L`étrange sentinelle du Saint-Laurent
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L`étrange sentinelle du Saint-Laurent
histoire L’étrange sentinelle du Saint-Laurent Au large de Tadoussac, le mystérieux phare du haut-fond Prince guide les matelots depuis près d’un demi-siècle. Sa corne de brume se taira bientôt. Un cinéaste a décidé de l’immortaliser. par Mélanie Saint-Hilaire L Ci-dessus : Le Cap d’espoir, bateau à bord duquel prennent place l’acteur Raymond Bouchard et le capitaine JeanJacques Simard, de la Garde côtière. Les deux hommes font partie de la distribution du film. 60 e Zodiac s’est échappé de la marina de Tadoussac il y a un quart d’heure, fougueux comme un dauphin d’aquarium remis en liberté. À sa proue, un caméraman, penché pardessus bord, maintient sa lentille presque au ras de l’eau. À l’horizon point une petite chose rouge et blanc. Qui grandit, grandit, jusqu’à devenir un dragon de métal braquant sa prunelle phosphorescente à 38 m de hauteur. « Coupez ! » lance le cinéaste Martin Rodolphe Villeneuve tandis que le canot pneumatique s’appro che du pilier. Le voilà donc, le fameux phare du haut-fond Prince. Depuis 1964, cette tour découpée en sablier, conçue pour résister à la pression des glaces, veille sur les eaux traîtresses aux forts courants que la rivière Saguenay déverse dans le Saint-Laurent. Un siècle plus tôt, le yacht du prince de Galles s’était enlisé là, à sept kilomètres de la rive nord, ce qui avait retardé le futur Édouard VII sur son royal chemin vers Montréal, où il s’en allait inaugurer le nouveau pont Victoria, après un bref séjour dans les Maritimes... Chaque nuit, le phare signale jusqu’à 30 km à la ronde que l’eau n’est pas assez profonde en cet endroit pour permettre la navigation : un éclair blanc toutes les deux secondes et demie. Il est le dernier du fleuve à faire résonner sa corne de brume quand un capitaine désorienté la déclenche à distance. Et c’est vers ce lieu de naufrages que se dirige le réalisateur, sourire aux lèvres, comme s’il partait en villégiature sous les tropiques ! Accompagné du monteur Boran Richard et de la reporter de L’actualité, il passera 24 heures dans le ventre du « dragon » pour tourner les quelques images manquant à son premier long métrage de fiction. Le scénario n’a rien de rassurant. Dans Haut-fond Prince, un écrivain montréalais s’isole dans un phare afin de trouver l’inspiration. Mal lui en prend : la tour émet des gémissements quasi surnaturels, avale ses médicaments par une bouche d’aération et claque des portes dans son dos. Dans quel état se trouve l’ermite du fleuve lorsque la Garde côtière vient le récupérer ? La réponse sera donnée au grand écran, l’actualité 1er septembre 2010 par les acteurs Sasha Samar et Raymond Bouchard, le printemps prochain. « Je me demande parfois si la “Toupie” n’est pas un peu vivante », dit le réalisateur, en usant du petit nom d’amour donné à la tour par les gens de la région. Afin d’accéder au phare, il faut bondir du canot pneumatique au moment propice pour agripper l’échelle limoneuse du pilier. Surtout, ne pas regarder en bas. Le socle d’acier luit sous l’eau verdâtre, pente glissante vers le fond du fleuve… Le lieu de tournage idéal, quoi ! Ce n’est pas un tel détail qui aurait arrêté Martin Rodolphe Villeneuve. Discret et observateur, ce Chicoutimien de 40 ans est connu pour ses documentaires et ses courts métrages animés (il a coscé narisé Les ramoneurs cérébraux, Jutra du meilleur film d’animation en 2003). Il rêvait de son phare depuis qu’il avait découvert son existence, grâce à un article paru dans un journal il y a plus d’une décennie. Il a fini par lui consacrer un scénario. Quel décor somptueux, aussi ! Les matins de brume, la tour semble baigner dans un bol de lait. À son pied pêchent les cormorans tandis que les bélugas jouent à saute-mouton. Dans le film, toutefois, la poésie côtoiera l’horreur. « Cet endroit est aliénant », prévient le cinéaste. Le preneur de son a déserté en cours de tournage ; il n’en pouvait plus. Et l’acteur Sasha Samar a refusé de rester un jour de plus que prévu. « Il avait peur de virer aussi fou que son personnage », explique Villeneuve. Tout en parlant, il assemble des éclats de verre et de bois vermoulu, gracieusement offerts par la tour, avec lesquels il fignole une installation mystérieuse pour son personnage principal. La Toupie est une créature étrange. Vue de l’exté rieur, elle se réduit à une carapace d’acier lestée de roches et de béton. Mais ouvrez la trappe en haut du pilier et vous découvrirez une véritable demeure du bout du monde. À 23 m au-dessus du lit du fleuve, le corps de logis, ceinturé par une balustrade rouge, abrite quatre chambres, un salon, une salle de bains et une cuisine encore meublée d’une table style À VOIR ! D’autres photos du tournage. lactualite.com/ photoreportage photos : Marc Loiselle L’équipe de tournage de Hautfond Prince hisse du matériel sur la tourelle de la « Toupie », une étrange créature d’acier lestée de béton. À l’intérieur, on découvre une demeure du bout du monde. sixties aux chaises de plastique fleuri. Une cage d’escalier en céramique bleu ciel monte vers la tourelle d’où part le signal lumineux. Sous le plancher sont cachés les réservoirs d’eau potable et les chaudières au mazout, qui assuraient jadis un certain confort aux trois gardiens en résidence. Dans les années 1980, le phare a été automatisé. Son feu est désormais alimenté par des batteries et des panneaux solaires, qui présentent l’avantage, par rapport aux hommes, de ne jamais réclamer de table de billard pour se désennuyer, mais qui, par contre, ne passent jamais le balai ! À l’époque de sa construction, le phare avait été décrit comme un « rêve de banlieusard » par Le Maga zine Maclean, qui louangeait son aménagement inté rieur à la mode. Ces jours-là sont loin. Sur les murs lépreux, la peinture pèle en rouleaux et le plancher vomit ses carreaux de linoléum, laissant voir des trous comme des abcès crevés. La céramique de la salle de bains se détache des murs et se fracasse dans ‚ l’actualité 1er septembre 2010 61 histoire l’étrange sentinelle du saint-laurent Marc Loiselle la baignoire, où se fossilise un d’observation des baleines. savon Ivory. De minuscules « C’est un symbole important, chauves-souris se décompodit Marie-Josée Guérin, direcsent dans l’ancien salon, trice de la Maison du tourisme inondé à répétition parce que de Tadoussac. Mais je ne vois la pluie s’y infiltre par la plate pas comment notre petite forme mal isolée de l’héliport, municipalité pourrait s’en juste au-dessus. L’air empeste charger sans aide. Elle doit un mélange de moisissures, déjà acheter le quai... » (Une de rouille et de vieux mazout. autre installation maritime Il vous donne vite une toux dont le fédéral s’est récemde tuberculeux. ment départi.) « Z’avez passé une nuit dans Jean Cloutier, membre de le phare ? Eh, mon Dieu, z’êtes la Corporation des gestion pas farouche, vous ! » m’a lancé naires de phares de l’estuaire Claude Fraser, un des anciens et du golfe Saint-Laurent, ne gardiens du pilier du haut- Dans l’ancienne cuisine du phare, on se prépare à tourner parvient pas à y croire. « Le une scène. À l’avant-plan, l’acteur Sasha Samar. fond Prince, au téléphone. phare du haut-fond Prince est Tout juste opéré du cœur, le plus important du fleuve », ce résidant de L’Isle-Verte n’a pas pu me raconter son séjour estime ce pilote de métier, qui dirige des superpétroliers depuis dans le phare. Son histoire — les journaux d’antan la relatent les environs des Escoumins jusqu’à Lévis. « Il est situé à un — donne trop de palpitations. Le matin de Noël 1966, pendant carrefour de forts courants où circulent des navires transporque la dinde grille dans le four, se lève une tempête pas comme tant des passagers. On ne pourra jamais s’en passer. » En 1996, les autres. Le phare se fait souvent secouer quand le vent du raconte-t-il, la Garde côtière songeait à démolir le pilier, nord-est souffle contre la marée. Mais jamais par des vagues de comme elle l’avait fait pour celui du récif de l’île Blanche, 13 m ! Cette fois, des lames glacées fracassent les fenêtres, arra situé pas très loin, à la hauteur de Saint-Georges-de-Cacouna. chent les suspensions du plafond et retombent par-dessus l’héli Les pilotes ont protesté. Elle a alors investi pour le bétonner port. La lanterne du phare s’écrase sur le plancher de la tourelle à neuf. et s’éteint. « On tangue à bord comme une chaloupe », hurle le Qu’adviendra-t-il du phare du haut-fond Prince ? L’avenir gardien-chef dans sa radio. Les hommes se réfugient dans la le dira. Une chose est sûre : le film éponyme perpétuera son salle des moteurs, convaincus qu’ils vont mourir. Quand l’héli souvenir. Cette fiction aura une certaine valeur documentaire, coptère de secours arrive, le lendemain après-midi, le pilote puisque l’acteur Raymond Bouchard a appris la routine d’entre découvre les survivants grelottant sur un plancher transformé tien du bâtiment auprès de Jean-Jacques Simard, capitaine en patinoire. Les travaux de réparation dureront des mois. de la Garde côtière à Tadoussac… qui lui sert d’assistant dans Le phare du haut-fond Prince doit maintenant affronter une le film. On le verra tester la lanterne du phare et vérifier les tempête qui n’a rien de climatique. Fin mai, le ministère des panneaux solaires. Pêches et des Océans du Canada annonçait la mise en vente Du haut de la tourelle, à côté de la lampe rotative qui s’allume d’environ 1 000 des 6 000 phares qui éclairent les côtes du pays au crépuscule, Martin Rodolphe Villeneuve attend le canot (voir l’encadré ci-dessous). À l’ère de la navigation par satellite, pneumatique qui, pour la dernière fois, le ramènera à terre. nombre d’entre eux sont jugés superflus. Dont la Toupie. Son expression oscille entre le soulagement et la nostalgie. Il Cette nouvelle a de quoi inquiéter les 850 résidants de l’ignore encore, mais en bouclant ses valises, il a oublié son Tadoussac. La tour du haut-fond Prince est l’emblème du stylo-plume sur une table. Hommage inconscient à sa muse y village. Les capitaines lui rendent visite lors des croisières sauvage, la Toupie. Phares à 1 $ « Les phares ne regardent plus vers la mer, mais vers la terre, pour voir si les touristes arri vent ! » Jean Cloutier, membre de la Corporation des gestion naires de phares de l’estuaire et du golfe Saint-Laurent, com prend bien pourquoi le minis tère des Pêches et des Océans du Canada liquide le sixième de ses lumières maritimes. Entrée en vigueur le 29 mai dernier, la Loi sur la protection des phares patrimoniaux vise à décharger le fédéral des feux qui ne sont plus essentiels à la navigation. Ces phares dits 62 l’actualité 1er septembre 2010 « excédentaires » sont désor mais offerts à qui pourra en prendre soin : municipalités, organismes sans but lucratif ou particuliers. Les plus beaux d’entre eux symbolisent sou vent toute l’histoire du bout de côte qu’ils éclairent. Or, s’ils ne font pas l’objet d’une offre d’achat d’ici mai 2012, ils ne pourront plus avoir le statut de bâtiment patrimonial, qui les protège en obligeant leur pro priétaire à préserver leur carac tère ancien. Ils échoiront encore au Ministère, qui pourra en faire ce qu’il veut. Critiquée par certains, qui craignent que ces témoins du passé ne tombent entre les mains de particuliers, la loi permettra toutefois de clarifier la situation actuelle. « Depuis 10 ans, ce sont des bénévoles qui s’occupent des phares, dit Jean Cloutier. Ils investissent leur temps et leur argent pour retaper des bâtiments qui ne leur appartiennent pas. » Plusieurs groupes ont conclu une entente avec la Garde côtière pour redonner vie à ces lieux de culture. Sur l’île Verte, le phare, le plus vieux du Qué bec, a été converti en musée, et la maison du gardien, en couette et café. Les gens aime raient acquérir la tour, mais après qu’elle aurait été res taurée. « Les phares sont sou vent situés dans des munici palités minuscules qui n’ont pas les reins assez solides pour assumer ce genre de coûts », rappelle Jean Cloutier. Le ministère des Pêches et des Océans du Canada précise toutefois dans son site Internet qu’il n’offre aucune aide finan cière pour des restaurations majeures.