Le traitement cognitif des expressions idiomatiques. Activités

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Le traitement cognitif des expressions idiomatiques. Activités
LE TRAITEMENT COGNITIF DES
EXPRESSIONS IDIOMATIQUES.
Activités automatiques et délibérées.
par
Guy DENHIERE (*)
et
Jean-Claude VERSTIGGEL (**)
(*)
Université de Provence
CREPCO – CNRS
29 Avenue Robert Schuman
13621 Aix-en-Provence
(**) Université de Paris VIII
2, rue de la liberté
93526 Saint-Denis Cedex 02
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1. Introduction
La distinction entre langage littéral et langage figuré, si elle est loin d'être claire au
plan théorique, renvoie à une intuition linguistique largement partagée, qui se trouve depuis
longtemps au cœur des recherches sur la compréhension du langage. Elle a été, dans les
années 70, confortée par des travaux comme ceux de Grice (1975) ou de Searle (1979).
Partant du principe que les interlocuteurs sont supposés être coopératifs et informatifs, le
“ modèle pragmatique standard ” postule que la compréhension de mots et d’expressions se
déroule selon un processus obligé en deux étapes auxquelles s'ajoute, optionnellement, une
troisième: (1) Dans un premier temps, la signification littérale est toujours activée; (2) dans
un deuxième temps, cette signification est confrontée au contexte: si elle y fait sens, le
processus s’arrête; (3) ce n’est qu’en cas de non appariement entre la signification littérale et
le contexte que s’engage alors, et seulement alors, la recherche d’une signification non
littérale faisant sens dans un contexte alors vraisemblablement moins donné que construit
activement.
L'ambiguïté, la polysémie, le vague ou l'indétermination (Tuggy, 1993) se rencontrent
partout, ou presque, dans les langues naturelles. Depuis le début des années 80, les
ambiguités lexicales (homonymies et homographies lexémiques, voir Mullet & Denhière,
1997) et textuelles (Les métaphores, voir la revue de question de Gineste (1999) et les
expressions idiomatiques, voir les revues de question de Marquer (1994) et de Gibbs (1994),
mais aussi les phrases "garden-path" (voir Britt, Perfetti, Garrod, et Rayner, 1992), qui ont
toutes en commun d'être susceptibles de susciter l'activation en mémoire de plusieurs
significations, font l'objet de nombreuses recherches expérimentales dans le but de connaître
le cours temporel de l'activation de ces différentes acceptions, le rôle du contexte et de l'effet
de la fréquence relative de ces acceptions (McGlone, Glucksberg, et Cacciari, 1994). Le
présent travail traitera essentiellement des expressions idiomatiques, des principaux résultats
dont certains mettent en question la validité du modèle standard, et débouchera sur une
tentative de synthèse destinée à dépasser l'apparente incohérence des résultats
expérimentaux. Pour terminer, les conditions de valabilité de cette tentative de réconciliation
seront envisagées.
2 Le traitement des locutions idiomatiques
Les expressions ou locutions idiomatiques sont très nombreuses dans la plupart des
langues. On en a ainsi répertorié environ 4000 en américain, (Boatner, Gates et Makkai,
1975), ainsi que plus de 2300 en français (Lafleur, 1979 ; Duneton et Flaval, 1992). Il s’agit
là de locutions répertoriées, et leur nombre réel est probablement plus élevé. Beaucoup
d’entre elles, mais pas toutes, présentent un caractère métaphorique, voire sont parfois
quasiment des métaphores (par exemple: “amener de l’eau à la rivière”, pendant français de
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“to carry coals to Newcastle”). Mais pour être considérée comme idiomatique, une locution
doit être reconnaissable, identifiable comme telle, c’est-à-dire qu’elle doit posséder un
certain degré de figement, ce qui la différencie de la métaphore proprement dite. S’opposent
en effet la productivité ou la créativité métaphorique au gel ou au figement idiomatique:
alors qu'on peut toujours créer de nouvelles métaphores, les expressions idiomatiques
constituent un corpus que l'on peut consigner dans des dictionnaires.
Les expressions ou locutions idiomatiques ont souvent, par le passé, été considérées
comme des chaînes de mots dont la signification globale ne résulte pas de la composition des
significations des mots particuliers qui les constituent. Dès lors, toute théorie standard de la
compréhension se doit d'en tenir compte. Deux solutions opposées sont alors concevables:
soit on garde inchangée la théorie compositionnelle et on considère les expressions
idiomatiques comme des exceptions traitées différemment, soit on adapte la théorie
compositionnelle pour y intégrer le traitement de telles expressions. Ces deux solutions ont
été proposées, menant, non seulement à des modèles de traitement différents, mais aussi à
des conceptions différentes de l’architecture cognitive.
Deux classes contrastées de modèles psychologiques s'opposent: des modèles noncompositionnels et des modèles compositionnels. Les différences principales entre les deux
types de modèles portent, d’une part, sur l'importance accordée aux exceptions à une théorie
standard du traitement littéral (dans quelle mesure le traitement linguistique est-il un
traitement littéral?) et, d’autre part, sur les modalités de la construction de la signification
plutôt que sur la signification une fois construite. Entre ces deux classes bien tranchées de
modèles figure le modèle de Gibbs, qui est passé d'une version non compositionnelle à une
version incluant une part non négligeable de compositionnalité
2.1. Les modèles non compositionnels
Deux types de modèles non-compositionnels, c’est-à-dire concevant les expressions
idiomatiques comme des entités auxquelles le sujet aurait accès en mémoire, sans pour autant
que leur signification soit calculée, ont été proposés: le modèle de la liste mentale d'idiomes
(Bobrow et Bell, 1973), et le modèle de représentation lexicale de Swinney et Cutler (1979).
2.1.1. Le modèle de la liste mentale d'idiomes
Présenté par Bobrow et Bell (1973), le modèle de la liste mentale d'idiomes postule
que tout individu construit en mémoire une liste d'idiomes distincte de son lexique mental.
Ces auteurs ont en effet expérimentalement observé que, lorsque la présentation d’une
expression idiomatique est précédée de celle d’une suite de syntagmes littéraux, la
probabilité pour que les sujets déclarent avoir fait spontanément une interprétation
idiomatique diminue. Selon cette hypothèse, ce n'est que lorsque l'interprétation littérale
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d'une expression n'est pas possible dans un contexte donné, qu'une recherche dans la liste
mentale d'idiomes est engagée. Ce modèle s’inscrit donc dans le droit fil du modèle
pragmatique standard. L'expérience réalisée par Bobrow et Bell (1973) n'est toutefois pas
exempte de critiques. En effet, il faut d'abord souligner que la tâche, proposée aux sujets, qui
consiste à leur demander quel type de signification leur est consciemment venu à l'esprit lors
du traitement, ne renseigne pas sur les processus mis en jeu au moment de ce traitement, tout
au plus cela peut-il fournir des indications sur les produits qui résultent de ce traitement. En
outre, si l'individu s'engage toujours spontanément dans un mode littéral et compositionnel
de traitement, pour ne s'engager qu'ultérieurement, en cas d'échec, dans un mode
idiomatique, alors la compréhension littérale devrait toujours être plus rapide que la
compréhension idiomatique. Or il existe un sous-ensemble d'expressions idiomatiques qui
permet de tester cette hypothèse: les expressions ambiguës susceptibles de recevoir, soit une
lecture littérale, soit une lecture idiomatique ("être dans les nuages", "briser la glace", "vider
son sac", etc...). On verra plus bas que, dans leur ensemble, les résultats expérimentaux
montrent que la compréhension idiomatique s'effectue plus rapidement, ou toutefois jamais
moins rapidement que la compréhension littérale, ce qui n'accrédite pas l'hypothèse d'une
liste d'idiomes distincte du lexique mental.
2.1.2. Le modèle de la représentation lexicale
Ce modèle, proposé par Swinney et Cutler (1979), récuse l'idée d'une liste d'idiomes
distincte du lexique mental, et propose que les idiomes soient stockés sous la forme de mots,
des "mots longs", au sein même de ce lexique mental. L'individu est supposé s'engager
parallèlement dans deux types de traitements: un traitement littéral et compositionnel des
mots qui constituent la chaîne, ainsi que, si cette chaîne s'apparie avec un "mot long", un
traitement idiomatique. Il s'ensuit que, l'expression étant stockée en mémoire sous la forme
d'un simple mot, le sujet accède directement, et donc plus rapidement à la signification
idiomatique qu'à la signification littérale, laquelle suppose une activité de composition des
significations de plusieurs mots. Il est à remarquer que Swinney a ici transposé purement et
simplement aux expressions idiomatiques sa conception théorique du traitement des lexèmes
homographes. Dans une des expériences réalisées par Swinney et Cutler (1979), les sujets
devaient réaliser une tâche de classification d’expressions présentées visuellement, avec pour
consigne de décider si oui ou non les chaînes de mots présentées formaient des expressions
valides de leur langue anglaise. Des expressions idiomatiques simples telles que “break the
ice” ou “kick the bucket” étaient utilisées. Elles pouvaient être modifiées, par remplacement
du verbe ou du substantif par un autre mot, de façon à former un syntagme non idiomatique,
à seule signification littérale comme “break the cup” ou "lift the bucket”, par exemple. Les
résultats de cette expérience montrent que les latences pour décider si une chaîne de mots est
un syntagme anglais valide sont significativement plus courtes pour les idiomes que pour les
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expressions littérales issues des mêmes idiomes modifiés, et cela quelle que soit la place de
la modification. Des résultats compatibles avec le modèle de la représentation lexicale ont
également été obtenus par Estill et Kemper (1982) et par Glass (1983).
Le modèle de Bobrow et Bell (1973) et celui de Swinney et Cutler (1979) sont
tous deux très proches l'un de l'autre : En effet, l'un et l'autre considèrent que les
idiomes font l'objet de deux types de traitements : un traitement littéral et un traitement
figuré. En outre, le traitement figuré y est, dans l'un comme dans l'autre modèle,
considéré comme étant de nature non compositionnelle, c'est-à-dire comme étant sans
rapport avec les significations des éléments qui composent les idiomes. La différence
entre les deux modèles réside quant à elle dans le fait que les processus de traitement
qui y sont supposés se réaliser s'effectuent selon un séquencement différent. Pour
Bobrow et Bell, les sujets s'engagent d'abord dans un traitement de type littéral qui, en
cas d'échec, les amène ensuite à s'orienter vers un traitement de type figuré (antériorité
du traitement littéral sur le traitement figuré). Pour Swinney et Cutler, les sujets
s'engagent, en parallèle, dans les deux types de traitement littéral et figuré (A l'instar de
ce que supposent que se produit, avec les substantifs homographes, les partisans de
l'hypothèse d'un accès aux différentes signification de ces derniers indépendamment du
contexte).
2.1.3. La transition vers les modèles compositionnels: Le modèle d’accès direct.
2.1.3.1 Version non compositionnelle.
Le modèle d’accès direct de Gibbs (1980, 1986) suppose que les idiomes sont
compris directement, c’est-à-dire avant même la construction d’une interprétation littérale, et
que les sens des mots qui composent un idiome ne sont pas composés pour former une
représentation littérale du syntagme. Ce modèle est en conséquence souvent catalogué
comme étant un troisième type de modèle non compositionnel. Les travaux publiés par Gibbs
en 1980 et en 1986 accréditent cette conception. Dans une série d’expériences, des sujets
sont soumis à une tâche de jugement de paraphrases de phrases contenant des expressions
idiomatiques à deux interprétations possibles, lesquelles sont utilisées soient figurativement,
soit littéralement. La consigne prescrit aux sujets de décider si ces paraphrases sont valides.
Les résultats montrent que les temps de décision face aux paraphrases sont plus courts quand
les phrases initiales contiennent une expression idiomatique utilisée idiomatiquement que
lorsqu’elles contiennent une expression idiomatique utilisée dans son acception littérale. Des
résultats semblables ont été obtenus par Ortony, Schallert, Reynolds, et Antos (). Le modèle
d’accès direct ne semble toutefois n’avoir une certaine vraisemblance que dans le cas des
expressions idiomatiques familières, fortement polarisées, c'est-à-dire qui possèdent une
acception littérale peu probable, tant en contexte que hors contexte, et fortement prédictibles,
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c'est-à-dire qui permettent une reconnaissance facile d’un idiome avant la fin de
l'identification de l’expression, comme l'expression “Vendre la peau de l’ours", par exemple.
2.1.3.2 Version compositionnelle: Analysabilité lexicale et syntaxique des idiomes.
A partir essentiellement des années 90, Gibbs et ses collaborateurs (Gibbs, 1992,
1993, 1994; Gibbs et Gonzales, 1985; Gibbs & O'Brien, 1990; Gibbs & Nayak, 1991) ont
développpé une conception du traitement des locutions idiomatiques faisant intervenir une
certaine dose d'analysabilité (ou compositionnalité). Gibbs a remarqué en effet que,
contrairement au point de vue standard -qu'il avait lui-même, semble-t-il, adopté auparavantselon lequel les idiomes seraient non compositionnels, de nombreuses expressions
idiomatiques ne sont pas que d'ancienne métaphores ayant, au cours du temps, perdu leur
métaphoricité et, devenues ainsi éteintes, figées, ou encore, comme on dit, "mortes", selon
l'expression consacrée en anglais ("dead" metaphors), ne seraient plus rien d'autre aujourd'hui
que de simples équivalents de leurs paraphrases littérales. Au contraire, de nombreuses
expresssions idiomatiques s'avèrent en effet décomposables ou analysables, les significations
de leurs éléments contribuant de façon indépendante à la signification figurée de l'ensemble
(Gibbs et Nayak, 1989; Gibbs, Nayak, Bolton, & Keppel, 1989; voir aussi Nunberg, 1978).
Par exemple, dans l'expression "pop the question"", il est aisé de remarquer que le
substantif "question" fait référence à une demande en mariage, tandis que le verbe "pop" est
utilisé pour faire référence à l'action consistant à prononcer cette demande. Pareillement, le
"law" de "lay down the law" ("faire la loi", littéralement "poser la loi") fait référence aux
règles de conduite dans certaines situations, tandis que le syntagme verbal "laying down"
("poser") est utilisé pour faire référence à l'action qui consiste à invoquer cette loi. Des
idiomes comme "pop the question", ou "spill the beans" sont "décomposables", car chaque
composant contribue à l'interprétation figurée de l'ensemble. Par contre d'autres idiomes, dont
les composants ne contribuent pas à la signification figurée de l'ensemble sont
sémantiquement "non décomposables" (par exemple, "kick the bucket" ou "shoot the breeze"
("faire une scèn"e, "chercher noise")), car nous avons du mal à décomposer ces expressions
en leurs différentes parties (Gibbs et Nayak, 1989; Nunberg, 1978). L'analysabilité d'un
idiome ne dépend pas du caractère littéralement bien formé de la chaine de mots (Gibbs et
Nayak, 1989). Ainsi, "pop the question" est littéralement anomal quoique sémantiquement
décomposable. Ce qui importe pour qu'un idiome soit considéré comme décomposable c'est
que ses parties possèdent de la signification, littérale ou figurée, contribuant de façon
indépendante à l'interprétation figurée de l'expression dans son ensemble.
L'analysabilité d'un idiome est réellement une question de degré, et dépend de la
saillance de ses constituants. De nombreuses expressions idiomatiques ont des degrés
d'analysabilité intermédiaires. Par exemple, de nombreux locuteurs considèrent l'expression
"fall off the wagon" comme moins décomposable que "pop the question", du fait que la
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signification apportée par "fall" à "fall off the waggon" n'a pas autant de relief que la
signification apportée par "pop" à "pop the question". Qand des locuteurs jugent que l'idiome
"let off steam" ("se défouler", littéralement "laisser partir la vapeur") est analysable ou
décomposable, c'est essentiellement car ils trouvent une relation entre les composants "let
off" et "steam" avec leurs référents figurés "release" ("dégager", "faire sortir", "relâcher") et
"'anger" ("colère"). Il n'est pas surprenant que les locuteurs établissent une relation entre le
substantif "steam" ("vapeur") et le concept de colère, puisque la colère est comprise
métaphoriquement en termes de chaleur et de pression interne (G. Lakoff, 1987; G. Lakoff &
Johnson, 1980a, 1980b).
Toute une série d'expériences a montré qu'il existe une cohérence raisonnable dans les
intuitions des gens concernant l'analysabilité des idiomes (Gibbs & Nayak, 1989). Les sujets
devaient simplement juger le degré avec lequel les mots constituant des idiomes contribuent
par eux-mêmes ("independently") à l'interprétation figurée de ces expressions dans leur
ensemble. Les résultats ont montré que les locuteurs américains, en règle générale,
considèrent certaines expressions idiomatiques, comme par exemple "pop the question",
"miss the boat" ("rater le coche"), ou encore "button your lip", comme étant fortement
analysables ou décomposables, tandis qi'ils considèrent d'autres expressions, telles que ""kick
the bucket" ou "shoot the breeze" comme sémantiquement non décomposables. Un troisième
groupe d'idiomes a été identifié comme celui des idiomes décomposables mais anormalement,
car leurs composants entretiennent avec leur référent idiomatique une relation différente de
celle qu'entretiennent les idiomes "normalement" décomposables. Par exemple, nous pouvons
identifier le référent figuré dans l'idiome "carry a torch" uniquement en nous basant sur le fait
que nous savons que les torches sont des métaphores convenues pour décrire les sentiments
ardents. De la même manière, nous comprenons le fait d'appuyer sur certains boutons dans
"hit the panic button" ("tirer la sonnette d'alarme") comme étant une métaphore convenue
pour décrire notre façon d'agir dans des circonstances extrêmes. Chacun de ces idiomes
anormalement décomposables diffère des idiomes normalement décomposables, comme
"button your lip", dont les composants ont une relation plus directe avec leurs reférents
figurés.
Selon Gibbs, on trouve à la non reconnaissance de l'analysabililté relative des idiomes
des origines diverses :
(a) Les idiomes sont considérés, dans l'approche standard, comme non
compositionnels, ce qui veut dire que les sens des mots qui les composent n'y sont pas censés
contribuer à la détermination de la signification figurée de ces locutions. Cette absence de
compositionnalité expliquerait pourquoi les locutions idiomatiques -dans l'approche
classique- ne sauraient subir d'opérations syntaxiques sans perdre, du même coup, leurs
significations littérales. C'est là la conception du figement syntaxique et lexical des idiomes.
Ainsi, il ne serait pas possible d'appliquer à "Pierre a cassé sa pipe" une transformation
passive (et emphatique) pour en faire "C'est sa pipe que Pierre a cassée", sans qu'en même
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temps cette expression ne perde sa signification figurée (figement syntaxique). (cf. Gibbs et
Gonzales, 1985). Il ne serait pas non plus possible de transformer "John kicked the bucket" en
"John kicked the pail", alors que "bucket" et "pail" sont synonymes, et réfèrent tous deux à
"seau". Un équivalent en français serait "Pierre a cassé sa pipe" transformé en "Pïerre a cassé
sa bouffarde" (non admis pour cause de figement lexical), et encore moins en "Pierre a brisé
sa bouffarde", sans que la signification figurée de l'idiome de départ ne disparaisse (sans
parler du surréaliste "c'est sa bouffarde que Pierre a brisée", qui combine les deux types,
syntaxique et lexical, de figement).
Et pourtant, les exemples classiques traditionnellement pris pour montrer que les
idiomes n'acceptent ni la décomposabilité syntaxique, ni la décomposabilité lexicale, sont
toujours invariablement les mêmes (le totalement opaque "by and large", et le sérieusement
non transparent "kick the bucket"). Quand on sort de ces exemples rebattus, on s'aperçoit que
nombre de locutions idiomatiques acceptent quand même un degré plus ou moins élevé de
décomposabilité (Gibbs et Nayak, 1989). Des différences culturelles entre pays sont
également possibles ici. Prenons ainsi l'exemple de "spill the beans" ("renverser les haricots",
littéralement "révéler un secret"), et qui fonctionne particulièrement bien en francais dans son
acception idiomatique et figurée. Il est clair, pour tout individu francophone, que le fait de
répandre par terre le long d'un chemin, en les renversant d'un sac de la taille d'un ballon de
football ou de la tête d'un être humain, des petits objets parfaitement individualisés comme
peuvent l'être des haricots, évoque irrésistiblement la ruse du Petit Poucet qui répandait à terre
des cailloux pour révéler par quel chemin il était passé (La coincidence est peut-être fortuite,
mais elle joue un rôle efficace).
(b) A leur façon, les dictionnaires d'idiomes contribuent aussi, malgré eux, à entretenir
cette confusion. Que font en effet la plupart d'entre eux ? A chaque article de dictionnaire, ils
présentent à gauche une expression idiomatique, et à droite au moins une paraphase littérale
de cette dernière, présentée comme étant son sens (Par exemple, dans le dictionnaire de
Lafleur (1979), "Lever les bras au ciel" est défini conne ayant pour sens 'S'avouer impuissant
à agir ou à réagir...' (p. 73). Ce qui n'est pas faux. Mais le problème est ici est de distinguer
entre sens et signification des locutions idiomatiques, distinction fondamentale introduite par
Le Ny (1979, 1989) pour établir une distinction entre le sens et la signification des unités
linguistiques en général. La signification est l'événement psychologique corrélatif qui se
produit dans la tête de l'individu chaque fois que ce dernier traite le sens d'une unité
linguistique. Si le sens des locutions idiomatiques peut être consigné dans des dictionnaires
qui mettent en correspondance, pour chaque entrée, un expression gauche figurée et une
expression droite littérale, la signification de l'expression gauche ne se trouve pas dans
l'expression droite. On peut toujours dire que "to kick the bucket" a pour sens "to die", il n'en
demeure pas moins que, en anglais, la signification figurée de "to kick the bucket" ("donner
un coup de pied dans le seau") se trouve dans "to kick the bucket" et nulle part ailleurs et que,
en français, la signification de "casser sa pipe" se trouve uniquement dans "casser sa pipe", et
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non pas dans "mourir". Ce qui implique que diverses locutions idiomatiques, toutes censées
accepter un même sens littéral, n'ont pas nécessairement la même signification figurée. C'est
ainsi clairement le cas de "casser sa pipe", "tirer sa révérence", "passer l'arme à gauche", , ou
encore ""rendre l'âme").
2.1.3.2 Version compositionnelle: Idiomes et métaphores conceptuelles.
De nombreuses métaphores impliquées dans le traitement et dans l'interprétation des
locutions idiomatiques sont plus que de simples métaphores isolées : ce sont au contraire des
"méta-métaphores" multiples, mais toujours de nature conceptuelle. (cf. Lakoff & Johnson,
1980). Ainsi, "Faire sauter le couvercle" est interprété comme appliquant au domaine de la
colère l'explosion qui risque de se produire quand un récipient hermétique (par exemple une
cocotte-minute) est rempli d'un liquide chauffé trop fortement et trop longuement. L’ESPRIT
est donc conceptualisé métaphoriquement comme étant un RECIPIENT hermétiquement clos,
et la COLERE comme un LIQUIDE bouillant se trouvant dans ce récipient. L'explosion de la
colère est conceptualisée comme étant non intentionnelle. Les appariements métaphoriques
sont ainsi riches d'enseignements concernant les causes, l'intentionnalité, la manière de se
produire, et aussi les conséquences des activités. Par contre, la paraphrase littérale "Etre très
en colère" ne véhicule en rien ces significations et ces inférences. Nombre de locutions
idiomatiques possèdent ainsi des significations figurées très complexes, basées sur de telles
métaphores conceptuelles. On citera, comme exemples, les métaphores spatiales telles que
EN HAUT (UP) et EN BAS (DOWN); Lakoff & Johnson citent nombre d’expressions où le
HAUT est conceptualisé comme renvoyant à la force, la victoire, la santé, etc;, tandis que le
BAS renvoie à la faiblesse, la défaite, la maladie... Ces métaphores existent dans notre
système conceptuel indépendamment de l'existence des locutions idiomatiques. Ce qui
implique que, si ces dernières ne peuvent expliquer pourquoi telle ou telle locution
idiomatique les met éventuellement en jeu, elles ne peuvent non plus empêcher que telle ou
telle locution idiomatique le fasse. Ce qui revient à dire que l'existence des métaphores
conceptuelles n'explique en rien celle des expressions idiomatiques, même si certaines
d'entre-elles sont basées sur ces métaphores.
Pour Gibbs (1994), en définitive, la distinction entre langage littéral et langage figuré
n'a pas lieu d'être. Il ne peut en effet exister de mode littéral d'utilisation du langage, vu que
notre façon de conceptualiser le monde, et donc d'en parler, est fondamentalement de nature
métaphorique. Les métaphores, mais aussi les cataphores, les métonymies, les synecdoques,
les idiomes, le discours indirect, l'ironie, les jeux de mots et toutes autres figures qui
consistent à employer les mots et les expressions en les détournant de leur sens propre (ces
figures sont appelées "tropes") sont des constructions mentales qui nous permettent de
conceptualiser notre expérience du monde.
Gibbs rejoint ainsi la position soutenue par les recherches actuelles sur le traitement du
langage figuré, qui affirment que la compréhension des métaphores et des idiomes est, pour
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l’essentiel, identique à celle du langage littéral (Glucksberg, 1989; Glucksberg & Keysar,
1990; Keysar, 1989, 1994; Keysar & Glucksberg, 92; Ortony, Schallert, Reynolds, & Antos,
1978). Contrairement à ce qu’affirme le modèle standard, le langage littéral n’est pas traité
prioritairement au langage figuré. La signification non littérale est donc traité directement et
immédiatement.
Si des métaphores conceptuelles sont à la base de nombre d’expressions idiomatiques,
à quel moment, au cours du traitement, s’effectue leur accès ? C’est à cette question que
Gibbs, Bogdanovich, Sykes, & Barr (1997) tentent d’apporter des éléments de réponse. Dans
une première expérience, ils cherchent à savoir si l’accès à la connaissance métaphorique se
produit lors du traitement on-line des idiomes. Les sujets devaient lire de courts passages se
terminant par une expression idiomatique (par exemple, “ He blew his stack ”), une
paraphrase de cette expression (“ He got very angry ”) ou par une phrase de contrôle (“ He
saw many dents ”). Ils n’étaient pas avertis que les idiomes qu’ils allaient rencontrer étaient
basées sur des métaphores conceptuelles. Après avoir déclaré qu’ils avaient compris
l’histoire, les participants devaient effectuer une tâche de décision lexicale soit sur une cible
liée à la métaphore conceptuelle (“ heat ”), soit sur une cible non reliée (“ lead ”). L’analyse
des résultats montre que les temps de réponse aux cibles liées aux métaphores conceptuelles
sont globalement plus courts que pour les cibles non reliées. Ces résultats s’expliquent par le
fait que des temps de réaction plus courts s’observent uniquement dans la condition
“ expression idiomatique ” suivie par une cible reliée à la métaphore conceptuelle. Les
résultats de cette première expérience suggèrent qu’il y a accès aux métaphores conceptuelles
non attendues dès les premières phases du traitement.
Dans une seconde expérience, les auteurs ont présenté les mêmes histoires que dans
l’expérience 1, mais cette fois-ci, elles pouvaient se terminer par deux idiomes ayant
sensiblement la même signification figurée mais basées sur des métaphores conceptuelles
différentes. Au cours de la tâche de décision lexicale, trois types de cibles pouvaient être
présentées : une cible reliée à la métaphores conceptuelle d’un des deux idiomes, une reliée à
la métaphore conceptuelle sous- jacente à l’autre expression idiomatique, ou encore une cible
non reliée. L’analyse de ces résultats montre que les participants identifient plus rapidement
une cible métaphorique comme étant un mot après avoir lu l’idiome basé sur la même
métaphore qu’après la lecture d’un idiome basé sur une autre métaphore. Ceci montre que
bien qu’il y ait une similitude élevée des sens idiomatiques des expressions, nous accèdons
rapidement à la métaphore conceptuelle adéquate. Ceci n’implique cependant pas qu’il y ait
un accès aux concepts métaphoriques pré-existants chaque fois que l’on rencontre un idiome,
ni que cet accès soit nécessaire à sa compréhension.
Gibbs et al. (1997) s’interroge sur les conditions contextuelles qui facilitent ou
inhibent l’accès aux métaphores conceptuelles dans le traitement du langage et sur le moment
du traitement où on accède aux métaphores conceptuelles, ainsi que sur la durée de leur
activation. Une possibilité serait que l’on accède aux métaphores conceptuelles au moment où
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l’on accède à la signification idiomatique des expressions, ce que Cacciari et Tabossi (1988)
nomment le “ point d’unicité ” ou encore la “ clef idiomatique ”. Mais pour pouvoir vérifier
une telle hypothèse, il est nécessaire d’utiliser des tâches réellement “ en ligne ”, méthode
utiliséedans l’approche en termes de modèles compositionnels.
.2.2. Les modèles compositionnels
A de rares exceptions, dont l’étude de Gibbs présentée ci-dessus, les modèles
précédents du traitement des expressions idiomatiques présentent tous la même
caractéristique: ils ne traitent pas de l‘accès initial à la signification de ces expressions, mais
des calculs qui sont opérés sur cette signification une fois son accès en mémoire réalisé. Il
s’avère donc nécessaire, d’un point de vue méthodologique, d’établir une distinction nette
entre les tâches dites différées (“off line”) et les tâches dites en ligne (“on line”). Cette
distinction permet en effet de séparer les processus attentionnels descendants, dans lesquels
des représentations permanentes en mémoire interviennent dans la saisie de l’information,
des processus automatiques ascendants. Cette distinction est cruciale dans l’étude du cours
temporel de la compréhension, qu’il s’agisse d’étudier l’accès à la signification des
homographes, des expressions idiomatiques, ou encore la construction de la signification de
phrases (Verstiggel, 1997) et de la production d'inférences (voir Aguilar, Denhière &
Verstiggel, 1995). La tâche de décision lexicale est une des tâches en ligne les plus souvent
utilisées. Par décision lexicale, on désigne la tâche dans laquelle on présente au sujet, soit
oralement, soit sur l'écran d'un ordinateur, une cible formée d'une chaîne de lettres, en lui
demandant de décider si oui ou non cette chaîne forme un mot de la langue. Cette chaîne de
caractères est précédée de la présentation de mots de la langue entretenant par hypothèse des
relations de différentes natures et/ou de forces différentes, la nature et/ou la force de la
relation entre les mots utilisés comme amorce et comme cible étant supposées influencer le
temps de décision en face de la cible. Les modèles compositionnels présentés ci-dessous
utilisent une telle tâche.
3.2.1. L’hypothèse configurationnelle
Cacciari et Tabossi (1988) sélectionnent des expressions idiomatiques dites non
ambiguës, c’est-à-dire ne possédant pas de contrepartie littérale vraisemblable, et pour
lesquelles chaque chaîne peut être complétée littéralement avant l’audition de son dernier
mot (par exemple, “aller au diable”, “être au septième ciel”, expressions difficiles à
employer littéralement, et qu’on pourrait remplacer par “aller au cinéma”, “être au septième
rang”). Les auteurs adoptent un paradigme intermodal de présentation du matériel: la phrase
entière est enregistrée sur un magnétophone, et elle est donc entendue mot après mot. Dès la
fin de l’audition du dernier mot, ou après un délai de durée contrôlée, le sujet voit apparaître
sur un écran une chaîne de lettres, la cible, sur laquelle on lui demande d’effectuer un
jugement de décision lexicale. Il doit décider si la chaîne de caractères présentée sur l'écran
Guy Denhière & Jean-Claude Verstiggel
page 12
constitue, ou non, un mot de la langue, et on enregistre la latence de cette décision. Lorsqu’il
s’agit effectivement d’un mot de la langue, la cible visuelle entretient avec ce qui la précède
trois types possibles de relations: elle est associée, soit par son sens littéral, soit par son
acception idiomatique, au dernier mot de l’expression, soit elle est dite neutre et n’entretient
alors aucune des relations précédemment citées. Par exemple, après l’audition de la phrase
“After the excellent performance, the tennis player was in seventh heaven”, le sujet se voit
présenter soit le mot “saint”, soit le mot “happy”, soit le mot “ umbrella”. Un nombre
suffisant d’essais se terminent évidemment par la présentation d’un pseudo-mot, c’est-à-dire
d'une chaîne de lettres respectant les propriétés phonologiques et syllabiques des mots de la
langue, et pouvant donc passer pour de vrais mots, sans en être toutefois. Ainsi, à chaque
essai, le sujet ne peut savoir à l’avance s’il lui faudra répondre oui ou non à l’épreuve de
décision lexicale.
Les résultats d’une première expérience, dans laquelle les mots cibles apparaissent à
l’écran dès la fin de la présentation auditive du dernier mot de l’expression montrent que, par
rapport à la condition de contrôle, seules les décisions lexicales sur les cibles liées à la
signification idiomatique de l’expression sont facilitées (voir le tableau 1). Ce résultat, s'il
contredit l’hypothèse de la liste d’idiomes, qui suppose que l’interprétation littérale précède
l’interprétation idiomatique, reste cependant compatible avec les hypothèses de la
représentation lexicale et de l’accès direct (voir plus haut). Mais c’est justement ce dernier
point qui pose problème. L’hypothèse d’accès direct est surtout plausible pour les idiomes
familiers, fortement polarisés et prédictibles. Or les auteurs reconnaissent que, par
construction, leur matériel contient des expressions idiomatiques très diversifiées, dont la
valeur de prédictibilité n’a pas été systématiquement contrôlée.
C’est pourquoi elles réalisent une deuxième expérience dans laquelle seules sont
conservées des expressions idiomatiques avec une valeur de prédictibilité minimale ou nulle
(sont exclues, par exemple, des expressions telles que: “être au septième ciel”, “se coucher
avec les poules”, ou encore “vendre la peau de l’ours”, alors que sont gardées des
expressions comme: “aller au diable” ou “faire une fleur”). Hormis ce changement de
matériel, l’expérience est conduite exactement comme la précédente. Les résultats montrent
que, par rapport à la condition de contrôle, seules sont facilitées les décisions lexicales sur les
cibles liées à la signification littérale du dernier mot de l’expression. Il apparaît donc que,
avec des expressions idiomatiques non reconnaissables en tant qu’idiomes avant l’apparition
du dernier mot de l’expression, et lorsque la cible soumise à une décision lexicale apparaît
immédiatement après la fin de la présentation de ce dernier mot, seule l’interprétation
littérale est facilitée.
Tableau 1
Guy Denhière & Jean-Claude Verstiggel
page 13
Temps moyens de décision lexicale (ms) en fonction de la nature de la relation entre
l'expression idiomatique et le mot cible (d'après Cacciari et Tabossi, 1988). Légende: * *
signale un temps de décision significativement inférieur à celui de la condition de contrôle.
Relation
Idiomatique
Relation
Littérale
Absence de
relation
Expérience 1
599**
638
651
Expérience 2
676
644**
694
Expérience 3
630**
618**
661
Dans une troisième expérience, les auteurs répliquent en tous points la deuxième
expérience, avec une seule différence: la cible visuelle soumise à la décision lexicale est
présentée 300 millisecondes après la fin de l'affichage à l’écran du dernier mot de
l’expression. On constate que, par rapport à la condition de contrôle, sont facilitées les
décisions lexicales sur les cibles liées à la signification littérale du dernier mot de
l’expression mais aussi à la signification idiomatique de l’expression, ces deux dernières ne
différant pas significativement entre elles. Il apparaît donc que, non seulement un certain
délai est nécessaire pour que soit activée la signification idiomatique, mais aussi que la
signification littérale du dernier mot de l’expression, activée en premier, maintient son
niveau d’activation, en dépit de l’activation parallèle de la signification idiomatique.
En conclusion, aucun des trois modèles non compositionnels exposés plus haut
permet de rendre compte des résultats obtenus par Cacciari et Tabossi (1988). Le modèle
d’accès direct de Gibbs (1980), qui prédit un accès premier à la signification idiomatique,
reste plausible dans le seul cas d’idiomes fortement prédictibles (voir l’expérience 1), mais il
est incompatible avec les résultats observés avec les idiomes non prédictibles (voir les
expériences 2 et 3). En effet, l’activation de la signification littérale précède, dans ce cas,
celle de la signification idiomatique. Le modèle de la représentation lexicale de Swinney et
Cutler (1979), qui prédit un accès en parallèle aux significations littérale et idiomatique, avec
possibilité pour cette dernière d’être construite avant la signification littérale, n’est pas
compatible non plus avec les résultats obtenus. Reste le modèle de la liste d’idiomes de
Bobrow et Bell (1973). Ce modèle prédit un accès à la signification littérale plus précoce que
l’accès à la signification idiomatique et, apparemment, les résultats rapportés par Cacciari et
Tabossi (1988) sont compatibles avec ce modèle. Cependant, il ne permet pas d’expliquer
pourquoi, une fois que la signification idiomatique est activée, la signification littérale le
reste également.
Cacciari et Tabossi proposent une hypothèse explicative alternative, dite “hypothèse
configurationnelle”, qui ne remet pas en cause la possibilité d’un traitement compositionnel
(voir Cacciari et Glucksberg, 1991). Ce modèle postule qu'il existe, dans la mémoire des
Guy Denhière & Jean-Claude Verstiggel
page 14
individus, des unités complexes ou des configurations familières de mots, certaines
idiomatiques, d’autres non, comme par exemple “allons enfants de la patrie”, “chercher la
petite bête”, “un, deux, trois, soleil”, “tel qui rit vendredi...”, “casser sa pipe”, “les feuilles
mortes se ramassent à la pelle”, etc. Ces configurations apprises, voire surapprises, peuvent
être définies comme des fragments hautement intégrés du réseau des connaissances en
mémoire qui possèdent un certain degré de “figement”, à définir précisément, et qui sont
capables d’atteindre rapidement un état de stabilisation au prix d’un minimum de cycles
d’activation. Ainsi, les significations littérales liées aux éléments constitutifs de ces
configurations seraient toujours activées, tandis que, dès que le sujet possède suffisamment
d’indices pour reconnaître une configuration, celle-ci serait alors activée comme telle.
Cependant le moment où le sujet peut reconnaître une configuration n'est pas fixe, il peut
varier d'une expression à l'autre et correspond à ce que Cacciari et Tabossi (1988) appellent
la “clé idiomatique”. Cette clé dépend, entre autres facteurs, de la prédictibilité des
expressions idiomatiques et du contexte gauche après lequel elles sont présentées.
Les travaux expérimentaux récents ont repris à leur compte l'hypothèse configurationnelle et
ont tenté de la préciser en étudiant l'effet de facteurs supposés influencer leur traitement.
C'est le cas en particulier des recherches de McGlone, Glucksberg et Cacciari (1994) et
Titone et Connine (1994a,b) dont nous rapportons ci-dessous les résultats essentiels.
3.2.2. Le traitement des idiomes, de leurs variations et de leurs paraphrases
La question principale à laquelle tentent de répondre McGlone, Glucksberg et Cacciari
(1994) est la suivante: dans quelle mesure la signification des idiomes est-elle
compositionnelle? La thèse qu'ils défendent consiste à considérer que, "contrairement aux
modèles standard de la compréhension du langage qui supposent que la signification littérale
des expressions idiomatiques est rejetée en faveur d'une signification non littérale, les
expressions littérales sont systématiquement utilisées pour contraindre l'interprétation des
expressions idiomatiques et pour créer de nouvelles variantes des idiomes" (McGlone,
Glucksberg et Cacciari, 1994, p. 167). Autrement dit, comme les chaînes de mots fortement
mémorisés que sont les poèmes et les chansons, les idiomes seraient reconnus et identifiés
comme ayant leur signification propre, mais ils seraient simultanément traités comme des
entités linguistiques et analysés comme tels. A l'appui de leur thèse, ils invoquent d'abord des
arguments linguistiques. En effet, ils constatent que les idiomes ne se comportent pas comme
des mots sans structure interne. De nombreux idiomes peuvent subsister en dépit de
substitutions lexicales ("crack the ice" et "break the ice") et garder leur signification en dépit
d'une modification de la forme syntaxique: "breaking the ice", "broke the ice", "the ice was
finally broken" (voir Gibbs, Nayak, Bolton, & Keppel, 1989). Même quand un syntagme
possède une signification fortement conventionnelle, comme par exemple: "spill the beans"
("vendre la mèche"), la signification dominante des mots composant le syntagme peut être
Guy Denhière & Jean-Claude Verstiggel
page 15
activée parallèlement à la signification idiomatique de ce syntagme pris comme un tout. Ils
reprennent ensuite à leur compte les deux résultats essentiels obtenus par Cacciari et Tabossi
(1988). D'une part, les latences de décision lexicale pour les cibles entretenant une relation
idiomatique avec l'expression entendue ne sont facilitées qu'après un délai de 300 ms, ce qui
permet d'inférer que la signification idiomatique prend un certain temps pour être activée.
D'autre part, les latences de décision lexicale pour les cibles entretenant une relation littérale
avec l'expression entendue sont facilitées après des délais de 0 et de 300 ms, résultat différent
de ce que l'on obtient habituellement avec des mots ambigus présentés dans des contextes non
appropriés pour lesquels l'inhibition de l'acception non pertinente intervient très rapidement
(entre 120 et 200 ms, selon Onifer & Swinney, 1981 ; Simpson, 1981). Ainsi, la signification
littérale des idiomes, bien que contextuellement inappropriée, reste active comme si elle était
contextuellement appropriée. Les auteurs considèrent que ce résultat implique que la
signification des mots qui composent une expression idiomatique joue un rôle dans la
signification de l'expression idiomatique. Pour tester cette hypothèse, ils recourent à
l'utilisation de variantes littérales des expressions idiomatiques. En effet, si la signification
des idiomes conventionnels est simplement récupérée dans une liste de significations de mots
et de syntagmes stockés en mémoire, alors les variantes idiomatiques seront comprises à
l'aide de processus séquentiels qui impliquent au moins les six opérations suivantes:
1. Reconnaître l'énoncé comme une variation intentionnelle d'un idiome original, et non
pas comme une "erreur",
2. Retrouver la signification de l'idiome original,
3. Activer la signification des mots de l'idiome original et de sa variation,
4. Comparer la signification des mots des deux formes idiomatiques,
5. Identifier la/les relation(s) entre la signification de ces mots, et
6. Se servir de cette/ces relation(s) entre la signification de ces mots pour inférer, par
analogie, la relation entre les significations de l'idiome original et de sa variation.
Les variations des idiomes devraient être aisément interprétables, mais devraient être plus
longues à comprendre que les idiomes sources puisque ces derniers ne requièrent qu'une
opération: la récupération d'une signification dans une liste stockée en mémoire de
significations (l'opération 2) alors que les variations des idiomes devraient requérir les 5
opérations supplémentaires énoncées plus haut.
McGlone, Glucksberg et Cacciari (1994) réalisent trois expériences dans le but de
tester cette hypothèse. La première expérience étudie la manière dont des américains natifs
(des étudiants) paraphrasent des variations d'idiomes conventionnels et fournissent des
jugements sur la familiarité et la facilité de compréhension de ces variations. L'hypothèse
formulée est que plus l'idiome source est familier, plus la compréhension de sa variante sera
facile.
Guy Denhière & Jean-Claude Verstiggel
page 16
Les sujets lisent des histoires courtes dont la dernière phrase est écrite en gras puis
écrivent une paraphrase de cette dernière phrase avant d'indiquer sa facilité de compréhension
à l'aide d'un nombre de 1 à 5. Un exemple du matériel utilisé est présenté ci-dessous.
Exemple 1
Lieutenant Murphy was shot down over enemy territory and captured. The enemy
interrogated him for days and days, often torturing him and threatening to kill him if he
didn't tell them what they wanted to know. But, even though Lieutenant Muphy knew
the entire battle plan, he didn't spill a single bean.
Compréhensibilité: 1,3 ; Idiome source: "spill the beans" ; Familiarité: 1,1
Exemple 2
Roger always signed up for the easiest courses on campus, even though he was very smart.
On hiking trips, he always chose the safest and easiest trails, even though he was in terrific
shape and had years of hiking experience. He was the sort of person who always bit off
much less than he could chew.
Compréhensibilité: 1,3 ; Idiome source: "to bite off more than one can chew" ; Familiarité:
1,1
Globalement, la prédiction d'une relation entre la familiarité de l'idiome source et la
compréhensibilité de sa variation est vérifiée. La compréhensibilité des variations est proche
de celle des idiomes sources (1,9 vs 1,6) et la corrélation entre les deux mesures est
significativement différente de zéro. Ainsi, les variations des idiomes familiers sont
facilement comprises et, plus l'idiome est familier, plus sa variation est comprise aisément.
La deuxième expérience a pour but de comparer les temps de compréhension des
idiomes et de leurs variations en manipulant le degré de pertinence du contexte gauche. Les
auteurs postulent que si l'on fournit des contextes appropriés, les variations des idiomes seront
comprises presque aussi rapidement que les idiomes sources.
Des idiomes très familiers et leurs variations sont repris de l'expérience 1 et deux types
de récits contexte, spécifique et général, sont construits pour chaque idiome puis soumis à un
jugement de pertinence sur une échelle en 7 points. Un exemple des deux types de contexte
est présenté ci-dessous.
Contexte spécifique, Idiome source: "spill the beans"
Lieutenant Sam Murphy was a pilot during the war. While conducting a reconnaissance
mission, he was shot down over enemy territory and captured. When he was presented
before one of the enemy commanders, Sam was interrogated for details on a attack that his
squadron was rumored to be plotting. He knew the entire battle, but didn't let on that he
was aware of any scheme. After torturing him for three hours to no avail, the commander
threatened to kill him if the plans were not disclosed. Sam spilled the beans / didn't spill
a single bean. Sam felt his life/honor was much more important than honor / his life.
Contexte général, Idiome source: "spill the beans"
While Sam was strolling through his city park, he happened to see his old friend Vince
feeding the ducks by the pond. He and Sam had been the closest of friends during high
school, and through the years they had found time for chats in the local coffee shop and on
occasional fishing trips. They stood and talked by the pond while Vince doled out his last
piece of bread to the hungry ducks. Vince asked about his plans for the summer. Sam
spilled the beans / didn't spill a single bean. He told Vince that he was planning to go to
night law school / he didn't figure that Vince could secret his plans to go night law school.
Guy Denhière & Jean-Claude Verstiggel
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Comme on peut le voir sur le tableau 2, les idiomes sont lus plus rapidement que leurs
variations: 1690 vs 1945 ms en moyenne et, comparé à un contexte général, un contexte
spécifique a pour effet d'accélérer la lecture des idiomes et de leurs variations: 1665 vs 1970
ms en moyenne. L'absence d'interaction entre les facteurs type d'expression et contexte
indique que les variations se comportent comme les idiomes sources, même s'ils prennent plus
de temps pour être lus. En résumé, le contexte facilite de la même manière la compréhension
des idiomes et celle de leurs variations, même si les idiomes sont compris plus rapidement
que leurs variations.
Tableau 2
Temps moyens de lecture (ms) en fonction du type de phrase (idiome et variation) et du type
de contexte (spécifique ou général) (d'après McGlone, Glucksberg et Cacciari, 1994, page
176).
Contexte
Idiome original
Variation
Moyenne
Spécifique
1530
1800
1665
Général
1850
2090
1970
Moyenne
1690
1945
Les auteurs postulent que la différence moyenne de 300 ms entre les temps de lecture
des idiomes et de leurs variations est attribuable au temps requis par l'analyse linguistique de
ces variations. En effet, la variation d'un idiome ne peut être comprise que par référence à la
signification des mots qui la composent, à sa syntaxe, et à la signification de l'idiome original.
Plus précisément, le traitement de la variation d'un idiome est identique à celui d'une chaîne
littérale, mais exige en plus la comparaison à la signification de l'idiome source homologue.
S'il en est bien ainsi, la variation d'un idiome exige plus d'opérations de traitement que
l'idiome original ou qu'une expression littérale comparable, une paraphrase littérale d'un
idiome par exemple.
La troisième expérience compare les temps de compréhension des idiomes sources, de
leur variation et des paraphrases littérales de ces deux formes (voir l'exemple ci-dessous).
Idiome:
Paraphrase littérale:
Sam spilled the beans.
Sam told him all.
Variation:
Paraphrase littérale:
Sam didn't spill a single bean.
Sam didn't say a single word.
Les temps de lecture (voir le tableau 3), comparables à ceux obtenus dans l'expérience
2 (1530 ms vs 1550 ms pour les idiomes originaux et 1800 ms vs 1790 ms pour leurs
variations), indiquent que les idiomes sont lus significativement plus rapidement que les
autres types d'items, à l'exception de leurs paraphrases littérales. Plus important, les variations
des idiomes sont lues aussi rapidement que leurs contreparties littérales, chacune ayant un
temps de lecture moyen de 1790 ms. En résumé, (i) les idiomes familiers sont compris plus
Guy Denhière & Jean-Claude Verstiggel
page 18
rapidement que leurs paraphrases littérales, ce qui suggère que les chaînes littérales exigent
davantage de traitement que les idiomes familiers et, (ii) les variations des idiomes sont
comprises aussi rapidement que leurs paraphrases littérales, ce qui permet de penser que les
variations des idiomes sont traitées, pour l'essentiel, comme les expressions littérales.
Tableau 3
Temps moyens de lecture (ms) en fonction du type de phrase (idiome et variation) et du type
d'expression (idiomatique ou littérale) (d'après McGlone, Glucksberg et Cacciari, 1994, page
179).
Type d'expression
Moyenne
Idiome
Variation
Moyenne
Idiomatique
1550
1790
1670
Littérale
1710
1790
1750
1630
1790
Ces résultats sont en accord avec ceux obtenus par Ortony, Schallert, Reynolds &
Antos (1978) et Gibbs (1980) selon lesquels les idiomes sont compris plus rapidement que
leurs contreparties littérales. Ils sont compatibles avec l'hypothèse selon laquelle les chaînes
de mots qui ont une signification conventionnelle, les idiomes familiers par exemple, peuvent
être compris très rapidement car, une fois que la chaîne de mots est reconnue comme une
"configuration", sa signification est retrouvée directement sans analyse linguistique complète.
A l'inverse, les chaînes de mots qui ne possèdent pas de signification phrastique stipulée
exigent une analyse syntaxique et sémantique exhaustive et, en conséquence, nécessitent
davantage de temps pour être compris que les expressions idiomatiques comparables. Un
résultat surprenant réside dans le manque de différence entre les variations des idiomes et
leurs paraphrases littérales. Ce résultat, compatible avec l'hypothèse que les variations des
idiomes familiers sont traités linguistiquement comme le sont les chaînes de mots, pose un
problème pour le modèle standard de la compréhension des idiomes.
Des hypothèses supplémentaires sont nécessaires. Une première explication consiste à
supposer que les variations des idiomes, comme les expressions littérales, requièrent un
traitement linguistique, alors que les idiomes originaux ne l'exigent pas. Une autre possibilité
est que le traitement particulier entrepris (multipas séquentiel ou analyse de constituants)
dépend du type et de la quantité de variation imposée à la forme originale de l'idiome. Les
auteurs préfèrent une autre explication qui met en jeu la relation entre les mots constituants de
l'idiome et la signification globale de l'idiome. Selon eux, les mots qui forment les idiomes
familiers, par leur usage répété, tendent à s'incorporer au moins en partie au sens figuré qu'ils
prennent quand ils sont intégrés à des idiomes. Comme la conception standard le suggère, la
signification des idiomes s'acquiert par stipulation. La signification d'un idiome est apprise
comme une relation arbitraire entre un syntagme et sa signification, de la même manière que
Guy Denhière & Jean-Claude Verstiggel
page 19
la signification d'un mot est apprise comme une relation arbitraire entre une unité linguistique
et un référent. Cependant, la relation entre les constituants d'un idiome et sa signification n'est
pas toujours arbitraire. Ainsi, pour de nombreux idiomes, la relation entre les constituants et
la signification peut être motivée, soit par une métaphore conceptuelle sous-jacente (voir
Nayak & Gibbs, 1990 ; Lakoff & Kovecses, 1983), soit par des liens sémantiques transparents
(voir Nunberg, 1978 ; Lehrer 1990). L'idiome "spill the beans" ("révéler un secret"), par
exemple, est typique de la classe des idiomes dans laquelle les constituants peuvent aisément
acquérir des propriétés sémantiques qui contribuent à la signification du syntagme comme un
tout. La signification qui est mémorisée, correspond en gros à: "révéler un secret". Cette
paraphrase n'est pas précise et elle n'est pas limitée par les mots particuliers "révéler" et
"secrets". D'autres paraphrases littérales iraient aussi bien, comme ["divulguer/dire/ informer
de"] et ["information/plans"], et ainsi de suite. Les référents conceptuels fondamentaux et les
relations qui les unissent sont, à l'évidence, invariants. Une raison de l'invariance entre les
référents conceptuels et les relations qui les unissent réside, selon les auteurs, "dans la
compatibilité entre la signification idiomatique des mots et les référents littéraux de ces mots"
(McGlone, Glucksberg et Cacciari, 1994, p. 182). Avec l'usage, le couplage d'un mot tel que
"spill" et la signification de "divulguer" devient explicite dans la mémoire lexicale des
individus. Dans le contexte d'un syntagme contenant le mot "beans", la signification
idiomatique "secrets" sera automatiquement activée, de la même manière que l'est l'acception
contextuellement appropriée d'un mot ambigu. Le verbe "spill" acquiert progressivement le
sens de "divulguer" et peut ainsi être utilisé avec un constituant littéral tel que "spill the
information". Le verbe et le nom de l'idiome "spill the beans" auraient ainsi deux
significations: la signification littérale par défaut, indépendante de tout contexte, et la
signification induite par le contexte de l'idiome. Dans des contextes non idiomatiques, le
verbe "spill" aura la signification "to be lost from a container" ("s'échapper d'un conteneur")
et le mot "beans" la signification "edible legume" ("légume comestible"). Dans un contexte
idiomatique, ces mots ont une double signification car ils ont gardé leur signification littérale
et ils ont acquis la signification idiomatique de "révéler" et "information qui aurait dû rester
confidentielle". Avec l'usage, de tels idiomes deviennent capables d'induire de la polysémie,
d'ajouter de la signification idiomatique à la constellation de significations de chaque mot.
Une fois la signification idiomatique acquise, la signification d'un idiome familier peut
être retrouvée en mémoire via un accès direct à la signification idiomatique stockée. Comme
l'accès direct est plus rapide que le traitement linguistique, les idiomes familiers sont compris
plus rapidement que des expressions littérales comparables. Si l'accès direct échoue, l'idiome
peut encore être compris par l'intermédiaire d'un traitement linguistique. Comme les
variations d'un idiome utilisent des mots qui ne correspondent pas à la forme canonique de
l'idiome source, l'accès direct et les opérations supplémentaires nécessaires pour fournir la
signification de la variation en relation avec la signification originale, soit échouent, soit
prennent plus de temps que le traitement linguistique. Cependant, si les mots constituants de
Guy Denhière & Jean-Claude Verstiggel
page 20
l'idiome original ont acquis une signification idiomatique spécifique, alors la signification de
la variation de l'idiome pourra être produite relativement rapidement via le traitement
linguistique.
Naturellement, les idiomes différent par le degré auquel ils sont analysables sémantiquement
et tous les idiomes ne se comportent pas de cette manière. Ainsi, les mots constituants des
idiomes non analysables tels que "kick the bucket" ("casser sa pipe") ne peuvent être projetés
sur la signification idiomatique de "die" ("mourir"); seul le syntagme dans sa totalité peut être
projeté. La polysémie induite par un syntagme ne peut se développer que lorsque les
constituants peuvent être projetés sur la signification d'un idiome. Cependant, même si les
constituants des idiomes tels que "kick the bucket" ("casser sa pipe") n'ont pas leur
signification "enrichie" par le mécanisme suggéré ci-dessus, la signification de ces mots joue
un rôle important dans la compréhension des idiomes et du discours. La compréhension de
"mourir" guide et contraint la manière dont l'idiome "kick the bucket" ("casser sa pipe") peut
être utilisé. On peut mourir "silencieusement", et il est possible de dire "he silently kick the
bucket", mais non "he sharply kicked the bucket". La signification des mots "kick" et
"bucket", à leur tour, contraint la manière dont l'idiome peut être utilisé. "Kicking" est un acte
discret, et même si l'on peut dire "he lay dying all week", on ne peut pas dire "he lay kicking
the bucket all week" car la seule manière dont on peut "kick a bucket all week" consiste à
taper et taper encore, mais on ne peut mourir et mourir.
Ainsi, la signification des mots semble activée de manière automatique, même lors de
la présentation d'idiomes opaques tels que "kick the bucket". Les individus ne peuvent isoler
ou ignorer la signification des mots ou des syntagmes quand ils sont engagés dans une activité
discursive. En même temps, les individus prennent en compte des expressions familières
(titres de livres et de films, titres de chansons et d'opéras, poèmes, proverbes, clichés et fables,
etc.) qui sont mémorisées et dont la signification dérive à la fois du langage lui-même et du
rôle qu'elles jouent dans la vie quotidienne. Toutes ces entités possèdent à la fois une
signification "littérale" et une autre signification, parfois idiomatique. Comme les autres
chaînes de mots fortement mémorisés, les idiomes sont reconnus et identifiés comme ayant
leur signification propre, mais ils sont simultanément traités comme des entités linguistiques
et analysés comme tels.
3.2.3. Prédictibilité, littéralité et décomposabilité des idiomes
Titone et Connine (1994a,b) se proposent d’étendre et de préciser le modèle
configurationnel proposé par Cacciari et Tabossi (1988). Comme ces dernières, elles utilisent
des épreuves de décision lexicale avec présentation intermodale auxquelles elles ajoutent la
mesure des temps de lecture avec enregistrement du mouvement des yeux . Dans les travaux
réalisés par Cacciari et Tabossi (1988), les variables qui sont supposées jouer un rôle décisif
Guy Denhière & Jean-Claude Verstiggel
page 21
dans la compréhension des expressions idiomatiques sont contrôlées et non pas manipulées.
A l'inverse, dans les études expérimentales de Titone et Connine (1994a,b) l'effet de leur
variation est systématiquement étudié. C’est le cas, en particulier, de la prédictibilité, c’est-àdire de la probabilité que l’idiome soit rapidement reconnu en tant que tel, de la littéralité,
c'est-à-dire de la probabilité d’une interprétation littérale d’un idiome, et de la
"décomposabilité", c’est-à-dire de la contribution du sens des mots à la signification
idiomatique de l'expression.
3.2.2.1. Prédictibilité des idiomes et activation de l'acception idiomatique
Les deux premières expériences de Titone et Connine (1994) sont consacrées à l'étude
des effets du facteur “prédictibilité” des idiomes. Une partie du matériel est constituée
d’idiomes fortement prédictibles (par exemple: “John wanted to bury the hatchet soon after
Susan left”, en français: “Jean décida d’enterrer la hache de guerre dès le départ de
Suzanne”, c’est-à-dire “faire la paix”, “pardonner”), tandis que l’autre partie est constituée
d’idiomes faiblement prédictibles (par exemple, “John wanted to hit the sack after his long
day hiking”, traduction: “Jean eut envie d’envoyer promener son sac après sa longue
journée de marche”, c’est-à-dire “aller se coucher”, “aller dormir”). Les cibles sur
lesquelles portent les décisions lexicales sont, soit reliées à la signification idiomatique
(“forgive”, “sleep”), soit sans relation (“gesture”, fight”).
Dans la première expérience, les mots cibles sont présentés dès la disparition du
dernier mot de l’expression idiomatique. Comparées aux temps de décision face aux cibles
non reliées, les temps de décision lexicale face aux cibles liées à l’acception idiomatique sont
significativement plus rapides: 773 vs 799 ms en moyenne (voir le tableau 4). Cette
facilitation est du même ordre de grandeur, que les idiomes soient fortement ou faiblement
prédictibles: 24 vs 28 ms respectivement. Pour les deux types d’idiomes, la signification
idiomatique est donc disponible dès la fin de l'audition de l'expression.
Dans la deuxième expérience, les cibles sont présentées dès la disparition de l’avantdernier mot de l’expression idiomatique. Les temps de décision lexicale face aux mots cibles
reliés à l’acception idiomatique sont plus rapides que ceux enregistrés face aux mots cibles
sans relation: 729 vs 765 ms en moyenne. Mais, fait important à noter, cette facilitation est
quantitativement plus importante pour les idiomes fortement prédictibles que pour les
idiomes faiblement prédictibles: 50 vs 21 ms. De ce résultat, on peut déduire que
l’interprétation idiomatique des idiomes fortement prédictibles est disponible en mémoire
avant même que l’expression idiomatique ne soit totalement entendue et identifiée (avec
certitude).
Guy Denhière & Jean-Claude Verstiggel
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Tableau 4
Temps moyens de décision lexicale (ms) en fonction de la prédictibilité des expressions
idiomatiques et de la nature de la relation entre leur signification idiomatique et le mot cible
(d'après Titone et Connine, 1994, p. 1129). Légende: ** indique un temps de décision
significativement inférieur à celui de la condition "cible non reliée".
Cible reliée
Cible non reliée
à l'acception idiomatique
Expérience 1
Idiomes fortement prédictibles
767**
791
Idiomes faiblement prédictibles
779**
807
Idiomes fortement prédictibles
712****
762
Idiomes faiblement prédictibles
746**
767
Expérience 2
Les résultats de ces deux expériences sont donc compatibles avec ceux obtenus par
Cacciari et Tabossi (1988), à l’exception du fait que, dans le cas des idiomes fortement
prédictibles, l’activation de la signification idiomatique est mise en évidence dès la
présentation de son avant-dernier mot.
3.2.2.2. Prédictibilité des idiomes, littéralité et activation de leur acception littérale
La seconde propriété des idiomes qui est supposée jouer un rôle important dans leur
interprétation réside dans leur probabilité d'interprétation littérale, propriété que Titone et
Connine (1994) dénomment leur “littéralité”. La troisième expérience est dévolue à l'étude
de l'effet de cette variable. Dans une pré-expérience sont ainsi sélectionnées un certain
nombre d’expressions idiomatiques à forte valeur littérale (par exemple, “to have cold feet”,
littéralement “avoir froid aux pieds”, idiomatiquement “avoir des sueurs froides”,
autrement dit “avoir peur”). Ces idiomes à forte probabilité d’interprétation littérale sont
répartis en deux groupes: des idiomes fortement et faiblement prédictibles. Les cibles à
propos desquelles les sujets doivent prendre une décision lexicale sont cette fois associées à
la signification littérale du dernier mot de chaque idiome.
Guy Denhière & Jean-Claude Verstiggel
page 23
Tableau 5
Temps moyens de décision lexicale (ms) en fonction de la prédictibilité des expressions
idiomatiques et de la nature de la relation entre leur signification littérale et le mot cible
(d'après Titone et Connine, 1994, p. 1132).. Légende: ** signale un temps de décision
significativement inférieur à celui de la condition "cible non reliée".
Cible reliée
Cible non reliée
à l'acception littérale
Idiomes fortement prédictibles
Littéralité forte
777***
831
Littéralité faible
778
783
Littéralité forte
772***
816
Littéralité faible
773***
824
Idiomes faiblement prédictibles
A l'exception de la condition dans laquelle les idiomes sont fortement prédictibles et
n’ont pas d’interprétation littérale plausible, on obtient une facilitation moyenne de 50 ms.
Ainsi donc, l’activation idiomatique précoce des idiomes fortement prédictibles ne met pas
fin à l’activation de la signification littérale lorsque celle-ci reste plausible, et les
interprétations littérale et idiomatique sont simultanément activées en parallèle.
3.2.2.3. Décomposabilité des idiomes et assignation d'une acception
Dans une dernière recherche, Titone et Connine (1994b) étudient l'effet d'une
troisième variable, la décomposabilité, en distinguant des idiomes sémantiquement
non décomposables et des idiomes sémantiquement décomposables. Alors que les mots qui
composent les premiers ne contribuent pas à l'interprétation idiomatique (par exemple, "kick
the bucket", littéralement "donner un coup de pied dans le seau", idiomatiquement "casser sa
pipe") ; les mots qui composent les seconds contribuent à l'interprétation idiomatique (par
exemple, "pop the question", littéralement "poser la question de manière inopinée",
idiomatiquement "faire sa demande en mariage").
Titone et Connine considèrent que cette distinction entre idiomes non décomposables
et décomposables est analogue à celle qui est établie entre mots homonymes et polysémiques
dans le domaine de l'ambiguïté lexicale. Les idiomes non décomposables, comme les mots
homonymes, ont des significations qui sont sémantiquement distinctes alors que les idiomes
décomposables, comme les mots polysémiques, possèdent des significations qui sont
sémantiquement reliées via la signification littérale des mots qui les composent. Une fois
admise cette similitude structurale entre mots ambigus et idiomes, Titone et Connine, se
référent au travail de Frazier & Rayner (1990) et étendent la similitude du plan structural au
plan fonctionnel, de la signification à la compréhension.
Guy Denhière & Jean-Claude Verstiggel
page 24
Frazier & Rayner (1990) ont en effet proposé deux hypothèses opposées qui se
rapportent respectivement au traitement de l'homonymie et de la polysémie. Selon la première
hypothèse, dite d'interprétation immédiate complète, le traitement des indices sémantiques est
maximisé et chaque syntagme rencontré est complètement interprété. Cette hypothèse prédit
que, confronté à un élément linguistique ambigu, le lecteur lui assigne par défaut son
acception dominante. Selon la seconde hypothèse, dite d'interprétation immédiate partielle, le
traitement des indices sémantiques est différé, ce qui conduit à un échec de l'assignation de
certaines valeurs sémantiques ou à la nécessité de maintenir disponible en mémoire des
valeurs incompatibles. Cette hypothèse prédit que le comportement du lecteur dépendra du
type de problème de compréhension posé par le segment ambigu à traiter. Une assignation
par défaut interviendra pour les homonymes ayant des significations sémantiquement
distinctes et une interprétation différée sera observée avec les mots polysémiques ayant des
significations sémantiquement reliées.
Utilisant l'enregistrement du mouvement des yeux, Frazier & Rayner (1990), ont
observé des différences de traitement entre les mots homonymes et polysémiques qui sont
compatibles avec l'hypothèse de l'interprétation immédiate partielle. Des propositions neutres
contenant des mots homonymes ou polysémiques sont précédées ou suivies de propositions
contextuelles biaisant l'interprétation, soit vers la signification dominante, soit vers la
signification subordonnée. Le résultat essentiel concerne la différence de traitement des mots
homonymes comparés aux mots polysémiques. Les temps de lecture des mots homonymes
sont plus longs quand ils sont précédés d'un contexte induisant l'acception subordonnée, ce
qui permet de supposer que la signification dominante d'un homonyme est immédiatement
intégrée au contexte discursif alors qu'un temps supplémentaire est nécessaire pour réassigner
une interprétation subordonnée contextuellement appropriée. Les temps de lecture des mots
polysémiques sont quant à eux équivalents dans toutes les conditions. Ces résultats suggèrent
qu'une interprétation complète est immédiatement assignée aux mots homonymes - la
signification dominante étant assignée par défaut - et qu'une spécification sémantique est
différée pour les mots polysémiques.
Titone et Connine étudient dans quelle mesure l'hypothèse d'interprétation immédiate
partielle s'applique au traitement des syntagmes ambigus. Pour les idiomes non
décomposables, elles postulent un traitement selon la stratégie de sélection immédiate car la
stratégie de traitement différé aurait pour effet une activation continue de deux significations
distinctes et opposées alors que pour les idiomes décomposables elles supposent un traitement
selon la stratégie de traitement différé car les significations littérale et figurée sont
sémantiquement reliées. Elles utilisent 32 idiomes, 16 non décomposables et 16
décomposables d'après les normes qu'elles ont établies (Titone & Connine, sous presse).
Chaque idiome est inclus dans une proposition neutre qui suit ou précède une proposition
Guy Denhière & Jean-Claude Verstiggel
page 25
contextuelle et chaque proposition contextuelle induit, soit l'interprétation littérale, soit
l'interprétation idiomatique (voir le tableau 6).
Tableau 6: Exemple de matériel utilisé par Titone et Connine (1994b).
Idiomes non décomposables
Contexte Dominant
1.1. She finally kick the bucket, after being ill for months.
1.2. After being ill for months, she finally kick the bucket.
Contexte Subordonné
1.3. She finally kick the bucket, forgetting to move it from the path.
1.4. Forgetting to move it from the path, she finally kick the bucket.
Idiomes décomposables
Contexte Dominant
2.1. He tried to save his skin, by getting his work done on time.
2.2. By getting his work done on time, He tried to save his skin.
Contexte Subordonné
2.3. He tried to save his skin, by avoiding the tanning salons.
2.4. By avoiding the tanning salon, he tried to save his skin.
Les sujets lisent une série de 24 phrases incluant des expressions idiomatiques et non
idiomatiques. Les mouvements de yeux sont enregistrés et les temps de lecture par caractère
étaient calculés (durées des premières fixations et régressions à l'intérieur du même mot) pour
chacune des trois zones de la phrase: région de l'idiome, dernier mot de l'idiome et région de
désambiguïsation. Les résultats obtenus sont présentés dans le tableau 7.
Tableau 7: Temps moyens de lecture de la région de l'idiome, du dernier mot de l'idiome et de
la région de désambiguïsation en fonction du contexte, dominant ou subordonné, et de sa
position, avant ou après l'idiome, pour les idiomes non décomposables et les idiomes
décomposables (d'après Titone et Connine, 1994b, p.12).
Idiomes Non décomposables
Contexte Dominant
1.1. She finally
kick the bucket,
51
62
49
59
after being ill for months.
45
Idiome Dernier mot de l'idiome
Contexte Subordonné
1.3. She finally
kick the bucket,
Région de désambiguïsation
forgetting to move it from the path.
49
Idiome Dernier mot de l'idiome
Région de désambiguïsation
_______________________________________________________________
Contexte Dominant
1.2. After being ill for months,
she finally
kick the bucket.
44
69
88
45
61
80
Région de désambiguïsation Idiome Dernier mot de l'idiome
Contexte Subordonné
1.4. Forgetting to move it from the path, she finally kick the bucket.
Région de désambiguïsation Idiome Dernier mot de l'idiome
Guy Denhière & Jean-Claude Verstiggel
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Idiomes décomposables
Contexte Dominant
2.1. He tried to
save his skin, by getting his work done in time.
49
61
44
55
70
49
Idiome Dernier mot de l'idiome
Région de désambiguïsation
Contexte Subordonné
2.3. He tried to
save his skin, by avoiding the tanning salons.
Idiome Dernier mot de l'idiome
Région de désambiguïsation
_______________________________________________________________
Contexte Dominant
2.2. By getting his work done in time, he tried to save his skin.
43
48
71
44
55
82
Région de désambiguïsation Idiome Dernier mot de l'idiome
Contexte Subordonné
2.4. By avoiding the tanning salons, he tried to save his skin
Région de désambiguïsation Idiome Dernier mot de l'idiome
De ces résultats, il ressort que les idiomes non décomposables qui suivent une
proposition contexte, dominante ou subordonnée, sont lus plus lentement que les idiomes
décomposables aux mêmes positions. Un même patron de réponse est obtenu pour le dernier
mot de l'idiome seul. Deuxièmement, il y a une tendance à ce que la région de
désambiguïsation dominante soit lue plus rapidement que la région de désambiguïsation
subordonnée tant pour les idiomes non décomposables que pour les idiomes décomposables.
Ainsi, à la différence des résultats obtenus par Frazier & Rayner (1990) avec des mots
qui ont des significations distinctes (mots homonymes) ou similaires (mots polysémiques), les
syntagmes idiomatiques avec des significations distinctes (idiomes non décomposables) ou
reliées (idiomes décomposables) ne diffèrent pas en termes de traitement des indices
sémantiques. Le traitement des deux types d'idiomes diffère quand ils sont précédés d'une
proposition contexte, que le contexte induise l'acception dominante ou l'acception
subordonnée. Le temps de lecture des idiomes non décomposables est plus long que celui des
idiomes décomposables. Ce résultat suggère que les deux significations d'une expression
idiomatique sont automatiquement disponibles, que le contexte antérieur induise l'acception
dominante ou subordonnée, et que l'intégration des deux interprétations concurrentes d'un
idiome dans un contexte préétabli est plus difficile quand les significations concurrentes sont
sémantiquement distinctes que lorsqu'elles sont sémantiquement reliées.
4. Conclusion: satisfaction de contraintes et traitement en parallèle des acceptions
littérale et idiomatique?
La conception actuelle de la compréhension des expressions idiomatiques est bien
éloignée de celle qui était communément admise il y a moins d'une vingtaine d’années,
quand on les considérait en bloc comme des syntagmes non compositionnels, comme des
Guy Denhière & Jean-Claude Verstiggel
page 27
expressions totalement figées. Les résultats expérimentaux obtenus montrent que des facteurs
tels que la prédictibilité, la littéralité et la compositionnalité jouent un rôle déterminant dans
leur compréhension.
Comme il est normal dans un champ de recherche encore peu exploré, les modèles
proposés ne rendent compte qu'imparfaitement des résultats obtenus. Examinons d'abord les
modèles non compositionnels. Le modèle de traitement littéral des idiomes qui prévoit la
construction de la signification littérale puis, s'il y a échec, consultation de la liste des idiomes
stockée en mémoire pour retrouver la signification idiomatique n'est pas satisfaisante. En
effet, la signification idiomatique des idiomes fortement prédictibles est retrouvée avant la fin
de l'audition du syntagme (avant dernier mot) indépendamment du degré de littéralité de
l'idiome. Pour les idiomes fortement prédictibles, il est licite de considérer que l'interprétation
idiomatique est activée avant que l'analyse du syntagme soit réalisée. Le modèle d'accès
direct qui postule que les idiomes sont compris directement, avant la construction de
l'interprétation littérale, n'est pas entièrement satisfaisant non plus. Si un accès direct à
l'acception idiomatique est peut être intervenu dans le cas des idiomes fortement prédictibles
(voir l'activation de l'acception idiomatique après l'audition de l'avant dernier mot du
syntagme), il y a également activation d'une signification littérale. De plus, ce modèle
n'explique pas pourquoi ni comment seuls les idiomes fortement prédictibles permettent un
accès direct à l'interprétation idiomatique. Le modèle de la représentation lexicale suppose
une construction simultanée des interprétations littérale et idiomatique dès la confrontation au
premier mot de la chaîne idiomatique, la première des deux interprétations disponibles étant
intégrée à la représentation en cours de construction. Sans adjonction d'hypothèses
supplémentaires, ce modèle ne peut rendre compte des effets dus à la nature des idiomes, de
la prédictibilité en particulier, sur la vitesse de compréhension des idiomes. En effet, même si
l'acception idiomatique est activée dès l'audition de l'avant dernier mot du syntagme,
l'interprétation littérale compétitive réduit cette activation en présence du dernier mot,
suggérant ainsi que le traitement littéral n'est pas terminé. Globalement, le modèle
configurationnel proposé par Cacciari et Tabossi (1988) et les extensions que nous en avons
présentées rendent mieux compte des résultats obtenus. Schématiquement, ce modèle prévoit
que l'acception idiomatique est plus rapidement disponible pour les idiomes fortement
prédictibles que pour les idiomes faiblement prédictibles en raison des différences dans la
force des connexions entre les mots qui composent les idiomes. Pour qu'il puisse rendre
compte des effets de la prédictibilité et de la littéralité, on doit supposer que l'accès précoce à
la signification idiomatique ne met pas fin au traitement littéral en cours. Les différentes
représentations possibles sont rendues disponibles et peuvent être intégrées dans le contexte
discursif et sa représentation. Il est également possible de rendre compte de la compétition
entre les interprétations idiomatique et littérale d'un idiome au moyen de liens inhibiteurs
entre la représentation de l'idiome stockée en mémoire et la signification littérale obtenue par
composition des constituants du syntagme idiomatique. Il est plus difficile mais non
Guy Denhière & Jean-Claude Verstiggel
page 28
impossible de rendre compte de ce que Titone et Connine (1994b) dénomment la
"décomposabilité" des idiomes. D'autres recherches empiriques sont cependant nécessaires
pour préciser dans quelle mesure l'hypothèse configurationnelle s'applique aux idiomes non
décomposables. Ceci nous conduit au problème général du traitement de l'indétermination
sémantique et au rôle que jouent les contraintes sémantiques, au rang desquelles la nature du
contexte gauche, la signification des constituants d'une expression, etc., dans le traitement de
cette indétermination. Dès maintenant, il paraît raisonnable d'envisager un traitement cognitif
des expressions idiomatiques qui prévoit une activation en parallèle des acceptions littérale et
figurée avec possibilité de traitement différé de certains indices, sémantiques ou syntaxiques,
l'assignation d'une signification pertinente en fonction du contexte étant envisagée en termes
de satisfaction de contraintes (voir Denhière et Tapiero, sous presse ; Tapiero et Denhière,
1995).
Guy Denhière & Jean-Claude Verstiggel
page 29
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