Nouvelle 5 Une heure à tuer

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Nouvelle 5 Une heure à tuer
Une heure à tuer
La dame d’un certain âge qui lit France-Soir dans un coin du compartiment est une dame comme
toutes les dames d’un certain âge à l’exception toutefois qu’elle porte des chaussures d’homme.
C’est la première chose qui saute aux yeux de Philippe quand il pénètre dans le compartiment. Des
baskets blanches à scratchs, comme on n’en fait plus depuis des années. Des chaussures qui étaient
déjà kitchs le jour de leur lancement et qui n’ont jamais dues être portées par un adulte. Jusqu’à
aujourd’hui.
- Mon sauveur ! s’écrie la vieille en posant France-Soir sur ses genoux lorsqu’elle l’aperçoit. Enfin,
depuis le temps que je vous attendais. Son visage froissé par les années s’éclaire d’un sourire
lumineux.
Philippe en est touché.
- Vous m’attendiez ? C’est trop d’honneur.
Il place sa valise dans le filet au-dessus de sa tête et s’assoit à côté de la vitre, juste en face d’elle. Il
n’y a qu’eux deux dans ce wagon de première classe qui file vers Cannes, laissant la Méditerranée
en plan derrière le carreau.
- Oui, je vous attendais, reprend la dame. Figurez-vous que j’étais bien embêtée : j’ai réservé une
chambre au Martinez pour ce soir mais je ne savais pas comment est-ce que j’allais pouvoir la
régler. Philippe est interloqué. Mais heureusement, vous voilà !
La vieille a dit cela avec un tel naturel, une telle décontraction que Philippe demeure interdit un
instant, puis il éclate de rire. Des pattes d’oies auréolent son regard et il dévoile une rangée de dents
blanches parfaitement alignées.
- Moi aussi je descends au Martinez ! reprend-il finalement lorsqu’il parvient à retrouver son
souffle. Ecoutez, si vous voulez, tout à l’heure, je vous offre une flute de champagne au bar du
palace pour vous remercier de cet accueil si original.
La dame a une petite moue contrariée et se penche vers lui, à l’affût, comme si elle craignait qu’on
ne les entende : - Je suis désolée monsieur, je vais devoir décliner votre proposition. Voyez-vous, je
ne bois jamais d’alcool…
- Aaaahh, fait Philippe, un rien moqueur, je comprends. Malheureusement, je dois moi aussi vous
faire une confidence.
La dame semble intriguée. Il s’avance à son tour vers elle : - Malgré toute la sympathie que vous
m’inspirez, je ne vais pas pouvoir vous payer votre chambre au Martinez…
Elle fronce les sourcils et se redresse.
- Non ?
- Non.
- Bon.
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Philippe hausse les épaules, mi-désolé, mi-amusé.
- Si vous voulez, reprend la dame après quelques instants de réflexion, je vous offrirai un jus de
tomate au bar en lieu et place du champagne.
- Merci, vous êtes trop bonne.
- Je suis toujours extrêmement généreuse lorsqu’il s’agit de l’argent des autres.
Philippe s’enfonce dans le fauteuil en cuir et l’étudie de la tête aux pieds, intrigué : - Nous avons
devant nous une heure à tuer et j’avoue que je suis très heureux de vous avoir rencontrée. Cela fait
dix ans que je prends ce train deux fois par semaine et les trajets sont habituellement si rasoirs…
- Je suis entièrement d’accord avec vous.
- Vous savez que vous détonnez en première classe ?
- Je détonne ? De quel point de vue ?
- Eh bien il n’y a qu’à vous regarder : vos baskets, France-Soir, votre franc-parler. Ici, d’ordinaire,
c’est plutôt Churchs, Rolex, ambiance feutrée et La Tribune de Genève, si vous voyez ce que je
veux dire. Il appuie sa phrase d’un geste entendu en frottant son index et son majeur contre son
pouce.
- Je vois. Elle hoche la tête. Mais justement, il y a peut-être un moyen de remédier à cela : est-ce
que vous pourriez me faire un chèque d’un million d’euros s’il vous plaît ?
Philippe est décontenancé. Il éclate à nouveau de rire et dodeline de la tête.
- Vous êtes impayable. Vraiment, je le pense, vous égayez mon voyage. Quand je raconterai cette
histoire à mes amis ils ne me croiront jamais…
- Sérieusement, continue la vieille sans prêter attention à ses divagations, cela me faciliterait la
tâche. Sinon, il va falloir que j’aille traîner au Casino ou au musée pour me trouver un mécène. La
dernière fois, j’ai même dû passer trois heures à la bibliothèque, vous imaginez ? Philippe en reste
coi. Alors que si vous me faites un chèque tout de suite, poursuit la vieille, on en reste là, on se
quitte bons amis et surtout, on s’évite à tous les deux tout un fatras d’ennuis, de tracas et d’épisodes
désagréables.
- D’épisodes désagréables ? Pour la première fois, le sourire de Philippe se crispe sur ses lèvres.
- Ben oui, vous savez : la police, le procès, le tribunal. Tout ça quoi. Elle a un geste vague.
Philippe ne rit plus. Soudain, il a perdu tout sens de l’humour. Il laisse passer quelques secondes
puis reprend :
- Rassurez-moi madame, vous n’êtes pas en train de me menacer j’espère ?
Elle lève les bras au ciel : - Allons, qu’est-ce que vous allez imaginer ? Tout de suite les grands
mots ! Je ne vous menace pas, j’essaie juste de trouver une solution pour que les choses s’arrangent
au mieux.
Cette fois, Philippe est vraiment agacé : - Bon, ça suffit maintenant, assez ri. Cessez de
m’importuner je vous prie.
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Pour bien montrer que la conversation est close, il sort ses lunettes de la poche intérieure de sa
veste, les chausse puis tire le Financial Times de sa sacoche. La dame semble contrariée. Elle
remise France-Soir sur le côté et, pendant que Philippe entame sa lecture, entreprend de fouiller
dans son sac à mains. Au bout d’une minute, elle trouve enfin ce qu’elle cherche – Ah ! la voilà – et
en sort une tenaille.
- Est-ce que ceci pourrait vous faire changer d’avis monsieur ? dit-elle en présentant la pince à son
interlocuteur.
Philippe baisse son quotidien et l’observe par-dessus ses demi-lunes.
- Pff, il hausse les épaules et replonge aussi sec dans l’analyse de la séance du Dow Jones.
Franchement, est-ce que vous vous êtes vue ? Vous pourriez être ma grand-mère. Je veux bien
admettre que je ne suis pas très costaud, mais là, c’est carrément grotesque.
- Ecoutez, je tente sincèrement de trouver une issue qui arrange tout le monde, mais il faut quand
même que vous y mettiez un minimum du votre. Alors voilà ce que nous allons faire : vous me
faites un chèque et je ne porte pas plainte contre vous, d’accord ? Après tout, c’est vous qui avez le
plus à perdre dans cette affaire. Vous semblez oublier que vous avez essayé de me faire chanter.
- J’ai essayé de vous faire chanter ??? Philippe manque de s’étouffer.
- Absolument. De façon éhontée d’ailleurs, et tout ça pour tenter de me soutirer de l’argent.
- Pour vous soutirer de l’argent ?
- Parfaitement, vous avez fait tout cela pour que je vous donne mon numéro de carte bancaire,
poursuit-elle avec un doux sourire. Avouez que ce n’est pas glorieux de votre part…
- Votre numéro de carte bancaire ?
La vieille pose la tenaille sur ses genoux : - Tout d’abord est-ce que vous pourriez arrêter de répéter
tout ce que je dis ? C’est assez agaçant. Ensuite, réfléchissez-bien aux conséquences de vos actes
monsieur : extorsion de fonds, chantage, menace, agression sur une personne âgée, cela peut aller
chercher très loin. Dans les dix ans d’emprisonnement. Si vous avez un bon avocat – et je ne doute
pas que ce soit le cas – vous sortirez au bout de sept. Voyons, quel âge est-ce que cela vous fera à
votre sortie de prison ?...
Philippe est éberlué. Il la fixe un instant puis se force à rire : - C’est parfaitement ridicule, je suis
multimillionnaire en dollars. Pourquoi est-ce que j’irais soutirer de l’argent à… Il la dévisage
longuement puis affiche un sourire cynique et la crucifie d’une sentence assassine : Pourquoi est-ce
que j’irais soutirer de l’argent à une bonne femme qui ne peut même pas se payer des chaussures et
qui lit France-Soir ?…
Satisfait de sa sortie, il reprend sa lecture.
- Bon, comme vous voudrez. Vous vous expliquerez avec le juge d’instruction, mais vous ne
pourrez pas dire que je ne vous avais pas prévenu.
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La dame tire sur les scratchs puis retire sa chaussure droite et enlève ensuite sa chaussette. Elle pose
son pied nu sur la banquette et attrape la tenaille. Philippe lui jette des coups d’œil à la dérobée. Elle
ouvre la pince et place son petit orteil entre les mâchoires.
- Bon, je vous laisse une dernière chance.
Philippe baisse son journal et essaie de comprendre : - Qu’est-ce qui ne va pas chez vous ?...
- Je compte jusqu’à trois.
- ???
- Un… deux… trois… Tant pis pour vous.
La vieille ferme les yeux, serre les dents et d’un coup sec, clac ! se sectionne le petit orteil.
Le sang gicle sur la banquette, l’orteil tombe par terre et la femme, tétanisée par la douleur, projette
sa tête en arrière contre le dossier en lâchant un cri de douleur. Aaaaaaaaaaaaaahhhhhhhh
Philippe est horrifié. Tremblant, il se redresse, se débarrasse du Financial Times et cherche autour
de lui une serviette, un mouchoir, un foulard, n’importe quoi pour stopper l’hémorragie. Mais la
vieille ne lui laisse pas le temps de réagir. Dans un effort surhumain, elle plie son bras et lui balance
la tenaille dessus. Par réflexe, Philippe attrape la pince au vol à pleines mains. Le sang macule sa
chemise et dégouline sur ses doigts.
- Ah l’aaiiiiiiiiiiiiideeeeeeeeeeeeee ! s’écrie alors la dame en se tenant le pied. Aaaaaaaahhhhhhhhh
Philippe essaie de se calmer et de réfléchir à toute vitesse, mais l’adrénaline qui vient de se libérer
dans ses veines l’empêche de conserver son sang froid. Il panique.
- Au secooooooooooooouuuuuuuuuuuurs !!!!! continue la femme.
Des bruits de pas précipités lui parviennent du couloir, et soudain il comprend. Le sang sur ses
mains, la tenaille, l’orteil coupé. Son cœur s’emballe. Il bondit sur la porte et a juste le temps de
pousser le verrou que déjà des coups se font entendre de l’autre côté. Voyant cela, la femme reprend
de plus belle et hurle à la mort en direction du couloir : - Aidez-moi, je vous en supplie !!!
Les coups contre la porte redoublent. D’autres voyageurs se rassemblent devant l’entrée du
compartiment. Ils sont bientôt une petite dizaine de l’autre côté à essayer d’entrer.
- Ouvrez ! Ouvrez ! Je suis le contrôleur, crie l’un d’eux.
Cédant à la panique, Philippe se précipite sur la vieille :
- Arrêtez, je vous en prie. Des larmes perlent aux encoignures de ses yeux. J’ai… j’ai trois enfants,
je ne veux pas aller en prison.
Elle plonge son regard dans le sien, un regard plein de tendresse. Puis, tout doucement elle lui
murmure :
- Alors sortez votre stylo Mont-Blanc et inscrivez sur un chèque un montant comprenant au moins
six zéros…
La colère l’envahit.
- Vieille sorcière. Tu peux crever ! Il la saisit par le col.
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Mais avant qu’il n’ait terminé sa phrase, elle a recommencé à hurler :
- A l’aiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiideeeeeeeeeeeeeeee !!!!!
En guise de réponse, les coups de butoir contre la porte du compartiment se font de plus en plus
violents. Boum ! Boum ! Boum ! Ils ont dû s’y mettre à trois ou quatre pour tenter d’enfoncer la
porte. Le verrou est sur le point de céder.
Philippe comprend alors que tout est perdu. Il se redresse, regarde ses mains dégoulinantes, la
vieille peau qui se tord de douleur puis revient à ses mains :
- D’accord, dit-il dans un souffle. Je vous fais votre chèque…
- Tout de suite ?
- Tout de suite.
Boum ! Boum ! Boum ! A chaque coup, les vis qui fixent le verrou sortent un peu plus de leur
orifice. Elles sont maintenant sur le point d’être éjectées.
La femme se relève, renfile sa basket en serrant les dents puis se précipite sur la porte et l’ouvre,
juste avant qu’elle ne cède.
- Bonjour messieurs, fait-elle avec un grand sourire.
Les visages des passagers et du contrôleur qui venaient lui porter secours s’arrondissent de surprise.
- Madame ?... Tout… Tout va bien ?...
- Oui, glisse-t-elle dans un sourire gêné. Je me suis pincé le doigt dans la fenêtre et en voyant le
sang, j’ai un peu paniqué.
Les voyageurs sont décontenancés. Allongeant une tête à l’intérieur, l’un d’eux interpelle Philippe :
- Et vous monsieur ? Ça va ?
Enroulé dans un plaid, Philippe leur adresse une petite moue désolée :
- C’est parfait merci. Excusez-là, ma mère est un peu hypocondriaque et devient hystérique quand
elle aperçoit une goutte de sang. Il ne faut pas lui en vouloir.
Après s’être interrogés quelques instants et jeté de longs regards dans le compartiment pour
s’assurer qu’il n’y avait personne d’autre, les voyageurs, troublés, regagnent leurs places.
- A l’avenir, évitez de nous déranger pour rien madame, lui indique le contrôleur, perplexe, avant de
repartir.
- C’est promis, et encore mille excuses.
Après un dernier coup d’œil dans le couloir, elle referme la porte du compartiment sur eux deux.
Philippe comprend alors que ce trajet sera probablement le plus cher de toute sa vie et qu’en plus,
personne hormis eux n’entendra jamais parler de cette histoire. La dame retourne à sa place en
claudiquant et se dit que si Philippe lui avait retiré la chaussure gauche, il aurait sûrement été étonné
de constater qu’elle n’avait plus non plus de petit orteil à l’autre pied. Elle s’assoit, le fixe pendant
qu’il remplit son chèque et, pour tenter d’oublier la douleur lancinante qui irrigue sa jambe, songe
au jus de tomate dont elle se délectera tout à l’heure au bar du Martinez.
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