10-Giacomo Balla - Petites histoires d`artistes

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10-Giacomo Balla - Petites histoires d`artistes
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GIACOMO BALLA (1871-1958)
De mémoire de chien
Montepulciano, 1912. En Italie, les futuristes se passionnent pour la vitesse et la technique…
Un matin d’automne, une automobile est entrée dans le parc du château en vrombissant et a stoppé d’un grand coup
de frein en faisant gicler le gravier. J’ai eu à peine le temps de m’écarter de l’allée. L’homme qui est descendu
sentait la peinture fraîche, le pétrole et l’herbe coupée. Il a écrasé une flaque de soleil et s’est arrêté en haut du
perron. Il tenait à la main une grosse paire de lunettes, un casque de cuir et un grand sac qui sentait bon la cire. Il
m’a fait une grattouille derrière les oreilles et j’ai tout de suite arrêté d’aboyer.
La Contessa, ma maîtresse, est accourue dans un froissement de taffetas et l’a accueilli d’une voix chantante.
Curieusement, elle l’appelait « Maestro ». Puis la petite Emilia est arrivée en sautant d’un pied sur l’autre et a fait
une révérence au nouvel arrivant.
Giacomo Balla :
Vitesse d’une voiture de course,
1913.
Eadweard Muybridge :
Jeune fille dansant,
chronophotographie, 1897.
Ils se sont installés tous les trois au jardin pour déjeuner, avec Nono, le grand-père d’Emilia, qui venait de rentrer.
Moi, je me suis couché aux pieds de ma maîtresse, comme un basset bien élevé.
Le nouveau venu s’appelait Giacomo. Il avait apporté une petite lanterne magique où l’on pouvait voir, en tournant
une manivelle, l’image d’une jeune fille qui dansait sur la paroi interne dans une ronde sans fin.
Pendant tout le repas, Emilia a fait tourner la manivelle, rien que pour le plaisir de voir la danseuse tournoyer dans
sa boîte… et ma maîtresse a fini par se fâcher.
Copyright : Sylvie Léonard – Petites histoires d’artistes – 2012
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L’après-midi, nous sommes allés nous promener dans la campagne avec Giacomo, Nono, ma maîtresse et Emilia.
On était au début de l’automne et il y avait déjà pas mal d’agitation du côté des hirondelles. Elles piaillaient, elles
criaient, elles s’appelaient, elles se posaient sur un fil et puis d’un seul coup, toutes ensemble elles repartaient. Moi,
bien sûr, je courais après, je ne pouvais pas m’en empêcher.
Giacomo aussi essayait de les attraper. Il s’était assis par terre avec un petit carnet et sa main voletait sur la feuille
comme s’il avait voulu dessiner toutes les hirondelles en même temps. Ma maîtresse riait aux éclats en voyant le
crayon danser sur le papier. Mais lui, il disait que c’était très sérieux, et qu’il arriverait bien un jour par attraper un
vol d’hirondelles dans son carnet.
Giacomo Balla :
Le vol des hirondelles, 1913.
Fillette courant sur un balcon,
1912.
Le soir, après le dîner, Giacomo a sorti de son sac des tubes de toutes les couleurs qui sentaient bon l’essence et il
s’est mis à peindre…. Eh bien, foi de basset, je peux vous affirmer que, cette fois-là, il avait vraiment réussi à les
attraper, les hirondelles.
Le lendemain, il n’a pas fait très beau et nous sommes tous restés à la maison. Emilia s’amusait à tourner en rond sur
le balcon en sautant d’un pied sur l’autre. Ma maîtresse lui a demandé d’arrêter, disant qu’elle était insupportable et
qu’elle fatiguait tout le monde. Mais Giacomo a répondu en riant qu’il fallait laisser la petite jouer et qu’elle ne le
dérangeait pas, bien au contraire… Il s’était assis dans le jardin avec son petit calepin et il essayait cette fois-ci
d’attraper les jambes d’Emilia. Son crayon sautait sur sa feuille comme Emilia sur son balcon et hachurait la surface
du papier au rythme de ses cloche-pied.
Cet après-midi là, Giacomo s’est enfermé dans sa chambre et sa lumière est restée allumée toute la nuit. Ce n’est
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qu’à l’heure du déjeuner qu’il a réapparu. Ma maîtresse l’a taquiné sur sa mine fatiguée, alors il nous a entraînés
dans sa chambre pour nous montrer à quoi il avait consacré sa nuit.
Et là, sur la toile, en voyant Emilia sauter sur le balcon, j’avais vraiment l’impression que j’entendais encore le
cliquetis de ses souliers et la petite comptine qu’elle serinait en sautillant.
Après le déjeuner, Nono s’est mis au violon. Le violon, ce n’est pas vraiment mon instrument préféré et quand
Emilia prend sa leçon, je ne peux pas m’empêcher de pleurer bruyamment.
Mais quand c’est Nono qui s’entraîne, alors là, je ferme les yeux et je me laisse bercer.
Giacomo s’est approché et a demandé à Nono s’il pouvait le dessiner. Nono a accepté, un peu étonné, mais ce qui l’a
vraiment surpris, c’est quand Giacomo s’est assis sur la table, tout près de lui, pour regarder l’archet bouger.
Le lendemain, quand Giacomo nous a montré ce qu’il avait peint le matin, on était vraiment épatés. Nono disait que
ce que Giacomo avait représenté, c’était exactement l’impression qu’il avait quand il était en train de jouer.
Giacomo Balla :
Violon et archet, 1912.
Dynamisme d’un chien en laisse,
1912.
On était tous un peu tristes hier soir, quand Giacomo est parti. Il a remis ses tubes de couleurs et ses pinceaux dans
son sac, il a attrapé ses lunettes et son casque, il a embrassé Nono, Emilia et la Contessa, et il m’a fait une gratouille
entre les deux oreilles. Puis il a sauté dans son automobile, disant qu’il ne pouvait pas vivre plus de trois jours loin
des bruits de la ville. Et il a démarré en trombe en nous faisant un grand signe de la main.
C’est dommage. Moi, j’aimais bien courir après les hirondelles avec Giacomo.
J’espère qu’il reviendra bientôt. Bon, allez, je vous laisse, j’ai du travail.
Ma maîtresse m’attend pour que je l’emmène en promenade…
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