La nuit des Mayas - Grands Reporters
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La nuit des Mayas - Grands Reporters
Série de lété / Et lhomme inventa lécriture... La nuit des Mayas Chapo Uxmal, Chichen Itza, Palenque : des cités enfouies dans la jungle dont les seuls noms fascinent encore cinq siècles après larrivée des conquistadores espagnols. Cette culture maya, Jean-Paul Mari la redécouverte parmi les ruines sacrées du Yucatan. Il raconte lextraordinaire aventure du franciscain Diego de Landa, à la fois bourreau et sauveur dune civilisation dont il recopia minutieusement les grands livres avant de les livrer aux feux de lInquisition. Car ces « sauvages » quil venait évangéliser maîtrisaient la mathématique, lastronomie, et surtout une écriture qui na pas encore livré tous ses secrets Texte La nuit des Mayas 3. Lun après lautre, frère Diego de Landa jette les grands livres des Mayas sur le bûcher. Debout face aux flammes, linquisiteur affronte le diable. Le feu gronde, noircit, dévore, et autour de la fournaise sélève une longue plainte, celle des Indiens pendus par les pieds, battus de verges, tondus et aspergés de poix bouillante. Un peu plus loin, dautres indigènes attendent, tête basse, hérétiques coiffés du san-benito, la casaque jaune dont on revêt ceux promis au bûcher de lInquisition. Ce dimanche 12 juillet 1562, sur la grande place de San Miguel de Mani au Yucatan, la fumée et les cendres de lInquisition emportent 5 000 précieux codex, parchemins délicatement enluminés de couleurs végétales, peints à la brosse de hérisson, des statues de bois finement gravées, des manuscrits en peau de daim et en écorce de figuier sauvage. Ecrits par les anciens pour que leurs descendants ne vivent pas dans lobscurité, ils disaient le temps passé, lépopée des ancêtres, leurs rêves, leurs guerres et leurs prophéties, la parole des dieux, le calendrier lunaire, les almanachs, les tables déclipses, le mouvement des étoiles, de la planète Vénus. Et les prières à faire pour que Chaac, le dieu de la Pluie, assure dabondantes récoltes de maïs et de graines de cacauatl, le cacao. Huit siècles de littérature et de culture maya sen vont, et avec eux toute lhistoire dun peuple né bien avant Jésus-Christ, celui dont Diego de Landa, frère franciscain et évêque du Yucatan, invoque le nom au-dessus du brasier. « Les vices des Indiens sont lidolâtrie, la répudiation, les orgies publiques, la vente et lachat des esclaves », écrit Diego de Landa. Lhomme dEglise est un noble espagnol, issu de la maison de Calderon, né en 1524 à Alcarria, près de Tolède. A 16 ans, il prend lhabit franciscain ; neuf ans plus tard, il accompagne une mission qui vogue vers le Nouveau Monde, débarque au Mexique, pousse jusquau Guatemala et revient sinstaller au Yucatan. Avec lui, il ramène une statue guatémaltèque de la Vierge quil veut installer chez les sauvages, à Mérida. Mais voilà quen chemin la statue devient de plomb. Rien ny fait, ni les chariots, ni les puissants attelages de boeufs, ni le système de cordes graissées : la Vierge sest arrêtée à Izamal. Elle y restera pour être adorée, miracle de la « Vierge récalcitrante ». Diego de Landa est venu au Yucatan avec une obsession : évangéliser les sauvages et sauver leurs enfants de lenfer. Il est stupéfait de constater la détresse des Mayas, durs aux supplices du bourreau, mais qui poussent daffreux hurlements face au spectacle de leurs écritures jetées au feu : « Plusieurs dentre eux, trompés par le démon, se pendirent de douleur », écrit-il, surpris mais inébranlable. Diego de Landa est un soldat du Christ, un homme au visage long, grand front, pli tombant au coin des lèvres minces, un nez droit autoritaire, mais de grands yeux étonnants, aux longs cils, quasi féminins. A Campeche, en 1842, un de ses biographes le décrit sous les traits dun fanatique odieux, extravagant et cruel, caricature de lInquisition ; un autre souligne au contraire un esprit curieux, bien plus sage quil napparaît, ami sincère des indigènes, quil protège constamment contre la violence des conquérants. De fait, lhomme est tourmenté et ambigu, comme un bourreau fasciné par sa victime, la culture maya, démon quil envoie résolument au bûcher. Même si, avant de tout expédier en enfer, il prend soin de Jean-Paul Mari Première publication : 2 août 2001 Page 1/4 noter ce quil peut, les moeurs, les rites, les légendes, la mythologie, et surtout les glyphes caractères de lécriture maya -, dans un livre de 3000 paragraphes divisés en 225 chapitres, « Relacion de las cosas de Yucatan », énorme manuscrit devenu aujourdhui la bible des chercheurs modernes. Etrange Diego de Landa qui dans le même temps assassine une culture et la sauve... Cinq siècles plus tard, on marche dans les ruelles dun village aux toits de palmes entouré dune épaisse forêt tropicale où courent le cerf, le cochon sauvage et lagouti, gros rongeur de la taille dun lièvre. Dans les champs, les hommes plantent toujours le maïs avec un xul , simple bâton ferré, et il vous offre « leau blanche », une calebasse de poudre de maïs délayée à leau, agrémentée de cacao ou dun piment vert très fort. On regarde ces visages cuivrés identiques à ceux des stèles et des céramiques anciennes ; ils parlent une langue glottale archaïque, le chol ou le yucatèque. Dans Nunkini, « là où le soleil se courbe », entre Mérida et Campeche, à quelques heures mais à des années-lumière des plages de Cancun, les Mayas sont toujours vivants ! Cest ici que Michel Boccara, ethnologue et intellectuel nomade, a décidé de camper six mois par an, avec sa femme et ses trois enfants, sans eau, sans électricité, dans de grands hamacs qui se balancent au vent des mythes de la Méso-Amérique. A lintérieur, des murs chaulés de blanc, deux bancs en bois ; et lethnologue ascète en short déchiré, mince et chauve, nuage de barbe sale de trop de poussière avalée sur les sites. Il crayonne un glyphe maya, un dessin rond aux formes complexes, caractère que les scribes peignaient, gravaient sur la pierre, le plâtre, le stuc, la céramique, un coquillage ou un os. Et il prévient, solennel : « Attention : au-delà de cette ligne, dès le premier glyphe, nous entrons... dans la nuit des mots mayas. Prêt ? » Prêt. Les Indiens disaient tsib pour dire écrire, dessiner ou peindre. Et xok pour lire et deviner. Comme le chaman qui lit dans les entrailles de lanimal. « Pour lire ou écrire, il faut plonger au coeur de lénigme. » A laube du monde, raconte le grand récit épique du « Popol Vuh », les jumeaux célestes descendirent aux enfers pour combattre le maître des ténèbres, celui qui fait disparaître. En mémoire de ce combat, les Mayas inventèrent une écriture dun millier de signes, effroyablement compliquée, bourrée dallographes et de polyphones, où chaque signe peut avoir plusieurs sens, chaque son plusieurs caractères distincts et chaque mot plusieurs sens. Lécriture, obscure et nocturne, nest pas là pour expliquer, clarifier et dévoiler les mystères du monde mais pour le masquer, car le monde lui-même est énigmatique. Le scribe qui veut se rendre maître de lécriture doit, comme les jumeaux célestes, descendre armé de sa plume jusquaux enfers et livrer le combat contre lobscurité. Quand il reviendra, transformé en seigneur de la nuit, il fera partie du monde des morts. Lire, cest dessiner ; écrire, cest deviner. Et apprendre à mourir. On repense à la phrase de Blaise Cendrars : « Ecrire cest brûler vif, mais cest aussi renaître de ses cendres. » Les Mayas étaient obsédés par la mort, donc par la renaissance. Michel lethnologue parle le yucatèque et il a découvert comment les Mayas appelaient leur écriture : akab tsib , lécriture de la nuit. Décomposons : akab est la nuit, lobscurité, celle de lorigine des temps. Ce glyphe est un cercle, marqué de trois encoches, deux supérieures et une autre plus grande, en bas et au centre, en forme dun grand Y renversé. Dans cette écriture monosyllabique, la première partie, une fois détachée - ak -, veut dire le clitoris de la mère cosmique, représenté en Y. Répété trois fois, il devient akab . Trois, en maya, dit aussi linfini, abondance et noix-pain. La deuxième partie du mot akab est le kab, comme kab, qui dit le monde-terre-miel. Et comme les Mayas jouaient déjà avec le verlan, ils transformaient aussitôt kab en bakab, ces atlantes qui soutiennent le monde à lenvers, êtres dont les yeux sont fermés à léveil mais ouverts et exorbités quand ils dorment. Compliqué ? Attendez. La traduction dakab, glyphe de la nuit, renvoie donc à la fois vers lorigine de la création ; ce clitoris ak répété trois fois dans sa dimension nourricière et infinie qui contient le kab, monde riche, terre et miel qui, à lenvers, dit latlante, le père qui soutient lunivers sur ses épaules... Un seul glyphe est un voyage initiatique et poétique qui fouille le sens grâce à un labyrinthe de mots. Fais ton choix, scribe ! Avec ce que tu sais déjà. Comme dans la cabale, le sens dernier reste impénétrable à lhomme. Lécriture est un savoir obscur, le commun ne Jean-Paul Mari Première publication : 2 août 2001 Page 2/4 peut pas résoudre lénigme parce que lénigme est le langage de la pureté. Le vertige vous prend et on se retrouve dehors, ébloui par le soleil de Nunkini, en regardant dun oeil différent les paysans du village. Cest ici quon a écrit le « Livre des bakabs », sans doute le plus ésotérique de la littérature maya, recueil dincantations, de charmes et denvoûtements qui donne les clés de la symbolique. Dans la maison den face, ce vieillard ratatiné et paisible nest autre quun chaman, prêtre-sorcier devin et thérapeute, qui connaît par coeur et sans lavoir jamais lu de longs passages du prophétique Chilam Balam. Quand la terre souffre du manque de pluie et que la vie devient impossible, cest lui qui invoque le mythe du Rêveur dEau. Chaac, le dieu de la Pluie au nez en trompe darrosage, dormait quand il rêve quune jeune fille, Yaxcé, prisonnière dun tronc de fromager, lappelle au secours. Chaac se réveille, prend son couteau en pierre, ouvre larbre et leau jaillit : « Leau est la mère cosmique qui rappelle à son fils qui la délaissée quon ne peut rien faire sans elle, explique Michel. "Délivre-moi, lui dit-elle, et le monde revivra." Le chaman de Nunkini sait bien, lui, quil ne faut jamais oublier les dieux. » A une centaine de kilomètres de là, on flotte sur un ruban dasphalte brillant délavé par un orage diluvien. Soudain, Uxmal, ancienne cité maya, émerge dans la vapeur deau surchauffée. Uxmal, qui veut dire « trois fois-maïs-grenier-abondance... », ville de 16 kilomètres carrés entourée dun mur, née neuf cents ans avant Jésus-Christ, morte au xiiie siècle, abandonnée après dix ans de sécheresse absolue. Parce quil ne faut jamais oublier dinvoquer le dieu Chaac ! A lentrée, la première des 1000 citernes qui retenaient 27000 litres deau de pluie. On glisse, par 45 degrés à lombre, sur la « place carrée des oiseaux », face à Quetzal, le dieu aux plumes de colibri et aux ailes de pierre. Ici, le grand calendrier lunaire compte une année de deux cent soixante jours et le cycle déclipse de Vénus cinquante-deux ans, après quoi, sans lindispensable action de grâces, le monde inévitablement sécroulait. Là, le temple de Chaac. Dans la cour, un rocher oblong au centre dun carré de terre, hommage au phallus du Soleil qui féconde la terre nourricière. Plus loin, la « maison du nain », fils prodigieux issu dun oeuf de jaguar couvé par une sorcière, qui a construit un grand temple en une nuit, a inventé une figurine respectée par le feu, la céramique, et percé lénigme mathématique du dénombrement des feuilles des arbres avant de prendre le pouvoir pendant soixante-dix vies mayas. Sur limmense « carré des prêtresses » à lextraordinaire acoustique, il suffit de claquer dans ses mains pour rappeler lécho des habitants du passé : « Les Indiens du Yucatan sont bien faits, se baignent fréquemment et aiment les odeurs suaves ; les hommes ont le corps tatoué et enduit de peinture rouge, des cheveux longs et usent de miroirs », écrivait, séduit, Diego de Landa. « Ils tiennent pour grande élégance le fait de loucher, ont la tête et le front écrasés entre deux planches dès lenfance, portent les oreilles percées et scarifiées et nont point de barbe parce que les mères leur brûlent le visage avec des linges chauds... » Du jeu de pelote dUxmal, il ne reste que les gradins et un énorme anneau de pierre en hauteur où les deux équipes devaient faire passer une balle de caoutchouc de deux kilos. Les perdants y laissaient leurs biens. Et leurs vies. Ici, en cas de sécheresse, on se sacrifiait à Chaac : « Ils offraient leur propre sang, se déchiraient les oreilles par lambeaux, se perforaient les joues, la lèvre inférieure, la langue, y passaient un fétu de paille, ce qui occasionnait de grandes douleurs, et se coupaient le superflu du membre viril... » Quand la souffrance ne suffisait pas, il fallait offrir la vie animale ou humaine : « Les uns donnaient des esclaves ; dautres, par dévotion, livraient leurs petits enfants », décrit, horrifié, le franciscain. « On amenait la victime dans la cour du temple, les Chacs renversaient la victime avec rapidité et la tenaient tous quatre par les bras et les jambes écartés par le milieu. A cet instant, le bourreau Nacone arrivait avec son couteau de pierre, frappait entre les côtes sous le sein gauche ; puis il y plongeait la main aussitôt et en arrachait le coeur palpitant avec la rage dun tigre, le déposait dans un plat devant le prêtre qui sempressait de le saisir pour oindre avec le sang qui en dégouttait le visage des idoles ! » On sassied à même le dallage fin dUxmal. Un iguane passe sur le vert moussu du sol, des vols dhirondelles quadrillent les cumulus cotonneux dun ciel bleu satiné. Ces gens étaient tout à la fois des guerriers terribles et durs au mal, des hommes dharmonie, des Jean-Paul Mari Première publication : 2 août 2001 Page 3/4 paysans doux et cultivés et des matheux au coeur tendre et sanglant. Autour de la grande place souvrent les salles consacrées à lastronomie, la géographie, la géométrie ou la botanique. Leurs chamans faisaient de lalgèbre divinatoire à partir de 64 grains de maïs - deux puissance six - et ils ont inventé le zéro, loeil de dieu, et linfini quon lisait dans les spires de lescargot de mer. « Leur savoir scientifique, si développé, restait lié à la terre vivante, mythique : voilà le miracle maya... », dit Michel lethnologue. Uxmal était le zéro, le point de départ du chemin qui partait en direction de Nunkini, « là où le soleil se courbe », et continuait, toujours vers louest, vers la grande nécropole des souverains mayas. Au coeur de la forêt, sur des dizaines de kilomètres, on a retrouvé des pierres ordonnées tous les cinquante centimètres, bornes qui montraient le chemin à suivre vers la mort. Ce matin, avant larrivée du jour, Michel a marché vers louest, vers Ch-Kam-Maya-Mul, les « quatre tertres mayas » disposés selon la forme exacte du glyphe du soleil, cité inconnue et enfouie sur plusieurs kilomètres carrés qui na pas encore été pillée, dévastée par les riches collectionneurs privés américains. Aux côtés de Michel marchait un chaman, porteur de leau blanche, le maïs cuit sans chaux, le cacao, le sucre et laguardiente, offrandes destinées à demander la permission aux dieux de fouler leur sol interdit. Cest ici, à Ch-Kam-Maya-Mul, que le souverain devait faire sa dernière halte rituelle avant la mort, le temps de rencontrer le grand prêtre de Nunkini, de se charger dénergie sacrée et de sidentifier au soleil couchant. Ensuite seulement il pouvait sen aller plus à louest, vers la côte, et senfoncer dans cette région de marécages, de buissons aquatiques, de petits lacs deau douce et salée, de bras de mer boueux et dinfinis méandres, vers Jaina, lîle-nécropole des dieux. Ensuite seulement il pouvait mourir, sûr de renaître. « Ces gens ont toujours cru à limmortalité de lâme, bien plus que dautres nations, quoiquils ne fussent pas aussi policés », écrivait le franciscain inquisiteur tourmenté. « Ils ne pouvaient pas dire doù leur venaient les croyances relatives à leur paradis et à lenfer. Quant à cette survie, bonne ou mauvaise, ils disaient quelle navait point de fin, lâme nen ayant pas... », dira encore Diego de Landa vieillissant, profondément ébranlé davoir rencontré, aimé et détruit la culture dun peuple maya à la spiritualité aussi forte que sa foi de chrétien. Du haut de la plus grande pyramide dUxmal, on domine dans un silence absolu toute la campagne du Yucatan. Avec, sous soi, une mer arborée dun feuillage léger et moussu, comme une étendue liquide ondulée par des vagues. De cet océan végétal émergent les autres pyramides, le carré des oiseaux et des prêtresses, le marché, le jeu de pelote, géants assis aux formes dépouillées et puissantes. Lorage éclate et la pluie lourde dévale les marches vertigineuses de la pyramide, ruisselant sur la pierre lavée des gargouilles. Noyée dans leau du ciel, face à la forêt brune qui sétend loin jusquaux frontières des nouvelles cités barbares, les ruines mayas dUxmal se métamorphosent alors en quais, en docks, en port dune île du passé, dun continent perdu. JEAN-PAUL MARI « Le grand livre des glyphes sappelait Xocen, qui veut dire Lis-Moi. Il était lorigine du monde : cest un livre naturel et il na été fabriqué par personne. Le livre tourne tout seul ses pages, une par jour. Et si quelquun veut la tourner intentionnellement, il saigne parce quil est vivant. » Jean-Paul Mari Voir toute la série darticles sur les origines de lécriture « A est une vache »... Les mots magiques de Sumer Egypte : les aventuriers de la langue perdue Inde : Au commencement était l"Oommm..." La nuit des Mayas Chine : dans la forêt des signes Jean-Paul Mari Première publication : 2 août 2001 Page 4/4