Jérémie sans peur et sans reproche

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Jérémie sans peur et sans reproche
Jérémie sans peur et sans reproche
Jérémie, le mal-aimé. On ne peut pas prononcer son nom sans entendre instinctivement l'allusion aux "jérémiades" qui ont fait le lui le symbole du pleurnichard. Injustice pour cet homme
d'une force de caractère peu commune, injustice pour tous les prophètes qui, comme lui, ont eu
le courage d'annoncer une parole qui dérange... Rencontre.
Prophète de malheur ?
Jérémie commence son ministère dans une période particulièrement troublée de l'histoire du royaume de
Juda. Les premiers versets situent l'époque (que les exégètes discutent encore) :
[...] La parole du SEIGNEUR s'adresse à lui, au temps de Josias, fils d'Amôn, roi de Juda, la treizième année de son règne. (Jr 1, 2)
Josias est un saint homme, qui a rétabli l'ambiance religieuse, mais qui s'est enferré dans des alliances politiques foireuses avec l'Egypte, pour contrebalancer l'influence grandissante de Babylone, à laquelle ses prédécesseurs avaient fait allégeance, au lieu de faire alliance avec Dieu dans tous les domaines de la vie. Il perdra la
vie au cours de la bataille de Karkemish, désastreuse pour les égyptiens et leurs alliés, écrasés par les babyloniens, ce qui met un terme à leur domination en Palestine.
Les successeurs de Josias se révèleront encore bien plus difficiles :
[La Parole de Dieu] s'adressa encore à lui au temps de Yoyaqim, fils de Josias, roi de Juda, jusqu'à
la fin de la onzième année de Sédécias, fils de Josias, roi de Juda, jusqu'à la déportation de Jérusalem, au cinquième mois. (Jr 1,3)
En effet ils ne tirèrent pas les leçons des désastres et persistèrent dans la volonté de l'indépendance, écrasés
entre les deux géants en lutte inégale, allant de l'un à l'autre, refusant une soumission à Babylone qui était peutêtre le seul moyen de sauvegarder la paix. Jérémie annonce les malheurs inévitables à venir, conséquence du
refus du peuple et de ses rois de reconnaitre Dieu comme son seul guide. Ainsi Jérémie n'est-il que le prophète
du malheur1 que le peuple s'est choisi... Ce malheur aboutira aux catastrophes connues et évoquées à la fin du
livre et dans le 2ème livre des rois : Jérusalem est prise, les remparts abattus, le temple détruit, son trésor dévasté, les élites déportées (2Rois 24-25 ou Jr 52, qui sont d'ailleurs très proches).
Qui est Jérémie ?
Son nom (en hébreu Yirmeyahou) signifie "le SEIGNEUR élèvera" 2 .
Le livre ne dit pas grand-chose du peronnage. Il nous dit simplement qu'il est issu d'une famille sacerdotale :
Paroles de Jérémie, fils de Hilqiyahou3 , l'un des prêtres résidant à Anatoth, dans le territoire de
Benjamin. (Jr 1, 1)
La tribu de Benjamin est au nord de Juda. Ce petit territoire inclut des villes importantes comme Jéricho et
Bethel. Jérusalem est à la limite entre Benjamin et Juda, ce qui explique que les deux tribus soient restées ensemble lors du schisme qui a suivi le règne de Salomon. Saül était originaire de Benjamin, son échec est resté
dans les mémoires. Ceci explique que les benjaminites étaient facilement méprisés et souffraient d'un complexe
d'infériorité. Anatoth était sans doute un bourg au nord de Jérusalem où résidaient des prêtres, mais sa localisation reste incertaine ; c'est là, semble-t-il, que Salomon avait exilé le prêtre Ebyatar4.
Jérémie était de plus très jeune : pas forcément adolescent comme on l'a dit, mais trop jeune pour l'état sacerdotal et pour prendre la parole en public. Il est bien conscient que sa jeunesse va être un handicap et il s'en
ouvre à Dieu lorsqu'il prend conscience de sa vocation :
La parole du SEIGNEUR s'adressa à moi:
"Avant de te façonner dans le sein de ta mère, je te connaissais; avant que tu ne sortes de son
ventre, je t'ai consacré; je fais de toi un prophète pour les nations" 5
Le mot malheur est présent 54 fois dans le livre, et bien des fois Jérémie lui-même est malade du malheur
qu'il annonce
2 Après avoir semble-t-il été classique dans les premiers temps de l'Eglise, le prénom Jérémie (sous la forme
Jérémy ou des formes dérivées) est revenu à la mode à l'époque moderne en France ; il a eu on heure de gloire
à la fin des années 90 et reste encore à la mode.
3 ou Hilkya ("Le SEIGNEUR est ma part)
4 cf 1R 2,26 ; si c'est un ancêtre de Jérémie, ce n'est pas forcément un cadeau...
5 Cette "prévocation" qui évoque le choix de toute éternité n'est pas habituelle.
1
Je dis: "Ah! Seigneur DIEU, je ne saurais parler, je suis trop jeune" 6
Le SEIGNEUR me dit: "Ne dis pas: Je suis trop jeune. Partout où je t'envoie, tu y vas; tout ce que je
te commande, tu le dis; n'aie peur de personne: je suis avec toi 7 pour te libérer - oracle du SEIGNEUR."
Le SEIGNEUR, avançant la main, toucha ma bouche, et le SEIGNEUR me dit: "Ainsi je mets mes
paroles dans ta bouche 8 . Sache que je te donne aujourd'hui autorité sur les nations et sur les
royaumes, pour déraciner et renverser, pour ruiner et démolir, pour bâtir et planter." (Jr 1, 4-10)
Un passage connu qui n'en reste pas moins impressionnant. Il montre quelques traits de caractères de Jérémie, qui sont des caractéristiques du prophétisme : l'hésitation devant quelque chose qui nous dépasse et la passion qui habite celui que Dieu s'est choisi.
Un passionné qui n'a peur de rien
Jérémie est en effet tout le contraire d'un pleurnichard. Cette réputation lui est venue parce qu'on lui a attribué à tort le livre des "Lamentations"9. La confusion n'est pas absurde, mais le livre de Jérémie montre au contraire un homme d'une force de caractère peu commune, marqué par le malheur qu'il observe mais jamais découragé longtemps, tout le contraire d'un pleurnichard10. Et pourtant il a fort à faire pour annoncer une parole
dure, face à des faux-prophètes qui caressent le roi et le peuple dans le sens du poil. Plusieurs de ses interventions se terminent mal. L'une, où il annonce encore la ruine de Jérusalem se termine par une condamnation à
mort :
Quand Jérémie eut achevé le discours que le SEIGNEUR lui avait ordonné de prononcer à l'adresse
de tout le peuple, alors les prêtres et les prophètes - et tout le peuple - se saisirent de lui en disant: "Tu as signé ton arrêt de mort. Tu oses prophétiser au nom du SEIGNEUR: Cette Maison deviendra comme Silo, et cette ville sera rasée, vidée de ses habitants!" Tout le monde s'attroupa
autour de Jérémie dans la Maison du SEIGNEUR. (Jr 26, 8-9)
Il faut l'intervention du peuple, d'abord subjugué par les prêtres, puis lucide, qui évoque le prophète Michée
et conclut à l'importance d'une conversion11 . Jérémie a la vie sauve mais un autre prophète inconnu par ailleurs,
Ouriyahou, qui s'était enfui en Egypte après une prédication aussi imprudente, fut rattrappé et assassiné (Jr 26,
10-24).
Ça n'empêche pas Jérémie de continuer. On entend encore résonner sa vocation - "tout ce que je te commande, dis-le; n'aie peur de personne: je suis avec toi pour te libérer" - Et s'il s'obstine, ce n'est pas par plaisir
d'annoncer la dévastation et la ruine, ce n'est pas qu'il soupçonne le Seigneur de prendre un plaisir sadique à la
destruction de son peuple, c'est qu'il veut l'amener, envers et contre tout, à la conversion, et qu'il se désole de
voir ses dirigeants refuser d'en prendre le chemin.
Parfois, cet homme tellement humain trébuche, victime du découragement. Il en a assez de n'annoncer que
le malheur. Il crie à Dieu sa révolte, mais sa passion le brûle et le renvoie irrésistiblement à sa mission :
Chaque fois que j'ai à dire la parole, je dois appeler au secours et clamer: "Violence, répression!"
A cause de la parole du SEIGNEUR, je suis en butte, à longueur de journée, aux outrages et aux
sarcasmes. Quand je dis: "Je n'en ferai plus mention, je ne dirai plus la parole en son nom", alors
elle devient au-dedans de moi comme un feu dévorant, prisonnier de mon corps; je m'épuise à
le contenir, mais n'y arrive pas. (Jr 20, 8-9)
Et il repart de plus belle, pour répéter au peuple de revenir à Dieu, aux prêtres qu'ils ont à soutenir cette
conversion et aux dirigeants qu'ils ont à guider le peuple... Les intercessions, les scrifices, les prières sont inutiles tant que le cœur ne s'est pas converti en profondeur :
Ainsi parle le SEIGNEUR à ce peuple: "Oui, ils aiment vagabonder, ils ne contrôlent pas leurs démarches." Parce qu'ils ne plaisent pas au SEIGNEUR, maintenant il rappelle leur perversion, il punit leurs fautes.
A rapprocher de la vocation de Moïse (Ex 4,10) ou d'Isaïe (Is 6, 5) : le prophète se sent indigne de porter la
parole de Dieu et se trouve des excuses que Dieu rejette.
7 C'est une des significations possibles du nom YHVH révélé à Moïse. Jérémie se trouve dans la situation de
Moïse au buisson ardent.
8 Geste analogue dans la vocation d'Isaïe, accompli par un séraphin qui lui touche la bouche avec un charbon.
9 plaintes sur la déchéance de Jérusalem, la ville de Dieu punie pour son péché, après la destruction par Nabuchodonosor
10 Il ne manque pas de contradictions entre Lamentations et Jérémie (voir à ce sujet l'introduction des Lamentations dans la TOB)
11 Comble d'un humour pas forcément volontaire, c'est le peuple qui fait la leçon aux prêtres...
6
Le SEIGNEUR me dit: "N'intercède pas en faveur de ce peuple, ne souhaite pas son bonheur! S'ils
jeûnent, je n'écoute pas leur plainte. S'ils me présentent holocaustes et offrandes, cela ne me
plaît pas. C'est par l'épée, la famine et la peste que je vais les exterminer." (Jr 14, 10-12)
Les prêtres, son milieu d'origine, ne sont pas plus tendres avec Jérémie. Mais les pires sont les faux prophètes. Si Jérémie démoralise le peuple, eux découragent de vrai prophète :
Je dis: "Ah! Seigneur DIEU, mais les prophètes leur disent: Vous ne verrez pas l'épée, et la famine
ne vous surprendra pas; je vous donnerai en ce lieu une prospérité assurée."
Le SEIGNEUR me répondit: "C'est faux ce que les prophètes prophétisent en mon nom; je ne les
ai pas envoyés, je ne leur ai rien demandé, je ne leur ai pas parlé. Fausses visions, vaticinations,
mirages, trouvailles fantaisistes, tel est leur message prophétique!" (Jr 14, 13-14)
Il faut dire que beaucoup de visions de Jérémie sont effrayantes :
[...] Les gens à qui [les faux prophètes] prophétisent joncheront les ruelles de Jérusalem à cause
de la famine et de l'épée: ils n'auront personne pour les ensevelir, eux, leurs femmes, leurs fils,
leurs filles. Ainsi je reverserai sur eux leur méchanceté. Tu leur diras cette parole: Mes yeux fondent en larmes, nuit et jour, sans trêve: un grand désastre a brisé la vierge, mon peuple, un
coup meurtrier. Si je vais aux champs, voilà les victimes de l'épée; si je rentre dans la ville, voilà
ceux que torture la faim. Prophètes et prêtres parcourent le pays sans plus rien comprendre. (Jr
14, 16-18)
Quand les armées babyloniennes mettent vraimment le siège à Jérusalem, évidemment c'est la panique. Jérémie est accusé de trahison, de passer à l'ennemi, de démoraliser le peuple. Personne ne comprend qu'il n'y a
aucun espoir dans la résistance acharnée contre les babyloniens, que les égyptiens ne seront d'aucun secours.
Pactiser, c'est peut-être perdre l'honneur - mais quel honneur, celui d'avoir abandonné Dieu ? - mais c'est sauver
la ville et combien de vies ! C'est éviter les malheurs annoncés, et c'est Dieu lui-même, par la voix de Jérémie,
qui y invite. Au lieu de la lucidité, les ministres s'obstinent, le roi leur cède, Jérémie est jeté dns une citerne
pleine de boue où il aurait fini noyé ou mort de faim. L'honneur revient à cet eunuque nubien qui dénonce le
forfait au roi trop faible12, qui change d'avis et fait retirer le prophète de son trou (Jr 38, 1-13).
Mais pour autant le roi Sédécias n'écoute pas les conseils de bon sens de Jérémie et l'inéluctable se produit.
Jérusalem est prise et détruite, le roi13 est mutilé, ses enfants tués devant lui, une partie de la population déportée. Il semble que Jérémie ait été épargné et protégé, qu'il ait choisi de rester en Judée. Il s'oppose à un groupe
de judéens qui voulaient quitter les lieux, après avoir assasssiné le commissaire nommé par Nabuchodonosor,
pour s'installer en Egypte et pourrait avoir été tué à cette occasion, en Judée ou en Egypte.
Une figure du Christ
Parallèlement à la figure populaire du pleurnichard des jérémiades14 , les spécialistes de la bible ont vu en
Jérémie, chevalier sans peur et sans reproche de la parole de Dieu, une figure du Christ. Essayons quelques rapprochements classiques, tout en gardant conscience de leur fragilité :
- La vocation qui prend son origine avant la naissance n'est pas exclusive de Jérémie et de Jésus mais elle
n'est pas fréquente dans la bible15
- L'assurance ferme et sereine de Jérémie face à ses accusateurs rappelle aussi16 celle de Jésus 17.
- La passion pour la parole de Dieu : évidence logique pour Jésus, elle est sensible partout chez Jérémie18.
- La déception devant l'insuccès de leur mission qui fait pleurer Jésus devant le Temple :
- Personne n'écoutait les paroles que le SEIGNEUR proclamait par l'intermédiaire du prophète Jérémie (Jr 37, 2)
Que cette belle phrase "Ce qu'ils on fait au prophète Jérémie, c'est mal", qui donne à Jérémie le titre de prophète et dit où est le bien, soit dans la bouche d'un étranger, est un signe de l'état de déliquescence où se
trouve le peuple.
13 Qui avait cherché à s'enfuir, abandonnant le peuple...
14 Et elle a la vie dure, cette figure populaire ! la plupart des dictionnaires et des sites internet présentent
l'origine des jérémiades par les lamentations sur Jérusalem. Il n'est pas déraisonnable d'imaginer que Jérémie
ait pu se lamenter sur le sort de Jérusalem, mais n'allons pas plus loin !
15 cf Is 49,1(où elle désigne Israël) et Jg 13,5 (à propos de Samson qui est consacré comme "nazir")
16 en apparence évidemment car nous ne pouvons pas nous baser sur le livre, qui cherche avant tout à en faire
l'apologie, pour connaître le personnage historique. On peut néanmoins suposer que s'il s'était agi d'un poltron, il ne serait pas passé à la postérité...
17 comparer Jr 26, 11-15 et Jn 18, 19-23
18 voir par exemple Jr 20, 9 cité plus haut
12
- "Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et lapides ceux qui te sont envoyés, que de
fois j'ai voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble sa couvée sous ses ailes, et
vous n'avez pas voulu (Lc 13, 34)
Et si on pense que le nom Jérémie signifie "Dieu élèvera" et que Jésus fait constamment allusion à "être élevé de terre"... C'est tiré par les cheveux ?
Le prophète, un homme des béatitudes
L'exemple de Jérémie nous permet de tracer quelques traits d'un portrait du prophète en nous basant sur les
béatitudes :
- il se sait pauvre : il doit tout à Dieu qui l'a choisi et lui donne force et courage dans sa mission.
- il est doux, c'est-à-dire non violent, comme Jérémie ou Jésus en donnent l'exemple, en ne réagissant jamais
par la violence, même face à la mort, ce qui n'empêche pas la fermeté.
- il déborde de tendresse, il est tout entier donné à sa mission avec passion, pour la vie des hommes et des
femmes qui lui sont confiés.
- il cherche à construire la paix par tous les moyens, même quand l'incompréhesion paralyse son entreprise.
- il invite à la conversion pour vivre la justice et la sainteté voulues par Dieu.
- c'est un cœur pur, transparent à la volonté de Dieu, qui sait voir en chacun un frère.
- il est du côté de ceux qui pleurent, solidaire des malheureux que suscite l'aveuglement des puissants.
- il est persécuté parce qu'il cherche à être juste, et que cette recherche va à l'encontre des intérêts des puissants et des riches.
Jérémie apparaît ici comme un exemple parfait, un modèle du prophète. Malheureusement, comme beauccoup d'autres, il a "prêché dans le désert"... Le baptême fait de nous des prêtres, des prophêtes et des rois, à la
suite du Christ : ce n'est pas un mot, Jérémie est l'image du défi qui nous est proposé...

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