L`étude des mouvements oculaires est depuis longtemps
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L`étude des mouvements oculaires est depuis longtemps
1 Aspects normaux et pathologiques de la lecture Laurent Sparrow Université de Lille 3 – UFR de Psychologie – Laboratoire URECA BP 60149 59653 Villeneuve d'Ascq Cedex [email protected] Résumé : Lorsque nous lisons un texte, nous n’avons pas conscience de la difficulté et de la complexité des opérations réalisées par notre système visuel. En une fraction de seconde, notre cerveau reconnaît les mots et accède à leur sens. Néanmoins, avant d’arriver à tel niveau de lecture fluente, de longues séances d’apprentissage sont nécessaires et de nombreux enfants, malgré cela, éprouvent de sérieuses difficultés face à l’écrit. Si la lecture semble si facile au lecteur expert c’est en raison du caractère automatisé des processus mis en jeux. De nombreux traitements cognitifs sont réalisés, allant de la perception visuelle jusqu’à la reconnaissance des mots pour finalement aboutir à la compréhension explicite du texte. Néanmoins, le caractère automatique et très rapide de ces traitements rend leur étude très complexe. Mais grâce à l’enregistrement des mouvements oculaires, ces processus peuvent être étudiés en temps réel et de façon plus naturelle ; des mesures comme les durées de fixations ou la position du regard permettent d’inférer les traitements cognitifs sous-jacents au décodage et à la compréhension. Cette approche est très fructueuse et bon nombre de processus perceptuels et linguistiques ont ainsi pu être étudié. De plus, les investigations concernant la motricité oculaire des sujets mauvais lecteurs ou dyslexiques ont permis de mieux localiser les étapes de traitement perturbées chez ces sujets. Mots clés : lecture, mouvements oculaires, accès lexical, médiation phonologique, dyslexie. 2 Abstract ; Normal and pathological aspects of reading While reading a text, one has no conscious access to the complex nature of the operations in which the visual system is engaged. Within fractions of a second, the brain identify the words and gain access to their meaning. These underlying treatments are particularly uneasy to disentangle in the expert reader due to the automatization of the operations. Eye movements recording provides an ecological way to study these process in real time: it is now possible to infer the sequence of cognitive operations leading to decoding and comprehension. Moreover, by investigating the oculomotor responses in poor readers and dyslexic subjects, the impaired stages of words processing have been better identified. Keywords : reading, eyes movements, lexical access, phonological mediation, dyslexia. 3 Introduction L’étude des mouvements oculaires est depuis longtemps considérée comme un moyen privilégié d’investigation des processus mis en oeuvre dans la lecture (Huey, 1908 ; Javal, 1906). Les mesures oculomotrices présentent l’avantage d’être sensibles à un grand nombre de processus cognitifs et peuvent être obtenues dans des conditions relativement naturelles, par exemple, sans demander au sujet de réponse particulière. En effet, les tâches habituellement utilisées dans ce domaine consistent à présenter au sujet des mots isolés puis à enregistrer des réponses de décision lexicale, de décision catégorielle ou de prononciation. Ces épreuves permettent un contrôle très précis de la situation expérimentale, mais comportent un inconvénient majeur : les procédures utilisées pour lire des mots présentés isolements ne sont peut-être pas équivalentes à celles qui sont utilisées pour lire des mots présentés en contexte. Une activité comme la lecture n’est peut-être pas décomposable en plusieurs comportements élémentaires (le tout n’est pas forcément égal à la somme des parties). De plus, ces tâches font parfois appel à des stratégies spécifiques qui ne seront pas utilisées en lecture. Par exemple, un lecteur adulte identifie, en moyenne, 5 mots par seconde, ce qui fait 200 ms par mot. Or, les latences de décision lexicale les plus rapides ne descendent pas en dessous de 500 ms, ce qui représente plus du double du temps requis pour identifier un mot. Ce délai supplémentaire représente le temps nécessaire à la prise de décision et à la réalisation de la réponse : ces processus ne sont pas forcément impliqués dans la lecture normale. L’extrême rapidité des processus de reconnaissance visuelle des mots mérite d’être soulignée puisque l’identification d’un mot nécessite que sa forme lexicale soit distinguée de toutes les autres formes lexicales connues du lecteur et dont le nombre est estimé entre 30 000 et 50 000 formes (sans compter les formes alternatives comme les italiques, ou les écritures manuscrites). Afin de rendre compte de cette rapidité, les chercheurs ont formulé l’hypothèse d’une structure de stockage très organisée des mots appelée lexique mental. Dans ce cadre, reconnaître un mot écrit consisterait alors à mettre en correspondance la forme physique, visuelle de ce mot imprimé sur une page et sa représentation abstraite, stockée en mémoire, sa représentation lexicale. 4 Cette mise en correspondance et non seulement rapide mais aussi automatique, ce qui rend son étude encore plus complexe. Chez un adulte - lecteur expert - le caractère automatique de l'identification des mots écrits est mis en relief par l'effet dit "stroop", qui résulte d'une interférence entre le sens d'un mot et sa forme. Ainsi, quand on demande de nommer la couleur de l'encre d'un mot, la réponse est plus longue quand le mot écrit est un nom de couleur qui ne correspond pas à la couleur de l'encre, par exemple, "vert" écrit en rouge. Le lecteur expert ne peut donc pas s’empêcher de lire, même lorsqu’on lui demande explicitement de ne pas le faire, ce qui est le propre d'un automatisme. Cet exemple indique que l'expert a accès quasi immédiatement et automatiquement à la forme, mais aussi au sens des mots. Ces propriétés sont en soit très étonnantes quand on sait que la lecture est une compétence très récemment acquise. Phylogenèse du langage L’écriture est une invention récente, de quelques milliers d’années. L’architecture de notre cerveau n’a donc pas encore eu la possibilité de s’adapter aux difficultés posées par la reconnaissance visuelle des mots, ce qui n’est pas le cas pour le langage oral. L’analyse neuropsychologique du langage, débutée au XIXe siècle avec des auteurs comme Broca (1861) et Wernicke (1874), a permis de mettre en évidence des centres spécialisés dans le traitement du langage oral. Cette spécialisation, qui résulte d’une lente évolution, facilite la production et la compréhension du langage articulé. Or, aucune aire cérébrale ayant quelques propriétés originales n’est spécialisée dans le traitement du langage écrit. Comme nous le verrons un peu plus loin, on peut même spéculer qu’au contraire, ce sont les systèmes d’écritures eux-mêmes qui ont évolué afin de s’adapter aux contraintes de notre système visuel. Australopithecus Afarensis s'est dressé sur ses deux pattes il y a cinq millions d'années. Plus de deux millions et demi d'années se sont ensuite écoulées entre la bipédie et le début de la fabrication d'outils et un autre million d'années avant le dernier accroissement brusque de la capacité cérébrale, il y a 500 000 ans. L'Homo Erectus quittait l'Afrique il y a 350 000 ans et laissait la place à l'Homo Sapiens Sapiens il y a un peu plus de cent mille ans. Le moment de l'apparition du langage 5 ne fait pas l'unanimité, mais il est probablement apparu quelque part en Afrique de l'Est il y a près de 150 000 ans. En tout cas, les auteurs s’accordent pour admettre que les conditions physiologiques et anatomiques, indispensables à l’apparition du langage, se retrouvent chez l’Homo Sapiens-Sapiens. Les premiers crânes retrouvés ayant une structure définitivement moderne remonteraient à 50 000 ans, mais il est tout à fait possible que cette configuration anatomique soit le résultat d’une évolution ayant débutée il y a 100 000 ans, chez l’Homo Erectus. En tout état de cause, la communication (sous forme de signes) et l’utilisation de symboles (par exemple, des coupelles creusées dans la pierre recouvrant une sépulture, des marques en croix) sont bien antérieures à l’apparition du langage. Le langage est bien évidemment basé sur le symbole : tel objet est représenté par un autre (oral ou visuel). Anatomiquement, l’Homo Sapiens est très différent de ses prédécesseurs, avec en particulier la capacité de communiquer oralement. Il est tout a fait possible que certains ancêtres du Sapiens parlaient, mais ils devaient utiliser une langue bien différente pour une raison simple : le système vocal permettant de produire des sons de paroles n’apparaît que chez l’Homo Sapiens. En effet, la langue orale est composée de sons spécifiques : il ne s’agit pas de bruits, de musique, mais de sons bien particuliers, composé d’un mélange des deux et de résonances. Les sons sont des vibrations de l’air. Ces vibrations sont émises par les cordes vocales puis sont modifiées par un système très complexe de filtres appelé le tractus vocal. Ces filtres amplifient, rajoutent des harmoniques de telle sorte qu’au final, le son produit est très complexe, composé de plusieurs pics de fréquence. Ce sont ces pics qui permettent de différencier les sons entre eux. INSERER FIGURE 1 Le tractus vocal Chez l'être humain adulte, la cavité laryngée (milieu du cou, figure 1) forme un premier tube et les cavités buccale et nasale forment un second tube. Par comparaison, chez tous les mammifères, le larynx est haut, presque au même niveau que la langue et débouche immédiatement dans les cavités nasale et buccale alors que chez l'humain adulte, le larynx est beaucoup plus bas. Cet abaissement donne naissance à la cavité laryngée, absente chez les mammifères (figure 1). Chez 6 l'australopithèque, la portion de pharynx au-dessus du larynx était bien plus petite que chez l'homme moderne. Cet espace pharyngique restreint ne lui permettait pas de moduler les sons produits par les cordes vocales, du moins pas autant que chez Homo Sapiens (Lieberman, 1973). L’australopithèque utilisait probablement un système de communication plus développé que celui des grands singes, mais son répertoire vocal était très limité par rapport à celui de l'homme moderne. Néanmoins, cette hypothèse d’une baisse du larynx ne nous apprend rien sur l’origine même du langage : ce n'est certainement pas parce que Sapien peut parler qu’il s’est mis à parler. Une autre hypothèse, plus plausible, serait de considérer que cette descente du larynx constitue, en fait, une amélioration considérable du système vocal et donc de la communication. INSERER FIGURE 2 Pour bien comprendre pourquoi, il suffit de suivre le chemin parcouru par les ondes sonores (figure 2). A l’origine des sons de parole, nous avons une vibration des cordes vocales ayant une certaine fréquence (fréquence fondamentale). Puis, par propagation de l’air, ces vibrations vont voyager dans les différentes cavités du tractus vocal où elles vont entrer en résonance, c'est-à-dire qu’elles vont s’enrichir de nouvelles fréquences. Les petites cavités vont générer des fréquences élevées (donc des sons aiguës) alors que les cavités plus importantes vont générer des fréquences plus basses (et donc des sons plus graves). Ces différentes fréquences vont donc enrichir le son de base afin de produire des sons plus complexes. Ces différents pics de fréquence sont appelés des formants. Les sons de paroles sont composés de 3 formants F1, F2 et F3 : le premier dépend de la cavité pharyngale, le deuxième de la cavité buccale et le troisième de la position des lèvres (figure 2). Grâce à la présence de ces formants, ces sons complexes et riches peuvent être facilement distingués. Ce caractère distinctif permet de communiquer facilement, rapidement et de façon efficace : les sons de paroles sont faciles à discriminer. Voilà pourquoi on considère que la descente du larynx constitue une amélioration du système langagier : un son riche en harmoniques est plus facile à produire et à reconnaître qu’un son pauvre en fréquences ou composé essentiellement de bruits. Grâce à ce système, il est possible de produire 650 sons différents (appelés phonèmes), mais, pour une langue comme le français, en trentaine seulement de ces phonèmes est utilisée. Ce qui, 7 finalement, rend ce système très économique : avec à peine 30 sons différents, nous sommes capables de produire et de comprendre une infinité d’énoncés ! Nous verrons un peu plus loin que les systèmes d’écriture alphabétique permettent de relier les unités de base de l’écrit (les graphèmes comme « a » « f » mais aussi « ou », « ph ») aux unités correspondantes de l’oral (les phonèmes, c'est-à-dire les sons /a/, /f/…). L’écrit et l’oral sont donc reliés, et pour bien comprendre comment le lecteur expert lit (ou comment l’enfant apprend à lire), il est nécessaire de s’intéresser aussi à la façon dont il produit et comprend les énoncés oraux. Spécialisation hémisphérique Cette possibilité de prononcer des sons complexes est une chose, encore faut-il coordonner tous les muscles impliqués et pour cela, il nous faut un cerveau suffisamment développé pour le faire. Les études de neuropsychologie ont permis la découverte des aires du cerveau spécialisées dans ces fonctions, grâce notamment à l’étude des aphasies, qui est une perte partielle ou complète de l’utilisation du langage consécutive à des lésions cérébrales. Les anarthries sont aussi un phénomène important : il s’agit d’une perte du programme articulatoire pour l’exécution d’un mouvement (comme la mobilité de la langue). Ces études ont notamment débuté grâce à Broca, anthropologiste et anthropométriste, qui tenait dans les années 1860 une consultation à l'hôpital de Bicêtre. Il a constaté qu’un de ses patients présentait un trouble sévère de la production du langage sans atteinte de la compréhension. L'autopsie permet à Broca de décrire l'aspect extérieur du cerveau de son patient : il observe alors une lésion de la région frontale inférieure ; en fait, la lésion est massive, due à une énorme hémorragie ventriculaire frontale gauche. En 1865, Broca a étudié les cerveaux de quatre autres patients présentant les mêmes symptômes et localise les centres du langage articulé dans le lobe antérieur gauche. L’aphasie de Broca met en avant l’existence d’une aire critique de la production de sons du langage articulé. Il s’agit de l’aire de Broca située dans l’hémisphère gauche (d’où la loi de la dominance hémisphérique gauche du langage). Lorsque les sons parviennent à une oreille, le système auditif les analyse et envoie ensuite un message au cortex auditif. Les sons sont reçus comme signifiants quand ils sont décodés dans l’aire de Wernicke (une aire de la compréhension). Pour que l’on puisse simplement répéter les mots par exemple, il faut que ce signal décodé soit transféré jusqu’à l’aire de Broca. Les ordres sont 8 ensuite transmis aux aires corticales motrices qui commandent le mouvement des lèvres, de la langue, du larynx. C’est donc grâce à cette spécialisation que le langage oral peut être produit et compris si facilement et si rapidement. Pour le langage écrit, les choses ne se passent pas de la même façon. Comme nous l’avons indiqué plus haut, il n’y a pas de spécialisation particulière. Que l’on présente un mot ou une image, les mêmes aires corticales réagiront. En effet, on pense que l’apparition de l’écriture est trop récente pour que l’architecture de notre cerveau se soit modifiée afin de s’adapter aux difficultés particulières de la reconnaissance visuelle des mots. Si nous représentons l’évolution de notre espèce sur une échelle de temps équivalente à une année, et si nous considérons que les premières formes de langage sont apparues le 1er Janvier avec l’Homo Habilis, alors nous pourrons dater l’apparition de l’écriture au 31 Décembre à 10 heures, c'est-à-dire, très récemment. Phylogenèse de l’écrit Partout où elle est apparue, l’écriture a débuté par des systèmes de représentations pictographiques représentant le plus fidèlement possible un objet réel. Ce type d’écriture suppose bien sûr l’existence d’autant de signes que d’objets, ce n’est donc pas un système très économique ni très facile à utiliser. Pour éviter la multiplicité de ces signes, on améliora alors ce système. D’abord en permettant au dessin de signifier non seulement l’objet dessiné mais aussi certaines réalités rattachées au même objet : ainsi, en Mésopotamie, pays entouré de montagnes, le symbole permettant de représenter ces montagnes symbolisera aussi par la suite l’idée de frontière, et, au-delà de la frontière, l’étranger (figure 3). On passe ainsi du pictogramme à l’idéogramme. INSERER FIGURE 3 La simplification ultime, et très ingénieuse aussi, interviendra avec la création de l’alphabet. Cette fois, on ne garde qu’un signe, simplifié à l’extrême, en ne le référant plus ni à l’image, ni au son de l’objet désigné, mais juste au début du son. Prenons l’exemple de la lettre « a ». Au commencement était le bœuf ou le taureau. Cet animal avait une grande importance pour les civilisations rurales : force motrice, 9 symbole d’énergie. Chez les Phéniciens, le bœuf (dont l’ancien nom sémitique est « aleph ») ne représente plus qu’une image stylisée de la tête avec quelques variantes. Par la suite, l’image figurative disparaît et la tête devient un simple trait sur lequel reposent les cornes. Le signe, à l’étape suivante, tourne à 90° et les cornes traversent la tête. Puis c’est le retournement complet de cette forme qui donnera l'alpha grec, d’où provient le "A" de notre alphabet, qui sera en même temps associé au premier son du mot « aleph », c'est-à-dire au phonème /a/ (figure 4). INSERER FIGURE 4 Cet alphabet phénicien, formellement établis 1000 ans avant J.C., ne cessera d’être modifié et simplifié. Les Grecs vont le transformer pour l’adapter à leur langue. L’invention la plus significative des Grecs sera l’attribution à certaines lettres phéniciennes, dont ils n’avaient pas l’usage, la valeur de voyelles : alpha (‘Α’), l’epsilon (Ε), l’omicron (Ο) et l’upsilon (Ψ). Pour la sonorité i, ils inventèrent une nouvelle lettre, le iota. Au début les mots étaient écrits sans séparation, mais plus tard on les sépara les uns des autres. Dans le même ordre d’idée, les accents sont apparus progressivement. La langue grecque avait en effet cette particularité de posséder un accent musical qui se traduisait dans chaque mot par un changement de hauteur portant sur une des syllabes de ce mot. L’alphabet que les Grecs avaient hérité des Phéniciens ne tenant pas compte de telles nuances, ils inventèrent alors les trois accents de l’écriture grecque : aigu, grave et circonflexe. Progressivement, son par son, signe par signe, l’alphabet grec fut ainsi élaboré mais avec des différences notables selon les régions. Mais vers 400 avant J.C., on imposa un alphabet commun, sans variantes locales, ainsi qu’un sens de lecture, de la gauche vers la droite. Concernant le français, dérivé du latin, la graphie actuelle a été fixée fin du XIV sous la pression des imprimeurs. Un même système, mais beaucoup de variantes Ce principe alphabétique n’a pas été adopté dans toutes les civilisations. Certains systèmes sont restés idéographiques (comme le Chinois, qui dispose de plusieurs milliers de signes, ce qui rend son apprentissage très difficile). D’autres sont restés syllabiques (de 80 à 120 signes). Quant au système alphabétique, une autre variabilité apparaît concernant la façon de représenter les couples lettre-son, c'est-à- 10 dire, les relations graphème-phonème. En effet, certaines langues multiplient ces relations (langues irrégulières), alors que d’autres tendent à les réduire (langues régulières). La langue anglaise, par exemple, dispose de 1120 graphèmes pour une quarantaine de phonèmes. En français, on utilise 190 graphèmes pour 35 phonèmes, et en Italien, 33 pour 25 phonèmes. Voltaire, membre de l’Académie Française, écrivait à propos d’une réforme de l’orthographe : « l’écriture est la peinture de la voix, plus elle est ressemblante, meilleure elle est ». Mais certains académiciens, plus conservateurs, ont préféré « suivre l’ancienne orthographe qui distingue les gens de lettres d’avec les ignorants et les simples femmes » ! Cette irrégularité pose d’ailleurs beaucoup de difficultés en ce qui concerne l’apprentissage, les jeunes Italiens lisent nettement mieux et plus rapidement que les Français et les Anglais (Paulesu et al., 2001). En effet, lors de l’apprentissage, les enfants vont s’appuyer principalement sur une procédure de décodage (qui consiste à relier les graphèmes aux phonèmes), ce qui est long et laborieux. L’irrégularité d’une langue n’est pas un facteur causal déterminant en ce qui concerne les troubles d’apprentissage de la lecture, mais représente tout de même une difficulté supplémentaire qui ne facilitera pas l’apprentissage chez les enfants éprouvant déjà un certain retard. L’accès au lexique On trouve donc dans une langue comme le français des mots dont la prononciation peut facilement être déduite de l’orthographe (mots réguliers comme « table ») et d’autres pour lesquels cela n’est pas possible (mots irréguliers). Le graphème « OI » par exemple, se prononce /wa/ dans « oie », « oiseau » et /O/ dans « oignon ». Ce mot est donc irrégulier, cela signifie qu’il est nécessaire d’apprendre sa prononciation, et qu’il n’est pas possible de la déduire. Coltheart (1978) a d’ailleurs constaté que la procédure utilisée pour lire les mots réguliers et irréguliers n’était pas forcément la même. En effet, il a observé que certaines personnes étaient incapables de prononcer les mots irréguliers, alors que la prononciation de mots réguliers, de mots nouveaux ou d’autres qui n’existent pas dans la langue (pseudomot, comme « clixe ») restait possible. Il observa aussi, dans un autre échantillon de sujets, que certaines personnes étaient cette fois incapable de prononcer des mots nouveaux ou des pseudomots tout en gardant la possibilité de lire des mots irréguliers ou réguliers. On peut donc conclure de ces observations que, pour lire, les sujets de ces 11 deux populations utilisent une procédure qui est efficace pour les mots réguliers, mais qui reste inopérante pour les mots irréguliers dans le premier cas, comme pour les mots nouveaux ou les pseudomots dans l’autre. INSERER FIGURE 5 Coltheart (1978) considère donc que 2 procédures sont nécessaires afin de pouvoir lire tous les types de mots (figure 5), mais que chez certains sujets, l’une de ces procédures pouvait être déficiente. Une première procédure, appelée « accès direct », fonctionne par appariement direct entre la forme visuelle du mot et sa représentation lexicale stockée en mémoire. Les mots seraient donc reconnus sur la base de leur orthographe. Cette procédure est efficace pour les mots irréguliers car elle permet de récupérer en mémoire une représentation phonologique déjà stockée, mais inopérante pour les mots nouveaux ou les pseudomots car dans ces deux cas, il n’existe pas de représentation lexicale. Pour ces deux types de matériel, on utilise une procédure indirecte, appelée aussi procédure d’assemblage phonologique, qui consiste à associer aux graphèmes composant le mot ou le pseudomot, le phonème correspondant puis à fusionner l’ensemble afin d’en déduire la prononciation. Cette procédure d’assemblage ne peut donc pas être utilisée pour les mots irréguliers sous peine d’aboutir à une prononciation totalement erronée (pour le mot « oignon », on obtiendrait /wanion/ par exemple). Selon Coltheart (1978), ces deux procédures sont utilisées en parallèle chez le lecteur expert. Si l’une de ces procédures est déficiente cela pourrait engendrer des difficultés de lecture (dyslexie) de type différent selon le type de procédure atteinte. La dyslexie de surface serait issue d’une déficience de l’accès direct, le patient rencontrerait alors des difficultés pour lire les mots irréguliers. La dyslexie phonologique, plus fréquente, serait associée à une déficience de la procédure indirecte d’assemblage phonologique, ayant pour conséquence des difficultés de lecture de mots nouveaux ou de pseudomots. Dans la formulation initiale de son modèle, Coltheart (1978) considérait que les deux procédures étaient activées automatiquement et que la procédure indirecte d’assemblage phonologique était plus lente, à cause du processus même d’assemblage. En effet, cette procédure se déroule en trois temps : le mot est d’abord décomposé en graphèmes élémentaires, puis, dans un deuxième temps, on 12 associe, à chacun de ces graphèmes le phonème correspondant et enfin, ces phonèmes sont fusionnés afin d’obtenir le code phonologique final. Ces opérations ralentissent le traitement. Par conséquent, selon Coltheart (1978), les mots fréquents ont plus de chances d’être reconnus grâce à la voie directe puisque à force de rencontrer ces mots, on réalise des associations directes entre la forme visuelle du mot et leur représentation lexicale. En revanche, si le mot n’a pas été rencontré très souvent, la médiation phonologique a plus de chances de participer à son identification puisque ces associations directes n’ont pas pu être consolidées par la répétition. Néanmoins, les modèles théoriques plus récents n’opposent plus la voie directe et la voie indirecte. Ils insistent au contraire sur l’interactivité de divers processus et sur l’activation simultanée d’informations phonologiques et orthographiques (Harm & Seidenberg, 2004). Au début de l’apprentissage de la lecture, les enfants vont s’appuyer principalement sur la conversion grapho-phonologique. Cela leur permet d'apprendre à lire tous les mots réguliers (« table », « route »…). En revanche, ils font beaucoup d'erreurs quand ils doivent lire des mots irréguliers, même très fréquents, comme « sept », généralement lu comme « septembre ». Comme nous l’avons évoqué précédemment, la facilité de cet apprentissage dépend de la transparence des relations entre code écrit et code oral. S'il n'y a pas de système d'écriture totalement transparent par rapport à l'oral, certains le sont plus que d'autres : l'espagnol, l'italien, l'allemand, et même le français, par rapport à l'anglais. Or plus l'écriture est proche de l'oral, plus vite et mieux les enfants apprennent à lire. Un autre point crucial est que les études longitudinales - celles dans lesquelles on suit les mêmes enfants pendant une longue période pour traquer les prédicteurs de l'apprentissage de la lecture - montrent que la maîtrise du décodage est le sine qua non de cet apprentissage, les bons décodeurs précoces étant ceux qui progressent le plus, y compris pour la lecture de mots irréguliers (Morais, 1988 ; Sprenger-Charolles & Casalis, 1996). La conversion grapho-phonologique permet donc la construction du lexique orthographique et donc la possibilité d'utiliser, au fur et à mesure qu'il s'enrichit, la procédure directe. Si la voie phonologique est déficiente, les conséquences seront donc importantes sur l'apprentissage et les chances de devenir un bon lecteur. 13 Afin d’étudier ces processus les chercheurs ont développé des paradigmes spécifiques (décision lexicale, décision sémantique, prononciation…) et pour assurer un contrôle expérimental correct, ils ont procédé de manière analytique. Ainsi, différentes étapes ont été identifiées et analysées séparément : analyse perceptuelle, accès au lexique, accès au sens, compréhension ; de même, la majorité des études concernait la lecture de mots isolés, quitte parfois à sacrifier la nature même de la lecture (lire des phrases afin d’en déduire un sens) au profit d’avantages méthodologiques. C’est dans ce contexte que c’est développé un recours massif aux techniques d’enregistrement des mouvements oculaires. L’avantage de cette méthode est qu’elle donne la possibilité d’étudier la lecture en temps réel et de façon plus naturelle ; des mesures comme les durées de fixation ou la position du regard permettent d’inférer les processus cognitifs sous-jacents à la lecture. Cette approche est très fructueuse et bon nombre de processus perceptuels et linguistiques ont ainsi pu être étudiés dans des conditions normales de lecture. Motricité oculaire dans la lecture Au cours de la lecture, les yeux ne parcourent pas le texte de façon continue, mais par sauts brusques appelés saccades, immédiatement suivies par des périodes de fixation où l’œil reste immobile. L’enregistrement des saccades et des fixations permet d’obtenir une multitude d’indices que l’on peut classer en 2 catégories : les indices temporels (durées des fixations) et les indices spatiaux (amplitude des saccades, lieu de fixation dans le mot). Chez le lecteur expert, la longueur moyenne d’une saccade est de 7 à 9 caractères et la durée moyenne des fixations est comprise entre 200 et 250 ms. Environ 10 à 15 % des saccades sont des régressions, c'est-à-dire que le sujet retourne à un endroit du texte qui a déjà été lu précédemment. Néanmoins, ces valeurs fluctuent énormément d’un mot à l’autre, et l’objectif des études utilisant l’enregistrement des mouvements oculaires est de rendre compte de cette variabilité. Les durées de fixations sont affectées par la difficulté du traitement cognitif. Ainsi, les mots de basse fréquence sont fixés plus longuement que les mots de fréquence élevée. Cet effet de fréquence est classiquement interprété comme témoignant de 14 l’accès lexical. On observe aussi un effet de la contrainte contextuelle, que l’on évalue en mesurant la prédictibilité du mot, c'est-à-dire la proportion de juges qui, au cours d’un pré-test, ont correctement prédit le mot cible à partir du contexte précédant (par exemple, si on présente « il était une … », on constate que 90 % des sujets répondent « fois »). En lecture, les mots prédictibles sont fixés moins longtemps que les mots peu prédictibles. Concernant les points de fixation, on observe que les lecteurs ont tendance à positionner leur regard à mi-course entre le début et le milieu du mot. Ce point a été dénommé lieu de fixation préféré (Rayner, 1979). Les points de fixation se distribuent de façon gaussienne auteur de ce lieu de fixation préféré et ces distributions sont sensibles à la distance de départ de la saccade et à la longueur du mot cible. Ainsi, quand le lieu de départ de la saccade s’éloigne du mot cible, la distribution des lieux de fixation se décale vers la gauche et la variance s’accentue. Ces différents indices ne sont utilisables que lorsque les mots ont fait l’objet d’une fixation, or on constate que, pour un texte simple, 17 % des mots ne sont pas fixés par le sujet sans que, pour autant, la compréhension en soit perturbée. Ce résultat a conduit les chercheurs à proposer un nouvel indice, la probabilité de fixation. La longueur des mots et le lieu de départ de la saccade influent fortement et de façon additive sur cette probabilité, la fréquence et la contrainte contextuelle ayant moins d’influence (Brysbaert & Vitu, 1998). Même si la majorité des saccades sont progressives (de la gauche vers la droite), on observe entre 10 à 15 % de régressions. Ces régressions dépendent de la difficulté du texte, de la syntaxe (Rayner & Pollatsek, 1989) mais aussi de la prédictibilité (Zola, 1984). La dyslexie Dans les pays économiquement favorisés, environ 20 % à 25 % des enfants présentent des difficultés d'apprentissage de la lecture. Un cinquième d'entre eux (entre 3 et 6 % selon les études) peut être considéré comme dyslexiques. Mais il y a plusieurs types de dyslexiques : les dyslexies développementales et les dyslexies acquises. On parle de dyslexie développementale lorsqu’un enfant éprouve un retard 15 de 2 ans dans l’apprentissage de la lecture, en dépit d’un QI normal, ou d’un trouble neurologique. La dyslexie est acquise lorsque le retard dans l’apprentissage de la lecture (ou la perte de cette capacité) est associé à une lésion cérébrale (dans ce cas, il existe d’autres troubles associés). On a longtemps considéré que la dyslexie était plutôt due à un déficit visuel (les dyslexiques confondant par exemple les « b » et les « d » ), mais les travaux récents indiquent clairement que les dyslexiques ont un déficit phonologique (Ramus, 2001). En général, ils n’arrivent pas à décoder correctement et rapidement les mots écrits, surtout quand il s’agit de mots nouveaux : les procédures d’accès au lexique ne sont pas automatisées. La transparence de la langue est un facteur aggravant : dans une tâche de lecture de mots nouveaux, le déficit des dyslexiques anglais apparaît plus marqué que celui des français, qui ont eux-mêmes un déficit plus marqué que celui des Italiens (Paulesu et al., 2001). Mais des études d’imagerie cérébrale ont montré que les mêmes zones corticales sont sous-activées chez tous les dyslexiques, quelle que soit leur langue. Cela nous amène à penser que ce déficit du décodage pourrait avoir une même origine : une déficience du système d'analyse des sons de la parole. Pour utiliser les relations entre graphèmes et phonèmes, il faut, en effet, comprendre que, par exemple, "car" comporte trois phonèmes différents. Or, à l'intérieur d'une syllabe, les phonèmes sont prononcés en un seul bloc (c'est ce qu'on appelle la coarticulation). Afin d’étudier ces difficultés d’analyse phonémique on utilise des tests comportant des épreuves de décomposition de mots en sons unitaires (compter le nombre de sons différents entendus dans un mot, ou encore, de supprimer le premier son de l’un de ces mots et de prononcer ce qui reste). De fait, les enfants dyslexiques ne réussissent généralement pas à bien faire ce type de tâche. Cette capacité d’analyse phonémique des sons de la langue constitue en fait un prédicteur des difficultés d’apprentissage. En grande section de maternelle (donc avant l’apprentissage de la lecture), on constate que les enfants ayant des difficultés pour réaliser ces tests auront de fortes chances de devenir dyslexique plus tard (Lecocq, 1991). Néanmoins, il est également important de noter que c'est l'analyse des sons du langage qui est spécifiquement déficiente chez les dyslexiques : par exemple, ils 16 n'ont pas de difficultés quand on leur demande de reproduire sur un xylophone les deux dernières notes d'une mélodie de trois notes (Morais, 1998). Parmi les chercheurs travaillant sur ce problème, personne ne remet en cause cette hypothèse selon laquelle la dyslexie serait liée à un déficit phonologique. En revanche, certains considèrent que la dyslexie n’est pas un trouble spécifique de la phonologie. Au contraire, ils pensent qu’au-delà de la phonologie, il existerait un dysfonctionnement plus général qui affecterait la perception auditive, visuelle et la motricité. Le déficit phonologique serait la conséquence d’une autre déficience. Par exemple, selon Tallal (1980), le système auditif des dyslexiques n’aurait pas une résolution temporelle suffisante, entraînant donc des difficultés dans la perception des sons brefs et des transitions rapides. Or la perception de ces éléments rapides est cruciale dans la parole, car ils permettent de différencier de nombreux phonèmes. Par exemple, les sons /b/ et /d/ diffèrent par une transition spectrale durant seulement 40 ms (décalage temporel entre les formants). Une déficience auditive générale pourrait donc être à la base du déficit phonologique. Mais un certain nombre de données empiriques contredisent cette hypothèse (Serniclaes, SprengerCharolles, Carré & Demonet, 2001). D’autres études suggèrent que les dyslexiques souffriraient d’un déficit visuel lié à un dysfonctionnement des voies magnocellulaires (système permettant le traitement des basses fréquences spatiales - contours des mots par exemple - impliqué aussi dans la gestion des mouvements oculaires, voir plus bas). Mais il semble que la proportion de dyslexiques présentant des troubles visuels de ce type soit faible (de 0 à 25%, Ramus et al., 2003). Certains insistent aussi sur le fait que les dyslexiques sont généralement des gens relativement maladroits, ayant des problèmes d’équilibre et de coordination motrice. Ces symptômes les ont conduits à proposer qu’une déficience du cervelet serait à l’origine de la dyslexie. Enfin, Stein (2001) propose d’unifier les hypothèses auditives, visuelles et motrices au sein de la théorie magno-cellulaire, qui postule qu’une anomalie neurologique unique est à l’origine à la fois des troubles auditifs et visuels et, par voie de conséquence, des troubles phonologiques (via les troubles auditifs) et moteurs (via le cortex pariétal et le cervelet). Ces divergences théoriques sont pour le moins embarrassantes, dans la mesure où pour chacune d’entre elles, les auteurs proposent des méthodes de rééducation de la dyslexie très différentes les unes des autres, ce qui constitue une source légitime d’inquiétude pour le praticien et sa 17 clientèle, la prudence est donc de rigueur (la stratégie de remédiation la plus adaptée actuellement reste celle basée sur l’entraînement de la conscience phonologique). Dyslexie et oculomotricité Finalement, il s’avère que chez certains sujets, le déficit phonologique est pur, sans aucun autre symptôme visuel, auditif ou moteur. Chez d’autre, les difficultés d’apprentissage de la lecture s’accompagneront, en plus du déficit phonologique, d’un syndrome sensorimoteur plus ou moins aggravant. Mais de façon plus constante, on observe aussi chez les sujets dyslexiques, des problèmes concernant la motricité oculaire. On constate en effet que les mouvements oculaires de sujets dyslexiques sont différents par rapport à ceux d’une population de même âge : les fixations sont plus longues, les saccades plus petites et la proportion de régressions est supérieure. Ces résultats ont conduit certains chercheurs à suspecter l’existence d’une relation causale entre ces mouvements particuliers et la dyslexie. Selon ces hypothèses, un déficit visuel, attentionnel ou oculomoteur serait à l’origine de ces mouvements anormaux (Pavlidis, 1981; Eden, VanMeter, Rumsey & Zeffiro, 1996 ; Stein, 2001). Néanmoins, ces mouvements peuvent aussi être la conséquence d’un mauvais décodage ou d’un accès lexical difficile. On retrouve une configuration de mouvements identique (saccades plus courtes, fixations plus longues, régressions) lorsqu’on présente au lecteur expert un texte difficile à lire. Par conséquent, pour démontrer que les mouvements oculaires de sujets dyslexiques sont anormaux, il est nécessaire de les étudier à l’aide de tâches n’impliquant pas une activité de lecture, afin d’évaluer l’existence d’un déficit spécifique du système oculomoteur. Pavlidis (1981, 1983) observe en effet que, dans un tâche de poursuite d’une cible lumineuse, la proportion de saccades et de régressions est supérieure chez les sujets dyslexiques par rapport à une population appariée chronologiquement mais ce résultat n’a encore, a notre connaissance, jamais été répliqué en totalité (voir par exemple, Biscaldi, Fischer & Aiple, 1993 ; Fischer, Biscaldi & Otto, 1993 et Olson & Forsberg, 1993). D’autres expériences ont permis de mettre en évidence un certain nombre de problèmes spécifiques au sujet dyslexique concernant la poursuite lisse et la vergence (Eden, Stein, Wood & Wood, 1994), la dominance oculaire (Stein, Richardson & Fowler 2000), l’instabilité des fixations (Raymond, Ogden, Fagan & 18 Kaplan 1988), ou la rapidité des saccades (Fischer & Weber, 1990). Néanmoins, ces différents mouvements ne sont pas forcément impliqués dans la lecture. D’autre part, les programmes d’entraînement destinés à améliorer ces mouvements ne permettent pas d’améliorer la lecture des sujets dyslexiques (Kavale & Mattson, 1983). INSERER FIGURE 6 Comme nous venons de le voir, il est possible de mettre en évidence des différences concernant la motricité oculaire entre sujets normaux et dyslexiques, mais celles-ci touchent essentiellement des paramètres plutôt descriptifs comme la longueur des saccades, le pourcentage de régressions. Or, un des avantages de l’enregistrement des mouvements oculaires est la possibilité de mesurer d’autres paramètres qui permettent d’analyser plus finement le déroulement temporel des processus impliqués dans la lecture. Parmi ces indicateurs, on peut distinguer les indices précoces : durée de première fixation sur le mot, c’est à dire, durée du premier passage sur le mot (par exemple, durée de la fixation 1 de la figure 6) ; d’autres plus tardifs : la durée du regard calculée en additionnant toutes les refixations intra-mot. Par exemple, si le sujet fixe 2 fois le même mot la durée de regard sera alors égale à la somme des durées des 2 fixations (somme des fixations 2 et 3, figure 6). Enfin, le dernier indice tardif est la durée totale de fixation, dans ce cas, on rajoute à la durée de regard, les régressions (somme des fixations 2, 3 et 5, voir figure 6). Ces indices représentent différents niveaux d’avancement des procédures d’accès lexical. Ainsi, la durée de la première fixation pourrait être influencée par des traitements de basniveau, la durée du regard serait plutôt sensible aux facteurs lexicaux et la durée totale impliquerait un traitement de haut niveau lié à la compréhension du texte. L’utilisation de ces paramètres nous semble particulièrement judicieuse ici car comme nous l’avons vu précédemment, la dyslexie serait liée à une difficulté concernant la reconnaissance des mots, l’accès lexical et le décodage phonologique (Ramus, 2001). Rappelons que selon la « théorie phonologique », l’apprentissage d’un système alphabétique nécessite d’établir des liens entre les représentations mentales des lettres et des sons de parole, les phonèmes. Si un enfant a des représentations des phonèmes dégradées, ou plus difficilement accessibles, il lui sera plus difficile d’apprendre la correspondance entre celles-ci et les lettres, d’où des difficultés d’apprentissage de la lecture. Par conséquent, selon la théorie 19 phonologique, on devrait observer chez les sujets dyslexiques un reflet de ces difficultés d’accès lexical sur des indices comme la durée du regard ou les fixations totales, mais pas sur les durées de premières fixations qui elles sont peu influencées par les facteurs lexicaux. Il nous semble donc avantageux de comparer des populations de sujets dyslexiques et normaux sur la base de ces indices. Afin de mettre en évidence un déficit oculomoteur global chez les sujets dyslexiques, il est impératif d’obtenir des différences sensibles concernant tous les types d’indices, précoces ou tardifs. En revanche, si les dissimilitudes ne concernent que des indices tardifs, alors l’hypothèse selon laquelle le comportement oculomoteur particulier des sujets dyslexiques reflète des difficultés d’accès lexical sera confirmée. Nous avons donc demandé aux sujets (lecteurs experts et dyslexiques adultes) de lire deux textes comprenant des items expérimentaux choisis en fonction de plusieurs variables linguistiques : la fréquence, la longueur et la prédictibilité. Ces facteurs sont couramment utilisés afin d’étudier les procédures d’accès lexical. Nous avons aussi manipulé la régularité grapho-phonologique puisque les sujets dyslexiques, selon l’hypothèse phonologique, devraient être plus sensibles à ce facteur que les sujets normaux. INSERER TABLEAU 1 En ce qui concerne les paramètres généraux, on constate d’importantes différences entre normo-lecteurs et dyslexiques (tableau 1). Ces derniers lisent beaucoup moins vite, le nombre de fixations est nettement plus important et leurs saccades sont plus courtes. Néanmoins, cet ensemble de résultats ne peut conforter l’hypothèse d’un déficit oculomoteur. En effet, on observe ce type de configuration chez le lecteurs expert à qui on propose un texte difficile ou écrit dans une langue étrangère. Ces données confirment simplement que nos sujets dyslexiques éprouvent des difficultés à lire, ce qui nous semble logique. En revanche, les données concernant les retours de ligne semblent plus problématiques. Pour ce retour de ligne, le sujet doit effectuer une saccade de très 20 grande amplitude (environ 40 caractères) qui lui permettra, à partir du dernier mot d’une ligne, d’atteindre le premier mot de la ligne suivante. Le lecteur expert parvient à réaliser ce changement de ligne relativement précisément car on constate une erreur pour 1/3 de ces saccades. Mais ce pourcentage est doublé chez les sujets dyslexiques (66 %). Il est possible que ces erreurs proviennent d’un mauvais contrôle oculomoteur. Les durées de premières fixations (DPF) des lecteurs experts (244 ms) ne sont pas statistiquement différentes de celles des sujets dyslexiques (252 ms). Lors du premier passage sur le mot, les deux groupes ne se différencient pas. D’autre part, on ne constate aucun effet des variables linguistiques sur les DPF. INSERER FIGURE 7 et 8 L’analyse des durées de regard (DR) conduit à une toute autre conclusion. Rappelons que cet indice est calculé en ajoutant à la DPF toutes les refixations intramot. On constate que les DR des sujets dyslexiques (531 ms) sont nettement supérieures à celles des sujets experts (298 ms). Les effets de fréquence (figure 7) et de longueur (figure 8) sont observés dans les 2 populations, mais sont nettement plus importants chez les sujets dyslexiques. INSERER FIGURE 9 Notons que les sujets dyslexiques sont particulièrement perturbés et que leur lecture est considérablement ralentie lorsqu’on leur présente des mots capitalisant deux difficultés (mots longs et de basse fréquence), alors que la différence entre sujets experts et dyslexiques est nettement moins importante pour les mots faciles à lire (mots courts et de haute fréquence, figure 9). Jusqu’à présent, il apparaît que les facteurs fréquence et longueur agissent de manière similaire pour les deux populations mais que les effets de ces variables sont nettement plus marqués pour le groupe de sujets dyslexiques. Cette concordance n’apparaît plus lorsqu’on étudie l’effet de la régularité grapho-phonologique. Cette 21 fois, aucun effet n’est observé chez les sujets experts alors que les sujets dyslexiques éprouvent des difficultés pour lire les mots irréguliers (figure 10). INSERER FIGURE 10 L‘analyse des fixations totales (calculées en ajoutant les régressions) confirme les tendances précédentes. Les écarts augmentent encore (335 ms pour les sujets experts et 658 ms pour les sujets dyslexiques). Les effets de fréquence et de longueur sont retrouvés et les écarts entre sujets dyslexiques et lecteurs experts s’amplifient encore. Néanmoins, l’effet de régularité constaté sur les DR (la différence entre les mots irréguliers et réguliers était de 87.37 ms) diminue (il est maintenant de 27.49 ms) et n’est plus significatif. INSERER FIGURE 11 En résumé, les écarts entre sujets dyslexiques et experts apparaissent lorsqu’on prend en compte les refixations et s’amplifient lorsqu’on rajoute les régressions (figure 11). D’autre part, ce sont essentiellement les items longs et de basse fréquence qui occasionnent ces écarts (figure 12 et 13). En somme, les fixations ne sont pas plus longues, mais plus nombreuses de telle sorte que, lorsqu’on les additionne, des différences importantes apparaissent. Effectivement, le nombre moyen de fixations par mots est de 2.80 pour les sujets dyslexiques et de 1.46 pour les lecteurs experts. Mais les écarts sont encore plus importants lorsqu’on s’intéresse uniquement aux mots de basse fréquence : on observe alors que les sujets dyslexiques fixent les mots en moyenne 3.31 fois alors que chez les sujets experts, ce nombre moyen de refixation est de 1.53. Le fait que ces refixations concernent essentiellement des items de basse fréquence amène à penser que les difficultés rencontrées par les dyslexiques auraient une origine lexicale. INSERER FIGURE 12 et 13 L’analyse des lieux de fixations (i.e. la lettre fixée dans le mot) met en évidence d’autres possibilités d’explications concernant les refixations et conduit a admettre que des facteurs autres qu’une difficulté d’accès au lexique puisse rendre compte 22 des difficultés de lecture rencontrés chez nos sujets dyslexiques. En effet, alors que chez le sujet normal, le point de fixation initial est placé à, environ, 39 % du mot, on observe chez le sujet dyslexique un décalage vers la droite puisque le lieu fixé est à 44 % du mot (ce point de fixation dépassant même les 50 % pour certains mots longs). Ce décalage rend le traitement du mot plus difficile car on constate une augmentation significative des refixations dès que le sujet s’approche et dépasse le centre du mot. Conclusion De manière générale, la configuration des résultats obtenue chez les sujets dyslexiques est assez proche de celle enregistrée chez le lecteur expert. Dans les deux cas, on observe une influence identique des variables classiques (fréquence, longueur). Néanmoins, les effets sont nettement plus marqués chez le lecteur dyslexique, ce qui montre une grande difficulté concernant l’accès lexical chez ces sujets. Les mots longs et de basse fréquence sont extrêmement difficiles à lire et, par un effet « boule-de-neige », l’ensemble de la lecture se retrouve très altérée et difficile, voire pénible par moments. Certains mots sont fixés 4, voir 5 fois par le sujet, un peu comme s’il se retrouvait « bloqué », ce qui perturbe grandement l’ensemble des processus mnésiques impliqués dans la lecture. Le fait qu’un effet de régularité soit observé uniquement pour la population dyslexique confirme l’hypothèse d’un dysfonctionnement phonologique. Pourtant, nous ne mettons pas en évidence de différence concernant les indices précoces, comme la durée de première fixation. Ceci pourrait confirmer le fait que les mouvements oculaires particuliers du sujet dyslexique sont une conséquence, et non une cause, de leurs difficultés de lecture. Comme nous l’avons vu, la différence essentielle entre les deux populations concerne les refixations : elles sont beaucoup plus nombreuses chez le sujet dyslexique. Même si ces refixations sont influencées par des variables lexicales, nous avons pu constater qu’elles dépendaient aussi du lieu de fixation initial. Dès que le sujet s’approche du centre du mot, ou le dépasse, les refixations augmentent. Pour qu’un mot soir traité de la meilleure façon possible, il faut que l’œil se pose dans une zone à mi-course entre le début et le milieu du mot. Il semble que cette position soit choisie de façon stratégique afin d’optimiser le traitement mais certaines erreurs balistiques, inhérentes au système oculomoteur et à la programmation des 23 saccades, empêchent parfois d’atteindre ce point optimal (O'Regan & Lévy-Schoen, 1987). Or, chez les sujets dyslexiques, on constate que le point fixé n’est pas toujours idéalement choisi et les erreurs de positionnement sont plus fréquentes. Ces erreurs, à la différence des sujets normaux, occasionnent aussi une augmentation des refixations. Néanmoins, nos données ne nous permettent pas de déterminer s’il s’agit d’un dysfonctionnement oculomoteur ou d’un mauvais choix stratégique de la part du sujet. En conclusion, il apparaît clairement que les sujets dyslexiques éprouvent de grandes difficultés d’accès au lexique. La motricité oculaire ne semble pas déficiente (peu de différences sont constatées pour les indices précoces). Néanmoins, certains signes montrent qu’à l’évidence, ils rencontrent quelques problèmes en ce qui concerne le contrôle des saccades (le point fixé dans le mot est trop souvent mal visé, ce qui entraîne des refixations). Mais nous ne savons pas encore s’il s’agit là d’une mauvaise habitude, d’un mauvais choix stratégique ou au contraire, d’un réel problème moteur. Références Biscaldi, M., Fischer, B., & Aiple, F. (1994). Saccadic eye movements of dyslexic and normal reading children. Perception, 23, 45-64. Brysbaert, M., & Vitu, F. (1998). Word skipping: Implications for theories of eye movement control in reading. In G. Underwood (Ed.), Eye Guidance in Reading and Scene Perception (pp. 125-147). Amsterdam: Elsevier. Coltheart, M. (1978). Lexical access in simple reading tasks. In G. Underwood (Ed.), Strategies in Information Processing (pp. 151-216). London: Academic Press. Eden, G.F., Stein, J.F., Wood, H.M., & Wood, F.B. (1994). Differences in eye movements and reading problem in dyslexic and normal children. Vision Research, 34, 1345-1358. Eden, G.F., VanMeter, J.W., Rumsey, J.M., & Zeffiro, T.A. (1996). The visual deficit theory of developmental dyslexia. Neuroimage, 4, 108-117. 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Figure 3 : Ecriture pictographique (symbole de « montagne ») et idéographique (le symbole évoque alors « l’étranger »). 27 Dessin du bœuf (« aleph ») l’image figurative disparaît une partie du dessin est conservée… rotation …puis stylisée nouvelle rotation, puis le symbole sera associé au premier son du mot (le /a/ de « aleph » Figure 4 : Processus de création de l’alphabet : l’histoire du « A ». Représentation sémantique maison mεzõ Assemblage selon des règles de CGP extralexicales « maison » Figure 5 : représentation schématique du modèle à double accès de Coltheart (1978). Accès direct (à gauche) et indirect (à droite). Règles CGP = règles de correspondance graphème-phonème. 28 mot cible La poussée d’Archimède s’applique aux corps plongés dans un liquide 1 2 4 3 6 7 8 5 • fixation 4 → fixation 5 : régression • fixation 3 : refixation (le même mot est fixé 2 fois avant que le regard ne le quitte). • Point de fixation préféré : la fixation 2 est à 3 caractères par rapport au début du mot et à -2 par rapport au milieu du mot soit à 33% de la longueur totale du mot • longueur de la saccade (fixation 1 vers 2): 11 caractères Figure 6 : Illustration des indices utilisés: régression, refixation, point de fixation préféré, longueur de la saccade. Vitesse de lecture (en sec.) d'une page de 49 mots N D écart 15,38 24,86 9,48 Nombre de fixations (page de 49 mots) N D écart 53,92 78,5 24,58 % de réajustements après un retour de ligne N D écart 35 66 31 Amplitude des saccades (en caractères) N D écart 8,05 5,73 -2,32 Tableau 1: Paramètres généraux des mouvements oculaires des sujets normaux (N) et dyslexiques (D). 29 N D 800 700 ms 600 500 400 300 200 basse haute Figure 7. Effet de la fréquence sur les durées de regard (en ms) pour les mots de basse et haute fréquence, pour les sujet normaux (N) et dyslexiques (D) 30 N D 800 700 ms 600 500 400 300 200 court long Figure 8. Effet de la longueur sur les durées de regard (en ms) pour les mots courts et longs, pour les sujet normaux (N) et dyslexiques (D) N D 900 800 700 700 600 600 ms ms 800 N D 900 500 500 400 400 300 300 200 200 court long court long Figure 9. Effets conjoints de la fréquence (graphique de gauche, mots de basse fréquence et graphique de droite, mots de haute fréquence) et de la longueur (mots courts vs mots longs) sur les durées de regard (en ms). 31 N D 600 550 500 ms 450 400 350 300 250 200 I R Figure 10. Durées de regard (en ms) pour les mots irrégulier (I) et réguliers (R), pour les sujet normaux (N) et dyslexiques (D) 800 N D 700 600 500 400 300 200 DPF DR FT Figure 11. Ecarts (en ms) entre sujets normaux (N) et dyslexiques (D) pour les durées de première fixation (DPF), les durées de regard (DR) et les fixations totales (FT). 32 N 1000 D 900 800 700 600 500 400 300 200 DPF DR FT Figure 12. Ecarts entre sujets normaux (N) et dyslexiques (D) pour les durées de première fixation (DPF), les durées de regard (DR) et les fixations totales FT) pour les items longs et de basse fréquence (en ms). N 1000 D 900 800 700 600 500 400 300 200 DPF DR FT Figure 13. Ecarts entre sujets normaux (N) et dyslexiques (D) pour les durées de première fixation (DPF), les durées de regard (DR) et les fixations totales FT) pour les items courts et de haute fréquence (en ms).