Le sang des morts

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Le sang des morts
Le sang des morts-vivants
De toutes les aventures que je vais vous raconter, celle de ma mort demeure la plus singulière.
C’était une belle après-midi d’automne en cette année de fin du monde. Courant à travers les
rues en proie aux flammes et aux cris, une foule disparate se mouvait avec la grâce d’un banc
de poissons poursuivi par le requin blanc.
Histoire de ne pas déroger à la règle, je faisais partie de cette foule. Pas en tête, ni au milieu,
mais bien à la fin, tentant à tout prix d’échapper aux choses qui me poursuivaient. Philosopher
sur ma situation ne servait en rien dans ces cas de figure, surtout quand des êtres veulent vous
planter les crocs dans le mollet, et donc je fuyais.
A un embranchement de rue, la foule se divisa et mon pied malaisé hésita. La bonne fortune
voulut qu’une explosion sur la droite me fasse choisir la direction opposée et je courus ventre
à terre alors qu’au dessus de ma tête, une demi-douzaine d’hélicoptères de l’armée pointait
leurs mitraillettes dans mon dos. Cette vision me gonfla le cœur de soulagement et d’un
engagement patriotique sans faille avant qu’une petite voix dans ma tête me fasse
sournoisement remarquer que la distance réduite entre moi et mes poursuivants ne
dissuaderait en rien les hélicoptères d’envoyer leurs missiles.
Un souffle de chaleur dans mon dos me projeta dans les airs et j’atterris lourdement sur le sol
en compagnie d’autres personnes. Je me relevais en boitant, les genoux et les coudes
écorchés. Les quelques survivants et moi-même concentrâmes notre attention vers ce qui
devait rester de nos poursuivants.
Grande fut notre déception.
Emergeant du cratère formé par le missile, les morts-vivants tendirent leurs bras décharnés et
se hissèrent sur la route. Certains y avaient laissé plusieurs membres et sautillaient
maladroitement sur une jambe, tandis que d’autres n’étaient plus que des bustes calcinés se
traînant par la seule force d’un moignon d’épaule. La peau grise se tendit sur des yeux pâles
aux pupilles fixées sur nous, et leurs bouches s’ouvrirent sur des longs râles rauques.
Ce fut la puanteur de mort qui me força à courir. Ma paralysie avait duré plus longtemps que
prévu, et mes compagnons de course s’étaient déjà dispersés. Je réprimai mon envie de vomir
face à la fragrance lourde et écœurante des corps en décomposition à laquelle se mêlait celle
du combustible des voitures en feu, de l’asphalte fondant sous la chaleur, le sang, la sueur.
L’invasion n’avait commencé que depuis quelques heures et déjà la civilisation s’effondrait.
Ma petite personne courait à perdre haleine, bien incapable de penser à autre chose qu’à ma
survie immédiate.
Des tirs se faisaient entendre à quelques rues et je m’y dirigeai, mon instinct de conservation
prenant le pas sur toute décision. L’avenue empruntée était envahie de voitures arrêtées pèle
mêle sous l’effet de la panique. Je déployai mes muscles pour sauter par-dessus le capot d’un
véhicule et un choc sourd sur celui-ci me fit comprendre qu’un des mort-vivant venait de s’y
planter méchamment les crocs.
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Je slalomai entre les voitures, me retournant uniquement pour voir trois morts-vivants passer
lestement au-dessus. Mon imagination ne pouvait me jouer des tours en cet instant, et je
demeurai alors convaincue qu’à mesure que les heures passaient, leur habilité à se déplacer
augmentait.
Je me cognai à une rangée de militaires prêt à mettre le feu. Mon instinct avait vu donc juste
mais ne s’attendait peut-être pas à ce que les forces de l’ordre me canardent en même temps
que les zombies à mes trousses. Mon pied trébucha et je me laissai tomber avec soulagement
au sol alors qu’à quelques centimètres de ma tête, résonnait la pétarade du siècle. Les tirs
furent de courte durée, et déjà les militaires rechargeaient. Je me glissai en rampant entre leurs
rangs et jetait une œillade paniquée aux morts-vivants. Sous l’impact des tirs, leurs corps
s’était écroulés contre les voitures et un sang épais s’échappait de leur plaie. Mais celui-ci se
résorba aussitôt à l’intérieur de leurs corps et les mentons se relevèrent. Si une quelconque
étincelle de vie subsistait dans leurs regards blancs, on y aurait vu briller de la fierté et du
défi.
Je m’éloignais alors que retentissaient des nouveaux coups de feu. Suivis de hurlements
d’horreur et des bruits de déchirure. Je songeais avec amertume qu’au moins mes
poursuivants seraient occupés avec la chair tendre et fraîche des militaires.
Le souffle me manqua après dix minutes de course effrénée, et je forçais la devanture d’un
magasin d’électronique pour me reposer à l’abri derrière le comptoir. Du moins, jusqu’à ce
qu’une main me saisisse par l’épaule.
Je réprimais un glapissement quand l’homme en face de moi m’apparut comme étant entier et
aux yeux normaux. Tout du moins, jusqu’à ce qu’il se mette à parler.
-Vous savez chasser ? Poser des pièges ? Cultiver… (il farfouilla dans un livre qu’il
avait en main) un potager au sommet d’un immeuble ?
J’étais trop effarée pour répondre quoi que ce soit et me composait un visage de totale
incompréhension. Cela ne parut pas décourager l’homme, à peine plus âgé que moi, et il
continua à tourner les pages de son petit livre.
-Quel est votre domaine de prédilection dans ce cas ?
Pas de réponse. Un semblant de calme semblait s’être installé dans la rue et on entendait que
le bruit lointain des pales d’hélicoptère.
-Vous avez quel âge ? finit par dire l’homme en m’observant avec plus d’attention.
Un anneau lui pendait à l’oreille, et sur son torse massif, s’étirait un t-shirt noir où était écrit
« sudo make me a sandwich ».
-Vingt ans, je réussis à articuler. Je suis étudiante en arts et …
-Ah, l’art ! lâcha-t-il dans un sursaut de mépris. Pas très utile pour la survie de l’espèce
mais peut-être plus tard… Préserver la culture, cette sorte de choses.
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Je parvins à me tordre le cou et à lire le titre du livre qui semblait avoir bien vécu entre ses
mains. Guide de survie en territoire zombie, par Max Brooks. Allons bon.
Je me relevais prudemment et fis quelques pas vers la sortie du magasin d’électronique.
L’homme prit un stylo coincé derrière son oreille et se mit à griffonner quelques notes sur son
livre.
-Par hasard, vous n’êtes pas stérile ?
-Euh.
-C’est histoire de pouvoir repeupler la planète, tout ça.
J’en avais assez entendu, et je profitais d’une explosion proche pour m’enfuir.
L’adrénaline était retombée et je ne me déplaçais que par petites foulées. Je cherchais
désespérément d’autres camarades humains, trop effrayée pour rester seule. Toutefois, la
logique implacable me dictait que là où il y avait des humains, il y avait des morts-vivants.
Attirés comme des mouches par l’odeur de notre peur, les zombies se dirigeaient
inexorablement là où la viande était la plus facile à avoir, et personne, moi en premier, ne
pouvait leur disputer cette logique.
Mais plus fort que ce raisonnement fut mon désir de ne pas être séparée de l’humanité. Aussi
alors que j’arrivais au grand pont séparant la ville principale de la banlieue avoisinante au
dessus du fleuve, et que je vis les camions chargeant les centaines d’humains pour les amener
de l’autre côté, toute prudence s’effaça en moi. Je courus comme jamais je ne l’avais fait,
hurlant aux militaires chargeant les camions d’attendre la pauvre étudiante en arts.
Le mort-vivant qui m’attaqua alors avait dû être un brave type. Ses vêtements en loques
laissaient présager d’un métier tranquille et honnête, du genre expert comptable. Un reste de
costard en velours, une chemise d’un rose fané. La main se plaquant sur mon visage alors que
je tentais de me débattre, portait une alliance sur un doigt où apparaissaient les tendons.
La sensation de dents se plantant dans ma nuque m’arracha un hurlement de terreur et je
sombrais dans la folie. La douleur qui suivit éradiqua toute envie de me débattre et je me
retrouvais entravée dans mon propre océan de souffrances. Je vis à travers un brouillard
cotonneux, le mort-vivant se relever la gueule en sang et bondir par-dessus moi. D’autres
formes passèrent à côté, et je concentrais mes dernières parcelles de vie à lancer des appels à
l’aide comprenant alors de façon brutale que l’être qui meurt est le plus seul au monde. Le
poison se répandait dans mon corps, contaminant mon sang pour le rendre épais, faisant
exploser mes organes vitaux, réduisant à un univers de teintes rouges ma vision. Le sol
trembla sous moi, et j’eus l’impression de tomber.
Je mourrais. Le poison remonta mes synapses, s’attaquant au cerveau, dernier rempart de ma
personnalité, de mon existence toute entière. La flammèche d’une étudiante en arts s’éteignait
et je fus incapable de verser une larme de désespoir.
Ce fut l’obscurité qui m’accueillit mais pas celle que j’espérais.
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La nuit était tombée depuis plusieurs heures, et ça et là des éclairs de lumière jaillissaient de
mon champ de vision. Je humais l’air et mille odeurs me percutèrent. Le sang était là, il
m’entourait, je le sentais.
Le sang de mes proies.
Mon corps se releva avec une vitesse à laquelle je ne m’attendais pas. Je le sentais à peine,
enveloppe légèrement pataude mais déjà si vive et à la force diablement supérieure à celle
d’un adulte normal. Je regardais autour de moi, affolée par ce que je voyais, ce que je sentais
mais aussi ce qui peu à peu s’immisçait dans mon esprit comme un éveil de ma véritable
conscience.
J’étais morte mais plus vivante que jamais.
Le « je » de ma conscience demeurait en moi comme un étau solide et pas du tout décédé.
D’autres morts-vivants circulaient à côté et je reconnus alors la flamme de leur intelligence
plus ou moins développée. Certains tournèrent leurs yeux livides vers moi et me montrèrent
d’un mouvement du menton, le pont en face de nous. Le noir de la nuit l’enveloppait, mais les
odeurs y formaient comme un tourbillon de teintes cramoisies.
La promesse d’une nouvelle existence.
Je grognais de joie, et ce fut à cet instant que mourut la timide étudiante en arts.
Alors je m’évanouis dans les ténèbres.
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