œdipus rex / symphonie de psaumes

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œdipus rex / symphonie de psaumes
IGOR STRAVINSKI
ŒDIPUS REX
/ SYMPHONIE
DE PSAUMES
CARNET
pédagogique
ÉCLAIRAGES
ŒDIPE : RAPPEL MYTHOLOGIQUE
par Marcel Ditche, professeur agrégé de lettres classiques.
Comme tout récit mythologique, l’histoire d’Œdipe comporte de nombreuses variantes. La version
la plus connue est celle donnée par les tragédies de Sophocle Œdipe Roi ( vers 430 avant J.C. ) et
Œdipe à Colone ( vers 401 avant J.C. ).
GÉNÉALOGIE
Œdipe appartient à la famille du fondateur de Thèbes, Cadmos. Son grand-père Labdacos ( « le
boiteux » ) et son père Laïos ( « le chef de peuple » ou « l’homme qui gauchit » ) étaient rois de cette
cité. Tous les descendants de cette famille, appelés les Labdacides, furent maudits par Pélops,
roi de Phrygie, en raison de la faute commise par Laïos : hôte de Pélops, il s’était épris de son fils
Chrysippos, l’avait enlevé, et celui-ci s’était donné la mort pour lui échapper. La mère d’Œdipe est
Jocaste, fille du prince thébain Ménœcée, et sœur de Créon.
L’ABANDON À LA NAISSANCE
Un oracle avait prédit à Laïos que, s’il avait un fils, celui-ci tuerait son père. À la naissance d’Œdipe,
l’enfant, âgé seulement de trois jours, fut donc remis à un berger pour être abandonné dans la
montagne, sur le Cithéron. Afin de transporter l’enfant comme un animal pris à la chasse, on avait
transpercé ses talons pour pouvoir y passer une courroie. C’est de l’enflure de ses pieds, causée
par ce traitement, qu’Œdipe tire son nom ( le « Pieds-enflés » en grec ). Mais le berger thébain,
désobéissant aux ordres, remit l’enfant à un berger de Corinthe, qui le porta au palais de Polybos,
le roi de cette cité. Celui-ci et sa femme Méropé, n’ayant pas d’enfant, l’adoptèrent et l’élevèrent
comme s’il était leur propre fils.
LE MEURTRE DE LAÏOS
Un jour, alors qu’Œdipe a grandi, un Corinthien ivre jette, lors d’un banquet, des doutes sur
la légitimité de sa naissance. Pour les lever, Œdipe décide d’aller consulter l’oracle d’Apollon à
Delphes. Sans répondre à ses questions sur l’identité de ses parents réels, Apollon lui prédit qu’il
tuera son père et épousera sa mère. Alors qu’il cherche à s’éloigner de Corinthe pour empêcher
la réalisation de cette funeste prophétie, Œdipe, pris de fureur, tue, lors d’une altercation à un
carrefour, un voyageur inconnu qui l’a agressé ainsi que ses compagnons. Sans le savoir, Œdipe
vient de tuer son père et de réaliser le premier terme de la prophétie : le parricide.
ŒDIPE ET LA SPHINGE
Sur la route de Thèbes, Œdipe doit affronter la Sphinge, un monstre à tête de femme et à corps
de lionne, qui décime la région, en dévorant tous ceux qui se montrent incapables de résoudre les
énigmes qu’elle leur pose. En découvrant la solution à l’énigme qui lui a été soumise ( non précisée
dans la version de Sophocle ), Œdipe provoque la mort du monstre et libère ainsi Thèbes.
ŒDIPE, ROI DE THÈBES
En raison de sa victoire sur la Sphinge, Thèbes proclame Œdipe roi et l’invite à épouser Jocaste,
la veuve de Laïos. Toujours sans le savoir, Œdipe épouse sa mère et accomplit le second terme
de l’oracle : l’inceste. Jocaste et Œdipe auront quatre enfants, deux garçons, Étéocle et Polynice,
et deux filles, Ismène et Antigone. Alors que Thèbes est victime d’une effroyable épidémie, qui
répand la mort et la stérilité, et que les Thébains le supplient de les sauver une nouvelle fois, Œdipe
fait consulter l’oracle d’Apollon sur les moyens d’y mettre un terme. La réponse du dieu est que
la cité doit être purifiée du sang qui la souille par le châtiment de celui qui l’a répandu. Il ne peut
s’agir que du meurtrier de Laïos, qu’Œdipe s’engage à découvrir. L’enquête, au cours de laquelle il
s’oppose violemment au devin Tirésias, qui lui affirme que le coupable recherché n’est autre que
lui-même, et à son beau-frère Créon, qu’il soupçonne de complot politique contre lui, finit par
lui révéler, grâce au témoignage du berger qui l’avait sauvé, la vérité sur sa naissance et la terrible
réalisation du destin annoncé et vainement fui : l’inconnu qu’il a tué était son père et la femme
qu’il a épousée, sa mère. À la découverte de l’horreur, Jocaste se pend et Œdipe se crève les yeux
avec les agrafes arrachées à la robe de la reine. Il demande à Créon, qui a repris le pouvoir, de
l’envoyer en exil, mais Créon veut d’abord consulter l’oracle.
EXIL ET ERRANCE
Alors qu’il était revenu sur son souhait de partir, Œdipe est cependant banni de Thèbes par Créon.
Ses deux fils ayant refusé de lui venir en aide, il les maudit. Accompagné de sa fille Antigone, qui
lui sert de guide, il commence une vie errante, tandis que ses fils, Étéocle et Polynice, comme
vient le lui annoncer Ismène, se sont mis à se quereller pour la succession du pouvoir. Étéocle,
aidé de Créon, a chassé de Thèbes Polynice et celui-ci, après avoir levé une armée, s’apprête à
assiéger la cité. Les deux frères vont successivement tenter de se concilier Œdipe, dont les dieux
ont affirmé que le concours serait décisif pour la victoire. Mais celui-ci refuse de se rallier à l’une
ou à l’autre des deux causes et renouvelle ses malédictions à l’égard de ses fils en leur prophétisant
qu’ils s’entretueront au combat.
MORT
Après de longs et pénibles voyages, Œdipe est parvenu à Colone, un bourg d’Athènes. Thésée,
le roi d’Athènes, lui accorde l’hospitalité qu’il demande. Œdipe lui révèle en retour que les dieux
assureront leur protection à la cité qui accueillera son tombeau. Après avoir défendu son innocence
dans les crimes qui l’ont accablé, Œdipe disparaît mystérieusement, dans un bois sacré, au milieu
des prodiges : voix inconnue, roulements de tonnerre, éclairs dans le ciel, grondements venus de la
terre. L’emplacement de sa tombe restera secret et nul mortel ne pourra s’en approcher.
STRAVINSKI ET LE NÉOCLASSICISME
par Christine Prost, maître de conférences émérite de musicologie
À l’aube du XXe siècle, se pose partout dans l’Europe musicale la question de l’évolution du langage
de la musique dite « savante ». La société change. La musique, comme elle l’a toujours fait au
cours des âges, reflète ces changements, qui se produisaient naguère comme de soi-même. Mais
le système tonal sur lequel était fondé le langage musical depuis trois siècles semble à beaucoup
de compositeurs épuisé. Dès lors, quelle orientation prendre ?
Les plus anciens, Debussy ( né en 1862 ) et Schœnberg ( en 1874 ), répondent à cette question
au tournant du siècle, chacun à sa manière. Debussy par une intuition artistique particulièrement
sensible à la poésie du sonore, assimilée par les critiques de son temps à l’impressionnisme pictural ;
Schœnberg par une réflexion méthodique, exigeante et austère sur le système lui-même, qui
engendrera l’écriture dodécaphonique.
Puis vient la génération suivante, née autour des années 1880, dont émergent Bartók ( 1881 )
et Stravinski ( 1882 ) qui choisissent, eux, de renouveler le langage musical en amalgamant les
éléments les plus caractéristiques de leur héritage national avec les richesses du monde occidental.
Une date emblématique rassemble les deux anciens et le jeune Stravinski, tout juste trentenaire :
1913, année qui vit naître Jeux de Debussy, Pierrot lunaire de Schœnberg et Le Sacre du Printemps
de Stravinski, trois œuvres phares de la modernité en marche.
« UNE MUSIQUE FRANÇAISE DE FRANCE » Cocteau et le Groupe des Six
En France, c’est à la génération née autour de 1900 qu’il reviendra de réagir à sa façon aux
propositions suggérées par ses prédécesseurs. Et, chose curieuse, ce n’est pas un musicien
qui se fera le prophète de ces nouvelles orientations esthétiques, que l’histoire qualifiera de
néoclassiques 1,mais un homme de lettres, très écouté dans les milieux de l’intelligentsia
parisienne, passionné de théâtre et de musique : Jean Cocteau.
Les notions que prônait en 1918 Jean Cocteau dans Le Coq et l’Arlequin comme étant typiquement françaises furent réaffirmées avec vigueur par le critique ( et compositeur ) Henri Collet dans
deux copieux articles du journal Comœdia des 16 et 23 janvier 1920. Le premier est titré « Un livre
de Rimski et un livre de Cocteau. Les cinq russes, les six français et Erik Satie », et développe une
thèse comparatiste entre deux groupes de musiciens ayant défendu une musique nationale, sous
l’égide d’un Maître : ici, Satie ; là, Rimski-Korsakov.
« Une musique non nationale ne saurait exister », affirmait Rimski.
« Je demande une musique française de France », réclame Cocteau au sortir de la grande guerre.
Comprenons : une musique « à mesure d’homme » ( brève ), aux couleurs pures, aux rythmes
et aux mélodies simples, sans chromatismes, aux harmonies claires et nettes, au ton populaire,
ouverte aux rythmes stimulants des Amériques, des cafés-concerts et du music-hall.
1
Comme pour beaucoup d’autres classifications générales, l’usage du terme s’est imposé sans que l’on puisse
lui fixer d’origine ni de date précise.
Le groupe des six jeunes compositeurs baptisé Groupe des Six par Henri Collet, porte-parole de
Cocteau, réunissait Auric, Durey, Honegger, Milhaud, Poulenc et Germaine Tailleferre. Ce fut
certes un groupe par l’amitié qui les unissait, mais fort peu par leurs esthétiques, issues de sensibilités très diversement colorées. Et encore moins par quelque revendication avant-gardiste ( si l’on
excepte les recherches de Milhaud dans le domaine de la polytonalité ).
Leur caractère commun se manifeste essentiellement par une attitude de rejet vis-à-vis de la
musique régnante dans la société qui leur était contemporaine :
• rejet du wagnérisme, dont le pathos leur est insupportable ;
• rejet de l’expressionisme, cultivé par les post-romantiques d’outre-Rhin ;
• rejet de l’impressionnisme debussyste, de son « flou » harmonique et de ses titres vaporeux ;
• rejet enfin ( pour la majorité d’entre eux ) de l’avant-garde d’obédience schœnbergienne,
considérée comme trop spéculative.
L’APPORT DÉTERMINANT DE STRAVINSKI
Dans les années 20, Paris, peuplé d’artistes de toutes nationalités – peintres, poètes, musiciens –
est le centre de la modernité. Et il revient au russe Stravinski, qui s’est parfaitement intégré aux
milieux artistiques et mondains de la capitale, d’avoir institutionnalisé le néoclassicisme musical
en tant que courant esthétique d’importance avec son ballet Pulcinella, représenté à l’Opéra de
Paris en mai 1920.
NÉOCLASSICISME : NOUVEAU CLASSICISME. Mais qu’entendre par le mot « classique » ?
Si l’on se place sur le plan historique, la période dite « classique » en musique est brève. Une
cinquantaine d’années, qui voit naître les œuvres de Mozart, Haydn et celles du premier Beethoven
– soit la seconde moitié du XVIIIe siècle.
Si l’on se place sur le plan du style, est classique tout ce qui répond à un idéal d’ordre, de mesure
et de clarté. C’est-à-dire à un ordre de valeurs n’appartenant exclusivement à aucune époque
historique – ni à aucun art particulier. Stravinski « se reconnaît » pleinement dans ces valeurs
dont il a fait depuis toujours le point d’ancrage de ses compositions, qui trouvaient jusque-là leur
source, nous l’avons signalé plus haut, dans l’héritage russe.
Si Pulcinella ouvre pour lui en 1920 une nouvelle période créatrice, qui couvrira une vingtaine
d’années, c’est parce qu’avec cette œuvre, composée à partir de fragments de musique de
Pergolèse, « se cristallise et se précise chez [lui] la tentation d’utiliser l’histoire musicale du passé
comme ressource stylistique du présent » 2.
2
André Boucourechliev, Igor Stravinski, Fayard, 1982, p.178
Nombre de compositeurs européens partagent à l’époque cette « tentation », fondée
paradoxalement sur le besoin impérieux d’un véritable renouveau. Sont-ils pour autant
néoclassiques ? Ranger sous la bannière du néoclassicisme toute composition faisant appel de
quelque manière que ce soit au passé, revient en définitive à vider le terme de toute correspondance
avec ce qu’il semble désigner. Son ambiguïté et le champ large qu’il ratisse nécessitent donc que
soit précisé clairement, quand on l’utilise, ce dont on parle.
Stravinski s’est maintes fois exprimé ( souvent de manière polémique ) sur ses conceptions
esthétiques. J’emprunte à sa Poétique musicale 3 ces quelques phrases qui me semblent en
expliciter clairement l’idée fondamentale, et dont on ne saurait contester la nature « classique » :
« inspiration, art, artiste, autant de mots pour le moins fumeux qui nous empêchent de voir clair
dans un domaine où tout est équilibre et calcul, où passe le souffle de l’esprit spéculatif. C’est ensuite,
mais ensuite seulement, que naîtra ce trouble émotif qui est à la base de l’inspiration et dont on
parle impudiquement en lui donnant un sens qui nous gêne et compromet la chose même ».
COMPOSITION NÉOCLASSIQUE DE STRAVINSKI Œdipus Rex
Ses compositions de l’époque naissent de son admiration et de son amour avoué pour certains
compositeurs du passé : Pergolèse, Glinka, Tchaïkovski. Mais aussi de sa prédilection pour certains
écrivains qui l’inspirent, notamment Pouchkine ; de son analyse des formes instrumentales du
XVIIIe siècle ( sérénade, sonate, symphonie, concerto ) ; de sa fascination pour le caractère épuré
de la danse classique ; de sa sympathie pour le symbolisme de Bach ou la rigueur abstraite des
polyphonies médiévales…. C’est dire qu’elles naissent d’une réflexion personnelle suscitée par tel
exemple ou tel phénomène du passé, et n’ont rien à voir avec quelque pastiche langagier.
Son exploration relève d’une inlassable et gourmande curiosité. Il en amalgame les trouvailles avec
une personnalité créatrice tellement forte qu’il suffit de quelques mesures pour que l’auditeur
reconnaisse son inimitable « patte » : dans l’élan moteur du rythme, la forme séquentielle
d’épisodes contrastés, tels des flashs cinématographiques ; dans ses ostinatos têtus, les tons crus
d‘une couleur instrumentale gouvernée par les instruments à vents, les dissonances acidulées,
les contrepoints inattendus ; sans compter – élément capital de toute musique vocale – sa façon
iconoclaste de traiter « le sujet fastidieux de la musique et les mots » 4.
Œdipus Rex, composé sur un texte de Cocteau traduit en latin, propose une illustration exemplaire
des principes auxquels Stravinski adhère en ce qui concerne ce « fastidieux sujet » : « quelle joie
de composer de la musique sur un langage conventionnel, presque rituel, d’une haute tenue
s’imposant d’elle-même ! On ne se sent plus dominé par la phrase, par le mot dans son sens propre.
3
Recueil rassemblant une série de conférences prononcées par Stravinski devant les étudiants de l’Université de
Harvard fin 1939, dès son arrivée aux États-Unis. Plon, 1952, p.35
4
Igor Stravinski, Notes et commentaires, Gallimard, 1963, p.190 ( à propos du mélodrame Perséphone )
Coulés dans un moule immuable qui assure suffisamment leur valeur expressive, ils ne réclament
plus aucun commentaire. Ainsi le texte devient pour le compositeur une matière uniquement
phonétique ( …. ) » 5.
L’œuvre est particulièrement composite : chaque épisode vocal ou choral a son propre référent
stylistique, qui bondit de la polyphonie médiévale à l’autocitation ; du récitatif baroque au grand
opéra meyerbeerien ou verdien ; de l’impressionnante vocalité des basses russes au charme
enveloppant des ténors lyriques. Aucun choix qui n’ait sa raison d’être dans le symbolisme de la
forme, la convenance et la justesse de la convention adoptée. L’humour sous-jacent qui apparaît
parfois sous le sérieux du propos l’allège, et permet au compositeur, me semble-t-il, de prendre
ses distances avec ce que pourrait avoir de trop écrasant le mythe antique.
Il n’est pas interdit de penser que, visitant dans un désordre soigneusement calculé l’histoire
de la musique occidentale, Stravinski n’ait voulu rendre compte, par ce désordre même, de
l’intemporalité du mythe. L’hypothèse est séduisante.
Quoi qu’il en soit, Œdipus Rex s’est imposé au fil du temps comme le chef-d’œuvre le plus achevé
du néoclassicisme. Chef-d’œuvre dans l’ordre du savoir-faire et de l’intelligence ; chef-d’œuvre
de puissance et de force concentrée ; chef-d’œuvre par la qualité du trouble émotif qu’il suscite,
d’autant plus prégnant que ne l’entache aucune sensiblerie ni aucune sentimentalité.
5
Igor Stravinski, Chroniques de ma vie, Cité, p.134
STRAVINSKI ET LA QUESTION RELIGIEUSE
par Elena Dolgouchine, musicologue, Aix-Marseille Université
STRAVINSKI : ORTHODOXE OU NON ?
Stravinski est discret dans ses propos. Cela ajoute un supplément de mystère à sa personnalité. La
dédicace explicite de la Symphonie de Psaumes ( 1930 ), « à la gloire de Dieu », peut surprendre,
car la question de la religion, domaine essentiellement privé, ne fera pour le compositeur l’objet
d’aucune interview. Seules quelques phrases dans ses écrits austères ( Chroniques de ma vie et
Poétique musicale ) esquissent le portrait d’un Stravinski en chrétien orthodoxe. Ce postulat,
déterminé par le lieu et l’époque de sa naissance ( la Russie impériale en 1882 ), ainsi que par son
milieu familial, paraît logique. Néanmoins, l’origine de son nom – comte Soulima-Stravinski – est
polonaise. Faut-il prendre en compte cette ascendance catholique ?
Sa présence prolongée en Occident dès 1910 lui fait prendre davantage conscience d’être
russe. Par exemple en 1912, Stravinski, en bon croyant, s’insurge contre l’auteur de Parsifal et
son principe de « placer un spectacle d’art sur le même plan que l’action sacrée et symbolique
que constitue le service religieux », et contre cette « conception inepte et sacrilège de l’art comme
religion »1. Sur la page suivante de ses Chroniques il s’exclame, excédé : « la laïcité triomphante, en
dégradant les valeurs spirituelles et en avilissant la pensée humaine, nous mène infailliblement à
un abrutissement complet ».
Un autre « indice » de la piété de Stravinski transparaît dans un passage sur l’Espagne, qu’il visite
en 1916 avec Diaghilev, son grand ami : « elle me révéla le profond tempérament religieux de ce
peuple et l’ardente mystique de son catholicisme, si proche dans son essence, du sentiment et de
l’esprit religieux russes » 2.
Stravinski fréquente le milieu russe orthodoxe en Suisse entre 1914 et 1918, puis à Paris et à Nice
dans les années 1920. Quelques témoignages des proches du compositeur convergent vers l’idée
que sa foi s’accroît vers 1925. On évoque l’ambiance familiale, au centre de laquelle est sa femme
Katherine, atteinte de phtisie et très dévote, ainsi que le problème de main droite de Stravinski
« miraculeusement » réglé avant qu’il ne joue sa Sonate pour piano au festival de Venise. Diaghilev
témoigne de la ferveur nouvelle avec laquelle Stravinski aborde la Semaine Sainte en 1926 : il
jeûne et prie, « affamé de nourriture intellectuelle et spirituelle »3. Dès lors, le développement de
son sentiment religieux se fait davantage sentir dans son œuvre, la piété lui inspirant des sujets et
stimulant son imagination.
Pendant presque un demi-siècle, le compositeur continuera à faire sa prière, probablement en slavon.
« Je veux prier dans la langue à laquelle j’étais habitué depuis mon enfance », dira-t-il déjà âgé.
1
Igor Stravinski, Chroniques de ma vie, Denoël, Paris, 2000 , p . 53
2
Igor Stravinski, idem, p. 81
3
Alex Rosse, The rest is noise, Picador, 2008, p. 127
LES ŒUVRES SACRÉES
Sa première composition purement religieuse date de 1926 ( Otche Nach, texte fondateur en
slavon ), et sera suivie par deux chœurs mixtes destinés à la liturgie orthodoxe : Simvol veri ( Credo )
en 1932 et Bogoroditse Devo ( Ave Maria ) en 1934. Pourtant, dès 1926, lors de la composition
de son Œdipus Rex, Stravinski se range du côté des anciens maîtres de l’Église et consacre des
pages entières de ses écrits à la défense de son nouveau choix : celui du latin. C’est un moment
décisif dans la trajectoire du compositeur. Presque la totalité des œuvres sacrées qui vont suivre
( Symphonie de Psaumes en 1930, Messe en 1948, Canticum Sacrum en 1955, Threni en 1958,
Requiem canticles en 1966 ) utilisent le latin. Les textes sont empruntés à l’Écriture sainte, soit
aux Psaumes 38, 39 et 150 pour la Symphonie, soit aux Lamentations de Jérémie pour Threni.
Ses premiers chœurs en slavon seront par ailleurs réadaptés en latin en 1949 pour une édition
américaine. Deux œuvres tardives en anglais ( A Sermon, a Narrative and a Prayer en 1962 et Introitus
en 1965 ) complètent le corpus sacré de Stravinski et confirment sa prédilection pour le latin.
« Quelle joie de composer la musique sur un langage conventionnel, presque rituel. Ainsi le texte
devient pour le compositeur une matière uniquement phonétique » 4, s’exclame-t-il. Cela lui
permet de porter toute son attention musicale sur la syllabe, « l’élément primitif ». Ce principe
correspond parfaitement au type de travail syllabique des textes dans l’ancien plain-chant russe
avec amplification des voyelles etc., qu’on appelait « l’homonie ».
Sans doute Stravinski était-il conscient de cette continuité avec la tradition religieuse russe.
Néanmoins il avançait selon sa propre idée compositionnelle : le mot devrait perdre sa signification
logique et sa force expressive pour devenir uniquement un élément d’intonation, pour participer à
l’« écoulement du temps »5 musicalement ordonné par le compositeur.
Contre tous ses détracteurs qui traitent sa musique d’« inhumaine », « sans expression », Stravinski
persiste, et affirme son concept ontologique de la musique : « la construction faite, l’ordre atteint,
tout est dit » 6.
4
Igor Stravinski, idem, p. 156
5
Igor Stravinski, idem, p. 70
6
Igor Stravinski, idem, p. 70
LA SPIRITUALITÉ DE STRAVINSKI
Personnalité complexe chez qui la sensibilité et l’intelligence ne font qu’un, le musicien Stravinski
est également philosophe et bâtisseur : « toutes ses œuvres ont toujours été vues et conçues
comme des concepts sonores »7. Son besoin de penser et de « vivre par ses concepts » 8 le mène
vers la spéculation sur le phénomène de la musique, qui selon lui est le seul art capable de « réaliser
le présent » 9 et ainsi de réconcilier l’homme avec le temps ontologique. La structure intelligible
laissant graduellement apparaître l’ordre voulu par le compositeur s’apparente ici à l’architecture.
L’idée proche de Gœthe, selon laquelle « l’architecture est une musique pétrifiée » 10, résonne
dans l’univers de Stravinski. En cherchant à atteindre cet ordre musical, Stravinski trouve des constructions particulières, « des
solutions aux problèmes » pour chacune de ses œuvres. Ainsi la triple apparition du thème de
l’Alleluia, style orthodoxe qui soude le final de la Symphonie de Psaumes, évoquerait la Trinité, tandis
que l’architecture de Saint-Marc « dédicataire » du Canticum Sacrum inspire la construction de
cette cantate en cinq parties symbolisant les cinq coupoles de la basilique. Certains éléments sont
récurrents : l’utilisation du choral, comparable à un îlot spirituel, et l’idée de procession solennelle
comme symbole de la « conductibilité du temps » 11.
L’admiration constante de Stravinski pour Venise et sa Basilique prendra de plus en plus d’importance
vers la fin de sa vie. Le vieux maître veut y travailler, y jouer ses œuvres et les dédier à cette ville.
Il la désigne également pour son repos éternel. Quant à la Basilique, n’est-elle pas l’image du
langage universel d’une religion au-delà de toute obédience ? Une Byzance du passé, donnant son
élan à l’Orthodoxie et au Catholicisme du temps présent ? Stravinski, dans sa démarche créative
et spirituelle, rassemble comme sur les mosaïques de Saint-Marc ses inspirations chrétiennes
multiples, en aspirant à ce genre d’universalité.
7
Pierre Souvtchinsky, Un siècle de musique russe, Actes Sud, 2004, p. 221
8
Pierre Souvtchinsky, idem, p. 205
9
Igor Stravinski, idem, p. 70
10
Igor Stravinski, idem, p. 71
11 Pierre Souvtchinsky, idem, p. 202
FESTIVAL D’AIX-EN-PROVENCE 2016 www.festival-aix.com
SERVICES ÉDUCATIF ET SOCIO-ARTISTIQUE – PASSERELLES
[email protected] / [email protected]
COORDINATION ÉDITORIALE Alain Perroux
TEXTES Marcel Ditche / Christine Prost / Elena Dolgouchine
DESIGN GRAPHIQUE Céline Gillier

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