Un corps qui fait images: le rituel de la crucifixion

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Un corps qui fait images: le rituel de la crucifixion
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research-article2016
SCP0010.1177/0037768616628792Social CompassAubin-Boltanski : Le rituel de la crucifixion (Liban)
Article
Un corps qui fait images: le
rituel de la crucifixion (Liban)
social
compass
Social Compass
2016, Vol. 63(2) 213­–233
© The Author(s) 2016
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DOI: 10.1177/0037768616628792
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Emma Aubin-Boltanski
CéSor-CNRS, France
Résumé
Chaque année, lors du Vendredi saint, Catherine, une mystique catholique mariée et
mère de trois enfants, vit les souffrances du Christ au cours d’un rituel appelé l’insilâb
(crucifixion). Percluse de douleurs, elle dévoile les plaies qui apparaissent sur son corps
à une foule de fidèles réunie autour d’elle. Tout en s’inscrivant dans une longue tradition
d’imitatio Christi ; tout en suivant un « script » prédéfini et prévisible, ce rituel réserve des
moments de désordres. C’est qu’il est entièrement centré autour d’un corps énigme
qui, « faisant images », condense tout à la fois la Vierge et son Fils, la sainte et sa fidèle.
Icône de chair offerte au regard et au toucher de centaines de fidèles, il brouille les
frontières entre monde divin et monde terrestre ; sacré et profane ; féminin et masculin ;
parent et enfant ; passé et présent ; image et personne.
Mots clés
chrétiens d’Orient, corps mystique, images, Liban
Abstract
Every year, on Good Friday, Catherine, a Maronite mystic, wife and mother of three,
relives Christ’s sufferings in the course of a ritual known as insilâb (crucifixion). She
unveils the wounds on her body to a crowd of worshippers gathered around her.
Although this ritual is in keeping with a long imitatio Christi tradition formalized and
theorized over the centuries, as well as following a predetermined and predictable
‘script’, it entails moments of disorder. This is because the insilâb is centred on an
Pour toute correspondance:
Emma Aubin-Boltanski, Centre d’études en sciences sociales de religieux (CéSor-EHESS), 10, rue Monsieur
le Prince 75006 Paris, France.
Email : [email protected]
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‘enigma body’ which ‘condenses’ the Virgin and her Son, the saint and her believer. As
a living icon offered to the sight and touch of hundreds of worshippers, her body blurs
the border between the divine and mundane worlds; the sacred and the profane; female
and male; parent and child; past and present; image and living person.
Keywords
Eastern Christians, images, Lebanon, mystical body
Depuis le début des années 1980, un réseau de mystiques féminines s’est constitué au
Liban et en Syrie. Composé de chrétiennes vivant dans des grandes villes – Beyrouth ou
Damas –, il se caractérise par sa diversité confessionnelle et sociale. Maronites, grecques
orthodoxes ou grecques catholiques, ces femmes sont issues de familles pauvres installées
dans des quartiers périphériques et paupérisés ou, au contraire, membres de la moyenne
ou grande bourgeoisie. Toutes appartiennent à un même réseau, un réseau « marial
global » dans lequel internet joue un rôle essentiel permettant notamment la circulation
d’images, de messages, de visions et de prières1. S’inscrivant dans une longue chaîne de
mystiques catholiques stigmatisées, elles réitèrent un modèle inauguré par saint François
d’Assise (12e-13e siècle), puis éprouvé par Catherine de Sienne (14e siècle) et localement
relayé par Rafqa, la grande sainte maronite du 19e siècle (Verdeil, 2006). La stabilité du
dispositif qu’elles reproduisent est remarquable : on retrouve la centralité d’un corps
souffrant ; le souci de se définir comme simple « instrument » ou « canal » de la volonté
et de la parole de Dieu ; un encadrement constitué de clercs et de secrétaires et, enfin, un
culte organisé autour de leur personne. Cependant, des écarts sont également repérables,
le plus important étant que ces mystiques contemporaines rendent publics leurs charismes
sans pour autant entrer dans les ordres. Mariées et mères pour la plupart, elles vivent en
phase avec leurs sociétés, leurs tourments politiques, sociaux et économiques. « Je ne
suis rien de plus qu’une autre femme, je suis ordinaire (‘adiyya). J’ai un mari, des enfants,
des soucis à cause d’un fils qui revient avec des tatouages à la maison, qui traîne après
l’école… Je suis ordinaire », clamait l’une d’elles. Cet ordinaire affiché et revendiqué
fait sans aucun doute la spécificité de ces mystiques extatiques du 21e siècle. Il les
distingue de leurs nombreuses prédécesseures qui, pour mieux se consacrer à Dieu, firent
le choix d’une séparation radicale d’avec la société des hommes (Albert, 1997). C’est
donc dans le monde, le plus souvent dans les salons de leurs maisons, qu’elles construisent
leurs gestes.
En 2008, je débutai un terrain de sept années sur ce phénomène. Je me rendis en
premier lieu chez Mirna Nazzour dont j’avais entendu parler à de nombreuses reprises
lors de mes enquêtes sur des apparitions mariales dans la Bekaa. Lors de ce premier
contact, qui se déroula dans sa maison située à Soufanieh, un quartier de la périphérie de
Damas, deux éléments me frappèrent : d’une part, l’étonnant empressement de cette
femme, alors âgée d’une quarantaine d’années, à me dévoiler l’histoire de son corps
souffrant et, d’autre part, l’importance du rôle conféré aux images saintes dans cette
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auto-narration ; des images de papier, de plastique ou de plâtre qui, pareilles au corps de
la mystique étaient décrites comme « suintantes et saignantes ». Jusque-là j’avais travaillé
sur des statues et des icônes auxquelles des fidèles prêtaient vie et parole, les transformant
en quasi-personnes (Aubin-Boltanski, 2012). Chez Mirna, j’entrevis d’emblée la
possibilité d’analyser plus finement la relation en miroir qui se nouait entre corps et
image ; un corps de chair se muant en icône non seulement racontée, mais également
exposée, observée, détaillée et touchée par de nombreux fidèles ; des images, qui telles
des personnes, portaient les marques de leurs expériences : des stries rougeâtres, des
déchirures, des traces huileuses exhibées et énumérées comme autant de preuves de leur
agentivité et de leur intériorité. Mes enquêtes me conduisirent successivement à Ashrafieh
(centre de Beyrouth) chez Lucie Khalifeh et dans des quartiers de la périphérie de la
capitale libanaise, chez Catherine Fahmi et Najât ‘Awwad. Toutes avaient transformé
leurs demeures en « églises de maison2 », accueillant des visiteurs animés par des objectifs
divers : assister à une extase, prier, demander conseil, consulter le registre des messages
ou simplement « faire salon ». Chez chacune d’entre elles, je retrouvais cette dialectique
entre corps et images identifiée chez Mirna.
Je conçus le projet de suivre attentivement le parcours de l’une de ces mystiques,
Catherine Fahmi, qui vit et officie depuis la fin des années 1990 dans son appartement de
Nab’a, une zone misérable située dans la banlieue Est de Beyrouth3. Originaire de la
montagne libanaise (Kisrouan), Catherine est maronite. Âgée d’une quarantaine
d’années, elle est mariée et mère de trois enfants. Tous les mardis matins, elle a une
extase (inkhitâf) publique et le Vendredi saint de chaque année, entourée de nombreux
fidèles, elle voit et vit le chemin de croix. Les instruments de la Passion se dessinent alors
sur son corps : sur les paumes des mains et les pieds apparaissent les « clous » ; sur le côté
droit, la « lance » et sur le front « l’épine » ou la « croix ». Dans une précédente publication,
prenant comme point de départ de mon analyse, la description de la crucifixion (insilâb)
de Catherine, j’ai démontré que la stigmatisation est à la fois paradigme et processus :
tout en s’inscrivant dans une longue tradition d’imitatio Christi formalisée et théorisée
au fil des siècles, elle participe à une transformation en profondeur du mythe de la
Passion. Ce rituel, ainsi que les figures qu’il mobilise (la Vierge et le Christ), loin d’être
stabilisés se distinguent, au contraire, par leur plasticité : en fonction des évènements, des
débats ou encore des narrateurs, ils peuvent être reformulés, réagencés et remodelés
(Aubin-Boltanski, 2014a). Le présent article s’intéressera également à l’insilâb, mais,
pour cette fois-ci, procéder à l’analyse de la dialectique entre d’une part, un corps, celui
de la mystique, qui « fait image » et, d’autre part, des images qui, dans un mouvement
inverse, « font corps ». Entre ces deux ensembles, un lien « d’épreuves » est durablement
noué. L’un atteste et redouble – dans le sens de dupliquer et de renforcer – ce qui se passe
sur et dans l’autre. Est ainsi établie la « preuve extérieure » de la réalité de « la chose » qui
se produit. Cette chose (sha’y), également désignée par le terme de « grâce » (ni’ma), est
caractérisée par l’évanescence et l’instabilité. Elle doit de ce fait être constamment
éprouvée.
Ainsi donc des images s’animent comme des personnes et des êtres humains se muent
en images. Ce mouvement en miroir d’image-personne et de personne-image permet que
se réalise la présence désirée. Statues, images icônes, êtres humains : ces corps de plâtre,
de bois, de papier et de chair ont en commun d’être des « choses changeantes » (Bynum,
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2011 : 32), et de ne pouvoir être enfermés dans des catégories précises. Par un excès
d’humeurs (larmes, sang, écoulement d’huile), de cris, et également d’odeurs, ils ont ceci
de paradoxal qu’ils signifient simultanément une intériorité (un en-deçà) et une extériorité
(un au-delà mystérieux) ; qu’ils constituent une tentative d’élever la matière vers le divin
alors même qu’ils le manifestent d’ores et déjà ici-bas ; qu’ils témoignent d’une
permanence et d’une continuité, tout en introduisant des discontinuités et des ruptures.
L’analyse que je développe dans cet article s’inscrit dans le sillage des études d’Alfred
Gell (2009) et de George Didi-Huberman (1992) sur l’agentivité sociale des objets. Elle
doit également beaucoup aux travaux d’historiens qui tels Jean-Claude Schmitt (2002),
Jérôme Baschet (2008) ou encore Caroline Walker Bynum (2011) se sont intéressés aux
« corps des images » et au processus social dans lequel elles sont engagées. Le paradoxe
des « matérialités religieuses » dans le christianisme, étroitement lié aux doctrines de
l’incarnation (Dieu dans l’homme) et de la création (Dieu présent dans toutes choses et
infiniment distant), a été magnifiquement étudié par Caroline Walker Bynum pour la
période allant de 1100 à 1550. L’historienne met notamment en exergue le « doute » qui,
bien au-delà de la crise iconoclaste, persiste à l’égard des images, ces dernières ne faisant
pas que « référer » ou simplement « pointer » vers Dieu, mais le révélant dans leur
« corps » et leurs matérialités mêmes. Elle souligne avec force l’espoir, mais également
la crainte qu’elles pouvaient susciter aussi bien chez leurs détracteurs que leurs partisans.
Des statues qui s’animent, des images qui saignent, des stigmates qui se dessinent sur la
peau d’une mystique, etc. Ces « phénomènes » largement détaillés par les historiens,
notamment médiévistes et modernistes, loin d’être circonscrits à une période précise et
lointaine, se rencontrent encore aujourd’hui parmi les chrétiens du Proche-Orient. Pour
les penser, la notion d’embodiment (corporisation) définie par Thomas Csordas (1994)
m’a été également utile. Elle permet de suivre le processus « d’objectivation »
d’archétypes culturels – le « Diable », l’« Esprit-Saint » ou encore « la Vierge » – dont les
humains « font l’expérience » par leurs corps.
Des images partout présentes et actives
Au Liban, la plupart des églises maronites restaurées sont « vidées » de leurs
représentations saintes. La tendance est aujourd’hui aux pierres apparentes et à la
sobriété. Elle s’observe depuis la promulgation en 1990 par le Vatican du Code des
canons des Églises orientales et la mise en place d’une politique de purification de la
liturgie et des lieux de culte de leurs composantes latines. L’objectif est à la fois de
retrouver l’atmosphère des églises des premiers chrétiens et de valoriser le patrimoine
maronite longtemps délaissé au profit d’une latinisation de la vie religieuse. Sont tout
particulièrement disqualifiées les statues polychromes perçues comme des éléments
exogènes à la culture locale, importés d’Occident4.
Ce dénuement contraste de façon saisissante avec l’abondance des images – statues,
photos, icônes – qui se bouscule dans le petit appartement de Catherine Fahmi. Dans cet
espace transformé en « église de maison », chaque meuble, chaque recoin sert de support
à des objets religieux, une société de plâtre et de papier qui renvoie à un réseau de lieux
et d’évènements extrêmement dense. Medjugorje ; l’Équateur ; l’Afrique ; l’Italie ; la
France ; Lourdes ; l’Azerbaïdjan, etc., à chacun des saints présents est attaché une origine
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géographique et un récit. « Toutes ces images racontent une histoire ; c’est pour cela que
j’aime venir ici », explique Mona, une proche de Catherine. Nous sommes le 4 octobre
2014, le mois du rosaire vient de débuter. Pour l’occasion, la robe de mousseline blanche
de la Vierge « d’Afrique », appelée ainsi en raison de la teinte sombre de sa peau, a été
remplacée par une toge rouge sang cintrée d’un large bandeau et recouverte par une
lourde cape bleue nuit, les couleurs de « Notre-Dame-du-Rosaire ». Cette Vierge-là, les
fidèles sont nombreux à dire, comme Mona, qu’ils l’aiment particulièrement parce
qu’elle « leur fait toujours quelque chose ». Le buste légèrement penché en avant et les
mains tendues en arcs de cercle, elle semble sur le point de saisir ou plutôt d’enlacer
quelqu’un. Ses doigts, longs et articulés, sont l’objet de toutes les attentions : ils
« bougent », ils « brillent ». Il y a également ses fines lèvres brunes qui « formulent des
mots »; « toujours les mêmes » affirme Catherine : « ‘Mais délivre-nous du mal. Amen’ »,
l’imploration qui conclut le Notre Père. « C’est sa façon à elle de nous dire qu’un grand
malheur va survenir au Liban » murmure Mona. Dans le coin opposé de la pièce est
disposé un ensemble de représentations masculines : un « Padre Pio » et un « Charbel »,
au-dessus desquels se tient un « Enfant Jésus de Prague » couronné et revêtu d’une cape
de velours bleu. Une trainée rouge dessine une croix sur le front de la statue du capucin
italien. Des stries brunâtres recouvrent une partie du visage du moine de l’Ordre libanais
maronite. Ce sont « les traces des effusions de sang » qui « annoncèrent » la guerre de
juillet 2006.
Un sanctuaire domestique a été aménagé dans un troisième angle du salon. Situé face
à la porte d’entrée, il constitue le point d’attraction vers lequel l’essentiel de l’activité
rituelle est orienté. Le visiteur qui le découvre pour la première fois est d’emblée saisi
par le foisonnement des objets qui s’y accumulent. Des statues, des portraits de saints
encadrés et de modestes images pieuses se serrent sur une structure pyramidale à trois
niveaux au sommet de laquelle trône une réplique réduite de la grotte de Lourdes. Un
grand nombre de ces représentations ne sont là que de passage, déposées provisoirement
par leur propriétaire pour « capter la grâce ». Des liserés de cotons blancs sont
soigneusement disposés à la base de la plupart d’entre elles pour récolter « l’huile du
Ciel », le liquide visqueux qui en exsude, telle une humeur corporelle.
Ces images, partout présentes chez Catherine, ne peuvent être réduites à des données,
matérielles et objectives, extérieures aux personnes : donnant à contempler des saints en
action, elles habitent littéralement l’imaginaire collectif et participent d’un hexis corporel
partagé. Dès lors, elles transparaissent dans les gestes de la mystique et dans le « voir »
de celles et ceux qui, l’observant, prennent part à son expérience.
Rituel, évènement et désordre
L’insilâb suit un script prédéfini. D’après Catherine, les saints s’imposent à elle comme
des forces spirituelles qui la « dépassent », envahissent son corps et s’emparent de sa
personne. Néanmoins, leurs interventions suivent un déroulement prédéfini et routinier.
Le jour du Vendredi saint, les séquences s’enchaînent selon un ordre précis. En
l’absence de clercs – les prêtres, qui sont parfois présents lors des extases du mardi,
sont tous occupés à officier dans leur paroisse respective – seuls les Évangiles font
autorité : ils sont suivis à la lettre. La crucifixion commence à neuf heures environ et
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Figure 1. La crucifixion de Catherine (2011). cl. Emma Aubin-Boltanski.
s’achève vers quinze heures, respectant ainsi un « horaire » établi à partir des indications
de temps données dans Marc 15:25-34 et Matthieu 27:46-47. Elle suit également la
« chronologie des évènements ». Ainsi la « lance » apparaît-elle après la mise en croix
et surtout après « la mort » comme indiqué dans Jean 19:33-34. Suivant un processus
éprouvé par d’autres avant elle5, Catherine « reçoit » les cinq stigmates, alors que la
vision du Sauveur dans les différentes étapes de sa Passion lui est donnée à contempler
(figure 1). Dans le même temps, son enveloppe charnelle devient lieu d’une « présence »
(hudûr, wujûd) de la Vierge qui, par son canal, délivre des messages (rasâ’il) pris en
note par une secrétaire. Retenons de ce dispositif complexe, que la mystique y est à la
fois « passive » et « active », qu’elle vit simultanément une possession inconsciente et
un voyage conscient6.
La crucifixion se déroule dans un espace-temps spécifique – autour du corps de
Catherine, dans son salon, le jour du Vendredi saint –, il suit un programme prédéfini
– la chronologie des évènements décrits dans les Évangiles – et engage des participants
qui ont pour la plupart une connaissance intime, le plus souvent acquise depuis
l’enfance, des différentes étapes de la Passion. Récurrence et ordre séquentiel
prédéfini et apprentissage : les principaux traits qui définissent l’action rituelle se
retrouvent donc bien ici (Houseman, 2012). Cependant, ils n’interdisent pas le
surgissement d’imprévus, de failles ou même de moments « métapragmatiques7 », ce
que nous choisissons d’appeler désordres. Ces désordres ne constituent pas l’équivalent
d’une critique du rituel, mais écartent au contraire la suspicion de formalisme vide qui
pourrait le frapper. De plus, loin de le démotiver, ils génèrent, à l’inverse, un effet de
sidération et, par-là, l’impact émotionnel recherché, à condition, bien sûr, qu’ils ne
provoquent pas une déconnexion complète avec le « rite idéal ». Dès lors, malgré sa
répétition d’année en année et sa relative routinisation, la crucifixion de Catherine
demeure un évènement, une « coupure » à partir de laquelle « le champ de la mémoire
et celui du possible sont rouverts par référence à de nouveaux principes d’intelligibilité »
(Bensa et Fassin, 2002 : 11). Il est dès lors susceptible de convertir des individus, de
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rénover des collectifs plus ou moins larges (la famille, la nation, le monde) et de
renouveler jusqu’au mythe sur lequel le rituel s’appuie.
Capter la « grâce » en détaillant le corps
« Visiter la grâce » : cette expression désigne l’action de se rendre chez Catherine, sa
maison étant elle-même appelée « beit al-ni’ma » (maison de la grâce). La grâce,
concept central de la théologie chrétienne, désigne le « don gratuit » que Dieu accorde
à certains pour leur permettre de faire leur salut, et qu’il peut retirer (Quillet, 2007 :
17). Il existe cependant des moyens de la mériter et de la conserver par la prière, la
charité et l’ascèse. Ce « paradoxe de la grâce » (Pitt-Rivers, 2011 : 431), à la fois donnée
et acquise, fut au centre de multiples controverses portant notamment sur la
prédestination et le libre arbitre. Bien que la mystique et son entourage n’abordent pas
ces considérations théologiques, ils lui accordent une place centrale. Dans leurs propos,
le terme revient à une telle fréquence qu’il semble répondre à une véritable obsession.
La grâce doit, dans ce contexte, être envisagée comme une « présence » prenant
différentes formes. L’encens qui « tombe du Ciel », l’huile qui s’écoule sur les icônes,
les visions, les messages divins transmis au cours des extases, la vocation et la mission
dont on se dit investi en sont autant de manifestations. Parfois, la Vierge ou saint
Charbel8 la personnifie, lui donne corps et voix. Il y a ceux qui « n’y croient pas » et
ceux qui « y croient ». Pour ces derniers, elle se dévoile au point de pouvoir, dans
certaines circonstances, être vue, sentie, entendue ou touchée. La grâce est au cœur
d’une dynamique de l’échange : don purement gratuit de Dieu, sans lien avec l’œuvre
des hommes, elle doit néanmoins être obéie, reçue par la foi sans jamais faillir ni
douter. De ce fait elle devient « vocation » en appelant à telle ou telle mission, à telle
ou telle tâche son bénéficiaire (Quillet, 2007 : 17). Évanescente, elle peut également
« grandir » ou au contraire « se tarir » et « partir », en fonction de la qualité de
l’engagement de celles et ceux qui, la « recevant », la « portent » et « l’entretiennent ».
Chez Catherine, on vient voir, sentir, toucher, entendre la grâce. La scène est dominée
par le « désir hyperbolique de voir au-delà » (Didi-Huberman, 1992 : 108) des visiteurs.
Ce désir se manifeste, entre autres par un usage intensif des téléphones portables et de
leurs multiples fonctions d’appareils photo, de caméras et de magnétophones. Au
moment crucial de l’entrée en scène de la « présence », ils surgissent des poches et des
sacs. En fonction de leur position dans la pièce, certains fidèles les braquent sur le corps
de la mystique ou sur des images de l’autel, d’autres, bras tendus au-dessus des têtes,
filment des plans larges en plongée. Nombreux sont ceux qui positionnent leurs appareils
sur le mode « selfie » de façon à être inclus dans le cadre au moins quelques instants.
Parfois, on sollicite un proche ou un voisin pour être filmé avec la mystique à ses côtés
ou en arrière-plan. Cet usage de la caméra étonne de la part de fidèles qui sont par ailleurs
activement – physiquement et émotionnellement –, engagés dans la situation. En réalité,
il procède du désir de voir et de l’idée que l’appareil, « lui » pourrait capter et sauvegarder
une « vérité » que l’œil nu serait incapable de saisir. Un point ou un halo lumineux, une
tache blanche sont interprétés comme autant d’indices de « présence ». « Retenues » et
« conservées » dans des téléphones portables, ces images sont mises en circulation et
régulièrement mobilisées comme des « preuves matérielles et extérieures ». Par
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Social Compass 63(2)
Figure 2. Capter et sauvegarder. Photographier la grâce. cl. Emma Aubin-Boltanski.
« extérieures », on entend « hors du contrôle de quiconque » ; un signe, un élément ne
pouvant être produit ou fabriqué par un être humain et a fortiori par Catherine, et qui, de
ce fait, atteste de ce qui se passe dans et sur le corps de la mystique. Les caméras mettent
donc à l’épreuve la « présence » pour mieux la certifier9 (figure 2).
On attend des caméras qu’elles révèlent un signe et convertissent le regard. Pour
arriver à cette fin, les objectifs filment en gros plans les images saintes qui se trouvent
dans et autour de l’autel domestique : une statuette qui, brillante et visqueuse, « exsude
de l’huile » ; des morceaux d’encens « tombés du ciel » ; un « écoulement brunâtre » sur
une photo de saint Charbel ; les doigts articulés et les lèvres d’une Vierge noire, etc. C’est
surtout le corps de la mystique qui fait l’objet de toutes les attentions : zoomer sur le front
pour capter un sillon de la peau duquel jaillit du sang ; faire doucement glisser la caméra
sur l’arête du nez, la bouche, le cou, la poitrine ; s’arrêter sur les cloques que le chemisier
entrouvert laisse entrevoir ; continuer la descente vers les mains posées sur les genoux ;
faire un plan fixe sur ces doigts qui pointent vers les pieds « crucifiés » ; se laisser guider
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Figure 3. Le corps crucifié de Catherine recouvert par un drap laissant apparaître les mains et
les pieds.
Source : Capture d’écran du film, Catherine ou le Corps de la Passion, 2012.
pour achever le plan-séquence sur l’image des membres recroquevillés l’un sur l’autre
dans des chaussons de toile grise. Les caméras participent à une quête du signe qui sans
cesse dé-taille (Arasse, 1996) le corps-image de Catherine, le contemple en le scrutant et
en le fragmentant en différentes parties (figure 2).
Ce morcellement du corps est non seulement opéré par les caméras, mais mis en scène
lors de la crucifixion (figure 3). Lorsque les stigmates apparaissent, le corps de Catherine
est porté sur un divan et enveloppé dans un drap-housse aux motifs enfantins et aux
couleurs vives, en prenant soin de ne recouvrir ni les pieds, ni les mains sur lesquels sont
apparues des boursouflures noires appelées les « clous » (mismâr). Ce drap, qui ne sera
soulevé que pour donner à voir la « lance » (saham), la plaie du côté, oriente le regard
vers les stigmates et implique le dévot dans un rapport rapproché, où peut s’exacerber
l’affectum devotionis (Arasse, 1996 : 86-87). Les pieds, les mains, le côté, ainsi que le
front et la marque sanglante de « l’épine » (shawka), ces parties se détachent du reste du
corps pour devenir des « images narratives ». Représentant, simultanément, la plaie et
l’instrument qui l’a provoquée, elles conduisent ceux qui s’y abiment à reconstituer et,
d’une certaine façon, à prendre part à l’action qui se (re)joue. Ce dispositif suit très
précisément la structure iconographique des images des cinq plaies du Christ qui jouèrent
à partir du 15e siècle un rôle essentiel dans le développement du culte voué aux
instruments de la Passion (Bynum, 2011) et connaissent aujourd’hui encore un grand
succès (figure 4). Comme sur le corps de Catherine, les stigmates s’y dé-taillent : le corps
du Christ n’est présent qu’à travers ses membres transpercés disposés dans des gloires
aux quatre angles, et par la plaie du côté située au centre dans un cœur ensanglanté ou
dans une mandorle. Catherine agit les images et se laisse agir par elles. Nulle autre
séquence ne pouvait le démontrer aussi clairement (figure 4).
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Figure 4. The Five Wounds of Christ. Wood engraving by Sigmund Grimm taken from
Flickr.com (all rights reserved).
Mais qui donc était sur la croix ?
Lors du rituel de l’insilâb, l’enveloppe charnelle de Catherine se mue en « corps
pluriel », pluriel dans le sens où la topographie qui s’y dessine juxtapose le sacré
et le profane, l’ordinaire et l’extraordinaire, et s’organise en différentes parties
concomitantes et non pas séquentielles10. De ce fait, elle forme une entité indéterminée
que je désignerai par l’expression « Vierge-Catherine ». À la fois sacrée et profane,
personne et image, cette entité opère une sorte de fusion entre Catherine, la Vierge et
le Christ. Qui adore-t-on lorsque l’on s’agenouille près d’« elle » ? La mystique qui,
reproduisant les cinq plaies, devient « corps rédempteur » à voir et à toucher, et peut
être considérée comme une sainte en devenir ? La Vierge présente dans et par ce corps
hurlant ? Ou le Christ souffrant éternellement ? Les trois figures sont simultanément
présentifiées : le Christ par les plaies, la Vierge par ses cris et gémissements, Catherine
enfin par ce drap-housse aux motifs enfantins et gais, ce tissu fonctionnant comme un
rappel de son « ordinaire », simple femme, simple fidèle. Mais qui donc était sur la
croix ?
La stigmatisation de Catherine ne peut être uniquement considérée comme réplique
littérale de la Passion. Si elle s’inscrit bien dans une longue tradition d’imitatio Christi,
elle signale également un processus de transformation du mythe. L’insîlab est-il
imitation ou mimesis ? Cette question revient à se demander si Catherine crucifiée ne
fait que représenter un mythe du passé mémorisé et appris ou si, au contraire, elle « croit
en ce qu’elle joue » ; le revit et l’agit et donc le transforme dans une certaine mesure
(Bourdieu, 1980 : 123). C’est du côté de la mimesis que se situe sa crucifixion.
Néanmoins des moments de distance réflexive ou « métapragmatiques » émaillent la
progression du rituel. La mise en acte du mythe n’est d’ailleurs pas à proprement parler
Aubin-Boltanski : Le rituel de la crucifixion (Liban)
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une expérience individuelle offerte en spectacle à des spectateurs passifs. Soumise à un
passage obligé, à savoir l’épreuve d’un collectif, elle s’opère en étroite relation avec des
personnes qui non seulement « croient » différemment à l’expérience en cours, mais y
engagent diversement leurs corps. Dès lors, des moments de tension, d’incertitude et de
vacillement surviennent.
Lors de la crucifixion de 2011, Mariam, la secrétaire de Catherine, sortit de façon
inattendue de son rôle de scribe pour interroger la scène qui se déroulait devant ses
yeux. Le diacre-animateur, en charge de commenter et de décrire les différentes étapes
du rituel, venait d’annoncer dans son microphone que « la Vierge avait vu Jésus
descendre de la croix » lorsque, visiblement déconcertée, elle l’interrompit en disant :
« Elle ne l’a pas seulement vu … parfois c’était la Vierge et parfois Jésus … Elle était
crucifiée … Il était crucifié … puis il s’est détaché. Elle s’est détachée. Jésus s’est
détaché ». Tous ceux qui se trouvaient à proximité entendirent et perçurent son trouble.
« Interroge donc la Vierge », lui ordonna une femme. Mariam s’exécuta. S’adressant à
la Vierge-Catherine, elle demanda : « Ô Mère de Dieu, la crucifixion est terminée,
c’était Jésus sur la croix, n’est-ce pas ? » Une réponse lui fut murmurée à l’oreille. La
secrétaire se redressa alors et dit : « C’est Jésus qui était crucifié. ‘Elle’ a dit que
c’était Jésus sur la croix. Dis aux autres que c’était Jésus sur la croix et qu’il s’est
détaché. » L’animateur reprit alors ce qu’il s’apprêtait à déclarer avant d’être
interrompu : « Je vous ai dit que la crucifixion s’est terminée. En fait, Jésus était sur
la croix et la crucifixion s’est achevée pour lui. Pendant ce temps, Catherine a vu
Jésus descendre de la croix. » Après la confusion, chaque actant retrouvait une place
distincte : le Christ celle d’unique corps rédempteur ; la Vierge celle de Mère éplorée ;
Catherine celle de « voyante ». Cependant, un embarras demeurait, les voix restaient
hésitantes : une opération de renouvellement avait bien eu lieu dans la Passion jouée
dans et par Catherine.
Dans une précédente publication (Aubin-Boltanski, 2014a), je me suis attachée à
démontrer que cette image de Catherine – donnant à voir simultanément les souffrances
du Christ et de la Vierge – et l’interrogation qu’elle suscite doivent être replacées dans
le contexte du débat sur le cinquième dogme marial. Ce débat porte notamment sur une
nouvelle iconographie de la Vierge qui commença à apparaitre dans les années 1950 au
Pays-Bas et connait depuis les années 1980–1990 une diffusion importante sur internet.
Retracée par l’anthropologue Peter Margry, l’histoire de cette image débuta par les
récits d’une voyante appelée Ida Peerdeman (1905–1996). Cette dernière révéla que la
Vierge lui était apparue en se donnant un nouveau titre « La Dame de tous les peuples
» pour lui annoncer « qu’elle délivrerait le monde et deviendrait la Mère de toute
l’humanité » et réclamer un nouveau dogme – celui de « Mère Co-rédemptrice,
Médiatrice et Avocate » (Margry, 2009). Une nouvelle « Notre-Dame » était née qui,
mise en image, connut une diffusion très importante. Sur cette représentation, une
Vierge solitaire, les cheveux noirs dénoués et singulièrement androgyne, est debout
devant une croix. Non seulement sa ressemblance avec le Christ est frappante, mais
elle semble avoir pris sa place. Par ses mains, elle irradie des rayons lumineux sur le
monde et l’humanité représentée par un globe à ses pieds, ainsi que par des moutons
blancs et noirs (Margry, 2009).
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Social Compass 63(2)
Figure 5. Notre-Dame de tous les peuples et Notre-Dame de Medjugorje.
Sources : http://www.amsterdamapparitions.com/ et site web Medjugorje.
Quarante ans plus tard, on retrouve l’essentiel de ces caractéristiques, à l’exception
notable de la croix, avec Notre Dame de Medjugorje dont les messages sont également
interprétés dans le sens d’un plaidoyer pour l’établissement du 5e dogme par certains
cercles catholiques (Claverie, 2014). Notre Dame de tous les peuples et Notre Dame de
Medjugorje conjoignent l’une est l’autre plusieurs formes mariales – la « Mère de Dieu »,
la Mère des mères, la Mère des hommes, et la « Femme de l’Apocalypse », porteuse d’un
espoir d’inversion – pour dessiner les contours de la Vierge co-rédemptrice qui, bien que
toujours transgressive pour l’institution, fait son chemin dans l’imaginaire catholique en
s’imposant non pas par le biais d’une doctrine formalisée, mais avant tout par des images
(figure 5). Et c’est cette Vierge qui est « agie » par Catherine et « interrogée » par Mariam.
Dans le salon de la mystique, omniprésente sous sa forme « Medjugorje », elle est souvent
désignée par l’expression « la Vierge aux cheveux noirs ». Nombreux sont d’ailleurs
celles et ceux qui aiment rappeler sa « ressemblance » avec la maitresse des lieux « brune
comme elle ».
La poitrine gravée Nous le disions, le corps de Catherine est sans cesse exploré, dé-taillé par les regards en
quête de signes. Une « partie », un « fragment » de sa chair est l’objet d’une attention
toute particulière : il s’agit de sa poitrine où apparaissent à intervalles réguliers des
boursouflures. Le visiteur qui se penche pour la première fois sur ces cloques n’y voit
tout d’abord qu’une urticaire informe, mais guidé par un fidèle ou un prêtre averti, il
finit par distinguer ce que le collectif attend qu’il voit. Le symptôme devient alors
signe : un dessin et un nom ; une croix et le mot Liban (figure 6). La chair devient le
support d’un message. Ce message n’est pas un donné objectif : ailleurs, dans un autre
Aubin-Boltanski : Le rituel de la crucifixion (Liban)
225
Figure 6. Catherine montre à la caméra sa poitrine sur laquelle le mot « Liban » apparait.
Source : Captures d’écran du film Catherine ou le corps de la Passion, 2012.
contexte, il serait invisible ou au mieux seulement entrevu. Ici « l’expérience du voir »
(Didi-Huberman, 1992 : 27) des fidèles l’impose comme une évidence. C’est que ce
voir est construit par un hexis corporel dominé par une imagerie doloriste du corps
souffrant, du cœur transpercé de Notre Dame des Douleurs, ainsi que par une histoire
largement illustrée de femmes – mystiques, parfois saintes reconnues –, à la poitrine
gravée. Ces images se déclinent sous diverses formes. Parfois violentes, et faisant
toujours usage d’une profusion de rouge, elles forcent l’émotion de ceux qui en font
l’expérience par le regard.
Il y a, par exemple, cette image de sainte Marie-Madeleine de Pazzi, une carmélite
italienne qui vécut à la fin du 16e siècle dont l’influence sur la spiritualité et la piété fut
notable jusqu’au 19e siècle. Lors de la semaine sainte de 1585, elle fut selon son
hagiographie « stigmatisée mystiquement » (Imbert-Gourbeyre, 1996 : 217),
« mystiquement » signifiant ici que ses blessures demeurèrent invisibles. Le récit de sa
stigmatisation suit le modèle classique de celle de Catherine de Sienne (1347–1390).
Comme la sainte dominicaine, Jésus lui fit don « de ses plaies sacrées, envoyant certains
rayons de feu à (s)es pieds, (s)es mains et (s)on côté droit » au cours d’une vision. Le
jeudi saint de la même semaine, elle eut une extase « où, parcourant les corridors du
monastère, elle représenta sur le vif toutes les scènes de la Passion ». Quelques jours plus
tard, elle reçut (toujours mystiquement) la couronne d’épines « ce que l’on comprit à son
attitude et à son discours ». Puis, au cours d’une vision ultérieure, saint Augustin lui
« imprima sur le cœur l’inscription : « Et Verbum caro factum est » (Imbert-Gourbeyre,
1996 : 217). L’image de sa stigmatisation (figure 7) condense ces différents récits : des
rayons sanglants relient chacun des membres stigmatisés de la mystique à ceux du
Christ ; celui qui fuse de la plaie du côté grave sur sa poitrine (siège du cœur) en lettres
de sang le célèbre verset du prologue de l’Évangile selon Jean : « Et le verbe s’est fait
chair ». De façon paradoxale, l’image sainte donne donc à voir avec force détails et
abondance de rouge ce que le récit tenait comme absolument caché : invisible et
inaccessible au regard11.
Dans un article consacré aux relations que des spirituelles du 17e siècle entretenaient
avec « le corps christique perdu », l’historien Jacques Le Brun (1986 : 541) s’est intéressé
aux inscriptions – écriture de lettre ou de chiffre – que quelques-unes de ces femmes
gravaient sur leurs poitrines. Ainsi sainte Jeanne de Chantal, fondatrice de l’Ordre de la
Visitation qui, selon son hagiographe Maupas du Tour, « eut bien le courage et la
générosité de prendre un fer rouge de feu, duquel se servant comme d’un burin,
226
Social Compass 63(2)
Figure 7. Stigmatisation de sainte Marie-Madeleine de Pazzi. Artiste : Anonyme, 1684.
Source : détail de la couverture de l’ouvrage du Docteur Imbert-Gourbeyre, La Stigmatisation. Grenoble :
Éditions Jérôme Million, 1996.
elle-même se grava le saint et sacré Nom de Jésus sur sa poitrine ». Son cœur et son corps
ainsi « cachetés de ce divin sceau » la rendit le reste de ses jours « redoutable à ses
ennemis, et indomptable à toutes les puissances d’Enfer » (Le Brun, 1986 : 557). La
scène fut traduite en gravure (figure 8) dans une « vie » de sainte Jeanne de Chantal.
Sur cette image, le Christ représenté « debout, en son corps humain » guide la main de
la religieuse gravant sur sa poitrine IESUS. À la suite de sainte Jeanne de Chantal, de
nombreuses visitandines entreprirent de graver le Nom ou la croix sur leur corps par
divers moyens : fer rouge, lame de canif, cire bouillante (Le Brun, 1986). La plus célèbre
d’entre elles n’est autre que Marguerite Marie Alacoque (1647–1690) qui fut la
promotrice du culte voué au Christ sous la forme de son cœur de chair ou « Sacré-Cœur ».
Cette dernière révéla dans un testament daté de 1678 que « son souverain sacrificateur »
lui fit « donation » de son « Sacré-Cœur » marqué d’une « plaie adorable ». Le recevant
elle s’empressa de « le signer » : « Je le signai ensuite sur mon cœur avec un canif dont je
me servis pour y graver son nom sacré de Jésus ». Régulièrement, elle ravivait l’empreinte
sur sa poitrine avec la flamme d’une bougie12. Sous la forme des lettres du Nom, ces
religieuses incorporaient le corps christique ; elles tentaient de le rendre présent en elle
d’une « façon visible, lisible, donc soustraite au doute, à la tromperie » (Le Brun, 1986 :
557). Cependant, ces marques n’étaient vues et vénérées par la communauté qu’à partir
de la mort des religieuses (Le Brun, 1986).
Avec Catherine de Nab’a, nous retrouvons le topos de la poitrine gravée, mais deux
hiatus se produisent : la mystique dévoile de son vivant et in situ les cloques qui
apparaissent sur sa poitrine. De plus, en lieu et place du nom de Jésus, c’est le mot Liban
qui est lu. Le symbole de la croix est bien là, mais pour dire et signaler la présence de la
patrie souffrante « comme le Christ ». Avant d’aller plus avant dans notre analyse,
Aubin-Boltanski : Le rituel de la crucifixion (Liban)
227
Figure 8. Source : Henri Cauchon de Maupas du Tour, La Vie de la vénérable Jeanne Françoise
Fremiot (Chantal), Paris, 1645.
écoutons le prêtre qui, quelques jours après la crucifixion, se chargea de traduire le
symptôme en message :
« C’est là ! Liban ! », s’exclama-t-il dans son microphone en désignant la poitrine de la mystique.
Donc mes chers frères, ceci n’est pas un jeu. Qu’en cet instant se dessine sur sa poitrine comme
une brûlure, le mot Liban. C’est un message du Ciel pour nous. Le Liban est un message et une
grâce du Ciel. Notre Mère, la Vierge dit : « Seule la Croix peut protéger le Liban. Qu’importe,
il y a la résurrection. Priez pour le Liban car c’est mon second Fils ! » Le Liban est son second
Fils. Donc, elle ne l’abandonnera pas ! Donc, n’ayons pas peur ! Aujourd’hui, elle nous a
demandé de prier. De prier afin que complots et guerres qui se trament ne se réalisent pas au
Liban, notre patrie. Et que la paix se répande dans le monde entier. Amen !
La Vierge sous sa forme « apparition » s’impose comme objet dévotionnel et comme
acteur politique au gré de rythmes précis : ceux des temps troublés où le futur se révèle
incertain et inquiétant. Elle se manifeste également dans des lieux spécifiques : des espaces
de frontière13, de contact avec « l’autre », impurs et hostiles. Elle survient dans ces rythmes
et ces espaces pour offrir l’espoir de retournements intimes et collectifs. Le « Mal » qu’elle
invite à combattre est tout autant intérieur qu’extérieur. Protéiforme, il est appelé « guerre »,
« tsunami », « jalousie », « individualisme », « avortement », « divorce », « dispersion », etc.
Face à lui, la Vierge incarne une alliée : non seulement elle porte un espoir d’inversion,
228
Social Compass 63(2)
mais elle reconfigure le futur comme attente du salut et du renouveau. Le mythe qui s’est
au fil des siècles tissé autour de cette figure doit sa force de mobilisation à ceci, qu’il
affirme toujours la possibilité d’un renouvellement : ici réside sans aucun doute « l’un des
éléments clés de la grammaire de l’apparition mariale » (Claverie, 2003 : 227).
Unie à la Vierge et au Christ, Catherine a elle-même acquis la réputation de pouvoir
combattre le « Mal ». « Son corps est un aspirateur de souffrance » ; « elle prend le mal sur
elle » sont des expressions que l’on entend souvent à son propos. De nombreuses
personnes viennent chez elle pour la consulter ou tout simplement se mettre en contact
avec la « grâce » dans l’espoir de changer le cours de leur destin. Pendant l’insilâb, son
corps devient « lieu du martyre » (du témoignage) et instrument de conversion. Il permet
un dialogue avec le Dieu crucifié au cours duquel des « je » souffrants se racontent – par
des paroles murmurées, des gestes, des larmes – pour fondre leurs douleurs communes et
singulières dans le Christ14.
Par le biais des écritures gravées sur sa poitrine, c’est un « nous » que la ViergeCatherine propose « d’absorber » et de « renouveler » : un collectif, le Liban, cette entité
politique dont beaucoup disent qu’elle n’a jamais véritablement pris corps. « Ayez pitié
d’une nation divisée en fragments et dont chaque fragment se considère comme une
nation ! » (Gibran, 1995 : 16). Dans ce vers, probablement écrit au début des années 1930,
le célèbre poète libanais Khalil Gibran révélait, dix ans à peine après la création du
Liban, les tensions intrinsèques à ce pays dont la définition et l’identité ne firent jamais
l’objet d’un accord entre les différentes communautés la composant. Un demi-siècle plus
tard, alors que la guerre civile faisait rage, Ahmad Beydoun déplorait une nouvelle fois
cette « fragmentation » en appelant à la formation d’un « corps total » : un Liban qui
insèrerait « dans son ‘cœur’, contre ‘sa poitrine’, sur l’une de ‘ses épaules’, chacune de
ses parties – communautés, villages et familles » (Beydoun, 1993 : 58).
Dans ce Liban divisé, les apparitions mariales confèrent fréquemment un rôle central à
la patrie conçue comme le « second Fils » « souffrant » et « fragmenté » à l’instar du Christ.
Ce fut le cas en 1983, lors de « l’affaire de la Vierge de sang » de Rmeich (Aubin-Boltanski,
2014b). Cependant, ce phénomène n’est en rien une singularité libanaise. Un schème
eschatologique similaire a été observé ailleurs, notamment en Espagne. En mars 1919,
dans une église située à Limpias (Espagne), une statue du Christ en agonie « s’anima »
devant une foule de fidèles en prière. Dans son étude consacrée à cette affaire, William
Christian (1992 : 104-105) démontre qu’entre autres lectures, s’imposa celle d’un « Christ
missionnaire » se manifestant dans l’Espagne des années 1920 « pour y faire la
démonstration de sa gloire et de son amour » et pour « sauver la nation de l’impiété ». Des
observateurs de l’époque allèrent jusqu’à interpréter les mouvements de l’image comme
un signe annonçant la fin des temps et la Parousie. À Limpias, la scène semblait entièrement
dominée par Jésus. En réalité, la Vierge y était également présente en arrière-fond : les
évènements furent, en effet, très rapidement interprétés dans le sillage des apparitions de
Lourdes (1858). Le schème explicatif qui prévalut fut le suivant : à Lourdes, la Vierge
avait annoncé la prochaine venue du Christ ; à Limpias, la prophétie prenait forme : le
« règne social du Christ commençait » (Christian, 1992 : 112). Après le Temps de Marie,
venait celui du Christ. La Vierge était bien, une nouvelle fois, initiatrice du Renouveau en
marche. Rapidement, Limpias devint un centre de pèlerinage international : en groupes,
des fidèles catholiques affluèrent de toute l’Europe. En fonction des appartenances
Aubin-Boltanski : Le rituel de la crucifixion (Liban)
229
nationales, des interprétations différentes furent données aux mouvements du Christ.
L’une d’elles fut développée par des monarchistes hongrois dans l’entre-deux-guerres :
ces derniers y virent une métaphore du « démembrement de leur nation par les puissances
alliées lors du traité de Trianon » (4 juin 1920). Le Christ en agonie en vint à symboliser
une Hongrie vaincue et dépecée. Pour ses promoteurs, l’image « évoquait le destin de la
nation hongroise en perpétuelle ascension vers le Golgotha et rappelait aux Hongrois
qu’ils ne trouveraient la paix qu’au pied de la Croix » (Christian et Krasznai, 2009 : 231).
Jusqu’au déclenchement de la Seconde Guerre mondiale, des cartes postales furent
largement diffusées : y était représentée une carte de la Hongrie rehaussée d’une couronne
d’épines crucifiée sur une croix formée par le T de Trianon. « L’identification du territoire
national avec le corps du Christ supposait la confiance en une salvation future et
inévitable » (Christian et Krasznai, 2009 : 235). En 1938, les territoires magyarophones de
Tchécoslovaquie furent adjoints à la Hongrie : pour la presse nationale cette annexion
constituait la première étape d’une « résurrection annoncée ». Dans le même temps, un
déplacement de la figure du Christ sur la croix à celle de la Vierge se produisit : « À partir
de 1940, le sanctuaire marial de Csiksomlyo devient le centre d’une attention religieuse et
nationale nouvelle ; il devint le symbole d’une intégrité et d’une unité territoriale retrouvées
après la réunification partielle, un symbole opposé à celui du corps souffrant et mourant
du Christ » (Christian et Krasznai, 2009 : 236).
Ce détour par les apparitions de Limpias permet, par contraste, de faire ressortir les
caractéristiques de la lecture eschatologique qui est mise en forme autour de l’être
« Liban » auquel la Vierge-Catherine prête corps. Au pays du Cèdre, comme en Espagne
et en Hongrie, les apparitions mariales et/ou christiques sont vécues avec le mélange
d’espoir et de peur qui caractérise la rhétorique apocalyptique (Scheer, 2009). Elles
donnent lieu à des interprétations nationalistes très proches de celle que développèrent
les nationalistes Hongrois après la défaite et le fractionnement de leur patrie. Cependant,
chez Catherine, on ne retrouve pas de façon aussi marquée la « division du travail entre
les différentes figures célestes » décrite par William Christian et Zoltan Krasznai (2009,
231) : à la Vierge le rôle de mise en garde, de protection et d’intercession ; au Christ celui
de punir et d’assurer la rédemption. La scène est entièrement dominée par une Mère,
certes de « Douleurs », mais également modèle de réversibilité possible qui, opérant une
fusion avec le Fils, porte elle-même l’annonce d’un renouvellement : « la naissance »
d’un à-venir, « second Fils », nouveau Liban. Le Christ, quant à lui, est réduit au rôle
d’une métaphore, une « image de » renvoyant à « quelque chose d’autre15 », la nation
envisagée comme un corps paradoxal : certes défait, mais également investi d’un espoir
messianique de rénovation.
Conclusion
Au cours de l’insilâb, Catherine devient une entité dialectique au sens où, non seulement
elle crée des « anachronismes » en mettant en contact l’ancien et le nouveau, mais elle noue
ensemble des itinéraires individuels, un mythe religieux et une histoire nationale. Son
corps, qui « agit » simultanément une multitude d’images saintes, peut être envisagé comme
un espace scénographique où, en condensé et par bribes, s’entrelacent des biographies – la
sienne propre et celles des individus qui l’entourent – la Passion et les évènements que
230
Social Compass 63(2)
traverse le Liban. Les acteurs de cette mise en scène sont des agents à la fois distincts – des
images, une femme, la Vierge, le Christ, la patrie – et mêlés, selon des déclinaisons
multiples et instables : une femme-image ; une Vierge-Christ ; une femme-Vierge ; un
Liban-second Fils ; un cèdre-Liban, etc. Le lien d’épreuve qui se noue entre son propre
corps et les images qui non seulement l’entourent, mais habitent l’imaginaire collectif la
constitue en « soi sacré toujours en route » (Csordas, 1994 : 14). Bien plus, il fait du
paradigme de la Passion un processus encore en cours, encore à suivre et à accomplir. Il
impose également la Vierge et le Christ comme des figures qui « tout en restant les mêmes »,
tout en étant reconnaissables pour leurs dévots, sont en perpétuelle transformation.
Catherine fait images. Membre d’une Église qui ne réserve qu’une place restreinte
aux femmes, elle tente l’invraisemblable : imposer son propre corps comme la scène
d’une rencontre privilégiée entre les hommes et le Ciel ; comme un lieu où Dieu et la
Vierge parlent encore ; comme l’espace d’une possible régénération de la nation. Ce
faisant, elle répète des gestes, des motifs, des postures accomplis par des mystiques
catholiques du passé ; elle réitère des schèmes observés dans des contextes différents et
à d’autres époques (la France du 17e ; l’Espagne du début du 20e siècle ; la Hollande de
l’après-guerre). Une question demeure : comment cette femme peu éduquée, qui a
passé sa jeunesse dans une localité pauvre et isolée de la montagne à une époque où la
guerre civile (1975–1990) empêchait tout mouvement ; qui depuis vingt-cinq ans
évolue dans le quartier de Nab’a entre son appartement et l’église de sa paroisse, estelle en mesure de mettre en place un dispositif d’une telle complexité ? Une part de la
réponse réside dans le fait qu’elle construit son personnage et sa geste en relation
toujours avec des images et un collectif de fidèles. Ces images constituent un réseau
dans la double acception du terme : conçu d’une part comme ensemble d’éléments
matériels (statues, icônes, images, sanctuaires, etc.) et d’évènements (apparitions de
Lourdes, de Pontmain, de Medjugorje, etc.) reliés plus ou moins étroitement entre eux,
et, d’autre part, comme « cours d’action » et « mouvement ». À leur façon, elles
incorporent et transmettent une histoire, des faits marquants et des débats. De leur
côté, les fidèles qui entourent Catherine transportent également avec eux des récits –
leurs biographies, leurs expériences propres : ils sont par exemple très nombreux à
s’être rendus en pèlerinage à Medjugorje ou à Lourdes –, des émotions et des attentes
diverses qu’ils partagent par le biais de paroles ou de gestes (des larmes, des postures,
des cris) avec la mystique. En somme, c’est l’extraordinaire capacité de cette dernière
à absorber et à refléter in situ ce large faisceau d’images et de projections que nous
avons tenté de décrire dans cet article.
Financement
Cette recherche a été accomplie grâce au soutien financier du Centre d’études en Sciences sociales
du Religieux (CéSor) : CNRS-EHESS UMR 82 16.
Notes
1. Signalons le rôle matriciel de « Medjugorje » (Bosnie-Herzégovine) dans la constitution de ce
réseau marial. Dès le début des années 1990, des procédures de communication mobilisant
différents types de médias (cassettes, livrets, courriers électroniques) furent mises en place
pour diffuser le plus largement possible les messages délivrés par les voyants (Claverie, 2003).
Aubin-Boltanski : Le rituel de la crucifixion (Liban)
231
2. Les Églises de maison qui, à Beyrouth comme à Damas, s’ouvrent autour de femmes mystiques
rassemblent quelques-unes des caractéristiques de l’oikos du christianisme primitif : un espace
à la fois domestique et sacré centré sur une figure féminine (Baslez, 2008).
3. Sur Catherine Fahmi, j’ai notamment réalisé un film (2012).
4. Sur un phénomène similaire observé en Europe de l’Est voir Mahieu (2010).
5. De Catherine de Sienne (14e siècle) à Marthe Robin (20e siècle), on retrouve une même
dynamique entre « sortie de soi », « vision » et « possession » chez la plupart des mystiques
stigmatisées. Des descriptions minutieuses du processus nous sont livrées dans le catalogue
apologétique qu’a rassemblé Imbert-Gourbeyre (1996) (De Heusch, 2006 : 99-105).
6. Sans reprendre dans le détail le débat désormais classique en anthropologie religieuse sur les
deux modèles de transes – possession et chamanisme – nous pourrions dire que Catherine
rassemble les caractéristiques de l’un et de l’autre. À ce sujet, voir notamment Pons (2011).
7. Boltanski (2009 : 107) propose d’appeler « métapragmatiques » « des moments marqués par
une élévation du niveau de réflexivité au cours desquels l’attention des participants se déplace
de la tâche à accomplir pour se tourner vers la question de savoir comment il convient de
qualifier ce qui se passe ».
8. Charbel Makhlouf (1828–1898) fut un moine de l’Ordre libanais maronite. De nombreux
miracles lui sont attribués depuis sa mort. En 1977, il fut canonisé par le Pape Paul VI.
Considéré comme l’archétype du saint de la montagne libanaise, il fait l’objet d’une intense
dévotion dans la communauté maronite (Heyberger, 2003).
9. Un parallèle saisissant peut être établi entre cet usage du film et celui de la photographie au
19e siècle par les médecins de la Salpêtrière. À ce sujet voir Didi-Huberman (2012 [1982]).
10. Corps pluriel qu’il s’agit de bien distinguer du « corps multiple » étudié par Anne-Marie
Moll (2002 : 84). Dans son ouvrage sur l’athérosclérose, Mol considère cette maladie
comme un corps multiple dans le sens où tout en restant « une », elle est « agie » (enacted)
différemment en fonction des situations, devenant selon un « mal de jambe », le « résultat
d’un test », une « veine découpée », etc. J’utilise pour ma part l’expression corps pluriel pour
signifier le « découpage » en différentes parties (sacrées/profanes ; ordinaires/extraordinaires)
concomitantes et non pas séquentielles du corps de la mystique.
11. Ce paradoxe de l’image dévoilant ce qui doit rester caché se retrouve avec Catherine de
Sienne dont la stigmatisation fut également invisible. La sainte aurait elle-même demandé au
Seigneur à ce que ses cicatrices ne paraissent pas du dehors (Imbert-Gourbeyre, 1996 : 116).
12. Sur ces actes de mortification rapportés par certaines hagiographies de Marguerite-Marie
Alacoque, voir Imbert-Gourbeyre (1996 : 352).
13. À ce sujet voir Claverie (2003) et Valtchinova (2009).
14. Sur un processus similaire bien analysé à propos des spirituelles et mystiques du 17e siècle,
voir Gimaret (2011 : 18).
15. Ici nous reprenons la définition de la métaphore établie par Johnson et Lakoff (1985 : 15) :
« L’essence d’une métaphore, écrivent-ils, est qu’elle permet de comprendre quelque chose et
d’en faire l’expérience dans les termes de quelque chose d’autre ».
Références
Albert JP (1997) Le sang et le ciel. Les saintes mystiques dans le monde chrétien. Paris : Aubier.
Arasse D (1996) Le détail. Pour une histoire rapprochée de la peinture. Paris : Flammarion.
Aubin-Boltanski E (2012) Notre-Dame de Béchouate. Un « objet-personne » au centre d’un
dispositif cultuel. L’Homme 203–204 : 291–320.
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Biographie de l’auteure
Emma AUBIN-BOLTANSKI est chargée de recherches au CNRS. Spécialisée en anthropologie
religieuse, elle est l’auteure de Prophètes, héros et ancêtres. Pèlerinages et nationalisme en
Palestine (Paris : Éditions de l’EHESS, 2007). Depuis 2006, elle s’intéresse aux attentes
eschatologiques, aux apparitions mariales et aux expériences mystiques au Liban et en Syrie. Elle
a co-dirigé avec Claudine Gauthier un ouvrage collectif intitulé Penser la Fin du monde (CNRS,
2014) et fait paraître plusieurs articles dans des revues scientifiques de renom telle que L’Homme,
Terrain, Archives des Sciences sociales des religions et Social Compass. En 2012, elle a réalisé
deux films : Catherine ou le corps de la Passion (57’) et Catherine de Nab’a. Visionnaire de
Beyrouth (12’).
Adresse : Centre d’études en sciences sociales de religieux (CéSor-EHESS), 10 rue Monsieur le
Prince 75006 Paris
Email : [email protected]

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