Le principe d`humanité

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Le principe d’humanité
COMPTE RENDU
DE LA TABLE RONDE DU 14 NOVEMBRE 2001
Jean-Claude GUILLEBAUD, éditeur, ancien directeur de Reporters sans frontières, chroniqueur au
Nouvel Observateur et à Sud-Ouest, est l’auteur notamment de La Trahison des Lumières (Paris :
Seuil, 1995), La Tyrannie du plaisir (Paris : Seuil, 1998) et de La Refondation du monde (Paris : Seuil,
2000). Il a publié en septembre 2001 Le Principe d’humanité (Paris : Seuil).
Avant d’entrer dans le vif du sujet, Jean-Claude
Guillebaud, venu présenter les leçons principales
de son dernier essai Le Principe d’humanité, a
voulu écarter dès l’abord deux malentendus persistants qui risquent de polluer la compréhension
de son propos.
La première de ces équivoques consiste à vouloir
subsumer tout argumentaire sous la rhétorique binaire de l’optimisme et du pessimisme. L’auteur a
insisté sur l’inanité d’une telle grille d’analyse
concernant son dernier ouvrage : s’il s’agit d’un
livre « inquiet », son objet est de conjurer les catastrophes éventuelles (il a cité à cet égard Alfred
Sauvy : « il faut prévoir pour ne pas voir »).
Deuxième avertissement : J.-C. Guillebaud
prévient l’objection de l’obscurantisme. Son essai
nous alerte certes sur les travers possibles d’une
science qui menace toujours d’être érigée en idéologie, mais il n’est aucunement question d’être
« pour » ou « contre » la science. L’opposition
simpliste entre l’obscurantisme et le savoir est une
forme de chantage visant à l’assentiment non cri-
tique de tout ce qui prend la forme de la science.
Bouvard et Pécuchet ne sont pas loin, remarque
l’intervenant. En réalité, les débats dont il est
question dans l’ouvrage sont bien sûr internes au
milieu scientifique lui aussi, et il n’est pas de
problème qui confronterait exactement les
« savants » autorisés aux « ignares » supposés. Il
faut avoir le courage de discerner ce qui, dans les
progrès scientifiques et techniques et dans leurs
applications, présente des dangers pour l’homme,
au risque d’être récupéré par les adversaires
irréfléchis de « la science » en général.
Il convient à cet égard de distinguer au plus juste la
science et le scientisme. Jean-Claude Guillebaud
propose précisément trois critères de la raison
raisonnante susceptibles d’éviter le scientisme :
•
Elle est critique (la scientificité résiste notamment au critère doublement négatif de falsifiabilité de Karl Popper : n’est pas scientifique une
proposition dont on ne pourrait pas dire dans
quelles conditions elle s’avérerait fausse).
Table ronde futuribles — Jean-Claude Guillebaud — Le principe d’humanité
1
•
Elle est modeste (contrairement à un certain
discours scientifique arrogant et immodeste qui
ne souffre pas le moindre questionnement).
braconnage » qu’il s’arroge il s’efforce de mieux
faire apparaître les contours des problèmes qui se
posent.
•
Elle est indépendante, libre, non instrumentalisée, que ce soit par l’idéologie (on se souvient
du lyssenkisme) ou par la course au profit.
∗
Critiquer la science, selon J.-C. Guillebaud, c’est
donc l’interpeller au nom de ses propres promesses, et non lui substituer quelque improbable
néo-luddisme irréfléchi.
∗
L’auteur s’est alors expliqué sur sa position
d’énonciation dans son dernier ouvrage (ainsi
d’ailleurs que dans ses précédents essais). En effet,
il n’appartient à aucune « école » ; J.-C. Guillebaud
ne tire sa légitimité ni de telle ou telle discipline
instituée, ni de tel ou tel laboratoire de recherche,
ni de telle ou telle accréditation officielle ou corporatiste — ce qui en France passe pour un sérieux
handicap. C’est précisément sa non-appartenance
aux chapelles établies qui fonde tout à la fois sa
liberté d’analyse et de parole et sa largeur de vue.
Journaliste, il possède la pratique du discours
accessible. Éditeur, il côtoie nombre de grands
esprits (Edgar Morin, Castoriadis, Michel Serres)
éprouvant eux-mêmes les barrières liées aux corps,
aux champs disciplinaires et aux institutions
universitaires, qui l’ont encouragé à faire
communiquer entre elles les disciplines. Car
l’intervenant veut lutter contre la parcellisation, la
spécialisation des savoirs. La transdisciplinarité
qu’il appelle de ses vœux n’est pas seulement une
idée à la mode ; elle est selon lui nécessaire pour
empêcher que les territoires du savoir demeurent
émiettés au point d’en devenir, paradoxalement,
« autistes » — l’un des symptômes alertants d’un
tel diagnostic étant l’existence de « prix Nobel
analphabètes ». Jean-Claude Guillebaud s’efforce
donc de pratiquer, selon ses termes, une sorte de
« journalisme intellectuel », par un recours aux
croisements, aux recoupements entre domaines et
disciplines différentes ; avec ce « permis de
2
Abordant le fond de son essai, l’auteur a d’abord
présenté la grille d’analyse qui structure Le Principe d’humanité. Elle consiste en un constat : celui
que nous ne vivons pas une révolution mais trois
révolutions conjointes, qui constituent un bouleversement majeur, aussi important peut-être que la
révolution industrielle ou la Renaissance. Comme
d’habitude, faute de recul rétrospectif, nous ne
comprenons pas ce qui nous arrive. Il est tout de
même loisible de dégager quelques caractéristiques
de cette grande rupture, et en premier lieu la rapidité : un univers impensé a surgi en l’espace de
deux ou trois décennies, et s’impose avant que les
concepts pour le penser soient forgés. Surtout, c’est
l’interaction des trois révolutions qui engage résolument notre avenir ; on les connaît bien mais on
persiste à les concevoir séparément : la révolution
économique — qui fait triompher le marché —, la
révolution numérique — qui ouvre un nouveau
continent virtuel —, et la révolution génétique
— laquelle est incommensurable avec les deux
précédentes en ce qui concerne notre rapport à la
vie. Avant de s’attarder sur leur conjonction,
l’intervenant a d’abord brièvement exposé chacune
d’entre elles en pointant leurs enjeux.
1) La révolution économique contemporaine
change fondamentalement le rapport entre
l’économique et le politique. Pour résumer la
problématique qui s’offre aujourd’hui à nous avec
la mondialisation, J.- C. Guillebaud a recouru à une
analogie avec un passage du film Le Voleur de
Bagdad, dans lequel un génie est enfermé dans une
bouteille et devient gigantesque — et difficilement
maîtrisable — quand on en retire le bouchon : le
marché est à la démocratie ce que le génie est à la
bouteille. Mais pour contrer les effets pervers de ce
marché qui a échappé à la démocratie, trois solu-
Table ronde futuribles — Jean-Claude Guillebaud — Le Principe d’humanité
tions se présentent, qui sont toutes trois insatisfaisantes :
•
Le souverainisme (c’est la solution peu réaliste
qui consiste à faire rentrer le génie dans la bouteille).
•
Fabriquer une bouteille plus grande (comme
l’Europe) pour réguler le marché — mais ceci
suppose qu’il faille casser rapidement toutes les
petites bouteilles.
•
Décider qu’il n’y a, finalement, plus besoin de
bouteille. C’est là le choix du libéralisme
extrême que convie par exemple Guy Sorman ;
mais congédier le politique, c’est faire cyniquement son deuil de la responsabilité du monde
que nous avons.
En fait, il s’agit selon l’auteur d’articuler ces trois
réponses de façon combinée, au coup par coup.
2) La révolution informatique et numérique se
résume essentiellement à l’émergence d’un
nouveau continent, imprévu, imprévisible, le
cyberespace. Il est à ce jour peu compréhensible,
défie le temps et l’espace. Sa dimension et ses
capacités s’accroissent de façon vertigineuse — J.C. Guillebaud a rappelé la loi qui veut que la
capacité des microprocesseurs double (au moins !)
tous les 18 mois. C’est vers ce nouveau continent
que se transportent toutes les activités humaines,
avant même qu’on ne l’ait compris, construit. On
voit assez immédiatement que cette révolution est
liée à la première.
3) La révolution génétique. Elle représente une
solution de continuité anthropologique majeure.
Elle véhicule à la fois beaucoup de promesses et
beaucoup de dangers (l’un d’entre eux, et non des
moindres, procédant de son instrumentalisation par
la première révolution évoquée). La directive
européenne de 1998 est par exemple, selon
l’intervenant, le fruit manifeste du lobbying des
laboratoires. Le danger est bien réel que les
décisions en matière de génie génétique soient
prises pour des raisons de profitabilité.
Le problème est que les gouvernements sont pris
dans une sorte de double bind, puisque s’ils interdisent telle ou telle pratique, celle-ci peut se faire
chez le voisin, ce qui signifie une perte de compétitivité au regard des arguments du marché.
Jean-Claude Guillebaud a remarqué que l’opinion
générale est plutôt scientiste, le risque latent étant
un retour du discours eschatologique — non plus
marxiste mais scientiste — promettant un avenir
radieux. Pour nourrir cette croyance, les savants
eux-mêmes n’hésitent pas à exagérer à dessein
l’ampleur des promesses de la science, comme l’a
révélé une récente enquête indépendante.
∗
L’auteur n’a pas écrit un livre « humaniste » au
sens consensuel du terme employé par la totalité de
la classe politique. Il s’est fondé sur un texte bien
précis : le Code de Nuremberg, rédigé à l’occasion
du jugement des médecins nazis, tel Mengele. Ce
Code procède à une redéfinition solennelle de
l’humanité de l’homme. Il consiste en une
réaffirmation des frontières de l’humanité en une
série de principes intangibles :
•
la frontière de l’homme avec les animaux
•
la frontière de l’homme avec les machines
•
la frontière de l’homme avec les choses
•
la non réductibilité de l’homme à ses organes
•
l’indivisibilité de l’humanité — il n’existe pas
de personnes plus humaines que d’autres.
Jean-Claude Guillebaud examine dans son ouvrage
ces différentes frontières et montre que la
conjugaison des trois révolutions évoquées les met
en péril, et avec elles le principe d’humanité dans
son ensemble — c’est-à-dire « l’appartenance
pleine, entière et indiscutable de chaque homme ou
femme à une humanité commune », absolue, « ni
partageable ni amendable. »
Dans le cadre de la table ronde, l’auteur a
considéré à titre d’exemple la frontière imprescriptible entre l’homme et l’animal.
Table ronde futuribles — Jean-Claude Guillebaud — Le Principe d’humanité
3
Concernant cette frontière, on est en présence d’un
débat où se mêlent de passionnantes avancées de
l’éthologie et une certaine forme d’idéologie.
Nombre des critères de la frontière entre l’homme
et l’animal (la sociabilité, le langage, l’outil, la
distinction inné/acquis) ont été remis en question
du fait des importants progrès scientifiques réalisés
en la matière. Mais s’est greffée sur cet intéressant
débat une idéologie particulièrement équivoque. Il
s’agit de la deep ecology, dont Peter Singer,
professeur à Princeton, est l’apôtre : ce courant,
critiquant l’anthropocentrisme, défend les « droits »
des animaux, et allègue que l’homme est coupable
de « spécisme », d’instrumentaliser le vivant à son
profit. Le « projet du grand singe » propose
d’étendre pour commencer la Déclaration
universelle des droits de l’homme aux grands
singes anthropoïdes. À trop montrer de sollicitude
envers les animaux sous prétexte qu’eux aussi
souffrent (la souffrance est pour Singer un criterium d’évaluation éthique de type utilitariste), ces
militants en viennent à prôner un antihumanisme
de triste mémoire : Singer allègue en effet que les
handicapés mentaux ne « méritent » pas plus le
statut supérieur qu’on leur accorde que certains
animaux. Il réintroduit par là, en contrebande,
l’idée que l’indivisibilité du principe d’humanité
n’est pas absolue.
∗
EXTRAITS DES DÉBATS
•
Une question a porté sur l’existence possible
d’une quatrième révolution, celle-ci culturelle et
religieuse, qui consisterait en une crispation
autocentrée des groupes humains. Jean-Claude
Guillebaud a remarqué que cette tendance
faisait penser au XIXe siècle, qu’il s’agissait,
plutôt que d’une révolution à proprement parler,
d’un retour récurrent de l’obscurantisme, au
reste sans doute moins animé par un repli
identitaire que par une exigence mimétique (cf.
René Girard).
•
Invité à revenir sur le rapport de la modernité à
ses fondements, l’auteur a rappelé la nécessité à
la fois du fondement et de l’émancipation à
l’égard du fondement — c’est là précisément la
leçon majeure des Lumières, « sapere aude »
[« ose penser par toi-même ! »]. Il a mis en
garde contre la jouissance inconsidérée de
l’absence de fondement ou la fascination pour la
tabula rasa [table rase], et a rappelé les paroles
de la philosophe Simone Weil, pour qui il est de
notre devoir de nous déraciner, mais pour qui
c’est un crime de déraciner l’autre.
•
Questionné sur l’arrêt Perruche, J.-C. Guillebaud a constaté qu’il s’agit d’une pure extravagance, revenant à dire in fine que certaines vies
ne valent pas la peine d’être vécues. À la
décharge des juges, il a quand même remarqué
qu’on leur en demande trop, et en tout cas que la
société exige d’eux de répondre aux problèmes
qui l’embarrassent et qui ne sont pas a priori de
leur ressort. Le législateur, ici, devra intervenir.
•
Concernant la qualité du cyberespace — lequel
a d’abord été déprécié à l’extrême dans les
années 1996-98, puis inversement porté aux
nues pendant le boom économique d’Internet,
pour être désormais raisonnablement analysé
comme comportant un certain nombre de
risques reconnus —, une intervention a pointé la
difficulté de trouver des moyens de nettoyer
Internet de son contenu illégal. Jean-Claude
Guillebaud, reconnaissant l’extrême difficulté
qu’il y à lutter contre la cybercriminalité (ne fûtce qu’en raison de la déterritorialisation), s’est
dit plutôt optimiste quant à la faculté des
internautes à développer les moyens de lutter
contre les cybercriminels — les hackers,
contrairement à une idée reçue, peuvent avoir un
comportement citoyen.
Benjamin Delannoy
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