Le principe d`humanité
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Le principe d`humanité
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La première de ces équivoques consiste à vouloir subsumer tout argumentaire sous la rhétorique binaire de l’optimisme et du pessimisme. L’auteur a insisté sur l’inanité d’une telle grille d’analyse concernant son dernier ouvrage : s’il s’agit d’un livre « inquiet », son objet est de conjurer les catastrophes éventuelles (il a cité à cet égard Alfred Sauvy : « il faut prévoir pour ne pas voir »). Deuxième avertissement : J.-C. Guillebaud prévient l’objection de l’obscurantisme. Son essai nous alerte certes sur les travers possibles d’une science qui menace toujours d’être érigée en idéologie, mais il n’est aucunement question d’être « pour » ou « contre » la science. L’opposition simpliste entre l’obscurantisme et le savoir est une forme de chantage visant à l’assentiment non cri- tique de tout ce qui prend la forme de la science. Bouvard et Pécuchet ne sont pas loin, remarque l’intervenant. En réalité, les débats dont il est question dans l’ouvrage sont bien sûr internes au milieu scientifique lui aussi, et il n’est pas de problème qui confronterait exactement les « savants » autorisés aux « ignares » supposés. Il faut avoir le courage de discerner ce qui, dans les progrès scientifiques et techniques et dans leurs applications, présente des dangers pour l’homme, au risque d’être récupéré par les adversaires irréfléchis de « la science » en général. Il convient à cet égard de distinguer au plus juste la science et le scientisme. Jean-Claude Guillebaud propose précisément trois critères de la raison raisonnante susceptibles d’éviter le scientisme : • Elle est critique (la scientificité résiste notamment au critère doublement négatif de falsifiabilité de Karl Popper : n’est pas scientifique une proposition dont on ne pourrait pas dire dans quelles conditions elle s’avérerait fausse). Table ronde futuribles — Jean-Claude Guillebaud — Le principe d’humanité 1 • Elle est modeste (contrairement à un certain discours scientifique arrogant et immodeste qui ne souffre pas le moindre questionnement). braconnage » qu’il s’arroge il s’efforce de mieux faire apparaître les contours des problèmes qui se posent. • Elle est indépendante, libre, non instrumentalisée, que ce soit par l’idéologie (on se souvient du lyssenkisme) ou par la course au profit. ∗ Critiquer la science, selon J.-C. Guillebaud, c’est donc l’interpeller au nom de ses propres promesses, et non lui substituer quelque improbable néo-luddisme irréfléchi. ∗ L’auteur s’est alors expliqué sur sa position d’énonciation dans son dernier ouvrage (ainsi d’ailleurs que dans ses précédents essais). En effet, il n’appartient à aucune « école » ; J.-C. Guillebaud ne tire sa légitimité ni de telle ou telle discipline instituée, ni de tel ou tel laboratoire de recherche, ni de telle ou telle accréditation officielle ou corporatiste — ce qui en France passe pour un sérieux handicap. C’est précisément sa non-appartenance aux chapelles établies qui fonde tout à la fois sa liberté d’analyse et de parole et sa largeur de vue. Journaliste, il possède la pratique du discours accessible. Éditeur, il côtoie nombre de grands esprits (Edgar Morin, Castoriadis, Michel Serres) éprouvant eux-mêmes les barrières liées aux corps, aux champs disciplinaires et aux institutions universitaires, qui l’ont encouragé à faire communiquer entre elles les disciplines. Car l’intervenant veut lutter contre la parcellisation, la spécialisation des savoirs. La transdisciplinarité qu’il appelle de ses vœux n’est pas seulement une idée à la mode ; elle est selon lui nécessaire pour empêcher que les territoires du savoir demeurent émiettés au point d’en devenir, paradoxalement, « autistes » — l’un des symptômes alertants d’un tel diagnostic étant l’existence de « prix Nobel analphabètes ». Jean-Claude Guillebaud s’efforce donc de pratiquer, selon ses termes, une sorte de « journalisme intellectuel », par un recours aux croisements, aux recoupements entre domaines et disciplines différentes ; avec ce « permis de 2 Abordant le fond de son essai, l’auteur a d’abord présenté la grille d’analyse qui structure Le Principe d’humanité. Elle consiste en un constat : celui que nous ne vivons pas une révolution mais trois révolutions conjointes, qui constituent un bouleversement majeur, aussi important peut-être que la révolution industrielle ou la Renaissance. Comme d’habitude, faute de recul rétrospectif, nous ne comprenons pas ce qui nous arrive. Il est tout de même loisible de dégager quelques caractéristiques de cette grande rupture, et en premier lieu la rapidité : un univers impensé a surgi en l’espace de deux ou trois décennies, et s’impose avant que les concepts pour le penser soient forgés. Surtout, c’est l’interaction des trois révolutions qui engage résolument notre avenir ; on les connaît bien mais on persiste à les concevoir séparément : la révolution économique — qui fait triompher le marché —, la révolution numérique — qui ouvre un nouveau continent virtuel —, et la révolution génétique — laquelle est incommensurable avec les deux précédentes en ce qui concerne notre rapport à la vie. Avant de s’attarder sur leur conjonction, l’intervenant a d’abord brièvement exposé chacune d’entre elles en pointant leurs enjeux. 1) La révolution économique contemporaine change fondamentalement le rapport entre l’économique et le politique. Pour résumer la problématique qui s’offre aujourd’hui à nous avec la mondialisation, J.- C. Guillebaud a recouru à une analogie avec un passage du film Le Voleur de Bagdad, dans lequel un génie est enfermé dans une bouteille et devient gigantesque — et difficilement maîtrisable — quand on en retire le bouchon : le marché est à la démocratie ce que le génie est à la bouteille. Mais pour contrer les effets pervers de ce marché qui a échappé à la démocratie, trois solu- Table ronde futuribles — Jean-Claude Guillebaud — Le Principe d’humanité tions se présentent, qui sont toutes trois insatisfaisantes : • Le souverainisme (c’est la solution peu réaliste qui consiste à faire rentrer le génie dans la bouteille). • Fabriquer une bouteille plus grande (comme l’Europe) pour réguler le marché — mais ceci suppose qu’il faille casser rapidement toutes les petites bouteilles. • Décider qu’il n’y a, finalement, plus besoin de bouteille. C’est là le choix du libéralisme extrême que convie par exemple Guy Sorman ; mais congédier le politique, c’est faire cyniquement son deuil de la responsabilité du monde que nous avons. En fait, il s’agit selon l’auteur d’articuler ces trois réponses de façon combinée, au coup par coup. 2) La révolution informatique et numérique se résume essentiellement à l’émergence d’un nouveau continent, imprévu, imprévisible, le cyberespace. Il est à ce jour peu compréhensible, défie le temps et l’espace. Sa dimension et ses capacités s’accroissent de façon vertigineuse — J.C. Guillebaud a rappelé la loi qui veut que la capacité des microprocesseurs double (au moins !) tous les 18 mois. C’est vers ce nouveau continent que se transportent toutes les activités humaines, avant même qu’on ne l’ait compris, construit. On voit assez immédiatement que cette révolution est liée à la première. 3) La révolution génétique. Elle représente une solution de continuité anthropologique majeure. Elle véhicule à la fois beaucoup de promesses et beaucoup de dangers (l’un d’entre eux, et non des moindres, procédant de son instrumentalisation par la première révolution évoquée). La directive européenne de 1998 est par exemple, selon l’intervenant, le fruit manifeste du lobbying des laboratoires. Le danger est bien réel que les décisions en matière de génie génétique soient prises pour des raisons de profitabilité. Le problème est que les gouvernements sont pris dans une sorte de double bind, puisque s’ils interdisent telle ou telle pratique, celle-ci peut se faire chez le voisin, ce qui signifie une perte de compétitivité au regard des arguments du marché. Jean-Claude Guillebaud a remarqué que l’opinion générale est plutôt scientiste, le risque latent étant un retour du discours eschatologique — non plus marxiste mais scientiste — promettant un avenir radieux. Pour nourrir cette croyance, les savants eux-mêmes n’hésitent pas à exagérer à dessein l’ampleur des promesses de la science, comme l’a révélé une récente enquête indépendante. ∗ L’auteur n’a pas écrit un livre « humaniste » au sens consensuel du terme employé par la totalité de la classe politique. Il s’est fondé sur un texte bien précis : le Code de Nuremberg, rédigé à l’occasion du jugement des médecins nazis, tel Mengele. Ce Code procède à une redéfinition solennelle de l’humanité de l’homme. Il consiste en une réaffirmation des frontières de l’humanité en une série de principes intangibles : • la frontière de l’homme avec les animaux • la frontière de l’homme avec les machines • la frontière de l’homme avec les choses • la non réductibilité de l’homme à ses organes • l’indivisibilité de l’humanité — il n’existe pas de personnes plus humaines que d’autres. Jean-Claude Guillebaud examine dans son ouvrage ces différentes frontières et montre que la conjugaison des trois révolutions évoquées les met en péril, et avec elles le principe d’humanité dans son ensemble — c’est-à-dire « l’appartenance pleine, entière et indiscutable de chaque homme ou femme à une humanité commune », absolue, « ni partageable ni amendable. » Dans le cadre de la table ronde, l’auteur a considéré à titre d’exemple la frontière imprescriptible entre l’homme et l’animal. Table ronde futuribles — Jean-Claude Guillebaud — Le Principe d’humanité 3 Concernant cette frontière, on est en présence d’un débat où se mêlent de passionnantes avancées de l’éthologie et une certaine forme d’idéologie. Nombre des critères de la frontière entre l’homme et l’animal (la sociabilité, le langage, l’outil, la distinction inné/acquis) ont été remis en question du fait des importants progrès scientifiques réalisés en la matière. Mais s’est greffée sur cet intéressant débat une idéologie particulièrement équivoque. Il s’agit de la deep ecology, dont Peter Singer, professeur à Princeton, est l’apôtre : ce courant, critiquant l’anthropocentrisme, défend les « droits » des animaux, et allègue que l’homme est coupable de « spécisme », d’instrumentaliser le vivant à son profit. Le « projet du grand singe » propose d’étendre pour commencer la Déclaration universelle des droits de l’homme aux grands singes anthropoïdes. À trop montrer de sollicitude envers les animaux sous prétexte qu’eux aussi souffrent (la souffrance est pour Singer un criterium d’évaluation éthique de type utilitariste), ces militants en viennent à prôner un antihumanisme de triste mémoire : Singer allègue en effet que les handicapés mentaux ne « méritent » pas plus le statut supérieur qu’on leur accorde que certains animaux. Il réintroduit par là, en contrebande, l’idée que l’indivisibilité du principe d’humanité n’est pas absolue. ∗ EXTRAITS DES DÉBATS • Une question a porté sur l’existence possible d’une quatrième révolution, celle-ci culturelle et religieuse, qui consisterait en une crispation autocentrée des groupes humains. Jean-Claude Guillebaud a remarqué que cette tendance faisait penser au XIXe siècle, qu’il s’agissait, plutôt que d’une révolution à proprement parler, d’un retour récurrent de l’obscurantisme, au reste sans doute moins animé par un repli identitaire que par une exigence mimétique (cf. René Girard). • Invité à revenir sur le rapport de la modernité à ses fondements, l’auteur a rappelé la nécessité à la fois du fondement et de l’émancipation à l’égard du fondement — c’est là précisément la leçon majeure des Lumières, « sapere aude » [« ose penser par toi-même ! »]. Il a mis en garde contre la jouissance inconsidérée de l’absence de fondement ou la fascination pour la tabula rasa [table rase], et a rappelé les paroles de la philosophe Simone Weil, pour qui il est de notre devoir de nous déraciner, mais pour qui c’est un crime de déraciner l’autre. • Questionné sur l’arrêt Perruche, J.-C. Guillebaud a constaté qu’il s’agit d’une pure extravagance, revenant à dire in fine que certaines vies ne valent pas la peine d’être vécues. À la décharge des juges, il a quand même remarqué qu’on leur en demande trop, et en tout cas que la société exige d’eux de répondre aux problèmes qui l’embarrassent et qui ne sont pas a priori de leur ressort. Le législateur, ici, devra intervenir. • Concernant la qualité du cyberespace — lequel a d’abord été déprécié à l’extrême dans les années 1996-98, puis inversement porté aux nues pendant le boom économique d’Internet, pour être désormais raisonnablement analysé comme comportant un certain nombre de risques reconnus —, une intervention a pointé la difficulté de trouver des moyens de nettoyer Internet de son contenu illégal. Jean-Claude Guillebaud, reconnaissant l’extrême difficulté qu’il y à lutter contre la cybercriminalité (ne fûtce qu’en raison de la déterritorialisation), s’est dit plutôt optimiste quant à la faculté des internautes à développer les moyens de lutter contre les cybercriminels — les hackers, contrairement à une idée reçue, peuvent avoir un comportement citoyen. Benjamin Delannoy 4 Table ronde futuribles — Jean-Claude Guillebaud — Le Principe d’humanité