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Des vivants & des presque morts
Où l’on se demandera sûrement longtemps où je veux en venir
"Je suis aujourd’hui plus vieux qu’un mort."
Julien Green, Journal, 30 mars 1944
L’école, au premier plan. Façade ouest.
A l’arrière plan, le centre de long séjour Delphine Neyret. Façade nord.
Sciences, classe de CP, jeudi quatorze mars deux mille treize.
« Et la plante, alors, on la colle dans quelle colonne ? Elle est vivante ou pas ?
— (Allan) Ben non, elle bouge pas.
— (Latifa) Mais si, parce qu’elle peut mourir, alors ça veut dire qu’elle est vivante.
— ... »
Sciences, évaluation, classe de CP, lundi vingt-cinq mars deux mille treize.
« Bien, alors vous devez classer ce qui est vivant dans la colonne de droite et ce qui n’est pas vivant
dans la colonne de gauche. Tout le monde a compris. Oui ? Bon, je vais passer quand même pour
vérifier. Flavie, tu as bien compris la consigne ?
— Oui. Faut mettre les vivants dans cette colonne, et dans l’autre, on met les morts-vivants.
— ... »
Lecture, classe de CP, mardi vingt-six mars deux mille treize.
« Tiens, Ibrahim, tu continues la lecture...
— On en est où ?
— Début du deuxième paragraphe...
— Ah oui. (il commence à lire) Ar-le-quin por-te un ma-gni-fi-que cos-tu-me en sa-pin...
— Sa-tin ! pas sa-pin. Un costume en sapin, c’est un cercueil... »
Je ris tout seul. Personne ne comprend. Je comprends que personne ne comprend. Personne ne rit. Je
vois bien qu’il ne comprennent pas. Je vois bien que c’est déplacé. Je vois bien qu’il ne peuvent pas
rire. Comment un gosse de sept ans pourrait-il rire à ça ? Je me sens con. C’est sorti tout seul.
Passons.
Le centre de long séjour Delphine Neyret. Façade nord.
Vue de la fenêtre sud de la classe
Voilà. Ça fait maintenant deux ans que je travaille dans cette classe, avec mes petits élèves de cours
préparatoire. Deux ans, cette année étant la dernière que nous passerons ici, parce qu’une nouvelle
école est en construction, un peu plus loin au bout de la rue. Ici, ça va fermer. Ici seront sans doute
détruits les vieux murs et terrassée la vieille cour, pour laisser place à un vaste et ambitieux
programme de construction immobilière.
On va donc tous partir d’ici. Quitter ces locaux vétustes, datés des années trente, et chargés d’une
histoire si particulière, au profit d’un joli cube de béton tout fonctionnel, aseptisé et sans âme, mais
répondant à toutes les normes en vigueur. Le déménagement est prévu pour décembre de cette
année. En plein milieu de l’année scolaire. Je risque de partir avant. Les gosses eux, n’ont pas
encore compris qu’ils allaient partir. De toute façon, personne ne veut jamais comprendre qu’un
jour il va partir.
Ils ont six ans. Ils ont sept ans. Ils sont nombreux. Ils sont jeunes, ils sont plein de vie. Ils sont
vivants. Oui, voilà. Vivants. Chargés de toutes les promesses de l’existence. Ils sont un peu l’avenir,
même si en regardant certains d’entre eux, certains jours, l’avenir ne semble pas forcément très
prometteur. On s’efforce d’y croire, on fait comme si.
Ces vingt-sept gosses, vaguement alignés derrière leurs bureaux, ça fait une jolie boîte de crayons
de couleurs. Avec ça, on va colorier le monde. On va lui donner une belle gueule. Et au fur à
mesure, ils vont être taillés, ces crayons. Mais on n’y pense pas. On préfère ne pas y penser. Pour
l’heure, ces vingt-sept petites têtes, ces vingt-sept petites mines toutes neuves, c’est un peu une
charge d’espoir. De l’espoir. Tant qu’il y en a.
Le centre de long séjour Delphine Neyret. Façade nord. Vue de la fenêtre sud de la classe.
Le salon de coiffure est au premier, fenêtre de gauche.
Par la fenêtre sud de la classe, souvent, j’observe le bâtiment qui se trouve en face. Un gros bloc
vaguement repeint en jaune pâle et en bleu céruléen. C’est un centre de long séjour. Aujourd’hui,
c’est comme ça qu’on appelle les mouroirs. Des centres de long séjour. Un centre de long séjour,
c’est un lieu où les vieux viennent vivre leur dernier séjour sur terre. Plus ou moins long, tout
dépend de l’acharnement qu’ils mettent et que l’on met pour eux à le prolonger. Le centre porte le
nom de Delphine Neyret et je ne sais toujours pas qui était cette Delphine Neyret. En termes
administratifs, le centre Delphine Neyret est dit USLD/EHPAD. Unité de Soins de Longue Durée /
Établissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes. Voilà, ça donne une idée de
comment c’est, derrière les murs.
Et par la fenêtre sud de la classe, je vois un peu ce qui s’y passe. Un peu sans le vouloir. C’est juste
que parfois, quand les gosses travaillent, je m’emmerde. Ils font leur truc dans leur coin, pas besoin
de moi, savent ce qu’ils ont à faire, le font, juste un ronron, la rumeur d’un bavardage raisonnable.
Alors je regarde par la fenêtre. La fenêtre sud. L’air de rien. La rue, le bâtiment en face. Des fois, la
tête part. Pas longtemps, mais elle part.
Et je me dis qu’en traversant la rue, cette dizaine de mètres, on traverse le siècle à reculons. et qu’il
n’y a qu’une putain de dizaine de mètres entre la vie et le sas de la mort. Ça tient à peu de choses. À
peu de distance. Ça tient à rien, en fait.
Il y a une fenêtre surtout qui attire mon attention, c’est celle du salon de coiffure. Voilà. J’ignore
pourquoi, mais je regarde ces petites vieilles à qui ont refait la mise en plis, la couleur, le brushing
de leur peu de cheveux. J’observe la délicatesse de la personne qui en prend soin. Elle porte une
blouse blanche. Peut-être une coiffeuse déguisée en aide-soignante. Ou l’inverse. Peu importe. C’est
toujours la même femme. Une cinquantaine d’années. Le cheveu blond et court. Des lunettes. Elle
peigne les petites dames avec douceur. Lentement. Je vois de là où je suis qu’elle n’appuie pas, et
qu’elle accompagne le geste avec sa main, pour que ça ne tire pas sur le cuir, pour que ça ne soit pas
douloureux. Manifestement, elle sait y faire.
Je vois tout ça de là où je suis. Je me demande un peu ce que je fous là. J’ai autre chose à faire.
Pourtant. Je reste là, fasciné, le front collé contre la vitre. En fait, le spectacle m’angoisse, et plus il
m’angoisse, plus j’ai de mal à m’en détacher. Peut-être parce que ce rituel m’évoque une toilette
funéraire. Une toilette pre-mortem. Alors que bon —
Je pense à tous ces petits vieux. À ces personnes dites âgées, mais pour certaines tellement âgées
qu’elles n’ont plus d’âge, et qui attendent la mort, puisqu’il n’y a que ça à faire. Je pense à eux, à
elles, puis je pense à moi pensant à eux, et ne sachant pas trop pourquoi j’y pense. Puis je me
retourne vers la classe, et je regarde les gamins. Et je me dis qu’ils ont bien raison ne pas se dire
qu’ils vont partir. On ne devrait jamais se rendre compte qu’un jour on va partir.
Le centre de long séjour Delphine Neyret. Façade nord.
Vue de la rue Delphine Neyret. Sortie des poubelles.
Je me souviens qu’on organisait chaque année au mois de mai, avec nos élèves, un spectacle pour
les pensionnaires. On dit comme ça, on dit les pensionnaires. On faisait un lien entre les
générations. Un pont. C’est con, mais c’est un moment que j’aimais par dessus tout. Pendant
longtemps, les pensionnaires venaient jusqu’à nous.
Dans la cour, se déroulait alors un ballet de chaises roulantes, de déambulateurs et de porteperfusions. Les gosses se tenaient tranquilles parce que c’était foutrement impressionnant. Tout le
monde observait en silence la caravane, avec un peu de pitié, un peu de peine, et beaucoup,
beaucoup de respect. Même les pires graines de voyous qui germent à l’intérieur de nos murs se
tenaient à carreau. Eux aussi, sans doute, avait un peu la trouille de se dire qu’on peut finir comme
ça. Que finir, c’est aussi ça. Et ça durait longtemps, le ballet, beaucoup plus longtemps que le
spectacle des enfants. A se demander même qui était spectateur de qui. Sans doute ça, la magie de
l’instant. Son côté édifiant.
Généralement, le temps que les derniers fauteuils aient pris place sous le préau, les premiers
pensionnaires arrivés étaient déjà en train de dormir.
Le centre de long séjour Delphine Neyret. Façade nord.
Vue de la rue Delphine Neyret. C’est aussi par là que sortent les dépouilles mortelles.
Un peu plus tard, on s’est dit comme ça qu’il serait sans doute plus simple d’emmener nos élèves
chanter dans la grande salle commune du centre. De faire le chemin dans le sens inverse. De
s’inviter chez les pensionnaires. Alors on a fait ça. Il y avait là une cinquantaine d’anciens venus
assister à la représentation. La maison offrait le goûter aux gamins. De la barre bretonne vendue au
mètre et du sirop. Bon. Et les petits et les grands se tenaient bien tranquilles. Pourtant pas un profil
d’enfant de chœur, l’élève moyen de chez nous. Mais l’assistance mettait tout le monde d’accord.
Le silence se faisait naturellement. Pour une fois, il n’y avait rien à dire, rien à redire. Tout se
passait dans le calme. Les pensionnaires, on était chez eux, et pas en terrain conquis. Pas en terrain
hostile. Juste une sorte de no man’s land. Un lieu étrange et froid, à mi chemin entre la vie et la
mort. Sur le fil.
Une année, j’avais préparé, avec mes CM1 de l’époque, une version swing de La Marseillaise, sur
une musique de Claude Bolling. Et tous, ils reprenaient l’Hymne avec les gosses, de leur petite voix
faible et usée. En playback, même, pour la plupart, mais le cœur y était. Le cœur battait. Et la
reprise de l’Amant de Saint Jean, aussi. Il fallait voir ces petites mamies l’œil humide tellement ça
réveillait des souvenirs dans leur mémoire fatiguée. Et voir comment elles remuaient la tête. Elles
auraient voulu danser, mais elles étaient trop clouées au fond de leur siège pour ça. Elles dansaient
dans leur tête. C’était déjà ça. Elle revivaient. Un instant. Et c’était beau à voir. C’était juste beau.
On donnait du bonheur. C’était cadeau. Tout le monde était heureux. Les vieux, les jeunes. Les
vivants, les presque morts.
Puis un jour, le nouveau directeur du lieu a décrété que c’était fini. Qu’il n’y aurait plus d’échange,
plus de visite, plus de spectacle. Qu’on baissait le rideau au nom de la tranquillité des
pensionnaires. Personne n’a vraiment compris. C’est vrai que c’était lourd à organiser, que c’était
beaucoup de travail, mais à tous ces vieux, pendant une demi-heure, on leur perfusait un peu d’élan
vital. Mais —
— c’était fini.