’est aussi toute l’expressivité que l’illustratrice donne aux animaux qui peuplent ses albums ou encore l’humanité profonde qui se dégage de ses personnages. Le tour du force du texte de Pascale Robert-Diard, c’est d’adopter le point de vue du fils, d’emmener cette histoire sur le terrain du romanesque et du mythologique : c’est l’histoire d’un secret de famille qui devient tellement lourd à porter pour l’un des protagonistes qu’il s’enfonce peu à peu dans le dépression, puis craque pour se libérer. C’est l’histoire d’un fils qui refuse d’être emporté par les crimes de son père. C’est l’histoire d’un fils qui refuse la malédiction familiale, non pas pour lui car on s’aperçoit vite qu’il est déjà trop tard, mais peut-être pour ses propres enfants. L’univers de cette artiste n’est ni plus ni moins qu’une irrésistible invitation à la rêverie à laquelle on se laisse aller avec délice et qui, à n’en pas douter, nourrira l’imagination débordante des artistes en culottes courtes. Ce livre, qu’on peut lire comme un roman, comme un polar ou comme un récit mythologique, vous happe et ne vous lâche plus ! Le style impeccable et implacable de Pascale Robert-Diard tient en haleine. Dans ce récit, tout est fascinant et ce d’autant plus que tout est vrai. Anaïs Ballin, Librairie du MuCEM (Marseille) Évvelyne Levallois, L’Autre Monde (Avallon) | MAGAZINE | N°3 42 43 Cyril Dion Demain Actes Sud, 2015 ———— Vous connaissiez peut-être Cyril Dion comme cofondateur avec Pierre Rabhi du mouvement Colibris grâce à la revue Kaizen qui fait la part belle aux initiatives pionnières et dont il est l’un des créateurs ou encore comme directeur de la collection « Domaine du possible » (Actes Sud). Il faut ajouter à son parcours la coréalisation du film Demain ainsi que l’écriture du livre éponyme. Le documentaire sorti en salle en décembre 2015 bénéficie désormais d’une large couverture médiatique et a vu son nombre de spectateurs augmenter au fil des semaines grâce au bouche à oreille et à l’énergie qui s’en dégage. Deux livres l’accompagnent : l’un pour la jeunesse et l’autre qui vient prolonger et enrichir les idées du film. Le point de départ de cette aventure : la lecture d’une étude scientifique s’interrogeant sur une possible extinction de l’humanité d’ici 2100. Au vu des changements climatiques et des conséquences liées au fonctionnement de notre société industrielle et à nos habitudes de consommation, la solution serait d’agir sur divers axes pour éviter une extinction massive du vivant à brève échéance : alimentation, énergie, politique, éducation... Cyril Dion voulait mettre en avant ces initiatives, d’où l’idée du documentaire et de la traversée de 10 pays (des États-Unis au Danemark en passant par la Finlande) pour récolter les témoignages de citoyens engagés qui ont mis en place des méthodes alternatives efficaces. Un livre qui n’est pas sans rappeler l’ouvrage de Bénédicte Manier, Un million de révolutions tranquilles (Actes Sud), excellent ouvrage sur des actions menées par les pionniers de la transition pour une société plus participative, solidaire et humaine. On termine la lecture avec des envies de changer le monde, d’agir, de piocher çà et là certaines idées défendues par les intervenants mais surtout de s’investir dans des projets près de chez soi. C’est ce qui s’est d’ailleurs passé dans différentes villes suite à la projection du film, avec une mobilisation de citoyens essayant d’agir à l’échelle de leur lieu de vie. On ne peut que saluer ces initiatives, les encourager et les relayer. Caroline Viale, Lucioles (Vienne) Bernard Lahire Pour la sociologie. Et pour en finir avec une prétendue « culture de l’excuse » La Découverte, 2016 LES LECTURES DES LIBRAIRES Essais ———— Pour la sociologie : petit cours d’autodéfense intellectuelle. Accusée d’excuser, de justifier voire d’encourager les violences et délits, la sociologie est sans cesse délégitimée par des personnalités politiques ou médiatiques et la voix de ceux qui tentent de faire entendre raison résonne bien faiblement au milieu de ce vacarme. Dans cet essai court et percutant, le sociologue français Bernard Lahire retrace la généalogie des critiques à l’encontre de la discipline et démonte la rhétorique viciée de ses détracteurs. Aux origines de cette défiance, Lahire pointe la « blessure narcissique » infligée par la sociologie à l’homme moderne, qui a « fait tomber l’illusion selon laquelle chaque individu serait un atome isolé, libre et maître de son destin, petit centre autonome d’une expérience du monde sans contraintes ni causes ». À force d’observation, de contextualisation et d’historisation, la sociologie met ainsi en lumière les déterminismes qui nous traversent tous. Il ne s’agit ici nullement de juger, mais de comprendre, au sens le plus strict, comme le rappelle Lahire qui récuse le parallèle le plus répandu : sociologie égale « science de l’excuse ». À coup d’exemples et d’arguments, il dévoile comment la résistance à l’idée d’un déterminisme social s’avère être bien plus une volonté de garder dans l’ombre les forces et contre-forces à l’œuvre : dans une société qui voudrait nous faire croire à l’égalité des chances, le rappel des réalités socio-économiques, culturelles ou scolaires contredit les grands principes de méritocratie loués par les dominants de ce monde. Mais en réhabilitant la sociologie, Bernard Lahire montre surtout quel formidable instrument de démocratie est à notre portée : bien au-delà des conclusions auxquelles elle parvient, la sociologie est avant tout un cheminement intellectuel qui permet un décentrement du soi ; qui offre l’occasion de déchiffrer le monde qui nous entoure pour devenir, enfin, « citoyens un peu plus sujets de [nos] actions, dans un monde social rendu un peu moins opaque, un peu moins étrange et un peu moins immaîtrisable ». Maya Orianne, À Livre Ouvert / Le Rat Conteur (Bruxelles, Belgique) | MAGAZINE | N°3 Georges Didi-Huberman Survivance des lucioles Minuit, 2009 ———— Dans son Enfer, Dante représente les politiciens véreux, les « conseillers perfides », en petites lumières (lucciole) blafardes, qui errent dans les ténèbres, bien loin de l’éclatante clarté du Paradis. Au début des années 1940, sous la plume de Pasolini, ce rapport s’inverse. Dans une lettre, il décrit une scène où des jeunes hommes, pleins de désir et d’innocence, dansent dans la nuit, mais sont frappés de terreur par la vision de deux projecteurs féroces et le fracas de chiens qui aboient. Le temps est venu où les « conseillers perfides » paradent au grand jour, le fascisme s’expose dans la lumière des projecteurs de la propagande ou de la DCA, tandis que la résistance se fait lumière fuyante, signal discret, intermittent : les lucioles sont devenues résistance. Trente ans plus tard, Pasolini publie un texte désespéré sur la situation politique de l’Italie, « L’article des lucioles », où il dénonce la société du spectacle et ses féroces projecteurs (shows politiques et télévisés ou stades de foot). Le fascisme, selon lui, a triomphé ; les lucioles se sont éteintes. Contestant ce constat amer, que partagent certains penseurs de la gauche radicale (comme Agamben), Georges Didi-Huberman propose une réflexion à la fois philosophique, politique et esthétique sur les modes de résistance aux divers dispositifs de contrôle qui tentent de réglementer nos vies. Il s’appuie sur Benjamin (« il faut organiser le pessimisme ») et convoque Bataille, Blanchot, Aby Warburg ou des artistes contemporains. Alliant la joie du chercheur passionné, l’intelligence du savant rigoureux et le talent de l’écrivain, Didi-Huberman encourage à mieux regarder : aussi faible soit leur signal, les lucioles ne meurent jamais. Pierre Gagnaire La Cuisine des 5 saisons de Pierre Gagnaire Solar, 2015 LES LECTURES DES LIBRAIRES BeauxLivres ———— Quiconque fréquente le rayon cuisine des librairies sait de quoi je vais parler. Après le règne de la cuisine veggie, celle sans gluten, viendra le temps du régime paléo et des jus d’herbes, autant de modes éphémères que les éditeurs culinaires se plaisent à copier, à dupliquer en petit, moyen format, souple ou rigide. Sinon vous trouverez aussi les livres de grands chefs cuisiniers qui sont fait pour... d’autres grands chefs cuisiniers. Mais voilà enfin que Pierre Gagnaire, trois étoiles au guide Michelin, l’un des meilleurs cuisiniers au monde écrit, pour nous, simples gourmands, la cuisine des cinq saisons. Lorsque feu le célèbre critique Jean-François Abert mangea pour la première fois chez Pierre Gagnaire à Saint-Étienne, il employa le mot « tendresse » pour décrire la cuisine du chef. Si cette tendresse apparaît, c’est sous forme de plats traditionnels qui fleurent bon les dimanches en famille : blanquette de veau, blettes à la grenobloise, savarin, mais on s’intéressera plus, finalement, aux associations de saveurs, à l’inventivité et à la technicité du chef. Êtes-vous prêt à cuisiner une chlorophylle de roquette, un gel de citron ou une glace à l’huile d’olive ardente ? Pierre Gagnaire vous les fera réaliser sans difficulté car les recettes sont énoncées sans jargon, de manière simple comme dans ce vieux grimoire, la « cuisine de tante Marie », ma bible culinaire, jusque-là le seul livre de cuisine de ma bibliothèque réellement corné et annoté. Marie Marcon, Lune & l’Autre (Saint-Étienne) Ainsi, il faut apprendre à voir les lueurs des contre-pouvoirs, dans la profondeur de la nuit comme dans l’aveuglante clarté du jour, car la résistance aux puissantes lumières du pouvoir passe par ces éclairs passagers, singuliers, bribes de réalité, de faible mais vive intensité. Olivier Verschueren, Livre aux Trésors (Liège) 44 45 SOUMIS À LA QUESTION BRÈVES Makenzy Orcel Le dernier livre lu ? C’était comment? Un roman de la sélection du prix du deuxième roman de Lecture en tête. A moitié réussi. Un livre sans cesse relu ? L’Espace d’un cillement de Jacques Stephen Alexis. Une citation connue par cœur ? «La grande défaite, en tout, c’est d’oublier, et surtout ce qui vous a fait crever...» Louis-Ferdinand Céline Un livre dont vous remettez toujours la lecture à plus tard ? Mangeclous d’Albert Cohen Un livre que vous citez souvent sans jamais l’avoir lu ? Les Misérables de Victor Hugo Le plus mauvais livre entièrement lu ? Lire entièrement un mauvais livre, je ne souhaite à personne de s’infliger une telle torture. Un livre qui vous empêché de dormir ? Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline L’écrivain qui a fait de vous un écrivain ? La mort Qu’est ce qui vous fait sauter des pages ? Je ne saute jamais, si c’est bon je lis tout du début à la fin, autrement je dépose. Un rêve qui pourrait être le début d’un roman ? Moi nu dansant dans les rues de Laval en buvant du rhum... Dans la « JUNGLE » Plus belles nos librairies Ces derniers temps on aime bien chanter « Le lion est mort ce soir » à nos adhérents liégeois puisque Livre aux Trésors co-organise du 22 au 24 avril le festival JUNGLE consacré à la littérature jeunesse et l’image contemporaine. Expositions, ateliers créatifs, rencontres, animations et concerts sont au programme pour ce week-end festif. JUNGLE sera une fenêtre ouverte sur les paysages internationaux de l’illustration jeunesse avec des invités prestigieux : entre autres Atak, Chris Haughton, Delphine Bournay, Bjorn Rune Lie, Aurélien Débat. Des auteurs certes, mais aussi des maisons d’édition comme les norvégiens de Magikon Forlag ou Les Grandes Personnes. Et le travail de designer de jouets et de livres du foirmidable Fredun Shapur sera mis à l’honneur. www.junglefestival.be Cet hiver, après 10 ans passés dans son nid, Le Merle Moqueur, à Paris, a décidé de se refaire une beauté ! Trois semaines de fermeture ont été nécessaires pour se rénover, du sol au plafond, en passant par le mobilier, les rayons, les bureaux et la verrière. Les travaux – qui permettent de passer de 300 à 380 m – continueront jusqu’à la mi-avril pour que ce nouvel espace soit lumineux et rayonnant, jusqu’au bout des ongles ! La librairie Le Merle Moqueur a été soutenue, dans ce projet de rénovation par le Centre National du Livre et l’A.D.E.L.C. – Association pour le Développement de la Librairie de Création. Numéro 3, avril 2016 – paraît trois fois l’an ISSN - 2430-4549 DIRECTEUR DE LA PUBLICATION Wilfrid Séjeau COMITÉ ÉDITORIAL Carole Amicel, Delphine Bouillo, Grégoire Courtois, Marielle Dy, Sébastien Le Benoist, David Rey, Hélène Reynaert, Wilfrid Séjeau, Alexia Sevoz, Céline Vignon DIRECTEUR ÉDITORIAL Philippe Marczewski LE DOSSIER « UN LIVRE JUBILATOIRE ! » a été coordonné par Wilfrid Séjeau VISUELS, BIBLIOGRAPHIE, RELECTURE ET CORRECTION Bénédicte Pérot et Philippe Marczewski DESIGN GRAPHIQUE Atelier Poste 4 – Strasbourg IMPRIMÉ PAR Ott Imprimeurs – Wasselonne ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO Bon anniversaire Caractères Dans le lot des commémorations, anniversaires et célébrations il en est un, notamment, qui ne laisse vraiment pas indifférents les libraires indépendants : cette année les éditions Gallmeister fêtent leurs dix ans. Dix ans à nous faire découvrir le meilleur de la littérature américaine, celle des grands espaces, du nature writing mais aussi des romans noirs, des shérifs attachants et même, parfois, de tout cela en même temps. Craig Johnson, Larry McMurtry, Rick Bass, Ron Carlson, Edward Abbey… c’est Gallmeister. Pour connaître les rendez-vous proposés par l’éditeur dans les prochains mois : www.gallmeister.fr ; et sans doute de belles surprises dans les librairies Initiales. La troisième édition de CARACTÈRES, festival international du livre co-organisé par la librairie Obliques et l’Autre Monde aura lieu les 20, 21 et 22 mai prochain dans le cadre magnifique de l’Abbaye Saint-Germain d’Auxerre. Une douzaine d’écrivains venus des quatre coins du monde seront présents : l’américain Paul Beatty, l’islandaise Auður Ava Ólafsdóttir, l’haïtien Makenzy Orcel, l’islandais Eirikur Örn Norddahl. La maison d’édition Zulma sera cette année à l’honneur. Une programmation toujours aussi impeccable que l’on doit à Grégoire Courtois, et tout ça autour d’un bar chaleureux où les mots s’entrechoquent parmi les verres (et vice versa). www.festival-caracteres.fr Brèves rédigées par Alexia Sevoz (Le Merle Moqueur, Paris), Aude Samarut (Initiales) et Wilfrid Séjeau (Le Cyprès-Gens de la Lune, Nevers) Le personnage de roman dont vous vous sentez le plus proche ? Hilarion Hilarius dans Compère Général Soleil de Jacques Stephen Alexis. Un rituel de lecture ? Tous les jours assis, debout ou allongé... Votre lecture la plus inavouable ? La première version de mes écrits. LES LIBRAIRIES INITIALES Anne Affagard (Nordest) Carole Amicel (L’Autre Monde) Anaïs Ballin (Librairie du MuCEM) Caroline Berthelot (La Femme renard) Antoine Bertrand (Lune et l’Autre) Delphine Bouillo (M’Lire) Jean-Marc Brunier (Le Cadran lunaire) Marylou Clément (L’Autre Monde) Grégoire Courtois (Obliques) Julien Crunelle (Livre aux Trésors) Céline Danhaive (À Livre ouvert - Le Rat conteur) Adrien Duchesne (Point Virgule) Marielle Dy (Les Petits Papiers) Patrick Frêche (La Librairie du Rivage) Laurence Grivot (Au Moulin des Lettres) Maëlig Hamard (L’Écritoire) Karine Henry (Comme un Roman) Sébastien Le Benoist (Quai des Brumes) Evelyne Levallois-Morin (L’Autre Monde) Nadège Loublier (La Femme renard) Marie Marcon (Lune et l’Autre) Philippe Marczewski (Livre aux Trésors) Xavier Moni (Comme un roman) Claire Nanty (Livre aux Trésors) Maya Orianne (À Livre ouvert - Le Rat conteur) Karine Pourtaud (À Livre ouvert - Le Rat conteur) Mélinda Quillet (Lucioles) Hélène Reynaert (Le Bateau Livre) François Reynaud, (Les Cordeliers) Antoinette Roméo-Brunier (Le Cadran lunaire) Aude Samarut (Initiales) Nicolas Seine (L’Escampette) Wilfrid Séjeau (Le Cyprès-Gens de la Lune) Alexia Sevoz (Le Merle Moqueur) Éric Swennen (Livre aux Trésors) Jonathan Tenreiro (Le Merle Moqueur) Antoine Tracol (Lucioles) Olivier Verschueren (Livre aux Trésors) Caroline Viale (Lucioles) Allan Viger (Les Cordeliers) Céline Vignon (Mots & Images) Aurélien Vines (La Femme renard) Marianne Wroblewski (Mots & Images) 47° Nord – 68100 Mulhouse À Livre ouvert – Le Rat conteur 1200 Bruxelles, Belgique Antipodes – 95880 Enghien Atout Livre – 75012 Paris Au Moulin des Lettres – 88000 Épinal Au Poivre d’Âne – 04100 Manosque Au Poivre d’Âne – 13600 La Ciotat Comme un Roman – 75003 Paris Folies d’Encre – 93100 Montreuil Gwalarn – 22300 Lannion L’Arbousier – 04700 Lurs L’Arbousier – 04700 Oraison L’Autre Monde – 89200 Avallon L’Écritoire – 21140 Semur-en-Auxois L’Escampette – 64000 Pau La Boîte de Pandore – 39000 Lons-le-Saulnier La femme renard – 82000 Montauban La Librairie des Halles – 79000 Niort La Librairie du MuCEM – 13002 Marseille La Librairie du Rivage – 17200 Royan La Mandragore – 71100 Chalon-sur-Saône Le Bateau Livre – 59800 Lille Le Cadran lunaire – 71000 Mâcon Le Cyprès – Gens de la Lune – 58000 Nevers Le Grain des Mots – 34000 Montpellier Le Livre Phare – 29900 Concarneau Le Merle Moqueur – 75020 Paris Le Merle Moqueur, Librairie du Cent Quatre – 75019 Paris Les Cordeliers – 26100 Romans-sur-Isère Les Guetteurs de vent – 75011 Paris Les Oiseaux rares – 75013 Paris Les Petits Papiers – 32000 Auch Les Saisons – 17000 La Rochelle Livre aux Trésors – 4000 Liège, Belgique Lucioles – 38200 Vienne Lune et l’Autre – 42000 Saint-Étienne M’Lire – 53000 Laval Maupetit – 13001 Marseille Mots et Images – 22200 Guingamp Nordest – 75010 Paris Obliques – 89000 Auxerre Point Virgule – 5000 Namur, Belgique Quai des Brumes – 67000 Strasbourg Vent de Soleil – 56400 Auray Propos recueillis par Delphine Bouillo, M Lire (Laval) Dernier livre paru WWW.INITIALES.ORG L’Ombre animale Zulma, 2015 | MAGAZINE | N°3 46 47 Frank Harris À la fin de l’éclair – c’est du moins ce qui me sembla – je vis les matraques blanches s’abattre, les policiers frapper les hommes qui couraient sur le trottoir. Ma décision fut prise dans la seconde. La main gauche plaquée sur le devant de mon pantalon, maintenant la bombe, je tirai sur le ruban de la main droite. Un léger grincement se fit entendre.