I like to mook it mook it ! Trente ans de Rivages/Noir Miroslav

Transcription

I like to mook it mook it ! Trente ans de Rivages/Noir Miroslav
N°
AVRIL 2016
3
Le prix
Mémorable
fait tout
péter !
ÉVÉNEMENT
BANDE DESSINÉE
Miroslav
Sekulic-Struja
CARTE BLANCHE L'AUTRE MONDE
I like to
mook it mook it !
ANNIVERSAIRE
Trente ans
de Rivages/Noir
N°
AVRIL 2016
3
3
ÉDITO
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ÉVÉNEMENT Le prix Mémorable 2015 ? Explosif !
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CARTE BLANCHE L’Autre Monde : I like to mook it, mook it !
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CAHIER IMAGES Miroslav Sekulic-Struja
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RENCONTRE Avec tristesse et sérénité : entretien avec Robert Goolrick
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ANNIVERSAIRE La part des anges de Rivages/Noir
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« UN LIVRE JUBILATOIRE ! » Les lectures des libraires
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SOUMIS À LA QUESTION Makenzy Orcel
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BRÈVES
ÉDITO
———— Il existe une foultitude de prix littéraires,
des plus prestigieux aux plus obscurs, des
loufoques, des baroques, mais celui que décerne
notre association détient un pouvoir, enfin espérons-le, assez inédit : celui de ralentir le temps,
à défaut de suspendre totalement son vol. Ne
boudons pas notre plaisir devant la diversité et la
richesse de la production littéraire, pas d’exercice
de libraires grincheux ici, mais tout de même :
tant de livres fantastiques qui, perdus au milieu
de la profusion de nouveaux titres, ne trouveront
pas leurs lecteurs, tant de romans géniaux qui ont
bien vite disparu des tables des librairies et n’ont
pu marquer comme ils l’auraient dû les esprits,
tant de titres épuisés que l’on ne reverra sans
doute jamais. Et puis il y a ces livres, parfois cultes
depuis des décennies dans d’autres contrées,
qu’aucun éditeur francophone n’a encore eu la
bonne idée de traduire. Pour encourager ces
éditeurs qui luttent contre l’oubli, qui offrent à
de beaux livres un nouveau tour de piste, notre
association de libraires a décidé de créer son
prix « Mémorable ». Décerné depuis 2008 – vous
trouverez le palmarès dans les pages à venir – il a
couronné des auteurs tels qu’Edgar Hilsenrath ou
Steve Tesich, des éditeurs comme Héros-Limite
ou Le Dilettante, en toute immodestie, il faut bien
le reconnaître, il n’y a que du très bon !
Cette année un titre s’est largement dégagé du
suffrage de nos libraires : une pépite explosive
que l’on doit au journaliste et romancier Frank
Harris « La Bombe », un texte publié en 1908 et
jusqu’à présent jamais traduit en français. C’est
aux éditions La Dernière Goutte que l’on doit
l’exhumation de ce texte que Charlie Chaplin
considérait en son temps comme un chef
d’œuvre. Ce roman enfiévré raconte l’arrivée aux
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États-Unis, New-York puis Chicago, d’un jeune
Allemand lettré et certain d’embrasser bien vite
ses rêves. Pourtant, le monde qu’il découvre est
celui de l’âpreté des rapports sociaux, de la misère
la plus noire, de l’exploitation sans vergogne
d’une main d’œuvre immigrée traitée avec le plus
grand mépris. Mais c’est aussi le monde des luttes
syndicales, des meetings réprimés par la police,
de la camaraderie et de l’amitié puissante qui va
le lier avec le charismatique militant anarchiste
Louis Lingg. C’est, enfin, le dilemme cornélien,
l’hésitation entre l’engagement amoureux et celui
de la lutte et du sacrifice.
Inspiré, au plus près de la réalité, des luttes
sociales et politiques qui ont marqué les ÉtatsUnis à la fin du XIXe siècle et sont à l’origine du
1er Mai, « La Bombe » est un livre subversif et
poignant que vous n’êtes pas près d’oublier.
Wilfrid Séjeau
Président d’Initiales
ÉVÉNEMENT
La Bombe
Frank Harris,
La Dernière Goutte,
traduit de l’anglais (États-Unis)
par Anne-Sylvie Homassel
Le prix
Mémorable
2015 ?
Explosif !
Dans les librairies Initiales, en janvier,
on range le sapin et on sort les coupes
de champagne pour fêter le prix Mémorable.
Une librairie c’est avant tout un fonds, c’est
pourquoi nous avons créé un prix qui salue
la réédition d’un auteur malheureusement
oublié, d’un auteur étranger décédé encore
jamais traduit en français, ou d’un inédit
ou d’une traduction révisée, complète
d’un auteur. C’est l’occasion de dépasser
la sacralisation de la figure de l’auteur
et de rendre hommage à ce qui fait aussi
un livre : son édition, le travail du texte,
sa traduction, l’audace de ceux qui
le transmettent. Le prix Mémorable :
le prix d’un amour total pour le livre.
| MAGAZINE | N°3
———— Texte centenaire, La Bombe de Franck
Harris revient sur un épisode de la lutte pour les
droits des travailleurs aux États-Unis à la fin du
xixe siècle. Rudolph Schnaubelt, le narrateur de
cette histoire, est un jeune Allemand qui part
tenter sa chance aux États-Unis. En quelques mois,
passant du statut de chômeur à celui de plumitif
pour un journal socialiste new-yorkais après avoir
tâté de la bonne vieille exploitation ouvrière, il
accumulera suffisamment de rage pour lancer, le
4 mai 1886 à Chicago, une bombe en direction des
forces de police lesquelles, depuis plusieurs mois,
matent avec une violence sans bornes le moindre
mouvement de révolte syndicale. De cet attentat
retentissant naîtra la journée de la Fête du travail
du 1er mai ainsi que certaines obligations légales
liées au travail des enfants aux Ètats-Unis. Ce
texte revient donc sur le parcours de cet immigré
allemand humaniste et pacifiste qui en quelques
années, au contact du grand militant anarchiste
Louis Lingg – véritable mentor – et devant la
réalité de l’exploitation ouvrière par le patronat
américain, deviendra l’homme révolté prompt à
exprimer sa colère en commettant un attentat.
Impossible de ne pas établir de relation entre
cette explosion-là et celles entendues en France
et ailleurs durant l’année 2015. Aussi la lecture
de ce texte écrit dans une langue parfois un brin
désuète prend-elle soudain une résonance affreusement moderne. Et le lecteur de s’interroger
sur le sens des ces détonations meurtrières : une
bombe est-elle un argument valable ? Entre les
mains d’un militant anarchiste assoiffé de justice
sociale, une bombe a-t-elle plus de légitimité et de
sens que celle que s’apprête à poser un extrémiste
religieux ? Salué à l’époque par Charlie Chaplin
comme un chef d’œuvre, ce roman révèle tout
le talent de conteur que possédait Frank Harris,
lequel a greffé au récit du jeune révolté l’histoire
d’amour qu’il tissa – et avec quelles difficultés ! –
avec la jolie Elsie Lehman. La belle de Chicago qui
aurait pu, peut-être, le faire basculer, non pas du
côté de la violence pour la cause collective, mais du
côté de l’amour dans sa dimension la plus égoïste.
Le destin en décida autrement.
François Reynaud,
Les Cordeliers (Romans)
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L’édition
est un alcool fort
rond et les univers sombres qui s’aventurent vers
l’ironie ou le franchement hilarant. Ce qui nous
intéresse dans un livre, c’est une vision du monde.
Rencontre avec Christophe Sedierta,
éditeur à La Dernière Goutte.
Pouvez-vous nous dire comment un texte inédit
depuis 1908 arrive sur le bureau strasbourgeois
d’un jeune éditeur ?
Le mérite en revient à la traductrice, Anne-Sylvie
Homassel, qui a déniché cette pépite. Nous avions
déjà travaillé ensemble sur Enfer ! s’écria la duchesse,
de Michael Arlen. Elle sait quels sont nos goûts
littéraires et nous connaissons toute l’étendue de
ses talents. Alors, quand elle nous a proposé La
Bombe, nous n’avons pas hésité.
———— Pouvez-vous présenter votre maison
d’édition aujourd’hui âgée de huit ans ?
———— Début 2006, nous réfléchissions à la
création d’une revue littéraire. Peu de temps après,
nous avons assisté à la représentation d’une pièce
de théâtre mise en scène par Simon Delétang et
adaptée d’un livre de Pierre Mérot, Petit camp,
et nous avons pris une bonne claque. C’est à ce
moment-là qu’est née l’idée de créer une maison
d’édition qui défendrait des textes aux univers
forts. Après quelques mois de travail sur le projet,
nous avons publié nos premiers livres en février
2008. Depuis, le catalogue grandit régulièrement et
compte un peu plus de 40 titres. Quant à notre ligne
éditoriale, elle privilégie les raconteurs d’histoires
mariant l’élégance et l’irrévérence, mais aussi la
truculence, la poésie et l’espièglerie. Par-dessus
tout, nous aimons les voix sincères, les univers
ciselés, les écritures qui tout en étant travaillées
ne sont pas factices, les empêcheurs de penser en
Ce roman est construit autour de Rudolph
Schnaubelt, un jeune homme cultivé qui a quitté
l’Allemagne et se retrouve à Chicago au début des
années 1880. Tout à la fois roman d’apprentissage
et récit d’une construction idéologique, La Bombe
nous parle du quotidien misérable et violent
dans le milieu ouvrier de Chicago, de violence
sociale envers les immigrés, du rapport de force
entre organisations syndicales et anarchistes,
de violence policière et étatique… Et pourtant
l’accueil fut unanimement enthousiaste. Quelles
sont pour vous les raisons de cette réception ?
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S’il y a un engouement pour ce livre de la part
des libraires et des lecteurs, c’est sans doute à
cause du talent de conteur de Frank Harris et
des thèmes qu’il aborde dans ce roman. Ce qui
est assez fascinant, et sans doute inquiétant,
c’est que ce qui est décrit par Frank Harris est
d’une actualité assez troublante : la condition
des travailleurs, les injustices, le discours des
dominants, la presse aux ordres des puissants,
le mépris pour les immigrés (des européens, dans
ce cas ; ça change…), la répression de la contestation, la violence qui répond à la violence, tous
ces thèmes extrêmement bien traités par Frank
Harris trouvent un écho aujourd’hui car chaque
jour, nous sommes soumis à des discours sur
l’absence d’alternative, à la critique des mouvements sociaux, à la pensée molle, aux dogmes
néolibéraux. Et puis, il y a autre chose encore
dans le livre de Frank Harris : une soif de justice,
un sens de l’engagement et de la fraternité. Je
pense que les lecteurs de ce roman ont été touchés
par ces thèmes. Et je trouve ça plutôt rassurant
et encourageant.
Entretien réalisé par Sébastien Le Benoist,
Quai des Brumes (Strasbourg)
Se souvenir
des prix Mémorable
Que serait un prix Mémorable si nous
le laissions retomber dans l’oubli ?
Petit coup d’œil en arrière pour aider
ces chefs d’œuvre à faire la nique à l’actualité.
2014
2013
2012
2011
2010
2009
2008
Scènes de ma vie
Franz Michael Felder
La Scierie
Anonyme
Karoo
Steve Tesich
Stoner
John Williams
Fuck America
Edgar Hilsenrath
La Terre et la guerre
Jacques Chauviré
Verdier, « Der Döppelganger »,
traduit de l’allemand par Olivier Le Lay
Héros-Limite
Monsieur Toussaint Louverture,
traduit de l’anglais (États-Unis)
par Anne Wicke
Le Dilettante,
traduit de l’anglais (États-Unis)
par Anna Gavalda
Requiem pour un paysan espagnol
suivi de Le Gué
Ramon Sender
Attila,
traduit de l’allemand
par Jörg Stickan ;
Le Tripode, 2014
Le Temps qu’il fait
———— Préparez-vous au voyage et attachez
vos ceintures, car Karoo est d’autant plus
cinglant qu’il débute sur une centaine de pages
désopilantes, premier acte d’une pièce dont on
ignore encore qu’elle est une tragédie. Et puis
les choses se gâtent, à force de lâcheté, d’un
nihilisme larvé et d’incalculables litres d’alcool
que notre sous-héros ingurgite du matin au soir,
persuadé qu’il n’en ressent plus les effets mais
qu’il les mime pour rassurer tous ceux qui le
pensent saoul. Et pourtant, malgré ses erreurs
de jugement, son indécrottable peur d’affronter
les problèmes et son agaçante obstination à faire
tout le contraire de ce qu’il faudrait, on ne peut
s’empêcher d’éprouver de la compassion pour
Karoo, éternel vieux pote dont les bourdes nous
confortent dans l’idée que nous, au moins, nous
sommes des gens biens.
———— Autant le dire tout de suite ce livre est
un cas ! Arraché de l’anonymat où il se trouvait
aux U.S.A. par Anna Gavalda, qui en assure la
traduction, ce livre de John Williams semblait
condamné à une diffusion confidentielle. Pourtant
le personnage de William Stoner est de ceux que
l’on n’oublie pas, qui agacent, qui interpellent nos
certitudes et dont on se demande s’ils ne sont
pas touchés par une folie ou une grâce divine. Le
stoïcisme dont il fait preuve devant l’accumulation
d’injustices, de vexations, provenant de sa femme
ou de ses collègues de l’Université, fait naître en
nous un double sentiment, l’agacement cité plus
haut et une admiration confuse devant tant de
ténacité à respecter ses convictions profondes.
Dans cette vallée de larmes qu’est sa vie, c’est le
soleil de la littérature (Shakespeare) qui illumine
son existence, et qui provoquera l’arc-en-ciel
éphémère d’une passion amoureuse (et torride)
avec une étudiante. ———— Franz Michael Felder naît dans une
région et à une époque où il est possible d’avoir à
la fois les pieds ancrés dans la terre et la tête dans
les étoiles. La nature parle encore aux paysans
et dit au père de Franz Michael que son fils ne
suivra probablement pas le même chemin que les
autres enfants du village. La prophétie se réalise
bien vite quand le tout jeune Franz Michael perd
son œil gauche, alors que tous les espoirs (et les
économies) de la famille avaient été placés dans le
talent d’un médecin, charlatan et alcoolique, qui
devait lui soigner l’œil droit… S’ensuit pour Franz
Michael, à la fois incroyablement casse-cou et aux
pensées extrêmement profondes, une enfance
entre normalité et bizarrerie. La lecture forme
sa sensibilité tout autant que la compagnie des
bêtes. Il pense un temps devenir vétérinaire, mais
c’est finalement dans l’écriture qu’il trouvera sa
vocation. La langue de Felder est riche de toutes
les strates de ses lectures : parfois sentencieuse
comme les almanachs qu’il aimait lire en famille,
parfois très formelle, comme les journaux qu’il
adore lire et raconter autour de lui. La cerise sur
la sachertorte, c’est la traduction d’Olivier Le Lay,
déjà responsable d’avoir rendu la voix à Franz
Biberkopf dans sa nouvelle traduction de Berlin
Alexanderplatz, et qui nous permet de ressentir
si justement ce texte qui met une langue sublime
au service d’une écriture dépouillée.
Claire Nanty,
Livre aux Trésors (Liège)
———— On ne saura jamais qui a écrit cet
incroyable texte, et s’il fut l’œuvre unique d’un
auteur éphémère ou bien la pierre fondatrice
d’une carrière littéraire. Quoi qu’il en soit, c’est
une stupéfaction que de découvrir ce témoignage
rugueux et énergique qui ringardise en 140 pages
à peine une bonne partie de ce qu’on appellera la
littérature « prolétarienne. »
Au début des années 50, le narrateur trouve un
emploi dans une petit scierie et débute alors
un quotidien fait d’effort physique, de danger
permanent, de luttes intestines entre ouvriers.
La grande originalité de ce roman, si on excepte
sa langue, sublime, qui vous fait accepter toute
la violence de ces années de travail acharné et
plus pénible que pénible, c’est l’absence d’angélisme du narrateur, qui n’hésite pas à porter un
jugement sévère sur le monde du travail et ses
mesquineries. Ici, on n’idolâtre pas le travailleur,
on l’invective s’il est bête, on le martyrise s’il
est méchant. Ce qui est décrit dans La Scierie,
c’est un monde d’efforts inhumains, de sueur et
de sang, d’honneur et de vengeance où il faut
prouver sa valeur à chaque seconde, un monde
où l’action syndicale se résume à la menace du
plus gueulard de tous de foutre le camp.
Karoo sert à ça, il le sait et en joue, fusible
morveux de l’Amérique des apparences, morpion
indispensable qu’on peut invectiver, maudire et
railler, à qui aussi on peut passer notre temps à
donner des leçons, sans jamais voir que finalement, c’est bien lui le Doc, lui qui nous fait nous
sentir mieux, sans rien dire, et qui en se pissant
dessus ne fait que pointer de son doigt jaune de
nicotine l’absurdité de nos existences lisses.
Un moment de littérature unique aujourd’hui
réédité grâce à la clairvoyance des excellentes
éditions Héros-Limite.
Attila, traduit de l’espagnol par Jean-Paul
Cortada et Jean-Pierre Ressot ;
Le Nouvel Attila, 2014
———— Composé de deux histoires de trahison
sur fond de guerre civile espagnole, Requiem
pour un paysan espagnol & Le gué est d’abord un
douloureux diptyque autour de la question de
l’insondable complexité de l’âme humaine. Dans
le premier texte, il s’agit d’un requiem qu’un prêtre
doit donner pour un jeune paysan abattu par les
phalangistes. Ce jeune homme, il l’a lui-même
baptisé puis marié. Avec les années, il est devenu
le confident avec lequel il aimait discuter de justice
mesurant celle dite « divine » à celle des hommes.
Pourtant, il le trahira… Le second texte, Le gué, se
déroule le long d’un cours d’eau aux abords d’un
village. Deux sœurs lavent leur linge. Il y a celle
qui a perdu son mari, abattu par les franquistes
voilà tout juste deux ans, et celle qui est à l’origine
de ce malheur et qui, torturée de remords, tente
d’en faire l’aveu en ce triste jour anniversaire. Elle
aussi a trahi…
Ces deux textes magnifiques de sécheresse nous
affligent par la force du remord qui habitera à
tout jamais celui ou celle qui aura péché, soit par
excès d’amour divin, soit par jalousie, entraînant
la disparition tragique de l’objet de leur affection.
Oserait-on dire à Sender, qui a vu sa femme et
son frère être exécutés par les franquistes, que ces
deux textes ne sont pas sur la guerre civile espagnole mais bien plus généralement sur l’absurde
de notre condition humaine ?
Léo Ferré écrivait : « On naît seul, on meurt seul...
entre ces deux dates, il n’y a que des faits divers,
alors choisissez bien vos faits divers ». Stoner
illustre assez cette philosophie de l’existence.
Patrick Frêche,
La Librairie du Rivage (Royan)
Grégoire Courtois,
Obliques (Auxerre)
Grégoire Courtois,
Obliques (Auxerre)
François Reynaud,
Les Cordeliers (Romans-sur-Isère)
| MAGAZINE | N°3
6
7
CARTE
BLANCHE
LIBRAIRIE
L’AUTRE MONDE
À chaque numéro du magazine Initiales,
une librairie de l’association a carte blanche
pour vous parler d’un sujet de son choix :
un auteur, un éditeur, un thème, un sujet
de société... Venez, poussez la porte
de nos librairies !
I like to mook it,
mook it !
Ou passage en revue
non exhaustif
Doit-on dire revue ou mook ? Qu’importe !
Le mot « revue » rattache ce nouvel objet
à une longue tradition éditoriale datant
du XIXe siècle tandis que « mook » dit bien
le côté hybride (magazine + book = mook)
et novateur. À vous de choisir le terme
qui vous va le mieux.
———— Je les entends d’ici mes clients : pourquoi
diable nous parler des revues dans votre carte
blanche, les filles ?
libraires, ces maniaques du rangement qui tout
de suite s’interrogent : où les met-on ? On place
chaque revue dans le rayon qui lui correspond le
mieux ou crée-t-on un rayon particulier ?
Parce qu’on les aime ! Notamment parce que leur
effervescence apporte du neuf dans nos rayons et
que leur transversalité créative dépoussière notre
vision des sujets abordés.
Tous les ans, plusieurs mooks se lancent et
défrichent de nouvelles voies, mixant à volonté
les thématiques et les approches. Un seul mot
d’ordre : la transversalité. En 2016, on attend
avec impatience la revue Topo, version ado de la
Revue Dessinée, mais aussi Sang froid, qui naît
de la convergence des thèmes judiciaires et de la
littérature policière. On y retrouve des nouvelles
de grands auteurs du genre (Franck Thilliez pour
le premier numéro), des critiques de polars, des
articles de fond sur la justice, des interventions
à la croisée du polar et de la justice (le texte de
Danièle Thierry, commissaire de police et autrice
de polars, sur un sujet classique du roman policier
et pourtant fort actuel : la corruption policière).
Quant à Reliefs, son ambitieux projet est de nous
offrir à la fois de l’aventure, des sciences, de la
géographie, de l’histoire et de la littérature. Sur
200 pages impeccablement mises en forme, Reliefs
provoque notre curiosité à travers des portraits, des
reportages, des extraits de romans, des portfolios
mais aussi de grands sujets. Le premier numéro
porte notamment sur les abysses et nous délivre
de passionnants articles sur l’exploration des
grands fonds marins et les enjeux internationaux
Les revues en France, c’est une longue histoire
avec la librairie, remontant à La Revue des Deux
Mondes, née en 1829. Cependant le marché végète
en librairie pendant plusieurs décennies, jusqu’à
l’hiver 2008 qui voit apparaître XXI, succès
immédiat qui signe le renouveau de la revue en
librairie. XXI naît du constat que le journalisme
traditionnel ne laisse plus la place aux reportages
au long cours et parie sur le fait qu’il existe un
lectorat pour des enquêtes longues et fouillées,
où l’image n’est pas réduite à un simple rôle
d’illustration. Et dans un contexte d’effondrement
de la presse traditionnelle, XXI fait le choix de la
librairie, et non du kiosque, ouvrant ainsi la voie
à toute une génération de mooks.
La revue est un objet hybride, à l’image du mot
« mook ». C’est un nouveau projet éditorial, un
magazine doté d’une très longue vie, qui crée
son propre modèle économique, sans publicité
notamment. C’est aussi un nouvel objet pour les
| MAGAZINE | N°3
8
Comme l’annonce très clairement
l’édito du premier numéro
du Crieur qui se place sous l’égide
de François Maspero, c’est le réveil
tant attendu des sciences sociales
auprès du grand public !
autour des câbles de fibre immergés, un extrait
de Vingt mille lieues sous les mers de Jules Verne,
et une interview de Jacques Rougerie, « merien »
particulièrement inventif. Une promenade entre
géologie, géopolitique, biologie, architecture et
littérature. Le mélange est incroyablement réussi.
À suivre.
Plus surprenante encore : la place nouvelle
accordée à l’image dans nos rayons. En librairie,
elle était souvent réservée au livre pratique et
surtout aux beaux livres tandis que le reportage
photographique était l’apanage du kiosque.
Aujourd’hui, celui-ci entre dans nos librairies via
les revues et n’hésite pas à flirter avec l’art. Je
vous conseille tout particulièrement le travail de
Darcy Padilla dans le premier numéro de 6Mois
ou encore La Revue Dessinée qui invite des dessinateurs à travailler avec des journalistes pour
faire de grands reportages qui deviennent par la
suite des albums (Cher pays de notre enfance de
Collombat et Davodeau aux éditions Futuropolis,
pour n’en citer qu’un). Ces revues vont jusqu’à
déborder de leur cadre, créant de nouveaux types
de livres. Je citerai pour exemple le troublant et
fascinant Les Évaporés du Japon de Léna Mauger
et Stéphane Rémaël (Les Arènes, voir page 10) :
un reportage qui a fini par tellement grossir qu’il
ne tient plus dans une revue et qui sortira dans un
livre où la place de l’image est fondamentale. Un
objet hybride qui obéit à tous les codes de la revue
mais qui est un livre document, voilà de quoi faire
bouger la table des essais ! Il faudra aussi suivre de
près le très ambitieux programme des éditions du
Sous-Sol (dirigées par Adrien Bosc et qui éditent
Feuilleton et Desports) : le journalisme narratif. Ce
genre littéraire n’est pas nouveau (Kessel, Colette,
Londres...) mais avait un peu disparu, faute de
presse pouvant l’éditer. Les éditions du Sous-Sol
souhaitent les accueillir dans une collection
littéraire. On peut aussi saluer le livre glaçant de
Pascale Robert-Diard, journaliste judiciaire au
Monde, concernant l’affaire Le Roux-Agnelet : La
Déposition (L’Iconoclaste).
Cependant, les revues ne sont pas seulement
de nouveaux objets dans nos rayons, voire un
nouveau rayon dans nos librairies : ils créent aussi
et surtout de nouveaux équilibres dans nos rayons
au quotidien.
La renaissance des revues en librairie, c’est
d’abord la renaissance des revues. Ce pléonasme
pour signifier le renouveau de genres galvaudés
en kiosque. La revue culinaire prend des airs de
grand art avec 180 °C, excellente revue qui mêle
les recettes accessibles et la cuisine de grand chef,
les reportages sur les producteurs, les produits, les
outils de la cuisine... le tout sur un ton inédit (« Et
ne comptez pas sur nous pour présenter nos excuses »
dit l’édito du numéro 6). On pourrait aussi parler
de la revue sportive avec Desports : belle rencontre
entre sport et culture. Une revue passionnante qui
démontre, à travers des interviews et de solides
reportages que le sport, ce n’est pas seulement des
scores et un star system : c’est avant tout un univers
de passionnés.
C’est aussi le grand renouveau des documents en
librairie. Autrefois, nos tables « documents » étaient
envahies de textes d’hommes et de femmes politiques et d’analystes autorisés, c’est-à-dire ceux qui
avaient accès aux grands médias. Avec les revues,
les points de vue se multiplient : du reportage
journalistique avec XXI, 6Mois, La Revue Dessinée,
des analyses sociologiques, philosophiques, économiques avec le Crieur, Jef Klak (une revue foutraque
et intellectuellement stimulante !), Vacarme... Les
points de vue se déplacent (Charles, excellente
revue sur le personnel politique, le travail des
hommes et des femmes politiques, l’histoire de la
Politique ; et surtout pas une revue politicienne !)
Comme l’annonce très clairement l’édito du
premier numéro du Crieur qui se place sous l’égide
de François Maspero, c’est le réveil tant attendu des
sciences sociales auprès du grand public.
Le renouveau de la revue en librairie est la renaissance d’un objet éditorial désuet qui explore
des rayons délaissés ou endormis et qui, par
là-même, secoue la librairie en profondeur. La
revue bouleverse notre offre et notre éclectisme.
En faisant confiance aux libraires, en choisissant
une diffusion en librairie plutôt qu’en kiosque,
la revue contemporaine entérine la solidité de
notre modèle commercial, tout en modifiant notre
rapport à nos clients, nous transformant parfois
en marchands de presse. En un mot, le mook
bouge la librairie, et It likes to move it !
Cette carte blanche est aussi un hommage aux
revues car les revues, c’est tellement chouette
que les libraires en ont voulu une et c’est ainsi
que les libraires du groupement Initiales ont créé
Initiales, dont vous tenez le troisième numéro
entre vos mains ! Nous aussi, nous avons refusé
la publicité et comme nous ne faisons rien comme
tout le monde, cette revue est gratuite alors n’hésitez pas à la demander trois fois par an !
Le renouveau de la revue
en librairie est la renaissance
d’un objet éditorial désuet qui
explore des rayons délaissés
ou endormis et qui, par là-même,
secoue la librairie en profondeur.
9
Entretien avec
Franck Bourgeron,
rédacteur en chef de La Revue Dessinée.
Pourquoi la forme de la revue ?
Le vocabulaire de notre revue est la bande
dessinée. Le principe de La Revue Dessinée est
d’associer à chaque reportage un dessinateur
de bande dessinée à un journaliste. Il nous a
semblé nécessaire de nous démarquer de la
forme magazine par la périodicité et la pagination. La Revue Dessinée est un trimestriel avec
une pagination de 228 pages. C’est un format qui
correspond bien à la bande dessinée, à son long
temps de fabrication, et à son temps de lecture.
Nos reportages peuvent faire jusqu’à 50 pages.
Cela nous permet d’entrer en profondeur dans
les sujets que nous traitons. L’ambition de La
Revue Dessinée n’est pas d’être dans l’actualité
brûlante comme un newsmagazine, mais plutôt
de saisir des thématiques qui traversent nos vies
en profondeur et de les décortiquer. Le choix d’un
semestriel à forte pagination correspond bien à
cette volonté de s’inscrire dans un temps long
ainsi qu’au format d’une revue.
Pourquoi en librairie ?
La Revue Dessinée a été créée par des auteurs de
bande dessinée et des journalistes. En tant qu’auteurs, nous connaissions la force de prescription
des libraires et il nous a semblé naturel d’être
dans ce réseau que nous connaissions bien. Il
ne fait aucun doute qu’une des raisons du succès
Deux questions à
Léna Mauger
Journaliste à La revue 6Mois, rédactrice en chef
adjointe de la revue XXI, autrice de Les Evaporés
du Japon avec Stéphane Remaël (Les Arènes).
Pour une journaliste, qu’est-ce que ça change de
travailler dans ce type de revue par rapport à
d’autres supports de presse écrite ?
À XXI et 6Mois, nous racontons des histoires, et
à travers ces histoires, nous essayons de donner
des clés pour comprendre une société soumise
à l’accélération permanente. Nous bénéficions
d’un luxe inestimable : le temps. Le temps de la
recherche de sujet, du reportage, de l’écriture...
Le fait d’être détachés de l’actualité nous oblige à
détourner le regard, à chercher les petits détails.
Patrick de Saint-Exupéry, le rédacteur en chef de
XXI, cite souvent cette phrase d’Adam Michnik :
le reportage est « cet art de voir la mer dans une
goutte d’eau ».
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de La Revue Dessinée, c’est l’engagement et le
soutien des libraires. D’un point de vue économique, la distribution en librairie, plutôt qu’en
kiosque, présente l’avantage de nous permettre
d’être plus précis dans nos tirages et donc pour
une petite structure comme la nôtre, d’être moins
risqué économiquement.
Pourquoi en faire des livres après coup ?
Le meilleur exemple des adaptations en livres
de nos reportages dans La Revue Dessinée est le
travail d’Étienne Davodeau et Benoît Collombat
dans Cher pays de notre enfance paru aux éditions
Futuropolis et qui rencontre actuellement un
gros succès. Ce livre raconte comment la
violence a façonné la vie politique française
dans les années 1970-80, et explique également
en quoi nos politiciens actuels sont les héritiers
de cette période agitée. Étienne et Benoît se
sont rencontrés à notre initiative et nous avons
décidé de publier immédiatement le fruit de leur
enquête. Il a été très vite évident que leur travail
allait dépasser la place que nous pouvions leur
donner, c’est ainsi que le livre s’est imposé afin
de donner une vision globale de ce reportage
dessiné. Souvent le livre met en perspective
une série de chroniques ou d’enquêtes publiées
dans La Revue Dessinée et permet d’élargir le
sujet initial à des thématiques parallèles. En cela,
il est le prolongement naturel de notre travail à
La Revue.
L’Autre
Monde
Avallon (89)
———— Évelyne et moi avons repris la librairie
il y a un peu plus de trois ans. Et quelle librairie !
Une vieille dame de 150 ans et plus, fort élégante
sous ses airs un peu fatigués, une figure recevant
tous les égards dus à son statut. Nous le savions,
la librairie est une institution pour la population
avallonnaise et plus encore. Nous voici propulsées
responsables de son honneur en démontrant
notre professionnalisme. Enfin c’est ce que nous
croyions. Car notre vieille dame a rapidement
commencé à nous murmurer des choses. Nous
l’avons écoutée, bien que Madame aime jouer au
mastodonte et s’amuser avec nous.
À 6Mois comme à XXI, une grande place
est accordée à l’image, et pas pour illustrer :
comment fait-on pour travailler avec un média
qu’on ne maîtrise pas soi-même ?
Les photographes nous proposent des reportages
personnels, ou bien nous repérons des histoires
en images sur internet et dans des festivals.
Une fois que nous décidons de les publier, nous
écrivons les légendes avec eux. Nous leur posons
des questions, image par image, sur les conditions
de la prise de vue, les personnages rencontrés,
les coulisses, etc., afin que le texte complète le
mieux possible l’histoire photographique. Texte
et images sont complémentaires : ce sont deux
regards pour raconter une même histoire.
Alors nous avons cru à une période de répit (il
faut savoir ménager ses troupes). Quelle erreur !
Madame, pimpante mais pas entièrement satisfaite – on ne se refait pas – s’est mise en tête de
montrer ses nouveaux atours. « Je veux plus de
monde, du bruit, des rires, des échanges, et même
des apéros ! » Des apéros... Voilà que Madame
s’encanaille, on aura tout vu. Alors nous avons
une fois encore retroussé nos manches et œuvré
à l’organisation de rencontres que nous avons
appelées Les Apéros de l’Autre Monde. Madame
était drôlement fière, elle avait enfin des soirées
éponymes comme une superstar. Mais pas
question de faire n’importe quoi. Madame veut
du plaisir et rien que du plaisir, sinon mieux vaut
encore rester chez soi avec une tisane. Madame,
cachée derrière son âge et ses bonnes manières,
a su manigancer avec brio. Nous avons découvert
qu’elle n’aime rien plus que ses rencontres. Elle se
nourrit des mots qui bruissent, fusent, charment,
heurtent. « Il ne faut pas mollir ! » nous assène-t-elle
à la moindre occasion. Pire encore, Madame s’est
révélée joueuse ! Elle s’est lancée dans le jouet et
les jeux de société. Elle adore ouvrir ses boîtes
et former des tables. Elle devient intenable : elle
provoque, saute, crie et fait preuve d’une mauvaise
foi... C’est tellement vivifiant paraît-il. Madame est
insatiable, plus elle vieillit plus elle est remuante.
Elle nous le dit : « Si à mon âge je dois commencer à
faire ce qu’on me demande... »
Sa première coquetterie fut de nous demander un
nom bien à elle : ras-le-bol de devoir adopter celui
de ses occupants. C’est que Madame a son petit
caractère et veut montrer qui est le chef. Nous lui
avons choisi L’Autre Monde. Elle a gloussé de satisfaction devant ce nom si chevaleresque et porteur
de rêves, mais a immédiatement décrété qu’un
nom sans le physique adéquat ne servait à rien. Et
de nous embarquer dans une histoire d’esthétique
à revoir, de garde-robe à refaire… Et pas moyen de
noyer le poisson ! Ce qui devait être fait serait fait,
qu’on se le dise ! Alors nous avons obtempéré, non
sans bougonner. On a sa fierté. Nous avons cassé,
peint, rangé et nettoyé sans relâche. Nous avons
même changé le matériel informatique. Madame
est peut-être âgée mais pas dépassée : l’idée même
la hérisse, c’est une horreur !
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Madame est un sacré personnage, et sommes
fières de partager un bout de chemin avec notre
librairie. Avec l’affection, nous avons tendance à
nous accaparer les choses et les personnes, c’est
humain. Notre bonheur à toutes est de faire en
sorte que les visites de nos hôtes soient plus charmantes les unes que les autres. Madame est une
grande militante de la bonne humeur, du droit au
plaisir et à la déambulation sans déambulateur
(elle a de drôles de marottes). Alors quand nous
lui avons parlé d’une carte blanche elle nous a
demandé « un truc qui balance bien ». Nous nous
sommes documentées avec beaucoup de sérieux
jusqu’à tomber sur LA référence culturelle :
Madagascar et sa fameuse chanson I like to mook
it. Eurêka ! Nous adorons les mooks, ces revues
diffusées en librairie, cet autre journalisme
faisant fi du temps et des standards actuels,
comme Madame en somme. Elle nous l’a dit, « en
voilà un sujet qui balance ! ». Comment ? Ce n’était
pas mook dans la chanson ? Trop tard...
CAHIER IMAGES
Miroslav
Sekulic-Struja
———— Quelquefois, une sorte de miracle se
produit. On ouvre une bande dessinée et dès les
premières pages, on comprend qu’un nouveau
territoire vient de s’ouvrir. On est face à des
images si incongrues dans le paysage de la bande
dessinée qu’elles déstabilisent le lecteur aguerri et
imposent ainsi un nouveau regard, débarrassé de
ses préjugés. Elles n’ont rien de révolutionnaire,
ne transforment pas la Bande Dessinée en autre
chose, ne sont pas l’Avant-Garde et ne le revendiquent pas, mais elles créent un nouvel espace
dans lequel – c’est évident – prendra place une
histoire proprement inédite. Et soudain une part
du réel auquel nous étions jusque là aveugle nous
saute aux yeux.
Les bandes dessinées de Miroslav Sekulic-Struja
sont de cette trempe-là.
Pelote dans la fumée : ce titre énigmatique ouvre
les portes à un choc esthétique rare. Le dessin
de Miroslav Sekulic-Struja semble prendre
source dans des miniatures naïves comme on
en voyait sur la vaisselle décorative des années
1960, ou dans ces peintures mexicaines où tout
un monde semblait réduit, condensé dans des
images chatoyantes aux couleurs vives – presque
des dessins d’enfants, fourmillant de détails.
Ses cases extrêmement composées ont capté la
réalité à la manière des vieux chromos dont se
dégage immédiatemment un parfum nostalgique.
Pourtant cette apparence douce et chaude n’est
qu’un trompe-l’œil car on comprend très vite de
quoi il retourne : une ville côtière et industrielle,
faite de la même brique rouge que les cheminées
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d’usines ; une ville où la pauvreté et la misère
sociale suinte des murs couverts de graffitis ;
une ville des Balkans où la violence s’exprime
au grand jour dans les terrains vagues ; un
lieu comme maudit, empesté par les fumées
de la déchetterie. Et au milieu de tout cela, un
orphelinat, ou quelque chose qui y ressemble,
où se côtoient solidarité et dureté, amitié et lutte
pour survivre. On y suit Pelote, un gamin laissé
là avec sa jeune sœur par des parents aux prises
avec leurs propres démons. Un trouble indicible
naît de la dissonance entre un dessin qui utilise
les codes de l’art naïf pour mettre en scène des
bagarres de rue où coule le sang et des scènes
de misère alcoolique. Comme si le Douanier
Rousseau s’était frotté à Dickens.
donne corps aux moindres détails des intérieurs,
des rues, des décharges et des bras tatoués de
motifs dérisoires, trace un chemin possible pour
atteindre le cœur de ce monde, pour en révéler
la profonde et désespérante humanité. Et alors,
les yeux pleins de ses images si exactes, on se
laisse envahir par l’inoubliable regard de Pelote
et l’émotion prend à la gorge. Oui, quelquefois,
une sorte de miracle se produit.
Philippe Marczewski,
Livre aux Trésors (Liège)
De ces vies minuscules et mal embarquées, ces
êtres font ce qu’ils peuvent. Certains voudraient
fuir, tenter autre chose mais toutes les villes sont
pareilles, dit Pelote. Alors autant rester là. Sniffer
de la colle. Fumer. Se battre. Attendre. Qu’on
comprenne bien : on ne parle pas ici de misérabilisme. On parle d’un monde qui existe dans
les interstices de la pauvreté, où des moments
lumineux se glissent, des instants fugaces de
beauté simple – une troupe de comédiens ambulants, un marchand de sucreries, un orchestre
improvisé – mais ces bonheurs ne durent pas et
déjà, les espoirs déçus reprennent leurs droits.
Pelote dans la fumée (deux tomes)
Actes Sud BD (2013, 2016)
traduit du croate par Aleksandar Grujicic (tome 1)
et Ana Setka et Wladimir Anselme (tome 2)
Le travail graphique de Miroslav Sekulic-Struja,
parce qu’il n’édulcore rien des difficultés à vivre,
parce qu’il cherche toujours la lumière vraie
pour rendre justice à ses personnages, parce qu’il
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RENCONTRE
Avec tristesse
et sérénité
Entretien avec
Robert Goolrick
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La Chute des princes, le dernier roman
de Robert Goolrick, initialement publié chez
Anne Carrière en 2014, vient de paraître
en poche aux éditions 10/18. C’est un bijou
de littérature dans la lignée de Féroces
et Arrive un vagabond. Nous avons adoré
ce livre, et grâce à la complicité de son éditeur
français, Stephen Carrière, nous avons obtenu
de ce grand écrivain américain une interview
exclusive par le biais de six questions
transmises par mail. Robert Goolrick
a eu la gentillesse de nous répondre.
———— Robert Goolrick, vous revenez avec
La chute des princes sur cette Amérique des
années 80 où, dans certaines classes de la
société, l’argent triomphait avec une morgue
inouïe. De mon expérience de lecteur, sur la
même période, me viennent en tête très vite
deux noms : ceux de Bret Easton Ellis et de Jay
McInerney. Pourquoi être à votre tour revenu
sur cette période que vous avez bien connue ?
Qu’est-ce qui n’avait pas été dit selon vous par
Ellis et McInerney, ou, pour le dire autrement,
en quoi votre regard est-il différent du leur ?
Par François Reynaud,
Les Cordeliers (Romans-sur-Isère)
———— Tout d’abord, Ellis et McInerney ont écrit
« à chaud », précisément pendant ces années 80.
Ils appartenaient à cette génération, et ils étaient
aussi décadents que les autres. C’était une culture
de la célébrité dont ils en ont su profiter. Ils
n’avaient aucun recul sur l’époque. La poésie,
comme l’a écrit Wordsworth est « procède de
l’émotion remémorée dans la sérénité ». Je voulais
un portrait plus poétique de cette période, avec
du recul. Non pas simplement montrer ce qui se
passait, mais dire aussi les conséquences de nos
actions, des nos illusions et de nos désirs. D’autre
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part ni l’un ni l’autre n’ont écrit sur la sinistre
apparition du sida. Un jour tout était fête, et le
lendemain c’était la mort et tragédie tout autour
de soi. À présent, les jeunes ont oublié. Ils n’ont
aucun moyen de connaître l’impact terrible de
la maladie sur New York. Cette tristesse qui ne
disparaissait pas, et qui dure encore aujourd’hui.
Je voulais qu’il en reste une trace, pour eux, pour
leur montrer à la fois ce qu’ils ont manqué et ce
qu’ils doivent à cette époque.
Votre livre est d’emblée porté par un profond
sentiment de honte et de culpabilité. On a l’impression que vous avez écrit ce livre pour vous
faire pardonner d’avoir participé à ce grand
mouvement triomphant puis décadent. Comme
une expiation. Pourquoi, à plus de trente années
de distance ce poids vous pèse-t-il encore autant ?
Je ne me sens pas particulièrement coupable.
C’est une tristesse profonde que j’essaie de
soulager. J’essaie de sauver une partie de ma
jeunesse qui m’échappe. La plus grande partie
du livre est vraie, ou composée de scènes vécues.
C’est une chose horrible de repenser au début de
Ma survie, c’était de la chance tout
simplement. Ce n’était pas de la sagesse
de ma part. On s’est vraiment bien
amusés, vraiment. Puis la joie
a disparu, d’un coup, pas une seconde
cela n’a cessé de nous manquer, et nous
ne fûmes plus jamais les mêmes.
sa vie et de ressentir ce poids de la tristesse et
de la perte. Soudain, toucher une autre personne
devenait toxique, et pour moi comme pour
beaucoup de mes amis, ce caractère toxique n’a
jamais disparu. Bien sûr nous étions vivants (et il
reste la culpabilité du survivant) mais la tristesse
avec laquelle nous vivons désormais l’a largement
emporté. Le jeu auquel nous jouions n’est rien au
regard de ce que nous avons perdu.
Sida, drogue, alcool, excès en tous genres... ce
livre est constellé de jeunes gens qui ont laissé
leur peau sur le champ de bataille de ces années
là. Vous, vous en êtes sorti et on a l’impression
que vous vous demandez encore comment ? Et
pourquoi vous ?
Ma survie, c’était de la chance tout simplement.
Ce n’était pas de la sagesse de ma part. On s’est
vraiment bien amusés, vraiment. Puis la joie a
disparu, d’un coup, pas une seconde cela n’a cessé
de nous manquer, et nous ne fûmes plus jamais
les mêmes. Ce n’est pas mon livre, c’est le livre
de ma génération. Ses personnages étaient mes
amis. Maintenant, je les ai perdus pour la plupart.
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Robert Goolrick
La Chute des princes
Anne Carrière, 10/18
traduit de l’anglais (États-Unis)
par Marie de Prémonville
———— Les larmes aux yeux, j’ai terminé la
lecture fiévreuse de ce texte incroyablement
lumineux de Robert Goolrick qui revient sur une
période qu’il semble avoir trop bien connue : le New
York des années 80 et ses abus déjà croisés dans
les romans de McInerney. Trop de fric d’abord.
Une avidité inouïe ! Trop de came ensuite, trop
de sexe, trop d’alcool, l’excès pour seule limite et
une morgue incroyable dans le regard posé sur le
reste du monde qui n’est pas de la fête. Retour sur
cette période à travers la confession d’un broker de
Wall Street encore tout étonné, trente ans plus tard
d’être ressorti vivant de ces années de gloire puis
de désolation où beaucoup ont laissé leur peau.
L’écriture de Goolrick est touchée par la grâce
d’un ange fitzgeraldien. Une élégance incroyable
pour faire le portrait de beautés overdosées, de
courtiers au cynisme aveuglant et de relations
qui ressemblent à l’amitié et finissent la peau sur
les os, la peur au ventre et le sida pour dernier
frisson. Le retour de bâton fait un carnage. Nous
ne les plaindrons pas, certes. Mais il y a tellement
d’amour dans cette prose, comme dans ce portrait
ultime d’un jeune travesti au grand cœur que, oui,
la chute de ces princes est digne de nos larmes.
Comme le dit en partie la dédicace de ce livre :
Pour Billy Lux qui s’est évaporé. Et c’est ce qu’il
a fait. Un jour il était là, et le suivant il ne l’était
plus. J’ai écrit ce livre pour Billy Lux, et pour les
milliers d’autres comme lui, essentiellement des
hommes, qui avaient tout et se sont évaporés. Je
suis encore là et j’en suis reconnaissant.
sont restés gravés dans ma mémoire pour leur
beauté et leur grâce. Et j’ai écrit sur Holly parce
qu’elle m’a enseigné la leçon la plus précieuse de
ma vie: aimer et ne rien dire est le plus grand des
péchés. C’est ma lettre d’amour à tous les hommes
et femmes que j’ai aimés sans avoir pu le dire.
Vous n’avez jamais été trader à la différence
du narrateur. Vous avez fait carrière, ces
années-là, dans le monde de la publicité où, on
l’imagine sans mal, l’argent devait couler à flot
là aussi. Pourquoi ce léger masque, pourquoi ne
pas avoir avancé tout à fait à découvert comme
dans Féroces ?
Ce livre n’est pas à proprement parler un roman.
Il est davantage une traversée de ces années là,
à travers une galerie de portraits absolument
magnifiques. J’ai été bouleversé par Harrison,
ce grand gaillard capable de remporter des
marchés incroyables et qui se défenestre un
jour au travail en apprenant qu’il est atteint du
« cancer homosexuel », ou par Giulia, jeune fille
discrète et très attachante qui succombera sans
bruit à une overdose d’héroïne, ou enfin Holly,
le travesti magnifique à la fin du livre dont les
dernières paroles sont d’une beauté absolue. Ces
princes là ont donc existé. Votre livre cherche-t-il
à leur rendre enfin hommage ?
Bien que j’aie travaillé dans la pub pendant de
nombreuses années et bien que ce domaine ne
cesse de fasciner les gens (j’ignore pourquoi), je
n’avais aucune envie d’écrire sur ce sujet. J’ai
travaillé en publicité pour Goldman Sachs, et
les jours passés à leurs côtés dans la salle des
marchés furent les plus grosses montées d’adrénaline que j’ai connues. Ils représentaient l’air
du temps, la culture du succès qui régnait sur ces
années, je voulais que mon héros – moi – prenne
Ils étaient mes frères et sœurs, mes amants, mes
amis. Certains, que je n’ai rencontrés qu’une fois,
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la vague la plus grosse de cette période, et cette
vague là était incontestablement Wall Street.
Dernière question, très intéressée... Votre narrateur, au moment d’écrire ces lignes est devenu
libraire. Pourquoi libraire ? Un fantasme ? Un
clin d’œil ?
Cela semblait simplement parfait. Je voulais
qu’il ait un métier qui soit le plus éloigné
possible du jeu à haut risque de sa jeunesse,
mais je voulais aussi que ce soit respectable et
intelligent, quelque chose dont il pourrait enfin
être fier à sa manière, simplement. Et je pense
que les libraires sont des héros.
ANNIVERSAIRE
La part
des anges
de Rivages/
Noir
Pascal Dessaint
Le Bal des frelons
Rivages/noir, 2014
Trente ans… L’âge d’un très bon whisky.
Un alcool charpenté, donc, pas ces bibines
à peine distillées qu’on mélange à du soda
et qui tordent les boyaux façon déboucheur.
Non, du vrai bon whisky, dont on se souvient
longtemps encore après la dernière gorgée
(quand la première vous avait fait vaciller).
Et bien Rivages/Noir a trente ans. La crème
de la crème ou, devrais-je dire, le nectar
des nectars de la littérature noire, cornaquée
par François Guérif – un éditeur comme
on en compte pas dix au monde et grand
amateur de whisky – prend de l’âge et gagne
en puissance ! La liste des auteurs au catalogue
touche à la perfection : tout ce qui compte
vraiment est là. On aurait pu vous seriner
les louanges de quelques-uns de ces
Incontournables mais comme en Écosse,
on gagne souvent à quitter les routes principales
pour dénicher les distilleries cachées débordant
de merveilles. Alors intéressons-nous
à quelques pépites peu lues, la part des anges
du catalogue Rivages/Noir, celle qui s’évapore
si l’on n’y prend garde, et qu’il serait vraiment
dommage de laisser filer.
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———— Pascal Dessaint a su prendre aux auteurs
américains ce qui manquait peut-être à notre
littérature noire, que ce soit la désespérance
psychologique d’un Jim Thompson, des héros
délirants dignes d’un Donald Westlake ou encore
une Nature personnifiée propre à Jim Harrison
ou T.C. Boyle. Le Bal des frelons s’inscrit d’ailleurs
dans son cycle « Sous le signe de la Nature ». Il a
été écrit à l’automne 2008, alors que l’auteur est
invité par un ami lecteur et apiculteur en Ariège.
Dépaysement garanti, en compagnie des abeilles
de retour des transhumances et surtout de leurs
redoutables ennemis : les frelons. Car si l’écrivain
nous décrit à merveille Mère Nature, il sait aussi
bien nous plonger dans les tourments de la nature
humaine. En toile de fond : la crise bancaire
des subprimes qui secouait alors l’actualité. Un
bazar qui précipita les plus avares, comme notre
protagoniste, à retirer fissa leurs économies. Tout
ça dans le dos du mari et sans révéler où se cache
le butin : le bal est ouvert !
Julien Crunelle,
Livre aux Trésors (Liège)
Kinky Friedman
Elvis, Jésus et Coca-Cola
Rivages/noir, 1997
Traduit de l’anglais (États-Unis)
par Frank Reichert
Hugues Pagan
Dernière station avant l’autoroute
Rivages/noir, 2000
———— « Baltringue on naît, baltringue on meurt,
il n’y a pas à sortir de là. » Ces mots qui ouvrent
Dernière station avant l’autoroute sont comme un
incipit à toute l’œuvre de Hugues Pagan, une
œuvre rare, de celle qu’on se refile entre complices
de nuits rageuses et imbibées et de petits matins
pleins de regrets. Dans Dernière station… comme
dans tous ses romans, Pagan anime des personnages au bord de la déchéance, relativement
désabusés devant la crasse du monde, fatalistes
et donc souvent durs, voire brutaux. Mais sous le
goudron des états d’âme c’est bien d’un monde
éternellement dégueulasse dont il est question,
et Pagan le regarde avec la distance souveraine
des grands auteurs anars, trop humains pour ne
pas être misanthropes. Tout le monde prend :
flics corrompus, politiciens, marchands ; ce sont
eux qui mènent la barque. Tous les autres sont
bons pour la lumière blafarde des vies glauques,
entourloupés d’une manière ou d’une autre.
Pagan, c’est du blues. Du vrai grand blues qui
n’en a plus rien à foutre. De rien. Un frère, quoi.
On lira aussi l’extraordinaire Je suis un soir d’été
(Rivages noir n°453), qui ne nous mettra pas de
bonne humeur, mais confine au sublime.
———— En plus d’être plus connu comme Kinky
dans nos rayons ou comme le Frank Zappa de
la country quand il pousse la chansonnette (son
tube : They ain’t making Jews like Jesus anymore,
tout un programme), Richard « Kinky » Friedman
est l’un de nos challenger favori dans la catégorie
« romans noirs à côté de leurs santiags ». Chose
peu courante dans le milieu, Kinky Friedman
est un adepte acharné de l’autofiction un poil
farfelue et n’hésite donc pas à se raconter dans les
bottes d’un privé sévissant au cœur de Greenwich
Village. Comme chez ce brave Dortmunder de
Donald Westlake, notre homme est entouré d’une
bande d’attachants bras cassés – l’impayable
Ratso en tête – toujours prompts à lui prêter
main forte dans des intrigues qui sont souvent
des prétextes à découvrir la vie telle qu’il la
conçoit. Idéal pour goûter à la philosophie sauce
Kinky faite d’humour juif et de contre-culture
aux effets corrosifs, quand il ne se réclame pas de
Sam Spade et autre Maigret entre deux bouffées
de son fidèle cigare.
Eric Swennen,
Livre aux Trésors (Liège)
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Philippe Marczewski,
Livre aux Trésors (Liège)
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Nick Tosches
Dino
Rivages/noir, 2003
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean Esch
———— « Le romantisme en chansons ». C’est
comme ça qu’on présentait Dean Martin au
début de sa carrière. Douce image qu’il aura
parfois conservée mais qui, jusqu’à sa mort, sera
souvent écrasée par celle d’un poivrot invétéré,
un gueulard en smoking faisant des bringues à
cent plaques avec ses amis du Rat Pack (Sinatra,
Sammy Davis Jr.), un type talentueux qui
s’associa – pour son malheur autant que pour
la postérité – à un génie, Jerry Lewis, faisant
pâlir de facto son talent. Bref, une sorte de loser
magnifique, c’est-à-dire une client idéal pour la
littérature noire. C’est, en toile de fond, la part
mythologique des USA du xxe siècle qui prend
possession du corps de Dino. L’immigration
italienne, la mafia, Las Vegas, le cinéma de l’âge
d’or, les Kennedy : cette vie est comme un piège
(à rats) pour un type comme Dean, faible et mal
armé, dépassé par son art. Qui d’autre que Nick
Tosches, cet improbable mélange de Melville et
Hunther S. Thompson, seul auteur capable de
prendre à bras-le-corps les héros décrépis de
l’Amérique et de les transformer en mythes grecs,
pouvait rendre justice à la pathétique humanité
du crooner alcoolisé ?
Philippe Marczewski,
Livre aux Trésors (Liège)
Joseph Hansen
Par qui la mort arrive
Rivages/noir, 2003
Traduit de l’anglais (États-Unis) par FranceMarie Watkins
Jerry Stahl
Moi, Fatty
Rivages/Noir, 2013
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Thierry
Marignac
Edward Bunker
Aucune bête aussi féroce
Rivages/Noir, 1992
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Freddy
Michalski
———— Premier roman lu de Joseph Hansen, et
quel choc, mes amis ! Comment un auteur aussi
brillant peut-il être aussi peu lu ? Moi-même je
m’étonne de ne pas avoir ouvert un de ses livres
plus tôt. L’histoire est, comme souvent, simple en
apparence : Dave Brandstetter, enquêteur pour le
compte d’une société d’assurances et héros récurrent chez Hansen, est chargé d‘élucider la mort
mystérieuse de Rick Wendell, copropriétaire d’un
bar gay. Entre passion et jalousie, les suspects et
les mobiles se croisent et s’entrecroisent… Joseph
Hansen semble prendre un malin plaisir à
dérouter son lecteur tout en le plongeant dans l’atmosphère et le milieu interlope homosexuel à la
sauce West Coast des années 70 – un milieu qu’il
connaît bien, puisqu’il fut un des organisateurs de
la première gay pride (terme qu’il n’aimait pas).
Hansen fait partie des piliers de Rivages/Noir (Par
qui la mort arrive porte le numéro 4). Un auteur
reconnu par ses pairs, admiré par Manchette qui
disait : « Il faudra revenir sur le style de Hansen,
où chaque phrase, véhiculant une stupéfiante
quantité d’informations, signale une attention et
une vigilance terribles, et y contraint le lecteur. »
Un auteur qu’il faut découvrir toutes affaires
cessantes.
———— Roscoe Arbuckle, dit « Fatty », découvert
par Mack Senett, fut un des acteurs les plus
populaires du cinéma muet de 1913 à 1921. En
septembre 1921, un scandale judiciaire – il finira
par être innocenté – allait détruire sa carrière et
le transformer en paria d’Hollywood. L’histoire
de Roscoe Arbuckle nous est déjà connue, entre
autres car elle nous est contée dans Hollywood
Babylone de Kenneth Anger mais, ici, Fatty
devient un personnage de littérature. Il nous
parle à la première personne, et nous raconte sa
terrible histoire : de son enfance faite de brimades
en rapport avec son physique – c’est son père qui
l’appellera Fatty – à son accès à la célébrité, puis
sa déchéance liée au procès et au déferlement de
haine qui s’en suivit, jusqu’à son hypothétique
volonté de redevenir la star qu’il a été. Portrait
d’un acteur, d’un milieu (Hollywood en pleine
tourmente), mais aussi d’une société américaine
qui veut se trouver un bouc-émissaire qui doit à
tout prix payer et ce, même si sa culpabilité est
réfutée. Au final, Moi, Fatty est un douloureux
livre noir, dérangeant et entêtant.
———— C’est à l’insistance de James Ellroy
auprès de François Guérif que l’on doit le
plaisir de lire les brûlots d’Edward Bunker
dans la langue de Molière (et de Jean-Patrick
Manchette). Considérée par l’auteur du Dalhia
Noir comme un monument du genre, sa Trilogie
de la Bête (après Aucune bête viennent La Bête
contre les murs et La Bête au ventre) est une vraie
plongée dans les bas-fonds de Los Angeles et le
monde obscur du braquage organisé. Loin des
clichés du style « gros bras, esbroufe, poursuites
de voitures à gogo et autres poncifs racoleurs »,
le colosse Bunker dépeint un mode de vie qu’il
a lui-même trop bien connu : toujours sur la
corde raide, entre cavales et séjours répétés
en cabane. C’est pourtant de la prison que lui
viendra son salut, avec au passage une certaine
forme de rédemption grâce à la découverte d’une
littérature qui deviendra vite son véritable ticket
de sortie. Il y développera une écriture dense et
hyper précise au service d’une poignée de récits
fiévreux. Deux d’entre eux auront même les
honneurs du grand écran. Au rayon seconde
chance, on a vu pire cas d’école !
Jean-Marc Brunier
Le Cadran Lunaire (Mâcon)
Michaël Mention
Sale temps pour le pays
Rivages/Noir, 2012
Pierre Siniac
Femmes blafardes
Rivages/Noir, 1997
Dominique Manotti
À nos chevaux !
Rivages/Noir, 1999
———— Novembre 1976, la vague punk déferle
sur l’Angleterre. Les Sex Pistols crient l’anarchie
et leur amour pour la Reine, Margaret Thatcher
est à la tête du Parti Conservateur entraînant le
Royaume-Uni dans un libéralisme exacerbé et
le Nord de l’Angleterre sombre peu à peu dans
la panique sous les coups de marteau de celui
que l’on a surnommé « l’éventreur du Yorkshire ».
Double défi pour Michaël Mention. S’attaquer à
celui qui est désormais considéré comme le plus
sanguinaire des tueurs en série anglais et qui a sévi
impunément de 1975 à 1980, mais surtout souffrir
de la comparaison avec l’incroyable tétralogie de
David Peace publiée également chez Rivages et
inspirée du même Peter Sutcliffe. Pari réussi tant
le jeune et prometteur auteur français réussit à s’affranchir brillamment du maître anglais, préférant
un rythme sec et ciselé au lyrisme incantatoire
de son aîné. Pari sur l’avenir puisque Sale temps
pour le pays se révèle être le premier volet d’une
trilogie. Chez Rivages pas de No Future pour les
fous furieux, la relève est assurée.
———— Les personnages de Femmes blafardes
passent beaucoup de temps à table. Souvent ils
mangent, parfois ils boivent et de temps en temps,
ils se mettent à résoudre des crimes. C’est le cas
de Séverin Chanfier, ancien flic viré suite à une
bavure et à un comportement sexuel inapproprié,
reconverti en détective privé qui se lance – mais
pas avant d’avoir goûté à la cassolette de rognons
Maison – à la poursuite d’un mystérieux et
sadique tueur à l’éventail. Les romans de Pierre
Siniac se passent souvent en province, dans ses
petits villes qui se ressemblent toutes, où rien ne
se passe mais dans lesquelles tout le monde se
planque à sa fenêtre. Ses héros en bout de course
sont aussi abîmés que les décors dans lesquels
ils évoluent et presque aussi détraqués que les
assassins qu’ils recherchent. Disparu dans l’anonymat le plus complet en 2002, Pierre Siniac n’a
jamais réellement connu la reconnaissance qu’il
méritait, catalogué comme un simple auteur de
polars provinciaux. À son propos, Jean-Patrick
Manchette écrivait dans ses Chroniques (Rivages/
Noir 488) qu’il était un « Pierrot-le-fou dactylographe », se demandant même s’il ne fallait pas
voir en Siniac le véritable père du néopolar à la
française.
———— Milieu des années 1990, une nouvelle
voix française se donne à lire dans le catalogue
Rivages ; c’est Dominique Manotti qui signe avec
Sombre sentier, le premier d’une série de romans
dont on ne peut que vous conseiller la lecture
mais déplorer qu’a priori ils ne figurent pas sur
les listes des ouvrages recommandés voire obligatoires pour les étudiants de nos grandes écoles,
nos futurs dirigeants politiques et grands patrons.
Agrégée d’histoire, militante, Dominique Manotti
n’a pas son pareil pour chroniquer notre époque,
dénoncer les injustices entre les quidams et les
puissants, la mainmise accrue des capitaux sur le
capital travail. Dans À nos chevaux, le commissaire
Daquin et la brigade des stups sont toujours de
service. Qui dit trafic de drogue dit toxico dans des
squats, soit, mais aussi énormément d’argent, donc
blanchiment, spéculation immobilière, CAC40 et
tutti quanti. Une intrigue où les idéalistes de 1968
sont devenus avides de pouvoir et de fric à tout
prix. Manotti, c’est mon dada.
Jonathan Tenreiro,
Le Merle Moqueur (Paris)
Eric Swennen,
Livre aux Trésors (Liège)
Jonathan Tenreiro,
Le Merle Moqueur (Paris)
Antoine Bertrand,
Lune et l’autre (Saint-Étienne)
| MAGAZINE | N°3
22
23
Aude Samarut,
Initiales
Kéthévane Davrichewy
L’Autre Joseph
Sabine Wespieser, 2016
« Un livre
jubilatoire ! »
Les lectures
des libraires
LES LECTURES
DES LIBRAIRES
Littérature
———— Kéthévane Davrichewy avait déjà marqué les
esprits avec La Mer Noire (Sabine Wespieser, repris en 10/18)
où elle parlait de l’histoire de sa grand-mère maternelle.
Dans ce nouveau roman, l’autrice évoque l’histoire de sa
famille et, plus précisément, de son grand-père paternel,
Joseph Davrichachvili ou Davrichewy.
———— En commençant la lecture de ce premier roman, on
peut craindre que le baroque des situations ne soit submergé
par d’indigestes bons sentiments, mais il n’en est rien. Le
cocktail prend, le dosage est parfait, puis vient l’envie de
danser sur le Mr Bojangles de Nina Simone avec le trio
familial, acteur de cette histoire. Le charme opère.
Joseph a grandi en Géorgie dans une bonne famille : son
père, Damian, était préfet de Gori et avait une maisonnée
très fournie : cuisinière, bonnes, précepteur... et même
une couturière. Cette dernière, délaissée par son mari
alcoolique, avait un fils qu’elle élevait seule. Damian, en
patriarche averti, donna à ce demi-orphelin, qui s’appelait
aussi Joseph, une bonne éducation, la même que celle de son
fils. D’ailleurs, on confondait souvent les deux enfants qui
avaient quasiment le même âge, tant ils se ressemblaient.
Une rumeur insistante disait que ces enfants étaient demifrères. Ils se comportaient surtout comme des frères :
proches et rivaux.
Un enfant, dont on ne connaît pas l’âge précis, raconte sa
vie, sa famille, son quotidien hors du commun et surtout
l’histoire d’amour de ses parents et comment sa maman,
fantasque à souhait, a fait basculer son papa dans sa douce
folie. Le père a en effet décidé de suivre sa dulcinée dans tous
ses délires, dans tous ses caprices – élever en appartement
une grue de Numidie nommée Madame Superfétatoire,
ne jamais ouvrir le courrier administratif et l’entasser au
milieu du logis, nocer chaque nuit dopés au Champagne et
aux mélanges d’alcool en tout genre avec des amis hauts en
couleur, se dégoter un château en Espagne, entres autres
élucubrations. Et que tout cela coule de source, que le
quotidien soit une fête, que la liberté soit totale.
En grandissant, la rivalité augmenta (tous deux se lançant
dans la carrière politique) et lorsque l’un des deux (le fils
de la couturière) devint Staline, l’autre s’exila, devint agent
secret et se dissimula. Il vécut loin de sa famille pour éviter
qu’elle n’attire l’attention de celui qui, devenu dictateur,
tua des millions de personnes et notamment ses proches.
Comment côtoyer un tel personnage et peut-il transformer
votre vie ? Et celle de votre arrière-petite-fille, l’autrice ?
La force du texte tient au fait que l’autrice ne tranche pas
entre la petite et la grande histoire : cela aurait pu être celle
d’une autre famille et elle aurait eu le même destin. On
ne grandit pas à côté d’un monstre sans risque. Kéthévane
Davrichewy ose même croire que si l’Autre Joseph, le grandpère cette fois-ci, avait réussi sa carrière politique, c’est sans
doute lui qui serait devenu le Monstre.
| MAGAZINE | N°3
24
Olivier Bourdeaut
En attendant Bojangles
Finitude, 2016
De courts et magnifiques extraits du journal intime du
père viennent çà et là éclairer d’un autre angle l’histoire.
Avec eux, bien que l’enfant fasse preuve d’une certaine
maturité, nous prenons un peu plus de hauteur. Et si au
départ tout est charmant, par la suite, ça grince : on se rend
compte que la folie douce est en réalité maladive. Si tous les
membres et proches de la famille décident d’y succomber,
c’est pour mieux la supporter, qu’elle ne soit pas un frein
à la vie. C’est là qu’Olivier Bourdeaut réussit un tour de
force. On se laisse bercer par une légèreté drôle, sucrée et
agréable et pourtant la profondeur est là. Évoquer le Boris
Vian de L’Écume des jours et la magnifique et tragique
histoire d’amour entre Colin et Chloé est assez juste.
Un texte formidable où la grande Histoire croise la petite,
le mythe la réalité, et la fiction l’épopée.
Ce premier roman est une grande réussite, drôle, lumineux,
plein de fantaisie, léger mais plus profond qu’il n’y paraît.
Il y a l’amour, la folie, l’amour fou et la vie. Dansons maintenant !
Évelyne Levallois,
L’Autre Monde (Avallon)
Adrien Duchesne,
Point Virgule (Namur)
25
Jean Echenoz
Envoyée spéciale
Minuit, 2016
LES LECTURES
DES LIBRAIRES
Littérature
———— Présente-t-on encore Jean Echenoz ? Depuis la
parution en 1979 du Méridien de Greenwich, l’auteur nous a
régulièrement régalé de ses écrits, dont le fameux cycle de
biographies romancées Ravel – Courir – Des éclairs. Lauréat
du Prix Médicis 1983 pour Cherokee et du Prix Goncourt
1999 pour Je m’en vais, il reste pourtant extrêmement discret
et rares sont ses interventions dans les médias. Apprécié par
la critique, adulé par les libraires, attendu par ses fidèles
lecteurs et publié aux prestigieuses éditions de Minuit,
Jean Echenoz est un véritable phénomène dans le paysage
littéraire français, puisque ses livres sont également souvent
propulsés dans les meilleures ventes, y côtoyant des romanciers bien plus « grand public ».
Envoyée spéciale ne déroge pas à la règle, et c’est avec
bonheur qu’on se laisse enlever dès les premières lignes.
Car enlèvement il y aura bien, et si personne ne demandera
de rançon pour vous, il s’avère qu’il en ira autrement pour
la pauvre Constance. Héroïne malgré elle, Constance est
choisie à son insu pour effectuer une mission très spéciale...
dont nous ne vous dirons rien de plus puisqu’après tout
elle-même l’ignore. La première partie du roman est donc
consacrée au récit de sa captivité et de sa « mise en condition ». Cette étape achevée, il est temps de l’envoyer à l’autre
bout de la planète pour cette fameuse mission top secrète, et
voilà comment l’on devient agent double en quelques pages
sous la plume de Jean Echenoz.
L’auteur prend un malin plaisir à jouer avec les codes du
roman d’espionnage. Mais si l’intrigue pourrait presque être
celle d’un John Le Carré, son traitement farfelu et sa galerie
de personnages un peu naïfs, un peu perdus, rappellent à
chaque instant qu’il ne s’agit que d’un brillant pastiche. Les
digressions récurrentes et l’humour de l’auteur font une fois
de plus merveille, et le style inimitable d’Echenoz rendrait
la moindre scène à la boulangerie véritablement grandiose.
Alors imaginez ce que c’est quand il vous raconte la Corée
du Nord !
Hélène Reynaert,
Le Bateau Livre (Lille)
| MAGAZINE | N°3
Gaëlle Josse
L’Ombre de nos nuits
Noir sur Blanc, 2016
———— Gaëlle Josse a sa façon bien à elle de nous amener
à pas feutrés dans l’intimité de ses personnages, sans jamais
être intrusive pour autant. Ce cinquième roman ne déroge
pas à la règle, et nous convie au plus près de deux vies – l’une
célèbre, l’autre anonyme – et deux époques : 1639 et 2014.
Le roman s’ouvre en 1639 en Lorraine, dans l’atelier de
Georges de La Tour, aux premières heures du tableau « Saint
Sébastien soigné par Irène ». De La Tour a déjà en tête toute
la structure du tableau : choix des modèles, composition,
lignes, éléments de lumière. Il pressent à ce tableau une
destinée royale, qui étendrait sa renommée bien au-delà
des terres de Lorraine. Dans son atelier, son fils et un
apprenti s’affairent à préparer les pigments nécessaires à
l’élaboration du tableau, et tour à tour, ces voix masculines
racontent les étapes créatrices du chef-d’œuvre, mais aussi
leurs états d’âme et leurs parts d’ombre.
Paolo Cognetti
Le Garçon sauvage –
carnet de montagne
Zoé, 2016,
traduit de l’italien
par Anita Rochedy
LES LECTURES
DES LIBRAIRES
Littérature
———— Paolo Cognetti nous emmène avec lui dans la Vallée
d’Aoste, en Italie, à la découverte d’une magnifique baita
(soit un beau chalet au fond des bois) dans laquelle il a élu
domicile afin de retrouver l’inspiration à l’écriture. À l’âge
de 30 ans (à peu prés comme H.D. Thoreau), et après plus de
dix ans au seul contact de la ville et des citadins de Milan, le
besoin du contact de la nature, de la solitude et de la roche
montagneuse se fait sentir.
C’est une aventure au plus profond de l’être humain, où
l’émotion est pure et complète, où les sentiments sont
multipliés, les repères dérobés, et où seule la débrouillardise
aura son mot à dire. Apprendre à couper du bois, allumer
un feu, observer la nature, écouter la faune et épier la
flore. Prendre le temps de vivre tout en se confrontant à
de nouvelles relations humaines, un peu bourrues, certes,
un peu montagnardes, mais tellement plus authentiques.
Quelques pages plus loin, nous basculons dans l’antre du
musée des Beaux-Arts de Rouen, en 2014, où déambule une
femme dont nous saurons juste qu’elle s’abrite ici de la pluie
en attendant son train. Face à ce « Saint Sébastien », elle se
fige. Quelque chose dans ce tableau la renvoie à son histoire
d’amour passionnelle et défunte avec B., et fait naître en elle
les mots qu’elle n’a su trouver pour lui à la rupture. Les deux
histoires vont dès lors s’entrelacer tout au long de ce récit,
en une variation délicate autour du charnel, de la passion et
du désir. L’alternance des époques donne à chacune saveur
et relief, tout en rendant le lecteur captif de cet incessant
aller-retour.
Paolo Cognetti, avec son écriture poétique, décrit un monde
qui n’est géographiquement pas loin de nous, mais qui
semble pourtant si difficile à toucher, parfois même à concevoir. Une introspection forte, un regard sur la société et les
écrans qui la construisent rendent ce roman absolument
indispensable à la lecture.
Tantôt dans la contemplation, tantôt utilisant les codes du
roman d’aventure, l’auteur séduit dans son carnet sensible.
Paolo Cognetti conte l’histoire de l’humanité avec des
bergers hirsutes qui transhument lorsque tombe la neige,
mais aussi l’histoire de la littérature américaine avec des
références naturalistes.
L’Ombre de nos nuits n’est pas sans faire écho à son premier
roman Les Heures silencieuses, dans lequel Gaëlle Josse
donnait voix et vie à la femme représentée de dos dans un
tableau du maître hollandais du XVIIe Emmanuel de Witte.
Cette fois, elle se glisse non pas dans la peau du modèle
mais dans celle du peintre : plus audacieuse, Gaëlle Josse
continue d’explorer le désir et, avec ce roman lumineux,
touche parfaitement juste.
Si le genre vous plaît, il vient de paraître aux éditions Corti
un texte dans le même univers avec une approche différente,
écrit par Georges Picard, qui s’appelle Le Sage des bois.
Antoine Tracol,
Lucioles (Vienne)
———— L’écriture du désir est un exercice délicat qui peut
vite tourner à la mièvrerie ou à la vulgarité. Aucun risque
avec Patrick Lapeyre qui, avec huit romans en trente ans,
est sans doute celui qui perce le mieux la naissance du
sentiment amoureux et les premiers émois du désir.
Six années après le formidable La Vie est brève et le désir sans
fin, nous revoilà totalement chamboulés par La Splendeur
dans l’herbe, en compagnie d’Homer et Sybil, quittés par
leur conjoints respectifs partis vivre ensemble leur histoire
d’amour. Cette rencontre de deux êtres blessés se mue en
une lente et longue histoire, entrecoupée d’un second récit,
celui de l’enfance d’Homer au côté de sa mère, en Suisse
dans les années 1970 et 80. Deux récits lumineux qui se
répondent et dessinent, par petites touches, la magie de la
rencontre, de cet instant incroyable, toujours mystérieux
où l’autre devient imperceptiblement votre aimant. Ces
moments passés ensemble à évoquer leur passé et invariablement ces deux ombres qui ne rôdent jamais bien loin,
les rapprochent à petits pas, patiemment, jusqu’à les mener
à cette « conjugalité intermittente » dans lequel Homer est
conscient d’avoir « perdu en intensité ce qu’il a gagné en
sérénité ».
Tout l’art de Patrick Lapeyre réside en cette faculté à
rentrer dans les plus infimes détails de ces émotions
naissantes notamment au travers du personnage d’Homer,
maladroit, sensible, hésitant qu’on entend réfléchir à voix
haute, s’interrogeant sur ce « sentiment d’incomplétude (…)
faisant de nous des êtres toujours inachevés, passant leur
temps à désirer et à renoncer à leurs désirs ». Ce principe
d’incertitude donne à ces amoureux une douce fragilité qui
les rend attachants, tout à leurs hésitations et leurs silences
tellement justes.
Il y a beaucoup d’élégance, de tendresse, d’humour dans
la prose de cet auteur singulier dont la petite musique du
désir, unique, est reconnaissable dès les premières notes.
Xavier Moni,
Comme un roman (Paris)
Caroline Berthelot,
La Femme Renard (Montauban)
26
Patrick Lapeyre
La Splendeur dans l’herbe
P.O.L, 2016
27
Céline Curiol
Les Vieux ne pleurent jamais
Actes Sud, 2016
LES LECTURES
DES LIBRAIRES
Littérature
———— Le dernier livre de Céline Curiol, Un quinze août à
Paris, racontait la traversée de sa dépression causée par la
double perte du père et de l’amant. Aujourd’hui la dépression laisse place à un roman aussi excitant qu’émouvant
mettant en scène deux femmes de 70 ans, Judith et Janet,
voisines habitant Brooklyn, l’une d’origine française veuve
récente, l’autre américaine espiègle sans mari.
L’expérience du veuvage de sa propre mère a-t-elle guidé
l’auteur dans cette courageuse aventure littéraire que représente, à quarante ans, de mettre en scène le vieillissement
des femmes? Toujours est-il que le défi est relevé avec un
subtil dosage d’humour et d’intelligence sensible. En effet,
rapidement notre duo s’avère irrésistible. En premier lieu
lorsque Janet parvient à entraîner Judith, encore affaiblie
par le deuil, dans un voyage organisé pour seniors. Voilà
nos deux amies parties pour une virée des plus aseptisées
– « sous vide » comme le dit Judith – alternant étapes en
car, visites, restaurants et hôtels pathétiques, avec ce sens
du comique des situations que leur confère la conscience
de leur décalage : elles ne sont quand même pas comme
ces vieux oiseux !
De retour, revitalisée, Judith ne tient plus en place. Or, il
se trouve que juste avant l’escapade, elle avait retrouvé, en
feuilletant Voyage au bout de la nuit de Céline, livre sous
l’égide duquel le roman se déroule, la photo de son frère,
Julien, vivant en France et qu’elle n’a plus revu depuis de
longues années. Judith décide de s’envoler pour la France.
Va-t-elle revoir Julien ? Rien n’est moins certain. Mais sur
son chemin, elle retrouvera deux autres femmes, Julia, sa
vieille tante, et Isle, sa nièce, toutes deux lui offrant une cure
de sororité, tel un temps de reconstruction de soi.
Ce livre cherche à capter ce qui existe en chacun et demeure
d’inconditionnel, d’intact, source d’énergie vitale au-delà des
âges, et il se pourrait bien que cela tienne à notre capacité
d’aimer… Et n’oubliez pas « rien ne meurt avant d’avoir perdu
toute possibilité d’être ».
Karine Henry,
Comme un roman (Paris)
Jayne Anne Phillips
Tous les vivants –
Le crime de Quiet Dell
L’Olivier, 2016,
traduit de l’anglais
par Marc Amfreville
———— Dans les années 1930 aux États-Unis, Cornelius
O. Pierson, courtisait les veuves esseulées afin de les
dépouiller. Puis de les tuer. Cet homme défraya la chronique
lorsqu’il poussa le vice jusqu’à assassiner Asta Eicher et
ses trois enfants.
Le livre s’ouvre sur une ambiance de Noël bucolique – qui
rappelle les scènes d’enfance de Citizen Kane –, où le locataire de la maison Eicher joue avec les trois enfants dans la
neige. Ce dernier courtise notre veuve entre deux âges. Mais
malgré les avances de cet homme (qui a pourtant l’air très
gentleman), Asta entretien secrètement une relation écrite
avec un certain Cornélius. Elle en tombe amoureuse (malgré
le prénom) et lorsqu’il organise des vacances dans sa ferme,
elle le suit... Quelques jours plus tard, il vient chercher les
enfants qui connaîtront le même sort fatal.
C’est ce drame très connu en Amérique, que Jayne Anne
Philips dépeint avec une narration à la fois journalistique
(puisque le livre contient des photos et des archives de
journaux) mais aussi avec beaucoup d’humanité. Ce roman
est une traversée de l’Amérique de la Grande Dépression,
on rencontre des citadins, on vit avec une journaliste amoureuse qui couvre l’enquête (au point d’entendre les flashs
des appareils photographiques de l’époque). On y découvre
aussi des fermiers sortis d’un livre de Steinbeck, un pauvre
garçon des rues, bref on se fait mener avec plaisir !
Mais la force du roman, au-delà de l’enquête, est portée
par les Vivants. Surtout par la fille de la veuve assassinée :
Annabel est une enfant débordante et créative qui survole
et regarde – avec ses yeux candides – toute l’intrigue, même
après sa propre mort. Le surnaturel et l’hyperréalisme se
côtoient. Le plus déroutant est de ressentir des émotions
très opposées : sur un fond d’histoire vraiment sordide,
Jayne Anne Philips parvient à mettre en lumière l’Amour,
le Merveilleux de la vie et non à nous orienter vers un
voyeurisme de fait divers mal placé. Bref, un roman aux
couleurs expressionnistes bien mené entre enquête et récit
journalistique.
Maëlig Hamard,
L’Écritoire (Semur-en-Auxois)
Sarah Hall
La Frontière du loup
Bourgois, 2016,
traduit de l’anglais
par Éric Chédaille
LES LECTURES
DES LIBRAIRES
Littérature
———— Voici un très beau roman d’une jeune auteur
anglaise, Sarah Hall dont deux précédents livres Le MichelAnge électrique et Comment peindre un homme mort habitent
encore mon esprit. Cette femme a une véritable force
d’évocation, une sensibilité et une sensualité toute particulière qui font de ses romans des textes d’une rare sincérité
avec une patte facilement reconnaissable. Un univers à la
fois fort, tendre et au plus près des contradictions et des
ambiguïtés humaines.
Avec ce nouveau roman, La Frontière du Loup, on voyage des
États-Unis (où sa narratrice, Rachel, travaille à l’étude des
loups dans une réserve indienne de l’Idaho) aux terres du
sud de l’Écosse ou un richissime lord a décidé de réintroduire le loup gris disparu depuis plus de cinq cents ans sur
son territoire. Nous sommes alors en 2014, le référendum
pour l’indépendance de l’Écosse agite la vie politique du
pays, et cet événement vient faire écho aux tremblements
de la vie familiale et sentimentale de Rachel. Celle-ci avait
en effet quitté les terres du pays où elle est née pour fuir
une relation compliquée avec sa mère Binny, belle femme
excentrique, féministe et extravagante dans l’ombre de
laquelle elle avait jusqu’alors vécu.
Entre un frère terriblement conservateur, une belle sœur
acariâtre, des histoires d’amour passagères et un défi écologique à relever, Rachel rentre et s’attelle à la réintroduction
du loup. Les questions de la maternité, de l’animalité, de la
solitude et des conflits politiques et sociaux sont au cœur
de ce roman foisonnant, qui se lit avec une facilité déconcertante. Les phrases se succèdent dans une narration à la
fois très classique et magnifiquement cinématographique.
Les dialogues sont fins et saisissants, et l’omniprésence
de la nature est comme une immense plongée dans cet
espace sauvage, sans cesse redécouvert et au cœur d’enjeux
humains, politiques et écologiques non soupçonnés.
La Frontière du loup est donc un roman des grands espaces,
un roman intimiste et très personnel. Un roman de neige et
de vent, un texte dans le même temps léger et profond sur
la nature humaine et animale. Une méditation sur l’amour,
la transmission, le respect de soi et des autres, les passions
et la part d’animalité en chacun de nous.
Marielle Dy,
Les Petits Papiers (Auch)
| MAGAZINE | N°3
28
29
Anna Hope
Le Chagrin des vivants
Gallimard, « Du monde
entier », 2016,
traduit de l’anglais
par Élodie Leplat
———— Pour son premier roman, Anna Hope aurait pu
se contenter d’une histoire de plus sur le thème de l’aprèsguerre et de ses conséquences, ses ravages sur tout un pays.
Loin d’emprunter un sentier balisé, elle livre ici un texte
absolument maitrisé, posé, où les personnages prennent
vie tout en subtilité et en finesse.
Londres, début novembre 1920. Alors que l’armée britannique retourne sur les champs de bataille du nord de la
France pour chercher le corps du soldat inconnu, Ada se
remémore les derniers jours de son fils et ne peut accepter
sa disparition. Elle croit l’apercevoir à tout moment : en cet
homme de dos qui marche d’un pas pressé, dans les paroles
de ce soldat devenu colporteur... Pour Hettie, la vie est faite
de rythmes endiablés sur la piste du Hammersmith Palais
pour 6 pence la danse. Mais comment trouver l’âme sœur
dans un monde où les derniers hommes sont bancals et
détruits ? Quant à Evelyn, elle a choisi de travailler au
Bureau des pensions de l’armée malgré les réticences
familiales. En souvenir de son fiancé disparu, elle apporte
tant bien que mal son aide aux gueules cassées et tente de
veiller sur son frère revenu du front mais aux réactions
incompréhensibles. Les trois femmes ne se connaissent pas
mais comme beaucoup, elles ont perdu un fils, un fiancé ou
un frère à la guerre et elles tentent de survivre. Sans cesse
confrontées à la réalité et au manque, elles se frôlent, se
croisent et attendent avec impatience le rapatriement du
corps du soldat inconnu pour tenter de faire leur deuil. À
travers elles, c’est une nation toute entière qui retient son
souffle et espère relever la tête après un ultime hommage
aux disparus.
Dans une prose à la fois fluide et riche, Anna Hope a choisi
de révéler à travers ces cinq jours de novembre une période
cruciale dans l’histoire de la Grande-Bretagne. Un livre
indispensable comme un devoir de mémoire.
Céline Vignon,
Mots & Images (Guingamp)
Pep Coll
Quatre cercueils :
deux noirs et deux blancs
Actes Sud, 2015,
traduit du catalan
par Edmond Raillard
LES LECTURES
DES LIBRAIRES
Littérature
———— Retour sur un fait divers qui eut lieu au lendemain
de la guerre civile espagnole, en 1943. Une famille de paysans
installée dans les contreforts des Pyrénées catalanes est
retrouvée massacrée. Le père, la mère et leurs deux filles
âgées de 10 et 14 ans sont sauvagement abattus. Les assassins
sont vite identifiés. Il s’agit d’un couple voisin, des paysans
aussi, qui par jalousie au sujet d’un bout de terrain attribué
un peu vite à l’autre famille par les propriétaires terriens du
coin, se sont fait justice eux-mêmes. Arrêtés, ils vont d’abord
goûter de la prison en attendant leur procès, et peu importe
leur penchant plutôt franquiste durant les années de guerre
civile. Il est important pour le nouveau régime de montrer
que ce crime, qui n’est pas politique mais bien de droit
commun, doit être traité de façon exemplaire. Cependant,
les choses ne vont pas en rester là et quelques mois plus
tard, le couple est libéré – prétendument faute de preuves…
Les habitants du village vont donc devoir s’accommoder de
vivre aux côtés d’assassins tout en faisant comme si de rien
n’était. Comme si justice était bien passée.
Dans un pays tout juste sorti d’une guerre qui a fait des
milliers de victimes et provoqué l’exil de nombreuses
familles, s’abat soudain une amnésie collective sur la volonté
politique du général Franco. Il s’agit de montrer qu’un pays
moderne émerge sous la férule du nouveau dictateur et ces
histoires de péquenots catalans ne pèsent pas grand-chose
vues de Madrid. Elles feraient même un peu honte. Mais si
la mémoire collective fait défaut, celle des hommes et des
femmes qui habitent ces terres de roches et de chênaies, elle,
n’oublie pas... Et le temps qui passe n’y fait rien.
Ce livre, littéralement PASSIONNANT et qui n’est pas sans
rappeler le De sang froid de Truman Capote, est un monstre
de roman ! Il y a chez Pep Coll la même force narrative qui
emporte le lecteur, et surtout, cette volonté de distinguer
parmi le fracas de la grande Histoire les débris épars des
histoires minuscules. François Reynaud,
Les Cordeliers (Romans-sur-Isère)
Emmanuel Régniez
Notre château
Le Tripode, 2016
———— Depuis la mort accidentelle de leurs parents, Octave
et sa sœur Véra vivent reclus dans une demeure qu’ils
nomment « Notre Château ». Ils passent leurs journées à lire
dans leur bibliothèque. Le monde d’Octave et de Véra est
un monde de mots. Tous les jeudis, Octave se rend en ville
pour acheter des livres. C’est au cours d’une de ces sorties
que leur monde va vaciller.
« Le jeudi 31 mars à 14 h 32, j’ai vu ma sœur dans le bus n° 39 qui
va de la Gare à la Cité des 3 Fontaines, en passant par l’Hôtel de
Ville. Je vais tout de suite dire quelque chose : ma sœur ne prend
jamais le bus, ma sœur ne va jamais en ville. Elle déteste aller
en ville. Elle déteste la Ville. »
À son retour, Octave trouve Véra à la maison et celle-ci nie
être sortie. S’ouvre alors dans l’esprit d’Octave le doute, tout
comme dans l’esprit du lecteur. Peut-on faire confiance
au narrateur de Notre Château ? Ou bien suivons-nous les
divagations d’un esprit malade ? D’autres éléments troublants se produisent. Un matin, il prépare le café mais à
son réveil sa sœur s’étonne : « Nous n’avons jamais bu de café le
matin, en vingt ans, pas une seule fois. » L’inquiétude s’installe,
la bulle d’Octave et de Véra se fissure et le roman vacille
dans l’étrange. « De quoi a-t-on le plus peur ? De ses fantômes
ou de ses fantasmes ? » Pourquoi le passé vient-il contaminer
le présent ? Qu’est-ce qui définit le réel ? « Je pense souvent
aux mondes parallèles ; aux mondes autres que le nôtre. »
Par la musique de sa langue riche en répétitions et variations, redites et légers décalages, et un usage des superlatifs
extraordinaire, Emmanuel Régniez, dans ce huis clos
obsédant, hypnotise son lecteur comme peuvent le faire
Philip Glass ou Michael Nyman. Car si les références
musicales vont à Schubert et à Couperin, si le texte scande
des comptines à la manière d’un conte classique, et si les
références littéraires à la littérature gothique du XVIIIe siècle
hantent ce livre, vous serez portés dans l’univers de Notre
Château par une langue d’une grande modernité, des phrases
courtes, un rythme rapide, un vocabulaire contemporain.
Bref Notre château est un livre intense, dévorant, fascinant.
Karine Pourtaud,
À Livre Ouvert / Le Rat Conteur (Bruxelles)
| MAGAZINE | N°3
30
Edward Morgan Forster
Howards End (Le Legs
de Mrs Wilcox)
Le Bruit du temps, 2015,
traduit de l’anglais
par Charles Mauron
LES LECTURES
DES LIBRAIRES
Littérature
———— Que tous ceux qui pleurent d’avance la fin de
Downtown Abbey, qui ont déjà réservé pour leurs prochaines
vacances un cottage dans le Derbyshire et connaissent par
cœur l’œuvre complète de Jane Austen soient rassurés :
il leur reste peut-être un chef d’œuvre classique de la
littérature anglaise à découvrir, avec cet Howards End de
E.M. Forster, publié outre-Manche en 1910 et superbement
réédité en 2015 par les éditions Le Bruit du temps.
Nous sommes donc au tout début du vingtième siècle,
dans la campagne anglaise, aux côtés de trois familles : les
Wilcox, riches capitalistes attachés à leur fortune et leur
demeure de Howards End ; les sœurs Schlegel représentent
la petite bourgeoisie intellectuelle, cultivées, optimistes et
ouvertes d’esprit – bref, aujourd’hui on dirait qu’elles sont un
peu « bobos » ; et les Bast, un couple travaillant à Londres, en
proie à de sérieuses difficultés financières et personnelles.
Howards End est à la fois un grand roman de mœurs qui
dépeint les relations entre ces trois familles – ces trois
facettes de la société anglaise de l’époque, empreintes de
préjugés et d’incompréhension. Mais c’est surtout un grand
roman social sur les rapports de classes, un portrait d’une
Angleterre en pleine mutation, en pleine modernisation.
Ainsi Londres, ville qui fascine autant qu’elle broie ceux qui
y vivent et qui contraste radicalement avec la description
idéalisée de la vie à la campagne, ou la question du droit
de vote des femmes qui mobilise les sœurs Schlegel, ou
encore la modernité elle-même qui engendre les diverses
insatisfactions et jalousies qui semblent habiter chacun des
personnages.
C’est une lecture qui vaut aussi pour l’écriture de Forster,
son portrait précis et sans concession des mœurs de son
temps, son humour omniprésent, souvent très anglais,
parfois narquois. Tout ceci fait vraiment d’Howards End
l’un des plus grands romans anglais du xxe siècle, très loin
du livre un peu poussiéreux que l’on s’imaginait. Mais ça,
c’était avant de l’avoir lu.
Nicolas Seine,
L’escampette (Pau)
Yan Pradeau
Algèbre
Allia, 2016
———— Ne pas s’y tromper. Malgré son titre – qui rappellera
à certains de mauvais souvenirs scolaires – Algèbre n’est
pas un traité de mathématiques absconses, mais bien une
fulgurante biographie du plus incandescent mathématicien
du xxe siècle. Son nom : Alexandre Grothendieck.
Fils d’un anarchiste ukrainien juif et d’une mère protestante
allemande, l’enfance du génie des mathématiques modernes
est aussi chaotique que la marche du monde dans lequel il
grandit. Alexandre a 5 ans lorsqu’Hitler accède au pouvoir.
Quelques mois plus tard, fuyant le régime nazi, sa mère le
confie à un pasteur hambourgeois chargé de le protéger.
Inquiété par les autorités du pays, le pasteur envoie le jeune
Alexandre à Paris rejoindre ses parents. Nous sommes le
jeudi 31 août 1939 : le lendemain, l’Allemagne déclare la
guerre à la Pologne. Apatride, ballotté de camps en camps
parmi la foule des indésirables désignés comme tels par
l’État Français, Alexandre Grothendieck doit une nouvelle
fois son salut au courage d’un pasteur, le père André
Trocmé, qui le recueille. C’est au Chambon-sur-Lignon, « ce
bouton de fièvre parpaillote sur une peau uniformément
catholique », que Grothendieck s’initie aux mathématiques.
Il deviendra le plus intempestif des mathématiciens
qu’ait connue la discipline. Membre éphémère du groupe
Bourbaki, ses éclatantes découvertes lui vaudront sa
renommée internationale et des décorations prestigieuses
(médaille Fields, prix Crafoord)... toutes refusées ! Se fâchant
peu à peu avec tous ses collègues et amis, Grothendieck est
de plus en plus isolé au sein du monde académique. Dans
le sillage de l’après-68, il cofonde Survivre et vivre, revue
d’écologie radicale dans laquelle il enjoint ses condisciples
de renoncer à leurs recherches scientifiques. Révulsé par
la société industrielle, il finira sa vie loin du monde, dans
un village de l’Ariège où il s’est éteint en 2014.
Au delà des détails biographiques d’une vie tumultueuse,
Algèbre est le récit d’une destinée hors du commun : celle
d’un jeune réfugié apatride devenu le plus brillant mathématicien du xxe siècle.
Antoine Bertrand,
Lune et l’Autre (Saint-Étienne)
31
Elena Ferrante
Le Nouveau nom
Gallimard, 2016,
traduit de l’italien
par Elsa Damien
LES LECTURES
DES LIBRAIRES
Littérature
———— Quel plaisir de retrouver nos deux adolescentes
Elena et Lila, laissées dans L’Amie prodigieuse quelques
mois plus tôt au sortir de l’enfance. Ils sont tous là dans
ce deuxième volume intitulé Le Nouveau Nom, Elena et
Lila bien sûr, les deux magnifiques héroïnes de cette
flamboyante tétralogie, mais aussi les familles Sarratore,
Caracci, Peluso, Cappuccio. Toutes ces familles typiques de
la Naples populaire des années 1960, avec leur lot de misère,
de cris et de coups, de revanche, de fougue, de corruption,
tout cela sous le soleil cuisant de l’Italie du sud.
Elena Ferrante (mais qui se cache vraiment derrière ce
pseudonyme ?) tient la distance dans ce nouvel opus et
livre un texte ample, alerte, que rien n’altère. Elle jongle
sans peine avec une kyrielle de personnages qui, même
s’ils sont des êtres sans demi-mesure, n’en sont pas moins
complexes. Elle traque les travers de chacun, les petites
faiblesses propres à la nature humaine, ce qui rend ce
roman si universel. Mais au-delà de tous ces portraits, il
en existe deux qu’elle traite avec majesté : Elena et Lila, les
amies de toujours, les confidentes, les deux voix principales
de cette époustouflante saga. Tels deux symboles clamés
haut et fort, Elena et Lila sont à la fois les coupables et les
victimes de leur époque. Coupables de vouloir s’affranchir
par tous moyens du joug réservé aux jeunes filles dans un
milieu social qui ne connaît que la suprématie masculine,
et victimes de leurs origines dans un monde scindé en deux
classes : la populace et la bourgeoisie éclairée.
Du roman d’apprentissage initial avec L’Amie prodigieuse,
Le Nouveau Nom est un roman beaucoup plus social, plus
politique et qui ne perd rien de son pouvoir romanesque,
bien au contraire. Elena Ferrante livre un second volet
absolument maîtrisé au pouvoir hautement addictif !
Antoinette Brunier,
Le Cadran Lunaire (Mâcon)
André Blanchard
Le Reste sans changement :
carnets 2012-2014
Le Dilettante, 2015
Olivier Rolin
Veracruz
Verdier, 2016
———— Incroyable performance que réalise Olivier Rolin
avec Veracruz, roman qui colle à la peau, vous plongeant
dans quelque chose de poisseux et sombre dès les premières
pages.
Le narrateur est un écrivain, invité à Véracruz pour donner
une série de conférences sur Proust. Un soir à l’Ideal « entre
tequila et mariachis », il croise Dariana et vit avec elle une
liaison passionnée. Quand Dariana disparaît, en ne laissant
aucune trace, il reçoit un pli, contenant quatre récits.
Dariana, qui se nomme en réalité Susana – ou Susan –,
en est la pierre centrale, autour de laquelle gravitent les
autres personnages. Il y a Ignace, jésuite défroqué aux
préoccupations bien peu « catholiques » qui nourrit d’incessants fantasmes envers Susana. Il y a Miller, son mari,
personnage aussi rustre qu’implacablement violent, abusif
et sans sentiment. Enfin, El Griego, loin d’être le dernier sur
le plan de l’ignominie et dont on ne saura jamais vraiment
s’il est ou non le véritable père de Susana mais qui à tout le
moins est celui qui l’a élevé et abusé des années durant. Le
dernier récit sera celui à la première personne de Susana.
Le point commun de ces quatre personnages est la violence
inouïe qui émane de chacun d’eux et prend littéralement à la
gorge. Tous racontent la même scène donnant lieu à un huis
clos étouffant, sur lequel pèse une menace palpable. Rolin
instaure une noirceur indéfinissable, prouesse d’autant plus
incroyable qu’il en émane quelque chose d’inexplicablement
lumineux et beau.
L’auteur incite à réfléchir sur cet irréformable besoin qu’a
l’être humain de devoir expliquer, relier, trouver des causes
et des effets, livrant comme vérité ces mots du narrateur :« le
monde serait une flamme, une eau bouillonnante, un nuage
dissipé par le vent, et il nous échappe d’autant plus qu’on cherche
à le saisir », et de conclure plus loin par un lapidaire : « Il n’y
aura jamais de paix. Ne croyez pas un mot de ce que j’ai écrit. »
Un texte puissant et incandescent comme on en trouve tant
au catalogue des incomparables éditions Verdier.
Anaïs Ballin,
Librairie du MuCEM (Marseille)
LES LECTURES
DES LIBRAIRES
Littérature
———— Parfois, la lecture devient une affaire galante. Il en
est ainsi avec André Blanchard. Il a su nous draguer et faire
en sorte que l’on attende chaque année, avec une excitation
toute particulière, la parution de ses carnets.
Auteur d’un journal, il est relégué au silence médiatique
(pensez donc ! Un écrivain sans roman !) Non, Blanchard
n’écrivait pas de romans. Il n’en avait pas le temps. Il vivait
simplement sa vie en lisant, en écrivant, en trimbalant son
spleen (« ce mot trop beau pour la chose »), sa dépendance aux
cigarettes, sa mauvaise foi, sa mauvaise humeur et finalement sa saloperie de maladie.
Mais André Blanchard fut avant tout un grand (re)lecteur,
un amoureux du beau style, un observateur intelligent et
un dénicheur hors pair d’impostures littéraires. Et même
si nous ne partageons pas toujours ses jugements, nous
admirons et goûtons en esthète ses formules assassines. Il
porta haut l’art de lire alors qu’il était évident pour lui que
« bientôt, cela deviendrait une tare de parler littérature, de la
mettre en avant ».
Quelle tristesse d’avoir perdu tout cela, d’un seul coup, le
29 septembre 2014 ! Ne reste alors qu’à le lire, le relire. S’en
délecter chaque jour ; s’en imprégner comme on se gorge de
soleil les matins d’été. Écoutons-le, sur Emma Bovary donc
sur Flaubert donc sur lui-même :
« Et Emma dans tout ça ? Elle trinque ; et par là même ressemble
de plus en plus à Flaubert ; ainsi, même amoureuse, ce qu’elle
ressent, c’est «une insuffisance de vie», pire, «une pourriture
instantanée des choses où elle s’appuyait», notation faisant
songer au parasitage qui pervertit la vue de Flaubert devant
un bourgeon : déjà il voit le fruit, en décomposition ; c’est ce qu’il
appelle ne pas pouvoir ne pas «deviner l’avenir», par exemple
ne pas pouvoir voir un berceau «sans songer à une tombe». (...)
L’idiote de l’histoire, je l’ai déjà écrit et le maintiens, l’idiote, ce
n’est pas Emma, c’est la vie. Dès lors qu’elle en a pris conscience,
Emma part à fond dans la divagation, dans l’étourdissement,
dans le fantasme chargé de peupler les heures ; et tout est bon, les
fringues comme les coucheries. Ce qu’il lui faut, c’est un monde
capable de remplacer le titulaire, éreinté, et, suprême affront,
qui devant elle ne bande plus. »
Sébastien Le Benoist, Quai des Brumes (Strasbourg)
| MAGAZINE | N°3
32
33
Richard Flanagan
La Route étroite vers le
nord lointain
Actes Sud,
traduit de l’anglais
(Australie) par France
Camus-Pichon
———— Mère, ils écrivent des poèmes. Si c’est sous l’égide de
Paul Celan que débute ce vaste et bouleversant roman de
l’australien Richard Flanagan, l’ensemble de la geste du
livre est parcouru par la poésie brève et délicate des haïkus
et son titre est emprunté à Basho. Le personnage principal
est australien, enfant pauvre de la campagne, Dorrigo
Evans est devenu, malgré lui, un héros de la Seconde
Guerre mondiale, officier chirurgien, prisonnier de guerre
des japonais, il a eu le redoutable honneur de participer
au monstrueux et pharaonique chantier de la construction
de « la ligne », une voie de chemin de fer qui devait relier
le Siam à la Birmanie sur plus de 400 km ; un chantier
dément où le Japon en train de perdre la guerre jetât toutes
ses forces pour décrocher un avantage stratégique décisif ;
enfin, l’Empire y jette surtout les dernières forces des
dizaines de milliers de civils et de prisonniers de guerre
qui vont mourir dans l’enfer de la jungle. Tout le monde a
vu Le Pont de la rivière Kwai, eh bien voilà c’est ça, sauf que
là, très vite, plus personne n’a le courage de siffloter.
Le roman de Richard Flanagan n’a rien d’un documentaire
diffusé sur Arte, c’est d’abord l’histoire d’hommes, australiens ou japonais, qui ont travaillé sur cette ligne. C’est
surtout l’histoire et la vie de Dorrigo qui ne s’était jamais
senti l’étoffe d’un chef et qui devient l’officier responsable
des quelques milliers de prisonniers australiens qui tentent
de survivre accablés par la chaleur, l’humidité, les maladies
tropicales, la malnutrition et un rythme de travail délirant,
une expérience qui l’amène à être un homme qu’il n’est pas
et qu’il ne sera plus jamais. C’est l’histoire aussi et surtout
d’une passion amoureuse qui le marquera toute sa vie en
venant percuter cette trajectoire toute tracée qui devait
l’amener à épouser une jeune fille de bonne famille, gage
d’une belle ascension dans la société australienne très
« comme il faut ». Alors voilà, un regard aiguisé sur la culture nippone, des
pages splendides et terribles sur un chantier délirant, des
trajectoires d’hommes brossées avec complexité et nuances,
une vraie belle histoire d’amour bref, c’est formidablement
romanesque.
Wilfrid Séjeau,
Le Cyprès-Gens de la Lune (Nevers)
Makenzy Orcel
L’Ombre animale
Zulma, 2016
LES LECTURES
DES LIBRAIRES
Littérature
Giancarlo De Cataldo,
Carlo Bonini
Suburra
Métailié, Noir, 2016,
traduit de l’italien
par Serge Quadruppani
LES LECTURES
DES LIBRAIRES
———— Avant de sortir Les Immortelles aux éditions Zulma
– un récit mené par des prostituées de Port-au-Prince, dans
un Haïti ravagé par le tremblement de terre – Makenzy Orcel
avait surtout écrit des recueils de poésie. Ce jeune auteur,
figure montante des lettres haïtiennes, aime à montrer son
pays à travers les voix de ceux et celles que l’on n’entend pas.
Pour cela, il n’hésite pas à sculpter la langue, sans relâche,
pour créer une musique, un tempo, pour trouver le ton juste.
Policier /
Roman noir
L’Ombre animale nous plonge dans un village coupé du reste
de l’île, où il n’existe presque rien. Pour dire le visible et
l’invisible, Makenzy Orcel donne la parole à une femme,
morte de sa belle mort. « Un rare cadavre qui n’ait pas été tué
par un coup de magie, un coup de machette dans la nuque ou
une expédition. Et maintenant qu’[elle] a enfin droit à la parole,
à un peu d’existence, [elle] va parler, parler sans arrêt. » Elle a
entendu, senti et vu tant de choses dans son existence. La
colère, la honte, la douleur, le mépris vont enfin s’extirper
d’elle et venir jusqu’à nous. Elle va nous parler de son village,
de ses habitants, de la misère qui envenime Port-au-Prince,
de la prostitution, des ouvriers asservis par les puissants,
de son père Makenzy, dur et impassible, de son frère adoré
Orcel, de Toi sa mère, qui représente toutes les femmes,
mais à qui elle ne veut absolument pas ressembler. Maintenant qu’elle comprend tout, qu’elle est dans la vérité, elle
libère la voix qui ne pouvait se faire entendre, à travers une
longue litanie. Sans ponctuation, les mots s’enchaînent, se
fracassent, résonnent tout au long du récit.
———— Le 5 Novembre dernier s’ouvrait ce que la presse
italienne a surnommé le procès Rome Mafia Capitale.
Quarante-six prévenus avaient rendez-vous pour solder
plus de vingt ans de corruption et d’arrangements à tous les
échelons de la société romaine. Si le « Milieu » est hautement
représenté par quelques figures historiques, on trouve aussi
d’éminents membres du Vatican ainsi que de nombreux
hommes politiques de tous bords confondus. Plus qu’un
grand ménage, la capitale italienne joue sa réputation et sa
capacité à se débarrasser d’un mal qui n’a que trop terni les
dorures de ses palais.
« Tu veux changer le monde. Mais le monde ne se change pas.
Il se gouverne. » Ces mots Samouraï les jette au visage du
lieutenant-colonel Marco Malatesta. Les deux hommes
se sont déjà croisés dans une autre vie. Samouraï n’était
qu’un dealer se rêvant chef de bande et Malatesta, pas
encore membre de la police, un jeune homme en quête de
frisson. Aujourd’hui, l’un rêve de projets immobiliers lui
permettant de faire main basse sur Rome et d’accéder à
un statut d’intouchable, quand l’autre tente désespérément
de combattre le mal même si cela lui impose des moyens
souvent peu recommandables. Toute une société romaine
gravite autour d’eux et cela prend la forme d’une véritable
Comédie Humaine, allant jusqu’à posséder sa propre voix
résonnant à la fois comme une vox populi mais aussi comme
la conscience anesthésiée des citoyens romains.
Lors du procès, un spectateur sera peut-être plus attentif
que les autres, surpris de se retrouver pour une fois de
l’autre côté du prétoire. Alors que le succès de Romanzo
Criminale (paru également aux éditions Métailié en 2006)
lui permettrait de prendre sa retraite de toute fonction
judiciaire, Giancarlo De Cataldo continue de plaider au
tribunal de Rome. Son complice occasionnel est quant à
lui journaliste d’investigation à la Repubblica et spécialiste
des affaires de société.
Avec force, ce texte interpelle et bouscule. Makenzy Orcel
dépeint d’un seul souffle la société haïtienne et le sort
réservé aux femmes. Il signe ici un roman ambitieux et
magistral.
Delphine Bouillo,
M’Lire (Laval)
Suburra n’est pas que leur simple version des faits, c’est
avant tout le livre de deux auteurs profondément attachés à
leur ville et qui sont révulsés à l’idée de ce que cette dernière
est devenue.
Jonathan Tenreiro,
Le Merle Moqueur (Paris)
| MAGAZINE | N°3
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Emmanuel Grand
Les salauds devront payer
Liana Levi, Policier, 2016
———— Les Salauds devront payer, voilà un titre qui sonne
comme un vieux film de série B où un de ces derniers
Tarantino qui fleure bon le sang, le western spaghetti et le
grand spectacle ! Mais ce serait faire fausse route. Le second
roman d’Emmanuel Grand, sorti cet hiver chez Liana Levi,
joue dans une toute autre cour, qui a plus à voir avec le petit
peuple, l’histoire des corons du Nord et d’une France bien
amochée, toutefois, éternellement vissée à son « bout de
terre grise et plate à en pleurer ».
Petite devinette : qu’est ce qui relie la ville d’Haiphong à
Alger, Alger à Wollaing, Wollaing à de l’histoire ancienne :
celle des usines métallurgiques, de « Berga » mourante, sa
tour à plomb et d’une poignée de salopard dans le bassin
minier du nord de la France ? L’affaire est obscure, l’intrigue
est là : une junkie retrouvée morte dans un terrain vague
de la petite ville de Wollaing.
Une pauvre nana plus exactement. Endettée jusqu’au cou.
Et que vous lisiez le canard de d’main, que vous alliez
au troquet ou chez votre coiffeuse, on vous dira la même
chose. La jeune Pauline Leroy s’est faite refroidir par ces
fesse-mathieu, ces deux beaux salauds de Freddie Wallet
et Gérard Waterlos ! Et s’il n’y avait pas le vieux museau
du commandant Bruchmeyer pour fouiner où il ne faut pas,
suivit de près par sa coéquipière zélée, ce serait du tout cuit !
Non, pour ce vieux briscard de la police, l’instinct nous dit
qu’un salaud peut en cacher un autre. Il suffit de creuser
comme nos ancêtres, gueule dans la fosse, pour se rendre à
l’évidence : on n’enterre pas le passé si facilement...
Certains disent que la vengeance est un plat qui se mange
froid. D’autres lisent Les Salauds devront payer et leur
rétorquent : erreur, la vengeance est un plat qui se mange
le plus longtemps possible !
Un polar à savourer pour une intrigue qui fait la part belle
au roman social, aux personnages biens trempés et au
thriller haletant.
Allan Viger,
Les Cordeliers (Romans-sur-Isère)
Sarid Yishaï
Une Proie trop facile
Actes Noirs, 2016,
traduit de l’hébreu par
Laurence Sendrowicz
LES LECTURES
DES LIBRAIRES
Policier /
Roman noir
Olivier
Schrauwen
Arsène Schrauwen
L’Association, 2015
LES LECTURES
DES LIBRAIRES
———— Ce livre est le second roman paru en France d’Yshaï
Sarid. Nous l’avions découvert avec Le Poète de Gaza, dans
lequel nous plongions dans la vie d’un homme policier,
chargé de déjouer les attentats, et qui nous confrontait à
ses réflexions et actes, pris entre ses convictions et la force
destructrice de la peur et de la violence.
Bande
déssinée /
Manga
Dans Une Proie trop facile, un jeune avocat d’une trentaine
d’années quitte le grand cabinet de Tel-Aviv, par conviction
de justice. Au niveau professionnel, les affaires ne sont pas
florissantes et sur le plan personnel, tout est très compliqué.
C’est dans ces circonstances que cet avocat se voit appeler
à effectuer sa période de réserve dans l’armée. L’État lui
confie la délicate mission d’enquêter sur une plainte pour
viol, déposée par une jeune soldate religieuse, contre un
jeune officier brillant aux états de service irréprochables.
Soucieux du travail bien fait, il va aller rencontrer cette
jeune femme mystérieuse et ses parents dans une petite
ville pauvre du sud d’Israël. Puis, il ira jusque dans l’unité
de l’officier, où se passera une étonnante rencontre dans un
bunker basé à la frontière du Liban. Plus il avance dans cette
enquête, plus la vérité devient floue, les quelques certitudes
qu’il avait se dérobent. Les personnes se révèlent de plus en
plus ambiguës.
Ces trois personnages forts du récit sont à l’image d’un
Israël brutal et insaisissable. L’adresse d’Yshaï Sarid est de
nous amener au plus près du quotidien de la génération des
trentenaires en Israël, de nous faire comprendre ce qu’est
la complexité de la situation quand se mêle la puissance
de la religion, le patriotisme, et aussi l’envie de liberté et la
volonté de se fabriquer un avenir dans ce pays. C’est avec
une grande habileté que l’auteur décrit le tiraillement de
cette jeunesse prise dans un quotidien parfois étouffant,
tenaillée entre la volonté de faire changer ce pays et l’envie
de vivre libre loin d’une situation qui semble inextricable.
Une enquête délicate, un texte fort, bref un auteur de roman
noir à ne pas lâcher.
Si vous avez peur de passer à côté d’une des meilleures
bandes dessinées de ces dernières années, foncez sur Arsène
Shrauwen. Son auteur, Olivier Shrauwen, jeune auteur
flamand à suivre absolument, nous en met plein les yeux à
chaque page. Il raconte l’histoire de son grand-père, Arsène,
débarquant dans une colonie jamais nommée, en réalité le
Congo belge, pour rejoindre son cousin Roger, architecte,
et travailler pour lui. Le cousin a pour dessein de faire
sortir du sol, d’ériger en pleine brousse, une cité utopique,
baptisée Freedom Town. Rapidement dépassé par ses plans,
ses inventions, ses créations gigantesques, le cousin Roger
sombre dans la folie. Arsène se retrouve désigné par le bras
droit de l’architecte, Louis, pour reprendre les rênes du
projet. Ne comprenant pas tous les tenants et aboutissants
et, à son tour dépassé par les événements, Arsène se laisse
guider par Louis. Ajoutez à la folie que peut comporter une
telle aventure les méandres de l’amour et vous obtiendrez
une histoire passionnante de bout en bout.
La superbe bichromie rouge-bleu soufflant le chaud et le
froid, les métaphores prenant forme, la chaleur, la touffeur,
la jungle, la grandiloquence des projets du Nord pour le
Sud, le grand nombre de trappistes bues par Arsène nous
font plonger ivres et fiévreux à corps perdu dans cette folle
aventure humaine. Olivier Schrauwen nous tient comme
dans un piège magnifique et terrifiant que nous n’avons pas
envie de quitter. Quand, après le premier chapitre, il nous
demande, dans un interlude graphique sublime, d’attendre
une semaine avant de reprendre la lecture, on lui obéit (au
moins une heure), impatient de retrouver la suite. Les 35 €
que coûte cet album ne doivent pas être un frein à son achat,
vous ne le regretterez pas.
Nadège Loublier,
La Femme Renard (Montauban)
| MAGAZINE | N°3
———— Sur les première et quatrième de couverture, est
annoncée « une bande dessinée avec : Arsène, de l’aventure,
de l’amour, de l’architecture, de la liberté, de la peur, de
la luxure, l’inconnu, rien, un fantasme, de l’espérance, de
nouvelles rencontres, des conneries artistiques, un piège ».
Et tout cela est vrai.
Adrien Duchesne,
Point Virgule (Namur)
36
Zeina Abirached
Le Piano oriental
Casterman, 2015
———— La couverture du dernier roman graphique de Zeina
Abirached ne peut pas laisser indifférent tant elle happe le
regard par un choix radical du noir et blanc, que par sa
mise en page imaginative, par ses volutes et ses lignes, par
l’air bonhomme, enfin, du personnage masculin occupant
les deux-tiers de la page. On devine que la jeune femme
aux cheveux bouclés apparaissant en bas à droite n’est autre
que l’autrice qui, comme sur les tableaux de maîtres italiens
signant ainsi leur œuvre, s’est intégrée dans le décor. Mais
qui est donc ce monsieur tout rond qui porte un tarbouche ?
C’est son arrière-grand-père, libanais et rebaptisé Abdallah
Kamanja pour l’occasion.
M. Kamanja aime tant la musique qu’il passera des années
à mettre au point un piano produisant des quarts de ton afin
de pouvoir interpréter la musique orientale, unissant ainsi
deux cultures. Voilà la grande ambition de M. Kamanja, le
rêve d’une vie. Zeina Abirached, s’appuyant sur les récits de
sa famille et sur des archives, raconte l’épopée du faiseur de
piano. Sautillant de page en page, chantonnant sans cesse,
traversant la ville portuaire alors en paix – nous sommes
dans les années 1950 et 60 – Abdallah Kamanja nous
transporte dans un Beyrouth qui a disparu depuis sous les
bombes.
Mais il n’est pas le seul héros de ce roman graphique. C’est
en réalisant que le piano de son arrière-grand-père était
« bilingue », tout comme elle, que Zeina a songé à insérer sa
propre histoire. Ainsi, les parties qui concernent la vie de
son grand-père alternent entre celles qui racontent l’enfance
de la jeune femme et son adolescence à Beyrouth, puis son
départ pour Paris, sur un ton intimiste et en même temps
plein d’humour comme le sont ses dessins qui fourmillent de
petits détails, avec une mise en page facétieuse et graphique
des nombreuses onomatopées et du texte dialogué ou non.
Les constructions en plongée se succèdent avec des plans de
face, les points de vue virevoltent, des guirlandes de mots et
de bulles surgissent à chaque page : tout cela provoque un
plaisir visuel renouvelé à chaque instant, un vrai bonheur
de lecture.
Laurence Grivot,
Au Moulin des Lettres (Épinal)
37
Marcelino Truong
Give Peace a Chance,
Londres 1963-1975
Denoël Graphic, 2015
LES LECTURES
DES LIBRAIRES
Bande
dessinée /
Manga
———— Marcelino Truong est illustrateur et peintre. Cela à
son importance car, quand il décide de s’attaquer à la bande
dessinée, il nous offre un dessin et une mise en couleur
absolument magnifiques. Mais aussi prodigieuses puissent
être ses planches, elles existent pour servir une histoire et
surtout pas le contraire.
Give Peace a Chance est le second volet de l’histoire de la
famille Truong, suite de Une si jolie petite guerre (Denoël
Graphic). Le premier volet de l’histoire familiale raconte le
retour de toute la famille au Vietnam, après quelques années
passées à Washington dans le sillage du père de famille,
diplomate de son état. Ce retour au pays coïncide avec la
montée des tensions entre Nord et Sud pour ce qui débouchera sur un conflit emblématique du xxe siècle, la guerre
du Vietnam. Give Peace a Chance reprend le fil de l’histoire
familiale à partir de leur arrivée à Londres, M. Truong père
y étant missionné pour l’ambassade du sud-Vietnam. La
guerre est déclarée entre le Nord tenu par les Viet-Cong
et le Sud sous « protectorat » américain. Marcelino Truong
raconte cette position de spectateur impuissant d’une guerre
et d’alliances de plus en plus désastreuses. Il porte la parole
d’une famille du sud-Vietnam, peuple oublié dans un conflit
ancré dans l’inconscient collectif comme étant entre les
États-Unis et les communistes Viet-Cong.
Imaginez un jeune Vietnamien en Europe durant cette
guerre, cela revient à vivre dans un paradoxe constant.
Les enfants Truong sont systématiquement associés aux
Viet-Cong par les occidentaux, quand leur peuple, leurs
proches, sont menacés de mort par ces derniers. Et quand
ils rentrent dans leur foyer, ils sont pris en tenaille entre une
éducation très stricte et le foisonnement de l’Angleterre de
1968. Ils s’occidentalisent trop selon leur père, eux veulent
s’intégrer. Ajoutez à cela une mère bipolaire, un père en
rupture avec son pays dont il condamne les choix politiques,
vous avez tous les ingrédients pour que le destin familial
tourne au drame.
Marcelino Truong est bien trop subtil pour nous offrir une
issue théâtrale, il se contente, avec son histoire, de nous
raconter l’Histoire.
Hideo Azumaò
Journal d’une disparition
Kana, 2007,
traduit du japonais
par Misato
———— En 1989, Hideo Azuma, ne supportant plus son
quotidien de mangaka, prétexte sortir acheter des cigarettes
pour s’évaporer dans la nature. Après une tentative de
suicide ratée, il entame une vie de vagabond, expérience
qui va donner matière à ce « journal », l’un des rares mangas
d’Azuma traduits en France. Dormant dans les bois et les
parcs, notre protagoniste s’alimente et trouve son alcool
en fouillant les poubelles des résidences, des bars et des
supérettes, ce qui donne lieu à des scènes plutôt cocasses.
En effet, nul misérabilisme ni auto-apitoiement ici, bien au
contraire. Hideo Azuma nous en avertit d’ailleurs dès l’introduction : ce récit envisage la vie sous un jour optimiste.
En optant pour la distance et l’ironie, l’auteur en rupture
de ban donne véritablement à voir le monde, et nous convie
dans un univers qui n’est pas dépourvu de tendresse et de
poésie. La narration mêle à la fois guide pratique du SDF
et contemplation de l’artiste. Le dessin se veut naïf et
humoristique, ce qui rend le message d’Azuma encore plus
vivant : voilà ce qui peut advenir d’un homme acculé par le
stress, la dépression et un sérieux penchant pour l’alcool. On
découvre dans la suite du récit comment le vagabond, lors
d’une seconde fugue, devint technicien du gaz. La dernière
partie, elle, relate le quotidien des patients du « pavillon
des alcooliques » au sein duquel l’auteur opère une lente
remontée vers la lumière après des années de dépendance
à la boisson.
Quand j’ai découvert Journal d’une disparition, je me trouvais
dans une position analogue à celle de l’auteur au début de
son récit autobiographique : mal à l’aise au travail et en
société, je songeais à m’abandonner au vagabondage pour
réinventer ma vie. Ce n’est pas que la lecture de ce manga
m’ait découragé dans le projet de tout quitter, mais plutôt
qu’elle m’a donné des armes supplémentaires pour affronter
un réel qui me déplaisait. Après tout, c’est peut-être cela
qu’on attend de la littérature.
Aurélien Vines,
La Femme Renard (Montauban)
Timothée de Fombelle
Vango, tomes 1 et 2,
Folio junior, 2013
LES LECTURES
DES LIBRAIRES
Jeunesse
———— Vango a des allures de kaléidoscope : ce roman en
deux tomes est construit sur des allers-retours dans le temps
et dans l’espace, l’auteur mettant à chaque chapitre l’accent
sur un personnage différent. Tous ces fragments d’histoire
nous permettent de mieux comprendre la vie et la quête du
héros principal, le mystérieux Vango. Ce roman est avant
tout le récit de la recherche de ses origines mais aussi d’une
vengeance, d’un amour perdu, de l’amitié délaissée et plus
largement de son identité.
Roman d’apprentissage et véritable témoin de l’Histoire, Vango nous plonge dans une époque qui fascine autant
qu’elle rebute : les décennies 1930 et 1940. Au cœur de cette
période troublée, les protagonistes sont tiraillés entre la
volonté de vivre malgré tout et le sentiment de révolte face
à la rigidité du Parti national-socialiste et à ses prises de
position inquiétantes. Témoins secrets des actions des résistants, nous respirons au même rythme que les personnages
dont nous suivons, de plus en plus investis, les aventures.
Premiers voyageurs à bord du Zeppelin, nous entrevoyons
les enjeux de cette découverte fascinante, mais aussi son
revers, moins glorieux, d’instrument du pouvoir.
Timothée de Fombelle signe un roman proprement
incroyable, magique, qui, non content de nous entraîner sur
les traces des nazis allemands, nous fera également toucher
du doigt le sable chaud des îles éoliennes, pour ensuite nous
faire tourner la tête du haut du 93e étage d’un building
new-yorkais ou goûter au charme de Paris. De l’Allemagne
en passant par la Russie, l’auteur nous emmène dans un
tour du monde historique bouleversant. Entre roman d’aventure à la Jules Verne, enquête policière, roman historique et
roman d’amour, Vango séduira sans aucun doute !
Un ouvrage que j’aurais adoré voir conquérir également les
rayons adultes des librairies, qui y trouverait sans conteste
sa place, mais qui passionnera en tout cas les garçons
comme les filles dès 13 ans.
Céline Danhaive,
À Livre Ouvert / Le Rat Conteur (Bruxelles)
Carole Amicel,
L’Autre Monde (Avallon)
| MAGAZINE | N°3
38
39
Anna Castagnoli
et Carll Cneut
La Volière dorée
Pastel, 2015,
traduit de l’italien
par Paul Beyle
———— Valentina est fille d’empereur. Valentina désire et
accumule par dizaines, par centaines, les chaussures, les
chapeaux, les ceintures en peau de serpent et puis… les
oiseaux. Valentina n’a jamais assez de plumages merveilleux, de crêtes extraordinaires, de becs exceptionnels à
mettre derrière les barreaux. Et si elle n’est pas satisfaite,
Valentina se fâche. Elle trépigne et voit rouge. Elle élimine,
exécute, décapite, par dizaines, par centaines, les vils serviteurs qui auraient eu le malheur d’échouer dans leur quête.
Jusqu’au jour où la petite princesse sanguinaire réclame
un oiseau parleur…
Dans la veine des grands contes classiques, Anna Castagnoli
offre un texte aussi poétique que politique d’une grande
actualité. Accumuler pour paraître, s’oublier pour avoir
et n’être jamais satisfait, troublante résonance. Comme la
reine de cœur d’Alice, les sœurs de Cendrillon ou la bellemère de Blanche-Neige, Valentina tyrannise au cœur d’une
grande solitude. Mais Valentina va grandir... Éloge de la
patience, cet album met face à face l’oppression du « tout,
tout de suite » et le charme de l’attente qui laisse le temps
d’apprécier. Exiger ou vouloir ? Ordonner ou pouvoir ?
Imposer ou promettre ? Autant de questionnements et de
découvertes qui balisent le chemin parcouru par Valentina.
La route est longue mais elle est belle. Carll Cneut, sur ses
mots, allie dessin naïf et peinture classique avec l’élégance
contemporaine qu’on lui connaît. On pense aux planches
ornithologiques d’Audubon, aux vanités du XVIIe siècle, et
puis... aux bonshommes patate. C’est tendre et insupportable, violent et contemplatif. L’histoire enrobe les tableaux
pour parfois leur laisser toute la place et c’est l’enfance qui
parle, sage, colérique et magicienne de talent. Où quand les
oiseaux, petit à petit, s’affranchissent de leurs cages.
À partir de 6 ans.
Mélinda Quillet,
Lucioles (Vienne)
Neil Gaiman,
Boulet
Par bonheur le lait
Au Diable Vauvert,
2015, traduit
de l’anglais
par Patrick Marcel
LES LECTURES
DES LIBRAIRES
Jeunesse
———— Par malheur, un matin, sur la table du petit-déjeuner, c’est le drame : il n’y a plus de lait. S’il n’en manquait
que pour les céréales de enfants, on pourrait encore
faire sans, mais pas de lait dans le thé du papa, ça, c’est
impensable ! Voici donc ledit papa en route pour l’épicerie
salvatrice. Après ce qui semble des heures – que dis-je, des
siècles ! – il est enfin de retour. Ses enfants lui demandent
ce qui l’a tant retardé, c’est alors qu’il leur raconte la plus
absurde des aventures...
Par bonheur, Neil Gaiman est le roi du loufoque, du fantastique un peu déjanté sur les bords, si bien qu’il n’est pas
étonnant de croiser un dinosaure inventeur au détour d’un
saut dans l’espace temps. Pas étonnant, mais toujours jubilatoire. Et par bonheur, le lait était bien dissimulé dans la
veste du papa. Celui-ci invente son épopée au fur et à mesure
du récit, empruntant aux objets qui l’entourent pour nourrir
son histoire, ajoutant même des détails – et des poneys – à la
demande. Le mélange est explosif et réussi. Sans réfléchir,
on se laisse emporter au gré des rebondissements, tous
plus extraordinaires les uns que les autres, qui ponctuent
l’aventure. Et la preuve que cette histoire est réelle ? C’est
que le lait est là, ce matin, sur la table du petit-déjeuner,
bien sûr !
Par bonheur, c’est un roman illustré ; car on ne peut décemment pas parler de ce livre sans mentionner l’illustration,
toute aussi importante que le texte. Boulet, plus connu dans
l’univers de la bande dessinée qu’en littérature jeunesse,
montre ici qu’il a plus d’une corde à son arc, et apporte une
touche de folie supplémentaire à cette œuvre déjà peu ordinaire. Il parvient à donner vie à la galerie de personnages
qui peuplent le récit, et aux scènes insensées que l’on aurait
peut-être eu du mal à imaginer sans lui.
Une belle collaboration pour un petit-déjeuner qui ne s’est
jamais autant mérité !
Marylou Clément,
L’Autre Monde (Avallon)
Alex Cousseau
Le Fils de l’ombre
et de l’oiseau
Le Rouergue,
DoAdo, 2016
———— Tout le monde connaît Butch Cassidy, le plus
célèbre bandit de l’Ouest. Personne, pourtant, ne saurait
éclaircir les circonstances de sa mort, qui restent tout à fait
floues : pour beaucoup, il meurt en 1908, en Bolivie. Pour
d’autres, il disparaît simplement, redevenu un homme
ordinaire, un anonyme parmi tant d’autres.
En cette soirée de l’année 1916, dans les montagnes
chiliennes, Elias et Elie savent bien, eux, que Butch est
vivant : il dort paisiblement sous un arbre – pas n’importe
quel arbre, celui sous lequel est né leur père. Et les deux
frères le tiennent en joug, car ils le jugent responsable de
la mort de leur père, justement. En attendant le réveil du
brigand, les deux hommes vont chuchoter à son oreille, toute
la nuit, la fabuleuse histoire de leurs ancêtres, celle d’un
homme ayant perdu son ombre, celle d’une femme à huit
doigts, celles d’inventeurs, de curieux, d’aventurier(e)s, de
rebelles. Et bien sur celle de leur père, et de sa fameuse
rencontre avec Butch...
Cette formidable épopée retrace, à travers l’itinéraire de
quelques incroyables figures, l’histoire de l’Amérique du
Sud sur un siècle. Sur quelques 400 pages, l’auteur nous
balade de l’Île de Pâques à la Patagonie, de Valparaiso à
l’Amazonie, et évoque les traditions, le quotidien, les rêves
et les révoltes d’un peuple fier et obstiné. Sur ce chemin, il
convoque des artistes et leurs œuvres : Chamisso, créateur
aujourd’hui oublié d’un personnage fantasque vendant son
ombre au diable, Tarkovski, imaginant un précurseur aux
frères Montgolfier…
Mélangeant habilement réel et fiction, il interroge le
lecteur sur les notions de vérité, de ressenti, de conscience,
de responsabilité. Nous appartient-il de faire acte de
vengeance ? Quelle empreinte laissent nos aïeux dans notre
vie ? Et que faire de ces traces du passé ? Autant de grandes
questions ponctuant un récit rocambolesque et foisonnant, à
l’écriture limpide et riche et à la construction très rythmée,
tenant en haleine de bout en bout. Un très grand roman
d’aventure, destiné aux grand ados.
Marie Nimier, Béatrice
Rodriguez
Au bonheur des lapins
Albin Michel Jeunesse,
2015
LES LECTURES
DES LIBRAIRES
Jeunesse
———— Pablo Dupoildepinceau, peintre et jardinier à
ses heures perdues, ayant planté tout l’été, se trouve fort
dépourvu... quand il réalise qu’un lapin a pris ses quartiers
dans son potager, et qu’il en profite pour grignoter ses
provisions de légumes. Mais malgré ses efforts, plus il
cherche à chasser l’intrus, plus celui-ci se sent à son aise.
Notre peintre redouble alors de stratagèmes pour sauver
son jardin, déversant ses poubelles ou inondant le terrier
de l’indésirable.
Maintenant, retournez le livre, et préparez-vous à découvrir
une toute autre histoire. Le rongeur Lapin Toutcourt échoue
par hasard dans un jardin qu’il finit par trouver tout à fait à
son goût, au point de décider d’y creuser son nouvel habitat.
Cela tombe bien, le jardinier semble très hospitalier, pourvoyant meubles et piscine pour le logement, sans compter
la nourriture très appréciable. Il se sent comme un invité,
mais a-t-il bien compris l’intention de son hôte ?
Outre les illustrations inspirées et foisonnantes de Béatrice
Rodriguez (qui nous avait déjà régalés dans le style animalier
avec la série du Voleur de poule, dans la collection « Histoires
sans paroles » chez Autrement) qui donnent du relief au
texte drolatique de Marie Nimier, ce qui fait l’originalité de
l’album Au bonheur des lapins, c’est bien sûr sa forme. En
effet, la surprise, ici, c’est de découvrir dans un seul livre
deux albums, deux héros, deux versions de l’histoire, et une
double page pour un dénouement – heureux évidemment.
L’histoire est tendre, et on se prend aisément d’affection,
tant pour le lapin que pour le peintre, dans cette guerre
de territoire qui se transforme rapidement en une escalade
de malentendus. Chaque point de vue apporte son lot de
rebondissements, à l’image des obstacles imaginés par
Pablo, toujours tournés en dérision par le lapin malicieux,
faisant de cet album un petit bijou d’humour... à dévorer
par les deux bouts !
Marylou Clément,
L’Autre Monde (Avallon)
Anne Affagard,
Nordest (Paris)
| MAGAZINE | N°3
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Cassie Beasley
Circus Mirandus
Auzou, 2015,
traduit de l’anglais
(États-Unis) par Farah
Hamzi
———— Tous les enfants aiment le cirque. Ses acrobates,
ses clowns, ses illusionnistes… Et si le cirque lui-même est
magique, alors c’est le top du bonheur ! Le Circus Mirandus
est de ceux-là : tellement magique que seuls les enfants qui y
sont invités peuvent le trouver et y passer une journée, une
semaine, un mois, selon la valeur de leur billet. Les adultes,
ou les enfants trop cartésiens qui ne croient déjà plus aux
contes, passent à côté sans même le deviner.
Micah Tuttle, lui, y croit dur comme fer. Il faut dire que son
grand-père Ephraim lui a souvent raconté cette histoire où,
alors qu’il était enfant, il avait rencontré un cirque magique,
et dans ce cirque, un Plieur de Lumière… De quoi faire
rêver Micah pendant des années, même si sa grand-tante
Gertrudis n’a de cesse de tenter de lui ôter ces sornettes de
la tête. Mais grand-père Ephraim est gravement malade.
Il a besoin du Plieur de Lumière, qui lui avait jadis promis
d’exaucer un vœu, qu’il avait judicieusement gardé pour
plus tard. Alors Micah va tout faire pour retrouver le cirque
magique et convaincre le Plieur de Lumière de sauver son
grand-père. Dans sa quête de l’impossible, Micah est accompagné par son amie Jenny, qui, elle, ne croit pas une seconde
à toutes ces histoires à dormir debout. Cette aventure va
pourtant les emmener bien au-delà de leur imagination,
déjà foisonnante.
Cette histoire, c’est un peu celle que tous les enfants
aimeraient vivre. Un grand-père qui évoque des aventures
incroyables, une cabane au fond du jardin comme un refuge,
pour s’échapper des griffes de la grand-tante acariâtre ou
cogiter des plans d’action secrets, une amie sur qui l’on peut
compter, même quand il s’agit de passer la nuit à courir
après un cirque qu’elle ne voit pas. Et des nœuds pour
montrer le chemin. Sous la plume légère, drôle et tendre
de Cassie Beasley, on aime à se laisser porter par le conte,
croire encore à la magie des mots, de l’amitié, de l’enfance
tapie en chacun de nous.
Marianne Wroblewski,
Mots & Images (Guingamp)
Erin E. Stead
& Julie Fogliano
Si tu veux voir
une baleine
Kaléidoscope, 2014,
traduit de l’anglais
(États-Unis) par
Elisabeth Duval
LES LECTURES
DES LIBRAIRES
Jeunesse
Pascale Robert-Diard
La Déposition
L’Iconoclaste, 2016
LES LECTURES
DES LIBRAIRES
———— Dans ce merveilleux album, il est question de
baleines. Plus précisément, il s’agit de précieux conseils
pour mettre toutes les chances de son côté si l’on voulait
en voir une.
Essais
Les mots de Julie Fogliano donnent envie de se glisser dans
les pages du livre et de suivre ce petit garçon contemplatif
aux airs lunaires pour se perdre avec lui à la recherche d’une
baleine. Les illustrations d’Erin E. Stead sont d’une justesse
et d’une finesse sans pareille et donnent lieu à une infinie
poésie. D’elles émane une douceur pure et provoque une
émotion à fleur de pages, faisant de ce conte minimaliste
un objet unique et hypnotique. Quand arrivent les derniers
mots « Si tu veux voir une baleine, ne quitte pas la mer des
yeux et attends... et attends... et attends... », on se surprendrait
presque à garder les yeux grands ouverts en attendant de
voir débarquer un gigantesque cétacé dans le salon. Tout
dans cet album rime avec calme et beauté.
———— Pendant presque quarante ans, la France entière a
suivi les rebondissements de l’affaire Agnelet/Le Roux, s’est
demandé si Maurice Agnelet, l’avocat roué et séducteur,
avait vraiment tué Agnès Le Roux, sa maîtresse et riche
héritière, et si oui, qu’était-il advenu du corps ? Et de son
argent ?
En 2014, le troisième (et ultime, comme l’exige la loi) procès
Agnelet s’ouvre à Rennes, sans grand espoir de dénouement
réel. Néanmoins, les journalistes accourent de France et
de Navarre : l’affaire Agnelet/Le Roux, ils la couvrent
depuis leurs débuts pour certains. C’est l’affaire irrésolue
qui les taraude depuis des années. Sans entrain, Pascale
Robert-Diard est arrivée, comme les autres, pour couvrir
l’affaire pour Le Monde : il n’y a pas de nouvelle preuve
décisive, Maurice Agnelet fera son numéro comme les deux
premières fois et s’en sortira encore. Mais elle ne peut pas
ne pas être là pour vivre le dernier acte de cette affaire. Le
premier jour d’audience confirme ses craintes. Le deuxième
jour, elle tarde à rejoindre le tribunal pour entendre ce
qu’elle sait déjà. Un texto d’un confrère lui enjoint de venir :
Guillaume, le fils Agnelet, a mangé le morceau.
Le travail d’Erin E. Stead allie douceur du trait et complexité
du dessin. Jamais il ne se perd en détails inutiles alors qu’il
foisonne de petites choses infimes et attachantes. C’est ce
petit oiseau qui se glisse dans toutes les pages durant notre
quête à la baleine ; c’est cet autre, flanqué d’une souris
facétieuse, qui se balade avec nonchalance dans A-a-a-aatchoum ! (autre livre traduit et publié chez Kaléidoscope,
récompensé aux États-Unis par la prestigieuse Caldecott
Medal) ; c’est aussi toute l’expressivité que l’illustratrice
donne aux animaux qui peuplent ses albums ou encore
l’humanité profonde qui se dégage de ses personnages.
Le tour du force du texte de Pascale Robert-Diard, c’est
d’adopter le point de vue du fils, d’emmener cette histoire
sur le terrain du romanesque et du mythologique : c’est
l’histoire d’un secret de famille qui devient tellement lourd
à porter pour l’un des protagonistes qu’il s’enfonce peu à
peu dans le dépression, puis craque pour se libérer. C’est
l’histoire d’un fils qui refuse d’être emporté par les crimes
de son père. C’est l’histoire d’un fils qui refuse la malédiction
familiale, non pas pour lui car on s’aperçoit vite qu’il est déjà
trop tard, mais peut-être pour ses propres enfants.
L’univers de cette artiste n’est ni plus ni moins qu’une
irrésistible invitation à la rêverie à laquelle on se laisse aller
avec délice et qui, à n’en pas douter, nourrira l’imagination
débordante des artistes en culottes courtes.
Ce livre, qu’on peut lire comme un roman, comme un polar
ou comme un récit mythologique, vous happe et ne vous
lâche plus ! Le style impeccable et implacable de Pascale
Robert-Diard tient en haleine. Dans ce récit, tout est fascinant et ce d’autant plus que tout est vrai.
Anaïs Ballin,
Librairie du MuCEM (Marseille)
Évvelyne Levallois,
L’Autre Monde (Avallon)
| MAGAZINE | N°3
42
43
Cyril Dion
Demain
Actes Sud, 2015
———— Vous connaissiez peut-être Cyril Dion comme
cofondateur avec Pierre Rabhi du mouvement Colibris
grâce à la revue Kaizen qui fait la part belle aux initiatives
pionnières et dont il est l’un des créateurs ou encore comme
directeur de la collection « Domaine du possible » (Actes
Sud). Il faut ajouter à son parcours la coréalisation du film
Demain ainsi que l’écriture du livre éponyme. Le documentaire sorti en salle en décembre 2015 bénéficie désormais
d’une large couverture médiatique et a vu son nombre de
spectateurs augmenter au fil des semaines grâce au bouche
à oreille et à l’énergie qui s’en dégage. Deux livres l’accompagnent : l’un pour la jeunesse et l’autre qui vient prolonger
et enrichir les idées du film.
Le point de départ de cette aventure : la lecture d’une étude
scientifique s’interrogeant sur une possible extinction de
l’humanité d’ici 2100. Au vu des changements climatiques et
des conséquences liées au fonctionnement de notre société
industrielle et à nos habitudes de consommation, la solution
serait d’agir sur divers axes pour éviter une extinction
massive du vivant à brève échéance : alimentation, énergie,
politique, éducation... Cyril Dion voulait mettre en avant ces
initiatives, d’où l’idée du documentaire et de la traversée
de 10 pays (des États-Unis au Danemark en passant par la
Finlande) pour récolter les témoignages de citoyens engagés
qui ont mis en place des méthodes alternatives efficaces.
Un livre qui n’est pas sans rappeler l’ouvrage de Bénédicte
Manier, Un million de révolutions tranquilles (Actes Sud),
excellent ouvrage sur des actions menées par les pionniers
de la transition pour une société plus participative, solidaire
et humaine.
On termine la lecture avec des envies de changer le monde,
d’agir, de piocher çà et là certaines idées défendues par les
intervenants mais surtout de s’investir dans des projets près
de chez soi. C’est ce qui s’est d’ailleurs passé dans différentes
villes suite à la projection du film, avec une mobilisation de
citoyens essayant d’agir à l’échelle de leur lieu de vie. On ne
peut que saluer ces initiatives, les encourager et les relayer.
Caroline Viale,
Lucioles (Vienne)
Bernard Lahire
Pour la sociologie.
Et pour en finir
avec une prétendue
« culture de l’excuse »
La Découverte, 2016
LES LECTURES
DES LIBRAIRES
Essais
———— Pour la sociologie : petit cours d’autodéfense intellectuelle. Accusée d’excuser, de justifier voire d’encourager
les violences et délits, la sociologie est sans cesse délégitimée
par des personnalités politiques ou médiatiques et la voix
de ceux qui tentent de faire entendre raison résonne bien
faiblement au milieu de ce vacarme. Dans cet essai court
et percutant, le sociologue français Bernard Lahire retrace
la généalogie des critiques à l’encontre de la discipline et
démonte la rhétorique viciée de ses détracteurs.
Aux origines de cette défiance, Lahire pointe la « blessure
narcissique » infligée par la sociologie à l’homme moderne,
qui a « fait tomber l’illusion selon laquelle chaque individu
serait un atome isolé, libre et maître de son destin, petit
centre autonome d’une expérience du monde sans
contraintes ni causes ». À force d’observation, de contextualisation et d’historisation, la sociologie met ainsi en lumière
les déterminismes qui nous traversent tous. Il ne s’agit ici
nullement de juger, mais de comprendre, au sens le plus
strict, comme le rappelle Lahire qui récuse le parallèle le
plus répandu : sociologie égale « science de l’excuse ».
À coup d’exemples et d’arguments, il dévoile comment la
résistance à l’idée d’un déterminisme social s’avère être
bien plus une volonté de garder dans l’ombre les forces et
contre-forces à l’œuvre : dans une société qui voudrait nous
faire croire à l’égalité des chances, le rappel des réalités
socio-économiques, culturelles ou scolaires contredit les
grands principes de méritocratie loués par les dominants
de ce monde.
Mais en réhabilitant la sociologie, Bernard Lahire montre
surtout quel formidable instrument de démocratie est à
notre portée : bien au-delà des conclusions auxquelles
elle parvient, la sociologie est avant tout un cheminement
intellectuel qui permet un décentrement du soi ; qui offre
l’occasion de déchiffrer le monde qui nous entoure pour
devenir, enfin, « citoyens un peu plus sujets de [nos] actions,
dans un monde social rendu un peu moins opaque, un peu
moins étrange et un peu moins immaîtrisable ».
Maya Orianne,
À Livre Ouvert / Le Rat Conteur (Bruxelles, Belgique)
| MAGAZINE | N°3
Georges
Didi-Huberman
Survivance
des lucioles
Minuit, 2009
———— Dans son Enfer, Dante représente les politiciens
véreux, les « conseillers perfides », en petites lumières
(lucciole) blafardes, qui errent dans les ténèbres, bien loin
de l’éclatante clarté du Paradis.
Au début des années 1940, sous la plume de Pasolini, ce
rapport s’inverse. Dans une lettre, il décrit une scène où
des jeunes hommes, pleins de désir et d’innocence, dansent
dans la nuit, mais sont frappés de terreur par la vision de
deux projecteurs féroces et le fracas de chiens qui aboient.
Le temps est venu où les « conseillers perfides » paradent
au grand jour, le fascisme s’expose dans la lumière des
projecteurs de la propagande ou de la DCA, tandis que la
résistance se fait lumière fuyante, signal discret, intermittent : les lucioles sont devenues résistance.
Trente ans plus tard, Pasolini publie un texte désespéré sur
la situation politique de l’Italie, « L’article des lucioles », où
il dénonce la société du spectacle et ses féroces projecteurs
(shows politiques et télévisés ou stades de foot). Le fascisme,
selon lui, a triomphé ; les lucioles se sont éteintes.
Contestant ce constat amer, que partagent certains penseurs
de la gauche radicale (comme Agamben), Georges Didi-Huberman propose une réflexion à la fois philosophique,
politique et esthétique sur les modes de résistance aux
divers dispositifs de contrôle qui tentent de réglementer
nos vies. Il s’appuie sur Benjamin (« il faut organiser le
pessimisme ») et convoque Bataille, Blanchot, Aby Warburg
ou des artistes contemporains. Alliant la joie du chercheur
passionné, l’intelligence du savant rigoureux et le talent de
l’écrivain, Didi-Huberman encourage à mieux regarder :
aussi faible soit leur signal, les lucioles ne meurent jamais.
Pierre Gagnaire
La Cuisine
des 5 saisons
de Pierre Gagnaire
Solar, 2015
LES LECTURES
DES LIBRAIRES
BeauxLivres
———— Quiconque fréquente le rayon cuisine des librairies
sait de quoi je vais parler.
Après le règne de la cuisine veggie, celle sans gluten,
viendra le temps du régime paléo et des jus d’herbes, autant
de modes éphémères que les éditeurs culinaires se plaisent à
copier, à dupliquer en petit, moyen format, souple ou rigide.
Sinon vous trouverez aussi les livres de grands chefs cuisiniers qui sont fait pour... d’autres grands chefs cuisiniers.
Mais voilà enfin que Pierre Gagnaire, trois étoiles au guide
Michelin, l’un des meilleurs cuisiniers au monde écrit, pour
nous, simples gourmands, la cuisine des cinq saisons.
Lorsque feu le célèbre critique Jean-François Abert mangea
pour la première fois chez Pierre Gagnaire à Saint-Étienne,
il employa le mot « tendresse » pour décrire la cuisine du
chef. Si cette tendresse apparaît, c’est sous forme de plats
traditionnels qui fleurent bon les dimanches en famille :
blanquette de veau, blettes à la grenobloise, savarin, mais on
s’intéressera plus, finalement, aux associations de saveurs,
à l’inventivité et à la technicité du chef.
Êtes-vous prêt à cuisiner une chlorophylle de roquette, un
gel de citron ou une glace à l’huile d’olive ardente ? Pierre
Gagnaire vous les fera réaliser sans difficulté car les recettes
sont énoncées sans jargon, de manière simple comme dans
ce vieux grimoire, la « cuisine de tante Marie », ma bible culinaire, jusque-là le seul livre de cuisine de ma bibliothèque
réellement corné et annoté.
Marie Marcon,
Lune & l’Autre (Saint-Étienne)
Ainsi, il faut apprendre à voir les lueurs des contre-pouvoirs,
dans la profondeur de la nuit comme dans l’aveuglante
clarté du jour, car la résistance aux puissantes lumières du
pouvoir passe par ces éclairs passagers, singuliers, bribes
de réalité, de faible mais vive intensité.
Olivier Verschueren,
Livre aux Trésors (Liège)
44
45
SOUMIS
À LA QUESTION
BRÈVES
Makenzy
Orcel
Le dernier livre lu ? C’était comment?
Un roman de la sélection du prix du
deuxième roman de Lecture en tête.
A moitié réussi.
Un livre sans cesse relu ?
L’Espace d’un cillement
de Jacques Stephen Alexis.
Une citation connue par cœur ?
«La grande défaite, en tout, c’est d’oublier,
et surtout ce qui vous a fait crever...»
Louis-Ferdinand Céline
Un livre dont vous remettez toujours
la lecture à plus tard ?
Mangeclous d’Albert Cohen
Un livre que vous citez souvent sans
jamais l’avoir lu ?
Les Misérables de Victor Hugo
Le plus mauvais livre entièrement lu ?
Lire entièrement un mauvais livre,
je ne souhaite à personne de s’infliger
une telle torture.
Un livre qui vous empêché de dormir ?
Voyage au bout de la nuit
de Louis-Ferdinand Céline
L’écrivain qui a fait de vous un écrivain ?
La mort
Qu’est ce qui vous fait sauter des pages ?
Je ne saute jamais, si c’est bon je lis tout
du début à la fin, autrement je dépose.
Un rêve qui pourrait être le début
d’un roman ?
Moi nu dansant dans les rues
de Laval en buvant du rhum...
Dans la
« JUNGLE »
Plus belles
nos librairies
Ces derniers temps on aime bien chanter « Le lion
est mort ce soir » à nos adhérents liégeois puisque
Livre aux Trésors co-organise du 22 au 24 avril le
festival JUNGLE consacré à la littérature jeunesse
et l’image contemporaine. Expositions, ateliers
créatifs, rencontres, animations et concerts sont
au programme pour ce week-end festif. JUNGLE
sera une fenêtre ouverte sur les paysages internationaux de l’illustration jeunesse avec des invités
prestigieux : entre autres Atak, Chris Haughton,
Delphine Bournay, Bjorn Rune Lie, Aurélien Débat.
Des auteurs certes, mais aussi des maisons d’édition
comme les norvégiens de Magikon Forlag ou Les
Grandes Personnes. Et le travail de designer de
jouets et de livres du foirmidable Fredun Shapur
sera mis à l’honneur. www.junglefestival.be
Cet hiver, après 10 ans passés dans son nid, Le
Merle Moqueur, à Paris, a décidé de se refaire
une beauté ! Trois semaines de fermeture ont été
nécessaires pour se rénover, du sol au plafond, en
passant par le mobilier, les rayons, les bureaux et
la verrière. Les travaux – qui permettent de passer
de 300 à 380 m – continueront jusqu’à la mi-avril
pour que ce nouvel espace soit lumineux et
rayonnant, jusqu’au bout des ongles ! La librairie
Le Merle Moqueur a été soutenue, dans ce projet
de rénovation par le Centre National du Livre et
l’A.D.E.L.C. – Association pour le Développement
de la Librairie de Création.
Numéro 3, avril 2016 – paraît trois fois l’an
ISSN - 2430-4549
DIRECTEUR DE LA PUBLICATION Wilfrid Séjeau
COMITÉ ÉDITORIAL Carole Amicel, Delphine Bouillo, Grégoire Courtois, Marielle Dy, Sébastien Le Benoist,
David Rey, Hélène Reynaert, Wilfrid Séjeau, Alexia Sevoz, Céline Vignon
DIRECTEUR ÉDITORIAL Philippe Marczewski
LE DOSSIER « UN LIVRE JUBILATOIRE ! » a été coordonné par Wilfrid Séjeau
VISUELS, BIBLIOGRAPHIE, RELECTURE ET CORRECTION Bénédicte Pérot et Philippe Marczewski
DESIGN GRAPHIQUE Atelier Poste 4 – Strasbourg
IMPRIMÉ PAR Ott Imprimeurs – Wasselonne
ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO
Bon
anniversaire
Caractères
Dans le lot des commémorations, anniversaires
et célébrations il en est un, notamment, qui ne
laisse vraiment pas indifférents les libraires indépendants : cette année les éditions Gallmeister
fêtent leurs dix ans. Dix ans à nous faire découvrir
le meilleur de la littérature américaine, celle des
grands espaces, du nature writing mais aussi des
romans noirs, des shérifs attachants et même,
parfois, de tout cela en même temps. Craig
Johnson, Larry McMurtry, Rick Bass, Ron Carlson,
Edward Abbey… c’est Gallmeister. Pour connaître
les rendez-vous proposés par l’éditeur dans les
prochains mois : www.gallmeister.fr ; et sans doute
de belles surprises dans les librairies Initiales.
La troisième édition de CARACTÈRES, festival
international du livre co-organisé par la librairie
Obliques et l’Autre Monde aura lieu les 20, 21 et
22 mai prochain dans le cadre magnifique de
l’Abbaye Saint-Germain d’Auxerre. Une douzaine
d’écrivains venus des quatre coins du monde seront
présents : l’américain Paul Beatty, l’islandaise
Auður Ava Ólafsdóttir, l’haïtien Makenzy Orcel,
l’islandais Eirikur Örn Norddahl. La maison
d’édition Zulma sera cette année à l’honneur. Une
programmation toujours aussi impeccable que l’on
doit à Grégoire Courtois, et tout ça autour d’un bar
chaleureux où les mots s’entrechoquent parmi les
verres (et vice versa). www.festival-caracteres.fr
Brèves rédigées par Alexia Sevoz (Le Merle Moqueur, Paris),
Aude Samarut (Initiales) et Wilfrid Séjeau (Le Cyprès-Gens
de la Lune, Nevers)
Le personnage de roman dont vous vous
sentez le plus proche ?
Hilarion Hilarius dans Compère Général
Soleil de Jacques Stephen Alexis.
Un rituel de lecture ?
Tous les jours assis, debout ou allongé...
Votre lecture la plus inavouable ?
La première version de mes écrits.
LES LIBRAIRIES INITIALES
Anne Affagard (Nordest)
Carole Amicel (L’Autre Monde)
Anaïs Ballin (Librairie du MuCEM)
Caroline Berthelot (La Femme renard)
Antoine Bertrand (Lune et l’Autre)
Delphine Bouillo (M’Lire)
Jean-Marc Brunier (Le Cadran lunaire)
Marylou Clément (L’Autre Monde)
Grégoire Courtois (Obliques)
Julien Crunelle (Livre aux Trésors)
Céline Danhaive (À Livre ouvert - Le Rat conteur)
Adrien Duchesne (Point Virgule)
Marielle Dy (Les Petits Papiers)
Patrick Frêche (La Librairie du Rivage)
Laurence Grivot (Au Moulin des Lettres)
Maëlig Hamard (L’Écritoire)
Karine Henry (Comme un Roman)
Sébastien Le Benoist (Quai des Brumes)
Evelyne Levallois-Morin (L’Autre Monde)
Nadège Loublier (La Femme renard)
Marie Marcon (Lune et l’Autre)
Philippe Marczewski (Livre aux Trésors)
Xavier Moni (Comme un roman)
Claire Nanty (Livre aux Trésors)
Maya Orianne (À Livre ouvert - Le Rat conteur)
Karine Pourtaud (À Livre ouvert - Le Rat conteur)
Mélinda Quillet (Lucioles)
Hélène Reynaert (Le Bateau Livre)
François Reynaud, (Les Cordeliers)
Antoinette Roméo-Brunier (Le Cadran lunaire)
Aude Samarut (Initiales)
Nicolas Seine (L’Escampette)
Wilfrid Séjeau (Le Cyprès-Gens de la Lune)
Alexia Sevoz (Le Merle Moqueur)
Éric Swennen (Livre aux Trésors)
Jonathan Tenreiro (Le Merle Moqueur)
Antoine Tracol (Lucioles)
Olivier Verschueren (Livre aux Trésors)
Caroline Viale (Lucioles)
Allan Viger (Les Cordeliers)
Céline Vignon (Mots & Images)
Aurélien Vines (La Femme renard)
Marianne Wroblewski (Mots & Images)
47° Nord – 68100 Mulhouse
À Livre ouvert – Le Rat conteur
1200 Bruxelles, Belgique
Antipodes – 95880 Enghien
Atout Livre – 75012 Paris
Au Moulin des Lettres – 88000 Épinal
Au Poivre d’Âne – 04100 Manosque
Au Poivre d’Âne – 13600 La Ciotat
Comme un Roman – 75003 Paris
Folies d’Encre – 93100 Montreuil
Gwalarn – 22300 Lannion
L’Arbousier – 04700 Lurs
L’Arbousier – 04700 Oraison
L’Autre Monde – 89200 Avallon
L’Écritoire – 21140 Semur-en-Auxois
L’Escampette – 64000 Pau
La Boîte de Pandore – 39000 Lons-le-Saulnier
La femme renard – 82000 Montauban
La Librairie des Halles – 79000 Niort
La Librairie du MuCEM – 13002 Marseille
La Librairie du Rivage – 17200 Royan
La Mandragore – 71100 Chalon-sur-Saône
Le Bateau Livre – 59800 Lille
Le Cadran lunaire – 71000 Mâcon
Le Cyprès – Gens de la Lune – 58000 Nevers
Le Grain des Mots – 34000 Montpellier
Le Livre Phare – 29900 Concarneau
Le Merle Moqueur – 75020 Paris
Le Merle Moqueur,
Librairie du Cent Quatre – 75019 Paris
Les Cordeliers – 26100 Romans-sur-Isère
Les Guetteurs de vent – 75011 Paris
Les Oiseaux rares – 75013 Paris
Les Petits Papiers – 32000 Auch
Les Saisons – 17000 La Rochelle
Livre aux Trésors – 4000 Liège, Belgique
Lucioles – 38200 Vienne
Lune et l’Autre – 42000 Saint-Étienne
M’Lire – 53000 Laval
Maupetit – 13001 Marseille
Mots et Images – 22200 Guingamp
Nordest – 75010 Paris
Obliques – 89000 Auxerre
Point Virgule – 5000 Namur, Belgique
Quai des Brumes – 67000 Strasbourg
Vent de Soleil – 56400 Auray
Propos recueillis par Delphine Bouillo,
M Lire (Laval)
Dernier livre paru
WWW.INITIALES.ORG
L’Ombre animale
Zulma, 2015
| MAGAZINE | N°3
46
47
Frank Harris
À la fin de l’éclair – c’est du moins ce
qui me sembla – je vis les matraques
blanches s’abattre, les policiers frapper
les hommes qui couraient sur le trottoir.
Ma décision fut prise dans la seconde.
La main gauche plaquée sur le devant
de mon pantalon, maintenant la bombe,
je tirai sur le ruban de la main droite.
Un léger grincement se fit entendre.