la cruche cassée

Transcription

la cruche cassée
LA CRUCHE CASSÉE
par
Madame Marie-Félicie TESTAS
– 1877 –
Bibliothèque de la jeunesse chrétienne
approuvée par monsieur l’archevêque de Tours.
Éditions Saint-Remi
– 2013 –
DU MÊME AUTEUR AUX ESR
DEFAUTS ET VERTUS
LA CRUCHE CASSÉE,
78 p., 8 €
61 p., 5 €
LA TANTE SCHOLASTIQUE,
58 p., 5 €
UNE JONCHÉE DE FLEURS,
185 p., 12 €
ÉDITIONS SAINT-REMI
BP 80 – 33410 Cadillac
Tel/Fax : 05 56 76 73 38
www.saint-remi.fr
LA CRUCHE CASSÉE.
du petit pays de Noisy devint
Uveuf.journalier
Quoique père d’un joli petit garçon de
N
sept ans, le pauvre homme ne pouvait se consoler
de la perte de sa ménagère. Quand il revenait, bien
las, de son travail, il ne voyait plus de loin la fumée
blonde et joyeuse s’échapper du toit de sa maison,
et montrer qu’on l’attendait ; sa bonne Claudine ne
venait plus au détour du chemin tenant son fils
Benjamin par la main. Le pauvre Jacques trouvait
triste et désert son intérieur, si gai autrefois ; pas
de feu, pas de souper, le froid et le désordre d’un
ménage où la femme n’est plus ! Jacques, en
rentrant, embrassait son fils, allait dans le village
chercher à manger, revenait mettre son couvert et
celui de Benjamin. Mais cette place vide de la
défunte remplissait ses yeux de grosses larmes, et il
n’achevait point son repas. Il s’empressait de se
coucher, parce que le sommeil engourdit la peine.
En face de sa maison, de l’autre côté du chemin,
habitait une veuve, mère de trois jeunes enfants,
deux garçons et une fille. Cette femme avait été liée
avec la défunte. Elle prit donc en pitié le chagrin de
Jacques. Un jour elle lui proposa de garder
Benjamin avant et après l’heure de l’école, jusqu’au
moment où il reviendrait de son travail ; une autre
fois, de mettre un peu d’ordre dans son ménage, ce
qu’il accepta avec reconnaissance ; plus tard, elle
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lui offrit de préparer les repas, tout en préparant les
siens.
Il faut vous apprendre que la veuve Mion était la
plus fine cuisinière du pays. On la prenait à la
journée dans les maisons riches, aux jours de gala,
ce qui lui constituait une profession assez lucrative.
Elle préparait alors, pour son voisin, de bons petits
plats dont le pauvre homme se régalait fort.
Pendant qu’il mangeait, la veuve lui racontait une
foule de choses qui l’amusaient en le faisant un peu
sourire. Les noirs chagrins se dissipaient
insensiblement, et l’idée d’épouser Mion entrait tout
doucettement dans l’esprit du pauvre veuf.
Dix-huit mois après la mort de Claudine, un
dimanche, Jacques, rasé de frais, habillé de neuf,
au sortir de la grand’messe, proposa à la veuve
Mion de consentir à être sa ménagère et la mère de
son petit Benjamin. Elle accepta tout de suite, et
bien contente encore !
La noce se fit au plus vite, et très gaiement. Tout
le monde était heureux, même le petit Benjamin,
parce que Mion paraissait l’aimer presque autant
que sa défunte mère.
Jacques loua sa petite maison et transporta son
mobilier chez la nouvelle épousée.
Chose bizarre, mais trop commune, à mesure
que Mion s’accoutumait à aimer son mari, elle
devenait sévère, même injuste pour Benjamin. Le
pauvret était souvent grondé, et sa timidité s’en
augmentait. Sans la petite Louisette, le plus jeune
enfant de sa belle-mère, il eût été bien malheureux.
Mais la chère petite créature essuyait ses larmes
quand il pleurait, demandait sa grâce lorsque sa
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mère le punissait, enfin le consolait dans ses
petites peines, partageant avec lui toutes les
friandises qu’on lui donnait et les joujoux qu’elle
avait.
Mion se plaignait de Benjamin à son mari,
l’accusant d’être étourdi, malpropre, bête et
boudeur Ahuri, il le devenait lorsqu’elle le grondait
en grossissant sa voix, qui naturellement n’était
pas tendre. Malpropre ; Mion exagérait ; ses
enfants, à elle, toujours vêtus de bons habits, ne
pouvaient être comparés à ce chétif Benjamin qu’on
n’habillait que des vieux vêtements de son père,
lorsque ceux-ci devenaient hors de service. Bête, sa
timidité pouvait lui donner cet air-là ; mais il était,
au contraire, bien avisé et finaud ; rien ne lui
échappait, il voyait tout, entendait tout, retenait
tout, et dans ses petites conversations avec son
amie Louisette il avait tout plein d’esprit. Par
exemple, il était boudeur, je dois l’avouer, et ce
vilain défaut gâtait son caractère. Jacques se
laissait dominer par sa femme, et puis il se disait
aussi : Mon petit Benjamin est bien frais, bien
portant ; quand il vient au-devant de moi, il saute
comme un petit chevreau ! donc il n’est pas
malheureux ; moi, je suis bien heureux ; c’est tout
ce qu’il faut.
Un jour, Jacques rapporta un petit cochon de lait
qu’on devait manger le mardi de Pâques en grande
réjouissance. Mion l’avait farci d’une chair à
saucisses arrosée d’un verre de vin blanc, et sur les
deux heures, pour ce grand festin, elle alluma un
énorme feu et mit l’animal à la broche. Son fils aîné
faisait tourner l’instrument, tandis que le second,
armé d’une grande fourchette à trois branches,
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piquée dans un morceau de lard enflammé, laissait
tomber, goutte à goutte, la graisse brûlante, ce qui
rendait la peau du rôti jaune et appétissante.
Benjamin et Louisette, accroupis, regardaient
l’opération avec intérêt. Pendant cette cuisson,
Mion apprêtait le couvert. Un plat de haricots, une
salade de chicorée ornée de capucines, sans
compter une large tarte aux pommes, devaient
compléter ce repas.
Au moment de se mettre à table, Mion dit à
Benjamin :
— Prends la cruche et va me chercher de l’eau à
la fontaine.
Benjamin prit la cruche, bien grande, je vous
l’assure, et fit du coin de l’œil un petit signe à son
amie de venir l’aider. La mère, qui surprit cet appel
muet, ajouta :
— Reste là, Louisette, j’ai besoin de toi pour
aller à la cave.
Benjamin, en soupirant, partit pour cette
fontaine, sise au bord d’un bois. Il remplit sa
cruche à l’endroit où l’eau était le plus claire. Mais
voilà qu’en un passage plein de pierres il trébucha,
tomba, et la cruche se brisa en plusieurs morceaux.
Que faire ? hélas ! aller avouer cet accident ? il
n’y avait pas d’autre moyen à prendre.
Il rentra donc l’oreille basse, le regard triste et la
mine rechignée, il faut bien le dire.
— Où est la cruche ? demanda Mion.
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— Je suis tombé, et elle s’est cassée, répondit-il
d’un ton bourru.
— Polisson ! s’écria-t-elle, tu as joué avec des
gamins de ton espèce, et vous avez cassé ma belle
cruche, une cruche de quatorze sous ! Mais ça ne
se passera pas comme ça ; file, et au plus vite.
— Ma mère, ma mère, disait
suppliante, pardonnez-lui, laissez-le là.
Louisette
— Ma femme, ne te mets pas en colère, disait
Jacques de son côté.
— C’est bien facile de prêcher la patience quand
ça ne touche guère ; voilà une autre cruche à
acheter ! Tant pis pour lui ; il soupera avec du pain
sec ; qu’il retourne d’où il vient…, je lui défends de
rentrer avant la nuit.
Là-dessus elle lui coupa un morceau de pain, le
poussa par les épaules, et ferma la porte rudement.
Pauvre petit Benjamin ! il mit son pain sous son
bras, et, tout en pleurant, reprit le chemin de la
fontaine. Il s’assit sur ses bords parmi les fleurs, les
plantes et les herbes qui l’entouraient, et, pensant à
sa mère si indulgente, il souhaita de s’en aller au
ciel avec elle. Il songea aussi au bon rôti dont il
n’aurait pas sa part, à la bonne galette, et il soupira
plus fort.
Une grosse guêpe, qui s’en vint butiner sur les
lilas en fleur, détourna son chagrin. Il se coucha
tout de son long sur l’herbe pour la voir plus
longtemps. Elle s’envola ; alors il se rassit et
mangea son morceau de pain, but de l’eau dans le
creux de sa main, et se remit à pleurer. C’était si
triste ce morceau de pain sec. Un joli petit pinson
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qui vint chanter le consola tout à fait. Benjamin,
tourné sur le dos, regarda l’oiseau perché sur une
branche, tant qu’il y resta ; puis il contempla les
nuages qui s’en allaient du côté du soleil couchant.
Voilà qu’il entendit des pas sur l’herbe ; il se
recoucha à plat ventre, et se mit à espérer que
Louisette venait le chercher. Malheureusement ce
n’était pas elle, mais bien une vieille femme
demeurant en face de sa maison, et qui portait sur
son dos une hotte pleine d’herbes, qu’elle déposa à
terre pour s’asseoir. À ce moment elle aperçut
Benjamin. :
— Eh ! que fais tu-là, petit ?
— Je me repose.
— Comment n’es-tu pas chez toi à manger du
bon cochon de lait que ta belle-mère faisait rôtir,
tout à l’heure, quand je suis entrée pour demander
du feu ?
— Ah ! parce que j’ai cassé sa cruche en venant
ici, et qu’elle m’a mis à la porte en me défendant de
rentrer avant ce soir. Ah ! c’est qu’elle est dure,
cette mère-là, et elle ne m’aime guère, allez !
— Bien sûr, elle ne t’aime pas comme son
enfant ; et toi, l’aimes-tu autant que tu aimes ton
père ?
— Ah ! … mais… non, ça ne se peut pas,
répondit Benjamin en hésitant un peu.
— Alors il ne te faut pas dire qu’elle est dure ; ça
ne serait pas juste. Mais es-tu toujours bien gentil
avec elle, bien caressant, complaisant, attentif à lui
plaire ?
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Benjamin baissa la tête et ne répondit pas.
— Voyons, lui as-tu fait des excuses, après avoir
cassé sa cruche ?
Le
silence
suffisamment.
du
petit
garçon
l’accusait
— Vois-tu, mon enfant, souvent, pour être aimé,
il faut aimer soi-même. Essaye, et tu verras. Par
exemple, ce soir en rentrant, demande pardon à
Mion, embrasse-la comme si elle ne t’avait pas mis
à la porte.
— Et si elle me rebute ?
— Si ton air est gentil et affectueux, sois sans
crainte, elle te recevra bien.
— Je vous promets, Madeleine, de faire tout
comme vous me le dites. Mais qu’est-ce que tous
ces petits brins d’herbe dont votre botte est toute
pleine ?
— Ça, c’est du mouron pour les petits oiseaux ;
je vais le vendre à Belleville, et ça m’aide à vivre, car
je ne suis pas riche, vois-tu ; mais j’ai la santé
heureusement.
— Voulez-vous que je vous aide ?
— Je le veux bien, mon enfant.
Et Benjamin aida Madeleine jusqu’au moment où
la nuit le força de cesser.
Madeleine rentra chez elle, Benjamin chez lui ;
mais avant d’ouvrir la porte il mit son bon petit
cœur sur son visage pour dire à Mion :
— Bonsoir, mère, bonne nuit… Je vais me
coucher.
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Mion, étonnée et peut-être émue, lui dit :
— Et bien, ce pain sec a-t-il bien passé ?
— Pas trop, reprit l’enfant en souriant.
— Allons, viens manger ; on t’a gardé une petite
part, et si tu t’étais excusé, tu l’aurais déjà avalée.
Et Mion, plus brusque que méchante, adoucie
d’ailleurs par la gentillesse de l’enfant, lui donna à
manger du fameux petit cochon de lait, sa part de
galette, de la salade et des haricots. Comme le
morceau de pain tenait peu de place dans l’estomac
du petit homme, il avala le tout d’un grand appétit ;
après quoi il se coucha, et tout fut dit. Mais il
rumina ceci en sa petite tête :
— Tiens ! pour être aimé il faut être aimable.
Aussi eut-il pour sa belle-mère mille petites
attentions qui ne passèrent pas inaperçues ; car il
gagna tout à fait le cœur de Mion. Voici comment :
Un matin, un régiment défilait devant sa maison,
musique en tête. Comme le cas était nouveau, tout
le monde se mit sur les portes ; Mion également ;
elle alla même jusqu’au bord du chemin pour
l’entendre plus longtemps. Dans sa main elle tenait
une pièce d’or de vingt francs, qu’une femme du
village venait de lui échanger contre vingt francs de
monnaie : pièces, gros sous, petits sous, amassés
depuis longtemps, et qui étaient sa bourse secrète.
Soit émotion, soit le plaisir causé par la musique,
toujours est-il que Mion venait de perdre sa pièce.
Jugez du désespoir. On chercha, on fouilla, point
de pièce ! Elle était bien perdue ! La pauvre femme
en pleura toute la journée, et Benjamin en eut
aussi du chagrin. Il s’en alla à l’endroit fatal,