Les papillons de Las Vegas
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Les papillons de Las Vegas
Série "LAmérique minquiète". Les papillons de Las Vegas Jamais la chance ne descendra ici. Cest un motel de perdant. 30 dollars la nuit. A ce prix-là il ne faut pas rêver. Ni même espérer dormir trop longtemps. La chambre est une pièce sombre, infiniment triste. De la fenêtre qui donne sur Las Vegas Boulevard, on aperçoit lhôtel den face. Sur le toit, une vieille enseigne saccroche au passé : « Elvis Presley slept here. » Aujourdhui, plus personne ne dort au Normandie. Tous les rideaux sont tirés et létablissement est fermé. Ici, au moins, il reste de quoi sallonger. Mais le lit est cassé, la moquette sent le désherbant, le téléphone na plus de tonalité et le climatiseur goutte lentement sur le sol. En bas, dans le hall, quatre machines à sous clignotent en silence dans la pénombre. Près de la réception, une petite chapelle, partie intégrante du motel, est ouverte nuit et jour pour boucler au plus court des mariages damour : « Cérémonie, témoin, musique et fleurs : 65 dollars tout compris. » Les époux peuvent repartir du sanctuaire en voiture et traverser le « Tunnel of Love, hauteur limitée à 2,30 mètres », sorte de gros boyau du bonheur tressé en fer forgé. Le pasteur de service, en costume blanc, les manches froissées, est assis sur un banc et regarde un match de boxe à la télévision en lançant plus de « motherfucker » que la ville nen a jamais compté. Il faut donc faire avec tout cela, lodeur entêtante, les jurons du marieur, le bruit de la vie dans les tuyauteries et le spectre dElvis « qui-a-dormi-au-Normandie ». Les yeux au plafond, on repense à ce quexpliquait cet après-midi lofficier de police Steven Meriwether : « Cest souvent là que ça se passe. Dans ces vieux motels du quartier nord, dans ces chambres louées à la semaine ou à lheure. Là que lon trouve ce que lon est venu chercher. Des types planqués qui ont quelque chose et surtout un passé à cacher. » Meriwether, porte-parole de la police de Las Vegas, parle ainsi du travail des CAT (Criminal Apprehension Team). Aux Etats-Unis, il existe 56 unités de ce type. Une dans chaque Etat. Ces Fugitive Task Force sont des brigades spécialisées dans larrestation des criminels en fuite. Quils soient voleurs, violeurs, assassins, agresseurs ou escrocs. Les CAT de Las Vegas ont la réputation dêtre la référence de la profession. Leur taux de réussite est exceptionnel. Ces performances, ils les doivent au caractère spécifique de « sin city », cette « ville du péché ». Meriwether aime bien se servir des statistiques pour simplifier les choses compliquées et raconter la parabole des brigands qui se ruent sur Las Vegas comme des papillons vers la lumière. « Les néons. Ils viennent se griller sur tous ces néons. Ils ne peuvent pas sen empêcher. On dirait des insectes en été. Ils arrivent de tout le pays. Tous croient quils sont très malins, quils vont pouvoir se noyer dans la masse, profiter de tout cet argent qui circule, recommencer quelque chose. Ils sinstallent, prennent une chambre à la journée, puis à la semaine. Et cest là, justement, quon les attend avec notre brigade spéciale. » Une enquête du FBI démontre que durant les dix premiers mois de 1999, les CAT de Las Vegas qui nest quune petite ville de 750 000 habitants - ont arrêté 840 fugitifs, alors que durant la même période leurs homologues de Los Angeles appréhendaient 382 gangsters, les unités de New York et de San Francisco plafonnant respectivement à 301 et 251 arrestations. Carl est un ancien US marshal. Il a longtemps travaillé dans ce cloaque de lumière et connaît parfaitement les entrailles, le pouvoir maléfique de cette ville : « Cest un aimant. Elle attire les truands. Vous savez, ce sont des gens comme tout le monde qui aiment largent, les femmes, le jeu, la boxe, le soleil. A Vegas la vie est comme ça. Rien ne sarrête jamais. On parie, on boit, on mange, on fume vingt-quatre heures sur vingt-quatre, 365 jours par an. Cela attire 3,5 millions de touristes et 4 000 nouveaux habitants chaque mois. Alors les fugitifs se glissent dans ce tourbillon, dans ce courant, et espèrent que cette ville va les sauver, leur donner une autre chance, les transfigurer. » On dirait presque du Scorsese, Jean-Paul Dubois Première publication : 23 mars 2002 Page 1/4 une confession écrite pour De Niro et les siens, dite sur le ton de la confidence et du regret comme lorsquils avouent dans le film « Casino » : « For guys like us, Vegas was a morality car wash. » (Pour des gars comme nous, Vegas était lendroit où on se purifiait moralement.) Mais non. Cette ville na jamais lavé de quoi que ce soit. Ni des remords ni des soupçons. Elle se contente simplement de vous rincer, ce qui est fort différent. De vous nettoyer les poches, de vous lessiver de vos derniers nickels. De vous repasser de vos illusions. Ensuite, il ne vous reste plus quà louer une chambre en face du « Normandie-où-Elvis-a-dormi ». Tout le monde sait ça. Tout le monde sait que chaque soir la cité la plus louche du monde, fondée par la Mafia et toujours inspirée par elle, se transforme en une paradoxale et iridescente centrifugeuse à truands. On arrête autant de fugitifs dans la seule ville de Las Vegas quà Los Angeles, New York et San Francisco réunis. Il suffit de sasseoir devant les néons pour regarder les hommes tomber. Ils sont de tous âges, de toutes conditions. Le « suprémaciste » blanc et facho qui, après avoir massacré plusieurs personnes, débarque en taxi, calme comme un touriste anglais. Ladolescent cambrioleur qui vient senterrer près des machines à sous après avoir simulé sa propre mort. Le procureur du New Jersey, poursuivi pour corruption et fraude, tombé amoureux des bandits manchots. Lofficier de police de San Antonio, pilleur de banque et fondu de banco. Le trafiquant de drogue tatoué jusquaux oreilles qui passe ses journées dans une boîte de strip-tease. Tous croyaient que la chance avait enfin tourné, que lhistoire du car wash moral avait fonctionné, que la ville avait tenu ses promesses. Et tous, pourtant, se sont retrouvés en train de raconter leurs pénibles histoires flanqués dun avocat approximatif devant le jury du tribunal. Dautres ont préféré éviter ce genre de procès, devancer le verdict et quitter la scène dune manière plus brutale : « Les arrestations deviennent de plus en plus difficiles, raconte Cervantes, un officier des CAT. Surtout depuis que certains Etats ont adopté cette loi qui veut quaprès trois infractions vous soyez mis définitivement hors circuit. Lorsquils se sentent pris, les fugitifs qui sont dans ce cas de figure savent navoir plus rien à perdre. Refusant lidée de finir en prison ou à la chambre à gaz, ils tentent nimporte quoi au moment de leur arrestation pour se faire "suicider" par un policier. » Une tentative de ce genre sest déroulée, il ny a pas si longtemps, sur Fremont Street, à lAmbassador Inn, une autre cambuse de transit. A 11 heures du soir, les CAT sont allés arrêter un couple recherché quils pensaient assoupi dans leur chambre. Lorsquils sont entrés dans la pièce, les choses ont mal tourné, lhomme a attrapé un fusil sous le lit et son amie un revolver dans la table de nuit. Officiellement, sur 4 500 arrestations, la brigade confesse avoir dû « suicider » un suspect tandis que trois autres fugitifs se sont eux-mêmes tirés une balle dans la tête. Douze policiers, hommes et femmes, composent leffectif des CAT de Las Vegas. Ils travaillent en deux groupes de six personnes, chaque unité devant remplir des objectifs mensuels. Si certains membres natteignent pas leur quota darrestations, ils sont exclus de la section, comme le stipule le règlement interne. En vérité ce cas de figure ne sest jamais produit. Car la ville est une véritable pompe à malfrats. 700 avis de recherche aboutissent chaque mois sur le listing des CAT. Lune des deux squads a récemment battu son record : 116 arrestations dans le mois. Lautre a aussitôt répliqué en faisant exploser le score enregistré en une seule journée : 16 captures. Sur leurs méthodes, ces policiers sont assez discrets : « Plutôt que la force, on préfère utiliser la ruse et leffet de surprise. » Ils se font ainsi passer pour des plombiers, des réparateurs dascenseur ou des livreurs de pizzas. Ils étudient les faiblesses des suspects, leur penchant pour la drogue, le jeu, les femmes, se griment en trafiquant implacable, en croupier affable, en séductrice inaltérable. Ils traînent du côté du Caesars Palace, du Bellagio, du Paris, du Mirage, du Venetian. Nuit et jour, des équipes rôdent aussi sur les parkings de ces casinos en quête de plaques dimmatriculation suspectes. De même tous les registres des « motels-où-Elvis-a-dormi » et des chapelles « Tunnel of Love » sont quotidiennement épluchés. Mais dans cette ville hallucinée par largent, ce sont en fait les dénonciations « récompensées » qui permettent au CAT de travailler. Les services privés de sécurité et les physionomistes de casino, sont évidemment des informateurs de première catégorie. Jean-Paul Dubois Première publication : 23 mars 2002 Page 2/4 Mais les simples citoyens se voient aussi offrir leur chance de participer à ces triviales poursuites. Grâce à des appels anonymes ils ont la possibilité de remporter discrètement de raisonnables mises. Ainsi, sur tous les Abribus de la ville, on peut lire cette affiche : « 1) Témoin dun crime. 2) Appelez la hot line. 3) Touchez une récompense. Vous navez pas à donner votre identité. Soyez un témoin secret. 24 heures sur 24. 385-55-55. Les citoyens contre le crime. » Cette association privée se charge de collecter des fonds qui, le moment venu, retomberont en primes sur les indicateurs. 1 000 dollars en moyenne pour une information conduisant à larrestation dun agresseur ou dun fugitif. Ce « jeu » est devenu le « petit casino » des indigènes. « Dans leur grande majorité, cest vrai, les gens qui appellent ne sont motivés que par une chose : la prime, reconnaît la police. Et ça ne nous dérange pas du tout. » Ici on adore les histoires de ces fuyards identifiés par des observateurs nourris aux mamelles démissions de télévision reposant sur la délation comme « Americas Most Wanted » ou « Unsolved Mysteries ». Le trafiquant de drogue arrêté par un employé de strip-tease qui avait reconnu les serpents tatoués sur ses avant-bras. Le criminel de Los Angeles filmé par la caméra vidéo dun casino et quun physionomiste identifie en raison de la taille démesurée de sa tête. Et Grant Warren Beaucage. Lui croyait avoir fait le plus dur après avoir tué sa femme au Canada et sêtre glissé dans le maelström de Las Vegas. Il avait changé de nom et sétait même remarié dans une chapelle du quartier nord. Il avait pris ses habitudes en ville et allait parfois déjeuner au buffet du Stardust hôtel-casino. Seulement voilà. La malchance voulut que le caissier du restaurant ait justement lu, ce jour-là, dans le « Readers Digest », un article à vous glacer le sang sur lun des types les plus recherchés de ce pays. Et cest ce tueur-là qui était en train de manger face à lui. Beaucage neut pas le temps de terminer son repas. Le caissier, lui, dégusta la prime. Les gens du CAT aiment bien raconter ce genre dhistoires. Et davantage encore celles de ces larrons qui se font piéger comme des bouffons. « Je crois quon a à peu près tout vu, dit Cervantes. Des types accrochés aux plaques disolation du plafond, dissimulés dans la niche de leur chien, enfermés dans le tambour dune sécheuse, glissés sous leur waterbed, roulés en boule dans une poubelle, et même un qui sétait enfermé dans son placard. Un vrai gros fumeur, celui-là. Pendant quon le cherchait dans la maison, il était tellement nerveux quil na pas pu résister et a allumé une cigarette. Cest en voyant sortir de la fumée de la penderie quon a compris quil était caché à lintérieur. » A lextérieur, lentement, tombe la nuit. Sur les pistes de craps, les dés donnent des cours de hasard. Les cascades de néons jaillissent des casinos qui lessivent à pleins seaux. Et là, au coeur de ce monde postiche, se croyant à labri dans la tiédeur du soir, les papillons interlopes, ignorant leur destin éphémère, vont, viennent et tombent dans la lumière. Jean-Paul Dubois Se procurer le livre... Voir les autres articles de la série : "LAmérique minquiète. 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