Corto Maltese, l`espace recomposé par la conscience et la

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Corto Maltese, l`espace recomposé par la conscience et la
Corto Maltese, l’espace recomposé
par la conscience et la mémoire
Bernard Darras *
Université de Paris I « Panthéon-Sorbonne »
& Centre de recherche « Images, cultures et cognitions » (CRICC)
Si toutes les bandes dessinées ne marquent pas durablement les mémoires, les grands inventeurs de mondes visuels savent créer des univers envoûtants qui impressionnent durablement
leurs lecteurs. Pour l’amateur de narrations figuratives, le seul nom d’Hugo Pratt et plus
encore celui de Corto Maltese font surgir de la mémoire un univers imagé. Ces signes mentaux que l’on appelle ordinairement souvenir ou évocation se caractérisent par leur aptitude
à synthétiser des ambiances et des fragments d’images plus ou moins stables. Cette recherche
sémiotique va tenter d’étudier les signes mémorisés par des lecteurs d’Hugo Pratt puis de les
comparer à un extrait de son œuvre. À cette occasion, il apparaîtra que la lecture d’une
narration figurative ne se contente pas du suivi linéaire de séquences d’images, mais qu’elle
réclame la recomposition mentale d’un univers complexe que la mémoire enregistre.
Petite sémiotique pragmatique des signes mémorisés
Un signe et ses composantes s’élaborant toujours à partir de connaissances précédemment établies (des signes elles aussi), leur actualisation
dans l’expérience permet d’en confirmer la viabilité ou, si les signes ne
résistent pas à leur mise en œuvre dans l’environnement, d’engager la
recherche de signes plus stables afin de contribuer à l’adaptation sémiotique et pragmatique au bénéfice de la sémiose individuelle et sociale
(voir Peirce, 1993 1 ; Darras, 2006 2).
*
[email protected]
1
Peirce, C. S., 1993. À la recherche d’une méthode, traduction et édition de
Deledalle-Rhodes, J. & Balat, M., Deledalle, G. (dir.). Perpignan : Presses
universitaires de Perpignan.
Darras B., 2006. « L’enquête sémiotique appliquée à l’étude des images.
Présentation des théories de C. S. Peirce sur la signification, la croyance et
l’habitude ». In L’image, entre sens et signification. Anne Beyaert (dir.) Paris :
Publications de la Sorbonne.
2
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Lors de la phase qui prépare la confrontation avec un ensemble de signes
constitués à l’occasion d’expériences passées (ici la lecture des albums de
Corto Maltese), les parcours interprétatifs et les habitudes précédemment
élaborés sont stimulés mentalement et constituent un réseau de
« connaissances » en attente d’une nouvelle rencontre qu’ils préparent.
Ces signes mémorisés ne sont pas des copies parfaites des expériences
passées, mais des reconstructions relevant autant des expériences perceptives et pragmatiques que des processus de catégorisation, de généralisation, de neutralisation, de schématisation, de compression, de sélection et d’élimination de l’économie cognitive.
Lors de la confrontation entre les signes préparés pendant la phase
d’attente et ceux qui s’élaborent à l’occasion d’une nouvelle expérience
de lecture par exemple, un double mouvement sémiotique et cognitif est
engagé. L’un qui concerne la recherche de coïncidences, l’autre qui
concerne le traitement des écarts entre ce qui est attendu et ce qui
s’actualise dans l’expérience directe des informations. La topologie de ce
jeu de coïncidences et d’écarts est à géométrie variable. Les nombreuses
configurations dépendent du rapport de forces entre les signes de la
représentation mémorisée et les candidats à la représentation directe. Les
représentations déjà constituées peuvent être des tremplins pour la
reconnaissance ou des sources de conflits cognitifs, voire des barrages
producteurs de représentations obstacles.
En cas de conflit cognitif, s’engage une nouvelle phase de recherche destinée à réduire les écarts et à élaborer des représentations mieux ajustées.
Ainsi que nous l’observerons plus avant, cette étude se nourrit d’un tel
conflit cognitif.
Dans le cadre de cette étude et des expériences qui suivent, nous avons
dilaté le temps de l’attente en suspendant la confrontation avec le matériel direct et en forçant la durée de la phase de remémoration. L’objectif
de cette opération consiste à travailler sur un domaine peu exploré par la
sémiotique, même cognitive, et qui concerne les signes de la pensée précédant ou suivant une expérience sémiotique. Après la phase de
l’expérience directe initiale et de ses répétitions, ce sont pourtant ces
signes qui s’installent dans la mémoire du lecteur et le préparent à de
nouvelles expériences en renforçant ou élargissant sa culture. Le second
motif de cette opération concerne la méthodologie de l’étude elle-même.
Comment choisir un objet d’étude dans le corpus que constitue l’œuvre
d’Hugo Pratt sans céder aux caprices non explicités du chercheur et à ses
préférences ? Pour contourner cet obstacle méthodologique, nous avons
choisi de procéder à la sélection d’une planche de vignettes en fonction
des résultats d’une enquête conduite auprès de soixante-douze jeunes
lecteurs potentiels.
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Hugo Pratt, par Bernard Darras
Phase 1
Avant de débuter l’étude documentée de l’œuvre d’Hugo Pratt, j’ai aussi
procédé à une enquête sur mes propres souvenirs acquis lors de la
fréquentation de la bande dessinée de cet auteur. Conformément aux
prescriptions méthodologiques présentées plus haut, la description et
l’exploration de ces traces mnésiques se sont déroulées avant toute
réactualisation par la lecture.
J’invite d’ailleurs la lectrice ou le lecteur à procéder à une enquête similaire avant de poursuivre sa lecture. Il lui suffit de consacrer un peu de
temps à l’évocation mentale de la bande dessinée d’Hugo Pratt et de
noter le résultat de cette évocation sur une feuille de papier pour en conserver la trace et la comparer avec celles d’autres témoins cités ci-après.
« La simple évocation de cette bande dessinée fait surgir la silhouette de Corto Maltese, debout, longiligne, souplement (élégamment) appuyé sur une paroi indéfinie. Il a
le regard perdu dans le lointain. Son visage de profil s’impose, ainsi que son nez aquilin, les longs favoris et la casquette d’officier de marine dont la visière est presque verticale. Mon attention mentale se déplace alors vers une “vision” plus globale, une sorte
de planche composée de vignettes ; en fait c’est plus le principe d’une planche qui
s’impose qu’une planche en particulier ; une page divisée en zones noires et blanches
très contrastées. C’est d’ailleurs en noir et blanc que Corto m’apparaît depuis le début
de cette remémoration. La page mentalisée est constituée de clairs-obscurs aux blancs
et aux noirs intenses, il n’y a pas de détails. Je n’ai accès qu’à un univers de qualias
suréclairés (surexposés) ou sous-exposés dans lesquels tout se noie.
Mon attention parvient à se préciser sur une vision de grands espaces. Je vois de larges
vignettes de paysages indéfinis, marins ou désertiques et une ligne d’horizon. Ces
grandes vignettes éclaboussées de lumière et d’ombres dominent d’autres vignettes plus
petites. La figure de Corto Maltese en contre-jour s’impose à cet univers qui alterne
entre le plat et l’infiniment profond. »
Une bonne méthode d’enquête consisterait à répéter de tels rappels à
plusieurs occasions et distances dans le temps. Par addition des propriétés évoquées on pourrait obtenir une compilation détaillée. À l’inverse,
en ne retenant que les propriétés systématiquement évoquées dans les
différents récits, on pourrait accéder au prototype central de la représentation. Faute de pouvoir réaliser cette étude longitudinale sur une assez
longue période, elle a été avantageusement remplacée par une enquête
transversale auprès d’un public plus large.
L’enquête
L’enquête a été réalisée en 2005, à Paris et sa région auprès d’une population d’étudiants et de lycéens. Les étudiants suivaient des études culturelles et les lycéens suivaient un enseignement optionnel ou facultatif en
Arts plastiques et Histoire de l’art. L’échantillon de la population était
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constitué de 72 jeunes de 17 à 24 ans. Cinquante jeunes femmes et
22 jeunes hommes 1. Les étudiants étaient au nombre de 43 et les lycéens
au nombre de 29.
La consigne
Les populations d’étudiants et de lycéens ont été partagées en deux
groupes égaux. Les premiers groupes répondaient à l’enquête après avoir
été soumis à une phase de stimulation explicite de l’imagerie mentale 2
alors que les seconds groupes répondaient directement à l’enquête qui
comportait les trois questions ou consignes suivantes :
 Connaissez-vous la bande dessinée d’Hugo Pratt et pouvez-vous citer des noms de
ses personnages ?
 Connaissez-vous Corto Maltese ?
Enfin, pour ceux qui avaient répondu oui aux questions précédentes, il
était demandé de noter une vingtaine de mots ou phrases courtes concernant les caractéristiques principales de cette bande dessinée.
Résultats de l’enquête
Le traitement des informations de cette enquête fait apparaître que le
nom d’Hugo Pratt n’est connu que par 30 % des jeunes interrogés. En ce
domaine, la proportion d’hommes et de femmes est identique, la
connaissance de l’auteur n’est donc pas sensible au genre. En revanche,
le nom de Corto Maltese est très connu, puisque 71 % des jeunes interrogés le connaissaient et cette fois la différence entre les sexes est pertinente puisque 68 % des jeunes femmes le connaissent pour 78 % des
jeunes hommes. Ces phénomènes sont sociologiquement conformes aux
types de connaissances de la population générale qui, dans de nombreux
domaines (cinéma, littérature, etc.), identifie plus facilement le nom des
héros que celui de leurs auteurs.
Notre enquête ayant sollicité deux modes de remémoration, les résultats
montrent qu’une évocation mentale préparatoire est favorable à la
richesse des réponses puisqu’en ce cas les enquêtés ont fourni en
moyenne 9,39 réponses alors que les autres n’en ont fourni que 5,64 soit
1
2
Les formations à composantes artistiques et culturelles sont en général plus
fréquentées par les femmes que par les hommes, ce qui se vérifie dans notre
échantillon asymétrique où les femmes représentent 70 % de l’ensemble.
Pour les groupes à stimulation mentale la consigne était : « Fermez les yeux et
tentez de faire apparaître des images, des visions de cette bande dessinée. (L’expérimentateur avait pour consigne de laisser mentaliser pendant une vingtaine de secondes et un peu
plus si cela semblait nécessaire.) Ouvrez les yeux et écrivez sur la feuille une vingtaine de
mots ou phrases courtes concernant les caractéristiques principales de cette bande dessinée. »
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40 % de moins. À partir des travaux de Rosch (1975 et 1978) 1 sur la
catégorisation mentale et ceux de Denis (1984 et 1988) 2 sur les propriétés figuratives des catégories mentales, nous avons fait l’hypothèse (Darras, 1996) 3 partiellement vérifiée depuis (Miranda & Coutinho, 2005) 4
que l’accès sans préparation à de l’information visuelle mémorisée donnait accès au niveau de base de cette information, alors qu’une préparation par évocation mentale consciente donnait accès à des informations
de niveau subordonné, donc plus détaillées. Les résultats de notre
enquête auprès des étudiants et lycéens confirment cette hypothèse.
Les items les plus fréquemment cités permettent de constituer une sorte
d’ekphrasis 5 des mémoires additionnées. La phrase suivante qui tente
d’articuler dans l’ordre de leur fréquence de citation les termes notés par
au moins cinq personnes en est une compilation.
« La bande dessinée Corto Maltese met en scène un marin (24) 6 qui parcourt les
mers (17) à l’occasion d’aventures (13) et de voyages (10). Ce marin solitaire (9)
porte une casquette (10) un long manteau (ou uniforme) (8) et fume des cigarettes (8).
Des mouettes (9) volent auprès des bateaux (8). Cette bande dessinée en noir et
blanc (7) [ou bleu (7)] est composée avec des gros traits (5). Des femmes (6)
apparaissent dans l’univers masculin (5) et exotique (5) de cet aventurier (6) à la
boucle d’oreille (5). »
Viennent ensuite : Raspoutine, le train et le vent qui sont chacun cités
quatre fois. L’Orient 7 est évoqué sept fois avec des citations de la Russie, de la Sibérie, de la Chine et du Japon. L’Argentine et le tango sont
aussi cités deux fois 8. L’univers de Corto Maltese, Corto lui-même et les
femmes qui apparaissent dans les albums sont jugés beaux (6 fois) et
1
2
3
4
5
6
7
8
Rosch, E., 1975 : p. 192-233. « Cognitive Representations of Semantic Categories ». Journal of Experimental Psychology : General, 104, et Rosch, E., 1978 :
p. 27-47. « Principles of Categorization », in E. Rosch et B. LLoyd (1978)
(dir.), Categorization and cognition. Hillsdale, N.J. : L. Erlbaum.
Denis, M., 1984 : p. 327-345. « Propriétés figuratives et non figuratives dans
l’analyse des concepts ». L’année psychologique, 84, et Denis, M., 1988 :
p. 710-715. « Formes imagées de la représentation cognitive ». Bulletin de
psychologie, Tome XLI, nº 386.
Darras, B., 1996. Au commencement était l’image. Paris : ESF.
Miranda, E., et Coutinho, S., 2005. « Star and star fish : an experiment
concerning the drawing from memory and the drawing with mental image
stimulation ». Proceedings 2nd Information design International Conference. Sao Paulo
Brazil.
L’ekphrasis est un dispositif descriptif qui tente de rendre visible un objet en
le représentant avec des mots.
Le nombre qui suit chaque item correspond au nombre des citations.
Probablement en mémoire de Corto Maltese en Sibérie. Tournai : Casterman.
1979.
Tango. Tournai : Casterman. 1987.
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élégants (4 fois). En plus des citations colligées dans la description précédente, l’univers maritime est cité à plusieurs reprises avec ses tempêtes,
côtes, plages, phares, ports, pirateries et tatouages. Enfin l’univers de
Corto est qualifié de dangereux avec ses armes, combats et meurtres.
La question du genre est centrale puisque vingt-six réponses renvoient à
divers genres tels que l’action, la poursuite, l’enquête, l’espionnage, le
polar, le suspens, le politique, la machination, la quête, l’énigme, le mystérieux, le fantastique, l’onirique. Ce panorama recouvre assez justement
l’univers des aventures de Corto Maltese. De même et de diverses manières, trente-quatre répondants évoquent l’importance du graphisme de
cette bande dessinée. Les fréquences de citation du noir et blanc mais
aussi du noir et du blanc en font des caractéristiques principales. Rappelons que la majorité des albums de Corto ont initialement été publiés en
noir et blanc et sont toujours édités ainsi à côté de leur version colorée.
Bien que moins citée, la gamme chromatique témoigne de la connaissance de ces publications en couleur. Si le bleu (marine) domine amplement, le vert, le gris, l’orange et le jaune sont aussi cités 1. Le graphisme
est tour à tour qualifié de plastique, expressif, géométrique et réaliste. Les
traits et le dessin sont souvent cités (12 fois) et jugés soignés et superbes.
Enfin, et nous reviendrons particulièrement sur ce point, divers grands
espaces sont souvent cités, la mer et l’univers maritime au premier chef,
mais aussi, le désert, la vaste nature, le ciel, le vide. Deux répondants
signalent les grandes vignettes étirées. Et, en terminant, un répondant
signale la publicité du parfumeur Dior 2 et deux autres, le film d’animation dirigé par Pascal Morelli 3.
Phase 2
Sans attendre les résultats de l’enquête, j’ai confronté mon évocation
mentale à la réalité concrète d’un album, Corto Maltese, La maison dorée de
Samarkand 4. La vision de la première page (une séquence de vignettes au
fond grisé 5) a dérouté mon attente. Si le personnage de Corto était
1
2
3
4
5
Les couleurs sont dites pastel, aquarellées, pâles et tristes, mais aussi sombres
et vives.
En juin 2001, Largo Winch et Corto Maltese ont été sélectionnés par la
marque de parfum Dior pour incarner la virilité lors du lancement de sa
gamme de nouveau parfum masculin. Cette campagne de publicité a été
diffusée dans la presse et sous différentes formes dans l’affichage urbain.
Le film d’animation La cour secrète des arcanes, dirigé par Pascal Morelli et sorti
en 2002, est une transposition de Corto Maltese en Sibérie. Le film, mais aussi la
campagne de communication ont contribué à diffuser ce récit.
Tournai : Casterman. 1986.
Dans la version publiée dans la revue Corto (nº 1, Casterman, 1985), cette
première page est en fait traitée à l’aquarelle.
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Hugo Pratt, par Bernard Darras
sensiblement égal à celui j’avais mémorisé – six vignettes sur douze le
représentent dans son profil « typique » – j’ai été surpris par le découpage
systématique des douze carrés de tailles égales qui servent de cases. Un
feuilletage rapide devait confirmer ma surprise initiale. Dans l’ensemble,
cet album n’offrait pas les grands espaces ouverts que ma mémoire avait
enregistrés. Tout au plus pouvais-je rencontrer toutes les deux ou trois
pages une bande ne comportant que deux vignettes, la plus grande
occupant un double espace. Parfois, une bande entière était consacrée à
une seule vignette, mais de telles larges bandes ne sont qu’une douzaine
dans tout l’album. À l’exception de l’image de la couverture et de celle de
la fin de l’album, aucune vignette n’outrepasse le système des bandes.
Une exploration de la composition des vignettes dans les planches
d’autres albums de Corto Maltese a confirmé cette observation. Les
planches de La ballade de la mer salée, comme celles de Sous le signe du Capricorne, Les celtiques ou Corto Maltese en Sibérie sont composées sur un modèle
de quatre bandes par page et de trois vignettes par bandes. Parfois, une
vignette plus large occupe un double ou un triple espace. Tango est composé sur le principe de deux cases par bandes et trois bandes par page. Il
arrive aussi qu’une vignette occupe toute la largeur d’une bande. Par
curiosité, j’ai consulté d’autres séries d’Hugo Pratt. Sven 1 par exemple,
dans sa version de 1976 2 ne comporte que deux vignettes par pages.
Quant aux planches de À l’ouest de l’Eden 3, elles sont composées de trois
bandes de deux vignettes qui parfois n’en font qu’une. Comme presque
tous les dessinateurs, Hugo Pratt compose donc ses planches en faisant
varier le nombre de bandes et de vignettes dans les bandes, mais il
n’utilise pas la possibilité de fusionner plusieurs bandes entre elles pour
produire des images de grande taille.
« Récalcitrance »
Le signe d’espaces amples et ouverts que ma mémoire a conservé et
reconstruit ne semblait donc pas correspondre à la réalité de la composition des planches dessinées par Hugo Pratt. Pour tenter d’étudier et
d’expliquer ce phénomène persistant et récalcitrant, j’ai recherché et
sélectionné une planche synthétisant la plus grande partie des caractéristiques recensées dans les textes des jeunes lecteurs et dans le mien. Cette
planche (Illustration 1) figure à la première page de « Samba avec tir
fixe », chapitre III de l’album Corto Maltese sous le signe du Capricorne 4. Cette
1
2
3
4
Sven, l’homme des Caraïbes. Dans les années 1960-70, l’anglais Sven de Santa
Lucia, loue sa vedette aux riches « touristes » des Caraïbes.
Sven, éditions Vaillant, 1976. Cette Version au format 15.5 x 24 cm à
l’italienne est différente de l’édition Dargaud de 1979.
Cong S. A. et Vertige Graphic, 1998.
Tournai : Casterman, 1979-2001, p. 55.
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page n’est donc pas une page quelconque, ni une page moyenne ou un
prototype des pages dessinées par Hugo Pratt, mais l’une des pages de
Corto Maltese qui correspond à « l’idée que l’on s’en fait » si l’on se
réfère aux citations des participants aux enquêtes.
Phase 3, étude de la première page de
« Samba avec tir fixe »
L’étude de cette page est destinée à mettre en correspondance les signes
reconstitués de mémoire (et leur restitution sous forme de liste de mots)
et les signes qu’une observation directe permet d’actualiser.
La première vignette qui occupe toute la bande supérieure ainsi que la
petite dernière présentent un environnement marin central dans la
mémoire des sujets de l’enquête tout comme dans mon récit préparatoire. La mer, le bateau, les mouettes, le noir et blanc – dont certains
traits sont épais – sont bien des images typiques. À sa manière, la
vignette inaugurale est vaste et ample, mais nous y reviendrons. Corto
Maltese, qui apparaît en plan rapproché dès la seconde vignette, puis de
profil et de trois-quarts dos dans l’avant-dernière image, porte presque
tous les attributs mémorisés, notamment sa célèbre casquette de la
marine anglaise, son uniforme et sa boucle d’oreille. Dans cette planche,
il ne fume pas encore, mais il allumera une cigarette dès la troisième page
de ce chapitre. Dans tous les cas, une cigarette est allumée par Bahianinha dès la troisième vignette. Elle, mais surtout Morgana sont de bons
représentants de la gent féminine qu’Hugo Pratt fait figurer dans ses
récits, et le traitement de leurs carnations est un bon exemple de son graphisme très contrasté et « épais ». Le visage de profil de Corto affiche les
caractéristiques mémorisées, notamment le nez aquilin et les longs favoris. Notons au passage qu’aucun répondant ne s’est souvenu ou n’a mentionné le col officier et la cravate lavallière que Corto arbore pourtant
dans tous les récits. Voyage, exotisme, aventure, quête et magie sont
aussi au rendez-vous, puisqu’en une seule planche toutes ces dimensions
sont évoquées dans le texte.
Mais où se cachent les grands espaces qui se sont inscrits dans tant de
mémoires ?
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Hugo Pratt, par Bernard Darras
Illustration 1. L’une des pages de Corto Maltese qui correspond à « l’idée que l’on s’en fait »
si l’on se réfère aux citations des participants aux enquêtes
Source : « Samba avec tir fixe », chapitre III de Corto Maltese sous le signe du Capricorne,
Tournai : Casterman, 1979-2001, p. 55. © Hugo Pratt et Casterman
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L’énigme de l’espace
La question de l’ampleur de l’espace a été évoquée directement et indirectement par une grande partie des répondants à notre enquête, et j’en
avais personnellement conservé un souvenir très fort que les retrouvailles
avec les albums avaient déçu. Ce souvenir étant particulièrement résistant
à la confrontation avec le réel, j’ai continué mon investigation et finalement découvert un réseau d’explications directes et indirectes qui constituent un ensemble d’hypothèses convergentes que je vais tenter de vérifier en explorant dans le détail la planche sélectionnée. Je fais donc
l’hypothèse que de tels dispositifs combinés à d’autres aient pu constituer
une ambiance de spatialité. Ce travail mental se serait effectué « implicitement » lors des différentes lectures passées. Il aurait provoqué un traitement sémiotique et esthétique globalisant qui aurait été mémorisé durablement sous la forme d’un signe d’ambiance large, ample et étiré. L’analyse suivante ne fait que dilater cette expérience probablement traitée par
des automatismes cognitifs lors des lectures ordinaires.
La composition de la planche, des bandes et des vignettes
Au niveau de la composition générale de cette planche, nous soupçonnons quatre dispositifs spatiaux de pouvoir être interprétés et mémorisés
comme des effets d’étendue, de profondeur et de grandeur. Ceci signifie
que, potentiellement, de tels dispositifs sont disponibles pour constituer
des signes d’espace.
L’étirement
En matière d’espace tout est relatif et, dans le cas observé, la surface de
la première vignette occupe à elle seule un quart de la page, ce qui provoque un effet d’étirement typique de la vue panoramique. Ceci correspond sans doute à l’effet de largeur et d’étendue enregistré par les uns et
les autres. Cette formule étant assez souvent répétée dans les albums de
Pratt, elle contribue certainement à entretenir les signes de spatialité auxquels nous avons été sensibles.
Le rythme
L’espace n’est pas qu’une question de centimètres carrés ; en effet, la
distribution des vignettes dans la page et le rythme spatial qu’elle provoque sont aussi une source de spatialité.
Dans cette page, le rythme peut ainsi se décrire : une large plage introductive est suivie d’une succession de trois bandes de deux vignettes
dont le rapport de taille s’inverse en créant progressivement une gradation. Ce dispositif spatial crée un rythme en trois phases d’allongement et
rétrécissement qui se renforcent en se conjuguant avec le rythme du
nombre des personnages par vignette dont l’évolution est : 2-3, 2-2, 5-0.
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Hugo Pratt, par Bernard Darras
La densité
Sur l’axe diagonal de la page, au « vide graphique » de la partie gauche de
la première bande répond le vide graphique de la dernière vignette. En
contraste, l’espace intermédiaire est beaucoup plus saturé, ce qui crée une
alternance vide – dense – vide que nous croyons aussi responsable d’un
effet spatialisant.
La profondeur
Sur l’axe de la profondeur, le jeu des cadrages intercale une séquence de
vues de proximité en plans rapprochés, entre deux vues générales lointaines. Ce dispositif qui module la distance dans la troisième dimension
de l’espace contribue à créer un effet de profondeur cette fois. Dans la
première image, le rapport entre les motifs des mouettes proches et du
voilier lointain avait d’emblée inauguré ce mouvement.
La composition des vignettes
Intéressons-nous maintenant à la gestion de l’espace interne des
vignettes où plusieurs phénomènes spatiaux sont observables.
Les blancs tournants
Pratt compose ses vignettes avec du vide graphique qu’il distribue en
abondance autour de ses motifs. Ce dispositif connu en design graphique
sous le nom de « blanc tournant » permet de faire ressortir le motif ainsi
valorisé tout en élargissant son espace propre. La première et la dernière
vignette de cette planche sont de bons exemples de cette gestion spatiale,
mais toutes les autres images à l’exception de la sixième ont aussi leurs
réserves de blanc. Ce mode de composition aéré contribue certainement
à créer l’effet d’espace qui a été mémorisé.
On a souvent rapproché le travail de Pratt de celui de Milton Caniff,
mais s’il est un point sur lequel les deux graphistes se distinguent nettement, c’est sur l’utilisation des blancs tournants dans les bulles. Caniff
sature de mots l’espace des bulles alors que Pratt les aère de plus en plus.
Dans Mû 1, son dernier album, non seulement les mots nagent dans
l’espace des bulles, mais les bulles elles-mêmes occupent une grande
partie de l’espace de la vignette.
Les décors
Dans l’ordre figuratif, ces blancs tournants ont aussi un rôle. Ce sont
notamment les ciels qui sont ainsi ouverts et amplifiés. Mais les espaces
urbains ou intérieurs sont aussi traités sur ce mode. Interviewé par Jean
1
Tournai : Casterman, 1992.
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Daive en 1986 1, Pratt justifie économiquement cet effet de style en
expliquant que ce mode de composition lui évite d’avoir à dessiner des
décors coûteux en temps de production. Les dessins de cette planche
confirmeraient cette déclaration. En effet, seules les images 5 et 6 comportent des éléments environnementaux : un morceau du mât et un des
bords du voilier pour l’image 5, la bôme et une partie de l’accastillage
pour l’image 6.
L’excentrement
La première vignette qui sert d’ouverture pourrait être un bon exemple
de composition excentrée. Pratt utilise assez régulièrement un tel dispositif dans ses vignettes d’ouverture et, dans ce même album, presque tous
les chapitres débutent par ce type de composition très ouverte dans la
partie gauche de la première vignette bande. En fait, les cadrages de ces
vignettes ne sont excentrés que si l’on privilégie les figures par rapport à
leur environnement. Il semble au contraire plus juste de dire que Pratt
accorde une véritable place à l’espace. Espace qui accède ainsi au rang de
figure dans l’ensemble de son œuvre. Ciels, étendues marines, désertiques, neigeuses ou rêveuses, trouvent ainsi une place capitale dans
l’œuvre en noir et blanc. En ce domaine, les versions colorées des
albums perdent en grande partie cette puissance sémantique, narrative,
scénographique, stylistique et esthétique. Les espaces se bouchent et les
blancs tournants se fondent dans un décor qui se remplit et se concrétise
en se matérialisant.
Le regard de Corto
Le regard de Corto Maltese peut aussi contribuer à l’ouverture spatiale,
intérieure cette fois. Ce ne sont pas seulement les yeux clairs (voir ici la
seconde image) qui créent cet effet, mais la posture pensive ou rêveuse
qu’il adopte quand il est au repos. Dans la cinquième vignette de cette
page, Corto Maltese de profil adopte ce regard tourné vers l’intérieur. Le
léger sourire qui accompagne généralement cette attitude contribue à
renforcer l’effet songeur de ce signe.
1
Daive, J., 1986. Les personnages de Hugo Pratt. (Réalisation : Clotilde Pivin.
Avec Dominique Petitfaux, historien de la BD, Thierry Thomas, écrivain
et cinéaste, Silvina Pratt, fille de Hugo Pratt. Paris, Radio France,
France Culture.)
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Hugo Pratt, par Bernard Darras
Des ellipses spatiales à la recomposition d’un univers
dans la conscience
Ainsi que le rappelle justement Vincent Amiel 1 : « Comme toute mise en
scène, la bande dessinée utilise ce double mouvement qui consiste à morceler une réalité
pour en reconstituer une autre. » L’ensemble des processus de spatialisation
que nous avons décrit constitue autant de fragments locaux que la
syntaxe linéaire et tabulaire relie les uns aux autres en stimulant dans
l’esprit du lecteur la construction d’un univers plus vaste dans lequel il
circule mentalement tout en progressant ponctuellement de vignette en
vignette et de page en page. Notre enquête et notre expérience personnelle semblent montrer que c’est cet espace global, et en l’occurrence son
étendue, qui est mémorisée par les lecteurs. Cette observation est
conforme avec les hypothèses du neurologue Antonio Damasio 2, qui
emprunte la métaphore du film pour décrire la façon dont le cerveau
organise des expériences fragmentées afin de les reconstituer en un
ensemble global à l’origine de l’effet de conscience.
L’espace dont nous recherchions vainement la trace physique dans de
grandes vignettes était en fait omniprésent, mais présenté sous une
forme dispersée et fractionnée. Il fallait le rechercher dans les ellipses
narratives et les sauts figuratifs qu’imposent les passages de vignette en
vignette et qui contraignent le lecteur à recomposer le récit et l’univers
dans lequel il se déroule. C’est dans l’espace mental du lecteur que
l’espace du récit se construit à partir des indices spatiaux semés par Hugo
Pratt au fil des vignettes et pages de ses albums. C’est à partir de cet
espace mental que se fixe le souvenir d’un vaste univers qui s’étire en
paysages amples habités par des figures nomades dont Corto Maltese est
le prototype.
1
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Amiel, V., 1987 : p. 109-115. « Récits du lieu », in Thierry Groensteen (dir.),
Bande dessinée, récit et modernité, Colloque de Cerisy. Paris : Futuropolis &
CNBDI.
Damasio, A. R., 1999. Le sentiment même de soi. Corps, émotions, conscience
(trad. française). Paris : Odile Jacob.
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