Entre géographie et paysage, la phénoménologie

Transcription

Entre géographie et paysage, la phénoménologie
Par Marie-Ève Desrochers Hogue
Besse, Jean-Marc, « Entre géographie et paysage, la phénoménologie », In VOIR LA
TERRE, six essais sur le paysage et la géographie, Arles, Actes Sud / ENSP /
Centre du paysage, 2000, p. 115-145.
En guise d’introduction
Dans un premier temps, Jean-Marc Besse explore l’opposition qu’instaure le
neuropsychiatre Erwin Straus entre paysage et géographie, opposition reprise par Henri
Maldiney. Celle ci lui semble surprenante puisque, d’une part, les géographes classiques
contemporains de Straus savaient que le paysage n’était pas la carte, et entretenaient des
relations étroites avec le paysage, l’observant attentivement pour suppléer à la «
représentation seulement cartographique des territoires » (p. 117) ; d’autre part, une
branche de la géographie contemporaine s’inscrit dans une perspective
phénoménologique, en réaction à la perspective positiviste, qui, dans les années cinquante
et soixante, a récupéré les méthodes des sciences naturelles pour réduire la géographie à
une science sociale étudiant les lois de l’espace. La perspective phénoménologique a dès
lors permis à la discipline de porter attention à des objets autres – « les perceptions, les
représentations, les conduites vis-à-vis de l’espace » (p. 119) –, à des méthodes nouvelles
ainsi qu’à des corpus inédits, celui des traditions littéraires notamment. Selon la vision
phénoménologique, le paysage revêt une dimension culturelle plutôt que naturelle (nous
nuancerons en ce qui a trait à la position de Straus), et même le paysage in situ est le fruit
d’une lecture. Alors, en quoi y a-t-il opposition entre paysage et géographie selon la
phénoménologie philosophique ?
Espace géographique et paysage selon Straus
C’est Straus qui, le premier, a lié le paysage à la phénoménologie. Dans le chapitre VII
de Du sens des sens (1935), il constitue un paradigme, dont le tableau suivant fixe les
principaux aspects.
Géographie
Perception
Science
« Distinction du sujet percevant et de
l’objet perçu » (p. 121) et « Relation
générale à la chose » (p 121)
Conception intellectualiste
Cartographie
Paysage
Sensation
--« fusion ou (…) communication
originaires de l’homme et du monde » (p.
121)
Conception phénoménologique
Pas de repères ni d’orientation possible
L’espace géographique offre une représentation du territoire systémique et dénuée
d’horizon, tandis que le paysage dépend d’un horizon qui l’ouvre, nous empêchant de le
saisir en entier, d’en faire la synthèse. Ainsi, le paysage constitue à la fois ce qui est
visible d’un point de vue en particulier, et ce qui se situe au-delà de l’horizon et du
champ de vision. Aussi, le paysage est antérieur à l’espace géographique : « Il est
préculturel, préanthropologique. » (p. 123) Il est le lieu originaire où se déploie la
sensation, celui de la rencontre primordiale avec le monde, sans médiation aucune. Cette
définition est bien entendu à contre-courant de la conception classique du paysage. Enfin,
l’espace géographique possède un centre conventionnel à partir duquel s’orienter, alors
que le paysage n’a pas de centre, si ce n’est le corps propre, siège de la sensation. Le
paysage rime donc avec errance et dépaysement, voire avec exil. Sa rencontre mène à la
perte de soi comme à la perte de tout savoir.
La géographie selon Dardel ; espaces géographiques et espace géométrique
Se pencher sur la discipline qu’est la géographie permet de s’interroger sur les types de
rapport que nous nouons avec la Terre et sur la façon dont nous parlons de celle-ci,
autrement dit, sur les catégories qui orientent notre rapport au monde. Tel est le champ
d’exploration épistémologique des géographies humaniste et culturelle, champ qu’Éric
Dardel inaugura dans son ouvrage L’homme et la Terre (1952), cherchant à redéfinir
radicalement « l’objet et le caractère scientifique de la discipline » (p. 128) à travers une
réflexion double (épistémologique et ontologique) se situant entre science et philosophie
ainsi qu’en marge de la tradition classique de la géographie. Ainsi, Dardel mène une
étude critique de la géographie en remettant en question le modèle dominant des sciences
naturelles et, surtout, réfléchit à la manière dont nous habitons la Terre. Pour lui, la
géographie est constitutive de l’« être de l’homme » (p. 130).
Un parallèle peut être établi entre les démarches de Dardel et de Merleau-Monty, car tous
deux critiquent la science, qui fait abstraction du monde, ignore qu’elle est « le
prolongement et l’expression d’un mouvement originaire, qui débute dans la perception
(…) et conduit jusqu’au langage » (p. 130). Selon Dardel, géographie originaire,
géographie savante et représentation savante découlent toutes du même acte de
perception. D’autre part, la discipline ne devrait pas avoir recours au discours explicatif
ni adhérer au positivisme en raison de la matérialité des espaces géographiques. Cet
aspect les oppose à l’espace géométrique, caractérisé par l’homogénéité et la neutralité.
L’espace géographique est vécu, ce qui ne veut pas dire qu’il dépende strictement du
point de vue d’un sujet, car il est aussi concret : il résiste au sujet, il est d’ailleurs un
événement qui le pénètre plutôt qu’un objet ; il commande son expérience et sa pensée du
monde. La tâche du géographe est celle d’un herméneute qui interprète, en fonction de
leurs répercussions chez l’homme, « les significations flottantes à la surface du monde »
(p. 135), qu’il s’agisse d’éléments naturels ou d’espaces construits. L’espace
géographique n’est pas objectif pour autant : le projet phénoménologique s’intéresse à
l’émergence de la signification au point de contact entre la matière et les sens, « dans une
entr’expression du subjectif et de l’objectif qui est le propre de la vie réelle » (p. 136).
2
Dardel croit que le savoir géographique doit s’approprier cette géographie primordiale
antérieure à la réflexion, manifestation de la connivence entre le sujet et l’objet.
Ainsi, la réalité géographique est inhérente à l’existence. Loin d’être un objet à distance
d’un sujet, elle est humaine, c’est-à-dire qu’elle reflète les considérations et le travail de
l’homme. Elle est donc liée à ses affects, sans en être la simple projection. Les
significations qu’il s’agit d’interpréter sont donc « celles de l’existence humaine située
sur la Terre » (p. 139). Le paysage quant à lui ne se résume pas à une « "étendue de pays
qu’on peut embrasser d’un seul regard" » (p. 123). Il permet à celui qui s’y trouve
d’avoir accès aux « dimensions de son être » (p. 139), et ce, de par son ouverture, son
horizon, sa profondeur où se déploie l’intentionnalité d’un corps propre. Voici ce que la
contemplation du paysage nous révèle : sans l’homme, la Terre n’existe pas ; sans la
Terre, c’est l’homme qui n’est plus. La liberté se joue les pieds sur Terre, non pas dans
l’enracinement, mais « dans la traversée des lieux, vers le lointain » (p. 141). La
géographie se doit de garder le contact entre, d’une part, la réalité géographique,
l’expérience et l’écriture de la Terre ; d’autre part, le savoir géographique, la science et la
lecture de la Terre.
En guise de conclusion
Besse expose les quatre définitions que Dardel donne de la Terre : elle est « monde de la
vie » (p. 143), c’est-à-dire le lieu de l’existence conçue comme déplacement et
expérience signifiante ; elle est « paysage » (p. 143), c’est-à-dire culture ; elle constitue
les fondements de l’existence, de telle sorte que la liberté s’exerce selon ses contraintes ;
et elle est « fond obscur, elle est nuit (…) La Terre offre à l’existence humaine
l’expérience de sa précarité, sous la forme de l’usure » (p. 144). Cette dernière définition
confère à la géographie une dimension éthique, car elle devient responsable du sens de la
Terre, qui nous la rend habitable.
Citations choisies
Géographie, paysage et phénoménologie
« Le paysage est désorientation radicale, il surgit de la perte de tout repère, il est une
manière d’être envahi par le monde. » (p. 121)
« La conception développée par Straus est (…) en rupture avec la conception " classique
"qui fait du paysage une" étendue de pays qu’on peut embrasser d’un seul regard ". Le
paysage signifie participation plutôt que prise de distance, proximité plutôt qu’élévation,
opacité plutôt que vue panoramique. » (p. 123)
3
« Le paysage est invisible parce que plus nous le conquérons, plus nous nous perdons en
lui. » (p. 1241)
La Terre et l’habitation humaine : la géographie phénoménologique d’après Éric Dardel
« La fonction du paysage se précise alors : il permet de maintenir un rapport vivant entre
l’homme et la nature qui l’entoure immédiatement. » (p. 125)
« …la géographie doit être considérée comme fondamentale pour toute question sur la
modernité (…) parce que cette discipline est exemplaire du morcellement des relations
que nous entretenons aujourd’hui avec le monde terrestre. » (p. 126)
« Voir la Terre comme Terre et non plus comme corps mobile dans l’espace, c’est-à-dire
sortir de l’a-cosmisme de la science galiléenne/newtonienne pour restituer à la Terre son
sens d’ouverture ou d’arche du possible : voilà sans doute la mission philosophique que
Dardel assigne à la géographie. » (p. 140)
La géographie comme rencontre de l’existence humaine et de la Terre
« Le paysage est essentiellement monde plutôt que nature, il est le monde humain, la
culture comme rencontre de la liberté humaine et du lieu de son déploiement : la Terre. »
(p. 140)
« Historicité et géographicité sont solidaires dans l’institution d’un monde proprement
humain. » (p. 141)
« La géographie selon Dardel n’est donc pas primitivement une science, elle est d’abord
la manifestation d’une réalité, qui est celle de l’existence humaine qui se développe sur
la Terre. » (p.142)
« Il faut donc prendre le mot " géographie " à la lettre, comme écriture. La géographie en
tant qu’elle est l’inscription de l’humain sur le sol (…) si la géographie comme réalité est
écriture, la géographie comme savoir devra être lecture (…) La géographie est une
expérience herméneutique. Elle se constitue dans un enveloppement réciproque de
l’écriture et de la lecture qui est proprement l’expérience de la constitution du sens. » (p.
142)
1
Besse cite la page 159 de l’ouvrage de E. Straus Du sens des sens, contribution à l’étude des fondements
de la psychologie, Grenoble, Jérome Million, 1989.
4
Réflexion personnelle
Besse souligne que « la conception développée par Straus est (…) en rupture avec la
conception "classique" qui fait du paysage une "étendue de pays qu’on peut embrasser
d’un seul regard" » (p. 123). Or, force nous est d’admettre qu’elle a toutefois un
important point en commun avec cette conception traditionnelle. En effet, selon la
perspective de Straus, la vision apparaît encore comme un élément primordial de
l’expérience du paysage, même si, dans ce cas-ci, le regard ne maîtrise plus l’espace,
mais est plutôt avalé par lui. La notion d’horizon chère à Straus révèle d’ailleurs le primat
de la vision dans la notion de paysage qu’il développe : « La conséquence immédiate de
la présence de cet horizon est que le paysage signifie absence de totalisation ou de
synthèse surplombante… » (p. 1222). Autrement dit, comme l’affirme Straus, « il n’y a
pas d’images unitaires, il n’existe pas d’être permanent » (p. 124).
Le roman-essai Pèlerinage à Tinker Creek de Annie Dillard, où elle explore notamment
le phénomène de la perception, me permet d’illustrer à merveille la conception du
paysage de Straus. En effet, un passage y fait mention d’aveugles de naissance recouvrant
la vue : « Formes, distances, dimensions, étaient autant de syllabes dépourvues de
contenu. (…) Pour celui qui vient d’acquérir le sens de la vue, la vision est une pure
sensation qui ne s’encombre pas de signification3. » De manière semblable, pour Straus,
le « paysage, en tant qu’il est paysage originaire, paysage de la fusion ou de la
communication originaire de l’homme et du monde, précède (…) toute orientation et tout
repère » (p. 121). Dans le livre de Dillard, c’est bien ce type de désorientation
qu’expérimentent les nouveaux voyants.
Toutefois, si le « paysage est l’espace du sentir, soit le foyer originaire de toute
rencontre avec le monde » (p. 123), ne pouvons-nous pas affirmer que les aveugles
l’avaient déjà expérimenté, quoique sur le mode de l’ouïe, du goût, de l’odorat ou du
toucher ? Le paysage comme expérience originaire ne se bornerait donc pas à l’usage de
la vue, mais à celui du corps en entier, déployé dans l’espace. D’ailleurs, depuis l’époque
de Straus, on s’est intéressé à la polysensorialité du paysage. Par exemple, le « Canadien
Robert Murray-Schaffer a lancé, au cours des années 1970, la notion de paysage sonore
(Soundscape)4. » Tous les sens prennent ainsi part au paysage. Si on présume que «
l’ouverture sensible et située au monde » (p. 122) dépend d’un horizon, il nous faut dès
lors élargir notre définition de cet horizon à tous les sens, ou plutôt à chacun d’entre eux.
Chaque sens aurait son horizon, et l’interaction de ces différents horizons donnerait lieu à
la perception du paysage.
2
L’expression synthèse surplombante est de Merleau-Ponty.
DILLARD, Annie, Pèlerinage à Tinker Creek, Paris, coll. « 10/18 domaine étranger », Éditions Christian
Bourgois Éditeur, 1990, p. 52-53.
4
CORBIN, Alain, L’homme dans le paysage, Paris, Textuel, 2001, p. 29. (Corbin fait référence à Robert
Murray-Schaffer et à son ouvrage Le paysage sonore, Paris. J.-C. Lattès, 1979.)
3
5
Pour conclure, comparons brièvement les théories de Straus et de Dardel à propos du
paysage. En bref, si Straus oppose paysage et géographie, Dardel oppose espaces
géographiques et espace géométrique. Le paysage de l’un et l’espace géographique de
l’autre ont notamment en partage leur originarité, leur horizon et le fait qu’ils soient des
espaces vécus. Toutefois – différence importante – chez Straus, la géographie est
condamnée à manquer le paysage : « Il n’est pas possible, du point de vue de Straus, de
parler d’un savoir du paysage, dès lors que la rencontre du paysage signifie la déroute
de tout savoir préalable et final… » (p. 125) Chez Dardel, la géographie peut et doit
maintenir ce lien entre l’expérience du paysage et le savoir relatif à ce même paysage.
6

Documents pareils