Cuba, Père et fils - l`Institut d`Histoire sociale

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Cuba, Père et fils - l`Institut d`Histoire sociale
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Cuba, Père et fils
de Jacques et Pierre Fernandez
Paris, Casterman 2008, 78 p., 28 €
par Romy Sanchez Villar*
O
N S’ATTEND À AUTRE CHOSE
devant ce grand album Casterman,
cette couverture un brin criarde. À propos de Cuba, on craint toujours le pire, les
amalgames, les mélanges, et surtout les clichés. Et puis l’épigraphe de Nicolas Bouvier
– une phrase tirée de L’Usage du monde[1] – rassure, remet en confiance. Le carnet de
voyage a été trop de fois caricaturé et les rues de La Havane ont été tant de fois victimes du même fléau: l’ouvrage proposé par Jacques et Pierre Ferrandez est un vrai
témoignage, la mise en papier d’un engouement véritable, et c’est bien cela qui permet d’aller au-delà de ce que l’on a déjà lu, vu, entendu sur Cuba.
Le livre se divise en deux parties bien distinctes: la bande dessinée à proprement
parler, qui occupe la première moitié du document[2], puis un dossier thématique,
dans lequel les auteurs, deux dessinateurs, le père et le fils, font l’inventaire de leurs
impressions de voyage. Le lien entre ces deux segments est parfaitement clair rendant
la disposition de l’ouvrage plus qu’agréable. Une fois sorti de la fiction, le lecteur peut
redécouvrir et approfondir tous les éléments de l’histoire à travers les remarques souvent aiguisées et amusées du dossier. On y retrouve les inspirations des personnages
du récit, les commentaires et les endroits qui ont ensuite donné lieu à cette aventure
originale.
L’histoire, c’est celle de Ronald-Reinaldo, de Luis, et d’Hortensa. Ronald est un
jeune Cubain d’une vingtaine d’années qui vit à Santiago de Cuba, dans la partie la
plus orientale de l’île. Il « lutte » au quotidien pour resolver (changer) ses quelques pesos
* Romy SANCHEZ VILLAR est agrégée d’histoire; elle prépare un doctorat sur l’histoire contemporaine de Cuba et l’aire
caraïbe.
1. « Certains pensent qu’ils font un voyage, en fait, c’est le voyage qui vous fait ». Nicolas BOUVIER, L’usage du monde,
Payot, 1963.
2. Cette première partie de l’ouvrage avait été prépubliée dans le n° 2 de l’excellente revue XXI, au printemps 2008,
accompagnée d’une introduction de Patrick de Saint-Exupéry, journaliste et cofondateur de la revue.
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convertibles et gagne sa vie grâce à la vieille Buick 1955 qu’il a « héritée » de son père,
un héros de la Révolution qu’il n’a jamais connu. Ce héros, c’est Luis. Il a combattu
dans la Sierra auprès de Fidel et du Che et, quelque peu décati par les années et par
l’épuisement d’un régime auquel il croit encore dur comme fer, il revient rendre visite à
la mère de son fils, Hortensa, à qui il réclame la Buick d’antan. L’intrigue se noue
autour de la quête de cette voiture, poule aux œufs d’or que Luis piste jusqu’à Trinidad.
Les trois générations de Cubains de la Révolution sont réunies: la génération dite
« historique », celle qui descend de la Sierra vers La Havane ou qui, de l’autre côté,
acclame le changement de 1959. Puis viennent les fils et filles de la Révolution, ceux et
celles qui naissent dans ces années dites de liesse et qui sont éduqués au son du « Nous
serons comme le Che ! » tous les matins devant le drapeau (« Asthmatiques ? »
demande, amusé, l’un des témoins rencontrés par les deux Français); et finalement
cette dernière génération, celle de Ronald-Reinaldo: celui que sa mère a prénommé
comme Reagan, en pied de nez à un père révolutionnaire mais absent, ayant fui sans
connaître son fils, mais qui tente, coûte que coûte, de l’appeler Reinaldo, l’équivalent
hispanisé du prénom de l’ennemi. Cette dernière génération, c’est celle qui n’écoute
pas du son, mais plutôt du reggaeton[3]. C’est celle de la bloggeuse Yoani Sanchez qui, sur
son site « Generacion Y », rend un piquant hommage à tous ceux, nés dans les années
1980, dont le prénom phonétiquement américanisé débute par un improbable « Y »:
Yanisley, Yaquima, Yumislady, Yadiel ou Yusnavy pour les plus malheureuses résidant
près de la base de Guantanamo.
Pourtant le personnage de Reinaldo n’est pas un « dissident », ou du moins pas un
opposant activiste; c’est un jeune de son temps qui veut « seulement voyager », sortir
de l’île et pouvoir « écouter de la musique avec les petits écouteurs […] comme les
jeunes de tous les pays »; peut-être comme cet étudiant en sciences informatiques, qui,
l’an passé, avait osé demander à Ricardo Alarcon, président du Parlement cubain :
« Pourquoi le peuple de Cuba ne peut-il pas voyager dans le monde, ne serait-ce que
pour aller voir l’endroit où est tombé le Che? ». Le jeune homme s’était vu rétorquer:
« Si tout le monde sur Terre pouvait voyager où il voulait, la cohue serait énorme dans
le ciel ».
Le récit graphique des Ferrandez est touchant et juste du fait de la cohérence de leur
récit, librement inspiré de leurs deux voyages dans l’île, en juillet et décembre 2007,
mais aussi grâce à la spontanéité du dessin. Cette impression de « sur le vif », de naturel
3. Son: musique traditionnelle afro-espagnole, populaire dans les années 1920.
4. Reggaeton: musique des années 2000, mélange de ragga et de hip-hop.
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du croquis, de l’esquisse, est certes un grand classique du carnet de voyage. Mais ici, il
permet de sortir des images d’Épinal de la Cuba révolutionnaire et du suranné à la
Buena Vista Social Club, atmosphère que l’album lui-même moque quelque peu dans
le dossier thématique, à la rubrique « Musique ». Le montage entre la précision des
scènes de la trame et les paysages en aquarelle intégrés en fond de page est saisissant: le
lecteur découvre les villes et les lieux au fil du récit.
Les lieux communs et les passages obligés du « voyage à Cuba » sont bien là, mais ils
sont traités avec l’ironie qui leur est due: les jineteras et leurs arrangements quotidiens
pour avoir leurs lots de touristes à séduire, la « fiancée » hollandaise plutôt disgracieuse
qui revient danser la salsa tous les ans avec son jeune Cubain favori, la famille du
Français qui, touchée par le sort de Reinaldo, décide de l’aider plus qu’un simple
« guide » ne l’aurait mérité. Le cliché est presque toujours habilement contourné ;
presque toujours. Lorsque Reinaldo évoque devant la famille de Français qu’il balade
dans l’Oriente cubain, la possibilité d’un développement de tourisme durable dans les
hameaux ruraux de son enfance, il est difficile d’oublier que dans la vie de tous les
jours, la majorité des Cubains n’entendent jamais parler d’écologie. Le concept de
durabilité ne leur est familier que dans la mesure où la débrouille (« el invento ») suppose de conserver précieusement tout emballage pouvant être « recyclé » une centaine
de fois pour différents usages.
Le dossier documentaire lui aussi contourne, en général, les habituels raccourcis:
s’il est vrai que la rubrique « Repères », supposée être un rappel historique sur l’île,
aurait sûrement gagné à n’être qu’une « simple » chronologie – certains détails sont
trop rapides pour ne pas engendrer d’erreurs historiques –, les autres points choisis par
les auteurs sont toujours traités avec justesse. Sur La Habana Vieja (La Vieille Havane),
on lit que tous les quartiers ne sont pas restaurés ou en passe de l’être, et que certains
pâtés de maison manquent de s’écrouler à deux pas des circuits touristiques. De même,
le Malecon, ce front de mer vu et revu partout où il est question de Cuba, est enfin
décrit comme un lieu de frime et d’arnaques en tout genre et non plus seulement
comme un coucher de soleil de légende. Et puis il y a la pertinence grinçante de descriptions amères et drôles: ces touristes « un peu beaufs, se saisissant de maracas »
pour mimer l’enthousiasme tropical avec maladresse, devant de faux papys Buena
Vista feignant, quant à eux, de ne pas entendre les battements à contretemps de ces
musiciens improvisés. Ce seul paragraphe suffit à faire comprendre en peu de mots, le
mélange de tristesse et de rancœur qu’engendre chez les Cubains la sur-touristification
à bas prix de leur prison dorée.
Le montage des illustrations, aquarelles, croquis et dessins avec des planches de
photos reprenant des produits typiquement cubains – paquets de cigarettes Popular –,
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ou encore des publicités américaines de marques de vieilles voitures, est une vraie réussite: montrer au lecteur des exemplaires de quotidiens cubains, des graffitis urbains et
des extraits de bandes dessinées des années 1970 permet véritablement de proposer
une approche nouvelle, inédite.
Finalement c’est une vraie Cuba d’aujourd’hui que montrent les Ferrandez, plutôt
que la Cuba de Wim Wenders – qui a permis de faire connaître une première couche
de réalité cubaine, mais encore teintée de cette touche surannée un tantinet artificielle.
Les portraits qui figurent dans le dossier (ceux de Miguel, Hector ou Gonzalo) sont de
vraies études de cas, des arrêts sur image, des zooms qui laissent parler les Cubains avec
leurs propres mots, souvent savoureux. On croit comprendre en les lisant que ces rencontres ont vraiment touché les deux Français, et qu’elles ne sont pas évoquées pour
entrer dans le moule d’un discours trop répété sur la prétendue convivialité innée des
Cubains: « Ils n’ont rien ces gens, mais ils sont formidables! ».
Étrangement, la dernière page du livre, intitulée « Quel avenir? », apparaît comme
une dissonance par rapport au reste de l’ouvrage. Il y est tout à coup question des
« attaques des États-Unis », de « l’arrogance néocolonialiste », du « modèle occidental »
qui aurait d’ores et déjà « pénétré l’île ». Ces dernières remarques, qui sans être complètement erronées gagneraient à être atténuées, sonnent faux au regard de ce que les
auteurs ont pu mettre dans la bouche de leur héros, Reinaldo… : l’embargo américain
- qui est bel et bien un « embargo » dans le texte et non un blocus - ne serait pas le seul
à blâmer. Aussi absurde que cela puisse paraître, certains extraits de cette dernière page
ressemblent presque aux propos du vieux Luis dans la scène de confrontation finale:
c’est l’impérialisme qui pousse Cuba à bout, et non le régime. Même si cette conclusion
veut rester nuancée, elle évoque les progrès des derniers mois, l’ouverture des hôtels, de
l’accès Internet et de la téléphonie mobile aux Cubains, en ne mentionnant que discrètement la question du pouvoir d’achat et de la double monnaie, avec l’espoir que les
récentes promesses de Raul Castro seront tenues. « La santé et l’éducation » résistent
aussi à la vision aiguë et différente des deux auteurs. Comme ailleurs, on lit dans leur
livre que cet ensemble est la seule vraie réussite du régime castriste. Difficile de dire
tout l’inverse, mais comment valider entièrement cet enthousiasme?
Il semblerait presque que, pensant être allés trop loin dans leur perception critique
du pays, le père et le fils ont voulu aplanir, en conclusion, un récit qu’ils auraient
considéré comme trop engagé; a fortiori pour un lectorat français parfois complaisant
avec le régime castriste et ses légendes.
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