Predator contre la Mutante (tout contre)
Transcription
Predator contre la Mutante (tout contre)
Predator contre la Mutante (tout contre) Tournés à une dizaine d'années d'intervalle, Predator (John McTiernan, 1987) et La mutante (Roger Donaldson, 1995) se prêtent aisément à un chassé-croisé analytique. Entre les monstres éponymes se laisse entendre en effet comme une réponse du berger à la bergère tous deux étant en l'occurrence à ranger davantage du côté du loup que du pâtre, avec l'être humain dans la peau du mouton. Lucratifs au point de donner lieu à une suite, les deux films reconduisent recettes et représentations éprouvées (et quelquefois éprouvantes à force d'archaïsme idéologique et de pauvreté d'invention) qui voient se confronter un groupe plus ou moins uni et une féroce entité inhumaine. Sur le mode d'Alien (lui-même sorte de " Dix petits nègres dans l'espace ") se met dès lors en branle une manière de sélection culturelle aboutissant à l'affrontement final entre une poignée de happy few survivants - souvent réduits eux-mêmes à quelque " Final Girl " ou, plus souvent, " Final Boy " (1) - et la redoutable créature elle-même. Il est évident que la fascination que peut générer celle-ci est pour beaucoup dans le succès de ce type de film d'épouvante ; la compréhension de l'accueil public se révèle dès lors corollaire de celle du statut octroyé au monstrueux. Les deux films content les dangers, de part et d'autre innommables, de l'excès (A.D.N de monstre s'il en fut) et s'évertuent, chacun à sa façon, à chanter les louanges du juste milieu - et du milieu juste. Le vainqueur, promu champion du spectateur - à qui, tôt ou tard, il ne sera guère permis d'éprouver autre chose qu'effroi et répugnance face à l'insondable altérité de l'agent de la menace - est inévitablement issu d'un environnement " réglementaire ", présente un parfait dosage de qualités idéologiquement correctes et se pose par là en héraut des normes les plus conservatrices. Le fait que l'architecture du film de John McTiernan ait pour clé de voûte une star (autre " monstre ", que l'on dit sacré) alors que le casting du Donaldson n'en compte aucune introduit, par-delà les convergences nombreuses, une différence d'importance. Nous savons en effet à l'avance, sans connaissance aucune de l'intrigue et avant même d'avoir vu la moindre image, que le premier va se ranger d'emblée du côté de Schwarzenegger. Il nous faudra attendre d'en arriver à un tiers du second pour que La mutante se mette à adopter définitivement le point de vue du personnage masculin dont les caractéristiques l'apparentent au héros schwarzeneggerien : le tueur viril campé par Michael Madsen. Mais commençons par la petite histoire, et d'abord celle de Predator : Un groupe de baroudeurs très aguerris mené par le major Dutch (Arnold Schwarzenegger) est chargé d'une opération de commando contre la guérilla en Amérique latine, officiellement en vue du sauvetage d'un ministre retenu en otage. Après le sac, mené par surprise et de main de maître du camp ennemi, Dutch et ses hommes comprennent qu'ils ont été manipulés par Dillon (Carl Weathers), ancien compagnon d'armes du major qui s'est imposé au groupe et qui travaille en fait pour la CIA. Ils ne vont guère tarder non plus à se rendre compte qu'ils sont pris en chasse par un redoutable adversaire, indétectable et porteur d'armes ultra sophistiquées qui se met à les exterminer l'un après l'autre. Celui-ci s'avérera être un extra-terrestre gigantesque que Dutch sera amené à affronter tout seul au cours d'un combat ultime à la David et Goliath. La relative originalité du scénario des frères Jim et John Thomas tient à la fusion qui s'y opère entre film de guerre et film d'épouvante (le mélange des genres étant en soi une astuce cinématographique qui ne date pas d'hier) et d'autre part au fait que le " serial killer " venu de l'espace soit investi des signes d'une haute technologie, militaire en l'occurrence. C'est ce cocktail qui aurait incité le producteur Joel Silver à investir 25 millions de dollars dans le projet (qui en rapporta 56) et convaincu la star d'origine autrichienne d'y apporter sa contribution (cf. biographie d'Arnold Schwarzenegger par Charles B. Dorsey, Ed. Sévigny). Cela dit, contrairement à ce qu'avance l'hagiographe de service, et s'il est bien vrai que " pour la première fois depuis le début de sa carrière, Arnold (sic) n'interpréta pas un héros solitaire ", son personnage n'est pas tout à fait " un homme intégré à un groupe compact " (ibid., p.61). En fait, les membres du groupe existent moins en tant qu'individu qu'en tant que spécimen masculin : tous sont autant d'indicateurs signifiant la cohésion du collectif. Leurs patronymes ne nous seront jamais connus. De leur passé (personnel ou familial) nous ne saurons rien si ce n'est la litanie virile composée des zones de guerre qu'ils ont fréquentées ensemble et dont les noms s'égrènent à mesure qu'avance le récit (le Tonkin, le Cambodge, la Libye, l'Afghanistan). Dans ce microcosme masculin l'utopie du melting pot américain est réalité : l'union de ce " band of brothers ", fait justement de frères d'armes, abolit les lignes de séparation raciales. Conformément à la rhétorique des films de guerre américains qui ont pour théâtre le Viêt-nam, à laquelle Predator est visiblement tributaire (la guerre du Viêt-nam fait d'ailleurs partie de " l'arbre généalogique " communautaire, avec l'évocation du Tonkin), pas le moindre couac raciste ne vient perturber l'harmonie de ce faisceau d'hommes qui comptent pourtant dans leurs rangs un noir et un Indien (je mets à part l'autre noir, Dillon, en marge du groupe pendant la plus grande partie du film) (2). L'impression dominante qui s'imprègne en nous est qu'il s'agit d'une poignée de soldats d'exception qui cumulent le double avantage d'être des aventuriers " free lance " (même si leur statut n'est jamais clairement défini, il est évident qu'ils n'appartiennent plus à l'armée régulière) qui sont avant tout des sauveteurs et non des mercenaires assassins (un point sur lequel insiste beaucoup le personnage de Schwarzenegger). Cela les rend unanimement sympathiques et séduisants (sans doute plus particulièrement aux yeux du spectateur masculin) tout en légitimant la violence dont ils sont porteurs. L'attaque impitoyable qu'ils perpétuent contre le camp des guérilleros est ainsi justifiée du fait d'être précédée par la torture et l'exécution sommaire de l'un des otages (un plan nous montre l'indignation manifeste de Dutch) : il faut agir vite pour éviter qu'il y ait d'autres victimes et frapper fort afin de profiter de l'effet de surprise contre un ennemi supérieur en nombre. Nous pouvons dès lors jouir, en toute impunité et de conserve avec les personnages qui en sont dépositaires, de cette version " bénigne " de la violence masculine dont le spectacle, esthétisé par des ralentis à la Peckinpah, se déploie sous nos yeux. Dutch apparaît comme à la fois le leader et le produit collectif naturels de cet ensemble hétéroclite à la Douze salopards ou, plutôt, Sept mercenaires (c'est justement leur nombre à eux), la synthèse idéale de tous les hommes qui le composent et proche en cela du capitaine Kirk de Star Trek, par exemple, d'autant qu'il est aussi à la tête d'une équipe américaine multiethnique. Parmi eux Billy, conforme au stéréotype de son personnage d'Indien, intuitif et connaissant les ressources de la forêt ; il est saisi d'une peur superstitieuse face à la menace inédite mais son courage proverbial fait que cela met en relief la grandeur du danger et l'inéluctabilité du dépérissement ; Blain, le cow-boy du groupe est une caricature de péquenot à la virilité " excessive " : sa devise est, en gros : " chiquer fait bander " et il arbore fièrement une énorme mitrailleuse ; Mac le noir, ami proche de Blain, cache mal, sous des allures de machisme soldatesque une nervosité littéralement à fleur de peau (lors des scènes d'embuscade il se passe continuellement les lames d'un rasoir jetable sur les joues) qui éclate en hystérie masculine lorsqu'il aperçoit le monstre et surtout quand celui-ci tue Blain - ce qui le révèle comme la partie " féminine " de leur tandem ; Hawkins et Poncho, les personnages les moins importants (car les moins proches de Dutch) servent de balises au massacre du groupe, étant respectivement la première et la dernière victimes. Dillon, ex-baroudeur ramolli par la paperasse et en mal d'éthique guerrière est en porte-à-faux par rapport aux autres. Avant de le laisser se racheter par son sacrifice, la mise en scène montre clairement que, ayant " perdu la main " il perturbe la cohésion masculine sans faille, ce qui lui vaut de se faire rappeler à l'ordre dans le plus pur style macho tour à tour par Blain, Mac, Poncho et - avec plus de finesse et de pertinence - Dutch. Le film fait de Dillon l'incarnation de la bureaucratie institutionnelle qui réifie l'individu qu'elle broie avant de le jeter après usage (il signifie d'ailleurs textuellement son instrumentalisation à Dutch lorsque celui-ci découvre le véritable but du raid). Autrement dit, et sans vouloir faire de mauvais jeu de mots, il est identifié à l'une des bêtes noires véritables du cinéma reaganien et plus particulièrement des films qui ont pour héros les combattants ou vétérans de la guerre du Viêt-nam (Rambo II, la série des Portés disparus), qui doivent lutter avant tout contre la machine technocratique sans âme ni patriotisme dont une des emblèmes caractéristiques est, comme ici, la CIA. La dévirilisation de Dillon est en outre conforme à la féminisation métaphorique de l'institution politique américaine, un des traits marquants de la représentation de la guerre au Viêt-nam (cf. l'ouvrage de Susan Jeffords, The remasculinization of America, Ed. Indiana University Press). Voir par exemple la scène singulièrement parlante où Rambo humilie et viole symboliquement le personnage du représentant gouvernemental fourbe qu'il fait plier en deux sur une table avant de planter son énorme couteau phallique tout près de sa tête. Il n'est soit dit en passant pas indifférent que les deux seuls noirs de Predator soient unis dans la déficience, psychologique ou morale - également militaire (et donc masculine) dans le cas de Dillon qui mérite amplement la condescendance voire le mépris des hommes véritables et singulièrement du " big white hope " que sera vis-à-vis du monstre leur leader Dutch. Celui-ci, seul personnage campé par une star, est logiquement " l'astre " autour duquel gravitent tous ces personnages satellites. On retrouve là l'habituel traitement de faveur narratif que le cinéma mainstream en particulier (mais pas exclusivement) réserve à la star, de John Wayne dans La prisonnière du désert à Leonardo di Caprio dans Titanic, en passant par le Gabin de La belle équipe (pour ne citer que quelques exemples parmi les plus notables). Le personnage phare se caractérise en l'occurrence par le fait de provenir de la " décantation " des hommes qui l'entourent. Dutch exhibe ainsi un dosage parfait entre biceps et intelligence (nombreuses sont les scènes qui illustrent sa force comme son sens de l'observation), autorité et décontraction, virilité et sensibilité. C'est indiscutablement un commando et meneur d'hommes particulièrement efficace mais dont l'autorité et le sens de la hiérarchie restent informels (il ne s'adresse à Mac par son grade que lorsque celui-ci, bouleversé par la mort de Blain, n'arrive plus à faire face à la situation). Ainsi laisse-t-il une place de choix à la camaraderie virile et à l'humour (ce qui rend sa masculinité naturelle, en contraste avec le machisme grotesque de Blain), y compris dans l'exercice de la violence. C'est là du reste une caractéristique de la persona schwarzeneggerienne, l'acteur tenant à faire saupoudrer les répliques de ses personnages de " dur " de mots d'auteur humoristiques, ce qui lui forge une image de marque distincte notamment de celle de Sylvester Stallone, son principal rival de l'époque. (3). Gageons qu'en cela le choix de Carl Weathers (" sparring partner " attitré du Stallone des Rocky) dans le rôle du faire-valoir noir n'est sans doute pas le fruit du hasard. Dillon est en quelque sorte le reflet inversé de Dutch (l'homophonie de leurs patronymes en est d'ailleurs un signe supplémentaire) qui est ce que lui-même n'est plus. A savoir : un mâle guerrier à part entière dont l'individualisme n'entrave en rien son rôle de " capitaine " au sein d'une équipe qu'il met bien au-dessus de l'aveugle machine administrative qui sacrifie sans sourciller les hommes de terrain à d'obscures combinaisons géostratégiques. Pour mieux comprendre en quoi Predator est un film de transition, à la fois pour sa star et par rapport à la fiction cinématographique dominante du règne des deux " R " (Reagan et Rambo), il nous faut nous rappeler le contexte idéologique de ces années 1980 et la mutation de celui-ci à l'orée des années 1990. Dans Hard bodies (Ed. Rutgers University Press), Susan Jeffords indique que la présidence musclée de Ronald Reagan fut marquée par le rejet des remises en question qu'engendrèrent la lutte féministe et le traumatisme de la guerre du Viêt-nam. Se mit ainsi en place un système de représentation (concernant aussi bien l'économie ou la politique, intérieure et extérieure, que le cinéma américains) où le corps occupe une place centrale. Sous-tendu par une dialectique distinguant radicalement le " corps dur " (hard body) du " corps mou " (soft body), le premier appartenant invariablement à un homme de race blanche (4), ce code trouva à s'illustrer dans une flopée de films spectaculaires avec leurs héros emblématiques d'individualisme, de militarisme et d'héroïsme mythique américains : Superman, Rambo, Les aventuriers de l'arche perdue, Top gun, L'arme fatale, etc. Cette évolution repose en bonne partie sur la philosophie, devenue credo gouvernemental, de la droite ultra conservatrice montante (dite nouvelle droite) qui, dans ce qu'il est convenu d'appeler désormais le backlash, remet radicalement en cause le bien-fondé et les acquis de l'émancipation féminine (5). Cela se répercute dans tous les domaines et devient singulièrement visible sur les écrans de cinéma : des films comme Liaison fatale et Working girl transforment la career woman sexuellement libérée en monstre (éventuellement psychopathe), glorifiant la femme au foyer et la professionnelle qui réussit, mais sous la tutelle d'un homme puissant et sans se départir d'une féminité traditionnelle. Ainsi Predator s'inscrirait-il selon Susan Faludi, fine scrutatrice du backlash, dans la lignée d'une série de films tournés à la fin des années 1980 où, souvent, hommes et femmes ne se côtoient même plus à l'écran et quand femme il y a, elle est systématiquement reléguée au deuxième plan : " Dans un grand nombre de films de cette décennie, hommes et femmes (…) évitent même de se montrer ensemble. Comme dans le cinéma des années cinquante, le meilleur moyen de faire taire les femmes c'est de les chasser de l'écran, et une fois de plus, les héros paradent en solitaires sur les champs de bataille ou dans les plaines du Far West. Dans la vague de films de guerre et d'action qui illustrent alors la montée de la violence - Predator, Piège de cristal, 58 minutes pour vivre, RoboCop, RoboCop II, L'arme fatale, Jours de tonnerre, Total recall - les héroïnes sont absentes ou réduites à leur plus simple expression. " (Backlash, p.169, Ed. Des femmes). Nonobstant l'indiscutable caractère symptomatique du phénomène stigmatisé par Faludi, il est possible, pour ce qui est de Predator entre autres, d'affiner le jugement qu'elle émet. Cela nécessite de faire (enfin) entrer en scène le prédateur qui donne son nom au film. Evocateur de la combinaison homme-animal-dieu, creuset des monstres mythologiques, l'alien se distingue par une supériorité technologique (combinaison thermo-optique qui rend invisible, vision thermique, armes qui surclassent aisément les équipements militaires de pointe) et physique absolues. Il fait plus de deux mètres, se déplace dans les arbres avec l'aisance d'un grand primate, est doté d'une puissance telle qu'Arnold Schwarzenegger himself n'est que poupée de chiffon entre ses mains. Mais la pièce maîtresse de sa stratégie de chasse - qui fait de l'affrontement un remake fantasmatique de la guerre du Viêt-nam - est le fait d'être dans un premier temps indissociable de la jungle. Susan Jeffords montre que les récits américains concernant ce conflit chargent le Viêt-nam en général et l'ennemi vietnamien à la stratégie militaire non orthodoxe en particulier d'attributs négatifs perçus culturellement comme féminins (insaisissable, déloyal, fourbe) (6). Les films des années 1980 qui se passent au Viêt-nam (et exemplairement Platoon) représentent par conséquent la jungle comme un lieu féminin qui absorbe les balles américaines, neutralisant l'énergie phallique des armes et permettant à l'ennemi invisible qui s'y niche de multiplier les frappes par surprise (7). Bien qu'étant luimême un guerrier hors pair employant le même modus operandi (surveillance, affût, attaque ultra violente par surprise) que Dutch et ses hommes, le monstre s'en distingue en mettant ses capacités belligérantes au service d'un jeu barbare du chat et de la souris (c'est un signe parmi d'autres de sa masculinité " pervertie "). Ses mains griffues et son comportement de comte Zaroff de l'espace en font un être littéralement démoniaque : les Indiens l'appellent " Le diable qui se fait des trophées avec les hommes ". Qui plus est, du fait d'être porteur d'une panoplie militaire ultra développée - ce qui le distingue de la plupart des créatures de sa catégorie, à commencer par le monstre d'Alien - et de persécuter la population indigène, il devient allégorique de quelque superpouvoir malfaisant (rappelons qu'auparavant la Perestroïka Ronald Reagan avait baptisé l'U.R.S.S. " L'empire du mal "). Humanoïde indubitablement mâle, il est tout aussi indiscutablement autre, à la fois au-delà et en-deça de l'humain. Certes supérieur par bien des côtés - le film montrera que son ascendant est en fait essentiellement prosthétique - mais dénué d'intelligence véritable et de langage articulé, au point d'enregistrer et de " sampler " des bribes de conversation tandis qu'il traque les hommes (ses émissions sonores " d'origine " tiennent plutôt du grognement de fauve). Ces aspects ne sont pas sans l'apparenter aux monstres des films de science-fiction " paranoïaques " des années 1950, telle la créature extra-terrestre, alliant elle aussi supériorité technologique, force surhumaine et primitivisme ontologique de La chose d'un autre monde (1951) ou le monstre amphibie démuni de langage de L'étrange créature du lac noir (1954). Son visage, qu'il dévoile à Dutch avant leur mano a mano, en signe de respect viril vis-à-vis de l'adversaire enfin à la hauteur, est le faciès bestial d'un être curieusement peu évolué. Mélange de reptile et de cochon sauvage (peau luisante, yeux petits et rapprochés, gueule munie de nombreuses défenses) sa face est aussi évocatrice de monstres comme la Méduse. Combiné à son mode d'agression (à l'instar de son élément végétal qui les rend " impuissants ", il tue les soldats en les mutilant ou les transperçant avant de les décapiter, c'est-à-dire en les castrant ou en les violant symboliquement), cela fait de lui, non pas un monstre femelle, mais le représentant d'une masculinité monstrueuse car contaminée par les aspects nocifs du féminin. Ce trait va de pair avec le fait qu'il rende vulnérable - et donc féminin - un groupe composé de soldats d'élite deux fois châtrés dans la mesure où ils se retrouvent aussi métaphoriquement dans la situation de l'héroïne type des slashers (tel Halloween) que la persécution d'un monstre implacable met souvent dans un état voisin de l'hystérie, ce qui arrive ici à Blain. D'où aussi la nécessité vitale de la régénération masculine qui constitue le point d'orgue de Predator. Enfin, la non-humanité absolue dont est porteur l'alien est appariée à d'indéniables connotations d'extra-occidentalité primitive qui viennent alimenter son aura, aussi fascinante qu'inquiétante. Son armure, proche également d'une carapace, rappelle celle des samouraïs, son casque un masque nègre - la dimension africaine étant soulignée par ses " dreadlocks" et le motif percussif que la bandeson lui attribue avant la confrontation finale. Son aspect général l'apparente peu ou prou à une statue stylisée de lion bipède (carrure massive, tête triangulaire, crinière " rasta "), image polysémique cumulant férocité prédatrice, continent noir et surpuissance masculine - et renforcée par les grognements léonins que pousse l'extra-terrestre lors du combat final avec le héros. Son passe-temps préféré (chasse à l'homme avec collection de crânes humains à la clé) évoque quant à lui des pratiques Jivaro (réduction de têtes) ou cannibales, telles qu'interprétées et représentées du point de vue du colonisateur occidental notamment. La fonction du monstre peut par conséquent se définir de manière succincte comme double, consistant à attiser d'abord et apaiser ensuite des angoisses américaines, masculines et nationales (double dynamique qu'analyse Susan Jeffords dans son livre Hard bodies). Il représente un test crucial de la masculinité, où l'homme ne peut compter que sur ses ressources propres. En ce sens, la réplique " Dès qu'on franchira la frontière, on sera tout seuls " que prononce un des personnages signifie non seulement que les braves " fantassins " américains courent le risque d'être laissés pour compte par les hautes sphères (et c'est effectivement ce qui leur arrive) mais qu'ils pénètrent également un no man's land de la virilité, véritable arène végétale où leurs compétences masculines seront mises à rude épreuve. A noter que ce symbolisme est fortement présent, dès le début des années 1970 avec des films comme Jeremiah Johnson (S.Pollack) et Délivrance (J.Boorman) (quoique avec une ambiguïté considérable dans le cas de ce dernier) qui comptent parmi les exemples fondateurs de cette représentation problématique. Il n'est évidemment pas indifférent que le défi soit lancé dans " l'arrière-cour " qu'est l'Amérique latine aux yeux des Etats-Unis. En plus de l'évocation à peine voilée du conflit vietnamien, le décor, l'intrigue et les dialogues du film tissent comme un syncrétisme géographique et symbolique réunissant l'ensemble des " territoires " (Amérique du Sud, Afrique, Asie) où la suprématie américaine la dispute à l'hégémonie soviétique (Dutch et ses hommes vont d'ailleurs trouver des conseillers militaires russes morts sur leur chemin). Si Dutch est à même d'être au Predator ce que Saint Georges fut au dragon, c'est par la grâce de deux vertus dont il est seul dépositaire : sa masculinité modérée et sa capacité à écouter ses " subalternes " de race et de sexe. Le monstre a en effet deux observateurs privilégiés : Billy l'Indien, le premier à détecter intuitivement sa présence et à saisir par la suite la gravité de la situation (" Ça nous suit et ce n'est pas un homme. On va tous y rester ") ; Anna, la guérillera prisonnière du groupe qui, familière de la région, connaît le mode opératoire du monstre et, ayant repéré les gouttes de sang vert fluo qu'il a laissées sur une feuille, sait qu'il n'est pas invulnérable. Or, Dutch entretient une relation à part avec ces deux personnages. Il comprend tout de suite aux réactions de Billy que la situation sort de l'ordinaire et que l'Indien a vu juste ; contrairement à ses compagnons qui la bousculent, il se montre gentil avec Anna et, devinant qu'elle parle anglais, la persuade de partager avec eux les précieux renseignements qu'elle détient. En l'empêchant de porter un fusil, il la protège du monstre qui n'attaque que les gens armés. A noter que cette ouverture à la sensibilité féminine ne va pas jusqu'à la promiscuité sexuelle ni même un début d'amourette, le mâle modèle demeurant ainsi pur de tout contact " excessif " avec le féminin (d'autant qu'ici la femme n'est pas blanche, " handicap " qui la rend doublement rédhibitoire). En plus de ses qualités " naturelles " de meneur, Dutch est une sorte de mélange entre Rambo et McGyver : il est fort, téméraire, intelligent et humain (ce dont l'indice est donc sa conduite vis-à-vis de la femme indigène qui sert de baromètre à la sensibilité masculine, glorifiant un peu plus au passage le mâle dominant). Le personnage est caractéristique en cela du cinéma américain de la seconde moitié des années 1980 où une masculinité invulnérable et impénétrable à la Stallone est montrée comme faisant obstacle à une vie heureuse et équilibrée du fait de soustraire trop radicalement le héros au contact des femmes (avec des films comme RoboCop (1987) et Batman (1989)) (8). Suite à l'élimination de diverses formes d'incompétence ou d'incompatibilité masculines, Dutch, l'élu d'entre les hommes, parviendra à venir à bout de son adversaire virtuellement invincible. Il a pour ce faire recours à une panacée virile intemporelle (remise au goût du jour dans l'Amérique des années 1980 par les idéologues du " men's movement " comme Robert Bly) (9) : le retour aux sources primitives mythiques d'une " innocence " masculine perdue, d'avant l'ère de la techno-science et de la technocratie dévirilisantes. Ce qui explique aussi la nécessité de faire du monstre le dépositaire de la technologie " mauvaise " car anti-individualiste, autre bête noire de l'époque, comme le montre Susan Jeffords (cf. Hard bodies). Voir par exemple un film comme Terminator 2, clairement bâti sur la dichotomie entre " bonne " et " mauvaise " technologie, l'une définie comme individuelle et l'autre comme impersonnelle voire inhumaine. Il va sans dire que le paradigme peut se retrouver - et sans qu'il y ait de restriction générique - dans des films plus récents, aussi différents en apparence l'un de l'autre que Twister et Flubber, par exemple. Sur le modèle d'Apocalypse now, Jeremiah Johnson, Délivrance, Rambo et al., ce retour aux origines est aussi, logiquement, un retour à la nature, formule magique qu'applique en plus grossier le personnage de Stallone dans Rocky IV (1985) pour terrasser le boxeur russe dépeint comme un Terminator humain. La boue qui recouvre son corps suite à sa chute dans le fleuve sauve Dutch en le rendant indétectable par le dispositif de vision du monstre. A partir de cette " thalassothérapie " fortuite, tout bascule. Le héros, requinqué, s'attelle derechef à la confection d'armes (arc, lance) et de pièges en se servant presque exclusivement des ressources de la jungle avec laquelle il fait désormais corps, retrouvant l'harmonie vitale qui va lui permettre d'inverser la situation. Dutch met en scène l'affrontement final comme un rituel primitif, la boue dont il est couvert devenant dès lors une peinture cérémoniale (idée déjà implicitement présente à l'orée du film avec la peinture de camouflage dont les soldats s'enduisent le visage). Il suit, en l'améliorant, l'exemple de Billy qui, avant de subir le sort de ses compagnons massacrés, décide d'affronter seul le monstre sur un tronc d'arbre unissant les deux rives d'un cours d'eau où il jette sa mitraillette pour se préparer au combat rituellement : torse nu et armé d'un couteau avec lequel il se scarifie. Le montage alterné qui met en parallèle les préparatifs de Dutch et le monstre en train d'admirer sa collection de crânes enrichie justement de celle de Billy débouche sur l'image de Dutch qui, armé d'une torche, se dresse dans la nuit et pousse un cri sauvage afin d'attirer son ennemi. Devenu lui-même invisible aux yeux du tourmenteur de son équipe, il se met à le harceler tandis que c'est au tour de celui-ci, blessé, de tirer à l'aveuglette dans tous les sens. Il s'agit aussi d'un rite d'exorcisme, le monstre représentant, comme nous l'avons vu, une version barbare, cauchemardesque de la virilité guerrière dont Dutch est lui-même investi. Cette parenté est d'ailleurs confirmée par l'alien lui-même lorsque, en signe d'estime pour la ténacité, l'habileté, et l'endurance du héros, l'effrayante machine à tuer intersidérale l'invite à un combat singulier à mains nues. Ce qui représente une astuce narrative à double tranchant. En effet, la mise à l'épreuve suivie de la reconnaissance du personnage masculin par ce " surmâle " absolu (équivalent en cela du guerrier indien qui atteste de l'accomplissement viril du personnage de Robert Redford dans Jeremiah Johnson) auréole le " lauréat " d'un prestige considérable qui risque d'être éclaboussé par l'aspect " perverti " - car entaché d'excès et de connotations féminines - de l'arbitre suprême qui est toutefois seul à pouvoir délivrer ce quitus de la virilité. Pour surmonter ce paradoxe, il est impérieux pour le film de renier cette " inquiétante familiarité " en en faisant une incarnation de l'altérité la plus radicale ; d'où l'ultime question qu'adresse Dutch au monstre à l'agonie qu'il vient enfin de terrasser : " Mais bon Dieu, qui es-tu ? ". La logique qui gouverne Predator condamne cette question adressée à l'Autre à n'avoir - dans le seul cadre du film de McTiernan en tout cas - de réponse que sous forme d'une énigme aussi fascinante qu'hideuse et impénétrable, à jamais étrangère (10). L'élément liquide, à la symbolique par ailleurs millénaire, joue un rôle crucial dans cette étape ultime (à commencer par Billy bravant l'adversaire venu d'ailleurs au-dessus de l'eau). En se référant au travail mené par Klaus Theweleit sur la littérature fasciste, Susan Jeffords met en évidence le symbolisme aquatique à l'œuvre dans certains films sur la guerre du Viêt-nam (cf. The remasculinization of America). Selon Theweleit, la place prépondérante qu'occupe l'eau dans l'imaginaire fasciste vient du fait que ce soit la forme sublimée d'une énergie sexuelle libérée. Crainte lorsque hors de contrôle, l'eau maîtrisée est le milieu idéal pour la renaissance symbolique du combattant mâle. Le pouvoir purificateur de l'eau est par ailleurs représenté comme corollaire de la pureté sexuelle masculine que met en péril le commerce des femmes. Rambo II et Portés disparus reconduisent cet imaginaire. Les deux films offrent nombre de scènes où les vétérans de retour sur le sol vietnamien plongent dans l'eau pour échapper à l'ennemi et, au moment où celui-ci les tient pour morts, en rejaillissent pour renverser la situation, de victimes devenant vainqueurs. Cette purification et régénération du mâle américain nécessite de réduire au minimum le contact avec le féminin tout en réaffirmant la solidarité fraternelle des hommes. Intégrant ainsi l'idée de l'auto-génération masculine à sa persona, Schwarzenegger pourra, à partir de là, jouer des personnages qui donnent naissance à l'humanité tout entière qu'ils sauvent de l'anéantissement, tout en prenant la place de la mère auprès du fils (Terminator II), qui remettent symboliquement au monde ceux dont ils assurent la sauvegarde (le flic de L'effaceur spécialisé dans la protection de témoins à qui il procure une identité et une vie nouvelles) ou qui attendent carrément un bébé - mais, et cela a son importance, il s'agit d'une comédie (Junior). Ce phénomène remarquable est loin d'être isolé et peut se repérer dans des films aussi différents que Le silence des agneaux ou Titanic (cf. l'article consacré à celui-là dans ce numéro). Apparaissant dans le cycle des films américains sur le Viêt-nam sous la forme de reproduction de l'homme par l'homme (voir la fin de Platoon où la jeune recrue à la virilité désormais affirmée se dit né des deux sergents symbolisant le père bon et le père maléfique), il est toutefois à l'évidence loin de se limiter au seul cadre du cinéma. Cela correspond en fait à l'une des caractéristiques les plus tenaces de la culture patriarcale, à savoir le désir masculin de contrôler voire s'approprier carrément la faculté de procréation féminine (11). Film charnière pour sa star, donc, Predator, tourné en 1987, offre aussi la synthèse complète de la totalité des stratégies de régénération masculine telles que les met en œuvre le cinéma américain des années 1980 aux années 1990, de la présidence militariste à celle de Bush, davantage centrée sur les valeurs familiales aux dépens du complexe militaro-industriel et de l'interventionnisme (du moins jusqu'à la guerre du Golfe) (12). A savoir : justification de la guerre du Viêt-nam et de la violence masculine (la trilogie Star wars, Rambo I et II) ; compréhension par le héros que la violence doit être contrebalancée par la sensibilité (les séries Indiana Jones et Retour vers le futur) ; rétablissement de la fraternité masculine qui abolit les différences raciales (48 heures, L'arme fatale) ; division du masculin pour en rejeter la partie monstrueuse (Platoon) (13). La mutante (Roger Donaldson, 1995) s'ouvre et se clôt sur deux séquences identiques par la teneur : il s'agit à chaque fois de l'extermination (avortée et réussie, respectivement) de l'alien femelle. Entre temps, la réaction du spectateur vis-à-vis de cet acte chavire du tout au tout : de la compassion initiale qu'engendre l'étrangère on passe à une identification quasi inconditionnelle à l'équipe chargée de la traquer et de la mettre à mort. Gageons que la clé du film tient dans la réponse à l'élémentaire question que provoque l'économie de La mutante : d'où vient le renversement ? Voici d'abord un rappel des faits : Xavier Fitch, scientifique de haut vol (Ben Kingsley) dirige une expérience génétique secrète qui consiste à combiner de l'ADN d'origine extra-terrestre à de l'ADN humain. En résulte une charmante bambine blonde appelée Sil qui croît à une vitesse vertigineuse tout en étant surveillée de près. Son capital génétique métissé commence toutefois à provoquer chez elle d'inquiétantes anomalies et on décide de la mettre à mort. Grâce à une force et une vélocité surhumaines Sil parvient à s'échapper, atteint très rapidement l'âge adulte et, mue par un impérieux besoin d'accouplement, se met en quête d'un mâle ayant le bon profil. Une équipe hétéroclite se lance à ses trousses et finit par avoir raison d'elle, non sans avoir été quelque peu décimée par sa proie devenue chasseresse implacable. La mutation dont traite le film ne concerne pas que le personnage de l'alien mais le scénario luimême, qui combine science-fiction et érotisme (d'où le choix d'une débutante aux allures de top model, Natasha Henstridge, dans le rôle-titre) - le magazine Première évoquait au moment de la sortie un croisement entre Alien et Basic instinct. Tout en dressant un catalogue d'oppositions binaires archétypales (culture/nature, science/instinct, humain/alien, homme/femme), la narration élabore en filigrane un autre discours, bien plus soucieux de gender que de species (" espèce ", titre original du film). Sil est en quelque sorte l'incarnation vivante de toutes ces contradictions. La position première de La mutante consiste à contraster l'innocence de l'enfant alien avec la froideur inhumaine de la " science sans conscience " qu'incarne le personnage de Ben Kingsley. Fitch est extrêmement antipathique et traité avec ironie par la mise en scène qui en fait un être glacial déconnecté de la réalité du monde extérieur (il n'est jamais présent lors de scènes d'activité quotidienne) et incapable d'éprouver ni même de comprendre les émotions humaines : en somme un monstre d'intellect, dans tous les sens du terme. Le sommet en la matière est atteint lorsque, au vu de l'insuccès de son expérience, il décide tout bonnement de faire tuer l'enfant (en le gazant !), non sans avoir versé quelques larmes de crocodile : il pleure son projet raté, pas le meurtre scientifique d'une petite fille sans défense. Outre l'allusion directe à la manipulation génétique, à l'évidence l'ombre macabre des chambres à gaz et des expériences nazies avec cobayes humains n'est pas bien loin, l'acteur ayant de surcroît incarné un médecin violeur complice d'un régime totalitaire dans un film sorti la même année (La jeune fille et la mort de Roman Polanski). Cela donne une vision très noire de la science dont les protocoles paraissent pires que la loi de la jungle : voir la scène où Fitch refuse de laisser sortir deux des membres de l'équipe du laboratoire aux portes hermétiques où ils risquent de se faire tuer par une monstrueuse entité informe issue de l'ADN extra-terrestre, laquelle est en fait l'essence même de Sil, l'enveloppe corporelle féminine étant un " camouflage ". Cette absence de sentiments se retrouve, enrobée cette fois dans une dégaine machiste, chez Preston Lennox, le tueur (Michael Madsen). Le seul personnage d'homme qui déroge ouvertement à la règle est Dan (Forest Whitaker) : voyant très peu performant, son don véritable consiste en fait à être capable d'émotion. Qu'il accepte de montrer ses sentiments fait que - et le film établit clairement que c'est une relation de cause à effet - il est grevé de handicaps sur le plan des relations personnelles, notamment pour ce qui est des femmes. Et il est constamment féminisé par la mise en scène, tout en critiquant l'insensibilité qu'induisent les impératifs patriarcaux concernant l'identité masculine - mais sa caractérisation et l'évolution de l'intrigue réduisent considérablement la portée de ses remarques. Le fait que ce personnage d'homme-femme mou totalement dépourvu de séduction soit noir est un des premiers indices marquants concernant le sous-texte idéologique extrêmement douteux qui irrigue le film de Roger Donaldson, contribuant en cela à le rapprocher de Predator dont le militarisme " démocratique " cachait mal, on l'a vu, une insidieuse condescendance raciste. Le " groupe de choc " chargé de traquer Sil est donc loin d'être présenté d'emblée comme quelque héroïque commando soudé. Chacun des spécialistes (outre le " savant fou ", un anthropologue, une biologiste, un voyant, un tueur) semble la caricature de sa fonction : le pro de la techno-science (le cerveau), le mercenaire misogyne (la main), la femme biologiste (" l'instinct " maternel), le voyant (la sensibilité). Celui-ci a du reste une vision des choses encore plus féminine - car non scientifique - que l'unique femme du groupe. En face, Sil apparaît dans un premier temps comme une pure victime qui suscite la compassion. Au moment où elle prend la fuite se déclenche un impressionnant branle-bas de combat, avec soldats en armes, hélicoptères et maîtres-chiens lancés aux trousses d'une fillette en pyjama qui vient de frôler la mort par gazage et se sauve à toute allure. Si elle tue lors de sa phase infantile, c'est uniquement pour se défendre contre le vagabond qui l'agresse dans le train de marchandise où elle a trouvé refuge. A l'orée du récit, cet " enfant sauvage " est donc en quelque sorte l'incarnation de la nature dans ce qu'elle a de positif. En fait, comme l'explique le savant lui-même, l'expérience menée dans le film porte moins sur une extra-terrestre que sur une femme. Le choix de créer plutôt un individu féminin fut motivé, dit-il, par l'idée qu'il serait plus docile (ce qui lui vaut une réaction sarcastique de la part du tueur misogyne qui, lui, sait manifestement à quoi s'en tenir en matière de femme). Issu de la tradition frankensteinienne, le personnage est l'objet de l'habituelle double critique qui y est inhérente, étant transgresseur de la loi naturelle comme de la loi divine et usurpateur de la place de Dieu. Lors de la première scène, Fitch, situé en hauteur, arbore une posture de démiurge, supervisant l'opération de mise à mort en train de se mettre en place et surplombant sa créature sur laquelle il semble avoir un droit de vie et de mort (en accord avec la logique générique qui préside à La mutante, il sera châtié en étant une des deux victimes que fera Sil parmi les personnages principaux). Au début, le film valorise les personnages de femme, à commencer par Sil enfant et ensuite celles qu'elle croise lors de sa fugue : la contrôleuse noire très maternelle du train (qui ressemble d'ailleurs beaucoup à Dan) ou encore la vendeuse enceinte du magasin où Sil achète une robe de mariée. Les autres personnages féminins gentils étant la biologiste Laura (qui exprime de la sympathie pour l'alien traqué pendant une bonne partie du film) et, bien entendu, Dan lui-même. En fait tous ces personnages sont positifs du fait d'être asexuels (ou alors dotés d'un statut sexuel de convention, comme Laura ou la femme enceinte). Dans cette optique, le moment décisif du film est celui où l'alien atteint la puberté. Dès qu'émerge sa sexualité (promise à être hors norme du fait qu'on sait que Sil brigue la place vacante du monstre dans ce film qui table sur le même mélange SF / épouvante qu'Alien), le personnage tue la représentante de la " bonne " féminité en la personne de la contrôleuse black. Celle-ci est happée et étouffée par la chrysalide géante en forme de sexe féminin monstrueux d'où va surgir Sil adulte. Les choses se précisent lors d'une scène ultérieure où la violence meurtrière est motivée clairement par la rivalité sexuelle féminine, Sil tuant celle qui lui " pique " le premier homme sur lequel elle jette son dévolu dans la boîte de nuit. Dès lors, l'émergence progressive de la " vraie" Sil (monstre qui est une version cauchemardesque du corps féminin, conçu par le " père " de la créature d'Alien H.R.Giger) aura chaque fois pour point de départ une scène liée à la sexualité féminine. A noter que Sil a elle-même horreur de la sexualité qui est la sienne : elle fait fréquemment des cauchemars où elle voit son " vrai " corps en anamorphose, parfois en train de s'accoupler. Cela semble induire l'idée que la féminité n'est tolérable que cachée sous une forme socialement approuvée. Il est d'ailleurs tout à fait clair que l'héroïne " damnée " elle-même n'aspire qu'à la normalité, l'ensemble de ses désirs étant en soi d'un remarquable conformisme. A peine sa liberté recouvrée, Sil enfant est déjà la victime consentante de la société normative : ayant observé les modalités d'échange dans une épicerie, elle s'empresse de voler de l'argent pour intégrer le cycle de la consommation (le scénario motive son geste par la faim). Ensuite, elle découvre avec enchantement la télévi sion et, devenue adulte, s'initie par publicité interposée aux " astuces " de la séduction féminine. Son premier achat dès son arrivée à Los Angeles est une robe de mariée ; le but absolu de sa vie - pour lequel elle est prête à tuer - est d'avoir un enfant. Se met ainsi en place un discours double, lui-même en mutation, qui présente Sil à la fois comme victime et comme prédatrice : elle tue le playboy prétentieux qu'elle a séduit dans la boîte de nuit lorsque, face à sa réticence, il se montre prêt au viol. Mais si elle est une fois de plus en état de légitime défense, l'identification est désormais sérieusement fissurée : après le meurtre, par trop sanguinolent, on la voit prendre tranquillement une douche. Dès lors le point de vue masculin l'emporte : non pas celui du savant, très perplexe vis-à-vis du comportement instinctif de la fugitive mais du tueur, qui reprend ouvertement à son compte l'ironie implicite du film à l'endroit du personnage de Kingsley. Il s'agit donc bien, une fois de plus, d'un film de backlash où ce qui est en jeu est la guerre des sexes et non des mondes. Le propos du film consiste à figurer la féminité comme un monde de chaos grouillant où règne d'irrépressibles instincts, à montrer la femme non-patriarcale comme une - dangereuse - espèce à part. En ce sens, par-delà le modèle évident qu'est Alien, La mutante compte nombre d'ancêtres lointains dans le cinéma hollywoodien classique dont le plus prestigieux est probablement La féline (1942) de Jacques Tourneur. A partir du meurtre de son premier partenaire sexuel potentiel (écarté lorsque son instinct surdéveloppé lui indique qu'il est diabétique, le scénario noircissant un peu plus son portrait par cette allusion à l'eugénisme), Sil ne traite plus les hommes que comme des objets. Sa victime suivante est un jeune homme très gentil qui la conduit à l'hôpital quand une voiture la renverse et paie de sa poche les frais médicaux. Après s'être montrée une fois de plus très entreprenante, Sil tue son bienfaiteur en le violant métaphoriquement. Le mode de mise à mort (elle enfonce un tentacule dans la bouche des hommes, en une sorte de pénétration inversée) implique clairement que cette femme est porteuse du phallus et n'en est que davantage le monstre à abattre. A la gradation de la violence de son désir sexuel va correspondre une fréquence notable de scènes où on la voit sous sa forme monstrueuse de femme reptilienne à la peau d'un vert bleuté. Sil s'efforce en fait de suivre le parcours d'une femme normale (voir la banalité de ses aspirations) : sa monstruosité vient de l'exagération d'aspirations féminines courantes et d'une trop grande autonomie sexuelle. Très directe et agressive sexuellement, elle est en effet une caricature monstrueuse de femme libérée, nymphomane meurtrière dont la beauté est rehaussée par une esthétique " sexy " type Playboy : l'image même du double bind masculin qui fétichise la femme tout en la fustigeant pour sa sexualité " excessive ". En fait, Sil correspond presque point par point à l'archétype de la femme émancipée dépeinte par l'idéologie backlash, qui montre celle-ci comme la tragique victime du " fléau " féministe et son overdose d'indépendance. Entendant " sonner son horloge biologique " (phrase fétiche du discours backlash, épinglée par Susan Faludi, que prononce textuellement l'anthropologue en parlant de Sil), cette femme en retard sur son destin " naturel " est représentée comme étant obsédée par l'idée de faire coûte que coûte un enfant. Le héros du film est dès lors le tueur, qui reste un homme d'action de bout à bout et se trouve être le seul personnage masculin autorisé à être viril. C'est le supérieur " naturel " de tous les autres hommes : le voyant féminisé est noir, le savant est inhumain et l'anthropologue un dragueur très peu performant. De plus, ces deux intellectuels sont interprétés par des acteurs britanniques (Ben Kingsley et Alfred Molina), ce qui contribue à mettre en relief la décontraction et l'assurance viriles toutes américaines du personnage de Michael Madsen, acteur abonné aux rôles de dur. Bel homme, Lennox est le mâle dominant, aux yeux des hommes comme des femmes, qu'il s'agisse de la biologiste ou de Sil elle-même. La seule scène de rêve qui ne soit pas un cauchemar est celle où elle se voit avec lui : elle le sélectionne en fait comme reproducteur idéal. De plus, le tueur est le seul membre de l'équipe à évoluer - et ce de manière positive, à l'opposé de l'inquiétante métamorphose dont l'héroïne est l'objet - au cours du film. D'abord ouvertement misogyne, rejetant en bloc le raisonnement comme l'affect, il est confiné au seul domaine de l'action. Peu à peu, il se révèle intelligent et observateur, en arrive à apprécier les qualités de Dan et à charmer la biologiste et même à affirmer qu'il avait du respect pour Sil lorsqu'on la croit morte. Il se positionne ainsi aux antipodes de son attitude initiale, celle d'un tueur chevronné rompu aux basses besognes, imperturbable à l'idée d'abattre froidement une fillette en cavale. A la fin, c'est indiscutablement le sauveur du récit et de l'humanité tout entière par la même occasion, la progéniture éventuelle de Sil préfigurant la genèse de la nouvelle espèce de prédateurs qu'annonce le titre et dont la proie désignée est l'être humain. Le film met également tout en œuvre pour que les spectatrices elles-mêmes ne puissent plus s'identifier à la figure centrale féminine. Sil séquestre et mutile un autre personnage de femme compatissante qui, la croyant en détresse, a accepté de l'aider. En guise de remerciement, elle la réifie comme précédemment les hommes : son corps lui sert à simuler un accident afin de persuader ses assaillants qu'elle y a péri. La séquence - et en particulier la scène où Sil ampute la femme d'un doigt avec un sécateur - sert moins à faire avancer l'intrigue qu'à créer une antipathie féminine à son encontre. Dans cette perspective, le dernier personnage à se rallier à la cause commune, celle du film comme du spectateur désormais, est la biologiste Laura Parker (le joker du scénario, qui attend longuement avant de l'abattre). Elle est d'abord étroitement liée à Sil, étant capable de se mettre à sa place, faisant preuve de compréhension et de compassion (les deux actrices sont blondes et d'une physionomie assez proche, l'une étant toutefois d'une beauté moins frappante que l'autre). Leur intimité s'accroît lorsqu'il s'avère que toutes deux désirent le même homme. Et c'est au tour de Sil de s'identifier à son aînée, plus expérimentée qu'elle en matière de séduction : voir la scène dans les toilettes de l'hôtel où, déguisée, elle lui emprunte son parfum et, en particulier, le montage alterné où elles font l'amour avec deux membres différents de l'équipe (ayant échoué à séduire Lennox, Sil jette son dévolu sur l'insipide anthropologue qu'elle massacre après qu'il l'a eu inséminée). Laura, femme ordinaire non fétichisée, est en fait très proche des femmes au foyer de films tels que Network, Liaison fatale ou Romeo is bleeding qui se soumettent de bon cœur à la domination masculine, en contraste absolu avec les " monstres " féminins qui y sévissent. Les " insurgées " en rébellion contre la loi du Père étant dans les trois cas des femmes jeunes, indépendantes financièrement et sexuellement - et accessoirement psychotiques au dernier degré. Le monstrueux que met en scène La mutante découle en fait de la fusion qui s'y opère entre le film d'épouvante des années 1970 type L'exorciste et le film de femme fatale qui fit florès entre le fin des années 1980 et le début de la décennie suivante (Liaison fatale, Basic instinct). Dans sa magistrale étude du film d'horreur (Men, women and chainsaws, Princeton University Press), Carol Clover a montré que le film de possession est profondément travaillé par des angoisses masculines concernant la sexualité féminine et la maternité, le sujet principal étant en l'occurrence autant (sinon plus) la transformation du corps de la femme possédée que la crise identitaire que cela provoque chez les personnages masculins (en l'occurrence cela renvoie le prêtre psychiatre du film de William Friedkin à son homosexualité refoulée). La fusion générique permet par conséquent de construire un type de récit qui semble amorcer une modification - en surface, non en profondeur - dans la représentation de la femme indépendante, la hargne explicite des années Reagan se transposant, à la fin des années 1990, en compassion hypocrite. En l'occurrence, Sil, d'abord persécuté par les représentants du patriarcat, s'avère surtout victime de sa " tragique " condition de femme libérée qui en fait le monstre à exterminer (mais tout le monde aura compris que le vrai monstre du film de Donaldon est le film luimême). Cette généalogie duelle rend singulièrement clair l'enjeu véritable de La mutante, tout entier au service de la fabrication d'une masculinité équilibrée, mutatis mutandis (c'est le cas de le dire), par un savant dosage de violence et de sensibilité, le fait d'acculer la femme indépendante à la monstruosité permettant à l'héroïque mâle normatif d'occuper le pôle de l'affect sans y perdre une once de sa virilité. Quant à l'héroïne du film, sœur symbolique du monstre de Predator dont le sort et le statut sont aussi les siens, elle y perd plus que des plumes. Mais, comme on dit, et comme dit en tout cas avec force ces deux œuvres de backlash qui, d'une certaine manière, sont aussi deux machines de guerre dont le pouvoir est proportionnel au degré d'implication du spectateur qui a fort à faire pour ne pas se laisser enrôler, " c'est de bonne guerre ". Civan Gürel (avec la collaboration d'Isabelle Decottignies pour l'analyse de La mutante) 1) L'expression " Final Girl ", forgée par Carol Clover désigne l'héroïne des films d'horreur qui, seule survivante, doit affronter elle-même le monstre. Le relais de la " Final Girl " originelle (Jamie Lee Curtis dans Halloween) étant pris notamment par Sigourney Weaver dans le cycle Alien, cela constitue donc une exception notable (et apparemment durable : voir la série des Scream) qui déroge à la règle qui auparavant n'admettait de " finaliste " que masculin. 2) Cette analyse est grandement redevable à une conférence inédite de Sylvestre Meininger prononcée à l'Université de Lille III dans le cadre du séminaire de Noèl Burch (28 février 2000). 3) Stratégie qui fut apparemment payante puisque, tandis que Predator fait une belle carrière, le film de Stallone, Over the top, sorti au même moment, est loin de triompher au box-office (cf. Arnold Schwarzenegger, Charles B. Dorsey). Les trajectoires parallèles des deux stars musclées ne feront désormais que confirmer la prise de pouvoir de " Schwarzie ". 4) Voir Hard bodies, Susan Jeffords. 5) Backlash est une expression américaine signifiant " retour du bâton " et renvoyant à la réaction contre les bouleversements du mouvement féministe des années 1960 et 1970. Les pouvoirs médiatique, politique, juridique et économique américains se liguèrent ainsi contre le féminisme accusé de tous les maux en la personne notamment de la career woman s'éloignant par trop d'une conception patriarcale de la féminité (cf. Backlash, Susan Faludi). 6) Voir The remasculinization of America. 7) Selon S.Meininger, qui indique qu'on retrouve cela également, sous des formes différentes, dans La guerre des étoiles ou Terminator 2. (op. cit.). 8) Selon Jeffords, Hard bodies et Meininger, op.cit. 9) Voir Jeffords, op. cit. 10) Ce qui semble confirmer l'hypothèse de Robin Wood selon laquelle dans un film qui met en scène un monstre le degré d'altérité inhumaine de celui-ci serait révélateur de la nature idéologique (réactionnaire ou progressiste) de l'œuvre en question (cf. le texte " Monstres domestiques " in Tausend Augen, no. hors série fantastique pour la présentation de la théorie woodienne du film d'horreur). 11) Selon Jeffords, The remasculinization… et Meininger, op. cit. 12) Voir Jeffords, Hard bodies et l'article de S.Meininger sur RoboCop dans Tausend Augen no.15. 13) Conférence inédite de S. Meininger. ©tausendaugen/2000