La Féerie: un spectacle paradoxal

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La Féerie: un spectacle paradoxal
D ossier
Frank Kessler
La Féerie: un spectacle paradoxal
Dans un article paru en 1909 dans la revue Touche à tout, Adrien Bernheim,
Commissaire du Gouvernement près des théâtres subventionnés, déclare son
amour pour le genre de la féerie d’un ton à la fois enthousiaste et nostalgique:
Ce que j’aime surtout en la féerie, c’est l’extrême naïveté qui s’en dégage. Nous devons
les plus douces heures de notre enfance au Pied de mouton, à la Biche au bois, à Peau
d’âne, à la Chatte blanche, à Rothomago, au Chat botté, aux Pilules du Diable, à la Poudre
de Perlimpinpin. Nous avons vénéré ces féeries: nous les vénérions instinctivement parce
qu’elles n’exigeaient aucune attention et parce qu’il nous suffisait de contempler, avec nos
yeux d’enfants, les princes charmants et les jolies fées qui, durant quatre heures que nous
ne trouvions jamais assez longues, couraient les uns après les autres, ceux-ci sortant
d’une trappe, celles-là y entrant, tous et toutes exécutant leurs folles poursuites à travers
les plus somptueux décors. C’était exquis.1
Le titre de cet article, c’est „La Féerie se meurt“, et Bernheim explique aussi pour
quelle raison le genre est en déclin. Selon lui, ce sont les coûts énormes de la
mise en scène d’une féerie, augmentés encore par les droits à verser à différentes
instances, qui font que cette forme de spectacle est menacée de disparaître. „À
l’heure actuelle, une scène de féerie nous reste: le Châtelet, et si elle triomphe de
tant d’obstacles, ce n’est pas seulement parce qu’elle est intelligemment dirigée,
c’est aussi parce qu’elle n’a pas de concurrente.“2 Ainsi se profile, dans le texte de
Bernheim, une tension importante et quelque peu paradoxale au sein même du
spectacle de la féerie qui, d’un côté, se présente comme une forme de théâtre un
peu naïve, charmante, légère et somptueuse, mais qui exige, de l’autre côté, une
approche fondée sur un calcul économique sobre et rigide.
Une même relation paradoxale se laisse observer au niveau des effets magiques qui doivent éblouir le public, le surprendre et l’étonner, mais qui sont le résultat de toute une machinerie rationnelle et sophistiquée. Derrière le charme du
merveilleux qui doit se dégager de tout ce qui se passe sur scène sont cachés les
derniers acquis techniques et mécaniques. Et, finalement, c’est la figure même de
la fée, être fantastique et imaginaire, qui dans la deuxième moitié du XIXe siècle
est souvent évoquée pour parler de la technologie moderne – l’expression „la fée
électricité“ étant sans doute l’exemple le plus emblématique de cette tendance
plus générale de conceptualiser des aspects de la modernité en termes de magie.3
Dans ce qui suit, on explorera cette tension entre le féerique et la technique à
différents niveaux: celui de l’organisation du spectacle, celui du truc, et celui des
discours culturels contemporains. On fera donc ce contre quoi Paul Ginisty, premier historien du genre, met ses lecteurs en garde: on raisonnera avec la féerie.4
Mais ce sera uniquement pour d’autant mieux explorer ses charmes pour l’histo-
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rien qui cherche à comprendre cette forme de spectacle si emblématique pour la
période du tournant du siècle.
Mettre en scène une féerie
Si, tout au long du XIXe siècle, la féerie fut une forme de spectacle touchant un
nombre de spectateurs important sur des scènes dont le rang et la qualité artistique pouvait varier de la Comédie française aux théâtres de boulevard, il n’en
reste en 1909, si l’on veut en croire Adrien Bernheim, que le seul Châtelet qui propose à son public ce genre de pièces. Mais déjà quelques années auparavant, la
féerie était apparemment devenue une forme de spectacle rare sur les scènes parisiennes, du moins selon le critique Joseph Leroux, qui en 1906 salue la décision
du Châtelet de monter Les Quatre cents coups du Diable, pièce dans laquelle figurent par ailleurs deux scènes cinématographiques réalisées par Georges Méliès.
Leroux exprime son enthousiasme comme suit:
Ce ne pouvait pas durer. Depuis plusieurs années déjà, à cor et à cri, on réclamait une féerie. Les petits rêvaient chaque nuit de trappes et de meubles truqués, et les grands ne
pensaient plus qu’à aller voir, quand il y en aurait, des changements à vue. [] Les Quatre
cents coups du Diable! Hein! quel titre! Est-ce assez alléchant et assez prometteur pour
nous autres, grands enfants que nous sommes!5
Les trucs et les effets de scène évoqués ici comme sources d’un plaisir somme
toute plutôt simple et naïf pour les petits et les grands donnent toutefois une idée
trompeuse des efforts nécessaires pour arriver à mettre en scène une telle production. On retrouve dans ce texte de Leroux, une fois de plus, le trope bien connu
de la féerie en tant que spectacle enfantin, au charme un peu désuet et dont on
parle d’un ton quelque peu nostalgique.
En revanche, les impératifs économiques rappelés par Bernheim indiquent clairement que monter une féerie est avant tout une entreprise commerciale, exigeant
un plan financier solide ainsi que des attractions suffisamment fortes et originales,
voire inédites pour que la pièce puisse rester à l’affiche pendant des mois, afin
d’en faire, autrement dit, un succès auprès du public et surtout pour permettre aux
investisseurs de rentrer dans leurs frais. Dans un article en deux parties, paru en
1906 et intitulé significativement „La Cuisine théâtrale“, Edmond Floury explique
en détail les différentes étapes d’une telle production visant à attirer les foules en
raison de son caractère spectaculaire. Ses explications plutôt prosaïques révèlent
alors que la démarche d’un directeur de théâtre voulant mettre en scène une féerie
consiste avant tout à réunir les divers ingrédients jugés nécessaires pour le succès, et de les organiser selon une recette plus ou moins préexistante.
Pour commencer, quand il ne s’agit pas d’une reprise de l’une des nombreuses
pièces qui constituent le répertoire de ce genre de spectacle (comme Le Pied de
mouton ou La Biche au bois) il faut trouver un, voire plusieurs auteurs capables de
l’écrire, „car ces sortes de spectacles rarement s’improvisent à l’avance mais se
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font surtout sur commande“.6 La raison donnée par Floury pour ce fait est de nouveau d’ordre économique: le nombre limité de théâtres susceptibles de monter une
féerie fait que les auteurs ne veulent pas prendre le risque de travailler pour rien,
ce qu’ils peuvent faire pour quasiment tout autre genre scénique.7 L’écriture de la
pièce, ou plutôt du scénario (nous y reviendrons), relève apparemment dans la
plupart des cas d’un effort collectif. On procède par étapes, toujours prêt à modifier
le projet:
Les auteurs choisis, il faut trouver un sujet ralliant tous les suffrages et suivant lui aussi la
mode du moment; le scénario tracé, indiquant les grandes lignes, est lu au directeur, qui
donne ses indications, demande des remaniements. La pièce est écrite acte par acte; quelquefois au dernier moment, pour la mise en scène définitive, on a recours à l’expérience
d’un vieux routier du métier qui refond le tout et termine l’ouvrage [].8
Une féerie, autrement dit, n’est pas tant le fruit d’un travail créateur individuel –
même si l’on nomme généralement un auteur principal, parfois deux – que le produit de nombreuses discussions entre des spécialistes de l’écriture, la direction et
probablement des spécialistes de la machinerie théâtrale et de la mise en scène.
Une fois la trame de l’action établie, il faut, selon Floury, trouver ce qu’on appelle „les fins d’actes“, ou encore „en argot de coulisses, les clous à sensation
dont toute la presse vantera l’originalité, la nouveauté, la magnificence, etc.“9 Ces
moments forts du spectacle ont ainsi une position stratégique privilégiée dans la
dramaturgie de la pièce. Ils doivent non seulement émerveiller les spectateurs,
mais surtout impressionner les journalistes, car c’est à cause de leurs qualités qu’il
pourra y avoir un écho publicitaire fort dans la presse. Comme l’explique Floury,
en allant chercher de tels ‚clous‘, il faut compter avec des dépenses considérables:
Les directeurs n’hésiteront pas d’entreprendre des voyages à l’étranger et sans le secours
de bons génies, malheureusement, pour se rendre compte de visu, dans les théâtres de
leurs confrères de telle ou telle attraction recommandée par les correspondants, en Angleterre, par exemple, où l’art de la machinerie est poussé beaucoup plus loin que chez
nous.10
Pour de telles pièces à spectacle il y existe alors apparemment tout un réseau
international où circulent des informations sur les dernières innovations ainsi que
sur les artistes ou les numéros qui ont récemment fait sensation.
Du point de vue de la structure de la pièce, le nombre des clous est plus ou
moins fixe, car „une féerie qui se respecte doit avoir au moins trois clous: deux
moyens et un de première grandeur“, précise Floury.11 Les autres tableaux, ajoutet-il, que l’on appelle „tableaux d’attente“, permettent aux auteurs de laisser libre
cours à leur imagination. Au niveau de la structure de l’ensemble, ces tableaux
jouent tout de même un rôle important, car ils servent ainsi à rythmer le tout, à
préparer et à mettre en valeur les moments forts de la pièce, et de créer l’atmosphère générale du monde fantastique et merveilleux dont ce type de spectacle a
besoin. Et, bien évidemment, pour la mise en scène il faut également mobiliser
tous les moyens techniques dont disposent les théâtres à l’époque, de la machine73
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rie traditionnelle aux éclairages électriques et autres appareils les plus avancés.12
L’historien du cinéma Georges Sadoul remarque à ce propos: „Les auteurs des
féeries étaient peut-être moins ceux de leurs livrets, que les machinistes et les
peintres (créateurs des costumes, des décors).“13
Ce mode de construction en fonction principalement des attractions centrales de
la pièce est transposé apparemment par Méliès dans sa production cinématographique. Dans un article rétrospectif datant de 1932, il discute le rôle du scénario
pour ses films de féerie. Or, il est tout à fait frappant à quel point ses considérations rejoignent celles d’Edmond Floury:
Pour cette sorte de films toute l’importance réside dans l’ingéniosité et l’imprévu des trucs,
dans le pittoresque de la décoration, dans la disposition artistique des personnages et
aussi dans l’invention du „clou“ principal et du final. À l’inverse de ce qui se fait habituellement, mon procédé de construction dans cette sorte d’œuvres consistait à inventer les détails avant l’ensemble; ensemble qui n’est pas autre chose que le „scénario“. On peut dire
que le scénario dans ce cas n’est plus que le fil destiné à lier les „effets“, par eux-mêmes
sans grande relation entre eux [].14
À l’écran comme sur scène, la dramaturgie de la féerie est donc entièrement soumise à la logique des effets, l’action narrative sert en premier lieu à fournir un
cadre un tant soit peu unifiant au défilé des attractions que la pièce cherche à offrir
aux spectateurs. L’intrigue ne compte que peu dans le succès d’une féerie; si les
‚clous‘ ne réussissent pas à émerveiller le public, l’entreprise risque de se solder
par un échec. Un autre élément structurant dans le registre attractionnel, qui est
en effet indispensable à la féerie théâtrale aussi bien que cinématographique, c’est
le tableau de la fin auquel fait référence également Méliès dans le passage cité cidessus. Ce tableau, intitulé généralement apothéose, a une fonction bien précise.
Il apparaît (dans sa version cinématographique, du moins, qui est la seule qui est
accessible comme source première) d’une part comme une représentation quelque peu allégorique du triomphe des forces du bien au niveau du récit, et d’autre
part, au niveau du travail de la mise en scène, comme un dernier moment culminant, célébrant pour ainsi dire toutes les qualités spectaculaires réunies dans la
pièce. Dans son Dictionnaire historique et pittoresque du théâtre publié en 1885,
Arthur Pougin en donne la définition suivante:
Apothéose. – C’est ainsi qu’on appelle, dans les féeries, le tableau final, celui où se produit
le plus riche et le plus fastueux déploiement de mise en scène, où l’art du décorateur, du
costumier, du metteur en scène se donnent carrière de la façon la plus complète. Les couleurs harmonieuses et la riche architecture d’une somptueuse décoration, l’heureux groupement d’un personnel nombreux, couvert de costumes étincelants, les attitudes et les poses
gracieuses des danseuses, la lumière électrique prodiguant ces feux sur cet ensemble
auquel la musique ajoute sa verve et son éclat, tout cela constitue un spectacle superbe,
qui, en éblouissant le spectateur, agit en même temps sur ses nerfs et appelle forcément le
succès.15
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Quand on se situe du point de vue de la production d’une féerie, tenant compte
des ressources financières qui doivent être mobilisées pour mener à bien une telle
entreprise, et comprenant à quel point la structure et la mise en scène du spectacle sont le résultat d’un calcul précis des effets sur le public afin de créer un
spectacle qui „appelle forcément le succès“, comme le dit Pougin, il ne reste plus
grand-chose de la naïveté et du caractère enfantin que le discours critique lui attribue. En même temps, on aurait tort de simplement écarter ces discours, car ils articulent la place que tient la féerie dans l’imaginaire culturel de l’époque. C’est précisément à cause de cette tension entre le calcul rationnel et l’univers du merveilleux que la féerie peut être vue comme l’emblème romantique d’une modernité industrielle dont le progrès technologique prodigieux semble pouvoir combler les désirs les plus fantastiques, mais où, derrière la façade miroitante se trouve le mécanisme froid de la plus-value, du travail industriel et du colonialisme.
Au fond, c’est un truc!
La féerie, on l’a vu, repose sur des effets, qui peuvent être de nature très diverse.
Pour la mise en scène de La Biche au bois au Châtelet en 1896/97, par exemple,
c’est un ballet de danseuses aériennes que l’on a fait venir de Blackpool qui y figure comme attraction principale, comme le remarque le critique Edmond Stoullig:
„Il est bien joli, le ballet au fond de la mer, avec suspension dans les airs de ces
jeunes personnes aux cuirasses d’argent reliées par des écharpes roses, et je
crois, vraiment, que c’est là le clou de la nouvelle Biche au bois.“16 Souvent,
cependant, ce sont des effets basés sur des trucs qui sont au centre d’une féerie,
car c’est le trucage, notamment, qui permet de suggérer, sur scène comme à
l’écran, l’intervention de la magie.17
Au fait, il y avait au XIXe siècle une véritable industrie du trucage théâtral,
comme l’explique Arthur Pougin dans son Dictionnaire:
Il fut un temps où il existait à Paris ce qu’on pourrait appeler des fabricants de trucs, c’està-dire des gens qui passaient une partie de leur temps à inventer, à imaginer des trucs
nouveaux, ingénieux et inconnus, à en construire les maquettes, et qui s’en allaient ensuite
chez un producteur, j’allais dire chez un auteur en renom, pour lui soumettre et faire fonctionner devant lui leurs petits chefs-d’œuvre. L’écrivain (?) faisait son choix dans tout cela,
achetait la propriété de quelques-unes de ces inventions vraiment curieuses, et fabriquait
lui-même ensuite une féerie dans laquelle il faisait entrer ces trucs, que l’on n’avait plus
qu’à construire en grand d’après les maquettes.18
Cette description correspond non seulement assez bien à ce que Floury présente
comme la genèse d’une féerie, mais souligne également l’importance structurelle
de tels trucs pour le spectacle.
En ce qui concerne Méliès, la découverte du truc par substitution, telle qu’il la
relate à travers la célèbre anecdote de la caméra tombée en panne quand il était
en train de filmer Place de l’Opéra, est pour lui directement liée aux débuts de sa
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production de féeries cinématographiques: „c’est grâce à ce simple truc que j’exécutai les premières féeries“, explique-t-il.19 Ce truc, autrement dit, lui permet de
créer les clous qui forment les attractions principales de ses films féeriques. Il
poursuit sa „causerie“ sur „Les Vues cinématographiques“ en précisant que cette
première découverte lui permit en fait de créer toute une série d’autres trucages:
Un truc en amène un autre; devant le succès du nouveau genre, je m’ingéniai à trouver
des procédés nouveaux, et j’imaginai successivement les changements de décor fondus,
obtenus par un dispositif spécial de l’appareil photographique; les apparitions, disparitions,
métamorphoses obtenues par superposition sur fonds noir, ou parties noires réservées
dans les décors, puis les superpositions sur fonds blancs déjà impressionnés (ce que tous
déclaraient impossible avant de l’avoir vu) et qui s’obtiennent à l’aide d’un subterfuge dont
je ne puis parler, les imitateurs n’en ayant pas encore pénétré le secret complet.20
Ainsi, Méliès se présente dans ce texte comme un de ces „fabricants de trucs“, qui
cherche à protéger le plus longtemps possible le secret de ses inventions, car leur
originalité lui donne un avantage vis-à-vis de ses concurrents.
On retrouve ainsi au niveau du trucage également la logique commerciale qui
régit la production d’une féerie dans son ensemble. Cependant, il y a encore un
autre aspect du truc qu’il faut souligner ici. Pour que l’illusion que l’on veut produire
soit en effet perçu comme le résultat d’un effort particulier que le spectateur est
censé apprécier, il faut que ce dernier en soit conscient, au moins jusqu’à un certain point. Ainsi, pour emprunter l’heureuse formule proposée par Christian Metz,
on peut dire que le truc, c’est une „machination avouée“.21 Ce terme cerne en effet
d’assez près le fonctionnement complexe d’un truc. À un premier niveau, celui de
la diégèse, il sert généralement à rendre possible la représentation d’un événement magique ou surnaturel. À un deuxième niveau, on peut le considérer comme
une attraction, qui doit produire un effet fort chez les spectateurs. À un troisième
niveau, enfin, ces spectateurs doivent reconnaître la présence d’un truc pour qu’il
puisse être mis sur le compte des producteurs du spectacle, et par la suite au
genre de la féerie lui-même. Le truc doit donc se faire remarquer, voire même
s’afficher, en tant que moment extraordinaire dans la diégèse, en tant que moment
fort du spectacle, et en tant qu’exploit exceptionnel de l’ingéniosité des producteurs.
Pour le cinématographe, Méliès déclare que, grâce aux divers procédés que
permet cette nouvelle technologie, „il est aujourd’hui possible de réaliser les
choses les plus impossibles et les plus invraisemblables“.22 Mais la même chose
est vraie pour les possibilités des spectacles sur scène dans la deuxième moitié
du XIXe siècle. Voici la description de l’un des trucs présentés au Théâtre de la
Gaîté dans la féerie Le Roi Carotte que l’on trouve dans un livre publié en 1873:
Un magicien très-vieux, très-cassé, après avoir rendu des services très importants à ses
protégés, leur demande pour unique récompense qu’ils veuillent bien couper son propre
corps en morceaux et jeter les fragments de sa personne dans un four chauffé à blanc, afin
qu’il ait l’avantage d’y renaître jeune et bien portant; sa volonté s’exécutait en scène sans
que le personnage ne cessât de parler. Ce truc se compliquait d’un énorme volume posé
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sur une table. Des figures peintes sur les feuillets de ce livre s’animaient et s’échappaient
du volume à mesure qu’on en tournait les pages; après deux ou trois culbutes sur scène,
elles étaient réintégrées par un acteur dans les feuillets d’où elles étaient sorties.23
Tous ces événements fantastiques sont alors réalisés à l’aide de trappes, de faux
membres et d’autres accessoires astucieusement préparés.
Pour réaliser de tels trucs, on se sert alors des dernières avancées technologiques pour produire des effets qui, au niveau de la diégèse, sont censés être perçus comme des instances de magie ou de l’intervention de forces surnaturelles.
Or, le public doit à la fois croire en la présence de magie afin de pouvoir apprécier
la féerie en tant que telle, et admirer la manière dont ces effets ont été obtenus,
sans toutefois être capable de l’expliquer. Ce chassé-croisé entre croyance, savoir
et émerveillement devant ce qu’on sait être un truc, mais sans comprendre comment il fonctionne, se trouve sans doute à la base du charme de la féerie. Elle
permet au spectateur d’être émerveillé par des effets magiques qui sont le résultat
d’opérations mécaniques complexes, et de jouir d’une naïveté obtenue par des
moyens extrêmement sophistiquées.
Des fées modernes
Dès les premières grandes expositions universelles, les commentateurs évoquent
les fées pour parler des merveilles de la modernité. Dans un spectacle au Théâtre
de la Porte-Saint-Martin en 1851, intitulé „Palais de Cristal ou les Parisiens à
Londres“, les auteurs Clairville et Jules Cordier décrivent la Great Exhibition de
Londres de cette même année en ces termes: „Chaque industrie, exposant ses
trophées / dans ce bazar du progrès général, / semble avoir pris la baguette des
fées / pour enrichir le Palais de Cristal.“24 À partir de 1881, c’est l’électricité que
l’on conçoit de la même manière: „Les expositions popularisent la Science et le
progrès. Bientôt la Fée Électricité en devient l’emblème.“25 Et à propos de l’Exposition universelle de Paris en 1900, Jules Trousset remarque: „La véritable souveraine de l’Exposition de 1900 sera l’Électricité, cette jeune et brillante fée qui dote
l’industrie contemporaine des deux facteurs principaux: le mouvement et la lumière.“26 On pourrait citer également Jules Verne qui, dans son récit La Journée
d’un journaliste Américain en 2889, remarque: „Les hommes de ce XXIXe siècle
vivent au milieu d’une féerie continuelle, sans avoir l’air de s’en douter.“27
Ainsi, tout au long de cette période, les merveilles de la modernité industrielle se
trouvent adornées de l’attribut de féerique. Comment expliquer ce phénomène
somme toute étonnant puisqu’il paraît être en contradiction avec l’esprit rationaliste, positiviste et scientifique qui est à la base de ces innovations technologiques? Est-ce, comme le dit Benjamin, parce que „les formes de vie nouvelles et
les nouvelles créations à base économique et technique que nous devons au
siècle dernier entrent dans l’univers d’une fantasmagorie“?28 Il y a de cela, sans
doute. Mais plus directement, et plus simplement, cette opération de rattacher la
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technologie moderne au champ sémantique des contes, des légendes et des féeries permet aussi de faire disparaître les dangers de cette révolution dans les
modes de vie qui touchera rapidement l’ensemble de la population derrière l’image
sécurisante de la bonne fée. Cette représentation de la technologie sous les traits
d’une magie bénigne produit alors un effet de ‚familiarisation‘ qui neutralise la face
menaçante et potentiellement catastrophique du progrès. En même temps, cette
imagerie peut être vue comme une variante pour ainsi dire européenne et fortement enracinée au XIXe siècle, vis-à-vis de la conception du progrès sous les auspices d’une ‚américanisation‘ qui deviendra de plus en plus dominante au XXe
siècle.
En guise de conclusion
La féerie apparaît ainsi en effet comme un genre quelque peu paradoxal, pris
entre l’enchantement qu’elle cherche à créer et le calcul commercial qui seul peut
la faire exister, entre la naïveté qu’on lui attribue et la sophistication des moyens
employés afin de la produire, entre la nostalgie qu’elle évoque et la modernité des
techniques avancées dont elle se sert. Elle propose aux spectateurs des „machinations avouées“, qui à la fois cachent et affichent leur artificialité, tout comme la
féerie elle-même fait tout pour que l’on ne s’aperçoive pas de cette machinerie
complexe sur laquelle elle repose, tout en la célébrant à travers ses effets. C’est
ainsi qu’elle peut en effet être lue comme l’emblème même de son époque et la
manière dont celle-ci met en scène le progrès technologique.
Walter Benjamin, on le sait, parle de son projet sur les passages de Paris en
termes d’une „féerie dialectique“ dans des lettres à Gershom Scholem et à Theodor W. Adorno.29 Même s’il ne le fait que provisoirement, cette formule est très
évocatrice. On pourrait en effet comprendre le projet de Benjamin comme un renversement dialectique des caractéristiques de la féerie. Là où celle-ci fait tout pour
dissimuler ses propres bases matérielles qui, toutefois, se manifestent sans cesse
par leurs effets sur le devant de la scène, Benjamin cherche à tirer au jour les ressorts matériels derrière les coulisses de la scène fantasmagorique du XIXe siècle,
tout en portant son regard sur l’avant de cette scène, car c’est là, précisément, où
tout se joue.
On aurait donc tort de ne pas prendre au sérieux la féerie, car contrairement à
ce que dit Ginisty, raisonner avec elle, ce n’est pas la tuer, mais en comprendre
mieux l’impact.
Resümee: Frank Kessler, La féerie: un spectacle paradoxal behandelt das
Spannungsfeld zwischen dem naiven Zauber, der der Gattung féerie von den
Zeitgenossen zugeschrieben wird, und den ökonomischen Zwängen, denen die
Inszenierung eines solchen Ausstattungsstücks unterliegt. Auch auf der Ebene der
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Tricks, die vielfach die Hauptattraktion einer solchen Aufführung ausmachen, manifestiert sich dieses Paradox: Die Magie ist das Resultat ausgeklügelter moderner
Technik, und wie bei der féerie insgesamt geht es darum, die zugrunde liegenden
Mechanismen, seien sie ökonomischer oder technischer Natur, einerseits vor dem
Blick des Zuschauers zu verbergen, ihre Effekte andererseits aber desto nachdrücklicher zur Schau zu stellen.
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Adrien Bernheim: „La Féerie se meurt“, in: Touche à tout, 9, 1909, 357-360, 359.
Ibid., 358.
Qu’on pense aussi à Thomas Alva Edison, surnommé „le magicien de Menlo Park“. Cf. la
contribution d’Anne Ortner dans ce dossier.
Cf. Paul Ginisty: La Féerie, Paris, Louis Michaud, 1910, 218 („Raisonner avec la féerie,
c’est la tuer“).
Joseph Leroux: „Au Châtelet – Les Quatre cents coups du Diable“, in: La Revue théâtrale
(Nouvelle Série), 49, 1906, 1214-1216, 1214.
Edmond Floury: „La Cuisine théâtrale“, in: La Revue théâtrale (Nouvelle Série), 54, 1906,
1387-1388, 1387.
Ibid.
Ibid.
Ibid., 1388.
Ibid.
Edmond Floury: „La Cuisine théâtrale (suite)“, in: La Revue théâtrale (Nouvelle Série),
59, 1906, 1517-1519, 1517.
Pour une étude détaillée de ces aspects je renvoie à l’excellente thèse de doctorat de
Stéphane Tralongo: Faiseurs de féeries. Mise en scène, machinerie et pratiques cinématographiques émergentes au tournant du XXe siècle (thèse dirigée par André Gaudreault
et Martin Barnier), Université de Montréal / Université Lumière Lyon 2, 2012.
Georges Sadoul: Méliès, Paris, Seghers, 31970, 34.
Georges Méliès: „Importance du scénario“, in: Sadoul, op. cit., 115-117, 117.
Arthur Pougin: Dictionnaire historique et pittoresque du théâtre et des arts qui s’y rattachent, 2 vols., Paris, Firmin Didot, 1885 (réédition en fac-similé, Plan-de-la-Tour, Éditions d’Aujourd’hui, 1995), 45sq.
Edmond Stoullig: „La Semaine théâtrale“, in: Le Monde artiste, 47, 1896, 741-743, 742.
Toutefois, il faut noter ici que pour Paul Ginisty les choses se présentent différemment:
„La féerie qui eût pu être souveraine s’accomoda de n’être plus que le prétexte à des
artifices de machinerie [...]“, op. cit., 9.
Pougin, op. cit., 748.
Georges Méliès: „Les Vues cinématographiques“ [1906], rééditon in: André Gaudreault,
Cinéma et attraction, Paris, CNRS, 2008, 195-222, 215.
Ibid.
Cf. Christian Metz: „Trucage et cinéma“, in: id., Essais sur la signification au cinéma, vol.
2, Paris, Klincksieck, 1972, 173-192, 181. Pour la pertinence des réflexions de Metz par
rapport à la conception du trucage chez Méliès cf. Frank Kessler: „Méliès / Metz: comment penser le trucage?“, in: Francesco Casetti et al. (ed.), Dall’inizio, alla fine / In the Beginning, at the Very End, Udine, Forum, 2010, 167-172.
Méliès (1906/2008), art. cit., 216.
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23 Jean-Pierre Moynet: L’Envers du théâtre. Machines et décorations, Paris, Hachette,
1873, 95sq. On y trouve aussi les détails de l’exécution du truc.
24 Cité d’après Walter Benjamin: Das Passagen-Werk, vol. 1, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1982, 256.
25 Alain Beltran / Patrice A. Carré: La Fée et la servante. La société française face à l’électricté XIXe et XXe siècle, Paris, Belin, 1991, 57.
26 Jules Trousset: Les Merveilles de l’Exposition de 1900, vol. 2, Paris, Montgredien, 1899,
cité d’après Émanuelle Toulet: „Le cinéma à l’Exposition universelle de 1900“, in: Revue
d’histoire moderne et contemporaine, 33, avril-juin 1986, 179-208, 180.
27 Jules Verne: La Journée d’un journaliste Américain en 2889 [1889], Paris, Nautilus, 2001,
29.
28 Benjamin, op. cit., 60.
29 Cf. la lettre à Scholem du 30 janvier 1928 ainsi que celle à Adorno du 31 mai 1935 dans
Walter Benjamin: Briefe, 2 vols., Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1978, 455 et 663.
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