Interview de R. Viémont sur son film

Transcription

Interview de R. Viémont sur son film
ENTRETIEN AVEC RODOLPHE VIÉMONT
! Comment est né ton film ?
Je suis sur ce film depuis… 10 ans ! Au départ, il s'agissait d'un film sur la bipolarité
chez de grands artistes (Antonin Artaud, Dmitri Chostakovitch, Kurt Cobain…). Il
est courant en effet de nommer la bipolarité "la maladie des grands hommes". Mais
rapidement je me suis senti enfermé dans ce propos.
Et puis il y a quelques années, j'ai rencontré mon épouse, sans savoir qu'elle aussi
était atteinte de la maladie. Comme je le dis dans le film : il y avait une possibilité
sur mille (selon les études épidémiologiques sur la maladie) pour que deux bipolaires mixtes se trouvent. Cet amour instantané m'a poussé vers un tout autre film :
intime, tendre, plus personnel. Laurence a joué le jeu, me permettant de construire
un film à la fois personnel et universel. Qu'est-ce que vivre ? Qu'est-ce que vivre
avec un handicap ? Un bipolaire a un risque sur cinq de finir suicidé, certes. Mais où
se situe le libre-arbitre dans ces chiffres ? Vivre est un combat et l'amour est
supérieur à tout. La rage est un bon moteur pour "sublimer" comme le dit la
psychanalyse.
! Que signifie cette omniprésence de l'eau ?
C'est assez simple en fait, même s'il semble que la symbolique interroge. Je suis
parti du fait que l'humeur (avec son double sens médical) est par définition liquide.
Chez les bipolaires, elle est mouvement perpétuel. Le va-et-vient des cycles, comme
la mer et ses vagues ; le calme de la rivière, la violence de l'eau giclante dans
l'écluse. Le sablier dit exactement la même chose : ça s'écoule dans un sens, une
main le retourne et il se vide dans l'autre sens. La main qui exécute le renversement : c'est pour moi le principe de la névrose qui est non négligeable sur le
processus de déclenchement de la crise "psychotique".
! Pour le quidam, il est difficile de faire la différence entre la psychose et la
névrose ? Peux-tu nous en parler ?
J'aime beaucoup la définition de Pierre Desproges. Selon lui, avec son humour, il
expliquait qu'un psychotique est quelqu'un pour qui 2+2 = 5 et qui en est satisfait.
Un névrosé, lui, sait très bien que 2+2 = 4 mais il en est malade !
Mais de fait, les deux termes sont assez imbriqués (malgré l'obstination de quelques
professionnels d'en faire des états dissociés). De toute façon il y a souffrance et ces
deux "familles pathologiques" doivent être prises en charge sans peur, sans stigmatisation : évitons absolument de mettre les fragilités dans des boîtes. Même si la
crise psychotique me paraît plus dangereuse en terme de suicide, plus folle en soit.
! Tu emploies justement le mot "folie" plusieurs fois dans le film, même te
concernant. N'est-ce pas un peu péjoratif ou outrancier comme terme ?
Non, je ne crois pas. Je n'aime pas quand les gens se cachent derrière un terme : les
handicapés physiques sont des personnes à mobilité réduite ; les aveugles des malvoyants... Cette manière de prendre avec des pincettes les handicapés m'agace.
Oui, je suis fou. Et alors ? Je me considère même psychotique et je pourrais
expliquer ce sentiment. Me définir comme psychiatriquement fragile et non pas fou
atténue-t-il les choses pour moi ? Je ne crois pas. Les seuls personnes que cela
rassure sont ceux qui ne veulent pas voir la maladie en face. Les gens ont peur de la
folie, comme ils ont peur de la mort. Cela les renvoie-t-il à leur propre folie ? Du
coup je provoque un peu : m'accoler le terme folie est ma liberté – dont j'use.
! A en croire certains médias, tout le monde serait bipolaire. Une vision de la
maladie que tu combats avec engagement.
Selon des études suisses au début des années 2000, la bipolarité toucherait 40 % de
la population. Ce qui est une contre-vérité évidemment. Une société qui aurait 40 %
de bipolaires (et je n'ajoute pas les autres maladies psychiatriques à ce chiffre) serait
ingérable et imploserait totalement.
En fait, tout vient d'une classification américaine (DSM 4) qui inclut dans la
bipolarité toutes les fragilités thymiques : les ultra-sensibles, les caractères lunatiques… Mais connaître des hauts et des bas n'est pas souffrir de bipolarité. Comme
je le dis dans le film : 20 % des bipolaires décèdent de suicide ; et les autres (4/5)
ont une espérance de vie de 20 ans moindre à un sujet lambda. Je ne pense pas
qu'une personne lunatique se reconnaisse dans ces statistiques.
Convoquer de tels chiffres est une gifle aux bipolaires : cela dédramatise la maladie,
la rend commune. Cela déculpabilise l’entourage, les familles, les amis. Combien de
fois Laurence a-t-elle entendu autour d'elle : "Allez, il fait beau. Ça va aller !" ?
Quand ce n'est pas : "Tu t’écoutes un peu trop." Un jour, une personne de ma
famille, dans un accès de colère, m'a dit devant Laurence : "Ne faites pas d'enfants !
Vous feriez des petits tarés !"
! C'est le sujet de ton film.
Oui.
! Le film aurait pu être anxiogène, ce qui n'est pas le cas.
C'est une volonté qui s'est manifestée au milieu de l'écriture. J'ai eu par le passé
souvent envie de montrer la maladie de la manière la plus brute possible : indécente.
Comme si le cinéma était une catharsis à la souffrance. Ou que seule cette violence
était capable d'émouvoir le public.
Et puis on m'a rappelé que j'écrivais un documentaire de création, pas une émission
de télé-réalité ! Le fil conducteur du film (le désir d'enfant) s'est alors imposé de luimême. L'écriture du film s'est faite en parallèle à notre (en)quête sur les risques de
transmission de la maladie. Heureusement, ce chemin quasi-existentiel nous a
conduit à reconnaître notre désir d'enfant. Naturellement le film raconte aussi cette
victoire de la vie, de l'amour sur la peur ou le défaitisme. En fait, c'est un film plein
d'espoir.
! Le film est construit autour du témoignage de Laurence. Pourquoi avoir
choisi un témoignage unique ? Et comment as-tu procédé pour interviewer ton
épouse ?
La bipolarité est une vaste maladie, très riche dans son expression (notamment avec
la manie mixte ou les pathologies comorbides). J'ai craint qu'en cherchant à
multiplier les témoignages je perde le spectateur. Je ne voulais pas faire un film
médical.
Le film est : comment un couple de bipolaires choisit de donner la vie quand il sait
pertinemment que le risque de troubles pour l'enfant est de 30 % ?! Un témoignage
d'autres malades n'aurait eu dans ce propos aucun sens.
Le tournage avec Laurence a été assez facile en fait. Elle s'est livrée comme je le
souhaitais : avec pudeur mais sans se cacher. J'ai emmagasiné des dizaines d'heures
de rushes. Je remercie d'ailleurs ma monteuse d'avoir trié intelligemment toute cette
matière. Toutes les séquences d'interview de Laurence ont été tournées en intimité
(moi et elle). On définissait le cadre avec le chef-opérateur puis il nous laissait deux
heures seuls, les deux caméras numériques utilisées permettant de tourner ainsi :
longtemps et en les oubliant.
C'était selon moi le seul moyen d'arriver à ce que je voulais : un film tout en retenu.
Une déclaration d'amour, un exemple de courage, un hymne à la vie.