Lettre d`information Mémoire Vive / Memória Viva

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Lettre d`information Mémoire Vive / Memória Viva
Lettre d information Mémoire Vive / Memória Viva N°13
19 Mars 2008
Chers amies et amis du Sudexpress,
"Ai de ti, se não te vestires de preto!"
"Gare à toi si tu ne t'habilles pas en noir!"
Cette phrase, c'est Rosa, la Rebelle, qui nous la rapporta au cours d'une conversation à bâtons
rompus au milieu d'un décor généreux en étoffes, en objets amoureusement collectionnés, en
lumière. Et surtout haut en couleurs. Car Rosa aime les couleurs ; elle les manie avec panache, avec
un irrésistible naturel. Tout cela tombe à pic au moment où Joana Vasconcelos triomphe, à Paris,
avec ses ré-interprétations de l’art populaire portugais qui provoquent chez les journalistes la
remontée des vieux clichés publicitaires d’après lesquels le Portugal serait “ le pays où le noir est
couleur ”.
Adiante.
Ainsi c'est donc chez Rosa que nous abordons le sort des "veuves de vivant". Etrange Portugal, où
les femmes du peuple s'habill(ai)ent en noir, même pour le mariage. Des relents d’Inquisition
balayent le pays et remontent jusqu’à aujourd’hui. Rosa nous rappelle que l'habit de mariage de la
paysanne du littoral "minhoto" était noir, alors que dans l'imaginaire collectif, cette province-là est
synonyme de couleur. Des peintres comme Eduardo Viana ou Sonia et Robert Delaunay en furent
possédés. Eliane Meunier, aussi. Mais le noir de l'habit de mariage des femmes de Viana do Castelo
avait bien sûr, une raison d'être: c'est avec ce même habit que la femme se faisait enterrer.
Ainsi, avant même de mourir, et lorsqu’elle se mariait, la femme minhota renonçait en quelque sorte
aux vanités de ce monde. Croyante, elle suivait sa foi en la religion catholique et dans l’institution du
mariage, qui l’emmenait tout naturellement vers la constitution de la famille, pilier de l’Eglise. Une
ribambelle d’enfants et la dureté de la vie se chargeaient ensuite de son vieillissement précoce. La
Clara souriante et joyeuse de José Malhoa devient très rapidement une femme endeuillée, d’abord
par la mort des enfants qui “ partaient ” fréquemment en bas âge, ou par celle d’un parent. Mais le
deuil suprême intervenait avec la mort du mari : avec son trépas (les hommes mourraient plus jeunes
que les femmes), ou son départ vers des terres lointaines en quête d’argent pour faire vivre sa famille.
Restée seule au village, Clara devenait alors une “ veuve de vivant ”, toute de noir vêtue. Un sort
qu’ont surtout partagé les femmes de ceux qui ont émigré en traversant l’océan, qu’ils soient
Portugais, Espagnols ou autres Européens - vieille histoire qui, pour certains, dure au moins depuis le
temps des découvertes… Et pourtant, il n’existe pas beaucoup de représentations de ce drame-là
engendré par l’émigration et l’exil, comme celui de l’héroïne du roman de Brigitte Paulino-Neto, La
mélancolie du géographe (bibliothèque du Sudexpress).
Avec le départ de leur homme, dans cette société dominée par une Eglise catholique réactionnaire,
toute femme respectable devenait donc une “ veuve de vivant ” et ce à vie, lorsque le bonhomme ne
rentrait pas et qu’elle n’en avait aucune nouvelle. Elle se devait d’obéir à l’injonction du mari, qui,
avant son départ, l’avertissait : "Ai de ti, se não te vestires de preto!" ("Gare à toi si tu ne t'habilles pas en
noir!"). Et maintenait ainsi le pouvoir et la mainmise sur sa femme comme le raconte par ailleurs
Maria Lamas dans son grand reportage sur les femmes de son pays : qu’elle sonne puérile cette
lettre de son mari reçue par une paysanne du Alto Minho au bout de … dix-huit années passées à
l’étranger. Au moment où il s’apprête, enfin, à rentrer, riche, dit-il, il a une demande précise : “ Faistoi belle ! Attention, car je me suis habitué à voir ici de très belles femmes ! Je veux te retrouver comme tu
étais quand je suis tombé amoureux de toi. Tu vivras comme une dame, le temps des travaux est révolu.
Lorsque tu marcheras à mes côtés, avec nos enfants, ils nous envieront tous. ”
La femme devait, par ailleurs, se plier au pouvoir coercitif exercé par la société entière, car “ le fait
est : le noir confère autorité et dignité qui conviennent quand on s’adresse aux journaliers, aux
commerçants, aux voisins ; à ceux qui savent qu’elle est désormais seule. ” (La mélancolie du
géographe, p. 17).
Mais, au temps de la dictature de Salazar, la femme devenait aussi “ veuve de vivant ” lorsque la
police politique (PIDE) venait chercher le gréviste opposant, chez lui : c’est ce qui arriva au mari de
Adelina Padeira, dans Silêncio na casa do barulho, où Margarida Carpinteiro (bibliothèque du
Sudexpress) met en scène une grève, dans l’usine de tabac, à laquelle les ouvrières participent en
première ligne ; à côté d’elles, il y a le mari de la boulangère, que les sbires du pouvoir viennent
chercher le lendemain matin chez lui. Il ne reviendra jamais et Adelina portera l’habit noir jusqu’à la
fin de sa vie.
Ainsi va la vie des femmes dans un pays qui connut des vagues successives d’émigration. Elles sont
les héroïnes d un long cauchemar. Contraintes à rester gardiennes d’une famille qui commence à
se démembrer avec l’émigration du mari, elles jouent leurs rôles multiples de chef de famille, de père,
de mère, de maître d’œuvre. Or, lance une lectrice de la revue Peregrinação , qui se soucie de toutes
ces femmes restées au pays et qui n’en sont jamais parties ? Car il n’y a pas que les “ veuves de
vivant ”, il y a aussi les mères qui voient partir leurs enfants vers l’inconnu, et dont les sciences
sociales ne se sont, pas non plus, vraiment occupées. Les études des sociologues ou des historiens
tournent presque exclusivement autour de ceux qui partent ; la littérature aussi. Pas de
représentations particulières non plus du côté des arts plastiques. En tout cas, pas au Portugal.
Aucune des sculptures publiques qui rendent hommage aux émigrants ne prend en compte le
cauchemar des femmes qui restèrent. Il faut aller dans l’Espagne voisine pour trouver l’expression de
cette douleur-là dans l’immense et poignante Madre del emigrante de Ramon Muriedas.
Ces mères sont aussi souvent des grands-mères qui ont, en partie ou entièrement, élevé un ou
plusieurs de leurs petits-enfants, lorsque les parents étaient trop occupés à travailler pour gagner
l’argent qu’ils jugeaient nécessaire avant de rentrer au pays. Ilda, Natalina et Rosa, toutes femmes de
ménage à Paris, nous donnent leurs points de vue sur ce transfert. Voilà encore un sujet sur lequel
ne s’est jamais vraiment portée l’attention des sciences sociales, ni celle du cinéma, de la littérature ou
des arts plastiques : le sort de tous les enfants laissés aux familles pendant que les parents travaillaient
à l’étranger ; les villages portugais regorgent de cette mémoire-là. Notre amie Rosa, la Rebelle, a ellemême élevé deux de ses nièces, avec leur grand-mère, avant de partir à son tour. Peut-on pour autant
rapprocher ce vécu de ce que dénonce la revue Sciences Humaines (n° spécial 4, Déc. 2005), qui
alertait sur la mondialisation de l’amour maternel et sur les coûts humains du transfert de soins,
d’attention, d’amour qui s’opère lorsque les femmes du Sud (beaucoup de Philippines) émigrent,
quittant souvent mari et enfants, pour aller s’occuper des familles aisées des pays riches (notamment
aux Etats-Unis) ? Il s’agit-là d’une atteinte claire à l’article 6 de la Déclaration des Nations Unies des
droits de l’enfant (1959), resté vœu pieux.
Vous l’aurez compris, une fois n’est pas coutume : avec cette longue lettre d’info, nous avons choisi
de mettre en avant la face dont on parle peu dans les pays d’immigration, et ce par le biais des
femmes, mois de Mars oblige.
N’hésitez donc pas à lancer le moteur de recherche du Sudexpress sur “ femme ”, “ femmes ” ou
“ mulher ”, vous y trouverez de nombreuses références de livres, d’archives et de films qui
permettent de brosser un large portrait du vécu et des préoccupations qui émaillent leurs vies dans
les pays d’immigration, notamment en France.
A bientôt,
Mémoire Vive / Memória Viva
contact@ sudexpress.org