L`entrée messianique dans Jérusalem, un conte indigent
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L`entrée messianique dans Jérusalem, un conte indigent
« Luc 19 » : la fable des mines, suite : l’entrée dans Jérusalem n’a pas été une entrée messianique La fable des mines est motivée par le désir de corriger une erreur des messianismes 1 : ils attendaient la venue imminente du royaume de Dieu sous la conduite d’un Roi-prêtre apparu dans la gloire. Or Luc ne raconte-t-il pas l’entrée triomphale de Jésus dans Jérusalem, acclamé comme roi ? (19, 37-38 : #Egg°zontoj d§ aÒtoÑ îdh prÇj tŒ katabàsei toÑ ^Orouj t÷n #Elai÷n îrcanto èpan tÇ plìqoj t÷n maqht÷n2 xa°rontej aµne´n tÇn qeÇn fwnŒ megàlJ per± pas÷n ÿn eºdon dunàmewn, l¥gontej, EÒloghm¥noj Ë ¨rxÆmenoj Ë basileÏj ¨n ÈnÆmati kur°ou: ¨n oÒran— eµrênh ka± dÆca ¨n Öy°stoij. « Alors qu’il s’approchait (de Jérusalem) et qu’il était dans la descente du Mont des Oliviers, toute la multitude des disciple se mit, sous l’effet d’un transport de reconnaissance, à louer Dieu à haute voix pour tous les signes de puissance qu’ils avaient vus, disant : « Béni celui qui vient, le roi, au nom du Seigneur. La paix est dans le ciel et la gloire au plus haut des cieux. ») Il y a manifestement une contradiction entre l’interprétation que je tire de la lecture de la fable et la proclamation de la royauté par les disciples. Faut-il supposer que ces derniers n’ont rien compris à la fable ? Si tel avait été le cas, « Luc » l’aurait dit explicitement. Ce qui est problématique, c’est le statut et le contenu du récit de l’entrée royale de Jésus à Jérusalem. L’exégèse soulève la question de l’historicité de la scène, pour la ramener à une arrivée de Jésus à Jérusalem en compagnie de pèlerins venus pour les fêtes de Pâques, pour qui on chante les salutations de bienvenue empruntées au psaume 118 [voir Bultmann, R. (1958) Jésus : mythologie et démythologisation, Paris, pp. 261262 ; Fitzmyer, J. (1985) The Gospel According to Luke (X-XXIV). Introduction, Translation and Notes, New York, p. 1244-45). L’accueil de Jésus en roi (selon le texte présent ou celui de Jean ; en fils de David, selon Matthieu et Marc) est une construction narrative élaborée dans le contexte historique de la mise en place des communautés chrétiennes après le schisme d’avec les juifs orthodoxes (à partir des années 80). La seule question est de savoir s’il a existé, dans le texte de « Luc », un noyau d’un récit primitif de l’entrée de Jésus à Jérusalem ou si toute la scène a été interpolée à l’appui, essentiellement, du récit que l’on trouve chez Marc et un emprunt à l’évangile de Jean du titre de « roi » (Jean, 12, 13). Je montre ailleurs que l’interpolation des lamentations sur Jérusalem, suivie de la prophétie de sa destruction, est certaine ; celle de l’intervention des Pharisiens demandant à Jésus de faire taire ses disciples est probable (à Jérusalem, les interlocuteurs et adversaires de Jésus, ce ne sont plus les Pharisiens – absents du récit de « Luc » – mais les autorités locales). Reste le récit proprement dit du cortège triomphal, attesté également chez Jean. Chez ce dernier, la résurrection de Lazare à Béthanie (au pied du Mont des Oliviers) est l’élément déterminant. Des pélerins, apprenant que Jésus venait à 1 2 L’attente du « messie » nous situe dans les milieux « esséniens ». Pour une vue synthétique de la question, voir André Caquot, « Essénisme et messianisme », in Les manuscrits de la Mer Morte. Aux origines du christianisme, Les dossiers d’archéologie, J. Perrot éd., 1994, 189, pp. 74-79. Cette notion tÇ plìqoj t÷n maqht÷n est en soi suspecte en contexte. Ailleurs Luc distingue « la foule » des « disciples » ; une foule accompagne Jésus lors de son entrée à Jérusalem, mais elle n’est pas composée que de disciples (si nous en croyons ce qui précède, la scène chez Zachée et ce que laisse entendre l’évangile de Jean). Autres formules suspectes : aµne´n tÇn qeÆn (formule de la Septante et, dans l’évangile de Luc, du récit de l’enfance, dont on a dû comprendre que je le considère comme un intrus). On ne voit pas que les disciples aient plus spécialement, qu’à d’autres moments, à louer Dieu per± pas÷n ÿn eºdon dunàmewn, « de toutes les manifestations de sa puissance ». Ou faudrait-il compter parmi ces signes le fait que Jésus chevauche sans difficulté aucune un « poulain qui n’a jamais été monté » ? Jérusalem, vont à sa rencontre et l’acclament comme « le roi d’Israël ». Sur son chemin, Jésus trouve un âne sur lequel il monte, conformément à ce qui est écrit, ajoute Jean (citation adaptée de Zacharie, 9, 9 : Xa´re sfÆdra, qÎgater Siwn· kêrusse, qÎgater Ierousalhm· µdoÏ Ë basileÎj sou ©rxeta° soi, d°kaioj ka± s•zwn aÒtÆj, pra¿j ka± ¨pibebhköj ¨p± ÖpozÎgion ka± p÷lon n¥on. « Sois transportée d’allégresse, fille de Sion. Proclame (ton roi), fille de Jérusalem. Voici que vient à toi ton roi, juste, et lui-même apportant le salut, avec douceur, sur un char tiré par un animal de trait et un jeune poulain. » Le caractère tardif de ce récit se déduit du lien qui est fait entre l’acclamation des pèlerins et la résurrection de Lazare, que seul Jean raconte et qui, dans son récit, a pour fonction de mettre en évidence la divinité de Jésus (Jean est le premier évangéliste à l’affirmer). Il y a toutefois, dans ce récit, un détail intéressant : Jésus monte sur un âne qui se trouve sur son chemin. La mise en relation de cet élément avec Zacharie 9, 9 est une construction chrétienne (voir Fitzmyer, 1985, pp. 1245), fondée sur une lecture qui ne va pas sans distorsion du texte du prophète, où il n’est pas question d’un âne, mais d’une bête de somme et d’un jeune poulain (¨p± ÖpozÎgion ka± p÷lon n¥on). La traduction grecque de la Septante laisse entendre que le roi qui vient est monté sur un char, non de guerre, mais utilitaire. Il apporte non la guerre, mais l’abondance. Matthieu est le seul avec Jean à citer Zacharie , son récit vaut la peine d’un bref examen : Jésus envoie deux disciples détacher une ânesse avec son petit. Matthieu (21, 5) cite de mémoire Zacharie, dont le groupe ¨pibebhköj ¨p± ÖpozÎgion ka± p÷lon n¥on devient ¨pibebhköj ¨p± Énon, ka± ¨p± p÷lon u¿Çn Öpozug°ou. Une compréhension déficiente de la formule de Zacharie (¨pibebhköj ¨p± ÖpozÎgion ka± p÷lon n¥on ne signifie pas « monté sur une bête de somme et un jeune poulain », mais « débout, bien campé sur ses jambes, sur un char tiré par une bête de somme et un jeune poulain ») conduit même Matthieu à un tableau comique : les disciples disposent sur les deux bêtes (l’ânesse et le petit d’une bête de somme) des manteaux, Jésus s’asseoit sur ces manteaux placés sur les deux montures ! En vérité, l’invention est stupide3 ! Elle a le mérite de faire la preuve, à nos yeux, que le récit de Matthieu a été construit à partir du texte grec, mal compris, de Zacharie. La prophétie crée le récit. La mise en scène dans « Luc » se distingue à peine de celle de Marc ; il nous faut donc les examiner ensemble. A la différence de Matthieu et de Jean, Marc (11, 1-10) ne fait aucune allusion au prophète Zacharie. Près de Behtphagé et de Béthanie, Jésus envoie deux disciples dans le village devant eux : dès que vous y aurez pénétré, leur dit-il, vous trouverez un poulain attaché (p÷loj ne veut pas dire « ânon »), que personne encore n’a monté. Il les invite à le détacher ; si quelqu’un leur demande pourquoi ils font cela, qu’ils répondent : « Le maître en a besoin, et il vous le renverra sans tarder. » Ils vont, trouvent le poulain attaché devant une porte ; des individus qui se tenaient là leur demandent des explications ; ils répondent selon les instructions reçues ; on les laisse aller ; ils conduisent l’animal à Jésus, on le couvre de manteau ; Jésus s’y assied. Cortège avec palmes et proclamations : « Béni celui qui vient au nom du Seigneur, bénie la venue du royaume de notre père David ! » Dans l’esprit de Marc, il s’agit clairement de décrire l’entrée triomphale d’un roi disposant d’une puissance magique (il voit ce qui est invisible ; il soumet à sa main un poulain qui n’a pas encore été monté, qui n’a donc pas été dompté). Nous retrouvons dans « Luc » (19, 29-36) les mêmes éléments, avec quelques modifications dans le vocabulaire et dans le phrasé, donnant au récit un tour plus 3 Le traducteur de la TOB note : « Soucieux de voir la prophétie réalisée, Matthieu n’a cure de l’invraisemblance ». Le traducteur serait-il lui aussi soucieux de voir la prophétie réalisée pour s’abstenir à ce point de tout jugement sur la mise en scène de Matthieu ? conforme à la façon de dire en grec. L’auteur du récit maîtrise mieux le grec et use d’une syntaxe caractéristique de la tradition écrite (usage du participe et de la relative). Le sentiment est que le récit de Marc est rédigé par quelq’un qui n’est pas de langue grecque (voir l’emploi de f¥rein pour ägein), celui de « Luc » une correction du récit de Marc dans le sens d’un meilleur respect des conventions de la langue de la narration en grec. Or, il est, dans « Luc », un détail qui vaut la peine qu’on le relève : « mettre » / « étendre » un manteau sur le dos d’un animal se dit normalement ¨p°-bàllein ; tel est le verbe employé par Marc. L’auteur du récit dans « Luc » explique (19, 35) : ka± ¨pir°yantej aÒt÷n tá ¿màtia ¨p± tÇn p÷lon ¨peb°basan tÇn #IhsoÑn. « Et ayant jeté leur manteau contre le poulain, ils firent monter Jésus », sur le poulain en utilisant les manteaux comme marche-pied ! L’auteur de ce morceau de bravoure s’est tout simplement souvenu qu’on ne monte pas sur un poulain comme sur un âne et qu’il fallait trouver un détour pour expliquer comment Jésus avait pu monter à cheval ! Son amusante trouvaille lui a fait oublier qu’un poulain qui n’a jamais été monté aurait dû éjecter le premier audacieux qui tentait l’aventure ! Comme Marc, « Luc » suggère que Jésus dispose d’un pouvoir magique. Marc embraye le récit de la façon suivante (11, 1) : Ka± Ìte ¨gg°zousin eµj!IerosÆluma eµj Bhqfagë ka± Bhqan°an prÇj tÇ ^Oroj t÷n #Elai÷n… « Luc » insère cet embrayage après la fable de mines : « Ka± eµpön taÑta ¨poreÎeto ©mprosqen ãnaba°nwn eµj *!IerosÆluma. Ka± ¨g¥neto ûj îggisen eµj Bhqfagë ka± Bhqaniá prÇj tÇ Éroj tÇ kaloÎmenon #Elai÷n, ãp¥steilen... » Divers détails attirent l’attention : dans l’évangile de « Luc », Jérusalem se dit habituellement #Ierousalêm (transposition du nom hébreux en grec : 27 occurrences) ; la grécisation !IerosÆluma n’apparaît qu’en trois autres occurrences ; elle est employée une fois du point de vue de Pilate (23, 7) ; elle apparaît une première fois dans le récit de l’enfance (présentation au temple : 2, 22). C’est la première mention de Jérusalem ; dès l’occurrence suivante (2, 25), le nom de la ville se dit !Ierousalêm. La seconde occurrence !IerosÆluma (13, 22) n’est pas attestée de manière certaine : des manuscrits portent #Ierousalêm. Depuis le chapitre 9, celui de la décision de se rendre à Jérusalem, si l’on comprend l’occurrence 13, 22, Jésus est dit marcher eµj #Ierousalêm. Dans l’évangile de Marc, en revanche, seule la forme grecque du nom est attestée. Il y a donc de fortes présomptions que le syntagme ãnaba°nwn eµj #IerosÆluma, en Luc « 19, 28 », dérive du texte de Marc et date d’une époque où le nom hébreux est refoulé de la langue des chrétiens. Dans l’évangile de « Luc », le récit de l’entrée triomphale dans Jérusalem a été, de manière fort vraisemblable, composé sur le modèle du récit marcien. Rien d’étonnant à cela, pensera-t-on, « puisque » Marc est la source de Luc et de Matthieu. Tenonsnous-en aux règles de la déduction : Marc est la source probable du récit de l’entrée dans Jérusalem chez Luc, cela ne signifie pas qu’il est la source de tous les récits qu’il a en commun avec lui. Dans « Luc », cette entrée dans Jérusalem attribue à Jésus de Nazareth un trait (messianique) en contradiction avec un leçon que l’on peut tirer de la fable des mines qui précède (un roi exerce le pouvoir de façon arbitraire). On peut donc considérer que l’entrée dans Jérusalem y est un récit, construit sur le modèle de celui de Marc, introduit après coup dans un contexte dont, du coup, il pervertit le sens. Dans le récit primitif de Luc, Jésus n’entrait pas dans Jérusalem « en messie ». La construction ka± ¨g¥neto ûj îggisen..., ãp¥steilen n’est qu’apparemment une tournure spécifiquement lucanienne. Elle est employée trois fois dans les récits de l’enfance (1, 23 ; 1, 41 ; 2, 15), puis elle réapparaît dans ce seul contexte du chapitre 19. La tournure lucanienne habituelle est de la forme ¨g¥neto ¨n t— … + infinitif + ka°. La construction porte la marque de la syntaxe sémitique ; elle n’est pas de la main de l’écrivain de l’épisode inaugural de Nazareth, de la guérison d’un possédé dans la synagogue de Capharnaüm, de la guérison du paralytique dans une maison privée, etc. Elle n’est pas de la main du rédacteur de la « fable des mines » qui précède. La précision, que l’on trouve chez « Luc », absente de Marc, « le Mont appelé des oliviers » est normale lorsque l’auteur d’un récit évoque pour la première fois un lieu avec la mention de son appellation. Or la même formule apparaît en 21, 37 (`Hn d§ táj òm¥raj ¨n t— ¿er— didàskwn, táj d§ nÎktaj ¨cerxÆmenoj hÒl°zeto eµj tÇ Éroj tÇ kaloÎmenon #Elai÷n. « le jour, il enseignait dans le temple, la nuit, il sortait de la ville en direction du Mont dit des Oliviers pour y dormir à la belle étoile. »). Dans le récit primitif de Luc, il y a tout lieu de penser que la première mention du Mont des Oliviers est celle du chapitre 21 et que l’interpolateur de l’entrée royale s’est coupé dans son propos : il s’est souvenu de la formule de Luc, a pensé faire plus authentique en la reprenant à la lettre et a naïvement dénoncé son opération en oubliant de corriger 21, 37. Conclusion : il n’y avait pas, dans le texte primitif de « Luc », d’entrée royale de Jésus à Jérusalem. Il est inutile de comparer les deux textes dans tous leurs détails : comme l’affirmait Bultmann le motif de Jésus chevauchant un âne (en vérité, un poulain) pour entrer dans Jérusalem relève du « conte de fée ». Il est une construction légendaire, inventant un Jésus prophète à peu de frais. La matière du conte est d’une naïveté indigente : ou bien on accepte la donnée légendaire, l’on admet que Jésus était un magicien capable de dompter un poulain qui n’a jamais été monté grâce au fluide émanant de sa main, et l’on en tire les conséquences qui s’imposent : les évangiles nous invitent à renoncer à l’intelligence, à nous mettre à genoux et à baver béatement devant une puissance divine que l’on invoque pour qu’elle vienne nous « visiter » corps et âne ; ou bien on considère avec respect l’œuvre d’un homme (j’entends celle de Jésus de Nazareth), parce que cette œuvre fait honneur à l’humanité et à Dieu, et l’on évacue des récits qui nous sont rapportés à son propos tout ce qui ridiculise l’intelligence. Il y a apparemment de la crédulité chez Marc, des risques de fanatisme chez Matthieu. Il n’y avait rien de cela dans le texte primitif de « Luc ». Il est possible que le hasard ait conduit Jésus, fatigué, à entrer dans Jérusalem assis sur une ânesse (un homme ne monte pas sur un ânon, dont la colonne est trop fragile). Il est possible que la foule des pélerins l’ait accompagné de la formule d’accueil des pèlerins : « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur ». Il est certain que l’invocation de la formule de Zacharie est une invention tardive, que Matthieu a éprouvé le besoin de susbtituer à une invraisemblance de l’invention marcienne une scène inspirée du prophète et que Jean, conscient de l’invraisemblance de la version matthéenne, a préféré faire avec un seul « animal du type de l’âne » (Ènàrion !) rencontré sur le chemin. Quant à l’interpolateur du récit dans l’évangile de Luc, il tente de masquer sa crédulité et ses pâmoisons devant les miracles sous les dehors d’un esprit pragmatique. Le royaume est là, en retrait de toute puissance ; il n’est pas à venir, à la fin des temps ou au paradis. Il est dans le domaine de Zachée, là où, aux pauvres, est donné aujourd’hui le pain du jour qui vient4 afin de les délivrer de l’esclavage du besoin et 4 TÇn ärton òm÷n tÇn ¨pioÎsion tÇ kaq# òm¥ran : il n’y a pas de difficulté étymologique dans l’interprétation de l’adjectif ¨pioÎsion. L’adjectif est nécessairement formé sur le participe du verbe composé, ¨p-°wn, « qui vient ensuite » ou « qui vient en outre ». La traduction par « pour le présent » (= « quotidien ») ou par « essentiel » est en infraction avec la règle de formation des mots composés en grec : nécessairement ¨p° + *ousioj aurait donné *epoÎsioj. L’adjectif évoque le don de la manne dans le désert la veille du sabbat : elle était alors donnée pour le jour même et pour le jour suivant. Dans la prière, la demande du pain « pour le jour qui vient ensuite » est plus qu’une demande du pain quotidien au jour le jour ; elle est une demande de nourriture assez abondante pour délivrer du souci quotidien de la satisfaction des besoins. Le Nazaréen avait compris que la nécessité où se trouve une masse d’individus à consacrer tout leur temps à chercher à satisfaire les besoins quotidiens, de nourriture notamment, était le scandale : ainsi vivent les animaux. là où ceux qui recueillent les richesses du bien commun (les collecteurs des impôts) ne pratiquent pas la délation, mais laissent à ceux qui produisent des biens l’initiative du partage. (Jésus de Nazareth se proposait de réformer les comportements sociaux, il ne se proposait pas de fonder un Etat, certes, une institution humaine nécessaire, mais qui se borne à inscrire dans les limites de la loi des exactions qui permettent à quelques uns – il importe peu ici de les qualifier – de détourner à leur profit, jusqu’à la limite du supportable, la force vitale du plus grand nombre grâce à la complicité de serviteurs complaisants, savants, techniciens, artistes, prêtres, pasteurs, professeurs, journalistes, etc. Je me garderai d’omettre de dire que s’il est des catégories sociales où l’on refuse de se comporter en serviteurs, c’est aussi parmi les savants, techniciens, artistes, prêtres, pasteurs, professeurs, journalistes, etc. La résistance aux exactions des pouvoirs, hier politiques et militaires, aujourd’hui politiques et financiers, est une tâche inachevable.) Ce qui distingue « Luc », ce n’est certainement pas l’Art de raconter Jésus Christ, c’est l’intelligence qu’il a eue d’un personnage historique que l’on a appelé Jésus de Nazareth. Je ne sais sous quelle forme il a trouvé ce que je me plais à appeler la « fable des mines ». Je ne crois pas qu’il a eu un gros effort d’invention à faire pour se la rendre intelligible : je veux dire par là que l’auteur de la fable, ce n’est pas « Luc » lui-même, mais Jésus de Nazareth, grand Rabbi, KÎrioj,, maître de la croissance du sens et donc de la vie en terre de Palestine. Jerôme (Commentaire sur Matthieu, 1) note : « dans l’Evangile que l’on appelle selon les hébreux, au lieu de pain « nécessaire pour subsister », j’ai découvert maar, c’est-à-dire ‘du lendemain’, si bien que le sens serait : ‘Donne-nous aujourd’hui notre pain du lendemain’, autrement dit ‘du futur ». Cité in Ecrits apocryphes chrétiens, 1, Bovon, Fr. et Géoltrain, P. éds, Paris, pp. 439-440, commentaire et traduction D. A. Bertrand, qui remarque (pp. 439-440) : « Le passage témoigne de la difficulté qu’il y a à comprendre l’adjectif ¨pioÎsioj qualifiant le pain demandé dans le Notre Père ; l’interprétation de l’apocryphe est possible, à condition d’entendre, comme Jérôme le précise […], le Pain du Royaume à venir, du banquet eschatologique, et non le pain du jour suivant, ce qui serait contraire à l’enseignement généralement prêté au Christ » (je souligne). Un « enseignement généralement prêté » n’est pas un critère qui permet de décider de la pertinence d’une interprétation. L’interprétation apocryphe n’est pas possible, elle est, si l’on respecte les règles de formation des mots en grec ancien, nécessaire. Il est d’ailleurs probable que epiousios est une traduction de maar et non l’inverse. Il n’est pas interdit de penser que Jésus de Nazareth pensait à un royaume terrestre (à une organisation sociale terrestre) dans lequel il serait permis à tout être humain de songer quotidiennement à autre chose qu’à la nécessité de se procurer de la nourriture pour survivre.