CAP 14.2 - Louise Grenier – psychologue et psychanalyste

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CAP 14.2 - Louise Grenier – psychologue et psychanalyste
LES FEMMES QUI RECHERCHENT LE DANGER
Répétition : deuil dans l'expérience amoureuse
Je suis ce malheureux comparable aux miroirs
Qui peuvent réfléchir mais ne peuvent pas voir
Comme eux mon œil est vide et comme eux habité
De l’absence de toi, qui fait sa cécité. (Aragon, Le fou d'Elsa)1
Dans l'amour, le poète n'est plus que miroir de la femme aimée. Vivant de sa
présence, mourant de son absence. Ne pouvant refléter l'image de l'autre, il est
un œil vide et déserté. Il est aveugle du non-regard de l'autre. La sortie du
miroir, ou son absence, est vécue comme une mort psychique.
Plan : CAP 14.
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«L'amour est une forme de suicide» (Lacan) : qu'est-ce qu'il veut dire ?
Peines d'amour, choix d'objets destructeurs et répétition : liens avec le jeu
d'enfant et le stade du miroir
Le concept de répétition chez Freud (révision) vs symbolisation
Transfert et répétition chez Lacan vs jouissance et castration
m«L'amour est une forme de suicide» (Lacan)
Madeleine a tendance à choisir des hommes qui la détruisent. Elle en est
consciente, ce qui ne l'empêche pas de continuer.
Ces hommes ne
représentent-ils pas le danger, quelque chose d'excitant et d'unique ? Pour nous
aider à comprendre cette tendance, il faut remonter à ce fait premier et
déterminant dans l'évolution future de l'être humain, à savoir qu'il est né
prématuré par rapport aux autres animaux. Il y a d'emblée un écart abyssal
entre l'intensité des besoins du nourrisson et l'inachèvement de ses appareils
nerveux, moteurs et psychiques. L'enfant n'a pas les moyens de ses désirs. À la
naissance, il est fondamentalement impuissant et donc dépendant de l'entourage
pour sa survie, ce que Freud appelle l'état de détresse originaire de l'être humain
(Hilflosigkeit). Ce qui ne l'empêche pas d'éprouver d'intenses besoins libidinaux
- de contacts, de plaisirs, de jouissance – avant même de pouvoir atteindre
l'objet capable de le satisfaire. Il y a une disproportion énorme entre le bébé et
sa mère par exemple, disproportion de taille, de force, de puissance. L'autre qui
le prend dans ses bras a la stature d'une géante dont il dépend absolument. Or,
cette différence disparaît au stade du miroir2 quand l'enfant s'identifie à son reflet
magnifié dans le miroir (ou le regard maternel). Ainsi, quand il capte pour la
première fois son reflet dans le miroir, il jubile, il veut être cette image idéale
1
Louis Aragon, Le Fou d’Elsa a été écrit et publié aux Éditions Gallimard dans la collection
Blanche en 1963. (Dernière réédition Gallimard, coll. Poésie, n° 376, 2002.
2
Stade de constitution du Moi, du sujet, qui se réalise entre huit et dis-huit mois.
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ouvrant ainsi le conflit entre «manger l'autre ou être mangé par lui». C'est moi ou
lui : l'identification à l'autre spéculaire (du miroir) se réalise sur fond de rivalité
narcissique. Il veut s'y fondre, s'y perdre. Or, si le sujet se fond dans l'autre, il
disparaît, et si l'autre se fond en lui, c'est l'autre qui disparaît. Il y a perte dans
un cas comme dans l'autre, d'où l'importance de l'introduction du tiers paternel
dans la relation à la mère pour interdire la fusion.
Il arrive que cette bataille primitive pour absorber l'autre et/ou être absorbé
par lui se transporte dans la relation amoureuse. Cet Autre, du point de vue du
psychisme immature de l'infans3 est vue comme un Maître absolu, une image de
maîtrise absolue qu'il est loin de posséder. Or, cette image du Maître «se
confond chez lui avec l'image de la mort 4», écrit Lacan. Pourquoi ? Parce que
dans la relation inégale qui s'introduit là, et compte tenu de son incomplétude,
l'infans est pris dans les désirs et l'imaginaire d'un autre auquel il doit se
soumettre pour vivre. Que peut-il se passer dans sa vie amoureuse ultérieure ?
Il peut se produire une réactivation de ce mode d'attachement imaginaire à
l'autre. Madeleine croit que sa vie dépend de l'autre, et veut mourir de l'avoir
perdu. C'est ce qui fera dire à Lacan que «l'amour est une forme de suicide 5.»
L'homme aimé représente aussi du point de vue de la femme, ce Maître absolu,
la part du père qui manque à la mère.
Aller vers des hommes qui la détruisent, c'est d'abord pour Madeleine
aller vers des hommes idéalisés, qui ne peuvent, ni ne veulent répondre à ses
attentes infantiles. Au début, ils partagent avec elle le même fantasme de
complétude, mais finissent toujours par décevoir ou être déçus. Ils l'entraînent
dans leur univers, l'absorbent, effacent son individualité. Et la femme ne sera
aimée qu'en autant qu'elle incarne pour son amant le Moi idéal, et vice versa.
Elle n'aimera son amant que s'il incarne son propre Moi idéal. Sous couvert de
passion amoureuse couve la guerre … car nul ne consent à perdre son
individualité sans résister ! « C'est une question de vie ou de mort», disent-ils .
Pour l'un, il s'agit de défendre son identité personnelle, son espace vital, pour
l'autre, il s'agit de garder l'objet dont dépend sa vie affective, de rester vivant
avec l'autre. Mu par ce qu'il ressent comme une menace de mort, le premier
veut rompre, ce qui provoque chez l'autre une réaction de survie, d'agrippement
désespéré. On dit qu'il ou qu'elle «s'accroche», et de fait, sa réaction évoque
celle de l'enfant dépendant et impuissant. Jusqu'au jour où il lui faut bien
reconnaître la perte et faire son deuil.
Peine d'amour et répétition
La catastrophe amoureuse est peut-être proche de ce qu'on a appelé,
dans le champ psychotique, une situation extrême, (…) je me suis
projeté dans l'autre avec une telle force que, lorsqu'il me manque, je
ne puis me rattraper, me récupérer : je suis perdu, à jamais6.
3
Enfant d'avant la parole.
Jacques Lacan, Séminaire livre I Les écrits techniques de Freud, Paris, Seuil, 1975, p.172.
5
ibid., p. 172.
6
Roland Barthes, Fragment d'un discours amoureux, Paris, Seuil, 1977, p. 60.
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4
2
Faire un deuil amoureux consiste à se séparer non seulement de l'être aimé
dans la réalité, mais de son image en soi. Or, Madeleine n'arrive pas à le perdre
: pour elle, impossible de vivre sans lui. Il s'agit ici de découvrir ce qui fait
obstacle au deuil en dévoilant les liens cachés entre cette relation amoureuse
particulière et ses premiers attachements. En d'autres termes, pour savoir
pourquoi Madeleine veut mourir plutôt que d'affronter la rupture, il nous faut
analyser son mode d'attachement à l'autre et y repérer ce qui se répète de ses
désirs et attentes infantiles.
retour du bonheur.
La répétition, un jeu d'enfant !
Avant d'expliquer la répétition de situations douloureuses dans la vie amoureuse
de Madeleine, je reprendrai une observation de Freud du jeu d'un enfant et la
théorie de Lacan du stade du miroir.
Un jour, Freud observe le jeu de l’un de ses petits-fils Ernst en l'absence
de sa mère. L'enfant de dix-huit mois jette une bobine en bois attachée à une
ficelle hors de sa vue puis la fait réapparaître, tout en s'amusant de ces allers et
retours répétés qu'il accompagne de ses o-o-o-o, fort (parti), et da, (voilà) ! Le jeu
symbolise la disparition et la réapparition de la mère. Comparons cette
observation avec le stade du miroir qui décrit le phénomène de reconnaissance
de son image dans le miroir par l’infans7 autour de dix-huit mois.
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Pour le fort-da
Le fait que le jeu porte principalement sur la répétition de la séparation,
témoigne-t-il de la force de la pulsion de mort ou n'est-il qu'une façon de
maîtriser progressivement l'absence de la mère ? La bobine ne symbolise pas
que la mère, mais aussi une partie du corps qui se détache de l'enfant – «objet a
» selon Lacan - détachement qui contribue à mettre fin à son statut de toutepuissance fusionnelle avec la mère (même si le fil témoigne de la survivance du
lien). En ce sens, la bobine représente à la fois l'enfant – son Je- et la mère
absente, l'autre en tant que distinct de soi.

Pour le stade du miroir
Au stade du miroir, l'enjeu majeur est celui-ci : l’image du corps devient pour
l’enfant symbolique de lui-même, représente son Moi idéal, aimé, désiré par
l'autre. S'y adjoint une dimension de perte et de séparation, de sortie de
l'imaginaire maternel. L'enfant doit découvrir qu'il ne fait plus un avec la mère et
qu'il est seul. C'est ce que les psychanalystes appellent «castration ».
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Enfant d'avant la parole.
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Il y a aussi un moment où l’enfant se détourne de son image pour
regarder la personne qui le porte. Il est important que celle-ci puisse le nommer :
« c’est bien toi là » (en désignant le corps et non le reflet, inversé). L'Autre, en lui
parlant, lui offre un point d'ancrage symbolique, une reconnaissance de son être
– non de son reflet – qu'il valorise et aime.

Articulation fort-da/miroir
Ces deux expériences sont des moments clés de la genèse de la psyché. Elles
contribuent à la construction de l’identité. Le fort-da permet la symbolisation de
l'objet manquant, et l'épreuve du miroir, la naissance d'une identité personnelle.
La perte de la fusion initiale est symbolisée par cette traversée subjective du
miroir et l'accès au langage par une symbolisation primitive de la présenceabsence de la mère, ou de soi-même.
Freud montre la prévalence du pouvoir créateur du signifiant, par un acte
d'invention du sujet. Ainsi ce jeu offre-t-il une compensation au manque
maternel sous la forme d'une satisfaction d'une pulsion de maîtrise. Mais surtout
l'enfant parvient à renverser la situation de façon symbolique : ce n'est plus la
mère qui l'abandonne quand elle le quitte, c'est lui qui maîtrise son absence en la
faisant partir par le rejet de la bobine en bois. Autrement dit, l'enfant s'est
identifié à une mère symbolique via la bobine.
Qu'en est-il pour Madeleine ? comment interpréter cette tendance à
choisir des hommes qui la détruisent, cette répétition de relations destructrices ?
J'aimerais l'analyser par rapport au concept de répétition. La répétition peut être
envisagée avec Freud de deux façons : sous l'angle de la symbolisation d'une
perte (manque de la mère, meurtre de la chose) qui humanise l'enfant, le fait
sortir du miroir le fait entrer dans un ordre symbolique préexistant ; et sous
l'angle de la pulsion de mort. Avec Lacan, je l'envisagerai sous l'ange de la
jouissance et de la symbolisation.
 Répétition et symbolisation: FREUD
Concilier l'inconciliable dans la répétition : sous son versant réel, la répétition est
à situer du côté de la jouissance et exprime un certain goût pour la mort, ; sous
son versant symbolique, la répétition est à situer du côté de la symbolisation
originaire qui permet au sujet de s'inscrire dans l'ordre symbolique préexistant,
d'entrer dans la culture et dans le langage, dans le monde des échanges, ce qui
implique une perte de jouissance, un sacrifice. Dans le jeu du fort-da, l'enfant
élève son expérience à la puissance seconde, il en fait un événement chargé de
signification, il devient à lui-même son propre objet, il se sépare d'une partie de
lui-même pour en faire un symbole de son lien à l'autre, mais un autre qu'il peut
penser, se représenter. C'est le début de la subjectivité laquelle n'est possible
que comme effet du langage. C'est une répétition signifiante, non pas morbide,
mais porteuse de vie symbolique. Il y a dans la répétition une dimension
mortifère quand elle se résume à l'identique, quand elle opère dans le réel du
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corps ou dans des agirs destructeurs.
l'utilisation des symboles.
Ce qui fait la différence ici, c'est
Dans le rapport amoureux destructeur, il y aurait aussi une tentative de
symboliser de sortie du miroir pour les deux membres du couple. La femme a
tendance à choisir un partenaire avec qui la relance du «jeu de la bobine» sera
possible, tantôt elle sera celle qui traite l'homme comme une «bobine»
(alternance de rejet et de rapprochement – tantôt, elle-même occupera la place
de la «bobine», dans ce double mouvement d'éloignement et de rapprochement,
à la différence que dans le premier cas, c'est elle qui tire la ficelle, et dans l'autre
c'est l'autre. L'un n'excluant pas l'autre, les deux jouant alternativement la place
active ou passive. D'un point de vue libidinal, on peut dire qu'on est là dans un
registre préœdipien sado-masochiste. Souffrir ou faire souffrir colore la relation
amoureuse. À la fin, on s'entretue, s'entredéchire. De fait, la réparation échoue
et tourne en pure violence. L'autre est attaqué, sadisé, détruit. On aimait une
image de l'autre, et cette image elle-même est détruite.

Jouissance et castration(Lacan)
Comment est-il possible de recherche une satisfaction en dehors du
principe du plaisir ? Lacan envisage deux versants de la répétition : le versant
réel de la répétition –d'accidents, de maladies, d'agirs par exemple— est à situer
du côté de la jouissance ; par contre, le versant symbolique de la répétition, en
tant que phénomène constitutif de l'inscription de l'être humain dans le monde du
langage, est à situer du côté d'une perte de jouissance.
Qu'en est-il pour Madeleine ? comment interpréter cette tendance à
choisir des hommes qui la détruisent, cette répétition de relations destructrices ?
J'aimerais l'analyser par rapport au concept de répétition. La répétition peut être
envisagée de deux façons : sous l'angle de la symbolisation d'une perte (manque
de la mère, meurtre de la chose) qui humanise l'enfant, le fait sortir du miroir le
fait entrer dans un ordre symbolique pré-existant ; et sous l'angle de la pulsion de
mort. Je l'envisagerai sous l'angle de la jouissance et de la perte de jouissance.
De la jouissance
 Dans le premier cas, mortifère, la répétition reste confinée au réel de la
chose et tire sa force d'un événement traumatique. Chez Madeleine, il
s'agissait de l'abandon du père, en tant qu'événement forclos (non pensé)
de la psyché (il était parti sans explication). Abandon qui ravive les traces
d'une peur archaïque «de mourir dans le ventre de sa mère» du fait du
non-désir de ses géniteurs. L'angoisse de mort, générée par cette
impulsion à se jeter sous les rames du métro dans un lieu souterrain8, est
la conséquence de cet événement de sa préhistoire. Chez d'autres, le
8
Lieu qui évoque le ventre de la mère.
Louise Grenier
5

trauma9 s'actualise via des maladies psychosomatiques, des conduites
destructrices tels que l'anorexie, la toxicomanie, l'alcoolisme, accidents,
tentatives de suicide, etc.
Ici, la jouissance est prise dans la retrouvaille de la mère toutepuissance10 de nos commencements, et qui provoque une terreur
délicieuse, une excitation prise au fait de frôler la mort. L'événement n'est
pas «pensé» au sens de «mentalisé, représenté, il est agi à l'état brut et
c'est justement ce qui provoque un état d'excitation. C'est la violence crue,
sauvage, folle du voisinage de la mort.
De la perte de jouissance
 L'absence de l'autre – la réalisation d'une perte toujours possible – est la
condition de l'accès à la symbolisation et donc, au langage. Rappelons
que dans le jeu du fort-da, le «O» est prononcé en présence de la bobine,
il fait disparaître la chose alors que le «Da» la fait apparaître. On est
uniquement dans un monde symbolique : la chose n'existant plus que
d'être nommé, représenté par un signifiant. C'est ça le langage.
 Dans ses relations amoureuses, Madeleine reprend le jeu du fort-da avec
son partenaire, un partenaire complice bien sûr. Cela ne veut pas dire que
le jeu se répète de façon identique car à chaque fois, elle peut introduire
une petite différence, un léger trait distinctif qui s'additionne au précédent,
puis un troisième qui ponctue la répétition et l'inscrit dans une temporalité
signifiante (chargée de significations possibles)11. Il y a là un travail de
symbolisation de l'objet présent/absent (la mère) qui permet au sujet de
sortir du miroir.
 Madeleine échappe à la mort, physique et psychique, parce que dans
l'après coup, elle trouve une adresse pour en parler. De sa douloureuse
expérience, elle tire matière à penser, à dire, à raconter. Elle transcende
ainsi l'événement en l'inscrivant dans son histoire. Elle est désormais
capable de se représenter l'objet perdu et d'en faire le deuil dans la réalité.
On rencontre sa destinée souvent par les chemins qu’on prend pour
l’éviter.
[ Jean de La Fontaine ] Extrait des Fables
9
Trauma au sens d'une absence de représentations de certaines expériences vécues sous le
signe de la violence dans le rapport à l'autre.
10
.
Ce que Lacan désigne comme «la Chose ». Certaines créatures de la science-fiction et des fils
d'hoerrue évoquent ce monstre maternel primitif :Dracula, Aliens, etc.
11
Lacan l'appelle «le trait unaire», celui-ci se définissant comme un repère symbolique – au
premier des signifiants — à l'origine d'une chaîne signifiante. Ce trait unique est une sorte de
marque, de symbole de l'existence de quelque chose qui n'est pas là et que Lacan compare au
bâton de l'écriture ou à la coche du chasseur préhistorique sur l'os par exemple. Jacques Lacan
Séminaire XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1973, p. 231
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