Garaudy et ses censeurs bruxellois
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Garaudy et ses censeurs bruxellois
Source : 1983 Points critiques N° 16 - juillet 1983 Garaudy et ses censeurs bruxellois Marcel Liebman A peine publié, le dernier livre de Roger Garaudy1 fait l'objet de deux commentaires successifs dans Regards et si le philosophe français n'a jamais beaucoup fait dans la nuance, on peut en dire autant de ses critiques bruxellois. Pour Garaudy, le fait est trop connu pour qu'il faille beaucoup y insister. Autrefois dirigeant du plus stalinien - et du plus durablement stalinien - des Partis communistes occidentaux, marxiste de stricte orthodoxie, il s'est converti à quelques religions nouvelles dans une trajectoire qui l'a successivement mené au christianisme et à l'Islam. Sa foi, politique et confessionnelle, fait de lui un partisan de la cause palestinienne et un adversaire résolu du sionisme. Il s'en explique dans un essai où une documentation abondante va de pair avec un extrémisme, à tout le moins verbal, où l'on retrouve beaucoup de défauts de la littérature polémique. J'y reviendrai. L'« antisémitisme » de Garaudy Pour Maurice Einhorn (Regards du 6 mai 1983), la chose est simple : l'antisionisme extrême de Roger Garaudy en fait un antisémite caractérisé. Le collaborateur de Regards reconnaît sans doute que Garaudy se « démarque théoriquement de l'antisémitisme » et qu'« il le condamne avec vigueur », sans pour autant préciser en quoi consistent ce démarquage et cette condamnation, Mais Einhorn ne se laisse pas abuser. En réalité, l'antisémitisme de l'ancien dirigeant communiste est « évident ». Son oeuvre n'est qu'une « synthèse de tout ce que l'antisémitisme moderne a pu produire comme arguments » ; c'est, en tout cas, un « délire parfaitement organisé ». Et de démontrer, à coups de citations précises et nombreuses, l'antisionisme absolu de Garaudy. Suit alors l'énoncé de l'équation habituelle : le « discours antisioniste n'est souvent (voilà, malgré tout, une nuance... M.L.) rien d'autre qu'une nouvelle version du discours antisémite traditionnel ». Ceux qui ne liront pas Garaudy - et ils sont légion 1 Roger Garaudy, L'affaire Israël : le sionisme politique, Paris, Edition Papyrus, 1983. 2 croiront Einhorn sur parole - d'autant que les positions de ce dernier sont souvent lucides et courageuses, notamment dans sa critique de la politique israélienne. Ceux qui ont pris la peine de lire Garaudy, au contraire, croient rêver. Voici, en effet, quelques. échantillons d'une prose que Einhorn présente comme la version quasi classique de l'« antisémitisme traditionnel » : « N'oublions à aucun moment que, dans la grande tradition du judaïsme et de son merveilleux apport à l'élévation de l'homme, il existe... le ferment d'un épanouissement divin de la vie » (p. 19) ; « Avec Abraham..., avec les grands commandements de justice de Moïse, avec la grande levée prophétique..., avec le grand messianisme juif - et peutêtre est-ce là le plus haut apport du judaïsme à la civilisation universelle - apparaît le temps de l'espérance, le temps du projet, le levain de l'avenir »(p. 19). De l'antisémitisme traditionnel ! Et encore : le hassidisme, l'oeuvre de Maimonide, le Zohar, l'« universalisme des prophètes » que l'on retrouve, selon Garaudy, chez Spinoza et chez Martin Buber, dont il fait un éloge vibrant, sont « les plus beaux fruits du judaïsme » (p. 29). L'antisémitisme traditionnel ! Et voici quelques autres échantillons de cette « synthèse de l'antisémitisme moderne » : on y présente l'antisémitisme comme « une diversion délirante et criminelle » (p. 183), la « France juive » de Drumont, cette charte de l'antijudaïsme français contemporain, comme un « pamphlet haineux et ignare » (p. 14), les « Protocoles des Sages de Sion » comme un « faux » (et pour cause ... ) (p. 18), le crime de déicide si longtemps imputé aux Juifs par les chrétiens comme une affirmation « absurde » (p. 157) et « ignoble » (p. 105), l'Affaire Dreyfus comme « un avertissement sur l'ignominie de l'antisémitisme et de son rôle réactionnaire » (p. 113). L'antisionisme de Garaudy Il est vrai que Garaudy distingue des « courants contradictoires » existant dans « la riche tradition du judaïsme », tout comme il en existe, dit-il, dans le christianisme et dans l'Islam (p. 18). En particulier, une tendance à l'universalisme dont il donne maints exemples et dont il chante la louange et une autre à l'« intégrisme » et au « repliement » à laquelle il s'en prend avec vigueur. Mais surtout, Garaudy fait une distinction fondamentale entre le judaïsme et le sionisme et, plus précisément encore, le « sionisme politique » qu'il oppose au « sionisme religieux » qui n'est qu'une forme du messianisme juif. Et avec d'autres que lui, il considère que le sionisme (politique) est avant tout « une des expressions du nationalisme typiquement occidental du 19e siècle » (p. 11), opinion qu'il partage avec Martin Buber. Et une fois lancé sur ce terrain, le philosophe français ne connaît ni mesure, ni nuances, ni limites. Le sionisme pour lui est une « perversion » (p. 18, p. 33, etc.), une « doctrine maléfique » (p. 185) et, dans sa version travailliste, la « barbarie à visage humain » (p. 190) ! Les entreprises criminelles 3 des Begin, des Sharon et des Shamir sont une « suite inéluctable » de leur idéologie (p. 31). Et, comme de bien entendu, c'est au nazisme que Garaudy compare la philosophie et les actes de l'Etat hébreu : ses pratiques expansionnistes, c'est la recherche du « Lebensraum » (p. 161) et les responsables militaires de l'occupation rien d'autre que des « Gauleiters » (p. 198). Qu'un tel manichéisme et une telle démesure ont de quoi exaspérer les lecteurs sionistes (mais pas seulement sionistes) de Garaudy, on le comprend aisément. Mais cela suffit-il pour que, dans son commentaire, Oury Wesoly, qui n'est pourtant pas le dernier des extrémistes pro-israéliens - il s'en faut de beaucoup -, présente ainsi l'ouvrage de Garaudy : « Une oeuvre qui insulte l'intelligence du lecteur », un ensemble de « glissements sémantiques, d'amalgames, d'exagérations et d'erreurs ». Et encore : des « réflexions carrément torturées » et des « falsifications historiques »2. Dans ce jugement sans nuance, une différence entre Einhorn et Wesoly. Pour le premier, l'antisionisme, et en tout cas I’antisionisme excessif, manichéen, ne peut qu'être une forme d'antisémitisme. Wesoly n’avance pas une telle idée. Il a compris que l'antisionisme excessif, manichéen se suffit à lui-même. Il a tous les défauts du genre. Il ne faut pas qu'on lui en ajoute d'autres, à coups de procès d'intention et de silences sélectionnés. Au-delà des défauts Le reproche que je ferais à Wesoly, c'est de ne voir dans le livre de Garaudy que la démesure, l'excès, l'outrance et une propension quasi démonologique à trouver dans le sionisme l'incarnation du Mal. Autant de défauts... à côté de quelques autres3. Mais le travail de Garaudy n'a pas que des défauts. Il fourmille en effet de données factuelles sur l'histoire du sionisme et sur les pratiques israéliennes (celle des Begin, mais aussi celle des travaillistes, de Ben-Gourion à Shimon Peres en passant par Golda Meir) qu'aucun lecteur sérieux ne devrait prendre à la légère. La critique que Garaudy consacre aux « droits historiques » que les Juifs auraient sur la Palestine et qui justifieraient leur politique de conquêtes est parfaitement raisonnable. Ce qu'il dit des collusions entre sionisme et colonialisme et qu'il illustre de nombreux exemples précis est entièrement fondé. Ce qu'il avance à propos des faiblesses qu'ont eues pour les antisémites et pour l'antisémitisme certains dirigeants sionistes à commencer par Herzl lui-même est documenté et mérite réflexion. Et quand il s'en prend au « sionisme mégalomane » et prétend qu'il « représente un danger pour la paix du monde » - ce qui 2 3 Regards du 20 mai 1983. Ainsi, défaut majeur chez un scientifique, pourquoi Garaudy fournit-il tantôt des précisions indispensables sur les sources qu'il utilise et que, en maints autres passages, l'indication des sources fait elle entièrement défaut ? 4 provoque l'indignation d'Einhorn -, n'est-ce vraiment là qu'une accusation insultante et gratuite ? La politique de Begin et de Sharon révèle en effet une volonté hégémoniste qui vise tout le Moyen-Orient. Cette politique est riche, n'est-il pas vrai, de périls en tout genre, y compris des complications (et des conflagrations) internationales. Les citations nombreuses par lesquelles Garaudy démontre l'étroite collaboration entre Israël (y compris l'Israël des travaillistes) et l'Afrique du Sud ne sont pas, elles non plus, à prendre à la légère. Et quand il considère comme dangereuse (pour les Juifs diasporiques eux-mêmes) la défense inconditionnelle par les dirigeants communautaires de la politique israélienne comme s'ils en étaient les plénipotentiaires, n’y a-t-il pas là une mise en garde qui mérite autre chose qu'un haussement d'épaules ou une volée d'insultes ? Ce qui est vrai, c'est que le style de sa démonstration dessert Garaudy. Il y a, dans sa démarche, tant d'excès que la critique disparaît trop souvent sous l'invective. Cela permet une lecture rapide et indignée, une lecture passionnelle et exaspérée dont Einhorn et Wesoly, chacun à sa manière, donnent un exemple. Or, ce sont là des hommes avec qui la discussion et le débat devraient être possibles. Les contradictions de Garaudy Je ferais, pour ma part, à Garaudy des reproches plus mesurés. Sévères néanmoins, surtout si l'on tient compte des intentions qu'il proclame : son livre chercherait à influencer l'« opinion publique, surtout en Amérique, en France et en Israël » (p. 200). Un projet aussi louable mériterait un meilleur traitement et comment l'auteur ne se rend-il pas compte que son manichéisme - malgré son abondante documentation et la pertinence d'une bonne partie de ses thèses - rend une telle influence totalement impossible ? Et comment un homme de sa valeur - et de sa génération ! – peut-il tomber dans ce piège grossier : la comparaison à tout propos et hors de propos entre Israël et le nazisme ? Ce faisant, il cède aux entraînements les plus grossiers et, comme on dit, il « bloque la communication ». Le fait que ces amalgames sont fréquents (André Cools comparant les pratiques gouvernementales actuelles aux procédés de la Gestapo, des personnalités israéliennes de gauche parlant d'une vague d'« idéologie nazie » qui déferle sur leur pays4, les inscriptions vengeresses qui ont sali les murs de nos villes : FDF = NAZIS ; CRS = SS et l'identification courante dans les milieux sionistes et constamment soulignée par Begin entre Arafat et Hitler, l'OLP et les nazis) devrait rendre les Einhorn très prudents dans les conclusions qu'ils en tirent. Cela ne disculpe pas pour autant ceux qui s’y livrent, à commencer par Garaudy. 4 Dans Hamishmar (14 mars 1983), l'écrivain israélien Y. Sobol écrivait que « le nazisme a réussi à empoisonner nos esprits de son virus mortel » 5 Il y a autre chose. Que ce dernier soit antisioniste, c'est un choix politique que seuls les dogmatiques, conscients ou non, peuvent condamner en tant que tel. D'autant que Garaudy étaye, argumente et justifie son option. Mais il y a, dans la forme qu'emprunte cet antisionisme, trop de silences et trop de simplisme. Pour Garaudy, le sionisme, c'est le mal et presque le mal absolu. Mais s'il en était ainsi, comment explique-t-il que des hommes qu'il tient pour des « sionistes ardents » - il cite nommément Jacobo Timmermann - (p. 186) puissent défendre des points de vue humanistes et pacifiques, notamment à propos de la guerre du Liban ? Y avait-il - pour reprendre une comparaison qui plaît à Garaudy - des nazis « humanistes » et « pacifiques » ? Et le cas de Timmermann n'est pas isolé : les Peled, Avneri et consorts sont eux aussi, et à leur manière, des sionistes. C'est donc que les choses sont un peu moins simples que les imagine Garaudy et qu'il siérait à cet analyste sérieux de nuancer ses propos et son analyse. Mais, comme je l'ai dit, le philosophe français, hélas ! ne fait pas dans la nuance. Contradictions majeure dans sa démarche : il affirme, dans un style caractéristique de sa raideur, que « l'Etat sioniste d'Israël... n'a aucune légitimité » (p. 195). Mais quelle est la portée réelle de cette affirmation ? Elle est nulle ou devrait l'être, dès lors que Garaudy ajoute qu'Israël « entre dans le droit commun des Etats... car tous les Etats sont, comme lui, nés non d'un "droit’’ quelconque, mais d'un rapport de forces et de faits accomplis » (p. 196). Tous les Etats sont donc « illégitimes ». Et si tous le sont, aucun ne l'est du moins pour ce qui est de leur capacité à intervenir dans les relations internationales. Et en outre : malgré son antisionisme extrême, Garaudy se prononce, dans les conclusions de son livre, en faveur de la coexistence entre un Etat palestinien et l'Etat d'Israël. Il le fait à peu près clairement. Il précise que la solution pacifique qu'il souhaite pour le conflit israélo-palestinien doit être garantie par la communauté internationale (p. 198). Malheureusement, la sagesse de ces propos est démentie lorsqu'il soumet leur réalisation à une condition qui les vide pratiquement de tout contenu positif : les négociations entre Israël et l'OLP ne pourraient se dérouler que si l'Etat hébreu, sous la pression de sa propre opinion publique il est vrai, commençait par se « désioniser » (p. 199). En formulant une telle exigence, Roger Garaudy verse dans le même travers que celui où tombent pas mal de « sionistes de gauche ». Ces derniers exigent que l'OLP amende sa charte avant de pouvoir prendre part à des pourparlers de paix. Garaudy, pour sa part, veut soumettre les responsables israéliens à un « examen » préalable. Or, la sagesse commande que l'on se rencontre et que l'on discute et que l'on négocie sans aucun préalable, ni d'un côté ni de l'autre. Mais il s'agit bien de sagesse ! Toute la science de Garaudy se heurte à l'absolu de ses convictions. Toute la bonne volonté de ses censeurs bruxellois se heurte à des susceptibilités qui les empêchent de lire un livre dans son entièreté : avec les qualités de 6 son information, les faiblesses de ses présupposés et les contradictions d'une pensée que l'on se refuse à discuter - ce qui est parfois bien confortable - en les présentant comme diaboliques.