Érec et Énide, une parabole nuptiale Introduction Le premier roman

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Érec et Énide, une parabole nuptiale Introduction Le premier roman
Érec et Énide, une parabole nuptiale
Introduction
Le premier roman de Chrétien de Troyes est une parabole sur le mariage, c’est-à-dire un récit qui
comporte une dimension allégorique : l’histoire du couple exemplaire formé par les deux héros du roman
représente symboliquement l’essence et le destin de tout couple marié. C’est en même temps une apologie
du mariage d’amour, implicitement tournée contre le mythe de Tristan et Yseut.
I. Le plan du roman1
Les trois grandes étapes du roman correspondent aux trois phases archétypales des relations à l’intérieur du
couple :
1°) Première étape, idyllique : la rencontre, les fiançailles, les noces et la lune de miel
L’épisode qui forme l’ouverture du roman a une dimension symbolique : la chasse au blanc cerf est
une allégorie du désir, c’est une poursuite érotique (comme l’indique la coutume attachée à cette chasse : à
son issue, le roi doit embrasser la plus belle jeune fille de la cour).
L’épisode de la coutume de l’épervier sur la branche, qui est symétrique du précédent (seule la plus belle
jeune fille peut aller chercher l’oiseau de proie posé sur une perche au centre de la ville), est lui aussi
symbolique, mais cette fois-ci plutôt du désir féminin. L’oiseau obtenu par Énide au terme de l’épreuve, cet
animal noble qui est jeune et beau et qu’elle nourrit en le portant sur son bras, symbolise Érec lui-même,
l’homme dont elle a fait la conquête. Voir la scène où Érec, vainqueur d’Ydier, est reçu chez le comte de
Laluth (qui est l’oncle d’Énide) accompagné par Énide qui porte l’épervier sur son poing, v. 1294-1315.
Dans cette première partie, l’amour tout neuf entre les deux jeunes gens illumine tous les événements, qui se
déroulent comme dans un rêve : Énide est emmenée par Érec à la cour d’Arthur ; c’est elle qui reçoit le
baiser du roi, concluant la coutume de la chasse au blanc cerf ; la reine lui donne ses propres robes pour la
vêtir somptueusement ; le mariage est une fête somptueuse ; il est suivi du tournoi de Danebroc, dont Érec
sort vainqueur ; et la fête continue autour du jeune couple princier lorsque celui-ci fait son entrée dans
Carrant, la ville du roi Lac, sur laquelle ils sont destinés à régner un jour.
2°) Deuxième partie, dramatique : le déchirement du couple, l’incompréhension entre les époux, le temps
des épreuves
La déchirure au sein du couple se produit au lit, comme pour indiquer que la sexualité est le lieu d’un
malentendu entre le jeune homme et la jeune femme, dont les attentes par rapport au plaisir ne sont pas les
mêmes. Mais la dissension qui éclate au moment où Érec surprend son épouse qui soupire en pleurant :
« Con mar i fus » n’est pas seulement de nature sexuelle. Ce qui se joue, apparemment, c’est que l’épouse
est plus sensible à l’image sociale du couple que l’époux, qui n’y recherche d’abord qu’une dyade
autarcique.
Le héros met alors en place un dispositif qui ressemble à un rituel pour se mettre à l’épreuve, lui et sa
femme : elle devra chevaucher devant lui, à l’aventure, avec interdiction de lui adresser la parole, même
pour l’avertir des dangers qui surviennent. Cette interdiction de parler symbolise l’incommunicabilité qui
s’est instaurée dans le couple, ou bien qui était déjà là, du fait des attentes divergentes de l’homme et de la
femme, et qui va devoir être surmontée par le fait même de traverser ensemble une série d’épreuves, qui
symbolisent les épreuves de la vie.
Cette partie du roman représente aussi l’expérience d’une impasse du désir au sein du couple, et du
dépassement de cette impasse : c’est en exposant sa femme au désir des autres hommes (le comte Galoain et
le comte Oringles de Limors, qui tous deux tombent amoureux d’Énide et tentent de la prendre à Érec) que
l’époux finit par retrouver tout son amour pour elle, au terme des épreuves. Voir le passage de la
réconciliation, au moment où les deux héros s’enfuient du château du comte de Limors, v. 4911-4932.
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Voir annexe : le plan du roman.
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3°) Troisième partie : l’accomplissement du couple et son insertion dans la société ; le passage de la
jeunesse à la maturité
Le temps des épreuves prend fin au moment où c’est Énide qui sauve la vie d’Érec en intervenant
lors du duel contre Guivret le Petit qui, n’ayant pas reconnu son ami, l’a culbuté de son cheval alors qu’il est
déjà gravement blessé. Érec guérit de ses blessures (symboliques ?) grâce aux soins des sœurs de Guivret et
se remet en route, accompagné désormais de ce compagnon et de ses hommes (alors que précédemment, il
avait insisté auprès de son père, qui s’opposait à ce projet, pour partir à l’aventure sans escorte, seul avec sa
femme) : c’est un premier indice de l’insertion du couple dans un ordre social.
C’est accompagné par Guivret qu’Érec arrive à Brandigan, le château du roi Évrain, et y affronte la
coutume de la Joie de la Cour. Cet épisode conclusif illustre le soin apporté par le romancier à la
« conjointure » : le couple formé par Mabonagrain et son amie est en effet un double de celui d’Érec et
Énide et leur enfermement dans le jardin clos d’un paradis à deux, à l’écart de la cité, figure à la fin du
roman ce qui aurait pu arriver au couple éponyme au début, si la faille de la mésentente n’avait poussé le
jeune couple à quitter la ville de Carrant pour se lancer à l’aventure. Cette symétrie est soulignée, dans le
texte, par les liens familiaux qui sont révélés entre les deux couples : Mabonagrain a été élevé à la cour du
roi Lac en même temps qu’Érec et l’amie de Mabonagrain est la cousine d’Énide (leurs pères sont frères).
La coutume de la Joie de la Cour consiste à sortir un couple (formé par un chevalier et une pucelle)
de la clôture au sein de laquelle il s’est volontairement enfermé dans une solitude à deux et à lui faire
réintégrer la société. L’épisode représente donc symboliquement la dernière étape du « roman
d’apprentissage » des jeunes époux et il est à ce titre remarquable qu’il précède leur retour à la cour d’Arthur
(retour qui signifie la réinsertion dans la communauté, dans la société régulière), bientôt suivi de l’annonce
de la mort du roi Lac, père d’Érec. Le couronnement d’Érec marque l’accession au trône du couple princier,
ce qui représente la sortie de la jeunesse et l’installation dans l’âge adulte avec ses caractéristiques de
stabilité géographique et de responsabilité sociale. En même temps, le couple quitte la communauté des
jeunes gens que représente la cour d’Arthur : les cérémonies du couronnement ont lieu à Nantes, avant que
le couple royal quitte le royaume de Logres pour aller régner sur sa terre d’Outre-Galles.
Conclusion partielle : La « conjointure », c’est-à-dire l’organisation, la structure du roman, transforme en
profondeur le conte d’aventure en surimposant à la suite des péripéties un sens moral, universel : Érec et
Énide est une parabole sur le passage de la jeunesse à l’âge adulte par le biais de l’institution du mariage.
II. Un enseignement sur les dimensions ethnologique et psychologique du mariage
A. Dimension ethnologique : l’exogamie
Il est remarquable qu’Érec ne tombe pas amoureux d’une jeune fille de son milieu, mais d’une jeune
fille
- étrangère à la cour d’Arthur (elle habite une ville, Laluth, où l’on arrive en suivant un chevalier
accompagné d’un nain, donc un lieu situé dans l’Autre Monde) ;
- d’un rang social différent du sien : même si la famille d’Énide est noble (elle est la nièce du comte de
Laluth), son père a perdu ses biens et son rang à la guerre et le roman insiste sur la pauvreté de la jeune fille,
habillée de vêtement troués et réduite à travailler dans un atelier.
Or, le fait de ramener cette jeune fille d’une autre région à Caradigan va apporter une solution aux
tensions créées au sein de la société arthurienne par la coutume du blanc cerf, tensions qui illustrent le
phénomène de la rivalité mimétique (René Girard) entre membres d’une même société et d’un même
milieu : à l’issue de la chasse au blanc cerf, le roi doit donner un baiser à la plus belle jeune fille ; mais tous
ses chevaliers prétendent que leur amie est la plus belle et les rivalités menacent de déboucher sur une guerre
de tous contre tous (v. 285-298). Arthur sollicite l’aide de son neveu Gauvain pour résoudre la crise ; le
conseil du roi se réunit pour en débattre ; c’est Guenièvre qui, venant raconter l’épisode du nain au fouet,
obtient un apaisement provisoire, en faisant approuver un délai de trois jours, en attendant le retour d’Érec.
Le retour de celui-ci, accompagné d’Énide dans son « blanc chainse », va mettre tout le monde
d’accord et permettre de clôturer la coutume du blanc cerf – ce qui signifie que dans la poursuite du désir, la
rivalité mimétique engendre des tensions qui menacent le groupe d’éclatement et que le mariage, fondé sur
l’exogamie (aller chercher une femme en-dehors du groupe) permet d’apaiser ces tensions en introduisant de
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l’altérité dans l’identité. Le trophée de la chasse au blanc cerf est décerné à Énide, sur proposition de la
reine, dans des termes qui insistent sur l’importance de l’exogamie : v. 1760-1772.
B. Dimension psychologique et psychanalytique
Le roman contient des observations très fines sur le mariage, notamment sur la relation aux parents et
sur l’économie du désir. Chrétien a de toute évidence pressenti ce que Freud appellera le complexe d’Œdipe,
à savoir que les sentiments à l’égard du conjoint (ou du partenaire) prolongent l’expérience affective de la
relation de l’enfant au couple formé par ses parents.
1°) La relation entre père et fille
On devine un schéma à la Peau d’Âne dans la survalorisation par son père, Liconal, de la beauté
d’Énide : aucun prétendant n’est digne d’épouser sa fille si belle, qu’il garde donc auprès de lui en attendant
l’improbable demande en mariage venue d’un comte ou d’un roi (v. 517-546).
Pour pouvoir épouser Énide, Érec va devoir remplacer le père déchu (par la pauvreté ; en fait par
l’âge) : il va revêtir les armes de Liconal pour affronter Ydier (v. 708-726).
On peut faire l’hypothèse que la déception d’Énide au début de son mariage est liée au fait qu’elle a
épousé un jeune homme pour que celui-ci remplace le père dans un rôle actif et conquérant (l’exercice des
armes) et qu’elle supporte mal de voir son mari inactif (endormi après l’amour).
2°) Le désir œdipien du jeune homme
Il n’est pas question de la mère d’Érec dans le roman, mais on peut considérer que la reine est une
figure maternelle substitutive. Au début du roman, sans que le fait ne soit expliqué, Érec est resté à l’écart
des autres chevaliers qui participent à la chasse au blanc cerf, pour tenir compagnie à Guenièvre : il y a là
l’indice d’un attachement particulier à la figure maternelle. Autre comportement curieux : quand il ramène
sa fiancée à la cour d’Arthur, Érec tient à la présenter dans sa tenue misérable (ce qui paraît inconvenant) et
refuse que la cousine d’Énide lui donnent de beaux vêtements : c’est qu’il tient à ce qu’elle reçoive sa robe
des mains de Guenièvre. Énide va donc être habillée avec les vêtements mêmes de Genièvre, comme si
l’épouser était pour le héros une façon d’épouser la reine/la mère par substitution.
La fin du roman coïncide avec le moment où Érec prend la place de son père, le roi Lac, qui est
mort : c’est un complexe d’Œdipe réussi, contrairement à l’histoire du roi de Thèbes, qui illustre un trouble
dans la succession des générations.
3°) L’économie du désir
Ce que la crise du couple révèle, à partir de la parole « Con mar i fus », c’est que l’homme souffre de se
sentir mésestimé par sa femme, malgré tous les exploits qu’il a accomplis. C’est le grief qui revient dans la
bouche d’Érec chaque fois qu’il reproche à Énide de lui avoir adressé la parole, malgré l’interdiction qu’il
lui avait faite, pour l’avertir du danger (cf. v. 2845, 2997, 3559 : c’est un leitmotiv). Érec est long à se
rassurer sur ce point et il lui faut frôler la mort pour parvenir à se convaincre qu’il n’est pas rabaissé dans le
regard de son épouse. Les reproches d’Érec peuvent paraître infondés, pourtant Énide ne remet jamais en
cause sa propre responsabilité dans la crise que traverse son couple. C’est qu’en effet, dans le schéma
œdipien, l’époux ne pourra jamais atteindre l’image de la masculinité que son épouse s’était forgée, enfant,
en admirant son père qui lui paraissait immense et invincible. L’épouse sera donc toujours déçue,
secrètement, par les insuffisances de son mari, et celui-ci percevra douloureusement ce reproche muet de
n’être pas à la hauteur. D’où un fonctionnement pervers du couple, qui conduit l’homme à la démesure (ce
qu’illustre le parcours d’Érec, qui va au-delà de ses forces, refusant de se reposer alors qu’il est gravement
blessé, poursuivant une quête sans fin où il lui faut en faire toujours plus pour prouver on ne sait quoi) et la
femme, qui se sait être secrètement à l’origine de ce processus, à la culpabilité.
Conclusion
Le premier roman de Chrétien de Troyes contient un enseignement moral à propos du mariage, adressé par
un clerc doté d’une vaste expérience humaine (de par son rôle de confesseur ?) à la jeunesse aristocratique
des deux sexes. Sous couvert de fiction Érec et Énide apprend aux jeunes nobles des deux sexes ce qu’il faut
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savoir avant de se marier sur : le sexe opposé, les joies du lit, les aléas du sentiment amoureux, la place de
chacun dans le couple, la destination sociale de l’institution du mariage.
Annexe : le plan d’Érec et Énide (éd. J.-M. Fritz, Lettres gothiques, 1992)
* Prologue (v. 1-26)
* Première partie : la chasse au blanc cerf
I. La rencontre (v. 27-695)
II. Le combat pour l’épervier (v. 696-1241)
III. Énide à la cour (. 1242-1840 : « Ci fine le premerains vers. »)
* Deuxième partie : Le jeune époux
I. Le mariage (v. 1841-2130)
II. Le tournoi de Danebroc (v. 2131-2288)
III. La passion amoureuse (v. 2289-2760)
* Troisième partie : La chevauchée aventureuse
I. Les chevaliers brigands (v. 2761-3116)
II. Le comte Galoain (v. 3117-3658)
III. Guivret le Petit (v. 3659-3924)
IV. Arthur dans la forêt (v. 3925-4274)
V. Les deux géants (v. 4275-4573)
VI. Le comte de Limors (v. 4574-4932)
VII. Guivret le Petit (v. 4933-5227)
* Quatrième partie : la Joie de la Cour
I. Le château de Brandigan (v. 5228-5663)
II. L’épreuve (v. 5664-6402)
III. Le couronnement (v. 6403-6950)
« Explicit d’Erec et d’Enide ». »
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