Les enfants de l`oubli - Revue des sciences sociales
Transcription
Les enfants de l`oubli - Revue des sciences sociales
EVE CERF Les enfants de l'oubli La dernière guerre mondiale a conduit au massacre systématique de populations civiles à une échelle inconnue jusque-là. A la différence des exactions du passé, commises dans la fureur des combats, les meurtres de la seconde guerre mondiale ont été décidés dans le calme de conférences mobilisant des scientifiques, des ingénieurs et des administrateurs. D e ce point de vue, l'occident reste marqué par l'extermination d'une partie importante de la population juive, fondée sur des préjugés racistes. Dans le même temps, malgré des informations précises, les alliés omettent de bombarder les voies d'accès aux camps de concentration. A cette époque, tant du côté nazi que de celui de alliés, s'effectuent des bombardements massifs de populations civiles dans le but de démoraliser l'ennemi. L'envoi de la bombe atomique sur Hiroshima et sur Nagasaki relève de cette stratégie. Tuer impersonnellement, et sans discrimination, demande que les victimes soient déshumanisées et que les tueurs soient privés d'individualité. La décision, prise de sang-froid, du meurtre de masse de populations civiles a entraîné l'effondrement de l'éthique dans la société occidentale. 1. LES SURVIVANTS Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, la notion de survivants prend un sens particulier lié au symbolisme de la mort et à l'impact du meurtre de masse sur les survivants et leurs descendants. Pour les juifs d'Europe, le terme survivants comprend tous les individus ayant survécu à la persécution nazie. La présente étude n'aborde pas les conséquences du séjour dans les camps sur les survivants, mais tente d'évoquer certains 123 (2) Au lendemain de la guerre, les enfants survivants ont dû abandonner tout espoir de revoir leurs parents. A la perte de leurs proches s'ajoute le meurtre collectif et organisé d'une partie importante de la population juive. Pour ces enfants commence alors une vie chaotique dans les maisons d'enfants et des foyers d'accueil. Certains d'entre eux sont adoptés par des couples sans enfants. Un nombre important de survivants émigré en Israël ou aux Etats-Unis. Malgré les épreuves traversées, les enfants juifs ont fondé des familles et généralement bien réussi socialement. (3) (1) Eve Cerf Chargée de recherches C.N.R.S. Laboratoire de sociologie de la culture européenne effets des persécutions raciales sur les générations suivantes. Au cours de la dernière guerre, onze mille enfants juifs connurent le même sort que leurs parents et furent arrêtés en France avant d'être exterminés. Un nombre à peu près équivalent d'enfants a été épargné au hasard des circonstances, grâce à la solidarité d'associations et de particuliers, juifs et non juifs. Parmi les enfants survivants, à ceux des déportés, s'ajoutent les enfants des parents morts en France, dans des camps pour étrangers , ou disparus à la suite d'événements liés aux persécutions raciales. Après la disparition brutale de leurs parents, ces survivants ont connu une enfance privée de repères, marquée par la peur et l'insécurité. A partir de 1970, en Amérique et en Israël, des publications sont consacrées à la transmission du traumatisme aux enfants et aux petits-enfants de survivants. Il convient alors de s'interroger sur le sens et la place du silence qui a entouré en France le sort de ces enfants. Les sciences humaines, pendant trente-cinq ans, ont ignoré les enfants survivants. En 1979, paraît l'ouvrage de Claudine Vegh « Je ne lui ai pas dit au revoir» . L'auteur aborde pour la première fois la question des enfants survivants. Les dix-sept personnes interrogées par Claudine Vegh n'avaient jamais évoqué leur histoire personnelle : « ne pas parler de ce passé, ce n'est pas le rayer, c'est peut-être, bien au contraire, essayer de le garder comme un secret qui ne se partage pas... le seul héritage possible quand l'image de tes parents s'estompe, et qu'il ne reste même pas de photos pour la récupérer ». Claudine Vegh, pendant vingt ans n'avait pas pronnoncé les mots de « papa » ou « père ». Toute allusion à son histoire personnelle lui était insupportable. (4) (5) Les interlocuteurs de Claudine Vegh disent leurs regrets et leur tristesse à l'idée que leurs parents, sachant qu'ils allaient à la mort, se sont séparés de leurs enfants pour qu'ils aient la vie sauve. Bruno Bettelheim, dans sa postface du livre de Claudine Vegh, analyse le deuil impossible des survivants : « n'ayant ni pris congé des morts, ni assisté aux funérailles, ni porté le deuil, les enfants devenus adultes restent les derniers témoins de vies éteintes dans un no man's land que ne referme pas la pierre tombale de l'oubli. » Ni pendant la guerre, ni par la suite, les survivants n'ont eu de preuves tangibles de la mort de leurs parents. Les rites qui donnent le signal du deuil dans ses formes traditionnelles, et ceux qui marquent sa fin, n'ont pas été accomplis. Le deuil, pour les survivants, s'est prolongé indéfiniment. En temps de paix, la société apporte sa sympathie aux familles en deuil. Dans le cas des survivants, des familles entières ont disparu, toutes classes d'âges confondues. Les récits des survivants gardent la cruauté de l'actualité. Les victimes de l'horreur nazie ne s'inscrivent pas dans la succession des personnes normalement décédées. (6) Saul Friedlânder, dans son ouvrage «Quand vient le souvenir», publié en 1978, montre les effets du deuil différé des survivants : « C'est seulement vers la trentaine que j'ai compris à quel point le passé modelait ma vision des choses, c o m bien l'essentiel m'apparaissait à travers un prisme particulier qu'il m'était impossible d'écarter. » Richard Marienstras, dans son ouvrage « Un peuple en diaspora », propose une interprétation de la vision du monde des survivants. L'enfant qui a été confronté à une expérience de danger hors du commun, et à la séparation non médiatisée d'avec ses parents, conserve le souvenir du risque et de la frustration sous la forme de fantasmes interactifs entre lui-même et son milieu. Cette production fantasmatique oscille entre deux pôles : une vulnérabilité psychologique extrême et le développement d'un potentiel créateur exceptionnel. Ainsi, l'enfant évolue t-il dans un milieu qui partage l'opinion qu'il a de luimême, celui d'une « radicale étrangeté » . ( 7 ) (8) Perpétuels abandonnés en puissance, les survivants vivent mal les séparations et les deuils. Ils restent marqués par une situation traumatique dont ils ne parlent jamais. Au lendemain de la guerre, par leur présence et leur expérience particulière, les enfants survivants rappellent que dans un passé proche, en France, chaque juif était un condamné à mort en puissance. Alors que, comme le souligne Freud, « au fond personne ne croit à sa propre mort ou, ce qui revient au même, dans son inconscient chacun est persuadé de sa propre immortalité » , la présence des enfants des morts devient rapidement insupportable pour ceux qui ont été épargnés. (9) Des enfants survivants devenus adultes gardent de cette époque un sentiment d'amertume que le temps ne semble pas avoir apaisé. La critique des attitudes familiales s'étend aux communautés juives. L'indifférence des familles et des communautés revient comme un leitmotiv dans les témoignages rassemblés par Germaine Baumann dans son ouvrage « La mémoire des oubliés, grandir après Auschwitz », paru en 1988. L'un des interlocuteurs de Germaine Baumann dira : « Je pense que les survivants avaient un contrat moral à respecter vis à vis des enfants de déportés ; ce contrat n'a pas été tenu. » Un autre interviewé estime que « l'attitude des communautées juives à été lamentable » . Le comportement d'indifférence à l'égard des (10) 124 enfants isolés a c o n n u des exceptions, qui toutefois n'apparaissent pas dans l'enquête par questionnaire de Germaine Baumann, portant sur plus de cent survivants. Le thème de l'oubli des enfants isolés réapparaît sporadiquement au cours du temps. En 1981, la revue « Tribune Juive » s'en fera l'écho à l'occasion de la nomination de Charles Fitermann au ministère des transports. Un article du 8 juillet 1981, intitulé: «Un fils d'immigrés juifs polonais détaché de la communauté », rappelle que « Charles Fitermann était un élève exceptionnellement brillant.... Plusieurs de ses anciens condisciples d'alors se souviennent et regrettent que la communauté juive stéphanoise n'ait pu lui apporter ni secours matériel, ni aide morale. » Le père de Charles Fitermann n'est pas revenu de déportation, sa mère a survécu en faisant des marchés ; Charles Fitermann comme tant d'autres, entre à l'usine à quinze ans. Le surinvestissement scolaire et l'excellence des résultats n'empêcheront pas les enfants isolés d'entrer très tôt dans la vie active à un niveau extrêmement modeste. En 1980, Esther Hoffenberg et Myriam Abramowicz tournent un film de quatrevingt-dix minutes intitulé: «Comme si c'était hier», sur le sauvetage des enfants juifs de Belgique. Ce film permettra à des enfants survivants de retrouver ceux qui les ont sauvés, mais aussi de se retrouver entre eux. Le travail entamé grâce au film de E. Offenberg et de M. Abramowicz sera repris par deux psychanalystes américaines, Judith Kestenberg et Eva Vogelmann. Leurs travaux conduiront à l'organisation de la première rencontre internationale sur le thème de « L'enfant caché ». Le quotidien « Libération », dans son numéro du 21 Juin 1991, rend compte de cette réunion dans un article intitulé : « Enfants cachés, victimes oubliées de la Shoah». Ici aussi s'exprime l'indignation devant l'indifférence à l'égard des enfants isolés au lendemain de la guerre : « On se s'est pas occupé de nous après... On nous disait : vous n'êtes pas malheureux, vous avez été cachés, qu'est-ce que vous pouvez comprendre ? » L'indifférence du monde extérieur à leur égard fait souffrir les survivants jusqu'à ce qu'ils fondent leur propre famille. Certains d'entre eux ont rallié des mouvements politiques de gauche qui leur ont apporté une identité et un entourage chaleureux, alors que dans le même temps, le discours officiel invite au déni des souffrances individuelles. 2. FILIATION ET IDENTITÉ DE PAPIER Le cas du changement de nom des enfants isolés au lendemain de la guerre permet de mettre en évidence ce qui s'effectue dans et par le nom de famille. Tout sujet s'inscrit dans une généalogie et dans une histoire. Le nom donné à la naissance est celui du père de l'enfant ou, dans certains cas, celui du père de la mère. Le nom indique le lieu d'origine de la famille et la place du sujet dans la suite des générations. Le don du nom constitue une dette à l'égard des morts des générations précédentes, dette qui doit être payée par la transmission du nom par la lignée masculine, et par la lignée féminine depuis 1982, compte tenu de la modification de la loi sur la transmission des patronymes. Le changement de nom n'est en aucun cas un acte innocent. Au cours de la dernière guerre de nombreux enfants juifs ont été cachés sous des noms d'emprunt. Le changement de nom a été le plus souvent associé à la séparation d'avec les parents et à un changement de langue et de contexte culturel. Des enfants nés pendant la guerre ont été déclarés à l'état-civil après la fin des hostilités. Dans certains cas, la filiation déclarée ne correspond pas à la filiation réelle. Cette filiation truquée interdit à l'enfant l'accès à la logique de la succession des générations. Dans un cas précis, cette distortion de la filiation a contribué à la mort du sujet . Après la guerre, de nombreux enfants juifs étaient disponibles pour l'adoption par des couples sans enfants, ou par le conjoint du parent survivant remarié. Dans chacun de ces cas, il s'agit d'adoption tardive. Certains de ces enfants sont nés avant la guerre et avaient conservé le souvenir et les valeurs de leurs parents. D'autres enfants, nés peu avant ou pendant la guerre, (11) n'avaient « même pas gardé un souvenir visuel de leurs parents ». Au lendemain de la guerre, plusieurs années se sont écoulées avant qu'il ne soit établi que ces enfants n'avaient plus ni parents, ni proches désireux de les prendre en charge. Les enfants susceptibles d'être adoptés avaient alors entre neuf et douze ans. Il s'agissait d'enfants déjà grands, qui avaient subi des traumatismes psychiques majeurs. Parmi les adoptants, certains ont trouvé la distance juste à l'enfant. Selon le système juridique de l'adoption simple, ils ont offert un foyer et ajouté leur nom à celui de l'enfant. Ce dernier a greffé une nouvelle histoire sur sa vie passée. Dans la plupart des cas, cependant, les adoptants ont choisi l'adoption plénière avec ou sans l'accord de l'enfant. Dans le cas de l'adoption plénière, les adoptants donnnent leur nom à l'enfant, dont le nom de famille initial disparaît des pièces d'état-civil. La formule d'un adoptant, selon laquelle « on ne trouvera plus aucune trace de ton nom dans tes papiers », ne peut manquer de trouver un écho dans la mémoire d'un enfant, dont le passé est fait de drames majeurs n'ayant laissé aucune trace matérielle. L'enfant adopté se trouve ainsi privé du nom de son père et nanti d'un vrai-faux nom. Une falsification de la succession des générations l'inscrit, par une fiction juridique, dans une généalogie qui n'est pas la sienne. L'entorse à l'immutabilité du nom, comme rapport à l'identité, conduit l'adopté à un sentiment de culpabilité qui lui apparaît, après coup, comme le reniement de la mémoire de ses parents. On se souvient de la situation de Claudine Vegh qui, au lendemain de la guerre, ne pouvait plus prononcer certains mots et ne supportait aucune allusion à sa situation personnelle (cf. paragraphe 1). Les enfants adoptés, dont le passé est comparable à celui de Claudine Vegh, se sont trouvés confrontés à des parents adoptifs sûrs de leur générosité et de leur bon droit, alors qu'eux-mêmes se définissaient comme les enfants des parents disparus. Henri Baruk, psychiatre, membre de l'Académie de Médecine, dans un ouvrage intitulé: «Civilisation Hébraïque et Sciences de l'Homme », met en garde les 125 candidats à l'adoption d'enfants abandonnés. L'avertissement du professeur Baruk s'appliquait à plus forte raison aux candidats à l'adoption d'enfants isolés au lendemain de la guerre. Il a rarement été entendu. Selon la tradition juive «rien n'empêche un ménage de prendre en charge des orphelins et de se conduire à leur égard comme de vrais parents, mais sans les adopter légalement, sans se les approprier... Dans le cas de l'adoption, l'enfant serait considéré comme « hefkere » selon le terme hébreu, comme n'appartenant à personne... Or la tradition juive est opposée à la notion de bien ou de personne qui serait tombé dans le domaine public » . C'est ainsi que dans le chapitre du livre de la Michna consacré à l'offrande, il est interdit de se servir d'un objet tombé en déshérence pour en faire une offrande au Temple. H. Baruk dénonce aussi la survalorisation du couple qui conduit ce dernier à s'assurer la pérennité par une descendance à tout prix. (12) 3 . RÉTABLISSEMENT DU PATRONYME Nicole Lapierre, dans un article intitulé « Changer de nom » < >, montre la position paradoxale d'enfants juifs dont les parents ont changé de nom lors du processus de naturalisation, dans le but de parfaire leur intégration. Ces enfants, devenus adultes, entreprennent des démarches en vue de réparer la chaîne généalogique et de rétablir officiellement le patronyme perdu. Ces démarches, perçues par les institutions comme une tentative de refuser l'assimilation, sont vouées à l'échec. Les enfants de parents naturalisés souffrent ainsi de ne pas pouvoir rejeter un changement de nom qui leur paraît trahir la mémoire et les traditions de leur histoire. 13 A la différence des enfants dont le nom a été francisé, les enfants adoptés, malgré le caractère définitif et irrévocable de l'adoption, ont réussi, lorsqu'ils en ont fait la demande, à faire rétablir leur patronyme. Les démarches pour le rétablissement du nom de famille passent par celles du changement de nom ; elles impliquent une requête au Conseil d'Etat par l'entremise d'un avocat. Le candidat au changement de nom doit établir un récit de vie précis et détaillé, et rassembler un dossier d'étatcivil qui l'oblige à reconstituer et à revivre les différentes étapes de sa vie. Le dossier d'état-civil du candidat au changement de nom doit comporter son livret de famille, un acte de décès de ses parents et un certificat de nationalité française. Dans la plupart des cas, le sujet adopté n'avait jamais vu auparavant d'acte de décès de ses parents. Demander cet acte d'état-civil, revient pour l'enfant survivant à intégrer la mort de ses parents dans le domaine rationnel, alors qu'il avait jusque-là rejeté cet événement hors de luimême. Le sujet doit également entrer en possession de son livret de famille. Lorsque le livret initial a été sauvegardé, le sujet constate que le décès de ses parents n'a pas été inscrit dans le livret, alors que lui-même ne figure pas dans le livret de sa famille, adoptive. Le sujet et ses parents appartiendraient ainsi, si l'on en croit les pièces d'état-civil, à un monde intermédiaire entre les vivants et les morts. Le thème des révélations du livret de famille sera repris au paragraphe 4, à l'occasion de la transmission du traumatisme aux générations suivantes. Les enfants adoptés, après quatre ans de démarches et la publication de l'autorisation de changement de nom au journal officiel et dans la presse locale et nationale, se retrouvent en possession de leur patronyme. Depuis 1982, des enfants de la deuxième génération, s'appuyant sur la loi qui autorise les femmes mariées à transmettre leur patronyme, associent au nom de leur père, le nom de leurs grands-parents maternels assassinés. 4. TRANSMISSION DU TRAUMATISME A partir de 1970, paraissent des publications concernant les enfants des survivants. Ces travaux sont pour la plupart des monographies d'origine anglo-saxonne, consacrées à des cas pathologiques d'enfants de déportés nés après la guerre. D'après ces études, les enfants de déportés se définissent comme des survivants et comme les héritiers d'un passé tragique dont ils sont dépossédés. Les témoignages des enfants et de leurs psychiatres montrent que les enfants de déportés reproduisent les symptômes et les réactions transmis par leurs parents. Pour ces enfants, le milieu favorisé dans lequel ils vivent devient le théâtre des persécutions subies par la génération précédente pendant la guerre' *. Le descendant, qui s'exerce à la fuite et à la survie, montre des réactions décalées qui prennent en compte des situations auxquelles ses parents ont été confrontés avant sa naissance. 14 Les enfants de déportés sont l'objet d'un investissement ambivalent de la part de leurs parents. Ils sont considérés tantôt comme un petit Hitler et tantôt comme le Messie' '. L'enfant de survivants se trouve mandaté de trois missions essentielles. Il est délégué par ses parents pour être heureux à leur place< '. L'enfant doit aussi consoler ses parents et les protéger. Il se trouve alors dans la position des parents, alors qu'il est lui-même un enfant. Le descendant se trouve exposé à des reproches tels que : « comment peux-tu te comporter ainsi à notre égard après tout ce que nous avons subi » < '. Le descendant de survivant doit enfin remplacer un enfant, un frère ou un parent disparu dont il porte le nom, tâche qui conduit à la confusion entre les individus et les générations. 15 16 17 L'enfant de survivants apparaît ainsi comme une duplication des parents qui transmet son sentiment d'insécurité à ses propres descendants* '. L'enquête sur le terrain auprès des descendants de survivants nés après 1948 montre que l'emprise du passé est essentiellement celle du silence. Parfois ce silence est ponctué par des fragments de récits, toujours les mêmes, qui rendent manifeste le non-dit dont ils émergent et que nul ne remet en question' '. Dans les familles, on ne parle jamais de la guerre aux enfants. Ceux-ci ont parfois fait des recherches dans les papiers de leurs parents. Ils y ont trouvé des photos de famille, de maisons, de paysages, de cimetières, qui toutes font référence à un monde disparu. 18 19 126 Au cours de leurs recherches, les enfants finissent par tomber sur le livret de famille de leurs parents. Ils y trouvent leur nom et celui de leurs frères et soeurs nés après la guerre, parfois celui d'un frère ou d'une soeur né avant la guerre et dont ils n'avaient jamais entendu parler. Nicole Fresco décrit un tel cas dans un article de la Nouvelle Revue de Psychanalyse, intitulé: «La Diaspora des Cendres» . L'enfant ne demande rien. A l'adolescence les parents finissent par révéler l'existence d'un enfant mort dans un camp de transit ou en déportation, et dont le nom ne s'inscrit sur aucune pierre tombale. (20) Dans deux cas, les enfants découvrent l'existence d'une grand-mère qui a perdu la raison à la suite de la déportation. L'une de ces grand-mères est morte en 1984, l'autre vient de mourir il y a quelques mois, sans avoir jamais recouvré la raison. Le silence forme une chape de plomb qui pèse sur ces familles. Leur héritage diffère de celui du « Juif Imaginaire » rapporté par Alain Finkielkraut, lorsqu'il écrit : « En un sens j'étais comblé ; la proximité de la guerre me magnifiait et me préservait tout ensemble ; elle me conviait à m'identifier aux victimes, tout en me donnant la quasi-certitude de ne jamais en faire partie. » ' Depuis plus de cinquante ans, le sort des enfants isolés au lendemain de la guerre semble être l'objet d'un interdit. A partir de 1970, des études, en majorité américaines, ont été réalisées par des survivants ou par leurs descendants. Aucune d'entre elles n'est fondée sur une population scientifiquement établie et ne comporte de comparaison avec d'autres groupes ayant subi des traumatismes psychiques massifs, ou avec une population témoin. Les personnes interrogées ont été repérées de proche en proche, dans l'entourage des auteurs des articles et des ouvrages. (21 Pendant longtemps, les survivants de l'extermination nazie n'ont pas été écoutés ou n'ont pas voulu parler de leur vie pendant et après la guerre' '. Le non-dit continue à hanter leurs descendants jusqu'à la troisième génération.Depuis quelques années, face à l'horreur, les travaux des historiens et des témoignages contribuent à l'élaboration de récits transmissibles à titre individuel et collectif' '. 22 23 Les meurtres de masse, scientifiquement et administrativement organisés, n'ont fait l'objet d'une réflexion systématique ni après la guerre, ni par la suite. Un comportement de guerre sans merci à l'égard d'une population civile, dont l'humanité a été niée par classification, est ainsi devenu un modèle possible pour la société du vingtième siècle. La mise en oeuvre de ce modèle a produit une modification fondamentale des valeurs et a entraîné l'effondrement de l'éthique en occident. NOTES 1 Lifton R., The Survivorsof Hiroshima and Nazi Persécution, Massive Psychic Trauma, ed. by Krystal H., New York, International Universities Press, 1968, P 168-203. 2 Crynberg A, Les Camps de la Honte, les Internés Juifs des Camps Français, 1939-1945, Paris, La Découverte, Textes à l'Appui, 1 9 9 1 . 3 Zeitoun S., L'Oeuvre de Secours aux Enfants (O. S. E.) sous l'Occupation en France, Paris, l'Harmattan, 1990. 4 Vegh CL, ]e ne lui ai pas dit au revoir, des Enfants de Déportés parlent, Postface de Bettelheim B., Paris, Gallimard, Collection Témoins, 1979. 5 Vegh CL, o. c , p. 23. 6. Bettelheim B., Postface de Vegh Cl. o. c. 7 Friedlander S., Quand vient le Souvenir..., Paris, Seuil, 1978. 8 Marientras R., Etre un Peuple en Diaspora, Paris, Maspéro, 1975. 9 Freud S., Essais de Psychanalyse, Considérations Actuelles sur la Guerre et la Mort, Paris, Payot, 1 9 7 1 , p. 253-254. 10 Baumann G., La Mémoire des Oubliés, Grandir après Auschwitz, Paris, Albin Michel, Présence du Judaïsme, 1988, p. 128-130. 11 Goldman P., Souvenirs Obscurs d'un Juif Polonais né en France, Paris, Seuil, Combat, 1975. 12 Baruk H., Civilisation Hébraïque et Science de l'Homme, Paris Zikarone, 1965, p. 158-159. 13 Lapierre N., Changer de N o m , La Mémoire et l'Oubli, Communication, Paris, Seuil 4 9 , 1 9 8 9 , p. 149-160. 14 Kestenberg H., Psychoanalytic Contributions to the Problem of Children of Survivors of Nazi 127 15 16 17 18 19 20 21 22 Persécution, The Israël Annals of Psychiatry and Related Diciplines, 1972, 10, p. 311-325. Epstein H . , C h i l d r e n of the Holocaust, Conversation with Sons and Daugthers of Survivors, 1988, N e w York, Pinguin Books. Prince R. M., A Case of a Psychohistorical Figure, The Influence of the Holocaust on Identity, Journal of the C o n t e m p o r a r y Psychotherapy, n°1 Spring, Summer, 1980, p. 44-60. Haas A., In the Shadow of the Holocaust, The Second Génération, I. B. Tauris Publisher, 1990, London, p. 9. Prince R. M., Second Génération Effects of the Historical Trauma, Psychoanalytic Review, 1972, 1 , p. 9 - 2 9 . Lapierre N., Le Silence de la Mémoire, à la Recherche des Juifs de Plock, Pion, 1989, p. 15. Fresco N., La Diaspora des Cendres, Nouvelle Revue de Psychanalyse, n°24,1981, p. 205-220. Finkielkraut A., Le Juif Imaginaire, Le Seuil, 1980, p. 14. Lors du colloque «Mémoire et Histoire», Sorbonne 13. 12. 1987, Simone Weill a évoqué ce refus d'écouter le témoignage des survivants : « J'ai vécu ces quarante années comme une succession d'interruptions de parole... comme une humiliation permanente. » Cité par Wilgowicz P., Le Vampirisme, de la Dame Blanche au Golem, Censura, 1 9 9 1 , p. 217. 23 A titre d'exemple : Hillberg R., La Destruction des Juifs d'Europe, Fayard, 1988. Wieviorka A. et Niborski L, Les Livres du Souvenir, M é m o r i a u x Juifs de Pologne, Gallimard, Collection Archives, 1983.