La Folie du Calife

Transcription

La Folie du Calife
Marc Le Bot
La Folie du Calife
P.O.L
33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e
Un conte arabe dit, d’un Calife, qu’il fit danser une
femme de son harem devant lui et ordonna qu’elle se
dépouille de ses vêtements pendant la danse. Il la
voulut plus nue encore. Il lui fit arracher la peau. Le
conte ne dit pas qu’il ait fait arracher les muscles, les
nerfs, les os, comme d’autres voiles cachant une
nudité plus intime.
L’eût-il fait, qu’aurait-il trouvé outre un magma de
chair et de sang ? Quelle serait dans un corps l’ultime
parcelle où il serait nuement lui-même ? Et, si tel fut
le désir du Calife, c’est en vain qu’il a espéré unir son
corps au corps de la danseuse dans une présence de
l’un à l’autre qui eût été sans intervalle.
Au cœur de rien il n’y a rien de nu à quoi on puisse
pleinement s’unir. Au cœur des corps vivants il n’y a
rien qu’un vide : sans la réalité de ce vide, comment
le cœur aspirerait-il le sang ? Le vide est dans le cœur
des corps, il est dans leurs poumons. Il est dans les
cavités du ventre, de la tête.
La folie du Calife est la même, pourtant, qui
menace les rêveries des artistes. Eux aussi ont le désir
fou que leurs yeux pénètrent au plus intime du
visible, jusqu’à ne plus faire qu’un avec lui. Ils ont le
même désir que se comble l’écart qui les sépare des
choses. Ils voudraient que le monde leur soit visible
de part en part ; que la vue qu’ils en prennent soit
sans vides ni césures. Ils voudraient que leur dedans
et le dehors s’entrelacent aussi intimement que les
corps dans l’amour.
Songeant à la statuaire et aux images qui furent
peintes depuis Giotto jusqu’à Rodin, je vois un
peuple de figures dont la position dans un lieu, dont
les postures, dont l’articulation des membres et de la
tête au tronc font des corps pleins se mouvant dans
des étendues ouvertes. Celles-ci sont elles-mêmes
pleines d’air coloré et de lumières : elles se mesurent ;
des bouts de paysages, des objets repères les balisent.
Du sol au ciel, chacune est un décor : un théâtre où
se jouent les actions humaines.
Une autre statuaire et un autre art de peindre
induisent désormais une autre relation que théâtrale
du corps humain à ses demeures : les figures qu’ils
montrent sont déformées, elles sont pénétrées par
l’air, trouées ; elles sont faites de fragments encollés,
lamellaires ; elles transpercent et fragmentent les étendues de leur dehors en retour.
Le corps de l’homme, comme Alberto Giacometti
l’imagine dans sa sculpture, fait une refonte dans
l’espace. Dans sa peinture, le corps semble un entrelacs de fibres si mêlées que le regard ne saurait en
trouver le cœur.
Le corps peint ou sculpté par Alberto Giacometti
est une vibration de ses creux, fentes et cavités qui
entrent en résonance avec les vibrations de l’air et des
lumières extérieures. Ce corps-là, réellement, est
ouvert à son dehors, il l’accueille : les limites de ses
membres, de son tronc, de sa tête se divisent, s’effilochent, s’écartèlent. Tout est pénétré par tout et le
pénètre en retour. Le plein s’ouvre au vide, le vide
s’immisce dans le plein, jusqu’à ne plus faire qu’un
ensemble. Des hérissements, des ruptures de surface
sont comme les pores d’une peau ouverts pour
s’imprégner du rayonnement solaire.
Caravage peint Narcisse au bord de la fontaine. Narcisse est à genoux, les mains posées à terre, le dos
horizontal. Sa figure forme un rectangle dont le reflet
dans le miroir d’eau fait un rectangle symétrique. Ces
deux moitiés accolées font un plus grand rectangle,
tracent une autre frontière que répète encore le cadre
matériel du tableau. De frontière en frontière, l’image
d’un corps voudrait se reculer à l’infini comme les
rides concentriques qui se forment à la surface de
l’eau quand on y lance des pierres.
Répétant quatre fois ses limites, le corps de Narcisse fait des découpes dans l’étendue : par quatre fois
il la pénètre ou c’est elle qui le pénètre.
Parfois, un peintre voudrait aller au cœur des choses,
comme le Calife l’aurait voulu, jusqu’à la substance
de ce qu’il voit, jusqu’à l’élémentaire du visible. L’élémentaire ne serait pas un être ni une chose, pas une
nudité, pas une anatomie, pas même un morceau de
matière ni une étendue de couleur. Il serait tout juste
une tache, une touche du pinceau, un rien-de-sens.
Comment aller au cœur des choses ? comment ne
faire qu’un avec elles ? si ce n’est symboliquement : en
ne faisant qu’un avec la « langue » – couleurs ou
lettres – qui les nomme, en jouant d’elle comme, dans
leur intimité, jouent deux corps ?
Il n’y a pas d’élémentaire. Rien n’est jamais perçu
qu’en relation avec un autre rien. Et la relation est
inscrite dans le corps matériel de la langue, elle qui lie
tout à tout par les échos, entre elles, de ses sonorités
ou de ses couleurs, par les rythmes, assonances, métaphores qui sont à l’œuvre dans le poème.
Une relation virtuelle, antérieure à ses termes, tel
serait le non-élémentaire dans les arts : il y serait la
langue elle-même, le pouvoir de parler, de réunir l’un
et l’autre.
Léonard de Vinci pose la question inverse qui est la
même : qu’est-ce qui sépare un corps d’un corps ?
qu’est-ce qui sépare l’un de l’autre les plus fluides des
corps eux-mêmes, ceux-là dont les limites se brouillent
et s’interpénètrent, comme font l’air et l’eau à leurs
lisières ?
À lire les notes de Léonard dans ses Carnets, à
observer ses dessins de tempêtes, de tourbillons, de
chutes d’eau, on imagine des embruns, des souffles
d’air mêlés de gouttelettes. […]

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