Christine de Camy, Courte introduction sur la jalousie

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Christine de Camy, Courte introduction sur la jalousie
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Christine de Camy
Saint Augustin, dans ses Confessions, relate la scène d’un petit enfant
regardant son frère au sein de sa mère. Lacan y a apporté plusieurs commentaires. Celui qu’il fait dans le Séminaire XI est pour nous particulièrement précieux. Pourquoi le regard de cet enfant est-il si amer ? De quoi
est-il avide ? Lacan distingue l’envie de la jalousie.
Ce dont a envie cet enfant n’est sans doute pas le sein comme on
le croit parfois. Son envie est éveillée par l’objet de jouissance supposé à
l’autre qui lui manque. Il pâlit devant ce que Lacan appelle ici « la complétude de ce qui se referme 1 ». L’enfant dans cette scène semble réaliser, dans
un mouvement identificatoire, ce qu’il a perdu. Et il en éprouve le manque.
Ce n’est donc pas tant la concurrence avec son frère qui est là au premier
plan qu’un deuil à faire : celui d’une certaine complétude.
On saisit la portée fondatrice de ce moment et le choix qui incombe
alors au sujet : ou sombrer dans l’envie ou s’engager, à partir de ce manque
éprouvé, dans ce qui oriente son désir. C’est un moment inaugural pour le
lien social. L’enfant entre dans un rapport à l’autre comme semblable. Mais
il peut aussi le considérer comme pur rival spéculaire.
De l’envie à la jalousie. Il s’agit de passer de la jouissance au désir. En
partie du moins. La jalousie est un affect normal. Ainsi Freud l’envisage-t-il.
Sa présence n’a pas à nous étonner, c’est plutôt son absence chez un sujet
qui nous interroge. Elle serait alors à associer à un trop de refoulement qui
irait de pair avec une place très importante accordée par ce sujet à la jalousie.
Mais alors, absente ou pas du discours, la jalousie serait-elle le lot
de chacun ? Et convient-il de parler de la jalousie ou des jalousies ? Car
on peut être jaloux de bien des façons. Façons qui s’inscrivent notamment
dans une culture donnée, à un moment donné. Il n’était pas de bon ton, par
exemple, dans les années 1970, de faire connaître sa jalousie. On l’associait
alors immédiatement à un sentiment de propriétaire. « C’est sa femme »,
ironisait-on.
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« Les désarrois de l’âme »
Courte introduction sur la jalousie *
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Plus structuralement, on ne confondra pas ce qui est en jeu dans la
jalousie pour un sujet psychotique et pour un qui ne l’est pas.
On sera également attentif à la manière dont pour chacun l’amour et
le désir semblent s’adresser au même objet ou sont disjoints. Quelles en sont
les conséquences pour ce qui concerne la jalousie ? Et si celle-ci touche à
l’être du sujet, est-ce via son désir ou son amour ?
Freud et Lacan remarquent, l’un comme l’autre, que cette passion n’a
pas la même place chez les hommes et chez les femmes. Elle semble plus
importante chez les femmes. Quelques mots sur ce point. Lacan, dans une
leçon de son séminaire Les non-dupes errent 2, dit que c’est dans la nature
d’une femme d’être jalouse, « dans la nature de son amour » précise-t-il.
Freud avait insisté sur ce que la perte d’amour pouvait provoquer comme
angoisse chez une femme.
Reprenons très brièvement l’exemple paradigmatique de Madeleine
Gide qu’élabore Lacan dans « Jeunesse de Gide 3 ». Madeleine Gide a accepté
pendant des années de fermer les yeux sur la vie sexuelle de son mari,
sacrifiant donc une partie de sa vie tout en gardant la place unique qu’elle
avait pour lui.
Quand elle a compris qu’une de ses liaisons n’avait pas la même
teneur que les précédentes, quand elle a senti que Gide donnait à cette
rencontre-là la place particulière qui lui était jusque-là attribuée, elle a
frappé fort : elle a alors brûlé la correspondance qu’il entretenait avec elle
depuis l’âge de 13 ans, soit depuis trente-six ans. Elle l’a frappé ainsi dans
son être, tout en se frappant elle-même, car elle était aussi très attachée à
ces lettres.
Pour Gide, cette correspondance permettait à sa vie de se tisser sous
le regard de Madeleine. C’est ce qu’il rapporte dans son livre Et nunc manet
in te, un récit dans lequel il tente d’expliquer la douleur qu’il a ressentie à
la disparition de ces lettres. Ces lettres étaient uniques, elles n’avaient pas
de double et il les destinait à la postérité. Lacan attribuera à cette correspondance une fonction de fétiche, soit ce qui peut venir recouvrir la faille
de l’autre sexe.
En brûlant ces lettres, Madeleine Gide détruit mais en même temps
révèle ce qu’elle avait jusque-là accepté de masquer. Exigence d’amour donc,
qui, trahie, ouvre les vannes. Lacan articule cette exigence à une jouissance
spécifiquement féminine. L’amour et la place exclusive que peut donner un
homme à une femme peuvent amarrer cette jouissance-là.
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« Les désarrois de l’âme »
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Mots-clés : jalousie, envie, exigence d’amour, désir/jouissance.
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Intervention dans le cadre des rencontres sur « Les désarrois de l’âme » à Lacommande (64).
1. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI, Les Quatre Concepts de la psychanalyse, Paris, Seuil,
1973, p. 104.
3.
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2.
J. Lacan, Les non-dupes errent, séminaire inédit, leçon du 11 juin 1974.
J. Lacan, « Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966.
4. C. Millet, Jour de souffrance, Paris, Flammarion, 2008. Voir l’article de D. Marin, « Jour de
souffrance », dans ce même Mensuel.
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« Les désarrois de l’âme »
Médée en est un autre exemple. Et c’est ce qu’on retrouve dans bien
des livres de Marguerite Duras. Chaque exemple reste là particulier.
C’est ce que nous laisse aussi entendre Annie Ernaux dans son livre
L’Occupation, quand la jalousie envahit son univers. L’insupportable pour
elle est alors de s’inscrire dans une série, d’être devenue en quelque sorte
interchangeable. Vacillante alors sur sa place, privée du regard de l’homme
choisi, elle interroge cette Autre femme qu’elle suppose pouvant le satisfaire. Elle se sent maraboutée.
Dominique Marin reviendra sur certaines de ces remarques en parlant
de Jour de souffrance 4 de Catherine Millet.
Enfin, si la jalousie, côté femme, semble souvent surgir quand l’amour
blessé se dissocie du désir, côté homme, n’est-elle pas parfois, au contraire,
la condition d’un lien entre le désir et l’amour ? C’est un des points que
l’on retrouve dans À la recherche du temps perdu. Jean-Yves Pouilloux nous
fait entendre ce qu’est la jalousie du narrateur. Au-delà des amours d’Albertine, Proust interroge ce mur qui le sépare de ce qu’il suppose d’une Autre
jouissance.
La jalousie, désarroi de l’âme…