magiciens de la terre » ou la naissance de l`art mondialisé
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magiciens de la terre » ou la naissance de l`art mondialisé
JUIL/AOUT 14 Mensuel Surface approx. (cm²) : 487 N° de page : 112-114 97 RUE DE LILLE 75007 PARIS - 01 47 53 61 94 Page 1/3 « MAGICIENS DE LA TERRE » OU LA NAISSANCE DE L'ART MONDIALISÉ > Entretien avec Annie Cohen-Solal réalisé par Eryck de Rubercy Aby Warburg, l'un des pères fondateurs de l'histoire de l'art, n'avait pas hésité à faire se croiser les pistes de sa spécialité avec celles de l'anthropologie au point d'établir un lien secret entre la culture primitive des Indiens hopis du Nouveau-Mexique et la civilisation de l'Italie de la Renaissance. La notion de distance n'était-elle pas en train de disparaître ? Ou bien avions-nous perdu l'ingénuité nécessaire pour concevoir côte à côte ces deux types de cultures comme des manifestations de la créativité humaine ? En tout cas, on ne peut s'empêcher d'y penser dans le contexte de la mondialisation d'aujourd'hui qui a enclenché des circulations incessantes entre les culture du monde, ll y a encore peu, on avait du mal à voir et même à seulement soupçonner des créations modernes issues de cultures en marge de l'Occident, reléguées qu'elfes étaient dans une catégorie de survivance de traditions ancestrales complètement anachroniques. Et cela même si, par le passé, Matisse, Picasso et les surréalistes s'étaient déjà passionnés pour les arts « primitifs », source de découverte, d'inspiration et de renouvellement de leurs œuvres. BARRAL 2778460400507/CLA/OTO/2 Tous droits réservés à l'éditeur JUIL/AOUT 14 Mensuel Surface approx. (cm²) : 487 N° de page : 112-114 97 RUE DE LILLE 75007 PARIS - 01 47 53 61 94 Page 2/3 En 1989, le Centre Pompidou et la Grande Halle de la Villette a Paris présentaient conjointement « Magiciens de la terre », une exposition « manifeste », qui visait à montrer au grand public, pour la première fois en Europe, que la création artistique contemporaine n'était pas ie seul fait des Occidentaux Son concepteur, jean Hubert Martin, déclarait alors dans une interview « Cette exposition est faite pour dire et faire comprendre une idée très simple . il y a de la création en arts plastiques, aujourd'hui, dans le monde entier, qui mérite d'être regardée attentivement par nous (i) » Ainsi, les oeuvres d'une cinquantaine d'artistes originaires notamment d'Haïti, du Tibet, du Zaïre, de Madagascar ou de Papouasie NouvelleGuinée et totalement inconnus en Europe, furent elles présentées à côté de celles d'artistes de la scène contemporaine occidentale, tels que Marina Abramovic, Christian Boltanski, Louise Bourgeois, Daniel Buren, Rebecca Horn, Per Kirkeby, Barbara Kruger, Richard Long ou encore Sigmar Polke. qui avaient été choisis sur la base de leur intérêt profond pour d'autres cultures L'exposition, qui eut à l'époque un fort retentissement, ne serait ce qu'en lançant un débat public sur la situation faite aux « arts exotiques », est apparue avec le temps comme l'un des moments historiquement fondateurs de la mondialisation ou, pour mieux dire, de la globalisation de l'art contemporain dont le processus inédit et récent a finalement permis de donner une place de choix dans les circuits d'avant garde à certains des artistes non occidentaux y ayant participé Le Centre Pompidou a voulu marquer le 25' anniversaire de cet événement pionnier en organisant une exposition documentaire (2) qui, revenant sur son contexte, en restitue la dynamique, ne serait ce qu'en donnant l'occasion de découvrir le détail des voyages des commissaires partis sur le terrain, a travers tous les continents, à la recherche d'artistes dont les créations dépaysent voire déconcertent, le mot « magie » semblant plus approprié pour les qualifier que le mot « art » en ce sens qu'elles provenaient de sociétés n'en connaissant pas le concept Maîs ce retour en arrière, à vingt-cinq ans de distance, sur une exposition servant, depuis lors, constamment de référence, est aussi et surtout une façon de parler du présent ou s'est désormais rompue cette vision eurocentrée de l'art, sinon cette manière de voir de l'Occident enferme dans son cadre En effet une mutation, tant au niveau de l'art lui- BARRAL 2778460400507/CLA/OTO/2 Tous droits réservés à l'éditeur JUIL/AOUT 14 Mensuel Surface approx. (cm²) : 487 N° de page : 112-114 97 RUE DE LILLE 75007 PARIS - 01 47 53 61 94 Page 3/3 même que de ses processus, s'est opérée qui suppose aujourd'hui un enjeu mondialisé offrant un monde de l'art plus ouvert que jamais a la diversité. Dans son texte écrit pour le catalogue de l'exposition (3) en hommage à « Magiciens de la terre », Annie Cohen-Solal, commissaire générale de l'ensemble des événements organisés en la circonstance (un colloque et une université d'été), déclare « De fait, la métamorphose progressive de "Magiciens de la terre" - une exposition qui, en 1989, se voulait "internationale" - en un forum de débats à l'échelle mondiale impose certainement l'examen des enjeux qu'elle a suscités comme un nœud de confrontations beaucoup plus complexe que cela n'apparaissait au premier abord, car it concerne tout à la fois production symbolique, rapoorts de forces géopolitiques et compréhension intellectuelle du monde. » Et l'on ne s'étonnera pas que l'auteur de la première biographie de Sartre (4) nous rappelle au passage que les textes de ce dernier « nous parlent en définitive de la mondialisation, au sens où l'entendent les géographes c'est l'avènement du Monde avec une majuscule, c'est un changement de regard sur la planete que nous habitons et dans lequel les rapports de forces géopolitiques, maîs plus largement le rapport à l'espace terrestre et à l'Autre ont explosé » tant et si bien que « sans le savoir, le projet de "Magiciens de la terre" représentait une première occasion pour reprendre clairement les métaphores sartriennes, et pour permettre qu'entre « artistes occidentaux et non occidentaux se croisent enfin des regards et se partagent enfin des paroles ». Eryrk de Rubercy 1 « jean Hubert Martin "Un manifeste" », propos recueillis par Michel Nuridsany, le Figaro, 24 mai 1989 2 « Magiciens de la terre Retour sur une exposition légendaire », du 2 juillet au 8 septembre 2014, Centre national d'art et de culture Georges Pompidou 3 Editions du Centre Pompidou en coédition avec les Éditions Xavier Barrai 4 Annie Cohen Solal, Sartre 1905 1980, Gallimard, 1985, coll « Folio essais » (n° 353), 1999 BARRAL 2778460400507/CLA/OTO/2 Tous droits réservés à l'éditeur