Une quête identitaire. Les manuscrits roumains de Benjamin Fondane
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Une quête identitaire. Les manuscrits roumains de Benjamin Fondane
Dossier Carmen Oszi Une quête identitaire. Les manuscrits roumains de Benjamin Fondane Je viens d’une petite ville […] ville de petits juifs accrochés à l’air.1 La lecture des manuscrits roumains de Benjamin Fondane révèlent son intérêt, dès son adolescence, pour la problématique identitaire. Ecrits entre 1913 et 1921, ces textes constituent un témoignage vivant de sa période d’apprentissage littéraire et du moment où il prend conscience des affrontements politiques et culturels de la Roumanie du début du XXe siècle. Ce fut une époque riche en débats politiques autour de la question de l’identité nationale. Dans le contexte des mutations géopolitiques des Balkans suite aux guerres balkaniques (1912 et 1913), et des aspirations d’unité nationale des Roumains,2 une polémique internationale s’engagea au sujet de la situation des Juifs de Roumanie, toujours privés de droits civiques. Dans le processus de l’émergence de la nation roumaine moderne, fondé sur trois principes dominants: l’ethnicité, le roumanisme (le sang) et la religion chrétienne orthodoxe, la question juive occupa une place considérable. Perçus comme danger ethnique, les Juifs de Roumanie furent exclus de la fonction publique, écartés de la propriété de la terre et des nombreuses activités économiques, jusqu’en 1923, quand une nouvelle Constitution leur accorda le droit de citoyenneté.3 Pendant toute cette période, le discours intellectuel privilégia une vision romantique de l’idée nationale, avec un penchant pour la xénophobie, et les gens de lettres se donnèrent pour mission de rehausser l’image de la nation roumaine. Dans les manuscrits roumains de Fondane,4 ainsi que dans les articles écrits en tant que collaborateur des périodiques juifs influents de l’époque: Hatikvah (L’Espoir), Lumea evree (Le Monde juif), Mântuirea (Le Salut),5 on assiste à un perpétuel questionnement sur la signification de son identité en tant que Juif et les implications de ses appartenances culturelles dans le contexte politique (et culturel) mouvementé du tournant du siècle. Au carrefour de plusieurs langues et cultures, au moment où il essaie de trouver sa voix en tant qu’écrivain de langue roumaine, Fondane construit son identité à partir des images de soi, de sa famille, des lieux de son enfance, ainsi que des reflets qu’il reçoit, parfois par le biais de l’antisémitisme, des milieux culturels qu’il fréquente. Né en 1898, à Jassy, en Roumanie, Benjamin Wechsler appartenait par sa filiation maternelle, la famille Schwarzfeld, à une élite intellectuelle juive qui joua un rôle décisif dans la modernisation de la vie communautaire juive et dans la diffusion des mouvements de la Haskala6: son grand-père, Benjamin Schwarzfeld, 138 Dossier poète de langue hébraïque, fonda les premières écoles juives modernes de Moldavie; ses oncles, auteurs d’études sur l’histoire des Juifs de Roumanie, furent éditeurs de périodiques juifs. En revanche, on possède moins de détails sur sa filiation paternelle. Le père, Isaac Wechsler, „doué d’une vive intelligence et d’esprit pratique“,7 fut commerçant. Les grands-parents paternels, originaires de Hertza, avaient affermé un domaine à 10 km de la ville, à Fundoaïa. Les manuscrits de jeunesse consacrés à Hertza8 révèlent la place particulière que ce lieu occupe chez Fondane – symbole du paradis perdu de l’enfance et de l’éveil de sa sensibilité poétique, mais aussi lieu de prise de conscience de ses origines et des tensions identitaires de l’époque. Il s’agit des manuscrits pour la plupart inédits, datant apparemment de 1915, que nous avons traduits en français: Hertza et Hertza poème en prose, qui se trouvent à la Bibliothèque Doucet à Paris et Au vignoble et La vigne, de la Bibliothèque Beinecke de Yale. Ecrits dans un style où s’entrelacent le lyrisme et l’ironie, ces manuscrits préfigurent in nuce les brisures et les entailles d’où vont surgir plusieurs thèmes majeurs de son œuvre ultérieure. Des échos de ces manuscrits consacrés à Hertza sont notamment présents dans deux de volumes de ses poèmes: PriveliЬti – Paysages (1923)9 et Titanic (1937), dans le cycle intitulé Radiographies.10 Et in Arcadia ego, qui apparaît dans les Eglogues de Virgile, V, 42 ssq., et dont la signification est: „Moi (la Mort), je suis aussi en Arcadie (le pays des délices)“, est un leitmotiv qui apparaît dans les textes de jeunesse de Benjamin Fondane. Son Arcadie, c’est le monde juif de la Moldavie du début du XXe siècle, auquel s’associe le souvenir d’un état vécu pendant l’enfance et l’adolescence, dans l’ambiance bienfaisante et harmonieuse qui régnait dans sa famille. Il fait chaud. A travers les vitres transparentes le crépuscule a glissé un bouquet de fleurs d’un violet foncé. Tout est endormi, la pendule ronfle, une cigale stridule; et moi je pense à Hertza. Je pense à Hertza. J’ai l’impression de revivre mes longues et paresseuses vacances, de ressentir l’air des forêts dans ma poitrine, de me revoir tel que je l’étais jadis, sur la route de Hertza. [Ms. Doucet – ‘Hertza’] A cette époque, la région de Hertza était un territoire situé au nord de la Moldavie, à la lisière de la Bessarabie et de la Bucovine, aux confins de l’Empire d’Autriche et de l’Ukraine.11 Les Juifs s’y étaient installés dans la seconde moitié du XVIIe siècle, suite à un privilège accordé en 1672 par le prince Gheorghe Duca. Leur présence produisit une importante poussée démographique et une croissance économique dans toute la région. Le centre urbain de Hertza se développa grâce à la présence de marchands et d’artisans juifs, dont le nombre augmenta après 1830 suite à l’émigration continue de Galice et d’Ukraine et l’intensification du commerce avec la Bucovine. Une yeshiva (école rabbinique) fut fondée au XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle, une communauté hassidique s’y installa. Cent ans après, plus de la moitié des habitants de Hertza étaient Juifs; la ville avait deux synagogues et quatre maisons de prière, ainsi que plusieurs écoles religieuses. 139 Dossier Après 1919, le processus d’intégration dans la société roumaine se poursuivit malgré l’antisémitisme qui culmina lors de la Deuxième Guerre mondiale.12 Quand elle entre dans la bourgade, la diligence ralentit son trot; les chevaux inclinent la tête, fatigués d’avoir traversé tant de routes. Partout les lumières s’allument. Tous les Juifs apparaissent au seuil de leurs maisons. […] A l’époque le marché s’étirait au long de la rue principale, Ion C. Brtianu. Sur les deux trottoirs parallèles, d’innombrables femmes venues des villages étalaient des fichus sur lesquels gisaient, dans leur état premier, des pommes, des prunes, des pastèques juteuses, des melons verts, des pommes de terre et des mûres. Les boutiques ouvraient leur devantures, leurs portes de bois ornées de petits miroirs, de poupées nues, de petits canifs, de broches, de choses colorées, de boutons, des tissus, d’objets de galanterie. […] C’était si beau que l’on pouvait s’imaginer au pays de Schlaraffenland,13 dont parlent avec une telle ferveur les poètes allemands. [Ms. Doucet – ‘Hertza’] Paradis perdu et malaise identitaire Dans un article de 1919, „Paroles à propos d’un ami“, dédié au poète roumain de langue yiddish Jacob Groper, Fondane révèle l’intensité de sa quête identitaire pendant l’adolescence: Ce fut une époque où je cherchais ma voie […] je recherchais une tradition. J’avais besoin d’une rive rocailleuse et accidentée d’où lever l’ancre. […] Groper m’a pris par la main et m’a mené devant le portrait de mon aïeul Benjamin Schwarzfeld. J’ai compris que c’était là la tradition.14 La place importante occupée par Hertza dans le questionnement de ses origines est révélé par le choix de son pseudonyme roumain: Benjamin Fundoianu. On peut y deviner un désir d’enraciner son identité dans cette terre qui reste associée au souvenir de ses aïeux, de ne plus être un de ces „Juifs accrochés à l’air“ comme dans ce vers du Mal des fantômes.15 Monique Jutrin remarque à juste titre que le pseudonyme Benjamin Fundoianu „constitue une sorte de synthèse: conservant le prénom de son grand-père maternel, il l’associe au nom d’une terre affermée par son grand-père paternel.“16 Dans ses manuscrits de jeunesse, Fondane évoque avec émotion le paradis perdu de Hertza, la bourgade où vécurent ses grands-parents paternels et où il passa ses vacances. Les pages consacrées à Hertza sont avant tout une ode d’amour à sa famille, l’expression d’un attachement à ses racines, aux paysages de son enfance, comme on peut le constater dans les portraits de ses grands-parents: Eté. Les acacias ne s’effeuillent pas et les grues migratrices ne partent pas encore. Je suis sur les genoux du grand-père, qui me fait sautiller et danser, sa main caressant avec tendresse mes cheveux. […] Mon grand-père est de grande taille, d’allure jeune, et il a des yeux bleus, bleus comme la bonté et comme la pitié. 140 Dossier […] Grand-mère était plus sévère, plus énergique, plus calme. […]; elle était de taille moyenne, potelée, paisible, avec un regard tantôt âpre, tantôt doux, aux cheveux coupés et frisés; elle portait une blouse, habillée comme une citadine, avec beaucoup de goût. […] Elle cousait lentement et elle m’endormait avec des paroles douces, efficaces comme les ballades de Schiller, comme je vais l’apprendre plus tard. [Ms. Doucet – ‘Hertza’] Cependant, juxtaposées aux descriptions idylliques et pleines d’humour des lieux de son enfance, de son éveil à la nature, des journées passées au vignoble à l’écoute des bruits de la nature et des histoires racontées au temps des vendanges, on trouve, en contrepoint, des réflexions ironiques sur la scène politique et culturelle roumaine, sur le nationalisme et l’antisémitisme rampant de l’époque. Ainsi dans les manuscrits évoquant Hertza on distingue parfois l’expression d’un malaise identitaire, qui renvoie au fait que les Juifs eux–mêmes étaient souvent contraints de considérer leur identité à travers le regard antisémite de l’autre. C’est l’époque où les discours, politique et culturel, privilégient une glorification du paysan en tant que prototype du Roumain, naïf et pur, mis en valeur face à l’étranger, pervers et vil. Notons que, avec la pénétration du capitalisme en Roumanie et son impact sur les anciennes structures féodales encore en vigueur, les Juifs étaient perçus comme une menace au modus vivendi traditionnel du peuple roumain; la question juive se trouvait constamment au centre des débats politiques et chaque événement, conflit ou crise, coïncidait avec un renforcement des manifestations antisémites. Dans les manuscrits consacrés à Hertza, Fondane utilise l’antiphrase avec une virulence inattendue. Il s’approprie le discours antisémite, le soustrayant à son contexte, dans le but de soulever d’emblée sa problématique, de creuser un espace conflictuel, paradoxal, et de dévoiler son absurdité et son abjection: Hertza gardait pour moi un charme puissant et fort explicable. Tout aurait pu bien se passer si je n’avais eu, malheureusement déjà depuis ces temps-là, l’étoffe d’un bon Roumain et d’un véritable Latin. Dans la rue je ne voyais que des Juifs aux nez crochus, aux mains cupides, avec des caftans et des papillotes. Je n’affirme pas que les caftans étaient crasseux et que les papillotes étaient longues comme trois pommes, tout au contraire, ils me semblaient assez propres, mais j’avais lu les descriptions dans le journal de Cuza17 et dans les discours de Filipescu18 sur Take Ionescu19 et depuis je voyais aussi ce que je ne voyais pas. […] Aujourd’hui je ne peux pas les supporter: il suffit de citer Moïse, Christ, David, Salomon, Spinoza, Heine, Halevy, Lombroso et surtout la fiction du monothéisme du peuple élu. […] Heine, Lombroso, Halevy, parmi d’autres, sont des farceurs. Quel moyen indigne de se mettre en valeur en obligeant les autres à pleurer à la lecture de son œuvre, cela éveille des idées criminelles. En ce qui concerne Moïse, Christ, David, Salomon et des autres, ce sont des personnages qui appartiennent à la Bible, ils ne peuvent donc être des youpins et par conséquent ils deviennent chrétiens. Et c’est logique, autrement Michel Anges aurait-il sculpté Moïse? aurait-on chanté les Psaumes de David? – si ceuxlà avaient été des youpins aux caftans et aux papillotes? Comme on peut le voir, j’avais de bonnes raisons de les haïr. [Ms. Doucet – ‘Hertza’] 141 Dossier Le dilemme qui tourmentait bon nombre d’écrivains juifs de l’époque – choisir entre une assimilation totale et un retour sans réserve à un judaïsme ancestral – se manifeste chez le jeune Fondane comme une prise de conscience de la tension qui subsiste entre la fierté de ses origines et son désir d’intégration dans la culture roumaine. Fondane s’inscrit dès son enfance dans le trajet culturel de sa famille et de son milieu émancipé, dans le sens des principes de la Haskala, sans négliger pour autant une réflexion approfondie sur le judaïsme traditionnel. Il subit une initiation culturelle aux multiples facettes: hébraïque, yiddish et allemande (vu le voisinage de la Bucovine et par ses lectures), roumaine (sa famille était bien ancrée dans la culture roumaine) et française (par ses lectures également). Sa correspondance de jeunesse témoigne du fait que, dans la période où il fait ses premiers pas sur la scène culturelle de Jassy, Fondane s’identifie avec la littérature roumaine; il se considère „poète roumain et traducteur de poésie lyrique allemande“.20 C’est à la même époque que, sous l’influence de son ami, le poète Jacob Groper, il manifesta un vif intérêt pour la tradition juive et la culture yiddish. Quelques années plus tard, en 1919, en tant que collaborateur de Mântuirea (Le Salut), quotidien d’orientation sioniste dirigé par A.L. Zissu, Fondane commence à se tourner vers des sujets sionistes dans une perspective culturelle. Ces articles sont significatifs de sa pensée politique en voie de cristallisation.21 Quelques remarques sur le style Dans un langage riche en tonalités, Fondane mêle avec virtuosité plusieurs genres littéraires – poème en prose, essais, impressions de voyages, satire politique. Les pages sur Hertza montrent son goût pour la rêverie, son imagination débridée, où les mythes bibliques s’associent à la mythologie grecque, son humour fin et son désir de pénétrer les choses au-delà des évidences. Pendant les étés tropicaux – comme c’est le cas souvent chez nous – ce citronnier frémissait au sommet sous le souffle du simoun, remuant les sables rouges en évoquant le climat africain. Une délicieuse odeur d’oranges remplissait l’atmosphère. Les palmiers dressaient vers le ciel leurs corbeilles d’osier vert et ton esprit s’envolait vers les déserts de la Thébaïde. Ton esprit te portait à travers les déserts de la Thébaïde, Tu voyais des aïeux pieux, en soutane, aux voix rauques qui, pour chasser le cafard, parlaient aux pierres, des pierres qui s’animaient à leur vue. Ceux qui avaient péché dans leur vie, mangeant abondamment, admirant les arts et aimant les femmes, faisaient leur pénitence, en se flagellant jusqu’au sang, en appuyant leurs têtes sur de grosses pierres, se réjouissant chaque fois qu’une pierre écorchait jusqu’au sang leurs pieds nus. Les autres se promenaient, sereins, et repoussaient les appels des démons ainsi que l’ombre des satyres nus qui pourchassaient des nymphes blanches et cajoleuses à la fontaine. Les citronniers s’élançaient fièrement vers le ciel et leurs fruits se balançaient sur les branches, au-dessus de ma tête. Quand je me réveillais, grand-père était déjà parti… [Ms. Doucet – ‘Hertza’] 142 Dossier Son style excelle dans l’utilisation en contrepoint du lyrisme et de l’ironie, comme on peut le voir dans la description de son voyage en diligence; pendant la traversée d’une forêt, ses rêveries sur des apparitions fantasmagoriques aboutissent à une l’allégorie des mœurs de l’époque qui culmine en une virulente critique du gouvernement, et même du roi. L’épisode de la traversée de la forêt, où on assiste à une prolifération de biches engendrées par l’imagination fertile du jeune voyageur, semble au premier abord une prise de position écologique avant la lettre, pour les animaux, victimes de la chasse brutale des humains. Pourtant à travers plusieurs allusions – par exemple, la mention du Décalogue ou le lapsus révélateur de l’intrusion du je narratif à la place du nous du monologue des biches – on s’aperçoit qu’il s’agit d’une analogie entre ces animaux victimes de la cruauté humaine et le peuple juif pourchassé à travers l’histoire, auquel il s’identifie complètement. Autour de moi se rassemblaient les animaux de la forêt, les arbres libéraient les dryades enfermées dans leurs troncs comme dans des sarcophages, de chaque branche naissait une biche, et il y en avait tant que l’on croyait assister à la résurrection et au rassemblement de toutes les biches massacrées sur les domaines de la couronne. Elles venaient doucement vers moi, avec leur museau humide, leurs cornes bifurquées, fixées fermement comme un chapeau dans une chevelure féminine et leurs voix racontaient les sacrifices des ministres et de Sa Majesté, qui, en grande pompe, leur rendaient visite chaque hiver. Ah! disais-je, les fourrures sont chères et la mode l’exige; pour autant, vous, les humains, sacrifiez l’esthétique pour une fois. […]. Il n’en est pas ainsi. Suivez notre exemple. Nous ne tuons ni les cerfs, ni les biches, ni les hommes, car nous sommes de la même espèce; nous serions des anthropophages. […]; nos cornes sont précieuses bien que nous ne les passions pas à la varlope, et, en ce qui concerne nos aptitudes, nous ne tuons que les animaux plus petits, et moins importants, car dans notre Décalogue il y a le commandement: „Ne tue pas!“ En vain j’essayais de les convaincre. Je leur disais que chez nous chaque homme naît chasseur; que les uns pourchassent une dot, que les autres pillent le trésor, que même le citoyen paisible et affamé recherche la petite monnaie. Je leur disais que M.S. c’est M.S.,22 que chez nous celui qui est chasseur habile devient ministre, que l’on sait même en Europe que nos ministres, qui sont dans la diplomatie, sont d’admirables chasseurs tout en étant des brutes. Mais les biches ne voulaient pas m’écouter; leurs cornes frémissaient; soudainement chaque branche avala sa biche, les arbres enfermèrent dans leurs sarcophages de bois les gracieuses Dryades, et moi je me réveillais à Hertza.“ [Ms. Doucet - ‘Hertza’] Fondane lecteur „Dis-moi ce que tu lis et je te dirai qui tu es.“ Ce vieil adage prétend que nos choix de lecture reflètent notre personnalité, nos goûts et notre identité. Dans un texte roumain de 1921, intitulé „Le droit de lire“, Fondane évoque la bibliothèque de son grand-père maternel, Benjamin Schwartzfeld, décédé un an avant sa naissance, en dévoilant la place viscérale que ses lectures occupent dans sa vie: 143 Dossier Maintes fois, face à la bibliothèque de mon grand-père dont j’ai hérité avec mission de la continuer, je suis tombé en arrêt devant les volumes en lettres d’or sur la tranche, demeurés intacts sur le rayonnage, quoique leur édition ait été un jour frappée d’anathème et brûlée par la synagogue! […]. Je n’ai pas connu mon grand-père, mais sa main m’a caressé à travers le papier de tant de livres, son âme m’a souri à travers tant de caractères d’or, ses genoux m’ont si souvent bercé sous les vieux in-folio où je vais chercher, comme lui, le besoin d’un monde vécu d’une façon plus belle et la joie de le découvrir si aisément.23 Les textes de jeunesse de Fondane, riches en références littéraires, témoignent de ses lectures d’adolescence et dénotent une précocité étonnante dans son approche des cultures qui seront ses sources d’inspiration: la culture hébraïque, à travers ses lectures de la Bible, la culture gréco-latine, dans ses multiples références à la mythologie et à l’histoire antique, les littératures française et allemande (notons son admiration profonde pour Baudelaire et Heine), enfin, la culture roumaine – dont il évoque les prosateurs comme Barbu tefnescu Delavrancea, Alexandru Vlahu, Ion Creang et les poètes comme Eminescu et Alecsandri – sans oublier les sources russes, Fondane s’avère un grand lecteur de Tolstoï. On y perçoit une lecture attentive: Fondane s’approprie en quelque sorte le texte en ajoutant ses commentaires, ses réflexions, en l’enrichissant de son propre vécu, gardant en même temps une distance critique parfois ironique. Je ferme doucement le volume La Guerre et la Paix de Tolstoï et, par une habitude devenue déjà stéréotype, je fixe dans mon esprit l’essence morale et le sens de la vie, des extraits de ce roman, comme on arrache des pétales d’une plante. [Ms Yale - ‘Au vignoble’] Les manuscrits sur Hertza abondent en références directes aux auteurs et aux œuvres qu’il lisait à l’époque – Baudelaire, Heinrich Heine, les ballades de Friedrich Schiller, Quo vadis?, le roman historique d’Henryk Sienkiewicz, Lettres de mon moulin d’Alphonse Daudet, La Révolte des anges, d’Anatole France: J’entendais ensuite qu’ils [les Juifs] sont analphabètes et qu’ils ne connaissaient que les livres saints et toute leur littérature hébraïque; ils soutenaient qu’au ciel on parlait l’hébreu (voir A. France, La Révolte des anges), ce qui ne me convenait point car, ne maîtrisant pas cette langue, on m’enlevait ainsi toute chance d’arrivisme céleste. [Ms Yale - ‘Hertza’] L’impact de Heine semble essentiel pour l’éclosion de l’œuvre du jeune Fondane. La correspondance de jeunesse, les ébauches de traduction des poèmes de Heine en roumain, ainsi que les articles „Les mélodies hébraïques de Heine“ et „Les traducteurs roumains de Heine“24 sont autant de témoignages de son attachement pour le poète allemand. Heinrich Heine (1797-1856) naquit à Düsseldorf, dans une famille juive. De son enfance sous l’Occupation napoléonienne, il garda un profond attachement à la culture française et aux idées libérales. Tout comme Fondane il s’exila à Paris en 1831, fuyant une Allemagne qu’il jugeait réactionnaire et antisémite. Dans un fragment du manuscrit de Yale Au vignoble, on peut lire une référence directe au dialogue spirituel que Fondane entretient avec l’auteur des Reisebilder (Tableaux de voyage, 1826-1831).25 144 Dossier Dans les merveilleux „tableaux de voyage“ de Heine on peut trouver un passage particulier: ,et à propos de l’amour’ – écrit-il – ,j’aurais pu citer comme exemple tous ceux qui ne fument pas de tabac.’ […] Hélas! Si Heine avait écrit par hasard: ,et à propos de l’amour j’aurais pu citer comme exemple tous ceux qui boivent du vin’, – ni son érudition, ni sa fécondité intellectuelle ni même son amour ne lui auront pas suffi pour citer tous les grands hommes qui en ont parlé. [Ms. Yale - ‘Au vignoble’] Le genre du tableau de voyage, tel que créé par Heine, se nourrit d’une curiosité pour l’évocation de contrées étrangères, tout en permettant à l’auteur des digressions personnelles qui imbriquent des impressions subjectives, des jugements politiques et de simples récits. Tableaux de voyage constitue en quelque sorte sa naissance littéraire, du moins comme prosateur. Heine mélange à sa façon des choses vues et des réflexions où il devient son principal personnage. „Ce que je ne peux voir en observant les choses de l’extérieur, je les vois en me mettant en elles“, écrit-til dans Die Harzreise (Le voyage dans le Harz, 1826.) Dans un cadre lâche où alternent vers et prose, Heine dépeint moins les pays qu’il traverse (l’Allemagne, l’Italie et la Grande-Bretagne) que son voyage imaginaire. Dans un incessant passage de la sentimentalité à l’ironie, il mêle à ses impressions de voyage des souvenirs d’enfance, des considérations politiques et des polémiques personnelles. Malgré les similitudes de présentation et ses affinités avec l’auteur allemand, nous n’avons pas décelé pour autant de traces manifestes des Reisebilder dans les manuscrits roumains sur Hertza. Il s’agit plutôt d’une confluence, de la reprise d’un genre littéraire que Fondane adapte à sa façon pour approcher des thématiques qu’il privilégie, en transfigurant ses souvenirs d’enfance, son ironie et son imagination vagabonde. Il en résulte un récit actuel, impressionniste et en même temps critique, où la prose et la poésie se mêlent à tout moment, où l’idyllique, le fantastique et la caricature se côtoient avec autant de liberté et de vivacité juvénile que chez Heine. Dans ces temps-là je me promenais dans le vignoble, sans soucis et bienheureux, indulgent et capricieux, comme Dieu aux débuts de notre histoire. Je ne savais pas encore que nous sommes d’origine latine, que l’art est jugé selon l’état civil et qu’il a une nationalité, […] que le premier pouvoir dans l’état ce sont les étudiants et que le bouc émissaire de tous les crimes ce sont les fenêtres et les papillotes.26 J’étais donc un innocent; il n’y avait pas de fruit interdit pour moi, car le fruit interdit n’existe pas tant qu’il n’est pas nommé et tant que l’on ne connaît pas les règles du jeu. Le serpent ne m’avait pas encore visité, mais je le hais même aujourd’hui, car il m’avait de toute manière visité trop tenté dans ma vie. [Ms Yale - ‘Au vignoble’] Le départ de Roumanie Et in Arcadia ego devint à travers la Renaissance un thème récurrent dans l’imaginaire occidental – l’Arcadie, monde perdu d’enchantements idylliques, découverte de la mort inéluctable et de l’invention de l’Art, réponse créative de l’Humanité à la finitude de l’individu. Pour le jeune Fondane aussi, face à la mort, 145 Dossier la raison d’être de l’Art est de ressusciter les êtres aimés disparus, de calmer les angoisses, de concilier les sentiments inconciliables, d’exprimer l’indicible. En octobre 1921, Fondane publie dans la revue Rampa une série d’articles, „Feuillets“ – évocation de ses dernières visites à Hertza en tant que jeune homme. On peut distinguer un ton élégiaque dans l’évocation du passage du temps, de la fragilité de la condition humaine et du lourd labeur de l’écrivain qui essaie d’arrêter la fuite du temps, de sauvegarder de l’oubli des moments précieux et des êtres chers, dorénavant disparus, qui ont accompagné son enfance. Je me revois ici enfant. Je venais chaque été, pendant les vacances. Les grands–parents étaient vieux et bons, bons comme la chevrette qui grandissait au printemps dans la cour et qui manifestait une illicite gourmandise pour les feuilles de citronnier dans le pot rouge du salon. […] Je voudrais noter tout cela un jour, peut-être dans ce cahier, mais plus tard – souvenirs. Mauvais et tragique métier que celui d’écrivain. Un fossoyeur qui couvre de terre les morts, qui les déterrent, ou qui protège bravement les noms contre l’usure. Nos livres sont des cimetières.27 La prise de conscience du fait qu’un chapitre de son existence allait se terminer suscita, tout comme chez Proust – à qui Fondane consacra à l’époque un bel article28 –, un sentiment de tristesse accompagné pourtant de l’espoir secret de sauvegarder l’écho de Hertza dans son œuvre future. Mon organisme, blasé par le train et fatigué par la charrette, qui n’aurait retenu aucun page de littérature, a retenu dans chacun de mes sens, comme un papier gluant les mouches, les riens volatiles qui constituent les impressions. Je voudrais être triste mais je n’arrive pas à me convaincre.29 1 2 3 4 5 6 7 8 146 Benjamin Fondane, Le Mal des fantômes, Verdier, 2006, 25. Suite à la Première guerre mondiale, la province austro-hongroise de Transylvanie fut formellement incorporée à la Roumanie par le Traité de Trianon en 1920. Voir à ce sujet: Carmen Oszi, „Les Juifs de Roumanie: un manuscrit inédit de 1913“, Cahiers Benjamin Fondane No 15, 2012, 218-228. Il s’agit notamment des manuscrits Evreii din Romania (Les Juifs de Roumanie) de la Médiathèque Alliance Baron Edmond de Rothschild à Paris et Oraul meu (Ma ville), de la Bibliothèque Doucet à Paris, ainsi que des manuscrits consacrés à Hertza (voir la note 5). Traduits en français, ces articles ont été publiés dans Entre Jérusalem et Athènes. Benjamin Fondane à la recherche du judaïsme, Textes réunis par Monique Jutrin, Parole et Silence, 2009. La Haskala, mouvement de pensée juif du XVIIe et XIXe siècle, fortement influencé par le mouvement des Lumières en France et de l’Aufklärung en Allemagne, avait comme but d’améliorer la situation des Juifs en Europe, de faciliter leur intégration dans les sociétés économiques chrétiennes, ainsi que de leur prodiguer un apprentissage éducatif de base et les fondements de la culture générale, principalement axés sur les sciences et les langues. Témoignage de Paul Daniel, cité par Monique Jutrin dans Le Périple d’Ulysse, Nizet, Paris, 1989, 20. Hertza, ms. autographe. ca. 1915; 24 pages in-8, en grande partie inédit; un extrait fut reproduit dans Paul Daniel 1974, page III. (Ms. Doucet).Hertza. Poem în proz, ms. Dossier 9 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 21 22 23 24 25 26 27 28 29 Autographe, ca. 1915; 11 pages in-8. Bunicul (Var. Se scutur salcîmii…); Via (Vigne); La vie (Au vignoble) (fragments dans Ms. Yale). Ces manuscrits ont été traduits du roumain en français par Carmen Oszi. Ce recueil, traduit de roumain par Odile Serre, est publié dans le cadre du volume Le Mal des fantômes, Paris- Méditerranée, 1996. Ce recueil de poèmes parut à Bruxelles en juin 1937. Le naufrage du Titanic, symbole de la faillite de l’humanisme européen, finit pas incarner le mythe de la destruction universelle. Aujourd’hui la région de Hertza fait partie de l’Ukraine (le district de Tchernowicz). YIVO Encyclopedia of Jews in Eastern Europe http://www.yivoencyclopedia.org/; Monique Jutrin, Benjamin Fondane ou Le Périple d’Ulysse, Nizet, Paris, 1989. Endroit imaginaire récurrent dans les contes allemands, dont le sens est identique à celui du Pays de Cocagne. Schlaraffenland/Cocagne est, dans l’imaginaire européen, une sorte de paradis terrestre, une contrée miraculeuse dont la nature déborde de générosité pour ses habitants et ses hôtes, terre de fêtes perpétuelles, d’inversion des valeurs et des lois naturelles, où l’on prône le jeu et la paresse, et où le travail est proscrit. Lumea evree (Le Monde juif) 19, 1 nov. 1919. La traduction française de l’article fut publiée dans Entre Jérusalem et Athènes – Benjamin Fondane à la recherche du judaïsme, Parole et Silence, Paris, 2009. Benjamin Fondane, Le Mal des fantômes, 31. Monique Jutrin, Benjamin Fondane ou le Périple d’Ulysse, Nizet, Paris, 1989, 25. A.C. Cuza (1857-1947), professeur de droit et d’économie à la Faculté de Droit de Jassy, considéré comme le penseur antisémite roumain par excellence. Nicolae Filipescu (1862-1916), politicien conservateur. Take Ionescu, de son vrai nom Demetriu Ionescu, (1858-1922), journaliste, écrivain et homme politique représentant la classe moyenne roumaine. Voir à ce sujet Léon Volovici, „Le paradis perdu – correspondance familiale “, Cahiers Benjamin Fondane No 2, 1998, 3-11. Voir à ce sujet Carmen Oszi, „Un territoire en papier: Benjamin Fondane et le débat sioniste dans la presse juive roumaine“, dans Till R. Kuhnle, Carmen Oszi, Saskia Wiedner (eds.), Orient lointain – proche Orient. La présence d’Israël dans la littérature francophone, Tübingen: Narr (Lendemains), 2011. Allusion au Roi de Roumanie: M.S. sont les initiales de Mria Sa (Sa Majesté). Sburtorul literar, magazine littéraire hebdomadaire, dirigé par Eugen Lovinescu, le 23 octobre 1921. La traduction française, par Hélène Lenz, fut publiée dans Cahiers Benjamin Fondane No 4 2000-2001, 3. Mântuirea, le 11 juin 1919 et le 15 juillet 1919 (traduits du roumain par Marlena Braester et Hélène Lenz). Heinrich Heine, Tableaux de voyage (Reisebilder), Hoffmann und Campe, Hambourg, 1826-1831. ,Fenêtres’: apparemment allusion à l’habitude des antisémites de casser les fenêtres des magasins et des maisons appartenant aux Juifs. ,Les papillotes’, en hébreu peyot, sont les mèches de cheveux caractérisant les Juifs orthodoxes. Rampa, le 15 octobre 1921, 1, (traduit du roumain par Marlena Braester). B. Fondane, „Notes: l’art de Marcel Proust“ (traduit du roumain par Odile Serre) dans Images et livres de France, Paris-Méditerranée, 2002. Rampa, le 15 octobre 1921, 1. Traduit du roumain par Marlena Braester, l’article se trouve parmi les textes réunis par Monique Jutrin sous le titre Entre Jérusalem et Athènes – Benjamin Fondane à la recherche du judaïsme (Parole et Silence, 2009). 147