Dimensions sexuées de la relation thérapeutique en

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Dimensions sexuées de la relation thérapeutique en
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Péril en la demeure ? Dimensions sexuées de la relation thérapeutique en physiothérapie
(kinésithérapie)
Hélène Martin, Professeure à la Haute école de travail social et de la santé EESP, Lausanne (Suisse)
(avec la collaboration de Céline Perrin et de Pascale Damidot)
[email protected]
Une physiothérapeute soigne un patient qui « avait toujours une petite blague, mais qui était prise au
deuxième degré. Quand il a commencé à utiliser des mots plus précis et plus pernicieux, j’ai compris
que ça tournait mal » ; elle évalue : « j’étais très mal à l’aise ». Un physiothérapeute soigne une
patiente qui « s’intéressait de très près à ma situation personnelle. J’avais l’impression qu’il y avait
un espoir de ce côté-là, donc un peu les compliments genre ‘c’était très agréable ce massage, ça
détend bien’ » ; il évalue : « c’est presque flatteur, on a l’impression que quelqu’un s’applique pour
plaire ».
Les physiothérapeutes vivent des situations où la logique professionnelle physiothérapeute/patient·e se
retourne en une logique sexuée, voire sexualisée. Les physiothérapeutes jugent de telles situations
fréquentes et les comprennent comme un risque inhérent à la relation thérapeutique en physiothérapie.
Or, bien que l’établissement de cette relation soit érigée en compétence professionnelle pour les
physiothérapeutes hommes et femmes, l’analyse montre que la réalisation du risque qui lui est attaché
se décline de manière différenciée en fonction de la catégorie sociale de sexe d’appartenance. Les
situations dans lesquelles une relation sexuée met en péril la relation professionnelle n’existent
pratiquement que pour les physiothérapeutes femmes, qui voient fréquemment leur identité
professionnelle niée au profit de leur identité de sexe. De plus, ces situations ambiguës sont souvent
expliquées comme des conséquences d’inaptitude professionnelle lorsqu’elles sont vécues par des
physiothérapeutes femmes et comme des conséquences de situations « délicates » lorsqu’elles sont
vécues par des physiothérapeutes hommes. Les physiothérapeutes femmes exercent donc leur
profession dans un espace plus risqué sur le plan de leur intégrité physique et de leur identité
professionnelle que les physiothérapeutes hommes. Ajoutons à cela que certains gestes et attitudes
considérés comme installant une proximité potentiellement provocante leur étant confisqués pour
l’occasion, elles disposent d’une palette effective d’outils thérapeutiques plus restreinte que leurs
homologues hommes.
Communication
Dans cette communication, je vais rendre compte de résultats d’une recherche juste terminée, et dont
Céline Perrin et moi-même sommes encore en train d’analyser les résultats, financée par le Fonds
national suisse de la recherche scientifique1. Cette recherche porte sur des situations à risque en
physiothérapie – en France la kinésithérapie –, à risque au sens où la relation expert·e/patient·e censée
définir le cadre de l’interaction est perturbée par une relation explicitement sexuée ou même
sexualisée - sexualisée au sens où il est fait référence à la sexualité; par exemple lorsqu’une ou un
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Quand la logique de genre prime la logique professionnelle. Analyse ethnologique de la relation thérapeutique
en physiothérapie, financée par le FNS (DORE). Requérante principale : Hélène Martin, Haute école de travail
social et de la santé · EESP, Lausanne (Suisse) ; co-requérante : Pascale Damidot, Haute école cantonale
vaudoise de la santé (HECVSanté), Lausanne (Suisse) ; chargée de recherche : Céline Perrin, Haute école de
travail social et de la santé · EESP, Lausanne (Suisse).
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patient s’adresse à son ou sa physiothérapeute avec une familiarité déplacée pouvant aller jusqu’à du
harcèlement sexuel, ou lorsque le traitement implique de toucher des zones sexualisées.
C’est le fait que des étudiantes et des étudiants racontaient de telles situations, vécues au cours de leur
stages pratiques et jugées de manière très individualisante et culpabilisante, qui a donné l’idée de cette
recherche. Son objectif principal était de jeter sur ces situations une approche en termes de rapports
sociaux de sexe.
Méthodologiquement, la recherche a procédé par entretiens de groupe et individuels. Trois premiers
entretiens de groupe, menés avec des étudiants et des étudiantes en dernière année d’études, nous ont
permis de répertorier différentes situations à risques. Dans une perspective constructiviste posant qu’il
n’existe aucune situation neutre, nous avons construit des scénarios vraisemblables, c’est-à-dire
correspondant aux situations vécues telles que rapportées, de sorte à ce qu’elles « parlent » aux
physiothérapeutes et les engagent à raconter leurs propres expériences, qui élargissent et diversifient le
matériel sur lequel nous avons travaillé. Sur la base de ce que les étudiants et étudiantes nous ont
raconté dans les focus group, nous avons ainsi construit 2 paires de scénarios, toujours hétérogenrés2 :
2 scénarios qui mettent en scène respectivement une jeune physio et un jeune physiothérapeute gêné·e
de devoir réaliser un traitement sur une partie du corps sexualisée de leur patient·e, et 2 scénarios
mettant une scène respectivement une jeune physiothérapeute (F2) et un jeune physiothérapeute (H2) à
qui la ou le patient·e s’adresse en convoquant un registre sexué ou sexualisé.
Nous avons ensuite présenté ces 4 scénarios à une vingtaine de physiothérapeutes diplômé·e·s (10
hommes, 10 femmes) rencontré·e·s pour des entretiens individuels. Nous leur avons demandé de
commenter chacun de ces scénarios (évaluation et explication de ce qui se passe, stratégie à adopter
pour préserver ou restaurer un cadre thérapeutique, risques pour le ou la physiothérapeute impliqué·e).
Nous leur avons également demandé si des situations similaires leur étaient arrivées et le cas échéant
de les rapporter et de les commenter. Puis nous avons fait un dernier entretien de groupe avec des
physiothérapeutes diplômé·e·s pour discuter de nos premiers résultats.
Pour cette communication, et cela tient lieu de plan de ma présentation, je vais présenter
successivement l’analyse issue de ces paires de scénarios et des expériences vécues en déclinant
chaque fois deux types de risques :
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D’abord, le risque qu’une telle situation arrive, et la manière dont les physio comprennent ce
risque (pourquoi il existe, ce qu’il faut faire)
-
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Ensuite, les risques courus par la ou le physio dans les cas où ces situations adviennent
La recherche s’est limitée à étudier des situations hétérogenrée, si bien que les scénarios mettent toujours un
scène un physiothérapeute homme et une patient ou une physiothérapeute femme et un patient.
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Je commence par la première paire de scénarios, c’est à dire les situations dans lesquelles les physio
ont à traiter une zone sexualisée et craignent que leur geste soient mal interprété par leur patient·e.
Dans nos scénarios, il s’agit d’une jeune physio qui ne se sent pas à l’aise de devoir faire un massage
pour une tendinite des adducteurs de son patient et d’un jeune physio qui trouve délicat de devoir faire
un drainage lymphatique vers le sein de sa patiente.
L’analyse des entretiens montre que les craintes et le malaise exprimés sont généralement reconnus
comme légitimes. Les physio jugent que de telles situations exigent de prendre des précautions, par
exemple verbales, en expliquant bien la raisons du traitement. Ainsi, une physio explique à propos du
massage des adducteurs que « avec mes collègues on en rigole, parce que c’est vrai qu’en tant que
femme, c’est vraiment le truc que tu espères ne pas devoir faire. Parce que c’est vrai que tu es
rarement aussi proche des parties intimes d’un homme que pendant un massage pour une tendinite
des adducteurs ». Et un physio explique à propos du scénario du drainage lymphatique : « ça peut
paraître délicat, parce que l’on est un peu intrusif, quand même, sur une zone comme ça… Surtout
qu’un drainage on sait aussi que c’est des manœuvres très douces, très superficielles qui pourraient se
rapprocher d’une connotation comme une caresse presque ».
Par contre, quand on s’intéresse à ce que disent les physio des risques qu’ils et elles courent au cas où
le geste est réellement mal interprété par le ou la patiente, alors on trouve des considérations très
différenciées en fonction du sexe du ou de la physio qui vit la situation. Les risques encourus par les
physio femmes sont considérés comme quasiment nuls, sauf au cas où le patient s’avérerait être un
pervers. Une physio explique ainsi : « Si elle est seule dans un cabinet un samedi matin dans un
endroit où il n’y a personne, elle peut avoir le risque de tomber sur quelqu’un qui est un peu pervers »
(F). Dans tous les autres cas, même si on comprend sa gêne, et même si on ajoute parfois que certains
patients sont difficiles, la physio est tenue de gérer la situation professionnellement, auquel cas rien de
désagréable ne devrait lui arriver ; je cite : « peut-être que ça peut donner des idées à l’homme. Enfin
je ne sais pas : « Tiens, elle aborde cette région-là, elle est libérée, elle est sans scrupules ». Et peutêtre qu’il se libère de son côté aussi et que ça peut dégénérer, éventuellement, oui. Mais encore une
fois, si la situation est bien expliquée, si la personne sait pourquoi elle vient, dans quel but elle vient
se faire traiter dans cette région, et qu’elle en attend une diminution de ses douleurs à travers la prise
en charge, il ne devrait pas y avoir d’ambiguïté » (H). Et si un climat ambigu s’installe quand même, à
moins qu’on soit dans le cas de figure du patient pervers, c’est que la physio n’a pas été suffisamment
professionnelle, soit qu’elle n’aie pas bien anticipé le risque, soit qu’elle l’ait encouragé ; je cite :
« Peut-être que l’attitude lui semble claire, mais quand on se positionne autrement, ça pourrait déjà
être moins évocateur pour le patient. Mais ça c’est des fois simplement comment on se positionne
autour de la table, ou la hauteur de la table, ça peut déjà faire des petits changements, mais qui
peuvent avoir toute leur importance, d’autant si le patient est tout content d’avoir une
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physiothérapeute qui l’entreprend, donc… Si on tient un peu les distances ça se passera probablement
mieux » (H).
Un sérieux risque est par contre évoqué pour un homme physio dont le geste est mal interprété : que la
patiente l’attaque pour harcèlement : « Alors ça peut comporter des risques si les buts ont été mal
expliqués et si la patiente n’a rien dit, s’est sentie très mal à l’aise, et réagit après-coup. Elle pourrait
éventuellement porter plainte, ou dire qu’elle a subi des attouchements, parce qu’elle n’a pas compris
l’objectif qu’il y avait derrière» » (H).
On comprend mieux cette évaluation différenciée du risque en fonction du genre lorsqu’on analyse
l’autre paire de scénarios et les expériences vécues qui s’y rattachent. Nos scénarios mettaient en
scène respectivement une jeune physio et un jeune physio à l’égard de qui le ou la patiente adopte un
langage familier et pose des questions personnelles (« mon petit physio », « ma petite physio »,
demande de date de naissance) et fait des allusions à connotation sexuelle : pour le patient, dire à sa
physio « vous ne me faites pas de petits massages aujourd’hui ? » et « ah si j’étais en forme je vous
inviterais à boire un café » et pour la patiente, dire à son physio « mon petit chéri » et « vous me faites
rire, je vous aime beaucoup » et se permettre des petits contacts tactiles.
L’analyse des entretiens et des expériences rapportées montre que ce sont surtout les physio femmes
qui vivent de telles situations. Ce constat quantitatif est parfaitement reconnu par les physio elles et
eux-mêmes. L’une d’elles rapporte dans ce sens « C'est quand même des situations qui sont assez
classiques […] oui, ça arrive assez souvent. Enfin souvent, peut-être pas, mais ça arrive. Et là c'est
toujours le même problème, il faut expliquer, expliquer, expliquer » tandis qu’un collègue déclare
« c’est plus souvent je trouve des hommes qui cherchent un petit peu avec mes collègues féminines que
l’inverse, quand même ». Ces situations sont en fait tellement fréquentes que les physio femmes, qui
s’y attendent, sont tenues d’adopter et adoptent des stratégies d’anticipation (Bourdieu, 19983) en
évitant certains gestes qui peuvent prêter à confusion, comme l’illustre d’ailleurs très bien une citation
précédente que je répète en partie : « Quand on se positionne autrement, ça pourrait déjà être moins
évocateur pour le patient » (H). Car, comme le résume une physio, « on ne va pas se mettre dans des
situations à risque. Si on a identifié cette situation-là comme étant à risque, on ne va pas se mettre
dedans exprès, on fait autrement ». Ces stratégies d’anticipation peuvent consister en une restriction
d’outils professionnels (éviter un mode de traitement) ou en ajout de handicaps (postures plus
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Lorsqu’il redéfinit sociologiquement ce qui est communément appelé l’intuition féminine :
« forme particulière de la lucidité sociale des dominés, ce qu’on appelle l’‘intuition féminine’ est, dans
notre univers même, inséparable de la soumission objective et subjective qui encourage ou contraint à
l’attention et aux attentions, à la surveillance et à la vigilance nécessaire pour devancer les désirs ou
devancer les désagréments » (Bourdieu, 1998, p. 37).
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difficiles à tenir, distance à garder) dans l’exercice de la profession, bref, il s’agit d’entraves au travail
des femmes telles celles mises à jour par Paola Tabet (1998).
Telles que rapportées, les situations ambiguës que vivent les physio femmes peuvent passer par 3
modes : par l’installation d’un climat défini de malsain par les physio (« c’était son regard sur moi. Sa
façon de me regarder, son… Je le trouvais très peu respectueux. J’étais une femme parmi tant
d’autres, qu’il pourrait éventuellement acquérir. C’était un peu ça que son regard voulait dire »), par
l’expression de propos déplacés (« il y avait toujours une petite blague, mais qui était prise au
deuxième degré. Quand il a commencé à utiliser des mots plus précis et plus pernicieux, j’ai compris
que ça tournait mal ») ou enfin par des attouchements (« Et puis un jour, il m’a donné son
ordonnance, et il a pris ma main, il a gardé ma main en la caressant »).
De manière très différente, les physio hommes sont toujours surpris, voire parfois flattés, quand une
patiente s’adresse à eux dans un registre perçu comme sexué ou sexualisé. Plus surprenantes car plus
rares, ces situations sont également de nature assez différente de celles que vivent les physio femmes.
Les physio hommes ont ainsi peu d’expériences à raconter, mais un exemple qui revient de manière
redondante est celui de la patiente dont le comportement (davantage que les propos comme dans le
scénario construit sur la base des expériences des stagiaires4), donc la patiente dont le comportement
paraît provocateur. Par exemple, je cite, « donc moi je me dis déjà elle arrive en string quand elle vient
pour le dos, elle sait qu’on va lui enlever le pantalon et elle est en string je me dis : « Bon déjà ici,
attention quoi ». Ca commence déjà comme ça. Et puis après eh bien il faut voir le contexte, mais
franchement ça arrive très très peu souvent »). Un autre cas de figure réside dans le fait que la patiente
développe des sentiments amoureux pour son physio, je cite : « elle s’intéressait de très près à ma
situation personnelle. J’avais l’impression qu’il y avait un espoir de ce côté-là, donc un peu les
compliments genre ‘c’était très agréable ce massage, ça détend bien’ ».
La reconnaissance de la plus grande fréquence de ce type de situations pour les physio femmes ne
conduit cependant pas à une reconnaissance de la plus grande pénibilité de leur travail ou, ce qui
revient au même, d’une mise en évidence de l’asymétrie des conditions d’exercice de la profession en
fonction du genre. Au contraire, grâce à un processus de naturalisation des comportements puisant
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La figure de la patiente qui oscille entre attitude maternelle et de la drague/de la provocation verbale est en effet
davantage apparue dans les propos des étudiants que dans ceux des physio diplômés ; nous avons certainement
affaire ici à un effet d’intersectionnalité, dans lequel l’âge du physio et son statut d’étudiant relativise le pouvoir
lié à son genre. Alors que pour un physio diplômé, le pouvoir d’expertise semble se superposer au pouvoir dû à
son sexe, pour un physio stagiaire, le fait qu’il est jeune et n’est pas encore institué expert relativise son pouvoir
de domination masculine du moins auprès des patientes plus âgées. On peut faire l’hypothèse qu’une jeune
stagiaire par contre est doublement voire triplement fragilisée, en raison de son âge, de son absence de statut
d’experte et de son appartenance sociale de sexe.
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dans une registre sexué ou sexualisé des patients (hommes), ces situations sont banalisées. Comme
pour ce qui concerne le premier scénario, il est en effet attendu des physio femmes qu’elles anticipent
et évitent ces situations, qu’il s’agit de supporter, et même de supporter professionnellement, par
exemple en faisant preuve d’empathie pour leur patient, je cite : « ils ont de ces pulsions qui doivent
quand même se dire, et s’ils ne peuvent pas le dire dans leur corps, ils le disent en parole. On peut le
comprendre » (F). Ou encore, commentant notre scénario, je cite une autre physio : « c’est sûrement
un monsieur qui est un peu seul du côté affectif et qui rêve sur sa petite physio, ce qui en soi est
assez… n’est pas forcément négatif, enfin je veux dire, est humain, je dirais » (F). Et quand une
situation dérape et sort du cadre thérapeutique, c’est toujours le manque de professionnalisme de la
physio qui est invoqué. Aussi, à propos de notre scénario dans lequel la physio avoue se sentir mal-àl’aise, un physio explique : « je pense qu’il serait important de remettre les choses au clair, n’est-ce
pas […] Remettre en fait les règles du jeu. Et puis bien signifier que le rapport entre la personne qui
soigne et le patient s’arrête là où le veut la personne qui soigne. Ca dépend beaucoup d’elle, hein, en
fait ». Et sur une expérience personnelle vécue, une physio conclut : « J’aurais dû lui dire, tout
simplement. Donc, à mon avis, j’avais mal agi. La prochaine fois, si un jour ça m’arrive, j’agirai
différemment ».
Il en va tout autrement pour les physio hommes. La rareté de telles situations permet de les inscrire
dans le registre de l’extraordinaire et de valoriser leur travail. En effet, tantôt ces situations sont
considérées comme délicates du fait que la patiente serait déviante. Commentant notre scénario, une
physio évalue : « pour moi elle est psy, cette quatrième situation » (F). Et, à propos d’une expérience
dans laquelle une patiente a tenté de le séduire en sollicitant des rencontres en dehors du traitement, un
physio évalue : « elle était un peu folle ». Et tantôt, c’est le physio lui-même qui est la cause de la
confusion de registre de la patiente mais, contrairement à ses collègues femmes, en raison de son
excellence professionnelle : « la dépendance c’est quelque chose de pas facile à vivre. Donc, quand
vous avez quelqu’un qui vous écoute, qui vous sourit, qui vous touche, ben voilà, il y a quelque chose
qui se passe » (F).
Cette asymétrie apparaît de manière encore plus flagrante quand on analyse les réponses portant sur les
risques que courent les physio hommes et femmes quand ils et elles sont pris dans de telles situations.
La banalisation des situations de harcèlement que vivent les femmes entraine que les risques courus
par la physiothérapeute prise dans une relation trop sexuée ou sexualisée sont niés ou fortement
minimisés, que la situation soit considérée comme difficile à gérer ou comme ne posant aucun
problème. En effet, la situation étant ordinaire, elle doit tout bonnement être gérée : en d’autres termes,
les physiothérapeutes femmes doivent travailler avec ou malgré ce risque. Plutôt avec que malgré,
d’ailleurs, puisqu’il leur est demandé de prendre en compte les souffrances des patients harceleurs ou
alors de réagir de manière suffisamment professionnelle pour garder le cadre malgré l’inconfort de la
situation. Ainsi, commentant notre scénario, une physio déclare : « Pour moi, tant que c’est juste des
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phrases comme ça avec des allusions qui n’en sont peut-être même pas, il n’y a pas un risque
particulier », tandis qu’une autre évalue : « je pense que ce patient peut continuer à faire ces petites
allusions, ou essayer d'avoir un massage qui lui fait un plaisir sexuel. Des fois c'est aussi, comme je
vous ai dit, des hommes qui se donnent un peu un genre, comme ça… au-delà vraiment de leurs
possibilités et leurs envies ». Tout au plus reconnaît-on, à nouveau, la possibilité de risques si le
patient est « perturbé » : « si c’est un gars un peu perturbé, je pense que oui, ça peut mal tourner,
même si c’est peut-être une chance sur je ne sais combien de milliers. Mais voilà, ça peut arriver,
quoi. Donc c’est de là que je verrais venir le danger, quoi. Sinon… » (F).
Cependant, un autre type de risque est évoqué : les physio femmes rendent compte de sentiments
allant du malaise à la peur face à différentes situations ambiguës ou de harcèlement. Et l’on avance le
risque que, prise dans une pareille situation, la physio puisse se sentir mal au point de se remettre
professionnellement en question : « Un risque pour elle, oui, qu’elle souffre, […] qu’elle risque, elle,
de ne plus oser. Eh bien l’appréhension, là, c’est peut-être un risque » (H). Ou encore, une physio
déclare qu’il n’y a pas de risque à part, je cite, « (à part) le risque de se dire : « Je n’ai pas été
adéquate » Dans notre métier, ça arrive, et pas seulement dans le plan relationnel. […] C’est plutôt
au niveau de l’estime de soi, oui, ou de se dire qu’on n’a pas répondu comme il fallait, ou… qu’on
aurait dû faire autrement » (F).
Quant aux risques que courent les hommes physiothérapeutes face à une patiente « harceleuse » ou
« amoureuse », ils sont alors terrifiants et explicitement présentés comme plus importants que ceux
courus pas les physio femmes. Comme dans le cas du premier scénario, dans lequel la patiente
mésinterprète le geste thérapeutique de son physio, le risque principal sans cesse évoqué est que la
patiente, cette fois déviante et éconduite, se retourne contre lui et l’attaque pour harcèlement. Ainsi un
physio explique : « la patiente est vexée et après elle va dire que c’est nous qui faisions des
connotations sexuelles sur elle. Je pense que c’est très délicat, quoi », tandis qu’une physio explique
longuement : « ça, j’en connais des situations comme ça, de collègues qui se sont faits attraper par
des femmes. Parce que je pense que c’est plus dangereux encore pour un homme physio que pour une
femme physio. Parce que le danger est plus grand […] l’homme qui drague sa physio, ou qui tente
quelque chose, a un côté plus direct et il acceptera une baffe par exemple. Tandis que je pense que la
femme est un petit peu plus sournoise et… oui, elle sera peut-être prête à aller dénoncer un acte qui
n’a pas été exactement l’acte qui s’est passé […] Bon je n’aime pas être sexiste comme ça, mais je
pense quand même que l’attitude d’une femme est différente dans une situation comme ça, et qu’elle
est dangereuse. Une femme, une patiente, peut être dangereuse. Dangereuse pour un physio, je crois.
Voilà » (F), fin de citation. Nous avons quantité de propos similaires présentant la perversité d’une
patiente menteuse et vengeresse et qui est écoutée car « on croit toujours le patient, on ne croit jamais
le thérapeute » (F). Ces peurs, qui font écho à la figure de la patiente déviante, sont très éloignées des
expériences rapportées, dans lesquelles une patiente est considérée comme provocante en raison de
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comportements définis d’impudiques ou alors « tombe amoureuse » et gère le plus souvent cet état de
fait avec discrétion voire culpabilité, comme l’illustre par exemple ce dénouement d’une expérience
personnelle : « Elle a demandé d’arrêter son traitement parce qu’elle développait un sentiment pour
moi ».
Et, précisément, dans les cas où ils suscitent des sentiments amoureux chez leurs patientes, les
hommes physio rapportent des sentiments plus impliquant, dans lesquels ils se demandent par
exemple, je cite, « mais qu’est-ce qui a fait, comment est-ce que j’ai pu induire ça ? Qu’est ce qu’il y a
eu dans mon comportement qui a peut-être pu laisser transparaître quelque chose ? D’abord, est-ce
qu’il y a quelque chose ? Parce que si on a laissé transparaître, c’est peut-être qu’il y a quelque
chose, peut-être que cette patiente est vraiment très jolie ? » (H). Ou encore : « Je me suis posé des
questions sur ce qui aurait pu mener à cette situation. Je n’ai pas trouvé de réponse » (H). Le risque
d’être conduit à se remettre en question existe donc, mais en l’occurrence, en fonction de la situation
particulière, et non pas en général en tant que professionnel, comme nous avons vu que les physio
femmes semblent le faire, pressées, comme on l’a vu, d’anticiper et de supporter ces situations
professionnellement.
Pour conclure, il faut relever que les femmes courent, tout le monde est d’accord là-dessus, davantage
le risque de vivre des situations de harcèlement ou simplement d’ambiguïté sur le plan du registre
convoqué que leurs collègues hommes. Mais les situations que vivent les femmes sont banalisées, ce
qui atténue beaucoup la perception des inégalités, et en particulier l’asymétrie des conditions de
travail. Les stéréotypes de sexe ordinaires permettent d’expliquer cet état de fait : l’expression de
sexualité est considérée comme normale de la part des hommes alors que, pour les femmes, ce qui est
normal est d’être l’objet de convoitise sexuelle (Guillaumin, 1992). Ces stéréotypes expliquent que les
comportements sexualisés des patients sont normalisés et ceux des patientes considérés comme une
transgression ; mais ces stéréotypes expliquent aussi que les physiothérapeutes sont d’office mises, à
leur yeux et à ceux des patients, dans un rôle prêtant au fantasme ou tout au moins à la possibilité
d’une confusion puisqu’elles prennent des initiatives de rapprochement physique et souvent même
émotionnel à l’égard de leur patient. C’est donc constamment qu’elles doivent être attentives à bien
définir et surtout à conserver leur rôle professionnel. Les conditions de travail des physio femmes sont
donc objectivement plus risquées que celles que des hommes, au moins sous cet angle d’une confusion
possible des rôles professionnels ou sexués. Néanmoins, elles ne sont pas considérées comme courant
réellement des risques puisqu’elles sont sensées gérer entièrement de telles situations, en les
anticipant, en ne provoquant pas le patient et en gardant une attitude empathique et professionnelle. Si
elles n’y parviennent pas, il est considéré comme normal qu’elles se remettent en doute en tant que
professionnelles. Quant aux hommes, ils ne courent généralement pas ce risque que la relation se
sexualise. Si néanmoins ils se retrouvent dans telles situations, alors ils sont le plus souvent exempts
de culpabilité puisque ce sont les femmes, patientes cette fois, qui amèneraient une confusion ou
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simplement provoquent ; et lorsque, sincèrement déstabilisés, les physio hommes se demandent s’ils
n’ont pas manqué de professionnalisme en ayant induit du désir chez leur patiente, c’est en regard
d’une situation précise et non pas comme professionnels en général qu’ils se remettent en question.
Enfin, les patientes qui se méprennent sur les intentions de leur physio ou se livrent à des déviances
comportementales sont perçues comme particulièrement dangereuses puisque, en accord avec leur
déviance ou avec des fantasmes sur la sournoiserie des femmes, elles sont considérées comme
susceptibles de se retourner contre le physio en l’attaquant.
Bref, dans un processus ma foi assez pervers mais tout à fait logique reproduisant tant la domination
masculine que l’invisibilisation de ses effets concrets, la balance s’inverse quand on passe de
l’évaluation des risques qu’advienne une situation sexualisée aux conséquences qu’une telle situation
peut entraîner pour les physio. Et, pour vraiment conclure, je rappelle que, d’une part, les conditions
de travail objectivement difficiles des physio femmes sont invisibilisées, en particulier parce que le
danger ordinaire de harcèlement est fortement banalisé et parce que les restrictions qu’elles subissent
dans l’exercice de leur profession ne sont pas perçues comme discriminantes ; et que, d’autre part, les
risques qu’elles courent sont fortement minimisés, en particulier les risques liés à l’intégrité physique
et à l’estime de soi, y compris en tant que professionnelles. L’invisibilisation des discriminations, la
négation du risque pour les physio femmes et l’exagération du risque pour les physio hommes
permettent, ensemble, l’illusion d’une (presque5) égalité entre les sexes et, en conséquence, aux unes
de supporter leur travail et aux autres de ne pas avoir à s’interroger sur leurs privilèges.
Bourdieu, Pierre. (1998). La domination masculine. Paris: Seuil.
Guillaumin, Colette. (1992). Pratique du pouvoir et idée de Nature. In Colette Guillaumin (Ed.), Sexe,
race et pratique de pouvoir. L'idée de Nature (pp. 14-48). Paris: Côt-femmes.
Tabet, Paola. (1998). Les mains, les outils, les armes. In : Tabet, Paola, La construction sociale de
l’inégalité des sexes. Des outils et des corps (pp. 9-75). Paris : L’Harmattan.
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Voilà encore une chose intéressante sur le plan de la reconduction de la domination masculine : il ne me
semble pas qu’on aie besoin, dans le sens commun, d’évoquer une égalité entre sexes mais que le « presque »
suffit, dans une posture optimiste évolutionniste. Ce « presque » à la fois autorise les discriminations et les nie en
tant que choses sérieuses.

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